Cahiers Louis Josserand n°7 du 29 juillet 2025

Cahiers Louis Josserand - Édition n°7

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[Éditorial] Éditorial

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Le 28 Juillet 2025

Ce nouveau numéro estival des Cahiers Louis Josserand est le plus volumineux que nous vous proposons depuis la création de la revue. Le lecteur pourra ainsi profiter de la torpeur estivale pour parcourir nos rubriques habituelles et découvrir les, aussi riches que nombreuses, analyses publiées.

Au-delà des chroniques jurisprudentielles traditionnelles des arrêts de la cour d’appel de Lyon, vous pourrez retrouver les actes du colloque sur le droit transitoire qui fut organisé en avril 2024 dans le cadre des journées Louis Josserand. En cette année qui voit notre Faculté fêter ses 150 ans, ce thème est loin d’être anecdotique puisqu’il est lié à l’un des grands auteurs lyonnais : Paul Roubier.

Nous profitons enfin de ces quelques lignes pour adresser nos plus sincères remerciements à tous les contributeurs de la revue – fidèles comme récents ou encore nouveaux – ainsi qu’à notre partenaire Lexbase sans qui l’ensemble de ces travaux ne seraient pas accessibles.

Excellente lecture et bel été.

Aurélien Molière et Quentin Némoz-Rajot

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[Evénement] Retour sur les manifestations scientifiques

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N2755B3G

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Le 04 Août 2025

1. Colloques et conférences organisés par le Centre de droit de l’entreprise

Conférence « Dimension nationale et supranationale des principes constitutionnels en matière fiscale »
23 janvier 2025, Lyon
Sous la direction de Georges Cavalier par l’équipe Louis Josserand, cette rencontre a exploré les implications des principes constitutionnels français dans un contexte supranational. Elle a offert à des chercheurs et étudiants l’opportunité de discuter des tensions entre souveraineté fiscale et intégration européenne. Lien ici

Conférence « Particularités de la mise en place d’un groupe TVA dans le secteur de l’assurance »
6 février 2025, Lyon
Sous la direction de Georges Cavalier, elle a porté sur les spécificités de l’application du régime de TVA dans le secteur assurantiel. Des juristes, académiques et professionnels y ont analysé les défis liés à l’agrégation des entités, la territorialité et les enjeux opérationnels du régime fiscal. Lien ici 

Séminaire « Companies and group taxation »
13 mars 2025, Lyon
Sous la direction de Georges Cavalier, ce cycle conjoint avec Marco Greggi, professeur à l’Université de Ferrare, a abordé la fiscalité des groupes de sociétés via une journée d’ateliers. Les étudiants (Lyon et Ferrare) ont présenté des travaux sur la « Substance over Form », les prix de transfert, Pillar 2, la gouvernance fiscale des entreprises, avec échanges enrichis entre pairs. Lien ici

Colloque « L’immobilier d’entreprise : aspects juridiques et fiscaux»,
14 mars 2025, Lyon
Sous la direction scientifique de Laurent Chesneau, Professeur associé à l'Université Jean Moulin Lyon 3, Centre de Droit de l'Entreprise, Équipe Louis Josserand
Les actifs immobiliers représentent un sujet stratégique pour le dirigeant d’entreprise, qu’il exerce son activité sous la forme d’une entreprise individuelle ou en société. Celui-ci devra notamment se demander s’il est plus opportun de conserver ces actifs dans son patrimoine privé ou de les inscrire à l’actif de sa structure. Un tel choix pourra se poser à différents stades de la vie de l’entreprise, en particulier dans l’optique de la cession ou de la transmission de l’entreprise, et sera susceptible d’avoir des conséquences si l’entreprise se trouve en difficulté. La structuration des actifs immobiliers s’opérera bien sûr en considération d’objectifs économiques, patrimoniaux et familiaux, mais également pour des raisons fiscales.
Le colloque associe universitaires et praticiens (avocats, notaires, mandataires judiciaires, membres de l’administration fiscale, évaluateurs) autour de tables rondes relatives aux thématiques qui entourent les questions de l’immobilier d’entreprise.
Lien ici

Colloque/journée d’hommage à Pierre Saurel
17 mai 2025, Paris (La Sorbonne)
Co-organisée par l’équipe Louis Josserand, l’ENS Paris‑Saclay, la Chaire UNESCO « Savoir Devenir » et la Sorbonne, cette journée a rendu hommage à Pierre Saurel (1969–2022), chercheur polymathe et juriste engagé. Accueillie dans l’amphithéâtre Descartes, elle a réuni près de cinquante intervenants – universitaires, chercheurs, praticiens – pour explorer son œuvre scientifique, son éthique et son humanisme. Parmi eux figurait un riche panel de disciplines : streaming audiovisuel, sessions pluridisciplinaires, table ronde, contributions sur la pensée cognitiviste et l’intelligence artificielle. Georges Cavalier a notamment pris la parole lors de la session dédiée à la « modélisation et [l']engagement civique », mais également Pablo Guédon, ancien membre de l’Équipe. Lien ici

Conférence « Prix de transfert et Douane »
3 juin 2025, Lyon
Co-organisée avec l’équipe Louis Josserand, cette conférence, animée par Marguerite Trzaska (EY), Franck Berger (EY), Lukasz Stankiewicz (CERFF Lyon 3) et Georges Cavalier (CDE)
Georges Cavalier a traité des enjeux contemporains en matière de pratiques douanières et de prix de transfert internationaux. Un événement mixte (présentiel/distanciel), ouvert aux professionnels, juristes et étudiants de l’université Jean Moulin. Lien ici

2. Colloques et conférences organisés par le Centre de droit de la responsabilité et des assurances

Conférence en ligne « RSE un enjeu de société »
13 février 2025, Lyon
Conférence de Nathalie Forge, Directrice RSE chez Alptis
Sous la direction scientifique de Sabine Abravanel-Jolly, Professeure de droit privé à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et Axelle Astegiano-La Rizza, Maître de Conférences HDR en droit privé à l’Université Jean Moulin Lyon 3, membres du Centre de Droit de la Responsabilité et des Assurances, Équipe Louis Josserand, directrices du Master 2 « Droit et Gestion des risques émergents ».
La publication, le 16 décembre 2022, de la directive (UE) n° 2022/2464 dite « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive), visant à harmoniser les reportings de durabilité des entreprises et renforçant le respect des dispositions RSE, est l’occasion de faire le point sur la manière dont les entreprises doivent se saisir des enjeux environnementaux, sociaux, économiques et éthiques dans leurs activités. Lien ici

Conférence en ligne « Risques d’émeutes et conflits sociaux »
14 février 2025, Lyon
Conférence de Pierre-Grégoire Marly, Professeur agrégé des Facultés de droit, ancien directeur du Master « Droit des assurances » de la Faculté de droit de l’Université du Mans (Le Mans Université) pendant douze ans. Il est aujourd’hui Titulaire de la Chaire Assurance du CNAM et Directeur de l’École nationale d’assurances. Il est également Président et cofondateur du Forum du Droit des Assurances (FDA).
Sous la direction scientifique de Sabine Abravanel-Jolly, Professeure de droit privé à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et Axelle Astegiano-La Rizza, Maître de Conférences HDR en droit privé à l’Université Jean Moulin Lyon 3, membres du Centre de Droit de la Responsabilité et des Assurances, Équipe Louis Josserand, directrices du Master 2 « Droit et Gestion des risques émergents ».

3. Colloques et conférences organisés par le Centre Patrimoine, contrats et procédure civile

Colloque « Les juridictions spécialisées : bilan et perspectives »
20 et 21 mars 2025, Lyon
Sous la direction scientifique de :

  • Thibault Goujon-Béthan, Professeur de droit privé et sciences criminelles, co-directeur de l’équipe Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3
  • Cédric Meurant, Maître de conférences en droit public, Université Jean Moulin Lyon 3
  • Benjamin Ricou, Maître de conférences en droit public, Université Jean Moulin Lyon 3

Aux côtés des juridictions à compétence générale gravite une constellation de juridictions qualifiées de « spécialisées » ou d’« exception ». Réparties sur l’ensemble du territoire français, ces juridictions, bien que régulièrement évoquées par la doctrine universitaire, demeurent souvent étudiées de manière parcellaire.
Rares sont les travaux ayant envisagé cette thématique dans son intégralité, c’est-à-dire par une analyse transversale des juridictions spécialisées relevant des sphères administrative, civile, pénale et constitutionnelle. Pourtant, de nombreuses problématiques méritent un examen approfondi : quelles formes revêt cette spécialisation ? Le phénomène présente-t-il une unité ? Quels objectifs sous-tendent la création de ces juridictions ? Contribuent-elles à renforcer la qualité de la justice ? Quelles alternatives existent à cette spécialisation institutionnelle ? Ne comporte-t-elle pas également certaines limites ? Faut-il en créer de nouvelles ou, à l’inverse, envisager des suppressions ? La spécialisation impose-t-elle des règles procédurales distinctes ? Comment ces juridictions s’insèrent-elles dans l’ordonnancement institutionnel ? Autant de questions qui exigent une réflexion rigoureuse.
Ces juridictions appellent une étude d’ensemble, tant elles participent de manière essentielle au fonctionnement de l’appareil judiciaire. Ce colloque s’inscrit dans une volonté d’analyse approfondie d’un enjeu sociétal d’envergure, afin d’éclairer les spécificités et les défis inhérents à la spécialisation juridictionnelle. Lien ici

Conférence « La défense des intérêts contre la société »
14 mai 2025, Lyon
Sous la direction scientifique de :

  • Thibault Goujon-Béthan, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Directeur du Centre Patrimoine, Contrats et Procédure Civile, co-directeur de l’Équipe Louis Josserand
  • Thibaut Duchesne, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, membre du Centre de Droit de l’entreprise, Équipe Louis Josserand

La procédure civile et le droit des sociétés ne sont pas des matières dont le rapprochement est aisé. Pourtant, la seconde ne peut vivre sans la première. Mais dans cette vie, les tumultes sont désormais nombreux : le droit des sociétés est à présent conquis par les intérêts attachés à l’activité exploitée et plus encore, par la préservation de l’intérêt général. Comment ces intérêts initialement tiers peuvent-ils désormais être défendus contre la société ? Lien ici

4. Colloques et conférences organisés par le Centre de droit pénal

Conférence « La pratique de la détention provisoire »
30 janvier 2025, Lyon
Conférence de Fabrice Gauvin, Vice-Président de la cour d’appel de Chambéry
Sous la direction scientifique de Xavier Pin, Professeur de droit privé à l’université Jean Moulin Lyon 3, directeur du Centre de droit pénal
Alors que le recours à la détention provisoire devrait être exceptionnel, près de 20 000 personnes sont actuellement détenues dans l’attente de leur jugement. Cette situation est critiquable parce qu’elle contribue largement à la surpopulation carcérale. Pourtant, souvent des voix s’élèvent pour réclamer encore plus d’incarcérations. Qu’en est-il vraiment ? Qu’est-ce qui motive le placement en détention provisoire ? Quelle est la part des détentions de quelques jours précédant une comparution immédiate ou une comparution à délai rapproché et celle des détentions occasionnées par l’instruction d’une durée beaucoup plus longue ? Telles sont les questions, auxquelles est venu répondre M. Fabrice Gauvin, Vice-président de la cour d’appel de Chambéry, en nous livrant son point de vue de praticien.

Conférence « La médecine légale, la mort, une vie »
12 février 2025, Lyon
Conférence de Philippe Boxho, MD, PhD, Professeur ordinaire à l’Université de Liège
Professeur de Médecine Légale, Criminalistique, Déontologie, Médecine d’expertise
Directeur de l’Institut Médico-Légal (IML) de l’ULiège, Président du Conseil d’Administration du CHU de Liège, Membre de l’Académie Royale de Médecine de Belgique
Sous la direction scientifique de Patrick Mistretta, Professeur de droit privé à l’université Jean Moulin Lyon 3
Découvrez le rôle essentiel du médecin légiste dans le système judiciaire
Philippe Boxho, nous a fait découvrir comment l'expertise médicale et la rigueur scientifique se conjuguent pour éclairer les enquêtes judiciaires et donner une voix aux victimes silencieuses.
L’objectif de cette conférence était de donner au public un aperçu de la réalité quotidienne de ces professionnels essentiels, et de souligner l'importance de leur travail dans la recherche de la vérité et de la justice.

5. Colloque organisé par le Centre de droit de la famille

Colloque « La justice pénale des mineurs »
30 juin 2025, Lyon
Sous la direction scientifique de :

  • Younes Bernand, Professeur associé à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe Louis Josserand, juge des enfants au tribunal judiciaire de Vienne
  • Christine Bidaud, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, co-directrice de l’Équipe Louis Josserand
  • Dominique Luciani-Mien, Maître de conférences HDR, membre du Centre de droit pénal, Équipe Louis Josserand

Coordination scientifique avec les étudiants du Master « Droit de la famille » en alternance,
Maxime Bossuwe, Andréa Da Silva, Léa Invernizzi et Lilya Tahir-Tbatou
Dans la continuité de l’ordonnance du 2 février 1945 et de ses nombreuses modifications, le Code de la justice pénale des mineurs (CJPM) est venu diversifier et certainement rendre plus efficace la réponse judiciaire face aux actes délinquants posés par un mineur.
Dans le même temps, le CJPM a réaffirmé quelques grands principes qui ont vocation à s’appliquer tout au long de la chaîne pénale, de l’enquête à l’application des peines : atténuation de la responsabilité, primat de l’éducatif et spécialisation des acteurs.
Pour autant, la hausse des actes les plus violents commis par les jeunes et l’implication d’un nombre important de mineurs dans le narcotrafic viennent questionner les principes fondamentaux de la justice pénale des mineurs. Les propositions de réforme actuellement en discussion en attestent.
Le présent colloque, à destination des universitaires comme des praticiens, se propose de faire un état des lieux du droit pénal des mineurs. Lien ici

Publications

S. Abravanel-Jolly
Droit des assurances, 5e édition, LexisNexis, Coll. Objectif Droit, à paraître en septembre 2025
French Insurance Law, 2e éd., Legitech, Hors collection, juin 2025

A. Astegiano-La Rizza
Risques de responsabilité civile et assurances, 8e éd, L’argus de l’assurance, 2025 
Droit et pratique des baux commerciaux, Dalloz Action, 2024/2025

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[Focus] Vie de l’équipe Louis Josserand

Lecture: 5 min

N2754B3E

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Le 04 Août 2025

1. Accords collectifs d’entreprise : des pratiques jugées discutables

Analyse d’un panel d’accords collectifs d’entreprise (74 au total), signés dans l’Ain, portant sur le temps de travail, l’égalité professionnelle et la rémunération, par des étudiants de LYON 3, campus de Bourg-en-Bresse, en partenariat avec le DREETS 01 (Ahlam NEBBACCH et Audrey CHAHINE) et l’Observatoire du dialogue social.

Annabelle Turc, Maître de conférences associé à l’Université Jean Moulin Lyon 3, équipe Louis Josserand

Étudiants de 3e année de licence de droit et de LP Rh et Paie 

Mots-clefs : temps de travail, accords d’entreprise, annualisation, heures supplémentaires, égalité, forfait jours, rémunération, dénonciation, préavis, innovation sociale, performance sociale, optimisation sociale, négociation collective, dialogue social.

Constat (Solution) : De nombreux accords d’entreprises ont pour objectif principal l’optimisation du temps de travail et la rémunération des salariés. Motivés par le besoin de flexibilité, certains accords dérogent certes à la branche, en application de l’article L 2253-1 du Code du travail N° Lexbase : L1406LKB, mais ne respectent pas les exigences légales. Force est de constater que le dialogue social est bien souvent déséquilibré, voire annihilé et que la validité des accords peut être légitimement remise en cause.

Portée : La restitution de l’analyse des étudiants a pu permettre de mettre en exergue :

  • une standardisation des accords sur la forme grâce à leurs accès via Légifrance ;
  • une hétérogénéité des accords sur le fond en raison de la qualité des signataires et leur niveau d’expertise ;
  • une regrettable absence de contrôle des dispositions de l’accord quant à sa conformité au droit positif.

Observations :

L’analyse comparative des accords d’entreprise permet de tirer plusieurs enseignements, tant sur la forme que sur le fond de ces instruments juridiques.

I. Une volonté manifeste d’adapter le droit positif aux besoins des entreprises

L’ensemble des accords étudiés poursuit des objectifs clairs : adapter les droits des salariés aux contraintes de l’activité économique et/ou pallier l’absence de dispositions conventionnelles et/ou déroger à un cadre juridique parfois jugé trop sévère.

Ainsi, des dispositifs tels que l’annualisation, la modulation ou encore les forfaits en jours ou en heures sont mis en œuvre de manière récurrente pour faire contourner à la stricte législation des heures supplémentaires. Par exemple, certains accords prévoient des contingents d’heures supplémentaires adaptés à l’activité. Parfois élevés, ils laissent supposer que les limites aux temps de travail, les repos quotidiens ou hebdomadaires, ainsi que les congés payés ne sont pas respectés. Sur le terrain, les entreprises recherchent la souplesse (sans maîtriser les conséquences en cas d’éventuel contentieux). Quant aux salariés, certains privilégient leur pouvoir d’achat.

À noter également, l’absence de mécanismes de suivi, notamment par la création de commissions ou l’organisation de bilans périodiques. Souvent jugés inutiles, ils sont pourtant destinés à garantir une mise en œuvre cohérente et équitable des dispositions conventionnelles. Ils demeurent insuffisamment opérationnels, faute d’être contraints.

Enfin, l’innovation conventionnelle reste toutefois limitée. Parfois les signataires consacrent des mécanismes opérationnels adaptés aux réalités du terrain, tels que la liberté dans le décompte des journées de travail, l’indemnisation forfaitaire pour l’utilisation d’outils personnels. Ces initiatives, encore isolées, laissent entrevoir une possible évolution du cadre légal.

II. Des dérives rédactionnelles révélatrices d’une insécurité normative

Sur le plan formel, la qualité rédactionnelle des accords suscite de vives réserves. Par exemple, les titres et les chapitres de certains documents ne correspondent pas au contenu effectif, rendant leur lecture confuse. La formulation des clauses, souvent imprécise, nuit à leur interprétation, ce qui altère la lisibilité des engagements pris et la sécurité juridique qui devrait en découler. L’opacité des accords compromet l’exercice des droits des salariés.

Plus préoccupant encore, sur le fond, certains accords comportent des stipulations expresses manifestement contraires au droit positif. Tel est le cas d’un accord imposant aux salariés l’acceptation d’heures supplémentaires sous peine de licenciement. Une telle disposition est fort heureusement inopposable.

Il est à noter des imprécisions ou des erreurs quant au préavis de trois mois applicable en cas de dénonciation, sans distinction entre dénonciation totale et partielle, ce qui contrevient à l’article L. 2261-10 du Code du travail N° Lexbase : L7180K9S.

En outre, peu d’accords précisent les éléments objectifs pris en compte dans l’évolution de la rémunération tels que l’ancienneté, les compétences acquises ou la performance individuelle ou collective. La transparence de ces critères améliorerait pourtant la gestion sociale du personnel. La prise en compte de l’inflation est trop souvent absente.

Cette hétérogénéité pose ainsi la question de l’équité entre les salariés et donc leur accès ou non à une négociation collective effective.

Ces manquements traduisent une méconnaissance des exigences légales encadrant la négociation collective. Ils révèlent un besoin impérieux d’un contrôle des conventions collectives et un accompagnement juridique des partenaires sociaux et/ou un contrôle institutionnel par les autorités compétentes.

La possibilité de négocier des accords d’entreprise, sans prise en considération des dispositions conventionnelles, peut laisser place à des dérives.

En définitive, ce travail pédagogique a mis en lumière les enjeux attachés à la négociation collective. Si elle permet une adaptation fine aux réalités économiques, elle suppose en contrepartie une vigilance constante pour garantir le respect des principes fondamentaux du droit du travail.

L’accord collectif d’entreprise est un levier en termes de gestion sociale, encore faut-il savoir bien l’utiliser.


2. Articulation des sources légales et conventionnelles en droit du travail : approche franco-brésilienne

Xavier Aumeran, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand

Conférence de Juliano Barra (Docteur en droit, Professeur à l’Université Mackenzie de Sao Paulo, Avocat aux Barreaux de Sao Paulo et Lisbonne), avec Florence Bergeron (Professeur à l’Université de Montpellier, École de droit social de Montpellier) et Xavier Aumeran (Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand).

De part et d’autre de l’Atlantique, les droits du travail brésilien et français connaissent des dynamiques d’évolution des sources relativement similaires, en particulier par un renforcement de la place et de l’autorité de la norme conventionnelle négociée. L’approche comparatiste était au cœur de la conférence organisée le 26 mars 2025 par l’Équipe de recherche Louis Josserand, dans le prolongement de travaux initiés en 2021 (La négociation collective en droit brésilien, conférence du 17 juin 2021) et poursuivis par un colloque à l’Université Mackenzie les 11 et 12 novembre 2024.

Le Professeur Barra a débuté sa conférence par une présentation du système juridique et judiciaire brésilien, en particulier du droit du travail. Il a notamment précisé qu’une branche judiciaire spécialisée est dédiée aux contentieux du travail, uniquement composée de juges professionnels. Abondamment mobilisée, elle témoigne d’une grande judiciarisation des relations de travail. Afin de comprendre le droit du travail brésilien, il a également été souligné l’importance de la Constitution. Comprenant de nombreuses dispositions relatives au droit du travail, celle-ci encadre des questions parfois très précises, telles que la durée minimale du congé maternité, la durée maximale du travail quotidien et hebdomadaire, ou encore le taux de majoration des heures supplémentaires.

Le premier temps de la comparaison était consacré à l’articulation entre la loi et les conventions collectives. Après la présentation du droit français par la Professeure Bergeron, Juliano Barra a souligné l’érosion du principe de faveur constaté en droit brésilien. Désormais, il est en effet possible de déroger à la loi par voie de convention ou d’accord collectif, à la condition de respecter les « droits absolument indisponibles » des parties. Hormis en doctrine, cette limite au pouvoir de la convention collective, introduite par le Tribunal fédéral suprême, n’est toutefois pas davantage précisée. En regard du droit français, et notamment de l’article L.1 de notre Code du travail N° Lexbase : L5724IAA, le Professeur Barra a également indiqué que le Brésil n’avait pas de culture d’une sollicitation des partenaires sociaux avant l’intervention du législateur.

Le deuxième temps de la comparaison portait sur l’articulation entre la convention collective et le contrat de travail. La présentation du droit français a permis de souligner que l’approche de cette question, traditionnellement empreinte du principe de faveur, était progressivement renouvelée depuis vingt-cinq ans, par le développement des cas légaux de primauté de la convention collective sur le contrat de travail. En droit brésilien, le législateur a introduit en 2017, à l’article 444 de la Consolidation des lois du travail (CLT), la figure du « travailleur hypersuffisant ». Il est considéré que ces salariés, au moins diplômés d’un niveau de licence et disposant d’un salaire relativement important pour le Brésil, peuvent négocier plus directement et égalitairement avec leur employeur. Les stipulations de leur contrat de travail vont primer sur la loi et la convention collective, y compris en cas de clause contractuelle moins favorable. Ici encore, en revanche, cette faculté de dérogation n’est pas possible pour les « droits absolument indisponibles » tels qu’évoqués par Tribunal fédéral suprême.

Enfin, le dernier temps de la comparaison portait sur l’épineuse question, au moins en droit français, de l’articulation des conventions et accords collectifs de travail entre eux. Alors même que quatre réformes législatives ont porté, en treize ans, sur cette thématique en France, depuis 2004, le droit brésilien est, à cet égard, beaucoup plus simple. Jusqu’en 2017, le principe de faveur régissait cette articulation. Désormais, l’accord collectif, conclu au niveau de l’entreprise, prime sur la convention collective, qui dispose d’un champ plus large (CLT, art. 620). À la différence du droit français, pour lequel l’accord de niveau supérieur s’impose sur treize thématiques, en droit brésilien, un principe de proximité s’applique systématiquement.

Indéniablement, en dépit des dissemblances persistantes de législation, la France comme le Brésil partagent l’idée d’un recul de la loi en droit du travail.

newsid:492754

Affaires

[Chronique] Droit des affaires

Lecture: 1 heure, 55 min

N2767B3U

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par Quentin Némoz-Rajot - Brune-Laure Dugourd - Alexandre Quiquerez - Matthieu Richard - Lauryn Daville - Marion Deleporte - Jordi Mvitu Muaka - Sakina Dissa et Yasmine Dekhil

Le 28 Juillet 2025

Par Quentin Némoz-Rajot, Maître de conférences, Centre de droit de l’entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand, Directeur du Master Droit et Ingénierie Financière ; Brune-Laure Dugourd, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de l’entreprise ; Alexandre Quiquerez, Professeur de droit privé, Université Lumière Lyon 2 ; Matthieu Richard, Doctorant contractuel en droit privé, Centre de droit de l’entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3 ; Lauryn Daville, Doctorante contractuelle en droit privé, Centre de droit de l’entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3 ; Marion Deleporte, Doctorante en droit privé, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de l’entreprise, Université Lyon III Jean Moulin, Élève avocate, EFB ; Jordi Mvitu Muaka, Doctorant à l’Université Lyon 3 Jean Moulin, Équipe de recherche Louis ; Sakina Dissa, Doctorante en droit privé, Centre de droit des affaires, Université Toulouse 1 Capitole Josserand et Yasmine Dekhil, ATER et doctorante en Droit privé, Faculté de droit, Université Jean Moulin Lyon III


 

Sommaire :

À la recherche du patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel !

  • CA Lyon, 3e chambre A, 15 mai 2025, n° 24/07118

Absence de recours de l’associé d’une SCI en liquidation contre ses coassociés pour le remboursement du compte courant

  • CA Lyon, 3e chambre A, 1re chambre civile A, 27 février 2025, n° 22/01922

La vigilance de la banque en balance avec celle du client

  • CA Lyon, 4 juin 2024, n° 22/03634

Même non actualisée, la situation de la société permet d’envisager la possibilité d’un redressement

  • CA Lyon, 3e ch. A, 16 janvier 2025, n° 24/06059

L’instance en référé n’est toujours pas une instance en cours

  • CA Lyon, 8e ch., 23 avril 2025, n° 24/03332

Dirigeant personne morale de SAS sans représentant permanent : la responsabilité solidaire pour insuffisance d’actif du représentant légal réaffirmée

  • CA Lyon, 3e ch. A, 27 mars 2025, n° 24/03930

« Ce n’est pas moi, c’est l’expert-comptable ! » : la faillite personnelle confirmée pour comptabilité irrégulière

  • CA Lyon, 3e ch. A, 17 avril 2025, n° 24/05020

Bonne foi et inopposabilité des exceptions personnelles contre le banquier escompteur d’une lettre de change 

  • CA Lyon, 3e chambre A, 13 mars 2025, n° 21/01748

Rupture du contrat de franchise et bonne foi post-contractuelle

  • CA Lyon 3e chambre A, 27 mars 2025, n° 21/04644

Suspension de l'accès aux services bancaires en vertu de l’obligation de vigilance issue du Code monétaire et financier

  • CA Lyon, 3e chambre A, 7 mars 2024, n° 23/02236

Appréciation assouplie de la faute de vigilance du banquier prestataire de service de paiement

  • CA Lyon, 6e chambre, 20 février 2025, n° 22/04150

Caractère animateur d’une holding : il faut le voir pour le croire !

  • CA Lyon, 1re civ. A, 22 mai 2025, n° 22/00138

L’action individuelle à l’épreuve du préjudice social : une impasse juridique ?

  • CA Lyon, 6e ch., 28 mai 2025, n° 24/00135

À la recherche du patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel !

♦ CA Lyon, 3e chambre A, 15 mai 2025, n° 24/07118 N° Lexbase : B7954AAT

Mots-clefs : entrepreneur individuel • bien mixte • comptabilité • liquidation judiciaire • patrimoine professionnel • patrimoine personnel • véhicule

Solution : Un véhicule utilitaire utilisé à des fins personnelles comme professionnelles par un entrepreneur individuel fait partie de son patrimoine professionnel en raison de son caractère utile à l’activité agricole exercée.

Portée : L’arrêt rappelle qu’un bien mixte appartenant à un entrepreneur individuel ne peut être inclus dans ses deux patrimoines. Dès lors qu’il est utile à l’activité professionnelle, il intègre le patrimoine professionnel et vient étoffer le gage des créanciers professionnels.


Depuis le 15 mai 2022 [1], les créanciers d’un entrepreneur individuel « subissent » la scission patrimoniale instaurée par la loi du 14 février 2022 [2]. La sécurité juridique imposait que cette « révolution copernicienne » [3] ne s’applique pas de manière rétroactive. Est-ce à dire que l’application de la réforme se réalise sans heurts ? Assurément non, tant des difficultés peuvent apparaître afin de déterminer le gage des créanciers d’un entrepreneur individuel, a fortiori lorsqu’il faut combiner les dispositions des livres V et VI du Code de commerce. Si Indiana Jones était à la recherche de l’Arche perdue, les créanciers d’un entrepreneur individuel sont, quant à eux, confrontés à la recherche comme à la détermination de son patrimoine professionnel. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon en date du 15 mai 2025 permet d’illustrer certaines difficultés pratiques induites par une innovation législative pourtant censée mieux protéger comme simplifier le fonctionnement de l’entreprise individuelle [4].

En l’espèce, un entrepreneur individuel exerçant une activité agricole fut placé en redressement judiciaire par un jugement du 3 octobre 2022 qui fixait la date d’état de cessation des paiements au 5 août de la même année. Par la suite, un jugement du 2 octobre 2023, confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Lyon du 14 mars 2024, a converti la procédure de redressement judiciaire en liquidation judiciaire. Par ordonnance contradictoire du 29 août 2024, le juge-commissaire du tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse a ensuite ordonné la vente aux enchères publiques des biens mobiliers dépendant de la liquidation judiciaire de l’agriculteur, dont un véhicule Volkswagen Amarok. L’entrepreneur individuel a alors interjeté appel en estimant que ledit véhicule n’entrait pas dans le périmètre de la procédure collective. Il est alors question, pour les juges du second degré, d’établir si la voiture au cœur du litige faisait partie du patrimoine professionnel ou personnel de l’entrepreneur. Sous l’empire du droit issu de la loi du 14 février 2022 N° Lexbase : L6422MSN, le sort de ce bien mixte revêt une importance toute particulière pour les créanciers comme pour l’entrepreneur individuel (II), qui plus est lorsque ce dernier est confronté à une procédure collective au périmètre incertain (I).

I. Le périmètre de la procédure collective touchant l’entrepreneur individuel

La réforme de l’entreprise individuelle ne s’est pas contentée de rebattre les cartes en matière de protection patrimoniale en imposant une dualité patrimoniale automatique à tous les entrepreneurs individuels en activité [5]. Elle en décline également les conséquences en droit des entreprises en difficulté [6]. Le tribunal compétent pour toutes les procédures du Livre VI du Code de commerce devient ainsi une incontournable gare de triage [7]. En effet, en application de l’article L. 681-1, alinéa 1er du Code de commerce N° Lexbase : L3711MB3, qu’il s’agisse d’obtenir l’ouverture d’un surendettement des particuliers ou d’une procédure collective, il est nécessaire de présenter la demande devant le tribunal compétent en matière de droit des entreprises en difficulté. En l’espèce, l’entrepreneur individuel exerçant une activité agricole dans l’Ain, c’est donc le tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse qui était compétent.

Au-delà de la compétence matérielle du tribunal, c’est surtout la question des patrimoines appréhendés par la procédure collective qui intéresse, pour des raisons antagonistes, tant l’entrepreneur que ses créanciers. À nouveau, la loi du 14 février 2022 a mis en place un régime spécifique, alambiqué, à l’article L. 681-2 du Code de commerce N° Lexbase : L3712MB4 [8]. À l’instar d’un rapport du CCSF, il faut reconnaître que « le dispositif mis en place s’avère cependant complexe et mal compris tant par les usagers que par les institutions en charge de son application » [9]. L’arrêt commenté l’illustre puisqu’on pourrait imaginer que la procédure collective ouverte à l’automne 2022, soit quelques mois après l’entrée en vigueur de la réforme, englobe les patrimoines de l’entrepreneur, et non son seul patrimoine professionnel. En effet, il semble « naturel » que des dettes professionnelles impayées de l’entrepreneur soient ici antérieures à l’entrée en vigueur de la scission patrimoniale et donc que certains créanciers « conservent pour gage l’ensemble des deux patrimoines du débiteur » [10]. Il devrait alors en découler de vraisemblables difficultés sur le patrimoine personnel et non uniquement sur le patrimoine professionnel.

Or, en l’espèce, il n’en est rien comme le rapporte l’arrêt qui réalise une application stricte de la réforme quant au périmètre de la liquidation [11] : « il est constant, selon les écritures des parties, que le jugement d'ouverture du redressement judiciaire et le jugement de conversion du redressement en liquidation judiciaire ne précisent pas le périmètre de la procédure collective, le tribunal n'ayant pas indiqué sur quel patrimoine porte la procédure collective, alors que la scission en deux du patrimoine de l'entrepreneur individuel est d'ordre public. Cependant, le liquidateur judiciaire considère que la procédure collective ouverte à l'égard de M. [C] se limite au seul patrimoine professionnel de celui-ci, ce que ce dernier ne conteste pas ». En l’absence d’informations circonstanciées, il reste délicat d’apprécier l’opportunité de cette analyse qui a su convenir aux parties. Il est permis d’imaginer que le caractère famélique du patrimoine personnel de l’entrepreneur invitait peut-être le liquidateur à préférer cette solution limitée au seul patrimoine professionnel. Une fois le contenant fixé, reste à en déterminer le contenu.

II. Le sort des biens mixtes de l’entrepreneur individuel

En l’espèce, la liquidation judiciaire ne portait donc que sur le patrimoine professionnel de l’agriculteur ; patrimoine dont il était nécessaire d’établir la composition. Chacun sait que pour le patrimoine personnel de l’entrepreneur individuel, une définition « négative et large » [12] a été retenue : il s’agit de tout ce qui n’est pas dans le patrimoine professionnel. Le patrimoine professionnel se compose, quant à lui, des biens, droits, obligations et sûretés dont l’entrepreneur est titulaire et qui sont utiles à son activité professionnelle [13]. Ce critère légal de l’utilité ne manque pas d’interroger [14] et soulève de nombreuses difficultés [15]. Comme le rappellent opportunément les juges lyonnais : « pour déterminer si un bien fait partie du patrimoine du débiteur en procédure collective, il est nécessaire, en application de l'article L. 526-22 susvisé, d'apprécier son utilité à l'activité professionnelle de ce dernier ». Pour ce faire, l’article R. 526-26 du Code de commerce N° Lexbase : L6476MCT offre une grille de lecture bienvenue en donnant une liste non exhaustive de biens utiles tout en accordant une place majeure à l’enregistrement comptable des éléments [16]. Surtout et comme le remarque l’arrêt, ce texte affine la notion de biens, droits, obligations et sûretés utiles en précisant qu’il s’agit « de ceux qui, par nature, par destination ou en fonction de leur objet, servent à cette activité » [17].

À cette difficulté d’établir l’utilité ou son absence, s’ajoute une seconde : la nature mixte du bien en question. Deux hypothèses de biens mixtes – des biens utilisés à la fois à titre personnel et professionnel – sont visées par la loi : les biens immobiliers et les biens de mobilité [18]. Ces derniers demeurent, selon nous et en dépit d’une formule maladroite, soumis aux critères de droit commun. Il n’en va pas de même des biens immobiliers qui interrogent d’autant plus au regard des enjeux financiers qui les innervent [19]. En l’espèce, il était donc question d’un véhicule que l’on peut qualifier de bien mixte au regard du débat suscité quant à son inclusion ou non dans le patrimoine professionnel de l’agriculteur. Pour faciliter la tâche des créanciers, la loi fait peser sur l’entrepreneur individuel la charge de la preuve pour toutes les contestations qu’il élèverait à propos du contenu de ses patrimoines [20]. Autrement dit, il revenait bien à l’entrepreneur d’établir que son véhicule n’était pas utilisé à titre professionnel pour le faire échapper au gage de ses créanciers professionnels et donc à la procédure collective.

L’enjeu est de taille, car, en l’absence d’exigences réglementaires d’un degré minimum d’utilisation [21], la moindre utilisation à titre professionnel, même marginale, devrait impliquer l’inclusion de l’élément dans le patrimoine professionnel. Arbitrairement pour les biens mixtes, donc ceux « à la fois utiles à l'activité professionnelle et à la vie privée de l'entrepreneur, la solution est ici très simple, ils intègrent le patrimoine professionnel en raison de leur utilité » [22].

Ce raisonnement offre une solution aisée à comprendre comme à appliquer. Il s’inscrit dans la logique de simplification qui irrigue le système mis en place en 2022. Cependant, à la lecture des textes, cela n’apparaît pas si nettement. Pour ne pas réduire à peau de chagrin le contenu du patrimoine professionnel, il semble néanmoins nécessaire d’estimer que, par principe, un bien, droit, obligation ou sûreté dont est titulaire l’entrepreneur ne peut faire partie de ses deux patrimoines en même temps [23]. Cette répartition exclusive peut certes paraître injuste, mais elle semble être la plus viable comme la plus aisée à mettre en œuvre par les juridictions.

La cour d’appel de Lyon s’inscrit résolument dans ce mouvement à travers une application attendue du critère de l’utilité à un bien mixte. Elle confirme que le « véhicule a un caractère utilitaire, quand bien même il serait également utilisé à des fins personnelles, et qu'il répond aux critères énoncés par l'article R.526-26 du code de commerce, pour l'inclure dans le patrimoine professionnel de M. [C] et ordonner sa vente aux enchères publiques ». C’est donc vainement que l’entrepreneur a stratégiquement tenté de mettre en évidence les caractéristiques de son pick-up – véhicule « premium » de tourisme avec une cabine de 5 places assises – pour le faire passer pour un véhicule utilisé à des fins strictement personnelles.

L’analyse judiciaire se fonde sur deux arguments forts au sens de l’article R. 526-26 du Code de commerce. Le premier concerne les caractéristiques du pick-up : elles laissent entendre son utilité pour l’exercice de l’activité agricole. Il est ainsi démontré que le véhicule est, par nature, utile à l’activité exercée quand bien même l’entrepreneur possédait aussi d’un fourgon utilitaire. En ce sens, les juges retiennent que le pick-up « dispose d'une capacité de chargement importante, qui s'avère utile aux transports de matériels, marchandises ou animaux qu'implique l'activité d'exploitant agricole et ce d'autant plus qu'il s'agit d'un véhicule tout terrain disposant d'un moteur de 180 chevaux, permettant de circuler aisément dans les chemins et terrains agricoles, ce qui n'est pas le cas du fourgon utilitaire Mercedes Benz utilisé par M. [C] pour effectuer des livraisons ». Au demeurant, il est signalé que c’est ce même pick-up qui fut utilisé pour faire visiter l’exploitation au liquidateur ; ce qui souligne une fois encore son caractère utile à l’activité. Somme toute, imaginerait-on Indiana Jones posséder lui aussi un pick-up, mais ne pas l’utiliser pour ses activités professionnelles ?

Le second argument a trait à la comptabilité. À lui seul, il justifie la solution prononcée et mériterait, selon nous, que l’arrêt lui accorde plus d’importance. Il est ainsi avancé que « le bilan de l'exploitant, arrêté au 31 décembre 2022, comporte des « autres immobilisations corporelles » valorisées pour 16 863 euros, pouvant correspondre au véhicule litigieux acheté le 9 décembre 2015 au prix de 44 700 euros, que le commissaire de justice a évalué à 20 000 euros dans son procès-verbal d'inventaire des 18 et 26 octobre 2022 ». Or, pour les entrepreneurs individuels classiques [24], la comptabilité joue un rôle majeur en raison de la présomption simple instaurée par l’article R. 526-26 du Code de commerce [25]. Tout laissait donc croire – les faits comme la comptabilité – que le Volkswagen Amarok était utile à l’activité agricole.

Conforme au sens de l’article L. 526-22 du Code de commerce N° Lexbase : L4205MLC et aux analyses doctrinales majoritaires, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon ne peut être qu’approuvé. Pour éviter des frais comme une perte de temps inopportune pour l’ensemble des protagonistes, il faut souhaiter que le contentieux lié au contenu du patrimoine professionnel des entrepreneurs ne devienne pas systématique. Dans cette optique, l’entrepreneur individuel aura tout intérêt à bien réfléchir au moment de l’acquisition d’un véhicule : le fera-t-il en lien avec son activité en choisissant un modèle adapté à celle-ci ? Le fera-t-il via son patrimoine personnel ou son patrimoine professionnel ? Comment l’acquisition sera-t-elle réalisée d’un point de vue comptable ? Autant d’interrogations qui mériteraient un accompagnement – trop rare en pratique – par un professionnel.

Par Quentin Némoz-Rajot

 

[1] Loi n° 2022-172, du 14 février 2022, art. 19 N° Lexbase : Z68410TX.

[2] C. com., art. L. 526-22 N° Lexbase : L4205MLC. Loi n° 2022-172, du 14 février 2022, en faveur de l'activité professionnelle indépendante N° Lexbase : L6422MSN. V. not. J.-F. Hamelin, N. Jullian (dir.), La réforme du statut de l'entrepreneur individuel, LGDJ-Lextenso, 2023 ; Q. Némoz-Rajot (dir.), Dossier spécial, Réforme de l’entreprise individuelle par la loi du 14 février 2022, RLDC, 2022, n° 202, p. 30 ; T. Revet, La désubjectivisation du patrimoine, D., mars 2022, n° 9, p. 469 ; D. Poracchia, J.-N. Stoffel, Panorama sur le nouveau statut d'entrepreneur individuel, Bull. Joly sociétés, septembre 2022, n° BJS201h9, p.  52.

[3] J.-F. Hamelin et N. Jullian (dir.), op. cit., p. 23, n°24.

[4] Plan indépendants : 20 nouvelles mesures de soutien, 16 septembre 2021 [en ligne].

[5] V. not. Q. Némoz-Rajot, Une protection renforcée et simplifiée, RLDC, avril 2022, p. 31.

[6] V. not. A Bézert, L’entrepreneur individuel en difficulté, RLDC, avril 2022, p. 52 ; F. Pérochon, Professionnels indépendants en difficulté : premiers regards sur la loi du 14 février 2022, Bull. Joly entreprises, mars 2022, n° BJE200n8.

[7] V. not. P. Cagnoli, Le tribunal de la procédure collective : chef d’orchestre des procédures de défaillance économique, RPC, n° 6, novembre-décembre 2022, dossier 40.

[8] V. not. A Bézert, Entrepreneur individuel en difficulté : bilan d’étape mitigé, RLDA, mai 2025.

[9] CCSF, Rapport sur les évolutions liées au nouveau statut de l’entrepreneur individuel : un sujet clé pour 7,1 millions d’entrepreneurs, p. 51 [en ligne].

[10] F. Pérochon et alii, Entreprises en difficulté, LGDJ, coll. Manuels, 12e éd., 2024, p. 243, n° 500.

[11] C. com., art. L. 681-2, II N° Lexbase : L3712MB4.

[12] F. Pérochon et alii, op. cit., p. 234, n° 483.

[13] C. com., art. L. 526-22, al. 3, précité.

[14] V. not. C. Favre-Rochex, Le nouveau patrimoine professionnel, JCP E, 2022, 1136, spéc. n°8 ; I. O. Tidjani, La confusion des patrimoines de l'entrepreneur individuel : le critère d'utilité source de confusion, Gaz. Pal., 17 décembre 2024, n° 41, p. 13.

[15] V. not. Q. Némoz-Rajot, Protéger et simplifier autrement l’entreprise individuelle, RLDA, mai 2025, p. 24.

[16] Encore faut-il ne pas être un micro-entrepreneur et tenir une comptabilité adaptée.

[17] C. com., art. R. 526-26, I N° Lexbase : L6476MCT.

[18] C. com., art. R. 526-26, I, 2°, précité.

[19] V. not. Q. Némoz-Rajot, La protection du patrimoine immobilier de l’entrepreneur individuel à la suite de la loi du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante, IP, mai 2025.

[20] C. com., art. L. 526-22, al. 8. V. not. S. Tisseyre, La constitution et la composition du patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel, RLDC, avril 2022, p. 33.

[21] En faveur de cette idée, v. la préconisation de l’IFPPC : IFPPC, Réforme de l’entreprise individuelle : les propositions de l’IFPPC pour une protection réellement effective des entrepreneurs [en ligne].

[22] N. Jullian, Entrepreneur individuel, Rep. com. Dalloz, n° 31. Add. F. Pérochon et alii, Entreprises en difficulté, précité, p. 236, n° 486.

[23] V. not. B. Dondero, Place à l’entrepreneur individuel à deux patrimoines (EI2P) !, Revue des sociétés, avril 2022, n° 4, p. 199, spéc. n° 61 ; E. Guégan, Les contours du patrimoine professionnel, in J.-F. Hamelin et N. Jullian (dir.), La réforme du statut de l'entrepreneur individuel, préc., p. 57, n° 102. À l’inverse, il faut imaginer qu’un élément puisse figurer dans le patrimoine professionnel d’un entrepreneur individuel et dans le patrimoine de son conjoint commun en biens. V. en ce sens N. Jullian, Entrepreneur individuel, précité, n° 117.

[24] Les obligations comptables édulcorées d’un micro-entrepreneur, à l’inverse, ne permettent pas d’identifier les biens qui composent le patrimoine professionnel.

[25] V. not. D. Poracchia et J.-N. Stoffel, Panorama sur le nouveau statut d'entrepreneur individuel, op. cit.


Absence de recours de l’associé d’une SCI en liquidation contre ses coassociés pour le remboursement du compte courant

♦ CA Lyon, 3e chambre A, 1re chambre civile A, 27 février 2025, n° 22/01922 N° Lexbase : A6745639

Mots-clefs : obligation aux dettes • contribution aux pertes • liquidateur • fin de non-recevoir.

Solution : Seul le liquidateur est habilité à agir pour obtenir la contribution des associés aux pertes sociales. Par ailleurs, un associé ne peut invoquer l’obligation aux dettes sociales prévue à l’article 1857 du Code civil N° Lexbase : L2054ABP à l’encontre d’un autre associé.

Portée : L’arrêt s’inscrit pleinement dans la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle le liquidateur a lui seul qualité à agir pour demander la fixation de leur contribution aux pertes sociales. Il réaffirme également que la qualité d’associé occulte celle de créancier, empêchant l’associé de demander à ses coassociés le remboursement du solde de son compte-courant.


Le droit des sociétés s’avère parfois impuissant à apaiser les tensions économiques nées entre associés. L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Lyon le 27 février 2025 en donne une parfaite illustration. À la suite de la dissolution anticipée d’une SCI, une SARL associée de la SCI a saisi le tribunal judiciaire de Lyon pour obtenir la condamnation de son coassocié au titre de sa contribution aux pertes. Elle faisait également valoir qu’elle disposait d’une créance certaine, liquide et exigible à l’encontre de son coassocié, pour la moitié du solde du compte-courant. Après le rejet de sa demande par le tribunal, la SARL interjeta appel.

Dans la lignée des arrêts de la Cour de cassation, et de façon particulièrement pédagogique, la cour d’appel de Lyon revient sur la distinction entre contribution aux pertes et obligations aux dettes. L’arrêt rappelle d’abord que l’article 1832, alinéa 3 du Code civil N° Lexbase : L2001ABQ impose aux associés de contribuer aux pertes de la société, proportionnellement à leur participation au capital social, lorsque la société enregistre des résultats déficitaires au moment de sa liquidation. Elle précise à juste titre que cette contribution relève des rapports internes à la société et, plus particulièrement, des rapports entre les associés et la société.

L’action sociale tendant au paiement des pertes sociales, et donc au comblement du passif social, concerne le patrimoine de la société. Or, la société, une fois en liquidation judiciaire, est dessaisie et seul le liquidateur peut exercer ses droits et actions en vue de reconstituer le gage des créanciers [1]. La demande de fixation de la contribution aux pertes, comme l'action en exécution de la contribution aux pertes, est ainsi réservée au seul liquidateur [2]. Toute action d’un associé, ou d’un dirigeant se heurte à une fin de non-recevoir que le juge peut relever d’office [3]. Ce faisant, la cour d’appel se conforme à une jurisprudence établie de la Cour de cassation, qui a pu adopter la même solution à propos d’une SCI dans un arrêt du 3 mai 2018 [4], et des SNC [5].

Une incertitude subsiste toutefois à la lecture de l’arrêt commenté, dans la mesure où l’associé a procédé à la dissolution anticipée de la société. Il n’est donc pas certain que la société ait été en liquidation judiciaire au sens du Livre VI du Code de commerce ; la clôture de cette dernière entraînant la dissolution de la société. Il nous semble alors que, si le résultat avait été identique, la cour d’appel a fait application d’un fondement erroné. En effet, l’article L. 641-9 du Code de commerce N° Lexbase : L3693MBE ne s’applique qu’aux liquidations judiciaires. Néanmoins, même en cas de liquidation amiable, le liquidateur désigné est le représentant de la société, et donc le seul habilité à demander aux associés de s’exécuter au profit de celle-ci [6]

Ensuite, la cour revient sur l’obligation aux dettes des associés. Elle rappelle que cette obligation issue de l’article 1857 du Code civil N° Lexbase : L2054ABP permet aux tiers de poursuivre le paiement des dettes sociales contre un associé. Cette action est cependant réservée aux tiers à la société, entendus strictement. Or, l’associé qui a consenti un apport en compte-courant, bien qu’en partie tiers contractant de la société, conserve sa qualité d’associé. Il est donc fait abstraction de sa qualité de tiers et il ne peut demander le remboursement de sa créance. Cette solution reprend l’arrêt de la Cour de cassation du 3 mai 2012 [7].

Bien que non remise en cause depuis lors, cette solution s’avère fortement critiquable, car elle fait abstraction de l’engagement contractuel pris par l’associé et la société. En présence d’un apport en compte courant, l’associé devient un cocontractant de la société, comparable à un établissement de crédit qui lui consentirait un soutien financier [8]. Si l’on comprend que sa qualité d’associé soit prise en compte, cela ne justifie pas d’écarter sa qualité de tiers cocontractant. En tant qu’associé obligé aux dettes sociales à proportion de sa participation dans le capital social, il supportera nécessairement une partie de la dette non remboursée. Il paraît donc excessivement sévère, alors qu’il a déjà consenti un concours à la société, que l’autre partie de la dette sociale ne soit pas supportée par ses coassociés. D’un point de vue économique, cela risque de priver les sociétés civiles d’une importante source de financement.

Par ailleurs, cette solution ne s’accorde pas pleinement avec plusieurs règles entourant le remboursement des comptes-courants d’associés. D’une part, alors même qu’il n’est pas un tiers à la société, le dirigeant qui a été autorisé par les associés à consentir un prêt en compte courant d’associé [9] peut en demander le remboursement aux associés, dans les conditions des articles 1857 et 1858 N° Lexbase : L2055ABQ du Code civil. D’autre part, cette solution entre en contradiction avec la position de la Cour de cassation qui tend à distinguer strictement la qualité de prêteur et celle d’associé de l’apporteur en compte courant, afin de justifier son remboursement à tout moment [10]. En attendant une solution plus adaptée, on peut se demander si une stipulation contractuelle, prévoyant que l’associé de la SCI peut demander à ses coassociés le remboursement du solde du compte-courant à hauteur de leur participation dans le capital social, serait efficace.

Par Brune-Laure Dugourd

 

[1] C. com., art. L. 641-9 N° Lexbase : L3693MBE.

[2] Cass. com., 20 septembre 2011, n° 10-24.888, F-P+B N° Lexbase : A9524HXZ ; Cass. com. 3 mai 2018, n° 15-20.348, FS-P+B+I N° Lexbase : A4379XM7.

[3] V. Cass. com. 3 mai 2018, n° 15-20.348, FS-P+B+I N° Lexbase : A4379XM7, appliquant l’article 125 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9729MMB.

[4] Cass. com. 3 mai 2018, n° 15-20.348, précité.

[5] Cass. com., 27 septembre 2016, n° 15-13.348, F-P+B N° Lexbase : A7279R4D.

[6] V. en ce sens à propos du recouvrement des apports, Req. 26 mai 1886.

[7] Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-14.844, F-P+B N° Lexbase : A6657IKR.

[8] V. not. H. Hovasse, L'associé créancier social et l'article 1857 du Code civil, Droit. soc., n° 7, juillet 2012, comm. 119 ; J.-F. Barbièri, note sous Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-14.844, précité : Bull. Joly sociétés, juillet 2012, p. 571.

[9] Sur cette possibilité, v. X Delpech, Rép. soc., n° 32.

[10] Cass. com., 10 mai 2011, n° 10-18.749, F-P+B N° Lexbase : A1093HRW.


La vigilance de la banque en balance avec celle du client

♦ CA Lyon, 4 juin 2024, n° 22/03634 N° Lexbase : A85245GS

Mots-clefs : banque • devoir de vigilance • compte bancaire • virement • chèque

Solution : Si la banque est tenue d’une obligation de vigilance concernant le fonctionnement du compte, le client doit s’abstenir de toute négligence grave concernant ses dispositifs de sécurité personnalisés.

Portée : Au-delà des contentieux actuels et déjà classiques d’hameçonnage et de faux conseiller bancaire, la présente affaire pose des questions originales, d’une part, de communication de ses identifiants de boîte mail et de compte et, d’autre part, de remise de chèques à un mineur à des fins de liquidation du compte.


Les opérations de paiement non autorisées sont l’un des contentieux les plus fréquents opposant la banque et un particulier qui est son client. Certaines fraudes sont récentes, telles que l’hameçonnage (« phishing ») et de faux employés de banque (« spoofing »). D’autres, plus classiques et moins sophistiquées, continuent d’apparaître. Elles impliquent au moins trois protagonistes : une banque, son client et un escroc. Victime d’un transfert de monnaie scripturale qu’il n’a pas autorisé ou dont il n’a pas pleinement mesuré la portée, parfois pour un montant correspondant à la quasi-intégralité de son épargne, le client cherche à engager la responsabilité de sa banque pour être indemnisé à hauteur du montant des fonds transférés. Suivant une stratégie d’attaque dorénavant typique, le client plaide la violation de l’obligation de vigilance de la banque. Or, comme un auteur l’a pertinemment déjà fait remarquer à propos de cette obligation, « parfois maniée sur le ton de l'évidence, elle n'a pourtant rien d'évident » [1] et son application est souvent rejetée par les juges, dans la mesure où elle s’applique à des circonstances particulières.

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon en date du 4 juin 2024 concerne un litige où deux titulaires de compte ont reproché à leur banque diverses négligences, de l’ouverture des comptes jusqu’à leur clôture. La chronologie des faits est assez complexe à la lecture de l’arrêt. Les principaux faits dans cette affaire, si l’on tente de les clarifier et de les reconstituer, semblent être les suivants.

  • Avril 2014 : Monsieur B avait ouvert deux comptes bancaires, l’un à son nom, l’autre au nom de son fils, Monsieur G, alors mineur (15 ans). Le contrat avait prévu la mise en place du service « FILBANQUE », permettant d’effectuer, en ligne, des virements de compte à compte et de consulter les soldes des deux comptes. Seul le père disposait d’identifiants permettant l’accès à cette plateforme et l’initiation d’ordres bancaires. Monsieur B était parti en séjour professionnel en Lybie, en pleine guerre civile, ce qui le rendait très difficilement joignable et l’empêchait, selon ses dires, d’accéder aux informations concernant ces comptes.
  • 5 mai 2015 : Par courriel, la banque avait demandé à Monsieur B des justificatifs de virements aux montants importants en provenance de l’ambassade du Japon en Lybie et dont il était le bénéficiaire. Cette demande avait été présentée conformément au dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB/FT). Elle avait été envoyée à l’adresse courriel fournie par Monsieur B à l’ouverture du compte (« adresse électronique 1 »).
  • 6 mai 2015 : La banque avait reçu rapidement une réponse à cette demande, contenant divers documents. Elle avait été envoyée à partir d’une autre adresse électronique (« adresse électronique 2 »).
  • 26 mai 2015 : La banque avait reçu un courriel en provenance de cette adresse électronique 2. Ce message demandait l’envoi d’un nouveau code PIN pour l’accès à « FILBANQUE », et ce, à une autre adresse électronique (« adresse électronique 3 »). Ce courriel précisait l’identifiant de Monsieur B, permettant l’accès à la plateforme « FILBANQUE ». Monsieur B soutiendra par la suite qu’il n’avait pas reçu ce courriel, qui aurait été envoyé à une adresse qui n’était pas la sienne.
  • 3 juin 2015 : La banque avait exécuté cette demande en envoyant un nouveau code PIN, par courriel et à une adresse postale. Cependant, cette dernière s’était révélée erronée étant donné que le courrier avait été retourné à la banque au motif que le destinataire n’habitait plus à l’adresse indiquée.
  • 8, 9 et 18 juin 2015 : Trois virements avaient été effectués pour un montant total de 421 000 euros du compte de Monsieur B vers celui de Monsieur G (26 000 euros, 25 000 euros et 370 000 euros). Monsieur B alléguera en procès que son fils, sous l'influence d’un escroc, Monsieur N, aurait créé un faux compte courriel à l'aide duquel il aurait sollicité de la banque de nouveaux identifiants afin de se connecter à « FILBANQUE ».
  • Juillet 2015 : Les deux comptes avaient été clôturés sur décision unilatérale de la banque. Le solde du compte de Monsieur G (325 576,16 euros) avait été placé sur un compte d’attente, puis la banque avait remis à Monsieur G deux chèques de banque successifs pour liquider le compte. Le premier chèque avait été perdu par Monsieur G et aucun de ces deux chèques de banque n’avaient jamais été encaissé.
  • Novembre 2016 : Monsieur G, majeur depuis un mois, avait demandé au guichet un virement d’un montant de 325 386,90 euros au profit de la personne considérée par les demandeurs comme étant un escroc, Monsieur N. Le motif indiqué pour le virement était : « acquisition d’un terrain agricole ». Toutefois, cette opération avait été rejetée par la banque camerounaise. Face à ce refus, Monsieur G avait adressé à la banque un compromis de vente d’une exploitation agricole au Cameroun ainsi qu’un RIB d’un compte bancaire détenu en France par Monsieur N, vendeur prévu au compromis.
  • Décembre 2016 : À son retour de Lybie, après 18 mois de silence, Monsieur B avait demandé des explications à son agence bancaire concernant le fait que le solde de son compte se trouvait nul.
  • 12 octobre 2017 : Messieurs B et G ont assigné la banque devant le tribunal de grande instance de Lyon. Monsieur B avait soutenu que son fils avait été sous l’influence d'une personne malhonnête qui aurait abusé de son jeune âge pour réaliser des virements non autorisés.

À titre principal, Monsieur B et Monsieur G sollicitent la condamnation de la banque pour manquement à son obligation de vigilance sur les trois virements réalisés, en demandant le remboursement de la somme de 421 000 euros. À titre subsidiaire, ils invoquent le défaut de vigilance, en sollicitant des dommages-intérêts d’un montant de 325 386,90 euros, correspondant au virement intervenu le 18 novembre 2016.

De manière très classique, la banque se défend sur le terrain de son devoir de non-ingérence. Elle invoque aussi la faute de Monsieur B qui avait laissé son fils accéder à ses identifiants bancaires, à sa boîte mail ainsi qu’à son courrier.

Par jugement du 3 mai 2022, le tribunal judiciaire de Lyon rejeta l'ensemble de leurs demandes. La cour d’appel de Lyon a confirmé entièrement cette décision.

L’arrêt se fonde essentiellement sur la faute du client pour avoir communiqué ses identifiants personnels (I) et sur l’absence de faute de la banque concernant l’ordre de paiement dirigé vers le compte camerounais (II).

I. La faute du père pour communication de ses identifiants personnels

Selon la cour d’appel de Lyon, il ressort du courriel demandant un nouveau code d'accès, et contenant son identifiant confidentiel, que deux situations sont concevables : soit Monsieur B était à l'origine de cette demande, soit il avait commis des négligences graves en communiquant à son fils les identifiants à la fois de sa messagerie électronique et de son compte bancaire.

La cour d’appel aurait pu mentionner et se baser sur l'article L. 133-16 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L5114LGI, lequel oblige le client à préserver la sécurité de ses dispositifs de sécurité personnalisés. Cela inclut, bien entendu, l’identifiant de connexion à la plateforme en ligne de la banque.

Toutefois, en l’espèce, il y a un point délicat qui mérite d’être soulevé. En effet, l’arrêt mentionne que Monsieur B dispose d’un seul et même identifiant, à la fois pour accéder à son compte personnel, mais aussi pour le compte de son fils, auquel il a accès en qualité d’administrateur légal. Or, la banque lui reproche d’avoir communiqué cet identifiant à son fils. Est-il interdit au représentant légal de communiquer ses identifiants à la personne représentée, titulaire du compte ? Le Code monétaire et financier et le Code civil ne nous semblent pas répondre précisément à cette question. Les conditions générales du compte sont susceptibles d’apporter une règle contractuelle. L’une d’entre elles, par exemple, stipule que « Le(les) représentant(s) légal(aux) est(sont) responsable(s) de la régularité du fonctionnement du compte du mineur non émancipé au regard des dispositions du code civil. Le(les) représentant(s) légal(aux) peut(peuvent) autoriser expressément le mineur de 16 ans ou plus, à faire fonctionner le compte sous la seule signature de ce dernier. Dans tous les cas, le compte fonctionne sous l'entière responsabilité du(des) représentant(s) légal(aux) qui devra(devront) répondre vis-à-vis de la Banque de toutes conséquences des opérations effectuées par le mineur sur ce compte. Le(les) représentant(s) légal(aux) n’est (ne sont) plus habilité(s) à faire fonctionner le compte du mineur dès sa majorité ». Il y est aussi écrit que « Pour accéder au Service, le souscripteur se voit attribuer un numéro d’identification, ainsi qu’un seul mot de passe communiqué confidentiellement ». Ces conditions générales n’apportent pas explicitement la réponse, mais on peut penser que l’autorisation expresse délivrée par le représentant légal au mineur de faire fonctionner seul le compte nécessite que ce dernier ait à sa disposition un identifiant personnel et un mot de passe. À notre sens, cela doit passer par une intervention de la banque qui va délivrer ces données d’accès à titre personnel. Autrement dit, le représentant légal et la personne sous protection devraient détenir des identifiants différents. Nous sommes bien dans le cadre de l’expression « dispositifs de sécurité personnalisés » de l’article L. 133-15 du Code monétaire et financier. N° Lexbase : L5115LGK Sur un plan pratique, la banque doit savoir exactement qui se connecte grâce aux traces informatiques laissées dans ses archives.

Dans cette affaire, les motifs retenus par les juges lyonnais nous paraissent insuffisants pour établir que Monsieur B aurait été à l’origine des virements litigieux ou qu’il aurait commis une négligence grave à l’origine de ces virements. Rappelons que le prestataire de services de paiement doit rembourser à son client toute opération de paiement dont ce dernier conteste être l’auteur, sauf à établir, d’une part, que l’opération a été authentifiée, dûment enregistrée et comptabilisée et qu'elle n'a pas été affectée par une déficience technique ou autre et, d’autre part, que l’utilisateur a agi frauduleusement ou n'a pas satisfait intentionnellement ou par négligence grave à ses obligations [2]. La Cour de cassation juge de manière constante que la preuve de la fraude ou de la négligence grave de l’utilisateur du service de paiement ne peut se déduire du seul fait que l'instrument de paiement ou les données personnelles qui lui sont liées ont été effectivement utilisés [3]. Au surplus, il apparaît que la Haute juridiction est en général assez sévère à l’égard des banques et n’admet la caractérisation de la négligence grave que lorsqu’il est prouvé que le client a communiqué ses données personnelles, alors qu’une personne normalement vigilante aurait décelé la fraude. Précisons que c’est sur le prestataire de services de paiement que pèse la charge de prouver, le cas échéant, que l’opération a été effectuée par son client [4].

En l’espèce, la banque a bien écrit initialement à l’adresse électronique sécurisée communiquée par le client à l’ouverture du compte. Or, la réponse à ce courriel avait été donnée à partir d’une autre adresse électronique. Par la suite, la banque a continué d’échanger avec le client sur cette seconde adresse électronique, puis sur une troisième. Monsieur B a donc soutenu devant les tribunaux qu’échanger avec lui sur cette adresse électronique, considérée comme non sécurisée, était une faute de la part de la banque. Or, à partir de cette deuxième adresse, le client a communiqué à la banque les documents sollicités dans le premier courriel (envoyé via l’adresse électronique 1), et nécessaires pour justifier l’origine de ces virements. Il était donc difficile pour le client de soutenir qu’il n’avait pas reçu le premier courriel et que la réponse avait été émise par un escroc. De même, le point important vient du fait que les échanges litigieux étaient une discussion « continue » (chaque courriel répondait au précédent) initiée à partir de l’adresse électronique sécurisée et poursuivie à partir d’autres adresses. Il y a donc présomption que Monsieur B était bien la personne à l’origine de ces échanges. Cela montre que les juges du fond s’attachent au « faisceau d’indices » sur l’identité du correspondant.

Dans cette affaire, les virements litigieux n’ont pas été réalisés grâce à une authentification forte, celle-ci ayant été mise en place en France à partir du 15 mai 2021. L’usage d’un mot de passe ne suffit plus depuis lors. Il faut relever une certaine légèreté de la part de la banque qui n’a procédé à des échanges que par courriels. Ces échanges ne transitaient pas par la plateforme de la banque. Cette pratique semble d’ailleurs avoir disparu aujourd’hui. Les correspondances avec les conseillers clientèle doivent aujourd’hui se réaliser via l’espace de banque en ligne ou l’application mobile, ce qui nécessite de passer par un identifiant personnel et un mot de passe. De plus, l’ordre de virement doit être passé par son appareil de confiance (téléphone portable ou ordinateur personnel). On peut donc penser que les faits en cause ne se reproduiraient pas de la même façon aujourd’hui grâce à l’exigence d’authentification forte.

En résumé, la cour d’appel de Lyon ne disposait pas de moyens légaux pour retenir incontestablement la faute de la banque pour avoir transmis un nouvel identifiant de compte par simple courriel. Selon nous, la réception de plusieurs courriels émanant de trois adresses électroniques différentes aurait dû, à elle seule, éveiller ses soupçons et l’inciter à faire preuve d’une vigilance accrue, notamment en procédant à des vérifications d’identité du donneur d’ordre du virement. De surcroît, une négligence de la part de Monsieur B quant à la conservation de ses données d’accès à sa boîte mail et à son compte est très discutable, dans la mesure où les messageries électroniques peuvent faire l’objet d’intrusions frauduleuses. Dans ce prolongement, un simple identifiant de compte peut être intercepté dans la boîte mail, voire dans des correspondances envoyées par la banque. On ne peut nier d’ailleurs que les membres de la famille – époux ou partenaire et enfants – peuvent souvent avoir aisément accès à ces données.

II. Le défaut de faute de la banque relativement au compte du mineur

Pour ce qui concerne la demande en paiement de Monsieur G, l’arrêt retient qu’il ne peut être tenu compte, dans ses rapports avec la banque, qu'il était sous influence d'une personne malhonnête qui aurait abusé de son jeune âge. Il est ajouté que la banque, qui ne peut s'immiscer dans les affaires de son client, n'est pas tenue de le conseiller sur l'opération envisagée. Par conséquent, il ne peut lui être reproché de ne pas avoir vérifié que le projet d'achat d'un terrain agricole au Cameroun était opportun et de ne pas s'être opposée au virement.

La cour d’appel de Lyon précise que « la circonstance que le montant du virement correspondait au solde du compte n’est pas, en outre, de nature à révéler une anomalie alors qu’il est justifié que le compte était clôturé et les sommes versées sur un compte d’attente ». Il faut néanmoins préciser que le montant des virements n’est pas le seul paramètre à prendre en compte pour analyser l’anomalie. Les juges prennent en considération, notamment, le pays de destination des fonds [5]. Il est devenu classique de distinguer les anomalies matérielles des anomalies intellectuelles. Les premières sont des irrégularités visibles sur l'ordre lui-même ou dans son exécution, qu'une banque diligente aurait dû déceler par une simple vérification formelle. Les secondes sont des irrégularités qui supposent une analyse du contexte ou de l’intention, qui sont donc non immédiatement décelables par une simple lecture de l’ordre. Ces dernières impliquent une appréciation intellectuelle du comportement ou de la logique de l'opération. Les paramètres des anomalies intellectuelles sont divers : opération d’un montant anormalement élevé par rapport au solde ou aux habitudes du client, succession de paiements, paiement vers un pays exotique, etc.

Une pratique intéressante a été rapidement évoquée par l’arrêt alors qu’elle mérite de s’y attarder. La banque avait remis à Monsieur G un chèque de banque de 325 576,16 euros correspondant au solde de son compte alors qu'il était encore mineur. Elle l’a d’ailleurs effectué à deux reprises, en raison de la perte du chèque initial. Pour écarter la responsabilité de la banque, les juges lyonnais ont constaté que ces chèques n'ont pas été débités, de sorte qu'aucun préjudice ne peut être retenu. Pour autant, cette pratique nous semble très risquée et à écarter. Il est étonnant qu’une banque remette un chèque d’un montant substantiel à un mineur alors qu’elle n’est jamais entrée en contact de manière sûre et personnelle avec son représentant légal. De manière générale, l’émission de chèques d’un montant important nous paraît si risquée qu’il semble préférable d’utiliser le virement, moyen de paiement bien plus sûr et moderne. Les tireurs comme les tirés doivent comprendre que les risques de falsification et de perte des chèques sont trop importants pour les utiliser pour des montants élevés. Dans le cas particulier de la remise d’un chèque à un mineur pour liquider un compte clôturé, la qualification d’acte de disposition devrait permettre de considérer que le chèque est nul et qu’une action en nullité des représentants légaux soit ouverte [6]. Dans cette situation, une action en responsabilité pour faute contractuelle devrait également pouvoir être engagée, mais elle s’est heurtée en l’espèce à l’absence de dommage économique.

Si le devoir de vigilance était au cœur de cette affaire, la question du respect des obligations de lutte contre la LCB/FT n’a été nullement évoquée. Un montant habituellement élevé oblige la banque à un contrôle renforcé – par exemple pour se renseigner sur l’origine de fonds [7] – ce qu’elle peut particulièrement analyser si des virements successifs d’un montant important sont effectués. La responsabilité civile de la banque réceptrice de l’ensemble des ordres de virement litigieux, que ce soit de Monsieur B ou de son fils, ne pouvait être utilement recherchée en l’état actuel de la jurisprudence. En effet, selon une jurisprudence ferme [8], la victime d’agissements frauduleux ne peut demander indemnisation à une banque si celle-ci n’a pas respecté les obligations de LCB/FT, car celles-ci ne protègent que l’intérêt général [9]. Toutefois, cette solution ne convainc pas entièrement pour les raisons suivantes :

  • il peut y avoir faute, en tant qu’écart de conduite, dans le fait de ne pas avoir respecté les obligations légales de LCB/FT. La faute nous semble être une notion suffisamment large et souple pour englober toute violation d’une obligation légale ;
  • l’intérêt général ne peut être complètement déconnecté des intérêts privés. La violation d’une règle édictée pour protéger un intérêt général est susceptible de porter atteinte à un ou plusieurs intérêts privés ;
  • surtout, depuis que la chambre civile de la Cour de cassation a ouvert la voie à la possibilité pour un établissement d’intenter une action en réparation pour faute de concurrence déloyale caractérisée par le non-respect par son concurrent des obligations légales en matière de LCB-FT, une contradiction apparaît, puisque le droit de la concurrence déloyale ne protège que des intérêts privés [10].

Il n’en demeure pas moins qu’il nous semble impossible de faire condamner la banque à des dommages-intérêts pour manquement au devoir de vigilance, à la fois, au titre du droit commun et au titre du « droit de la LCB/FT », compte tenu du principe non bis in idem. En revanche, il ne nous semblerait pas absurde de permettre aux victimes d’agir à titre subsidiaire sur le fondement de l’obligation de vigilance en LCB/FT. 

Pour conclure, la vigilance nous semble être un devoir partagé entre la banque et son client. Conformément au droit commun de la responsabilité civile, la banque est susceptible d’être exonérée totalement ou partiellement en cas de faute de son client. Ainsi, la responsabilité éventuelle de la banque ne peut qu’être analysée, au cas par cas, à l’aune de celle de son client. Les fautes respectives de la banque et du client doivent être comparées, afin de savoir s’il peut y avoir exonération totale ou partielle de responsabilité.

Par Alexandre Quiquerez

 

[1] H. Causse, L'évanescente obligation de vigilance de l'établissement financier, Lexbase Affaires, juin 2014, n° 385 N° Lexbase : N2591BUI

[2] C. mon. fin., art. L. 133-23 N° Lexbase : L5125LGW et L. 133-19, IV N° Lexbase : L5118LGN.

[3] Par ex. : Cass. com., 18 janvier 2017, n° 15-18.102, FS-P+B+I N° Lexbase : A0605S9B ; Cass. com., 21 novembre 2018, n° 17-18.888, F-D N° Lexbase : A0142YNL.

[4] Cass. com., 16 septembre 2008, n° 07-14.822, F-D N° Lexbase : A4001EAG.

[5] Pour un arrêt récent en ce sens : Cass. com., 12 juin 2025, n° 24-10.168, FS-B N° Lexbase : B2739AIB.

[6] CA Douai, 28 mai 2020, n° 19/01909 N° Lexbase : A70118DZ, où il fut même jugé que la clôture du compte, étant un acte de disposition, nécessitait l'accord de l'autre parent du mineur titulaire du compte ou du juge des tutelles (la mère était ici décédée).

[7] C. mon. fin., art. L. 561-10-2 N° Lexbase : L5140LBY.

[8] Cass. com., 21 septembre 2022, n° 21-12.335, F-B N° Lexbase : A25258KQ ; Cass. com., 28 avril 2004, n° 02-15.054 N° Lexbase : A9943DBU.

[9] CA Paris, 27 mars 2024, n° 22/07290 N° Lexbase : A79232Y4.

[10] Cass. com., 27 septembre 2023, n° 21-21.995, F-B N° Lexbase : A11521II.


Même non actualisée, la situation de la société permet d’envisager la possibilité d’un redressement

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 16 janvier 2025, n° 24/06059 N° Lexbase : A80340KR

Mots-clefs : procédures collectives • liquidation judiciaire • cessation des paiements • caractérisation du redressement manifestement impossible

Solution : Les documents comptables, insuffisants à remettre en cause la caractérisation de la cessation des paiements, car trop anciens et imprécis, peuvent toutefois permettre « d’envisager la possibilité d’un redressement judiciaire », et ce, « même si la situation [du débiteur] n’a pas été actualisée à la date de l’audience ». L’arrêt infirme donc le jugement de première instance qui ouvrait une procédure de liquidation judiciaire, et prononce l’ouverture d’un redressement judiciaire.

Portée : La cour d’appel de Lyon apprécie strictement le critère légal de l’impossibilité manifeste de redressement, nécessaire à l’ouverture d’une liquidation judiciaire.


L’article L. 640-1 du Code de commerce N° Lexbase : L4038HB8 pose deux conditions pour l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire : il faut constater la cessation des paiements, et l’impossibilité manifeste de redressement. Cette seconde condition est rigoureusement appréciée [1], c’est-à-dire comme synonyme d’évidence de l’impossibilité de redressement [2]. Elle constitue la clef entre liquidation et redressement judiciaire.

En l’espèce, un créancier ne parvenant pas à obtenir le paiement de sa créance fit assigner sa débitrice en liquidation judiciaire. Le tribunal de commerce de Lyon rendit un jugement prononçant l’ouverture de la liquidation judiciaire, après avoir constaté la cessation des paiements et l’impossibilité manifeste de redressement. Le débiteur forma appel de cette décision et demanda à titre principal de juger qu’il n’était pas en cessation des paiements. Subsidiairement, il contestait le caractère irrémédiablement compromis de la situation dans laquelle il se trouvait, de sorte à échapper à l’ouverture d’une liquidation.

Au soutien de ses demandes, la débitrice fit valoir que la dette détenue contre elle par l’intimé avait été réglée. Elle remet plus largement en question la caractérisation de la cessation des paiements. Les documents comptables de juillet 2024 qu’elle verse au débat caractériseraient selon elle la capacité de la société, avec son actif disponible, à faire face à son passif exigible, lequel aurait été artificiellement gonflé par l’effet de la liquidation, et ne devrait dès lors pas être pris en compte pour caractériser la cessation des paiements [3].

Classiquement, lorsqu’un appel est interjeté, l’appréciation de la cessation des paiements doit être réalisée au jour où statue la Cour [4]. Cette règle traduit la différence entre la cessation des paiements, et la simple gêne momentanée [5]. Or, en l’espèce les documents comptables datent de juillet 2024, soit plusieurs mois avant l’audience, qui s’est déroulée en décembre. Ces documents ne parviennent d’ailleurs pas à établir que les autres créances déclarées n’étaient pas devenues exigibles au moment de l’ouverture de la procédure, ce qui serait nécessaire pour les retrancher de la caractérisation de la cessation des paiements [6]. Ainsi les conseillers lyonnais ne remettent-ils pas en cause la caractérisation de la cessation des paiements des premiers juges. L’arrêt d’appel fixe provisoirement la même date de cessation des paiements que les juges du tribunal de commerce. Rappelons que cette date n’est que provisoire, et peut faire l’objet d’un ou plusieurs reports en arrière [7], susceptibles d’allonger la période suspecte. En revanche, les mêmes éléments comptables, insuffisants à remettre en cause la caractérisation de la cessation des paiements à la date de l’audience, suffisent pour justifier que le redressement de l’entreprise n’est pas manifestement impossible. Dès lors, la Cour d’appel de Lyon infirme le jugement du tribunal de commerce en ce qu’il ouvre une liquidation judiciaire et prononce un redressement judiciaire.

Il aurait pourtant pu sembler opportun de confirmer l’ouverture de la liquidation, faute pour le débiteur d’avoir réussi à démontrer des perspectives suffisantes de redressement. Il s’agirait alors d’aligner les critères d’appréciation du caractère manifestement impossible du redressement sur ceux de la cessation des paiements. On apprécie bien la cessation des paiements au jour de l’instance, et on comprend que cela implique des informations comptables et économiques actualisées. Comment justifier, alors, que l’on puisse « envisager la possibilité d’un redressement » avec des informations qui ne seraient pas actualisées ? Sans doute à travers la grande rigueur avec laquelle les juges du fond envisagent, souverainement [8], la condition du « redressement manifestement impossible » ; notamment à Lyon [9]. Cumulée à la cessation des paiements, elle justifie l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire [10]. Ainsi, ce qui justifie qu’on ouvre un redressement plutôt qu’une liquidation n’est pas la preuve de la possibilité de redressement, mais bien l’absence de preuve de l’impossibilité de redressement. En d’autres termes, c’est bien d’une appréciation rigoureuse du caractère manifestement impossible du redressement dont se charge le tribunal pour arbitrer entre une procédure de liquidation ou de redressement. Cette logique explique que les arrêts d’appel qui ouvrent une liquidation, sans caractériser précisément l’impossibilité manifeste de redressement, s’exposent à la censure [11].

Par Matthieu Richard

 

[1] Sur le pouvoir souverain des juges du fond, v. Cass. com., 12 mai 1998, n° 96-10.256 N° Lexbase : A2602ACD ; RTD com., 1998, 927, obs. C. Saint-Alary-Houin ; pour un exemple de jurisprudence lyonnaise, v. CA Lyon, 3e ch. A, 27 juin 2024, n° 23/09254 N° Lexbase : A88615M7 : M. Richard, Appréciation rigoureuse du caractère manifeste de l’impossibilité de redressement, in Droit des affaires, Cahiers Louis Josserand, janvier 2025, n° 6 N° Lexbase : N1486B3G.

[2] A. Jacquemont, N. Borga et T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté, Manuel, LexisNexis, 2022, pp. 535, n° 844.

[3] Cass. com., 26 mai 1999, n° 96-22.635 N° Lexbase : A8667AHH : RTD com., 1999, 953, obs. A. Laude ; Act. proc. coll., 1999, n° 168, obs. J. Vallansan ; Rev. proc. coll., 2000, p. 46, obs. J.-M. Deleneuville.

[4] Cass. com., 9 mai 1987 : RPC, 1987, n° 4, p. 29, obs. Didier.

[5] A. Jacquemont, Redressement judiciaire – Causes d’ouverture. – Cessation des paiements, JurisClasseur Procédures collectives, 13 mars 2023, fasc. 2155, §48.

[6] Cass. com., 14 décembre 1993, n° 91-18.635 N° Lexbase : A6520AB4 : D., 1994, 43.

[7]  C. com., art. L. 631-8 N° Lexbase : L7315IZX, V. ég. A. Jacquemont, N. Borga et T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté, précité, p. 189 et s., n° 265 s.

[8] Cass. com., 6 juillet 2010, n° 09-67.345, F-P+B N° Lexbase : A2430E4R : D., 2010, actu. 1781, obs. A. Lienhard.

[9] CA Lyon, 3e ch. A, 27 juin 2024, n° 23/09254, précité.

[10] C. com., art. L. 640-1 N° Lexbase : L4038HB8.

[11] Cass. com., 20 avril 2017, n° 15-21.394, F-D N° Lexbase : A3319WA8 : Act. proc. coll., 2017, 30 mai 2017, n° 10, alerte 153. V. également, Cass. com., 24 mai 2009, n° 08-12.733, F-D N° Lexbase : A2125EEG.


L’instance en référé n’est toujours pas une instance en cours

♦ CA Lyon, 8e ch., 23 avril 2025, n° 24/03332 N° Lexbase : A05860PE

Mots-clefs : procédure collective • instance en cours • interdiction des poursuites individuelles • référé-provision 

Solution : L’instance en référé-provision n’est pas une instance en cours au sens de l’article L. 622-22 du Code de commerce N° Lexbase : L7289IZY. Elle est donc soumise au principe d’interdiction des poursuites individuelles posé par l’article L. 622-21 du Code de commerce N° Lexbase : L9125L74.

Portée : La cour d’appel de Lyon fait une application directe de la solution posée par la Cour de cassation et constamment reprise depuis une trentaine d’années, selon laquelle l’instance en référé n’est pas une instance en cours.


Le juge du provisoire bénéficie d’une grande liberté puisqu’il n’est pas saisi du fond [1]. Ce caractère provisoire peut néanmoins devenir une source de fragilité lorsqu’une procédure collective est ouverte. La cour d’appel de Lyon a ici l’occasion de faire application d’une solution classique à une situation classique. À la question de savoir si l’instance en référé est une instance en cours lorsque la société est mise en liquidation au cours de la procédure d’appel, la cour d’appel répond par la négative.

En l’espèce, un bailleur a fait délivrer un commandement de payer visant la clause résolutoire à son preneur à bail, puis l’assigne en référé afin de faire constater la résiliation du bail et ordonner l’expulsion du mauvais payeur. Une ordonnance de référé rendue le 26 février 2024 par le Président du tribunal de commerce de Lyon condamne notamment le preneur à un paiement provisionnel au titre des loyers impayés. Le preneur à bail interjette appel le 17 avril 2024. Il espère voir le bailleur débouté de ses demandes, ou à tout le moins « limiter notablement les demandes financières », et reconventionnellement faire condamner le bailleur pour de prétendues manœuvres dolosives lors de la négociation du bail commercial. Le bailleur ne l’entend évidemment pas de la sorte. Il espère voir constater la résiliation du bail, ordonner l’expulsion du preneur et le voir condamné par provision à payer à la fois l’arriéré des charges et loyers (124 879,51 euros), et le montant de la clause indemnitaire prévu au contrat (12 487,51 euros).

Le 19 février 2025, la liquidation judiciaire du preneur à bail est prononcée. Quel est alors l’effet de cette liquidation judiciaire sur l’instance en référé-provision ? L’article L. 622-21 du Code de commerce N° Lexbase : L9125L74 pose le principe de l’interruption de toute instance en cours menée par un créancier antérieur du débiteur en procédure collective lorsque cette action porte sur le paiement d’une somme d’argent. L’instance en cours « tend à obtenir, de la juridiction saisie du principal, une décision définitive sur l’existence et le montant de cette créance. » [2]. À la lumière de cet article et de la jurisprudence constante sur cette question [3], l’action en référé-provision n’est pas une instance en cours. L’ordonnance de référé est avant tout une décision provisoire [4]. La doctrine avait ainsi avancé qu’étant donné que la décision de référé « se bornait à constater la créance sur le seul terrain du provisoire et n’avait aucune autorité de chose jugée au principal », elle ne pouvait donner lieu à mention à l’état des créances [5]. C’est à cette position que s’est ralliée la Cour de cassation dès 1994, sans l’avoir remise en question depuis.

Comme l’action n’est pas interrompue par l’effet de l’article L. 622-21 du Code de commerce, le créancier est soumis à l’interdiction des poursuites individuelles, et non au régime posé par l’article L. 622-22 du Code de commerce N° Lexbase : L7289IZY. Accueillir la demande de provision ou constater l’acquisition de la clause résolutoire contreviendrait à ce principe d’interdiction des poursuites, d’ordre public « interne et international » [6]. Dans une telle situation, comment est alors réglée la situation du créancier ? La cour d’appel de Lyon répond que « la décision sur la créance appart[ient] au juge-commissaire ». Notons aussi que si le créancier avait obtenu sa provision antérieurement à l’ouverture de la procédure collective, il n’aurait pas échappé à la nécessaire déclaration de sa créance, sous peine de la voir inopposable à la procédure [7], et sans que le sort que le juge commissaire réserve à la créance ne puisse être présagé [8].

À la première lecture de la décision, la compréhension du lien de causalité pourrait sembler mal aisée. La jurisprudence constante à ce sujet, et les différents commentaires qui en sont proposés, éclaire cette décision qui s’inscrit dans un précédent constant. L’attendu de principe posé en 1994 par la Cour de cassation, et réitéré sous l’empire de la loi de 2005 N° Lexbase : L5315MSN, est repris. Ainsi, c’est bien parce que l’action n’est pas une instance en cours qu’elle ne peut être suspendue, et qu’à défaut de pouvoir être suspendue, l’instance doit être interdite [9], et le créancier soumis au contrôle du juge-commissaire. Cette décision apporte donc sa pierre à l’édifice d’un pouvoir renforcé et généralisé du juge commissaire [10].

Par Matthieu Richard

 

[1] C. Chainais et al., Procédure civile: droit commun et spécial du procès civil, modes amiables de résolution des différends, MARD, Précis, Dalloz, 2024, p. 1557, n° 1936.

[2] Cass. com., 12 juillet 1994, n° 91-20.843 N° Lexbase : A4846ACH : JCP E, 1995, I, 417, n° 9, obs. Ph. Pétel ; RTD com., 1995, 482, obs. A. Martin-Serf. Solution reconduite sous l’empire de la loi de sauvegarde du 26 juillet 2005 N° Lexbase : L5315MSN, v. Cass. com., 6 octobre 2009, n° 08-12.416, F-P+B N° Lexbase : A8705ELY : RTD com., 2010, 198, obs. A. Martin-Cerf. Pour une application plus récente, v. par ex. Cass. com., 19 septembre 2018, n° 17-13.210, F-P+B N° Lexbase : A6548X7N : RTD com., 2019, p. 213, obs. A. Martin-Serf ; Gaz. Pal., 2019, p. 70, obs. D. Boustani ; Dalloz actualité, 2 octobre 2018, obs. X. Delpech ; LEDEN, novembre 2018, n° 111y9, p. 3, note F. Mélin ; Cass. com., 23 mars 2022, n° 20-22.753, F-D N° Lexbase : A33447RB : Procédures, juillet 2022, n° 7, comm. 176, obs. B. Rolland

[3] Cass. com., 12 juillet 1994, précité ; Cass. com., 6 octobre 2009, précité : « tel n’est pas le cas de l’instance en référé, qui tend à obtenir une condamnation provisionnelle ; que la créance faisant l’objet d’une telle instance doit être soumise à la procédure normale de vérification et à la décision du juge-commissaire. »

[5] A. Martin-Serf, obs. précité sous Cass. com. 12 juillet 1994 : RTD com., 1995, 482

[6] Cass. civ. 1, 6 mai 2009, n° 08-10.281, FS-P+B+I N° Lexbase : A7526EGT : Act. proc. coll., 2009, comm. 182, note Th. Mastrullo ; JCP G, 2009, act. 255, obs. J. Béguin ; JCP E, 2009, 1814, n° 2, obs. Ph. Pétel ; LEDEN, juillet 2009, p. 5, obs. F. Mélin ; RPC, janvier-février 2010, comm. 9, note O. Staes.

[7] C. com., art. L. 622-26 N° Lexbase : L9127L78.

[8] Cass. com., 23 mars 2022, n° 20-22.753, précité.

[9] V. en ce sens A. Martin-Serf, obs. précité sous Cass. com. 12 juillet 1994 : RTD com., 1995, 482.

[10] V. A. Jacquemont, N. Borga et T. Mastrummo, Droit des entreprises en difficulté, Manuel, LexisNexis, 2022, p. 193, n° 270.


Dirigeant personne morale de SAS sans représentant permanent : la responsabilité solidaire pour insuffisance d’actif du représentant légal réaffirmée

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 27 mars 2025, n° 24/03930 N° Lexbase : A76130EP

Mots-clés : SAS • procédures collectives • liquidation judiciaire • responsabilité pour insuffisance d’actif • dirigeant personne morale • solidarité

Solution : La cour d’appel de Lyon confirme le jugement prononçant la condamnation solidaire du dirigeant personne morale de la SAS en liquidation judiciaire et de son dirigeant.

Portée : En l’absence d’obligation légale ou statutaire de désigner un représentant permanent de la personne morale dirigeante d’une SAS, la responsabilité pour insuffisance d’actif est encourue non seulement par cette personne morale, dirigeant de droit, mais également par son représentant légal.


Dans le cadre d’une SAS, la loi se borne à exiger la désignation d’un président. Pour le reste, les actionnaires sont libres d’organiser la gestion de la SAS comme ils l’entendent [1]. On sait d’ailleurs qu’il est largement fait usage de la possibilité ouverte par les textes de confier la gestion d’une SAS à une personne morale [2]. Or, aux termes de l’article L. 651-1 du Code de commerce N° Lexbase : L3702MBQ, peuvent être poursuivis au titre de la responsabilité pour insuffisance d’actif prévue à l’article L. 651-2 N° Lexbase : L3704MBS, non seulement les dirigeants personnes morales, mais également leurs « représentants permanents ». Toutefois, à la différence de la SA dans laquelle la désignation d’un représentant permanent est imposée dès lors que sa gestion est confiée à une personne morale [3], le régime de la SAS demeure silencieux sur ce point. La figure du représentant permanent est tout simplement absente – ni prévue, ni exclue – du régime légal de la SAS. Se pose donc la question de savoir si, en l’absence de représentant permanent, le représentant légal du dirigeant personne morale d’une SAS peut voir sa responsabilité engagée sur le fondement de l’article L. 651-2. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 27 mars 2025 porte précisément sur cette problématique.

En l’espèce, une SAS a été créée en 2015. Deux ans plus tard, M. X., alors président et associé unique de cette SAS, a fondé plusieurs filiales ainsi qu’une société holding. En 2018, cette holding est devenue associée unique et présidente de la SAS. En septembre 2021, le tribunal de commerce de Lyon a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l’égard de la SAS. Cette procédure a ensuite été convertie en liquidation judiciaire en décembre de la même année. En 2023, le liquidateur a engagé une action en responsabilité pour insuffisance d’actif à l’encontre de la société holding et de son dirigeant, M. X. En avril 2024, le tribunal de commerce de Lyon les a condamnés solidairement à payer la somme de 309 524 euros au titre de l’insuffisance d’actif constatée. Les défendeurs ont interjeté appel du jugement.

Il est acquis, depuis que la Haute cour a pris position sur ce point en 2022 [4], que la désignation d’un représentant permanent est possible dans une SAS, mais qu’elle demeure facultative. On sait également depuis 2023, qu’en l’absence d’obligation légale ou statutaire de désigner un représentant permanent, lorsque la personne morale en liquidation judiciaire est une SAS dirigée par une personne morale, la sanction patrimoniale prévue à l’article L. 651-2 du Code de commerce est encourue non seulement par cette personne morale, dirigeant de droit, mais aussi par son représentant légal [5]. Un arrêt de 2024 [6] a ensuite confirmé cette solution tout en apportant une précision essentielle : lorsqu’un représentant permanent a été désigné conformément aux statuts, seule cette personne physique est susceptible de voir sa responsabilité engagée solidairement pour insuffisance d’actif. Le représentant légal du dirigeant personne morale ne pourrait donc pas être condamné à ce titre, sauf à cumuler cette fonction avec celle de représentant permanent. Ainsi, la désignation d’un représentant permanent permettrait au représentant légal d’échapper à cette responsabilité solidaire pour insuffisance d’actif, à condition que cette désignation ait été faite conformément aux statuts [7]. En revanche, si aucun représentant permanent n’a été désigné, ce sera le dirigeant, représentant légal, qui assumera cette responsabilité. En l’espèce, aucun représentant permanent du dirigeant personne morale n’avait été nommé en vertu des statuts. Sans ambages donc, les juges d’appel ont fait application de la solution de principe consacrée par la Cour de cassation en 2023 pour retenir la responsabilité du représentant légal.

La cour d’appel de Lyon confirme donc le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lyon, sauf en ce qu’il a condamné solidairement la nouvelle société et son dirigeant à payer la somme de 309 524 euros au titre de l’insuffisance d’actif constatée. Finalement, elle condamne le dirigeant personne morale de la SAS et son représentant légal à s’acquitter solidairement de la somme de 130 000 euros à titre de contribution à l’insuffisance d’actif.

La souplesse statutaire propre à la SAS ne doit pas faire obstacle à l’application des règles de responsabilité dans les procédures collectives. À défaut de représentant permanent, le représentant légal de la personne morale dirigeante d’une SAS peut donc voir sa responsabilité engagée au titre de l’insuffisance d’actif. Cette lecture pragmatique de l’article L. 651-1 du Code de commerce pallie utilement le silence des textes encadrant la gestion de la SAS.

Par Lauryn Daville

 

[1] C. com., art. L. 227-5 N° Lexbase : L6160AIY.

[2] C. com., art. L. 227-7 N° Lexbase : L6162AI3.

[3] V., nota. C. com., art. L. 225-20 N° Lexbase : L3629IP4 et art. L. 225-76 N° Lexbase : L3634IPB.

[4] Cass. com., 19 janvier 2022, n° 20-14.089, F-D N° Lexbase : A19137K3 : Rev. sociétés, 2022, p. 291, note A. Couret ; JCP E, 2022, p. 1185, note B. Dondero ; Bull. Joly sociétés, mai 2022, p. 27, note J.-L. Périn ; D. Gallois-Cochet, La clause statutaire prévoyant la désignation d'un représentant permanent du président de SAS personne morale est licite, mais son effet est limité, Gaz. Pal., 21 juin 2022, p. 67 ; Dr. sociétés, 2022, n° 107, note J.-F. Hamelin ; Dr. et patr. octobre 2023, p. 44, obs. D. Poracchia.

[5] Cass. com., 13 décembre 2023, n° 21-14.579, F-B N° Lexbase : A5499188 : Dalloz actualité, 12 janvier 2024, obs. T. Duchesne ; JCP E, 2024, p. 1116, obs. A. Tehrani ; ibid. 2024, p. 1167, note B. Dondero ; Bull. Joly sociétés, mars 2024, p. 42, note N. Jullian ; F. Reille, Responsabilité pour insuffisance d'actif du représentant légal de la personne morale dirigeante, en cas de liquidation d'une SAS, Gaz. Pal., 19 mars 2024, n° 10, p. 78 ; Dr. sociétés, 2024, no 38, note J.-P. Legros ; Bull. Joly entreprises, mars-avril 2024, p. 51, note T. Favario ; RPC, 2024, n° 60, obs. A. Martin-Serf ; Dr. et patr., octobre 2024, p. 59, obs. D. Poracchia. 

[6] Cass. com., 20 novembre 2024, n° 23-17.842, F-B N° Lexbase : A78806HC : T. Duchesne, SAS, dirigeant personne morale et responsabilité pour insuffisance d’actif : les liaisons dangereuses, épisode 2, Dalloz actualité, 29 novembre 2024 [en ligne] ; JCP E, 2025, p. 1020, note T. Bonneau ; Bull. Joly sociétés, janvier 2025, p. 29, note P.-L. Périn et J. Molinié ; APC, 2025, n° 24, obs. J.-C. Pagnucco ; Dr. sociétés, 2025, n° 12, note J.-F. Hamelin ; LEDEN, février 2025, p. 5, obs. E. Miglietta ; A. Cerati, Insuffisance d'actif : responsabilité du représentant légal d'une personne morale et de son représentant permanent, Gaz. Pal., 18 mars 2025, n° 10, p. 69 ; Bull. Joly entreprises, mars-avril 2025, p. 24, note T. Favario.

[7] P.-L. Périn et J. Molinié, Le responsable de l’insuffisance d’actif est le représentant permanent désigné par la personne morale présidente de SAS, Bull. Joly sociétés, 2025, p. 30, n° 7.


« Ce n’est pas moi, c’est l’expert-comptable ! » : la faillite personnelle confirmée pour comptabilité irrégulière

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 17 avril 2025, n° 24/05020 N° Lexbase : A23420MP

Mots-clefs : liquidation judiciaire • sanction du chef d'entreprise en matière de procédure collective • condition de la faillite personnelle • tenue d’une comptabilité irrégulière • responsabilité du cabinet d’expertise-comptable

Solution : Par un arrêt en date du 17 avril 2025, la cour d’appel de Lyon a confirmé le jugement du tribunal de commerce ayant prononcé une mesure de faillite personnelle à l’encontre du dirigeant en considération de plusieurs fautes ayant aggravé les difficultés de la société débitrice.

Portée : Le chef d’entreprise ne saurait se retrancher derrière la défaillance du cabinet d’expertise-comptable pour se défaire de ses propres fautes de gestion.


Le traitement des difficultés des entreprises s’inscrit dans un arbitrage entre des intérêts parfois antagonistes : ceux du dirigeant, des créanciers, des salariés ou encore de l’État. Il ne faut toutefois pas perdre de vue l’intérêt collectif, véritable colonne du temple de cette discipline.

Ainsi, l’ouverture d’une procédure collective n’implique pas systématiquement le prononcé d’une sanction personnelle à l’encontre des dirigeants dans la mesure où leur cause est également prise en compte et où il convient désormais de distinguer l’homme de l’entreprise [1]. Ce n’est donc qu’en présence d’un acte déshonnête, qui ne doit donc rien à la mauvaise fortune, qu'une sanction pourra être prononcée et c’est ce dont il est débattu en l’espèce.

Quelques éléments de faits. Dans la présente affaire, une société par actions simplifiée (SAS) a été placée en liquidation judiciaire en 2021. Trois ans plus tard, en 2024, le dirigeant de cette société a fait l’objet d’une condamnation à une mesure de faillite personnelle motivée par la constatation d’une comptabilité irrégulière. Cette dernière ne reflétait en effet ni fidèlement ni sincèrement la situation financière de l’entreprise, symptôme d’une carence du dirigeant dans sa gestion administrative et comptable. Il conteste toutefois sa responsabilité en soutenant que ces irrégularités résultaient en réalité de négligences imputables à l’expert-comptable chargé de l’établissement des comptes. Cet argument soulève une question centrale : dans quelle mesure le dirigeant peut-il se décharger de ses obligations comptables en invoquant la faute d’autrui, ici, le cabinet d’expertise-comptable ?

Le rôle de la comptabilité d’une société. Pour rappel, l’article L. 123-12 du Code de commerce N° Lexbase : L5570AI7 impose aux commerçants l’obligation de tenir une comptabilité régulière. Celle-ci est en effet, selon Claude Perochon, un excellent outil pour décrire la situation et l’activité de l’entreprise [2]. Pour quiconque sait la lire, elle permet ainsi d’informer, et c’est en ce sens que l’absence ou l’irrégularité de tenue comptable peut justifier des sanctions dont celle de faillite personnelle.

Les conditions de la faillite personnelle. Cette sanction professionnelle a pour objet, en cas d'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire (ou de redressement), de punir le dirigeant de fait ou de droit ayant adopté un comportement « malhonnête », notamment lorsqu’il « a tenu une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions applicables » [3]. La conséquence est alors de l’écarter de la vie des affaires pendant une certaine durée selon la gravité de ses fautes [4], sans pouvoir excéder quinze années [5].

L’application des règles par les juges dans l’arrêt commenté. La cour d’appel de Lyon fait œuvre de pédagogie et de transparence quant au prononcé de la sanction. Si la qualité de dirigeant est requise, les juges en font mention même en l’absence de contestation, pour démontrer ensuite l’existence d’une comptabilité entachée de nombreuses irrégularités imputables au dirigeant de la société. Par exemple, et sans procéder à une énumération, il est pointé le déséquilibre récurrent entre l’actif et le passif. Pour l’ensemble des manquements, sont étudiés à la fois leur nature, leur durée, l’intérêt personnel poursuivi par le dirigeant au détriment de l’intérêt social et les conséquences sur l’aggravation du passif. Ces éléments fondent la sanction et en déterminent le quantum ici d’une durée de quatre ans.

Ultimement, le dirigeant tentait de se soustraire à ladite sanction en affirmant avoir mandaté un expert-comptable, ce dont il justifiait par la production d’échanges de courriels. Toutefois, la cour constate des irrégularités comptables antérieures à l’intervention alléguée de ce professionnel et l’absence de transmissions de pièces nécessaires à l’exécution de sa mission. Dans ces conditions, le dirigeant demeurait tenu d’assurer la régularité de la comptabilité de sa société. Autrement dit, un dirigeant ne saurait invoquer la carence d’autrui pour masquer ses propres manquements, une logique d’évitement que l’étymologie même du mot faillite issu de l’italien fallita signifiant « faute » vient implicitement condamner. A contrario, il serait possible de croire qu’une exonération de responsabilité du dirigeant serait admissible en présence d’un mandat dûment établi, de pièces régulièrement transmises et d’une faute avérée de l’expert-comptable dans l’exécution de sa tâche [6].

En somme, lorsqu’une entreprise traverse des difficultés, elle se heurte soudain à une réalité institutionnelle jusque-là distante. Ce monde judiciaire, souvent perçu comme abstrait, s’impose alors avec une rigueur implacable, pas toujours comprise et éprouvante pour ceux qui la subissent. Dans cette tourmente, l’expert-comptable apparaît comme un soutien indispensable à la fois technique et moral. Parfois, il peut former un rempart, mais encore faut-il qu’il ait pu exercer convenablement ses missions. Ainsi, il ne doit être érigé en bouc émissaire et sacrifié sur l’autel de la responsabilité lorsque le dirigeant lui-même a failli à ses obligations.

Par Marion Deleporte

 

[1]Autrefois fondé sur la répression des « faillis », le droit des entreprises en difficulté privilégie aujourd’hui la prévention, la négociation et la rapidité. L’échec, qui n’est plus perçu comme infamant aux yeux de la société, est alors considéré comme une composante possible de la vie des affaires.

[2] P. Baruch, N. Kerscaven, G. Melyon, R. Noguera, Comptabilité générale, Vuibert, 1re éd., 2018, p. 6, n° 5.

[3] C. com., art. L. 653-5, 6° N° Lexbase : L7346IZ4.

[4] La Cour de cassation exige effectivement que la durée de la sanction soit définie selon un principe de proportionnalité aux fautes (Cass. com., 1er décembre 2009, n° 08-17.187, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2873EP4) rappelé récemment (Cass. com., 15 janvier 2025, n° 23-22.205, F-D N° Lexbase : A97706QW) sans excéder pour autant quinze ans (C. com., art. L. 653-11 N° Lexbase : L3328ICA).

[5] La sanction emporte interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler toute entreprise (C. com., art. L. 653-2 N° Lexbase : L4144HB4).

[6] En ce sens : CA Douai, 30 novembre 2023, n° 23/01205 N° Lexbase : A597117B.


Bonne foi et inopposabilité des exceptions personnelles contre le banquier escompteur d’une lettre de change 

♦ CA Lyon, 3e chambre A, 13 mars 2025, n° 21/01748 N° Lexbase : A11430BX

Mots-clés : droit cambiaire • lettre de change • escompte • inopposabilité des exceptions • bonne foi.

Solution : La cour d’appel de Lyon retient que la mauvaise foi du porteur d’une lettre de change peut faire échec au principe de l’inopposabilité des exceptions découlant de l’acceptation par le tiré de l’ordre de paiement émis après la constitution d’une lettre de change par son créancier.

Portée : L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon s’inscrit dans la lignée de décisions tendant à faire de l’escompte des lettres de change une opération particulièrement risquée lorsqu’elle est effectuée par la banque domiciliataire des comptes du tireur.


L’escompte d’une lettre de change est une opération qui repose sur le transfert de la propriété de ce titre à une banque en contrepartie d’une somme d’argent correspondant au montant de la provision de la lettre de change, déduction faite d’une commission perçue par le banquier escompteur. Celui-ci est le plus souvent le domiciliataire des comptes de l’émetteur de la lettre de change. Cette opération constitue en pratique une forme de crédit à court terme qu’une entreprise peut solliciter pour ses besoins de trésorerie sans attendre le paiement de ses créances à l’échéance. Par la suite, la banque peut réclamer le paiement au débiteur de la lettre de change qui, en principe, ne peut lui opposer d’exceptions tirées de son rapport avec le créancier tireur. Mais comme l’illustre l’arrêt commenté, ce mécanisme est parfois utilisé par la banque du tireur pour se prémunir contre la survenance imminente de son insolvabilité, à l’insu et au détriment du débiteur tiré. Dans ce cas, comme le juge ici la cour d’appel de Lyon, la connaissance de la situation déficiente de son client empêchera la banque concernée de réclamer le paiement de la créance due par le tiré.

En l’espèce, deux sociétés avaient conclu deux contrats de fourniture de matériels aux termes desquels la société proposant la vente de ces matériels avait émis deux lettres de change reposant sur les créances détenues contre la société acquéreuse. Cette dernière avait accepté les deux lettres de change émises en prévision d’une livraison de matériels achetés avant la date d’échéance de paiement du prix de vente. La société chargée de la vente du matériel fit par la suite l’objet d’une procédure de redressement, puis de liquidation judiciaire. Avant l’ouverture de la procédure de liquidation judiciaire, la banque domiciliataire du compte de dépôts de la société placée en liquidation décida de prendre à l’escompte les deux lettres de change tirées par celle-ci. Mais n’ayant pas été livrée depuis la conclusion du contrat, la société tirée refusa de payer la banque bénéficiaire de la lettre de change. Face à ce refus, la banque bénéficiaire tenta en vain d’obtenir une injonction de payer en référé du président du tribunal de commerce de Saint-Étienne. Selon cette décision, il existait une contestation sérieuse faisant obstacle au traitement de la demande en référé [1]. L’affaire a ensuite été jugée au fond par le tribunal de commerce qui a rejeté la demande de paiement, au motif que la banque bénéficiaire n’était pas de bonne foi et qu'elle ne pouvait pas se prévaloir du principe de l'inopposabilité des exceptions qui, classiquement, contraint le débiteur tiré de payer le porteur d’une lettre de change dès sa présentation [2].

La cour d’appel de Lyon confirme le jugement rendu en première instance par le tribunal de commerce, en estimant également que le comportement de la banque bénéficiaire de la lettre de change était constitutif d’une mauvaise foi qui, par exception au principe de l’inopposabilité des exceptions, prive le porteur du titre de la possibilité de solliciter le paiement de la créance actionnée. Pour caractériser la mauvaise foi de la banque, les juges lyonnais s’appuient sur les circonstances dans lesquelles l’escompte des deux titres est intervenu et sur la situation financière du tireur au moment des faits. En l’occurrence, ils observent que les comptes du tireur ont été régulièrement débiteurs depuis leur ouverture auprès de la banque bénéficiaire des lettres de change. Ces deux lettres de change ont constitué les seuls mouvements de fonds rendant provisoirement les comptes créditeurs et permettant de régler les salaires et d'autres dettes importantes. Sur l'ensemble de l'année, le compte du tireur est systématiquement débiteur et les nombreux intérêts au titre du découvert, mais aussi les frais pour rejets de prélèvements, ne pouvaient être ignorés par la banque, qui a le compte ouvert dans ses livres et ne peut que recevoir des alertes quant à la situation. Par conséquent, le choix d’escompter les deux lettres de change ne peut que semer le doute sur la bonne foi de la banque concernée puisque l’insolvabilité de son client était sur ce point avérée. Au regard de ces éléments, la cour d’appel de Lyon conclut que la mauvaise foi de la banque est caractérisée et que la société tirée est fondée à lui opposer l'inexécution par le tireur des contrats qui permettaient l'émission des deux lettres de change.

Mais si les juges du second degré retiennent une définition de la mauvaise foi qui peut sembler adapter aux circonstances particulières des faits de cette affaire, il n’en demeure pas moins qu’elle s’éloigne de la lettre de l’article L. 511-12 du Code de commerce N° Lexbase : L6665AIP qui, sur ce point, indique que la mauvaise foi suppose de démontrer que « le porteur, en acquérant la lettre, […] ait agi sciemment au détriment du débiteur ». L’intention de nuire du porteur doit être établie, le cas échéant au moment de l’acquisition du titre par le porteur, si bien que la Chambre commerciale de la Cour de cassation retient une interprétation stricte de ce texte [3]. Néanmoins, la Chambre commerciale admet que l’escompte des lettres de change par la banque du tireur peut cacher une intention de nuire au débiteur cambiaire, lorsque ce choix n’a d’autre but que le paiement de certains de ses frais de service ou de remboursement du découvert consenti à son client [4]. L’arrêt commenté s’inscrit dans la lignée de décisions tendant à faire de l’escompte des lettres de change une opération particulièrement risquée, lorsqu’elle est effectuée par la banque domiciliataire des comptes du tireur [5]. En effet, les informations que la banque peut posséder, à partir des mouvements de fonds sur les comptes de son client, lui permettent de déterminer le moment où la situation de celui-ci est irrémédiablement compromise. Ceci met la banque en situation d’organiser au préalable le recouvrement de ses créances, le cas échéant en réalisant l’escompte d’une lettre de change émise par le client en potentielle situation d’insolvabilité, puisque, en raison du mécanisme cambiaire de cet effet de commerce, la banque pourra toujours exiger le paiement de la créance au débiteur tiré, sans que ce dernier ne soit en mesure de lui opposer une exception tirée de sa relation avec le tireur, dont notamment l’inexécution par ce dernier de ses obligations contractuelles.

Par Jordi Mvitu Muaka

 

[1] CPC., art. 872 N° Lexbase : L0848H48 : « Dans tous les cas d'urgence, le président du tribunal de commerce peut, dans les limites de la compétence du tribunal, ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'un différend ».

[2] C. com., art. L. 511-12 N° Lexbase : L6665AIP.

[3] V. not., Cass. com. 26 juin 1956 : Gaz. Pal., 1956, n° 2, p. 331.

[4] Cass. com., 9 juillet 1979, n° 78-10.787 : D., 1980, p. 265, note M. Vasseur.

[5] V. not., Cass. com., 2 février 1976, n° 74-12.711 N° Lexbase : A7069CEK : JCP, 1977, II, 18714, note C. Gavalda.


Rupture du contrat de franchise et bonne foi post-contractuelle

♦ CA Lyon 3e chambre A, 27 mars 2025, n° 21/04644 N° Lexbase : A77280EX

Mots-clés : contrat de franchise • résiliation • retrait enseigne • astreinte conventionnelle • bonne foi

Solution : Dans un litige relatif à l’exécution d’une astreinte conventionnelle, la cour d’appel de Lyon a invoqué la bonne foi pour modifier le quantum de la sanction prévue, au détriment d’un franchiseur ayant tardé à réclamer le retrait de son enseigne du point de vente de l’ancien franchisé, après la résiliation du contrat de franchise.

Portée : Si la bonne foi s’invite, encore davantage depuis la réforme du droit des obligations, dans chacune des phases de la relation contractuelle, y compris donc au moment de sa rupture, l’arrêt rendu par les juges lyonnais apporte une illustration éclairante sur les effets que son invocation peut entrainer sur les prétentions des parties.


La résiliation du contrat de franchise ne met pas nécessairement fin aux obligations nées de ce contrat, car certaines d’entre elles continuent d’engager les parties à la cessation de la relation d’affaires. L’une des plus importantes concerne l’obligation de retrait des éléments d’identification de l’enseigne et des produits du franchiseur du point de vente exploité par l’ancien franchisé. Mais puisque cette obligation émane d’un rapport contractuel organisé au préalable, la cour d’appel de Lyon indique dans le présent arrêt que le principe de bonne foi, qui a encadré la relation d’affaires avant sa rupture, régit également l’exécution des engagements qui subsistent à l’issue de la résiliation du contrat de franchise.

En l’espèce, une enseigne spécialisée dans la distribution de produits alimentaires et diététiques avait conclu un contrat de franchise pour une durée de cinq ans avec un exploitant franchisé. Ce contrat prévoyait une clause en vertu de laquelle le franchisé était tenu de la cessation immédiate de l’exploitation de l’enseigne et de la fin du référencement sur les pages jaunes de son établissement, sous peine d’astreinte de 300 euros par jour de retard. La résiliation du contrat de franchise intervint près de trois ans après sa conclusion, mais c’est seulement à l’issue de trois autres années supplémentaires que la société détentrice de l’enseigne fit constater par voie d'huissier que l'enseigne était toujours présente au point de vente, ainsi que le référencement sur les pages jaunes. Elle a par la suite émis une facture de la somme due par l’ancien franchisé en tenant compte du nombre de jours d'astreinte depuis la fin du contrat, facture que l’ancien franchisé refusa de payer, en dépit d’une injonction de payer prononcée par le président du tribunal de commerce de Fréjus. 

En instance d’appel, le franchiseur soutenait que la mise en demeure, bien qu’effectuée près de trois ans après la résiliation du contrat litigieux, ne faisait pas obstacle à l’application de la sanction contractuellement prévue, face à la poursuite sans autorisation de l’exploitation de l’enseigne par le franchisé. En outre, selon le franchiseur, la clause établissait une astreinte qui ne dédommageait pas le préjudice subi, mais contraignait le débiteur à s'exécuter, ce qui permet de la calculer sans considération de la situation des parties à l’issue de la résiliation du contrat. L’ancien franchisé reprochait quant à lui au franchiseur de réclamer le paiement de l’astreinte sans accorder au préalable un délai lui permettant d’exécuter son obligation de retrait de l’enseigne, ce qui pouvait être constitutif soit d’un abus, soit d’une mauvaise foi de la part du franchiseur.

La cour d’appel de Lyon fait droit à la demande du franchiseur en considérant que l’inaction de l’ancien exploitant de l’enseigne constituait un manquement à l’obligation de cessation de tout lien avec le réseau de franchise ; manquement qui impliquait précisément de retirer du point de vente tout logo, enseigne et tous les signes d'appartenance au réseau. Si le manquement a été caractérisé, la sanction réclamée par le franchiseur a toutefois été adaptée par les juges lyonnais qui, sur ce point, reprochent à ce dernier sa mauvaise foi [1]. En l’occurrence, l’arrêt énonce que si le franchisé « devait, dans les huit jours suivant la cessation du contrat, déposer l'enseigne et cesser toute mention de la marque […], il convient de relever, […] que la société [le franchiseur] a particulièrement tardé à s'assurer que ces obligations avaient été remplies. Elle a ainsi laissé s'écouler un délai de près de trois ans et quatre mois, alors que le contrat prévoyait à son profit une astreinte de 300 euros par jour de retard ». Face à ce constat, l’astreinte ne devait courir qu’à compter de la date de mise en demeure adressée par le franchiseur, soit près de trois ans après la résiliation du contrat. Sur ce point, la réévaluation du quantum de la sanction ne fait que rappeler l’assimilation de l’astreinte fixée contractuellement à une clause pénale [2] dont le juge peut modérer le montant ou les modalités de calcul [3].

Dans sa décision, la cour d’appel de Lyon invite les parties au contrat à se montrer diligentes, même à l’issue de la résiliation du contrat conclu, dès lors que la rupture de la relation contractuelle ne met pas fin à tous les engagements dont ces dernières seraient convenues. Le franchiseur, en l’espèce, n’avait pas veillé à vérifier si l’ancien exploitant avait rempli son obligation de restitution, mais également son obligation de ne plus faire figurer la marque exploitée sur les répertoires électroniques. Or, ce contrôle pouvait intervenir à l’expiration du délai de huit jours fixé contractuellement. Le recours à la bonne foi dans ce cadre vient sanctionner l’inaction prolongée du franchiseur, qui ne s’est décidé à agir que plus de trois ans après la rupture du contrat. Sans caractériser expressément une intention de nuire, la cour d’appel retient une mauvaise foi du franchiseur en raison du profit que son inaction lui procure à travers l’application de l’astreinte conventionnelle. L’arrêt a été rendu sous l’empire du droit ancien, mais sa solution parait aisément transposable aux contrats soumis aux dispositions en vigueur du droit des contrats depuis la réforme du droit des contrats du 10 février 2016 sur le fondement de l’article 1104 du Code civil N° Lexbase : L0821KZG.

Par Jordi Mvitu Muaka

 

[1] L’arrêt se fonde sur l’article 1134 du Code civil N° Lexbase : L1234ABC dans sa rédaction antérieure à la réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations du 10 février 2016.

[2] V. not., Cass. civ. 1, 9 mars 1977 : Bull. civ. I, n° 126 ; Cass. com. 29 juin 2010, n° 09-14.123, F-D N° Lexbase : A6712E3Y: RDC, 2011, p. 47, obs. Y. Laithier.

[3] Sur la modération de la clause pénale, v. É. Alfandari, Le contrôle des clauses pénales par le juge, JCP, 1971, I, 2395 ; également C. civ., art. 1231-5 N° Lexbase : L0617KZU.


Suspension de l'accès aux services bancaires en vertu de l’obligation de vigilance issue du Code monétaire et financier

♦ CA Lyon, 3e chambre A, 7 mars 2024, n° 23/02236 N° Lexbase : A92272TW

Mots-clés : responsabilité civile contractuelle du banquier • conditions générales • suspension fautive des services bancaires • abus de droit

Solution : Sur le fondement de l’abus de droit, la cour d’appel de Lyon énonce que le banquier peut engager sa responsabilité civile lorsqu’il décide, sans information ni mise en demeure préalable, de suspendre ses services bancaires en ligne à l’égard d’un client. L’attention portée au respect des obligations de vigilance issue du Code monétaire et financier ne suffit pas à justifier de plein droit l’application d’une telle mesure.

Portée : L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon contribue à appréhender les effets des règles de vigilance et de compliance, émanant de la régulation des activités bancaires, sur les contrats conclus entre les établissements bancaires et leurs clients.


Afin de prévenir le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, les établissements bancaires sont astreints à un certain nombre d’obligations de vigilance [1]. Ils doivent notamment recueillir des informations précises sur l’identité de tout client, dès le début de la relation d’affaires, et tout au long de celle-ci lorsque des changements affectant sa situation surviennent [2]. Lorsque le client est une société, la banque est tenue de s’informer sur l’identité de ses dirigeants et de chacun de ses associés [3]. Le défaut de diligence de la banque expose celle-ci à des sanctions disciplinaires [4].

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon portait sur l’hypothèse du défaut de communication des documents d’identité sur le nouveau président d’une SAS à la banque domiciliataire de son compte courant. Cette dernière avait réitéré sa demande près d’un mois après avoir pris connaissance du changement de présidence au sein de la société. À l’issue d’une énième demande d’information restée sans réponse, l’établissement suspendit l'accès en ligne au compte de la société, considérant que la manière avec laquelle le président nommé s'employait à éluder ses demandes la tenait dans une situation d'incertitude faisant peser à son encontre un risque de sanction disciplinaire. En effet, une clause de la convention de compte courant réservait à la banque le droit de suspendre l'accès au service en ligne afin de procéder aux vérifications complémentaires d'usage, dans le cadre de son obligation de vigilance et en vue de protéger le client contre toute opération frauduleuse. La clause attribuait en somme un pouvoir de sanction unilatéral à la banque s’exerçant contre son client.

La décision rendue par les juges lyonnais ne remet pas en cause la validité de cette clause qui, au demeurant, apparaît comme une clause de style dans les conventions de compte courant [5]. Les juges d’appel remettent surtout en cause la motivation de la décision prise par la banque. En l’occurrence, ces derniers considèrent que la banque a procédé sans information, ni mise en demeure préalable à la suspension de l'accès aux services bancaires en ligne. Deux jours avant cette suspension, un rendez-vous avait pourtant été convenu avec la société cliente à la semaine suivante, pour notamment « faire le point sur les documents de mise à jour » demandés par la banque. La tenue de ce rendez-vous aurait été l’occasion pour la société cliente de transmettre en mains propres les documents attendus, en l’occurrence l’extrait K-Bis de moins de trois mois et la pièce d'identité du nouveau dirigeant de la SAS.

La cour d’appel de Lyon se fonde dans ce litige sur l’abus de droit pour sanctionner l’exercice par la banque d’une prérogative contractuellement convenue entre les parties. Elle se rapproche ainsi de la lignée des décisions jurisprudentielles relatives à la validité de clauses accordant à une partie le pouvoir d’imposer unilatéralement certaines décisions à son cocontractant [6] . Cette jurisprudence se fonde sur l’abus pour encadrer l’exercice de ce pouvoir accordé à une partie dans le cadre du contrat. Ce recours à l’abus du droit semblait nécessaire dans ce litige, car, en principe, la suspension des services bancaires en ligne était limitée à quatre situations expressément énoncées dans la convention de compte courant, en l’occurrence : impossibilité de prélever le prix pour quelque cause que ce soit ; l’existence d'un incident bancaire affectant un des comptes du client, notamment blocage ; l’avis à tiers détenteur ou saisie-attribution ; la procédure de sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire du client.

Ainsi, si la banque peut se réserver le droit de suspendre inopinément ses services dans le cadre de son obligation professionnelle de vigilance, c’est à la condition que cette décision ne soit constitutive d’abus. Dans le litige ayant conduit à la saisine des juges d’appel, cet abus se manifestait par les circonstances dans lesquelles la décision litigieuse a été prise. La suspension des services en ligne a été décidée sans information préalable du client, avant la tenue d’un rendez-vous au cours duquel les documents requis auraient pu être transmis par le nouveau dirigeant de la société cliente. En un mot, c’est très certainement le caractère hâtif de la décision que la cour d’appel de Lyon condamne.

Par Jordi Mvitu Muaka

 

[1] C. mon. fin., art. L. 561-5 et s N° Lexbase : L5147LBA.

[2] C. mon. fin., art. L. 561-5-1 N° Lexbase : L4971LBQ.

[3] C. mon. fin., R. 561-5 N° Lexbase : L0931LWE.

[4] C. mon. fin., art. L. 561-36 N° Lexbase : L0309NAP ; v. également, ACPR, décembre n° 2016-10 du 8 novembre 2017[en ligne] ; ACPR, décembre no 2017-05 du 17 avril 2018 [en ligne].

[5] V. not., M. Storck, La clôture du compte bancaire, in J. Lasserre Capdeville (dir.), La responsabilité civile du banquier aujourd'hui, LexisNexis, coll. Actualité, 2022, p. 47 et s.

[6] V. not., Cass., ass. plén., 1er décembre 1995, n° 93-13.688 N° Lexbase : A8251AB9, n° 91-15.578 N° Lexbase : A1731AAD, n° 91-15.999 N° Lexbase : A5967AHH et n° 91-19.653 N° Lexbase : A5344ABK ; Cass. com., 4 novembre 2014 : J. Ghestin, De la fixation unilatérale des prix dans l’exécution d’un contrat d’approvisionnement exclusif, D., janvier 2015, n° 3, p. 183 ; égal. P. Lokiec, Contrat et pouvoir : essai sur les transformations du droit privé des rapports contractuels, préf. A. Lyon-Caen, LGDJ, 2004, n° 2.


Appréciation assouplie de la faute de vigilance du banquier prestataire de service de paiement

♦ CA Lyon, 6e chambre, 20 février 2025, n° 22/04150 N° Lexbase : A90520HQ

Mots-clés : responsabilité civile du banquier • devoir de vigilance • services de paiement • liste noire

Solution : Le banquier prestataire de services de paiement n’engage pas sa responsabilité lorsque les paiements litigieux effectués pour le compte de son client ne présentent manifestement aucun caractère anormal ni irrégulier.

Portée : Les juges lyonnais, dans cet arrêt, adoptent une analyse de jurisprudence constante sur le contenu de l’obligation de vigilance. Ils retiennent néanmoins une conception moins stricte du caractère manifeste de l’irrégularité devant alerter la banque à l’égard des paiements effectués par son client.


En vertu du devoir de vigilance, l’établissement de crédit est chargé, avant d'exécuter une opération pour le compte de son client, d’examiner la régularité apparente de celle-ci. Il s’agit d’une obligation émanant de la jurisprudence [1], rattachée à l’exercice de la profession bancaire. Elle constitue une exception au principe de non-ingérence du banquier dans les affaires de ses clients. Ce principe autorise le banquier à exécuter des transactions pour le compte de ses clients, même lorsque celles-ci seraient illicites ou frauduleuses [2]. Par exception à ce principe, le banquier peut être chargé de contrôler les opérations effectuées par ses clients. Cette immixtion du banquier constituant alors une exception, les conditions de son déclenchement sont appréciées de manière stricte. Mais cette appréciation stricte est source d’un contentieux presque intarissable visant à une plus grande responsabilisation des banques à l’égard des fraudes et des escroqueries, dont les clients sont couramment victimes, telles que la fraude aux faux conseillers bancaires, les falsifications de RIB et la création de comptes bénéficiaires fictifs, ou encore la fraude à la remise de chèques.

C’est dans ce contexte que s’inscrit le présent arrêt. Ce dernier concernait l’exécution par une banque de neuf virements au bénéfice d’une plateforme placée sur liste noire par l’AMF et la Banque de France. En effet, un particulier avait donné à sa banque l’ordre d’effectuer plusieurs virements d’un montant relativement élevé dans des comptes domiciliés à Malte et au Danemark, qui avaient été ouverts au bénéfice d’une plateforme d’achat-revente de diamants. L’ensemble des opérations se déroula sur une durée de huit mois, et peu de temps avant l’exécution des derniers virements, la plateforme concernée fut placée sur la liste noire de l'AMF et de la Banque de France. À la découverte du montage frauduleux dont il a été victime, ce client fait assigner la banque domiciliataire en invoquant un manquement au devoir de vigilance au regard du fonctionnement inhabituel non détecté de son compte bancaire.

La cour d’appel de Lyon déboute la demande de réparation formulée par le client. D’une part, les anomalies qui entachaient les virements effectués ne pouvaient être considérées comme apparentes. Selon les juges lyonnais, pour un banquier normalement vigilant, les opérations de virement en l'espace de neuf mois, au profit d'une même société européenne sur un compte bancaire situé dans un pays européen, dont seules les deux dernières portaient sur des montants relativement élevés, avaient l'apparence d'un investissement donnant lieu à une contrepartie ou à un bénéfice. Ces opérations ne présentaient donc pas de caractère anormal, aucun élément ne permettant de suspecter une éventuelle fictivité de la société bénéficiaire. Du reste, le caractère anormal de ces opérateurs était difficilement décelable au regard du fonctionnement antérieur du compte du client qui avait toujours été créditeur.

D’autre part, la cour d’appel de Lyon ne retient pas la responsabilité de l’établissement de crédit, pour l’exécution du virement, en dépit de la mention sur liste noire du bénéficiaire des virements litigieux. En cause, la valeur probante de la liste noire. Les juges précisent les conditions, ici absentes, sous lesquelles il est possible de se prévaloir de cette liste. En l’occurrence la liste noire dressée doit être à usage des banques et les noms mentionnés doivent permettre l’identification du bénéficiaire de la transaction exécutée par la banque pour le compte de son client. Sur la base de ces critères, la cour d’appel écarte, à juste titre semble-t-il, la liste noire dressée par l’AMF, car elle mentionne un nom de site internet sans autre référence permettant d’identifier nommément la société bénéficiaire des virements litigieux. Les juges lyonnais ne se prononcent pas en revanche sur la liste établie par la Banque de France, aussi invoquée par le client, car elle n’avait pas été fournie. La production de cette liste aurait peut-être permis d’établir le caractère apparent de l’irrégularité des transactions, en suivant ici le raisonnement formulé à l’égard de la liste de l’AMF, car les actes de cette autorité administrative visent spécialement les établissements bancaires. La même analyse peut être rapportée aux actes de l’Autorité des contrôles prudentiels et de résolution en raison de ses attributions dans la régulation des activités bancaires. Quoi qu’il en soit, l’analyse retenue par la cour d’appel de Lyon dans son arrêt élargit relativement le champ de la vigilance qui classiquement se limite tantôt à la régularité du document matériel transmis à la banque par son client, tantôt à la nature des opérations effectuées par le client et au fonctionnement du compte, ce que la doctrine résume par une distinction entre anomalies matérielles et anomalies intellectuelles [3]. Dans son analyse, la cour d’appel laisse suggérer que la situation du bénéficiaire de l’opération, certes connue de la banque seule, peut intégrer le champ des irrégularités apparentes, seuil à partir duquel l’inaction de la banque devient fautive.

Par Jordi Mvitu Muaka

 

[1] V. not., Cass. com., 25 avril 1967: JCP, 1967, II, 15306, obs. C. Gavalda ; Cass. com., 3 janvier 1977, n° 75‑11.853 N° Lexbase : A7157AG8.

[2] Cass. civ., 28 janvier 1930 : RTD civ., 1930, p. 369, obs. R. Demogue ; Cass. com., 27 janvier 2015, n° 13-20.088, F-D N° Lexbase : A7121NAY : LEDB, mars 2015, p. 5.

[3] J. Lasserre Capdeville et alii., Droit bancaire, Dalloz, 4e éd., 2024, n° 281.


Caractère animateur d’une holding : il faut le voir pour le croire !

♦ CA Lyon, 1re civ. A, 22 mai 2025, n° 22/00138 N° Lexbase : B6852AEI

Mots-clés : société holding • caractère animateur • participation active • impôt sur la fortune • redressement fiscal

Solution : Le caractère animateur d’une holding ne saurait se déduire d’intentions déclarées, mais doit se matérialiser par des actes concrets.

Portée : La cour d’appel confirme fermement les critères exigés pour bénéficier des régimes de faveur attachés à la qualification de holding animatrice et en précise les conditions.


À l’instar de Saint Thomas, la cour d’appel adopte dans son appréciation du caractère animateur des holdings une démarche rigoureuse, fondée sur des exigences probatoires strictes : seul compte ce qui peut être vu ou, en l’occurrence, ce qui peut être démontré. Pierre angulaire de la fiscalité patrimoniale, cette notion essentielle tant en matière de droits de mutation à titre gratuit, d’imposition du revenu et des plus-values, mais également d’impôt sur la fortune permet aux contribuables de réclamer le bénéfice d’avantages fiscaux spécifiques.

En l’espèce, afin de bénéficier d'une réduction sur l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), deux époux réalisèrent deux investissements successifs, en 2009 et en 2010, par le biais de participations aux augmentations de capital d’une société. En application des dispositions de l’article 885-0 V bis du Code général des impôts N° Lexbase : L4759ICA [1], dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 N° Lexbase : L6021MSS, un tel investissement leur permettait de bénéficier d'une réduction d'ISF, à concurrence de 75 % du montant investi [2]. Cette société, qui avait pour objet la mise en relation d'investisseurs redevables de l'ISF et des PME ayant besoin de financements, prit une participation dans une autre société en 2010. Par une proposition de rectification de décembre 2012, l’administration fiscale remit en cause cette réduction fiscale au motif que la société bénéficiaire des versements n'exerçait pas une activité commerciale d'animation. Après rejet de la réclamation contentieuse formée par les époux, ces derniers assignent l'administration fiscale devant le tribunal de grande instance, devenu tribunal judiciaire, de Lyon aux fins d'être déchargés du rehaussement d'impôt. Par jugement du 8 décembre 2021 (n° RG 17/8024), le tribunal judiciaire de Lyon les déboute de l’ensemble de leurs demandes. Ils interjettent alors appel le 4 janvier 2022, mais la cour d’appel confirme le jugement précédent en toutes ses dispositions.

Les époux tentent dans un premier temps d’invoquer l’irrégularité de la procédure. Un motif bien vite écarté par la cour, qui confirme au contraire la validité de la procédure menée par l’administration fiscale.

Dans un deuxième temps, les époux contestent le bien-fondé de la rectification, faisant valoir le fait que l’implication de la société holding dans la gestion de la société opérationnelle, par la signature d’un pacte d’actionnaires et d’un contrat d’animation notamment, démontrait son rôle actif et prouvait son caractère animateur. L’administration fiscale considère en revanche que cela ne justifie en rien le rôle d’animation de la holding, arguant que les époux se prévalent de l'organisation des liens entre la société holding et les sociétés opérationnelles sans mentionner ni produire d’éléments concrets.

Pour se prononcer, la cour d’appel revient sur la notion même de holding animatrice [3] et en particulier sur les critères permettant de prouver le caractère animateur d’une société holding. Rappelant la nécessité d’un rôle d’animation effectif [4], et ce, dès la souscription au capital de la holding ; la cour refuse de reconnaître un caractère animateur à la société au titre du premier versement, celle-ci n’ayant pris à cette date aucune participation dans une société opérationnelle. Le pouvoir d’animation d’une holding suppose une prévalence de celle-ci dans la conduite des affaires de la société opérationnelle, devant se traduire par une véritable influence sur la structure et les décisions économiques de la société. Ni un niveau de participation minoritaire[5], ni quelques documents contractuels sans mise en œuvre concrète ne permettaient aux époux de prouver une telle influence, et ce, quand bien même la société holding aurait défini en son sein une stratégie, n’étant en réalité pas en mesure de l’imposer. L’absence de moyens humains propres à la holding, indicateur flagrant d’inactivité, n’a fait que renforcer cette impression. Enfin, de manière beaucoup plus littérale, la cour retient l’importance de la terminologie utilisée dans les documents contractuels : le terme d’« investisseur », désignant la holding, en opposition à l’appellation d’« entrepreneur » pour l’associée historique, constitue un indice défavorable supplémentaire.

En définitive, cet arrêt permet de préciser clairement les critères permettant de prouver le rôle d’animation d’une holding, et par la même de bénéficier des régimes de faveur attachés à la qualification de holding animatrice. Cette qualité ne repose pas simplement sur une intention déclarée ou sur une construction juridique formalisée par des documents contractuels sans portée réelle. Au contraire, l’animation doit être démontrée par des faits précis, dès la souscription des contribuables réclamant le bénéfice des régimes susvisés, et doit se traduire par une implication active, effective et continue dans la gestion et la stratégie des sociétés opérationnelles.

Par Sakina Dissa

 

[1] Selon les dispositions de cet article, les contribuables qui souscrivaient au capital initial ou aux augmentations de capital de sociétés, en numéraire ou en nature par apport de biens nécessaires à l'exercice de l'activité, constituant de petites ou moyennes entreprises (PME) exerçant exclusivement une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale et se trouvant en phase d'amorçage, de démarrage ou d'expansion, au sens des lignes directrices concernant les aides d'État visant à promouvoir les investissements en capital-investissement dans les PME (2006/C 194/02), pouvaient imputer sur leur impôt de solidarité sur la fortune 75 % des versements effectués au titre de ces souscriptions, dans la limite de 50 000 euros d’avantage fiscal.

[2] « Est assimilée à une société constituant une PME exerçant à titre prépondérant une activité éligible la société holding qui, outre la gestion d'un portefeuille de participations, a pour activité principale la participation active à la conduite de la politique de son groupe et au contrôle de ses filiales constituant des PME exerçant une activité commerciale, industrielle, artisanale, agricole ou libérale et se trouvant en phase d'amorçage, de démarrage ou d'expansion, et, le cas échéant et à titre purement interne, la fourniture à ces filiales de services spécifiques, administratifs, juridiques, comptables, financiers et immobiliers. » (Cass. com., 3 mars 2021, n° 19-21.161, FS-D N° Lexbase : A01174KK : RJF, 1/22, n° 90).

[3] « Une société holding qui a pour activité principale, outre la gestion d'un portefeuille de participations, la participation active à la conduite de la politique du groupe et au contrôle de ses filiales et, le cas échéant et à titre purement interne, la fourniture de services spécifiques, administratifs, juridiques, comptables, financiers et immobiliers, est animatrice de son groupe. » (CE, 3e-8e-9e-10e ch. réunies, 13 juin 2018, n° 395495, n° 399121, n° 399122 et n° 399124 N° Lexbase : A9347XQA : FR, 31/18 inf. 1, p. 3.

[4] Elle confirme ainsi un principe posé par la Cour de cassation : Cass. civ. 3, 9 mai 2019, n° 16-24.701, FS-P+B+I N° Lexbase : A0799ZB9.

[5] En l’espèce, la holding détenait seulement 49 % de la société opérationnelle.


L’action individuelle à l’épreuve du préjudice social : une impasse juridique ?

♦ CA Lyon, 6e ch., 28 mai 2025, n° 24/00135 N° Lexbase : B6317AEP

Mots-clés : responsabilité civile du dirigeant • préjudice personnel (non) • préjudice social, obligation de loyauté • recevabilité de l’action (non)

Solution : Faute de préjudice personnel distinct de celui subi par la société, la cour d’appel de Lyon déclare irrecevable l’action d’une associée en responsabilité civile du dirigeant.

Portée : L’arrêt confirme une jurisprudence constante exigeant la distinction entre le préjudice personnel et celui social. Il révèle surtout la difficulté persistante à isoler un préjudice personnel, la frontière entre eux restant ténue.


Lorsque le dirigeant manque à ses obligations, c’est parfois l’associé qui en paie le prix, lésé dans son intérêt propre. Distinguer préjudice personnel et social demeure toutefois un exercice incertain, malgré une jurisprudence abondante. L’arrêt de la cour d’appel de Lyon en date du 28 mai 2025 en témoigne.

Une associée minoritaire assigne en justice l’associé majoritaire et gérant de la société, lui reprochant, en sa qualité de gérant, d’avoir commis une faute contractuelle envers la société, laquelle constitue une faute quasi-délictuelle à son égard. Il lui est notamment reproché de ne pas avoir donné suite à plusieurs propositions d’achat plus avantageuses, la société ayant finalement été vendue à un prix inférieur. Elle invoque ainsi un manquement à son devoir de loyauté, qui lui a causé un préjudice personnel. Sur ce fondement, elle l’a assigné en réparation de ses préjudices matériel et moral, réclamant 280 000 euros à titre principal pour perte de chance de vendre ses parts à meilleur prix, et autant à titre subsidiaire pour le préjudice moral d’avoir vu la valeur de ses parts diminuer. La cour d’appel infirme la décision de première instance ayant admis l’action et juge cette dernière irrecevable. Elle s’est, en réalité, confrontée à la question classique, mais déterminante de l’identification du préjudice personnel de l’associé.

L’exercice de l’action individuelle en responsabilité civile de droit commun se teinte de spécificités lorsqu’il concerne les enjeux propres aux relations sociétaires, qui en façonnent profondément la portée (I). La jurisprudence, abondante mais hétérogène, peut alors placer l’associé dans une véritable impasse juridique (II).

 

I. L’action en responsabilité civile individuelle sous le prisme sociétal

L’article 1843-5 du Code civil N° Lexbase : L2019ABE offre à l’associé deux actions en réparation : l’action ut singuli visant à réparer un préjudice social, et l’action individuelle dont l’objectif est de réparer un préjudice « purement » personnel. C’est cette seconde voie qui est au cœur de l’arrêt commenté. Or, son régime n’étant pas précisé, il faut recourir au droit commun de la responsabilité civile [1]. Par ailleurs, la réunion des conditions posées par l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9 – faute, préjudice et lien de causalité – s’apprécie ici au regard des particularités du droit des sociétés.

Une faute incontestée, mais discutable. La faute, bien que non définie légalement, se caractérise par « tout fait, d’action ou d’abstention, qui viole une prescription légale ou qui ne correspond pas au comportement de référence qu'aurait adopté une personne raisonnable placée dans la même situation »[2]. L’article 1850 du Code civil N° Lexbase : L2047ABG prévoit que la faute peut découler d’un manquement du dirigeant à ses obligations légales, statutaires ou d’une faute de gestion [3]. Si les deux premiers cas impliquent une faute présumée, la faute de gestion pose davantage de difficultés, car le dirigeant est tenu à une obligation de moyens et non de résultat [4]. La faute de gestion a donné place à divers débats et redondances jurisprudentielles. Qualifiée parfois de catégorie « fourre-tout » [5], la faute de gestion recouvre des comportements affectant la société, sans qu’elle doive être lourde ou dolosive [6]. En l’espèce, l’arrêt ne retient pas l’existence d’une faute de gestion : l’associée reproche au dirigeant une « faute contractuelle » commise à l’égard de la société, laquelle aurait, selon elle, entraîné un préjudice personnel du fait du non-respect de son devoir de loyauté.

Ce devoir, création purement prétorienne à la portée encore incertaine, est parfois mobilisé pour caractériser une faute de gestion, mais peut également être invoqué de manière isolée. La jurisprudence en distingue classiquement deux composantes : d’une part, une obligation d’information, consacrée notamment par l’arrêt « Vilgrain » [7] ; or, en l’espèce, si l’associée soutient que plusieurs propositions d’achat n’ont pas été menées à terme, aucun élément ne prouve que le dirigeant ait dissimulé des informations ou poursuivi un intérêt personnel ; d’autre part, une obligation de non-concurrence, abondamment illustrée par la jurisprudence [8], mais étrangère aux faits de l’espèce.

La jurisprudence [9] tend toutefois à élargir le devoir de loyauté, imposant aux dirigeants un devoir de transparence général vis-à-vis des associés. Ainsi, la Cour de cassation, dans un arrêt du 18 décembre 2012 [10], a jugé coupable le dirigeant qui s’est approprié une « opportunité d’affaires » dont il avait connaissance du fait de ses fonctions, au détriment de la société [11]. Pourtant, en l’espèce, ce n’est pas le cas, le gérant ne s’est approprié aucune opportunité qui pourrait bénéficier à la société.

Toutefois, force est de constater que l’apport de la preuve de la faute du dirigeant par l’associé est généralement aisé [12]. Il suffit que l’associé mette en évidence un comportement dénué d’une diligence suffisante [13]. En l’espèce, la faute n’a pas été contestée par le dirigeant, celui-ci ayant opposé une fin de non-recevoir fondée uniquement sur l’absence de qualité et d’intérêt à agir, faute d’un préjudice personnel. Un préjudice qui semble aller de soi, mais qui est, en réalité, un véritable casse-tête.

Un préjudice personnel ? Plutôt un casse-tête. En effet, le préjudice constituait le point nodal du litige, soulignant une particularité du droit des sociétés en matière de responsabilité civile des dirigeants. Ce régime de responsabilité se heurte à la dualité des préjudices : personnel pour l’associé, social pour la société. Dès lors qu’un même préjudice ne saurait fonder deux réparations distinctes [14], une vigilance particulière s’impose afin d’éviter que l’action individuelle ne soit détournée de sa finalité par un associé confronté aux limites de l’action ut singuli [15], laquelle n’ouvre droit à aucune réparation directe et, qui plus est, reste à sa charge en cas d’échec [16]. Aussi, la jurisprudence rappelle-t-elle sans cesse l’exigence de rapporter la preuve d’un préjudice personnel distinct [17], même si cette distinction demeure difficile à établir. Pour ce faire, les juges opèrent une analyse in concreto, centrée sur la nature du préjudice. La doctrine retient, a priori, un double critère pour qualifier un préjudice personnel : il doit être distinct du préjudice social [18] et sa réparation ne doit pas se confondre avec celle de ce dernier [19].

Dans une affaire proche, la Cour de cassation a jugé que la cession de titres à un prix faible, imputable à une mauvaise gestion du dirigeant, ne constituait qu’un préjudice corollaire de celui subi par la société [20]. La raison en est simple : la réparation du préjudice social éteint nécessairement le préjudice personnel lié à la perte de valeur des titres [21]. En l’espèce, l’associée invoque un préjudice matériel de perte de chance sérieuse de vendre ses parts à un prix élevé, évalué au montant exact de la perte qu’elle estime avoir subie, ainsi qu’un préjudice moral d’un montant équivalent, à titre subsidiaire. Elle soutient que ce dommage est personnel et distinct, dès lors qu’elle seule a perçu le produit de la cession. Toutefois, si la perte de chance peut certes justifier un préjudice réparable [22], il n’en va pas de même lorsqu’elle se traduit par une dévaluation des titres. Dans ce cas, elle est généralement considérée comme un corollaire du préjudice social [23], car la baisse de la valeur des parts compense en principe l’insuffisance d’actif constatée [24]. C’est cette analyse qu’a retenue la cour d’appel de Lyon dans l’affaire commentée, en écartant les prétentions de l’associée au motif que le préjudice allégué relevait exclusivement de la sphère sociale. À titre comparatif, un arrêt de la Cour de cassation [25], proche mais distinct, concernait un manquement au devoir de loyauté, également accompagné d’une perte de chance : un dirigeant avait acheté les actions d’un associé à un prix très bas, puis les avait revendues à un tiers à un prix supérieur, sans informer l’associé des négociations ni du prix proposé [26]. Ce manquement traduisait une forme de trahison qui a conduit les juges à sanctionner le dirigeant pour indemniser le préjudice personnel subi par l’associé [27]. Ce n’est pas le cas dans la décision commentée, puisque les raisons pour lesquelles les précédentes propositions de vente n’avaient pas abouti restent obscures. Plus anciennement, la cour d’appel de Lyon, dans un arrêt de 1984 [28], avait déjà admis qu’une gestion maladroite provoquant des pertes, nécessitant une réduction de capital et une diminution significative des actions détenues par un associé, pouvait justifier une action individuelle. Cependant, une différence majeure existe ici : la société a été vendue, ce qui constitue un préjudice collectif affectant tous les associés. De surcroît, cette situation n’a pas entraîné d’exclusion ni de dilution des droits d’un associé, conditions qui auraient caractérisé un préjudice personnel, mais aussi « spécial » [29].

Un lien de causalité… absence de facto. Pour qu’un événement soit juridiquement reconnu comme cause d’un dommage, il doit avoir joué un rôle déterminant dans le déroulement des faits [30]. En l’espèce, il n’est pas nécessaire de s’attarder sur ce point, car le lien de causalité direct fait défaut. Si la faute et le préjudice entraînent en principe une présomption de causalité, ici, le préjudice personnel n’a pas été établi.

Il ressort de ce qui précède que le droit commun de la responsabilité civile s’est progressivement façonné au prisme des enjeux sociétaires. Il est désormais nécessaire d’examiner une jurisprudence constante qui, malgré ses nuances, enferme l’associé dans une impasse juridique, le privant de recours du seul fait de sa qualité.

II. Une jurisprudence constante débouchant sur une impasse juridique

La jurisprudence est constante : le préjudice social absorbe le préjudice personnel. La rareté des cas où un préjudice personnel est effectivement retenu en constitue la preuve manifeste. Si ce préjudice n’est pas juridiquement exclu, son identification demeure particulièrement délicate, compte tenu de la complexité propre au droit des sociétés. Pour mieux identifier le préjudice personnel, un auteur [31] propose de vérifier si des intérêts patrimoniaux distincts sont en jeu. Par exemple, lorsque le préjudice est de nature quasi-discriminatoire [32], son identification est plus aisée. Il convient toutefois de souligner que la jurisprudence, bien que rare, n’exclut pas la reconnaissance d’un préjudice personnel, même lorsqu’il est de nature patrimoniale, témoignant ainsi d’une volonté certaine de protection de l’associé dans certains cas isolés.

Une jurisprudence protectrice de l’associé. Parmi les exemples marquants, un arrêt de la Cour de cassation du 12 mai 2021 [33] illustre cette tendance protectrice. La Cour a reconnu l’existence d’un préjudice personnel distinct pour un associé supportant un redressement fiscal lié à une société « semi-transparente ». Contrairement aux sociétés à personnalité fiscale opaque, ces structures transfèrent directement aux associés la charge fiscale, rendant le redressement fiscal supporté personnellement par l’associé un préjudice personnel, distinct du préjudice social. En revanche, dans notre cas d’espèce, le préjudice invoqué ne découle pas d’une charge fiscale personnelle, mais d’une perte liée à la valeur de la société elle-même, qui relève donc d’un préjudice collectif affectant l’ensemble des associés [34].

Plusieurs arrêts [35] tendent à reconnaître et protéger les intérêts personnels de l’associé, mais ces arrêts restent minoritaires face à une majorité qui demeure peu sensible aux préjudices individuels.

Une jurisprudence aveugle à l’égard de l’associé. La tendance dominante est en effet celle d’un refus quasi systématique de la reconnaissance d’un préjudice personnel [36]. Cette posture peut, dans certaines situations, placer l’associé dans une véritable impasse juridique, surtout lorsque l’action ut singuli s’avère difficile, voire impossible à engager. Cette situation soulève une interrogation essentielle : l’associé ne serait-il pas, de par sa qualité même, privé de toute réparation lorsque le litige porte sur la dépréciation de ses titres ? [37]

Un arrêt de la Cour de cassation du 4 novembre 2021 [38] illustre ce risque. Un associé avait intenté une action en responsabilité contractuelle contre une banque d’affaires, invoquant un préjudice personnel résultant de l’exécution défectueuse d’un contrat de mandat. La Haute cour a rejeté cette demande au motif que le préjudice personnel distinct n’était pas établi, malgré la double qualité contractuelle de l’associé. De plus, l’action ut singuli ne pouvant être exercée à l’égard de tiers [39], cette voie était également fermée. Enfin, la liquidation de la société empêchait également toute action par celle-ci. Une analyse intéressante [40] propose de ne plus se limiter au seul critère du caractère personnel du préjudice, mais d’y ajouter celui de sa certitude. Autrement dit, il est proposé de déplacer l’examen du stade de la recevabilité – fondé sur le caractère personnel du préjudice – vers celui du fond, en vérifiant la certitude du préjudice allégué. Une telle évolution permettrait de mieux cerner l’existence de deux préjudices distincts, et offrirait aux associés une voie d’action moins formaliste et potentiellement plus équitable.

Transposée à notre cas, si la société en cause avait été une SARL ou une SAS [41], les associés auraient pu, en théorie, se regrouper pour engager une action ut singuli, permettant un partage des frais. Mais en l’occurrence, la configuration des rapports sociaux – entre une associée minoritaire (20 %), ancienne concubine du gérant poursuivi (79 %), et la fille de ce dernier (1 %) – rend peu envisageable une telle action collective, exposant ainsi l’associée à une impasse juridique concrète. Certes, une autre voie théorique, envisageable dans certaines configurations, consisterait à faire désigner un nouveau dirigeant, lequel pourrait engager lui-même l’action au nom de la société (action ut universi), évitant ainsi les contraintes propres à l’action ut singuli. Une telle hypothèse traduirait un retour au principe, selon lequel l’action en responsabilité pour réparer un préjudice subi par la société appartient aux représentants légaux de cette dernière, l’action ut singuli n’ayant vocation à s’y substituer qu’en cas d’inertie des titulaires de l’action ut universi [42].

Au regard de la jurisprudence analysée, les juges privilégient une appréciation in casu, sans édicter de critères uniformes, afin de conserver une marge d’appréciation large pour qualifier chaque situation isolément. Le cas d’espèce illustre une fois de plus la véritable épreuve à laquelle sont confrontés les juges, tiraillés entre la protection des associés et la prévention des recours redondants.

Par Yasmine Dekhil

 

[1] C. civ., art. 1240 N° Lexbase : L0950KZ9. V. par ex. M. Cozian, F. Deboissy, A. Viandier, Droit des sociétés, 37e éd., LexisNexis, 21 août 2024, pp. 183 et s.

[2] N. Jullian, À la recherche de l’introuvable préjudice personnel de l’associé, note sous Cass. civ. 3, 12 mai 2021, n° 19-13.942, FS-P N° Lexbase : A85064RH, D., novembre 2021, n° 38, p. 1992.

[3] C. civ., art. 1850 N° Lexbase : L2047ABG.

[4] D. Gibirila, Dirigeants sociaux – Responsabilité civile, n° 1053, JCI, LexisNexis.

[5] Q. Némoz-Rajot, Les interventions judiciaires spécifiques au droit des sociétés in bonis, Y. Reinhard (dir.), thèse, Université Lyon 3, 3 décembre 2015, p. 465 N° Lexbase : X0364CRW.

[6] Cass. com., 19 juin 2001, n° 98-18.929 N° Lexbase : A6191ATH : D. Gibirila, op. cit.

[7] Cass. com., 27 février 1996, n° 94-11.241 N° Lexbase : A2401ABK. Pourtant, le fondement juridique retenu dans cet arrêt était la réticence dolosive. V. par ex. J.-B. Lenhof, Réflexions sur l'obligation de loyauté dans les SARL, Lexbase Affaires, décembre 2011, n°277 N° Lexbase : N9269BS4 ; V. A. Six, Droit des sociétés : Le devoir de loyauté du directeur général une nouvelle fois réaffirmé !, 20 janvier 2015, modifié, 3 juin 2015.

[8] v. par ex. Cass. com., 11 février 1964, : Bull. civ. III, n° 67 et Cass. com., 15 novembre 2011, n° 10-15.049, F-P+B N° Lexbase : A9345HZ7.

[9] V. aussi Cass. com., 12 mars 2013, n° 12-11.970, F-D N° Lexbase : A9651I9C, où la Cour de cassation a considéré coupable le dirigeant qui « s’abstient d’informer l’associé cédant ses actions de circonstances de nature à influer sur son consentement ». Cette rigueur s’étend aussi aux cours d’appels, v. par ex. CA Versailles, 12e ch., 1er juillet 2014, n° 12/07800 N° Lexbase : A2794MSB.

[10] Cass. com., 18 décembre 2012, n° 11-24.305, F-P+B N° Lexbase : A1643IZU. V. en ce sens : J.-B. Lenhof, Variations sur le fondement juridique du devoir de loyauté, La lettre juridique, février 2013, n° 516 N° Lexbase : N5758BTG.

[11] Et ce même si la société n’est pas directement concernée par l’opération envisagée : l’immeuble en litige correspondait à celui que la clinique louait pour l’exercice de son activité. Les associés avaient exprimé leur intention de l’acquérir à titre personnel, en confiant au dirigeant un mandat pour réaliser cette opération. Le fait que la société elle-même n’ait pas été directement concernée a conduit la cour d’appel de Paris à rejeter leur demande d’indemnisation. V. en ce sens : A. Six, op. cit.

[12] Contrairement à la situation des tiers, pour lesquels la Cour de cassation exige une « faute détachable des fonctions ». Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092 N° Lexbase : A1619B9T. V. en ce sens ; H. Le Nabasque, Enfin une définition de la faute détachable, Bull. Joly sociétés, juillet 2003, n° 7, p. 786.

[13] D. Gibirila, op. cit.

[14] Cass. civ. 2, 9 février 2023, n° 21-21.217, F-B N° Lexbase : A44829CY. Add. J. Pocard, Responsabilité civile – Conditions générales de l’action en responsabilité, JCI, LexisNexis, 28 mai 2024, n° 4623 ; N. Jullian, À la recherche de l’introuvable préjudice personnel de l’associé, précité.

[15] J.-J. Ansault, À la recherche du préjudice personnel subi par l’associé, note sous Cass. com., 30 mai 2018, n° 17-10.393, F-D N° Lexbase : A1680XQB, Bull. Joly sociétés, novembre 2018, p. 630.

[16] F. Marmoz, Fiches de Droit des sociétés, Rappels de cours et exercices corrigés, 4e éd., ellipses, 2022, p. 152 et s., M. Caffin-Moi, Préjudice personnel de l’associé : des questions, toujours des questions..., note sous Cass. com., 4 novembre 2021, n° 19-12.342, FS–B N° Lexbase : A06657BA, RDC, juin 2022, n° 2, p. 69.

[17] Cass. com., 26 janvier 1970, n° 67-14.787 N° Lexbase : A6532AGZ ; Cass. com., 30 mai 2018, n° 17-10.393, F-D N° Lexbase : A1680XQB ; Cass. com., 4 novembre 2021, n° 19-12.342.

[18] En procédure collective, le préjudice personnel doit être distinct de celui de la société et du préjudice collectif des créanciers. V. en ce sens : I. Parachkévova-Racine, Retour sur le préjudice personnel de l’associé agissant à l’encontre du dirigeant, note sous l’arrêt Cass. com., 2 juin 2021, n° 19-23.758, F-D N° Lexbase : A23694UB, in Restructuration des sociétés en difficulté, Bull. Joly sociétés, septembre 2021, p. 47. 

[19] N. Jullian, op.cit.

[20] Cass. com., 26 janvier 1970, n° 67-14.787, précité.

[21] Y. Guyon, M. Buchberger, Dirigeants sociaux - Responsabilité civile, n° 132-10, JCI, LexisNexis, 20 septembre 2024, § 91-92.

[22] J. Pocard, Responsabilité civile – Conditions générales de l’action en responsabilité, JCI, LexisNexis, 28 mai 2024, n° 4623. Toutefois, la perte de chance implique une indemnisation proportionnée à l’incertitude de sa réalisation, et non au gain attendu. V. en ce sens : Cass. ass. plén., 9 octobre 2006, n° 06-11.056 N° Lexbase : A6865DRP et Cass. com., 7 janvier 2004, n° 01-17.426, F-D N° Lexbase : A6938DA9. Dans ce dernier, la Cour de cassation a décidé que « la valeur de la chance de céder des titres ou participations ne peut être égale au prix attendu de la cession projetée ». Certaines circonstances ont, toutefois, donné lieu à une réparation intégrale, v. par ex. CA Paris, 5e-8e ch. réunies, 17 septembre 2013, n° 12/14712 N° Lexbase : A2016KLA. V. plus généralement : J.-B. Lenhof, Perte d’une chance d’investir et réparation du préjudice personnel subi par des actionnaires, note sous l’arrêt Cass. com., 9 mars 2010, n° 08-21.547, FS-P+B N° Lexbase : A1721ETW, Lexbase Droit privé, avril 2010, n° 390 N° Lexbase : N7363BNZ.

[23] Cass. com., 15 juin 2002, n° 97-10.886, F-D N° Lexbase : A7958AXZ.

[24] J.-B. Lenhof, Perte d’une chance d’investir et réparation du préjudice personnel subi par des actionnaires, op. cit.

[25] Cass. com. 15 mars 2017 n° 15-14.419, F-D N° Lexbase : A2828UCQ.

[26] M. Caffin-Moi, Devoir de loyauté du dirigeant : les limites de la réparation du préjudice, note sous, Cass. com., 15 mars 2017, n° 15-14.419, LEDC, n° 110t4, juin 2017, p. 7.

[27] Toutefois, la réparation accordée dans cet arrêt restait limitée, excluant une indemnisation intégrale de la différence entre les prix. La Cour de cassation a confirmé ce principe, rappelant que la perte de chance ne peut être indemnisée à hauteur de l’avantage espéré, du fait de son incertitude. V. en ce sens, ibid.

[28] CA Lyon, 1re ch., 5 juillet 1984 : JurisData n° 1984-041205 ; V. Guyon, M. Buchberger, op. cit.

[29] Cass. com., 18 juillet 1989, n° 87-20.261 N° Lexbase : A5077CWX. V. Guyon, M. Buchberger, op. cit.

[30] J. Pocard, op. cit.

[31] F. Teffo, Réflexions sur le fondement de la reconnaissance du préjudice individuel de l’associé, Rev. des sociétés, 2019, 237, n° 23.

[32] J.-J. Ansault, op. cit., p. 631.

[33] Cass., civ. 3, 12 mai 2021, n° 19-13.942, FS-P N° Lexbase : A85064RH.

[34] N. Jullian, op. cit.

[35] V. en ce sens : D. Gibirila, op. cit., qui cite à titre d’exemples de préjudices personnels reconnus : la surévaluation des apports d’un actionnaire entraînant une majoration injustifiée de sa participation (Cass. com., 28 juin 2005, n° 03-13.112, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A8437DIC) ; ainsi que l’erreur intentionnellement induite par les dirigeants envers les actionnaires minoritaires lors d’une réduction de capital visant à racheter leurs titres à un prix inférieur (Cass. com., 8 novembre 2005, n° 03-19.679 N° Lexbase : A5936DLG).

[36] V. en ce sens : ibid. L’auteur cite à titre d’exemples : Le préjudice financier subi par un associé correspondant à la perte proportionnelle à ses parts dans la société (CA Aix-en-Provence, 7 juillet 2004 : RJDA, 2005, n° 1351). Aussi, la simple diminution du patrimoine social ne constitue pas un préjudice personnel pour l’associé (Cass. com., 21 septembre 2004, n° 03-12.663, F-D N° Lexbase : A4210DDB ; Cass. com., 12 juin 2012, n° 11-14.724, F-D N° Lexbase : A8948INQ).

[37] M. Caffin-Moi, Préjudice personnel de l’associé : des questions, toujours des questions..., op. cit.

[38] Cass. com., 4 novembre 2021, n° 19-12.342.

[39] M. Caffin-Moi, op. cit., p. 69.

[40] Ibid, p.70.

[41] C. com., art. L.223-23 N° Lexbase : L5848AIG et L. 227-1 N° Lexbase : L5335MKS.

[42] Sur ce point, v. J. Gallois, L'associé est-il vraiment le seul à pouvoir exercer l'action ut singuli ?, n°1146, La Semaine Juridique - Entreprise et affaires, 11 mai 2023, n° 19. V. plus généralement : Y. Guyon, M. Buchberger, op. cit., § 88.

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Droit des biens

[Chronique] Droit des biens

Lecture: 4 min

N2762B3P

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par Xavier Baki-Mignot, Docteur en droit

Le 28 Juillet 2025

Vacance d’une servitude de passage

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 février 2025, n° RG 23/01983 N° Lexbase : B5752AIU

Mots-clefs : servitude • passage • prescription extinctive • non-usage • vacance

Solution : La cour d’appel de Lyon rappelle que c’est à celui qui prétend jouir d’une servitude dont il n’a pas la possession actuelle, qu’il incombe d’établir qu’elle n’a pas été inusitée pendant trente ans.

Portée : Les propriétaires d’un fonds jouissant d’une servitude veilleront, sous peine d’en perdre le bénéfice, à pouvoir toujours au besoin démontrer qu’ils en usent.


C’est à l’occasion d’un litige principalement relatif à la réfaction d’un mur séparatif que les demandeurs soulevèrent, en outre, un problème de servitude, car, comme il arrive fréquemment en matière de voisinage, on profite du passage au tribunal pour vider son sac et solder d’un seul coup tous les différends.

Comme souvent, et plus encore depuis l’anonymisation des références cadastrales, sorte d’ultime métastase monstrueuse du droit à la vie privée devenu incontrôlable, il faut lire l’arrêt plusieurs fois pour se faire une idée juste de la situation topographique, en synchronie comme en diachronie, au point qu’on se demande à la fin si les juges, si justement soucieux de l’intelligibilité de leurs décisions, et si convaincus de la vertu thaumaturgique de la motivation pour tous, ne seraient pas bien inspirés de donner carrément un plan, le Code de procédure civile n’interdisant pas, à notre connaissance, de faire des dessins.

On comprend cependant ceci. Deux couples de voisins s’opposent sur des parcelles qui avaient autrefois appartenu à un même propriétaire. Ce dernier avait divisé son héritage, et il en était résulté que l’un des deux fonds, vendu à un tiers, se trouvait enclavé. Les titres mentionnent un droit de passage sur l’autre jusqu’à la voie publique. Mais, ultérieurement, la première partie de ce passage devait elle-même devenir voie publique. Les propriétaires du fonds argué servant tentent donc de se libérer de la seconde partie, en niant, par voie d’action, l’existence de la servitude.

Ils prétendent d’abord que les titres de propriété n’avaient conféré au premier acquéreur, l’auteur des défendeurs, qu’un droit de passage purement personnel sur leur fonds. Étrangement, la cour d’appel les suit sans sourciller dans cette argumentation. Or c’est méconnaître que la servitude supportée réellement au plan passif ne peut être que réelle aussi au plan actif [1]. Le service foncier stipulé dans le titre doit être soit interprété comme tel, soit, si les termes ne sont pas ambigus, regardé comme nul.

Cette erreur était toutefois sans emport dans l’affaire commentée, car la cour d’appel admet bien une servitude, sinon par titre, du moins par destination du père de famille. En effet, la servitude de passage se manifestait, au-delà de la partie devenue voie publique, par un « cheminement piétonnier fait de marches anciennes constituées de blocs de pierres », caractérisant le « signe apparent » exigé par la loi (C. civ., art. 694 N° Lexbase : L3293ABL).

Les défendeurs devaient pourtant succomber, pour cause de vacance. Ce n’est pas que le désenclavement en tant que tel ait provoqué l’extinction de la servitude, contrairement à ce qu’alléguaient leurs adversaires, car cet effet extinctif (C. civ., art. 685-1 N° Lexbase : L3284ABA) n’atteint que la servitude légale des fonds enclavés (C. civ., art. 682 N° Lexbase : L3280AB4), qui n’avait pas lieu d’exister, précisément grâce à l’existence d’une servitude par le fait de l’homme. Mais encore fallait-il que cette servitude ne fût pas restée inusitée pendant trente ans (C. civ., art. 706 N° Lexbase : L3315ABE), ce que les défendeurs échouaient à démontrer. On imagine aisément que le désenclavement a pu jouer, à ce stade, comme constituant une présomption forte de non-usage, car l’utilisation effective d’un droit réel devenu inutile ou presque est peu vraisemblable. La servitude est donc jugée éteinte par prescription extinctive, et il est fait défense aux intéressés, par conséquent, de pénétrer sur l’héritage de leurs voisins.

L’arrêt illustre bien la forte pénétration du système de la vacance en termes de sources. La prescription trentenaire des servitudes est prévue par la loi : c’est un état de vacance, c’est-à-dire de non-usage structurel, qui a pour particularité de résulter du seul écoulement du temps, pendant une certaine durée jugée suffisamment prophétique [2]. Mais la jurisprudence en a décuplé la portée, en exigeant du propriétaire du fonds dominant, même défendeur à l’action négatoire, qu’il prouve lui-même l’absence de prescription extinctive dès lors qu’il n’est pas en possession actuelle de la servitude, comme c’était le cas en l’espèce [3]. C’est ce complexe législativo-prétorien qui donne ici toute sa puissance à l’effet corrosif de la vacance sur les droits réels.


[1] C. civ., art. 686 N° Lexbase : L3285ABB : « Il est permis aux propriétaires d’établir sur leurs propriétés, ou en faveur de leurs propriétés, telles servitudes que bon leur semble, pourvu néanmoins que les services établis ne soient imposés ni à la personne, ni en faveur de la personne ».

[2]X. Baki-Mignot, La vacance. Principes d’une théorie générale de la propriété, thèse Lyon III, 2025, passim.

[3]Cass. civ. 3, 17 février 1993, n° 90-19364 N° Lexbase : A5463ABX.

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Droit des personnes

[Chronique] Droit des personnes et de la famille

Lecture: 23 min

N2768B3W

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par Aurélien Molière - Aurore Camuzat - Margot Musson

Le 29 Juillet 2025

Par Aurélien Molière, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3 ; Aurore Camuzat, ATER à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de Droit de la Famille et Margot Musson, Docteure en droit, ATER à l’Université Jean Moulin Lyon III


 

Sommaire : 

Incertitudes et égarements en matière de révocation pour cause d’ingratitude

CA Lyon, 1re civ. B, 15 avril 2025, n° 23/09215 

Rupture du concubinage : la fin ne justifie pas tous les moyens

CA Lyon, 2e ch. A, 15 janvier 2025, n° 23/06856 

Disparition d’un testament du fait du notaire dépositaire : absence de force majeure et exigence d’un écrit

CA Lyon, 1re civ. B, 20 mai 2025, RG n° 24/06838 


Incertitudes et égarements en matière de révocation pour cause d’ingratitude

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 15 avril 2025, n° 23/09215 N° Lexbase : A03740N8

Mots-clefs : donation ; ingratitude ; injure ; refus d’aliments ; révocation

Solution : D’une part, l’injure n’est une cause d’ingratitude que si elle apparaît suffisamment grave, ce qui n’est pas le cas lorsqu’elle est proférée en privé dans un contexte de relation dégradée entre le donateur et le donataire. D’autre part, si le refus d’aliment doit logiquement être prouvé pour justifier la révocation de la donation, la cour semble admettre que ce refus puisse également jouer son rôle révocatoire s’il concerne l’enfant commun des parties.

Portée : L’arrêt illustre bien les difficultés d’appréhension des différents cas d’ingratitude par les juridictions. La tendance qui se dégage ici peut être résumée simplement : une volonté, d’un côté, de limiter le jeu de l’injure en l’excusant par son contexte, ce qui se comprend au regard du critère de gravité, et tout au contraire, d’étendre le domaine du refus d’aliment au-delà de la relation entre le donateur et le donataire, ce qui est des plus discutables.


Donner c’est donner, reprendre c’est voler. L’adage vaut tout autant dans les cours de récréation que devant les cours de justice. Il trouve sa consécration juridique à l’article 894 du Code civil N° Lexbase : L0035HPY, qui fait de la donation un acte irrévocable. Cette irrévocabilité que l’on dit spéciale, en ce qu’elle serait renforcée par rapport à celle du contrat [1], souffre d’exceptions. L’article 955 du Code civil N° Lexbase : L0111HPS prévoit notamment trois causes d’ingratitude qui fondent une possible révocation unilatérale : si le donataire attente à la vie du donateur, s’il se rend coupable envers lui de sévices, délits ou injures graves, ou encore s’il lui refuse des aliments. Ce sont ces deux dernières causes qui étaient discutées dans l’affaire dont la cour d’appel de Lyon a été saisie.

En l’espèce, des concubins avaient créé une société civile immobilière en se répartissant les parts sociales par moitié, puis en procédant à l’acquisition d’un immeuble par la personne morale. Ils se sont mariés, puis se sont séparés et ont finalement divorcé. Entre la séparation de fait et le divorce, l’épouse a consenti par acte notarié la donation de toutes ses parts sociales à son mari. Mais quelques mois après le divorce, elle en a demandé la révocation pour cause d’ingratitude. Elle a soutenu, d’une part, que le donataire a proféré des injures à son encontre et, d’autre part, qu’il a refusé de lui fournir des aliments ainsi qu’à leur enfant commun. Ayant été déboutée en première instance, elle a interjeté appel. Elle succombe une seconde fois devant la cour d’appel de Lyon, qui confirme le jugement attaqué.

I. Sur les injures

L’appelante produit différents messages que lui a envoyé l’intimé dans un langage fleuri. Ceux-ci sont pour le moins discourtois, inélégants, « irrespectueux, voire grossiers », ainsi que le relève la cour. Pour autant, elle estime qu’ils ne constituent pas des injures graves au sens de l’article 955, 2° N° Lexbase : L0111HPS ; sens qui n’est pas explicité par le texte, lequel ne fournit aucune définition. Ce sur quoi doctrine et jurisprudence s’accordent, c’est sur l’autonomie de la notion qui est assurément plus large en droit civil qu’elle ne l’est en droit pénal, puisqu’elle englobe la diffamation, les faux témoignages et la dénonciation calomnieuse ou encore l’adultère. Au-delà de ce consensus, des divergences d’approches peuvent exister, ce qui conduit parfois la jurisprudence à se montrer assez vague au lieu de trancher.

L’arrêt en donne une bonne illustration. Telle que la motivation est formulée, elle ne permet pas précisément de savoir si la cour estime que les messages ne sont pas injurieux ou si, étant constitutifs d’une injure, leur gravité est jugée insuffisante. Il est simplement précisé que pour constituer une cause d’ingratitude, le propos doit porter atteinte à l’honneur et à la réputation du donateur. La question relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond, il ne nous appartient pas de discuter du choix opéré en l’espèce. Cependant, davantage de clarté dans la motivation aurait été appréciée pour connaître avec certitude la raison – absence d’injure ou, plus probablement, gravité insuffisante – de la solution adoptée. Deux observations peuvent être formulées, s’agissant des critères d’appréciation que la Cour d’appel ajoute à la motivation du jugement attaqué.

D’abord, il est indiqué que « les propos ont été tenus ponctuellement lors d’un même échange à une période difficile d’un couple en cours de séparation ». Il est également précisé que, par la suite, « la convention de divorce a été […] signée sans difficultés apparentes signalées ». Ces affirmations apparaissent comme des faits justificatifs visant à atténuer la gravité du contenu des messages au regard du contexte et de la relation entre le donateur et le donataire. Autrement dit, le fait que ce dernier se soit montré injurieux n’est finalement pas si grave dès lors qu’il s’est comporté ainsi au cours d’une période de crise conjugale. Si un tel raisonnement se conçoit au regard de la loi, qui impose une certaine gravité pour que l’injure soit cause de révocation, il faut cependant se montrer extrêmement prudent et se garder d’élever à l’excès le seuil de tolérance.

Ensuite, il est ajouté que ces propos « n’ont pas été tenus en présence de tiers ». Il est assez difficile, une fois encore, de dire à quoi se raccroche le motif. Est-ce à dire que lorsque les injures demeurent privées, elles sont moins graves ? Ou qu’à défaut d’être ébruitées ou proférées en public, elles perdent leur nature d’injures, en ce qu’elles ne portent alors pas atteinte à l’honneur ? En effet, on peut se demander si des propos dont seules les parties ont connaissance peuvent véritablement porter atteinte à la réputation ou à l’honneur du donateur. L’une et l’autre renvoient en effet à l’image publique, contrairement par exemple à l’estime de soi. Il s’évince alors de l’arrêt l’impression que si les messages contenaient des insultes, ils ne constituaient pour autant pas des injures, à défaut de publicité. En réalité, il serait préférable que ce ne soit pas l’interprétation adoptée, car elle s’éloignerait très certainement de l’esprit de l’article 955, 2° N° Lexbase : L0111HPS. L’injure, comme tous les autres cas d’ingratitude, est un manquement au devoir de reconnaissance dont le donataire est débiteur envers le donateur. Un devoir à l’exécution duquel le premier manque s’il adopte un comportement inapproprié à l’égard du second, peu important qu’un tiers en soit témoin. Gageons que ce soit davantage sur le motif de la gravité insuffisante, souverainement appréciée par les juges lyonnais, que la révocation n’a pas été prononcée en l’espèce.

II. Sur le refus d’aliments

Le refus d’aliments constitue le troisième cas d’ingratitude. Il convient immédiatement de rappeler que la donation n’est en aucun cas la source d’une obligation alimentaire qui serait susceptible d’exécution forcée. Les aliments jouent, en effet, un rôle purement révocatoire en la matière, lorsque le donataire refuse d’apporter son aide au donateur alors que celui-ci se trouve dans le besoin. Cela se comprend sans mal : le donateur s’étant dépouillé au profit du donataire qui s’est donc enrichi grâce à lui, il paraît juste, s’il se trouve dans le besoin, que ce dernier lui apporte son secours. Il s’agit là d’une nouvelle manifestation du devoir de reconnaissance que le donataire doit au donateur. Il est vrai également que si le donateur ne s’était pas dépouillé de la chose, il aurait certainement pu compter sur sa valeur pour faire face à ses besoins.

Il n’est pas question de commenter le refus des juges de prononcer la révocation en l’espèce, car elle se fonde sur l’absence de preuve du refus d’aliments, le donataire ayant au demeurant laissé à la donatrice la jouissance d’un appartement dont il était propriétaire en propre tout en continuant à payer différentes charges. En revanche, l’affirmation par laquelle la cour débute sa réponse mérite que l’on s’y attarde, car elle est des plus curieuses et constitue, disons-le d’emblée, une faute de droit. En effet, elle impose de démontrer que le donataire « a manqué à son obligation alimentaire envers [la donatrice] ou plutôt envers l’enfant mineur, qui peut seul être concerné par des aliments ». Cela suscite deux observations.

Premièrement, le refus d’aliments étant un cas d’ingratitude permettant la révocation de la donation, elle joue inter partes. L’article 955, 3° N° Lexbase : L0111HPS est limpide : la donation peut être révoquée à la demande du donateur si le donataire « lui refuse des aliments » (nous soulignons). C’est donc bien le refus de secourir le donateur, et lui seul, qui caractérise l’ingratitude. En aucun cas le refus de fournir des aliments à toute autre personne, peu important qu’elle soit membre de la famille du donateur ou non, et quand bien même il s’agirait de l’enfant commun des parties, ne peut le rendre ingrat et justifier la révocation. Rappelons que la règle constitue une exception à l’irrévocabilité spéciale des donations et qu’elle doit, pour cette raison, être interprétée strictement.

Deuxièmement, en affirmant que seul l’enfant mineur peut être concerné par des aliments, la cour donne l’impression que l’ingratitude pour refus d’aliments joue exclusivement dans le cas où il existe une obligation alimentaire ; d’où l’affirmation implicite qu’une telle obligation est absente entre la donatrice et le donataire, ceux-ci n’étant effectivement plus mariés. Si c’est bien cela que la cour souhaite exprimer, elle se trompe. Toute donation, sans considération ni incidence des liens qui unissent le donateur et le donataire, est susceptible de révocation pour cause d’ingratitude fondée sur un refus d’aliments. Considérer qu’une obligation alimentaire doit préexister entre eux, c’est ajouter au texte une condition qu’il ne prévoit pas ; pour le dire autrement, c’est risquer la cassation pour violation de la loi.

On le voit bien avec cet arrêt, il reste beaucoup à faire en droit des libéralités, en général, et en matière de révocation pour cause d’ingratitude, en particulier, pour clarifier certaines règles et subtilités qui semblent encore échapper à la jurisprudence.

Par Aurélien Molière

 

[1] Pour une remise en question de ce principe, v. W. Dross, L’irrévocabilité spéciale des donations existe-t-elle ?, RTD civ., 2011, p. 25.


Rupture du concubinage : la fin ne justifie pas tous les moyens

♦ CA Lyon, 2e ch. A, 15 janvier 2025, n° 23/06856 N° Lexbase : A54730R7

Mots-clés : Concubinage ; dommages et intérêts ; expulsion ; lésion ; licitation ; logement familial ; préjudice moral ; responsabilité civile ; séparation 

Solution : Le changement unilatéral des serrures d’un logement familial, ayant pour effet d’évincer l’ancien concubin en dehors de toute procédure légale, caractérise une faute ouvrant droit à réparation sur le fondement de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9.

Portée : En-dehors de toute procédure légale, l’éviction brutale d’un concubin du domicile familial engage la responsabilité délictuelle de son auteur.


Au terme d’une séparation conflictuelle entre deux concubins, la cour d’appel de Lyon a eu à se prononcer sur l’annulation d’un acte de licitation, une demande en complément de part pour lésion, ainsi que sur plusieurs demandes de dommages et intérêts, parmi lesquelles figurait une action fondée sur les conditions dans lesquelles le concubin évincé du domicile familial avait été contraint de quitter les lieux. L’arrêt retient l’attention en ce qu’il est à la fois particulièrement motivé et détaillé, et qu’il confirme l’indemnisation d’une expulsion intervenue en dehors de tout cadre légal.

En 2011, les concubins avaient acquis en indivision, à parts égales, une maison destinée à devenir le logement de la famille. En 2017, l’homme avait cédé sa part indivise à sa concubine, au moyen d’un acte de licitation notarié, contre un prix fixé à 250 000 euros. La rupture du couple est intervenue postérieurement, sans que l’ex-concubin ne quitte immédiatement le domicile. En février 2019, il a été contraint de le quitter à la suite d’un changement unilatéral des serrures par son ancienne concubine, qui avait également déposé ses effets personnels à l’extérieur. Estimant avoir été victime d’une expulsion sauvage, sans titre ni décision judiciaire, il a engagé une action en responsabilité devant le tribunal judiciaire de Lyon. Il a également sollicité l’annulation de l’acte de licitation pour vice du consentement et demandé un complément de part pour lésion, ainsi que des dommages et intérêts au titre de la licitation.

Par jugement du 19 juillet 2023, le tribunal a condamné l’ancienne concubine à verser 10 000 euros de dommages et intérêts au titre de l’expulsion brutale du logement familial. En revanche, il a rejeté l’ensemble des autres demandes formées par l’ex-concubin, qui a décidé d’interjeter appel. Il sollicitait d’abord l’annulation de la licitation, en soutenant que son consentement avait été vicié par un état de faiblesse psychologique connu de sa concubine, et aggravé par l’absence d’information et de conseil du notaire. À titre subsidiaire, il demandait un complément de part en raison d’une prétendue lésion résultant d’une sous-évaluation manifeste du logement familial, tenant compte notamment des travaux réalisés et de l’évolution du marché immobilier. Il sollicitait également la réparation du préjudice moral causé par la licitation elle-même, ainsi que la confirmation de la condamnation prononcée en première instance à raison de l’expulsion, qu’il considérait comme préméditée et brutale. De son côté, l’intimée a formé un appel incident afin de contester sa condamnation à indemniser l’expulsion, et de solliciter des dommages et intérêts pour procédure abusive, estimant que son ancien concubin avait multiplié les actions en justice dans le seul but de lui nuire.

Dans un arrêt du 15 janvier 2025 N° Lexbase : A54730R7, la cour d’appel de Lyon a confirmé le jugement dans son intégralité. Elle a d’abord écarté toute cause de nullité de l’acte de licitation, considérant que l’état de fragilité psychologique de l’appelant, médicalement constaté, n’était assorti d’aucune preuve de manœuvre de la part de l’intimée, susceptible de caractériser un vice du consentement au sens des articles 1130 N° Lexbase : L0842KZ9 et suivants du Code civil. La cour a également rejeté la demande en complément de part pour lésion, au motif que l’appelant ne prouvait pas que la valeur vénale du bien, au moment du partage, excédait de plus du quart la part qu’il avait effectivement reçue, ni que les travaux réalisés pouvaient fonder une créance valorisable contre l’indivision. La demande indemnitaire fondée sur le préjudice moral lié à la licitation a également été rejetée, en l’absence de faute imputable à l’intimée lors de la conclusion de l’acte.

La cour a aussi confirmé la condamnation de l’intimée à verser à l’appelant la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts. Elle a relevé que ce dernier avait été évincé du logement familial en dehors de toute procédure légale, à la suite d’un changement unilatéral des serrures et du dépôt de ses effets personnels à l’extérieur. Une telle éviction constitue une faute, au sens de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9. La cour a également confirmé le rejet de la demande fondée sur une prétendue procédure abusive, en considérant que les actions exercées par l’appelant ne revêtaient pas un caractère dilatoire ou malveillant.

Cet arrêt illustre les conditions de remise en cause d’un acte de licitation entre concubins. Entendue au sens strict, la licitation désigne la vente d’un bien par adjudication, ayant pour effet de mettre fin à l’indivision [1]. Entendue au sens large, la licitation peut être amiable et effectuée devant notaire. Elle constitue une modalité de partage, par laquelle un indivisaire rachète la part d’un autre, mettant ainsi fin à l’indivision du bien concerné [2]. Elle obéit aux règles de droit commun des contrats, et peut, à ce titre, être remise en cause pour vice du consentement, ou, dans certains cas, pour lésion. Cette dernière suppose toutefois la preuve d’un déséquilibre de plus du quart entre la valeur vénale du bien et la part reçue par l’indivisaire [3]. En l’espèce, la cour d’appel a estimé, à bon droit, que de telles preuves n’étaient pas rapportées.

Sur le terrain de la responsabilité, cette solution rappelle en filigrane la distinction entre la liberté de rompre une union de fait, inhérente au concubinage [4], et les circonstances de la rupture ; en l’espèce, les modalités d’éviction d’un ancien partenaire du logement familial sont susceptibles, en cas de faute, d’ouvrir droit à indemnisation. Le grief ne porte pas sur la rupture elle-même, mais sur l’expulsion brutale du domicile. Le prononcé de dommages et intérêts apparaît ici fondé, dans le cadre de la responsabilité délictuelle de droit commun, sur la réunion des trois conditions traditionnelles [5] : la faute, constituée par le recours à une éviction illégale et l’existence d’un préjudice moral, consécutif à cette éviction. Cet arrêt rappelle l’adage classique selon lequel la fin ne saurait justifier tous les moyens.

Par Aurore Camuzat

 

[1] G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, coll. « Quadrige », 14e éd., Paris, 2022, pp. 617-618.

[2] Ibid.

[4] P. Malaurie et H. Fulchiron, Droit de la famille, LGDJ, coll. « Droit civil », 7e éd., Paris, 2020, n° 283, p. 216.

[5] C. civ., art. 1240 N° Lexbase : L0950KZ9


Disparition d’un testament du fait du notaire dépositaire : absence de force majeure et exigence d’un écrit

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 20 mai 2025, RG n° 24/06838 N° Lexbase : B1628ABW

Mots-clefs : testament ; disparition ; preuve ; force majeure ; notaire.

Solution : La disparition d’un testament au sein de l’office du notaire dépositaire ne constitue pas un cas de force majeure permettant à la personne qui se prévaut de ses dispositions de prouver l’existence et le contenu de l’acte par tous moyens.

Portée : La personne se prévalant de sa qualité de légataire universelle à raison d’un testament ainsi perdu ne saurait voir sa demande de délivrance accordée.


La fille de la première épouse du de cujus a assigné la conjointe survivante et le procureur de la République aux fins d’envoi en possession en se prévalant de sa qualité de légataire universelle, et d’annulation du mariage in extremis contracté par son ex-beau-père. Le notaire en charge de la succession a informé la conjointe survivante de la perte, dans des circonstances indéterminées, du testament olographe rédigé par le de cujus.

Le 15 juin 2020, le tribunal judiciaire de Mâcon a débouté l’ex-belle-fille de sa demande, jugement partiellement infirmé le 24 mars 2022 par la cour d’appel de Dijon qui a ordonné l’envoi en possession. Elle s’est pour cela fondée sur les déclarations constantes et concordantes du notaire et des témoins qui suffisaient, selon elle, à établir la réalité du legs universel. Un pourvoi a été formé par la conjointe survivante. Par un arrêt du 3 juillet 2024 [1], la Cour de cassation a partiellement cassé l’arrêt d’appel sur ce point, en rappelant que l’envoi en possession d’un légataire universel est subordonné à une opposition et à l’absence d’héritier réservataire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, car le mariage entre le défunt et la conjointe survivante n’ayant pas été annulé, cette dernière a la qualité d’héritier réservataire. L’ex-belle-fille était donc tenue de demander la délivrance de son legs à la conjointe survivante.

La cour d’appel de Lyon a été amenée à statuer sur renvoi après cassation, sur la demande de délivrance du legs formulée par l’ex-belle-fille du défunt. Les juges du fond l’ont déboutée de cette demande, en raison de l’absence de preuve de l’existence et du contenu du testament au moyen d’un écrit.

Comme l’explique la Cour de cassation dans son arrêt du 3 juillet 2024, il convient de vérifier selon la présence ou non d’héritiers réservataires. Ce n’est que dans la seconde hypothèse que le légataire universel institué par un testament olographe est effectivement saisi ; dans la première, l’entrée en possession des biens légués est subordonnée à une demande de délivrance adressée aux héritiers réservataires. La délivrance a pour but la reconnaissance des droits du légataire par les héritiers saisis qui, par là même, peuvent assurer la police de l’hérédité[2]. La demande initiale d’envoi en possession formulée par l’ex-belle-fille du défunt se comprend, puisqu’elle était couplée à une demande d’annulation du mariage in extremis contracté par celui-ci. Si le mariage avait été annulé, l’ex-conjointe n’aurait plus eu la qualité d’héritier réservataire et, partant, elle aurait bénéficié de la saisine.

Après la cassation, l’ex-belle-fille du défunt a donc saisi la cour d’appel de renvoi pour obtenir la délivrance de son legs, en demandant aux juges de constater « l’existence irrévocable » du testament, « non remise en cause par la Cour de cassation » selon elle. La cour d’appel de Lyon réfute cette interprétation de l’arrêt du 3 juillet 2024 : il appartient à l’ex-belle-fille d’apporter la preuve de l’existence et du contenu du testament, afin d’obtenir la délivrance de son legs.

Le problème réside dans la disparition du testament dans des circonstances indéterminées. Pour apporter la preuve de l’existence et du contenu du testament, l’ex-belle-fille invoquait la force majeure entourant sa disparition. L’existence d’un cas de force majeure permet de contourner les règles probatoires de l’article 1359 du Code civil N° Lexbase : L1007KZC exigeant un écrit : la preuve peut être rapportée par tous moyens, selon l’article 1360 N° Lexbase : L1006KZB [3]. Pour démontrer cette force majeure, la requérante s’appuie sur les circonstances de la disparition du testament. Le notaire dépositaire en a donné lecture à l’épouse du défunt puis ne l’a pas remis dans le coffre-fort ; la disparition a été constatée quelques jours après ce rendez-vous et les recherches au sein de l’office ont été infructueuses. Le notaire a porté plainte pour vol contre la conjointe survivante, laquelle a été classée sans suite. Selon l’ex-belle-fille, cette disparition était donc extérieure à sa volonté, imprévisible et irrésistible.

Néanmoins, ces arguments ne convainquent pas la cour d’appel de Lyon qui rejette l’existence d’un cas de force majeure, conformément à l’approche stricte qui guide les juridictions pour empêcher toute fraude [4]. Il en résulte que la preuve par l’ex-belle-fille du contenu du testament est sans effet. L’inscription au fichier central des dispositions de dernières volontés du testament est également sans importance : si elle atteste de l’existence du testament, il n’en est rien concernant le contenu du testament et, dans tous les cas, l’admission de ce mode de preuve reste subordonnée à la démonstration préalable d’un cas de force majeure.

Cette position peut sembler surprenante au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation qui a déjà retenu la force majeure dans l’hypothèse de la perte d’un testament [5]. Dans cette espèce, pourtant, le testament n’avait pu être retrouvé à la suite du décès de l’expert graphologue auquel il avait été remis par le notaire dépositaire. Les faits sont bien différents dans l’espèce commentée, puisque la disparition de l’acte résulte du comportement du notaire qui, de toute évidence, a été négligent. La condition d’extériorité est bien remplie, la disparition étant le fait d’un tiers [6] qui n’entretient pas de lien avec le légataire [7]. C’est la condition d’imprévisibilité qui semble donc manquer pour caractériser la force majeure. Dans une autre espèce, la Cour de cassation n’était saisie que de la nécessité de rapporter la preuve de l’authenticité de l’écriture du défunt dans le cadre de la perte du testament par le notaire dépositaire [8]. Reste que la jurisprudence de la cour d’appel d’Orléans qui, dans cette affaire, a retenu le cas de force majeure, aurait pu être suivie par la cour d’appel de Lyon.

L’ex-belle-fille voit donc s’envoler son héritage, malgré la preuve de la réalité de ses droits. À elle d’attaquer en justice le notaire négligent afin d’engager sa responsabilité civile et espérer obtenir une compensation financière.

Par Margot Musson

 

[1] Cass. civ. 1, 3 juillet 2024, n° 22-17.175, F-D N° Lexbase : A35515NT

[2] Ch. Vernières, Chapitre 245 – Transmission et administration de la succession : saisine, in Dalloz action Droit patrimonial de la famille, 2025/2026 (dir. M. Grimaldi), Dalloz, 2025, n° 246.21 et s.

[3] V. Rép. civ. Dalloz, Preuve, n° 113

[4] G. Lardeux, Rép. civ. Dalloz, Preuve : modes de preuve, n° 113

[5] Cass. civ. 1, 31 mars 2016, n° 15-12.773, F-P +B N° Lexbase : A1479RBE

[6] G. Lardeux, Rép. civ. Dalloz, Preuve : modes de preuve, n° 1370

[7] contra : Cass. civ. 1, 12 novembre 2009, n° 08-17.791, FS-P+B+I N° Lexbase : A9953EML, lorsque la perte du testament est le fait du notaire du légataire

[8] Cass. civ. 1, 2 mars 2004, n° 01-16.001, FS-P N° Lexbase : A3976DBU

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Droit transitoire

[Actes de colloques] Actes du colloque sur le droit transitoire

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N2753B3D

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Le 01 Août 2025

Les 4 et 5 avril 2024 s’est tenu, à Lyon, un colloque sur le droit transitoire. Ces deux journées se sont déroulées dans le cadre des rencontres Louis Josserand, organisées par l’Équipe de droit privé de l’Université Jean Moulin Lyon III depuis plus de dix ans. Ce thème du droit transitoire ne tient pas du hasard : non seulement la question est intemporelle, mais elle est aussi associée à l’un des grands auteurs lyonnais, Paul Roubier. Ce colloque fut ainsi l’occasion de faire un nouveau tour d’horizon des problèmes posés par l’application de la loi dans le temps, tout en apportant des éléments de réflexion quant aux méthodes de résolutions des conflits.

Sommaire

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Droit transitoire

[Doctrine] Le droit transitoire selon Roubier : une théorie générale évanescente

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N2765B3S

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par Benjamin Ménard, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon III, Équipe Louis Josserand

Le 01 Août 2025

« Il y a des faits qui se trouvent placés à la limite de la durée d’application des lois, de telle sorte qu’ils peuvent être gouvernés, en tout ou partie, par la loi antérieure ou par la loi postérieure, et c’est pour cela que l’on dit que ces lois entrent en compétition, sont en conflit » [1]. Voilà comment Roubier exposait le problème du droit transitoire dans la seconde édition de son ouvrage. Pour toute réponse, il disait vouloir élaborer une méthode, en mettant « entre les mains du lecteur, par des exemples judicieusement choisis, la clef qui lui permettra de trouver la solution de tous les conflits possibles » [2]. L’ambition est colossale, et surtout inédite. À cette époque, si l’on grossit un peu le trait, pour qui veut résoudre des conflits de lois dans le temps, il faut s’en remettre au maigre article 2 du Code civil N° Lexbase : L2227AB4 et à la fameuse théorie des droits acquis, imparfaite à bien des égards. L’œuvre qui en est le fruit est probablement l’une des plus magistrales de notre droit, à tel point d’ailleurs qu’elle fut très largement reçue à l’étranger [3]. Il n’y a donc rien d’hasardeux à ce que Roubier, à la fin des années quarante, se voit confier la rédaction des articles sur le droit transitoire à l’occasion des travaux de réforme du Code civil [4]. Le projet est finalement avorté, mais porte sa patte.

D’une certaine façon, ce colloque est un hommage à celui qui fut professeur et doyen à l’Université Jean Moulin Lyon III, un hommage à sa pensée d’une rigueur et d’une finesse rarement égalées. Évidemment, sa théorie ne part pas de rien, toute doctrine est un épiphyte. L’édition la plus récente comporte près de six cents pages. La part de l’histoire, du droit romain en particulier, y est prodigieuse, sans doute inspiré qu’était l’auteur par son aîné Huvelin, professeur dans la même université. Roubier insiste également sur le fait que son observation du droit positif y est pour beaucoup dans la construction de son système. Depuis sa parution en 1929, l’hégémonie de l’ouvrage est telle qu’il réussit dès sa parution la prouesse de convaincre immédiatement doctrine – avec les éloges des grands de l’époque, Ripert et Demogue en particulier – et jurisprudence. Son patronage exerce d’ailleurs encore aujourd’hui ; il est clair qu’à l’université comme au Palais, l’œuvre de Roubier reste bien présente. Mais ce magistère a-t-il vraiment résisté à l’épreuve du temps ? Une partie de la doctrine plaide pour la négative, avançant que le maintien de l’enseignement de la théorie du maître devrait être questionnée [5] et qu’il serait vain de vouloir encore recourir à une théorie générale pour régler les conflits de lois dans le temps [6]. De ce point de vue, il faut en effet le constater, la théorie générale roubiérienne est évanescente, non parce qu’elle aurait trop vieillie et qu’elle serait devenue inadaptée à nos problèmes contemporains, mais parce que son emprise sur le droit positif et sur la doctrine semble perdre de sa vigueur. Là est le point de départ de ce colloque.

Pour le comprendre, commençons par revenir brièvement à son ouvrage. La systématisation opérée est d’une envergure qui ne peut laisser qu’admiratif. Ce que l’on retient de cette monographie est bien souvent l’écume des choses, et la forme de cette contribution nous y contraint également. La méthode objective, « scientifique » selon ses mots [7], repose sur un jeu de qualification dont la logique emprunte beaucoup au droit international privé. La généralité de son système est d’ailleurs telle que, comme le droit international privé, Roubier voulait faire des conflits de lois dans le temps une matière à part entière [8]. Le procédé paraît simple : qualifier puis appliquer la règle de conflits afférente. Reste tout de même à désamorcer les situations juridiques problématiques, c’est-à-dire celles constituées avant le changement de législation, mais qui prolongent leurs effets au-delà. En un mot, le problème des situations en cours. On le sait, en la matière, Roubier distinguait trois principes destinés à épuiser les questions liées au droit transitoire : non-rétroactivité, effet immédiat et survie de la loi ancienne. Qu’y aurait-il alors d’évanescent dans cette présentation ? Deux causes principales nous semblent expliquer ce relatif déclin. Il y a d’une part les raisons qui tiennent à la théorie elle-même, elles sont endogènes ou structurelles (I), et il y a d’autre part celles qui lui sont extérieures, elles sont exogènes ou conjoncturelles (II).

 

I. Les causes endogènes

Parmi les causes endogènes, deux catégories de difficultés liées à la théorie de Roubier peuvent être exposées, lesquelles se sont d’ailleurs exacerbées avec le temps. Certaines prennent leurs sources dans la généralité des principes posés (A), d’autres sont en lien avec le contenu des principes (B).

A. Les difficultés liées à la généralité des principes

Paul Roubier a toujours eu du mal à admettre que sa théorie puisse ne pas être suffisante pour régler les problèmes de droit transitoire dans l’ensemble du droit. Il concède seulement dans la préface de la première édition de son ouvrage [9] (encore que cela soit en note de bas de page) que le droit public transitoire a été laissé de côté, pour la raison que cette branche du droit obéit à des règles très différentes du droit privé, notamment en ce qui concerne le régime des contrats. Ce à quoi il faut ajouter que le droit civil constitue le champ d’études privilégié de son analyse, ce qu’il faudrait se garder d’interpréter comme l’aveu d’une inadaptation de sa théorie dans d’autres domaines. Ce relatif cantonnement, car en réalité l’étude déborde le droit civil, s’explique par la volonté du doyen lyonnais d’aller au plus pressé, car le droit civil constitue toujours, selon lui, le centre des études juridiques [10]. Pour le reste, Roubier affirme clairement la généralité de son système et sa capacité à répondre à tous les conflits possibles.

Cette position, qui fait fi de la singularité de certains champs du droit, était sans doute excessive et l’a conduit à tenir des propos qui ont par la suite quelque peu écorné sa proposition. Un exemple en ce sens, celui du droit pénal. Pour garantir la généralité de sa théorie, Roubier niait le caractère rétroactif de ce que l’on appelle pourtant « rétroactivité in mitius ». Il disait qu’il s’agissait seulement d’une « pseudo-rétroactivité » [11], car c’est l’application concrète par le juge de la loi pénale plus douce qui la rend rétroactive. En pareil cas, selon Roubier, le juge n’a pas un rôle déclaratif, mais un rôle constitutif d’une situation juridique. Autrement dit, ce que l’on entendrait par rétroactivité in mitus ne serait en fait qu’une application immédiate de la loi nouvelle, l’infraction étant une situation juridique en cours se constituant au jour du jugement. La théorie du maître est alors saine et sauve.

Dans les années quarante, c’est André Vitu qui, dans sa thèse de doctorat, relèvera la contradiction dans le raisonnement déployé par Roubier, contradiction de laquelle il n’est jamais sorti [12]. Parce que, en effet, à partir d’une même idée, l’auteur justifie deux solutions contraires : d’un côté que la loi pénale plus douce s’applique à une infraction passée parce que c’est le jugement qui est constitutif et, d’un autre, que lorsque la loi pénale est plus sévère, le jugement n’est plus constitutif et c’est, dès lors, le principe de non-rétroactivité qui retrouve son empire. Cette contradiction explique sans doute que, entre application immédiate et rétroactivité de la loi pénale plus douce, la Cour de cassation semble s’y perdre un peu [13]. La Cour européenne des droits de l’Homme est quant à elle plus catégorique et parle sans détour de rétroactivité [14].

Pour maintenir la rigueur de son système, Roubier a donc parfois dû forcer un peu le trait [15]. C’est une première difficulté, à laquelle s’en ajoute une autre, concernant le contenu même des principes qu’il pose.

B. Les difficultés liées au contenu des principes

Roubier écrit à une époque que l’on a pu appeler le « tournant techniciste », ce moment où certains auteurs ont voulu mettre de la « science » dans le droit pour encadrer le travail du juge. Geny et sa libre recherche scientifique [16] en chef de proue, l’entreprise consiste à développer des méthodes d’application du droit, avec pour finalité de le rendre plus prévisible, et donc moins arbitraire. Pour louable qu’elle soit, on sait avec le recul que cette idée n’a jamais vraiment abouti. C’est dans une certaine mesure ce dont souffre la théorie de Roubier. Certaines distinctions exposées dans Le droit transitoire sont très subtiles et l’auteur a parfois déployé des trésors de finesse pour parvenir à trouver la méthode de résolution du conflit envisagé. L’opération préalable de qualification proposée, à la base de toute sa méthode, n’est en effet pas exempte de subjectivité, ce qui fait dire que le principal reproche adressé à la théorie des droits acquis vaut aussi, dans une certaine mesure, pour la théorie de Roubier [17]. On en veut pour preuve cette distinction entre non-rétroactivité, appliquée à la constitution, l’extinction ou les effets passés d’une situation de droit, et application immédiate, qui concerne les effets à venir d’une situation en cours. Il a été très bien démontré [18] à quel point la mise en œuvre de cette dichotomie pouvait s’avérer délicate en matière contractuelle, où il convient de faire le départ entre les lois qui touchent à la validité et celles qui touchent aux effets du contrat. Quel meilleur exemple en la matière que l’application dans le temps de la fameuse loi « Dutreil » [19], contentieux qui, après maints débats doctrinaux, a nécessité l’intervention de la chambre mixte [20] pour répondre à cette question de savoir si elle touchait à la validité du cautionnement ou à ses effets.

Une même difficulté est apparue concernant la distinction entre les effets légaux et les effets contractuels, autre distinction roubierienne. En matière contractuelle, il est enseigné que le principe est celui de la survie de la loi ancienne, qui cède néanmoins lorsque la loi nouvelle établit ou modifie un statut légal, c’est-à-dire l’effet que produit le contrat indépendamment de la volonté des parties. La Cour de cassation a souvent fait sienne cette distinction, non sans s’être quelques fois emmêlé les pinceaux, identifiant sur un même sujet tantôt un effet légal, tantôt un effet contractuel [21].

Voilà qui montre que la mise en pratique du système de Roubier n’est pas toujours aisée, sans compter que la jurisprudence elle-même s’en départ parfois. Sur ce terrain, Roubier n’y peut plus rien, ce sont là des facteurs conjoncturels indépendants de sa théorie. 

II. Les causes exogènes

Deux causes exogènes au système proposé par le doyen lyonnais permettent de caractériser un certain déclin dans l’utilisation de sa théorie. D’abord parce que son application est contrariée, en ce sens que le juge n’est pas si fidèle à sa théorie que l’on peut le penser (A). Ensuite parce que son application est concurrencée par d’autres méthodes de résolution des conflits (B).

A. Une application contrariée

 

Cela a été souvent écrit, le sentiment reste que la jurisprudence utilise parfois Roubier davantage comme un moyen de légitimer ses positions, en leur apposant le sceau du maître, que comme un point de départ du raisonnement. Cette manière de pratiquer le syllogisme inversé se révèle à travers certaines décisions, qui témoignent que le recours à Roubier est plus un raccrochement commode a posteriori qu’une pleine et entière adhésion à sa construction. L’un des grands faits d’armes de sa théorie est notamment d’avoir été appliquée en dépit et par-delà les dispositions transitoires de la loi ALUR [22]. Tout cela est bien connu : tandis que le législateur avait prévu de faire survivre la loi ancienne aux contrats en cours [23], la Cour de cassation, dans un avis de 2015 largement remarqué [24], est venue déclarer, à grand renfort des principes de Roubier, que le principe de l’application immédiate devait être appliqué. Le paradoxe de cette solution est que, en même temps qu’elle se réfère aux concepts de Roubier, elle en contredit la substance. Imprégné qu’il était de son époque, l’auteur était en effet fermement attaché à la loi et à sa place dans les sources du droit, au point même qu’il était opposé à l’instauration d’un quelconque contrôle de constitutionnalité [25] et de conventionnalité [26]. Il prévoyait dès lors que son système était applicable seulement dans le silence de la loi, c’est-à-dire que tant que le législateur ne s’était pas prononcé sur l’application transitoire de sa loi. Certes, Roubier concédait que le législateur ne devait pas être complètement libre et que, en connaissance des règles du droit transitoire, il devait choisir parmi « un certain jeu de solutions » [27]. Il reste que cet avis de - 2015 avait moins pour dessein juridique de lutter contre l’arbitraire du législateur que comme projet politique de répondre à la crise du logement et de protéger tous les locataires, y compris ceux ayant conclu avant ladite loi. Fort de cette expérience, et pour éviter que la jurisprudence instrumentalise ses dispositions transitoires, c’est ce qui explique que le législateur ait précisé dans la loi de ratification de la réforme du droit des obligations que celle-ci aurait vocation à s’appliquer y compris aux effets légaux des contrats en cours [28].

Cette mise à l’écart de la théorie de Roubier par le droit positif n’est pas isolée. L’exemple de l’ordre public le démontre encore. Ce dernier s’opposait fermement à ce que les lois d’ordre public puissent faire échec au principe de survie de la loi ancienne en matière contractuelle. Selon lui, « cette doctrine de l’effet immédiat des lois d’ordre public en matière contractuelle doit être encore rejetée », [29] car « il n’est point vrai que les lois d’ordre public aient effet sur les contrats en cours » [30]. Cette vision n’est pas exactement celle retenue par la jurisprudence, dont on sait aujourd’hui qu’une application immédiate de la loi nouvelle peut être envisagée lorsqu’elle revêt un motif impérieux d’intérêt général. [31]

La jurisprudence n’épouse donc pas exactement les contours de la proposition roubierienne, elle fait preuve de pragmatisme et semble davantage se prononcer, lorsque les enjeux l’y invitent, au regard de considérations d’ordre politique et social de l’espèce. Mais si son application est contrariée, elle est également concurrencée.

B. Une application concurrencée

Si la théorie de Roubier est concurrencée, c’est parce que d’autres propositions doctrinales ont émergé, en se construisant d’ailleurs, pour partie au moins, à partir des défauts du système de l’auteur lyonnais. Elle est concurrencée par la théorie des droits acquis, dont on a pu démontrer qu’elle reste ici et là appliquée en jurisprudence [32], preuve qu’elle n’a pas été définitivement abandonnée au profit de celle de Roubier. Elle est concurrencée encore par le législateur, qui, de plus en plus, précise l’application dans le temps de sa loi. Il est vrai qu’à l’époque de Roubier, le législateur prévoyait très peu de dispositions transitoires, ce qui laissait le champ libre à l’application des principes généraux. C’est d’ailleurs peut-être sur ce terrain que se jouent notamment les problématiques des conflits de lois, c’est-à-dire non pas sur le terrain de la recherche de la règle transitoire en jeu dans le litige, mais sur celui du contrôle de la règle de droit transitoire prévue par le législateur. La discussion se déplace alors sur le champ du contrôle : contrôle des lois de validation, contrôle des lois interprétatives, contrôle de la rétroactivité de la loi. Les derniers rebondissements de l’affaire Perruche en sont un exemple éloquent [33]. L’acteur du contrôle est aussi en cause : contrôle par le Conseil constitutionnel, mais également par les juridictions européennes sous la bannière du motif impérieux d’intérêt général. La doctrine constate même une résurgence des droits acquis dans le contrôle des dispositions transitoires sous l’effet de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme [34]. De tout cela, il ressort que la théorie de Roubier est sans doute moins importante aujourd’hui qu’elle ne le fut hier. À la croisée des chemins, les questions tombent alors en cascade. Faut-il abandonner l’idée d’une théorie générale, aussi belle soit-elle, et admettre que le droit transitoire est une affaire de cas et de pesée des intérêts en présence ? Faut-il axer la méthode sur le contrôle des règles transitoires ? Faut-il encore trouver une nouvelle méthode de résolution des conflits de lois ? Faut-il enfin agir en amont et instaurer une méthode de rédaction des dispositions transitoires ? Ou bien faut-il faire tout cela à la fois et préserver, pour autant qu’elle fonctionne, cette magnifique construction doctrinale ? Puissent ces contributions permettre d’élever la discussion sur ces questions, de faire jaillir les points saillants propres à chaque domaine du droit, et peut-être en définitive faire émerger des pistes pour mieux régler les problèmes de conflits de lois dans le temps.

 

[1] P. Roubier, Le droit transitoire, Conflits des lois dans le temps, Dalloz et Sirey, 1960, 2e éd., réimp. Dalloz 2008, p. 4.

[2]P. Roubier, ouvrage préc., préface de la seconde édition.

[3] L’auteur lui-même le remarque au début de la préface de sa seconde édition, v. ouvrage préc.

[4] N. Bareït, Un projet oublié : la codification du droit transitoire, RTD civ., 2015, p. 551.

[5] G. Casu, Faut-il encore enseigner Roubier ?, RTD civ., 2019, p. 785.

[6] N. Barëit, Rhétorique de la faveur en droit transitoire, RTD civ., 2025, p. 27.

[7] La référence à la science est mentionnée dans chacune des préfaces de ces deux éditions.

[8] Dans la préface de la première édition, v. ouvrage précit.

[9] V. ouvrage précit.

[10] V. préface de la première édition.

[11] Ouvrage précit., p. 227 et s. sur la pseudo rétroactivité et p. 466 sur la loi pénale.

[12] A. Vitu, Des conflits de lois dans le temps en droit pénal, thèse, Nancy, 1945, spéc. n° 73. Et après lui, v. notamment G. Levasseur, Le domaine d’application dans le temps des lois relatives à l’exécution des sanctions répressives, in Mélanges en l’honneur d’André Vitu. Droit pénal contemporain, Cujas, 1989, p. 360 ; T. Piazzon, Le principe de non-rétroactivité de la loi pénale : Code pénal et Code de l’instruction criminelle, in Livre du Bicentenaire, Dalloz, 2010, p. 127.

[13] V. en ce sens, N. Bareït, En relisant Le droit transitoire de Paul Roubier, RTD civ., 2021, p. 345, spéc.

[14] V. notamment CEDH, Gr. Ch., 17 septembre 2009, Req. 10249/03, Scoppola c/ Italie, AJDA, 2010, p. 997, chron. J.-F. Flauss ; D., 2010, p. 2732, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; RSC, 2010, p. 234, obs. J.-P. Marguénaud, arrêt dans lequel la cour de Strasbourg considère la rétroactivité de la loi pénale plus douce comme un principe fondamental du droit pénal.

[15] On aurait encore pu citer le droit procédural ou encore le droit international privé, v. en ce sens N. Bareït, art. préc.

[16] F. Geny, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif. Essai critique, LGDJ, 2e éd., 1932, Préf. R. Saleilles, T. I ;T. II.

[17] N. Bareït, art. préc., écrit en ce sens que « le système de Roubier n’est finalement pas plus "rigoureux", pas plus "scientifique" que le système antérieur ».

[18] Cf. notamment G. Casu, art. préc. Également, S. Gaudemet, Application de la loi dans le temps. Le juge et l’article 2 du Code civil, JCL civil Code, art. 2, Fasc. 20, 2018.

[19] Loi n° 2003-721, du 1er août 2003, pour l’initiative économique N° Lexbase : L3557BLC.

[20] Cass. ch. mixte, 22 septembre 2006, n° 05-13.517 N° Lexbase : A3192DRN, D., 2006, p. 2391, obs. V. Avena-Robardet ; ibid. p. 2855, obs. P. Crocq ; D., 2007, p. 753, obs. D.-R. Martin et H. Synvet ; RTD civ., 2006, p. 799, obs. P. Crocq ; Contrats, conc. Consom., 2006, comm. 250, G. Rauymond.

[21] V. notamment G. Casu, art. préc.; S. Gaudemet, fascicule précit., §52.

[22] Loi n° 2014-366, du 24 mars 2014, pour l’accès au logement et un urbanisme rénové N° Lexbase : L6496MSE.

[23] Art. 24 de la loi N° Lexbase : Z75968MU

[24] Cass. avis, 16 février 2015, n° 14-70.011, D., 2015, p. 489, rapp. R. Parneix et avis Y. Charpenel ; D., 2015, p. 1178, obs. N. Damas ; RTD civ., 2015, p. 569, obs. P. Deumier ; AJDI, 2015, p. 608, obs. N. Damas ; Loyers et copr., 2015, comm. 88, note B. Vial-Pedroletti.

[25] Ouvrage précit. p. 270.

[26]P. Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques, Dalloz, 1963, spéc. n° 6.

[27] Ouvrage précit. p. 153.

[28] Loi n° 2018-287, du 20 avril 2018, ratifiant l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, article 16 N° Lexbase : Z28142QU

[29] Ouvrage précit. p. 420.

[30] Ibid., p. 421.

[31] Cass. civ. 3, 11 avril 2019, n° 18-16.121, FS-P+B+I N° Lexbase : A8978Y8Z, RTD civ., 2020, p. 64, obs. P. Deumier ; RTD com., 2019, p. 339, note J. Monéger ; Gaz. Pal., 14 mai 2019, avis B. Sturlèse ; AJ contrats, 2019, p. 306, obs. D. Houtcieff.

[32] V. notamment S. Gaudemet, fasc. 20, op. cit.

[33] V. dernièrement CEDH, 3 février 2022, Req 66328/14, N.M.e.a. c/ France N° Lexbase : A19107MP, AJDA, 2022, p. 255 ; AJ fam., 2022, p. 229, obs. J. Houssier ; RDSS, 2022, p. 482, note D. Cristol ; RTD civ., 2022, p. 583, obs. P. Deumier.

[34] S. Gaudemet, fascicule préc.

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Droit transitoire

[Doctrine] Le droit transitoire dans le système juridique allemand

Lecture: 20 min

N2756B3H

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par Jonas Knetsch, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le 04 Août 2025

Imaginons la rencontre de deux étudiants en première année de droit, l’un inscrit dans une faculté allemande, l’autre dans une université française. Après avoir fait connaissance, ils en viennent à discuter de leurs cours respectifs, des difficultés à apprivoiser une matière dont ils ignoraient à peu près tout quelques mois auparavant et des différences dans l’organisation de leurs études.

L’étudiant allemand explique à son camarade français que s’il n’y a pas, en Allemagne, d’emploi du temps imposé, il a tout de même choisi un cours intitulé BGB – Allgemeiner Teil, consacré aux premiers articles du Code civil allemand. L’étudiant français, ignorant tout des subtilités de la codification « à l’allemande » [1] et se sentant en terrain connu, se met alors à évoquer son propre cours d’introduction au droit : voilà une excellente occasion pour se plaindre auprès de son camarade de la difficulté des exercices qui lui sont demandés, de cette fiche de TD consacrée au droit transitoire, des deux premiers articles du Code civil et, enfin, de cette dissertation sur « Les effets dans le temps d’un revirement de jurisprudence », thème dont il ne comprend pas encore un traître mot !

Malheureusement pour l’étudiant français, en quête d’un peu de compassion, il est fort probable que son camarade venu d’outre-Rhin ne puisse répondre que par un regard légèrement incrédule ou par un hochement de tête vaguement absent. Pourrait-on imaginer pire dialogue de sourds entre un étudiant convaincu d’évoquer les questions les plus élémentaires de sa discipline et son camarade qui, n’en ayant jamais entendu parler, se demande pourquoi ses professeurs sont passés à côté d’un aspect aussi essentiel ?

Exposer les principes du droit transitoire applicable en Allemagne se heurte d’emblée à une opposition frontale des cultures juridiques qui s’étend aux juristes les plus confirmés. Alors que les systèmes juridiques français et allemand semblent si proches, l’application des lois dans le temps fait partie des questions classiques en France, mais se trouve reléguée en Allemagne au rang de question secondaire, tout juste bonne à alimenter thèses de doctorat et monographies académiques.

Comment expliquer ce curieux décalage ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de s’intéresser d’abord à la place qu’occupent les règles de droit transitoire au sein du système juridique allemand (I). Faute de textes à visée générale, il est difficile en effet d’en dégager les principes. Tout au plus peut-on extraire quelques orientations fondamentales (II). Si elles n’ont pas fait l’objet d’une théorie générale, les questions de droit transitoire ne sont pourtant pas ignorées des juristes allemands. Les grands événements de l’histoire du XXe siècle allemand en sont les meilleurs témoignages (III).

I. La place du droit transitoire au sein du système juridique

Il n’existe pas en droit allemand de texte équivalent à l’article 2 du Code civil français, les rédacteurs du Code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch ou BGB) ayant renoncé à consacrer des règles générales régissant l’application de la loi dans le temps. À un siècle d’écart, les choix législatifs dans les deux pays furent donc diamétralement opposés en matière de droit transitoire.

L’explication tient au contexte dans lequel fut élaboré et adopté le BGB. Son entrée en vigueur au 1er janvier 1900 marque une vraie rupture d’avec les méthodes de codification antérieures. Au regard des grandes œuvres législatives du XIXe siècle, le code allemand se singularise, en effet, par sa structure et son abstraction terminologique, qui en font une codification d’une grande technicité. Qualifiée par un auteur de « fer de lance de la pensée juridique allemande » [2], sa partie générale en est certainement la caractéristique la plus connue. À rebours du titre préliminaire du Code civil français, le Allgemeiner Teil du BGB regroupe les notions juridiques qui transcendent l’ensemble des branches du droit privé et qui trouvent application dans les matières qui font l’objet des quatre autres parties du code. Il ne s’agit donc pas d’un simple chapitre introductif composé de principes d’interprétation et de proclamations d’ordre moral ou social, mais d’un ensemble de règles de droit positif, dont la connaissance est indispensable pour qui veut maîtriser le droit privé allemand.

Pour autant, la volonté de rupture d’avec les traditions de codification n’était pas absolue. Pour rédiger la partie générale, les rédacteurs du BGB se sont appuyés sur la structure des Institutes de droit romain, reprise également dans le Code civil français : personae, res, actiones. Divisée en sept chapitres (Abschnitte), elle traite ainsi dans un premier temps des personnes (§ 1 à 89), puis des choses et animaux (§ 90 à 103), des actes juridiques (§ 104 à 185), des délais et de la prescription extinctive (§ 186 à 225) et, enfin, de l’exercice des droits (§ 226 à 231) et de la prestation de sûreté (§ 232 à 240). Cependant, l’on y chercherait en vain des dispositions consacrées au droit transitoire.

Ce n’est pas à dire que la question de l’application de la loi dans le temps ne s’est pas posée au moment de la rédaction du BGB, loin de là. Applicable dans certaines provinces allemandes depuis l’occupation napoléonienne [3], le Code civil français était bien connu des juristes allemands, qui s’étaient alors interrogés sur les modalités précises selon lesquelles devaient se succéder les différentes législations. À en croire les historiens du droit, la mise en vigueur du Code Napoléon n’avait pas obéi à des règles transitoires très claires. Celui-ci fut rendu applicable tantôt de manière rétroactive, tantôt pour l’avenir seulement [4]. Ce sont précisément ces tergiversations qui ont conduit les rédacteurs du BGB à renoncer à une règle générale sur l’application de la loi dans le temps.

Ainsi peut-on lire dans les procès-verbaux de la commission de rédaction que « des deux dispositions juxtaposées à l’article 2 du Code civil [français], l’une est aussi indéterminée que l’autre, la question de savoir quelle influence [Einwirkung] doit être qualifiée d’effet rétroactif demeure ouverte » [5]. Et les rédacteurs d’en conclure que « le projet [de BGB] renonce dès lors à la consécration d’une règle générale » [6].

Les membres de la commission ne cherchaient cependant point à éluder la question des conflits de lois dans le temps. Ils savaient parfaitement que celle-ci allait se poser inévitablement lors de l’entrée en vigueur du BGB. Simplement, c’est dans une loi distincte que ces questions ont trouvé leur réponse législative. Bien moins connue que le BGB lui-même, la loi d’introduction au Code civil (Einführungsgesetz zum Bürgerlichen Gesetzbuch ou EGBGB) fut conçue comme une sorte d’annexe, destinée à compléter la codification civile et à en délimiter de manière précise le champ d’application matériel, temporel, spatial et personnel. Toujours en vigueur et régulièrement complétée au fil des réformes majeures, elle contient ainsi des dispositions importantes de droit transitoire et de droit international privé.

Composée de 248 articles [7], l’EGBGB se divise en sept parties. La première partie fixe l’entrée en vigueur du BGB, apporte une définition de la notion de loi au sens de ce texte et codifie les règles de droit international privé (art. 1er à 49). La deuxième partie porte sur l’abrogation ou le maintien des lois impériales en vigueur au moment de l’adoption du BGB (art. 50 à 54). La troisième partie traite de la compétence des Länder dans les domaines du droit civil (art. 55 à 152). Les quatrième, cinquième et sixième parties contiennent des dispositions transitoires rendues nécessaires par l’entrée en vigueur du BGB, par ses réformes successives ainsi que par la réunification allemande en 1990 (art. 163 à 237). Enfin, la septième et dernière partie habilite le Gouvernement fédéral à compléter les règles du BGB, notamment sur les questions qui font l’objet d’une harmonisation européenne.

C’est dans cette loi distincte que se trouvent ainsi les règles détaillées qui régissent l’application du BGB dans le temps.

La place discrète qui revient au droit transitoire en matière civile s’explique aussi par les tensions politiques entre la Prusse surreprésentée dans le processus législatif et les autres États qui craignaient l’effacement de leur particularisme juridique [8]. En reléguant les questions d’application dans le temps dans une loi annexe, il s’agissait aussi d’insister sur la continuité juridique entre les lois anciennes et le BGB, qui se voulait une simple œuvre d’unification de règles existantes plutôt qu’une marque de rupture comme le Code Napoléon. L’absence de règles générales sur les effets dans le temps était aussi un facteur d’adhésion des États de l’Empire, dont l’accord était requis en raison de la structure fédérale du pays.

II. Existe-t-il des principes de droit transitoire ?

La méthode qui consiste à accompagner un code d’une « loi d’introduction », qui en règle l’application dans le temps et dans l’espace, fut reprise à l’occasion d’autres grandes réformes législatives. Aux côtés de l’EGBGB, il existe ainsi des lois d’introduction au Code pénal (EGStGB), au Code des assurances (EGVVG) et au Code des impôts (EGAO).

Si ces Einführungsgesetze sont régulièrement présentées et analysées dans les grands commentaires, si caractéristiques de la littérature juridique allemande [9], l’attention que leur accorde la doctrine n’est évidemment pas la même que pour les codes eux-mêmes. Au regard des questions qui y sont traitées et de leur importance relative, cela se comprend aisément. Si elles ne contiennent pas de grands principes, ces lois d’introduction n’en sont pas moins une sorte d’« enveloppe normative » pour les dispositions transitoires, qui se trouvent ainsi réglées au cas par cas en fonction des impératifs politiques.

Ce pointillisme du législateur allemand tranche résolument avec l’approche française. À y regarder de plus près, il serait même plus exact de parler, à propos des règles de droit transitoire, d’un empilement de couches normatives successives. L’EGBGB en est une parfaite illustration. Alors que les articles 153 à 218 règlent les modalités de l’entrée en vigueur du BGB de 1900 en prévoyant, avec un luxe de détails, la survie de certaines lois antérieures, les dispositions qui suivent furent ajoutées au fur et à mesure des révisions législatives. Les articles 219 à 229 prévoient ainsi les règles transitoires pour les réformes ponctuelles adoptées depuis 1985. Quant aux articles 230 à 237, leurs dispositions sont consacrées aux effets de l’entrée en vigueur du Traité de réunification (Einigungsvertrag) de 1990 [10].

Si l’on devait identifier des orientations générales au sein de cet ensemble de règles transitoires éparpillées, ce serait probablement le principe de non-rétroactivité de la loi (Nichtrückwirkung des Gesetzes). Refoulé par les rédacteurs du BGB de 1900, il a ressurgi dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale dès 1961 [11]. La non-rétroactivité s’y trouve rattachée au principe de l’État de droit (Rechtsstaatsprinzip), consacré à l’article 20 de la Loi fondamentale [12].

Selon la vision de la Cour constitutionnelle, le législateur est tenu, dans un État de droit, de garantir la sécurité juridique et de protéger la confiance légitime des justiciables. La portée du principe de non-rétroactivité est cependant nuancée par la distinction entre rétroactivité au sens strict (echte Rückwirkung) et rétroactivité au sens large (unechte Rückwirkung, littéralement « pseudo-rétroactivité »). Ne s’agissant pas d’une rétroactivité à proprement parler, l’application de la loi nouvelle à une situation juridique en cours ne relève ainsi pas de la prohibition de l’effet rétroactif des lois.

Par ailleurs, la Cour constitutionnelle fédérale a précisé qu’une loi pouvait même avoir un effet sur une situation juridique située entièrement dans le passé, si la confiance du citoyen dans la stabilité législative n’est pas jugée « digne de protection » (schutzwürdig). Tel est le cas dans quatre séries de cas : 1° lorsqu’il fallait s’attendre à un changement législatif compte tenu des circonstances politiques ; 2° en cas d’obscurité de la loi ancienne ; 3° en cas d’inconstitutionnalité de la loi ancienne et 4° pour des motifs impérieux d’intérêt général qui peuvent dépasser, à titre exceptionnel, le principe de sécurité juridique. Chacune de ces situations fait l’objet aujourd’hui d’une jurisprudence importante [13].

La question de l’application de la loi dans le temps apparaît dès lors comme une matière quelque peu disparate, construite progressivement par la Cour constitutionnelle fédérale au fur et à mesure que des lois avec effet rétroactif lui ont été déférées dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité. Le juriste français s’étonnera sans doute de la coloration « publiciste » dont est teintée la matière en droit allemand, ce qui s’explique notamment au regard de l’histoire tumultueuse du XXe siècle allemand.

III. Le droit transitoire face aux césures du XXe siècle allemand

Pour approfondir l’étude de la place du droit transitoire dans le système juridique allemand, il nous a paru utile de présenter deux exemples tirés de l’histoire contemporaine. Le XXe siècle a été non seulement un siècle de grande violence pour le pays, mais également marqué par des césures tant politiques qu’économiques et sociales. Deux d’entre elles nous paraissent particulièrement dignes d’intérêt sous cet angle. Il s’agit d’abord des premières années après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui furent marquées par l’abrogation du droit national-socialiste et qui conduisirent à un tournant constitutionnaliste en matière de droit transitoire (A.). Nous évoquerons ensuite la période de réunification allemande qui se caractérise par des interrogations d’ordre politique sur la rétroactivité des principes de l’État de droit (B.).

A. L’abrogation du droit national-socialiste et le tournant constitutionnaliste en matière de droit transitoire

La chute du régime national-socialiste en mai 1945 marque « l’heure zéro » (Stunde Null) de l’histoire contemporaine allemande [14]. La capitulation inconditionnelle signée à Berlin-Karlshorst le 8 mai 1945 en présence des alliés a révélé à la société allemande l’effondrement de ses forces militaires et économiques, mais aussi les abîmes de l’idéologie nationale-socialiste tout comme les atrocités et les crimes commis depuis 1933.

Dès la libération des premières zones du Reich allemand par les forces alliées, l’administration militaire s’est efforcée à invalider certaines des lois adoptées par le régime national-socialiste. Par un texte du 18 septembre 1944, le Gouvernement militaire américain a promulgué une « loi n° 1 portant abrogation du droit national-socialiste » (Gesetz Nr. 1 zur Aufhebung nationalsozialistischer Gesetze[15]. Cette loi invalidait un ensemble de neuf textes législatifs et réglementaires adoptés entre 1933 et 1942 parmi lesquelles on trouve les fameuses lois de 1935 sur la protection du sang et de l’honneur allemands, ainsi que sur la citoyenneté du Reich, mieux connues sous le nom de « lois de Nuremberg ». En septembre 1945, le Conseil de contrôle allié (Alliierter Kontrollrat) y ajouta une loi similaire, plus complète et valable sur l’ensemble du territoire occupé par les forces alliées [16].

Pour autant, ces deux textes ne comportent aucune précision quant à la dimension temporelle de ses effets, il y est simplement indiqué que les « lois fondamentales nationales-socialistes » ainsi que leurs textes d’application « perdent par la présente leur validité au sein du territoire occupé ». Il a fallu d’autres textes pour en tirer les conséquences de cette abrogation sur des situations juridiques qui, bien que situées dans le passé, continuaient à produire ses effets dans le présent, telles que l’impossibilité de contracter des mariages entre « juifs et citoyens de sang allemand » [17].

Avec l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale au 23 mai 1949, l’Allemagne retrouva une partie de sa souveraineté et les zones d’occupation britannique, américaine et française constituèrent alors la République fédérale d’Allemagne, régie par un nouveau cadre constitutionnel. Sous l’influence de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale, créée en 1951, la réflexion sur le droit transitoire va connaître un tournant constitutionnaliste qui l’éloignera durablement de la doctrine civiliste [18].

Depuis lors, l’existence de règles d’application de la loi dans le temps est considérée par les juristes allemands comme une concrétisation de l’exigence de sécurité juridique, laquelle découle du principe de l’État de droit. Le contrôle de leur contenu se fait aujourd’hui à l’aune des garanties constitutionnelles et notamment de la protection de la confiance légitime que la Cour constitutionnelle fédérale rattache aux textes constitutionnels. Cette vision se reflète dans la littérature consacrée au droit transitoire, marquée par les ouvrages des constitutionnalistes Bodo Pieroth et Michael Kloepfer [19].

Ce n’est qu’au milieu des années 1990 que la doctrine privatiste retrouve un intérêt à l’étude du droit transitoire, notamment en raison des bouleversements de l’ordre juridique allemand induit par la réunification allemande.

B. La réunification allemande et la question de la rétroactivité des principes de l’État de droit

Le 3 octobre 1990, avec l’entrée en vigueur du Traité de réunification (Einigungsvertrag), disparut la République démocratique allemande (RDA), après un peu plus de 40 années d’existence. Proclamé le 7 octobre 1949 en réponse à la fondation de la République fédérale d’Allemagne, cet autre État allemand s’est construit, avec l’appui de l’URSS et la prétention de devenir le premier État socialiste sur le sol allemand, dans la zone d’occupation soviétique. Si, durant les premières années de son existence, le système juridique de la RDA, en particulier dans le domaine du droit privé, était encore largement identique à celui de l’Allemagne de l’Ouest, le législateur y œuvra progressivement pour transformer l’idéologie marxiste-léniniste en textes de loi.

En droit civil, cette volonté émancipatrice s’est traduite par l’adoption d’un Code du travail (Arbeitsgesetzbuch), d’un Code de la famille (Familiengesetzbuch) et, en 1975, d’un nouveau Code civil (Zivilgesetzbuch) qui paracheva la rupture d’avec l’héritage de droit civil d’avant-guerre [20]

La réunification allemande en 1990 a marqué, dans le même temps, l’abrogation quasi complète de toute la législation de la RDA. Conformément au Traité de réunification [21], la République démocratique allemande ne faisait qu’« adhérer » à la République fédérale d’Allemagne, ce qui signifiait une extension automatique de toutes les lois ouest-allemandes au territoire de la RDA. Sur le plan juridique, la réunification allemande prit donc la forme d’un rattachement pur et simple de l’Allemagne de l’Est au système juridique ouest-allemand et, partant, à tout son corpus de lois et de règlements [22].

Dans son annexe I, le Traité de réunification prévoyait cependant de nombreuses exceptions et précisions quant à l’application immédiate de toute la législation ouest-allemande dans les cinq nouveaux Länder ainsi que dans la partie est de la ville de Berlin. Pour le droit civil, pas moins de 11 pages au Journal officiel détaillent la survie des lois est-allemandes pour différentes situations juridiques. Parmi les plus importantes peuvent notamment être cités les mariages contractés pendant l’existence de la RDA dont les effets patrimoniaux jusqu’en 1990 restent soumis au droit de la famille socialiste [23], les expropriations qui furent opérées sous l’administration soviétique, et pendant la réforme et la dissociation du bâti et du foncier, si caractéristiques du droit immobilier socialiste [24].

Si ces aspects de droit civil ont été amplement débattus dans la littérature spécialisée, les questions de droit transitoire ont suscité un écho médiatique beaucoup plus large, s’agissant de l’application rétroactive de normes pénales. Entre 1991 et 2004, plus d’une centaine de procédures pénales furent engagées contre des garde-frontières, qui avaient ouvert le feu sur des personnes qui tentaient de franchir la frontière entre les deux Allemagnes, et leurs supérieurs hiérarchiques. Connus sous le nom de Mauerschützenprozesse, ces procès ont soulevé la question délicate de la rétroactivité des normes pénales en raison de la licéité (ou l’illicéité) de tirs, parfois mortels, formellement autorisés par le droit de la RDA [25].

Dans trois décisions rendues entre 1992 et 1995, la Cour fédérale de justice a jugé que si l’ordre d’une autorité légitime devait en principe être retenu comme cause de justification, celle-ci restait soumise au respect du principe de proportionnalité et de la protection des droits fondamentaux [26]. Or, ces deux limites n’avaient pas été respectées en l’espèce, selon les juges. Formellement, il ne s’agissait donc pas d’une application rétroactive de la norme pénale, le principe de proportionnalité et la protection des droits fondamentaux pouvant être rattachés à la Constitution de la RDA. Bien que la Cour constitutionnelle fédérale ait validé cette interprétation en 1996 [27], et malgré la confirmation de cette solution par la CEDH en 2001 [28], la condamnation pénale de 132 garde-frontières, officiers et membres du parti suscita un débat sans précédent sur l’application du principe de l’État de droit et rendit plus difficile encore le travail mémoriel sur le passé de la RDA [29].

****

Par ce panorama sommaire, nous cherchions à montrer que l’application de la loi dans le temps est probablement l’une des rares questions où le droit allemand se caractérise par une conceptualisation moins développée qu’en droit français. L’on ne peut en effet qu’être surpris par le peu de réflexions doctrinales en la matière, ce qui est d’autant plus étonnant quand on connaît la passion des juristes allemands pour les débats théoriques.

Est-ce la marque d’un certain pragmatisme qui s’est avéré nécessaire par les nombreux bouleversements politiques du XXe siècle ? Ou s’agit-il d’une simple perpétuation du parti pris des rédacteurs du BGB de 1900 qui ont refusé de consacrer dans le Code civil allemand des principes généraux de droit transitoire ? Le pointillisme législatif qui caractérise le droit transitoire allemand soulève, en fin de compte, une question centrale qui peut passer pour iconoclaste dans un colloque qui met à l’honneur le doyen Roubier : à quoi bon disposer de principes généraux si l’on peut régler l’application des lois dans le temps au cas par cas ?

 

[1] Pour une présentation de la Partie générale du BGB en langue française, v. en particulier C. Witz, Droit privé allemand, t. 1 : Actes juridiques, droits subjectifs, Litec, 1992. V. également M. Fromont et J. Knetsch, Droit privé allemand, Lextenso, 2e éd., 2017, n° 74 et s.

[2] L’expression est de V. Lasserre-Kiesow, La technique législative – Études sur les codes civils français et allemand, th. Paris 2, LGDJ, 2002, p. 72.

[3] Il n’y a que peu de travaux récents en langue française sur le rayonnement du Code Napoléon dans les territoires allemands. Parmi les rares études, v. P.-L. Weinacht, ÉTUDE : Les États de la Confédération du Rhin face au Code Napoléon, in Napoléon et l’Europe (dir. J.-Cl. Martin), Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 91. V. également en langue allemande l’étude très intéressante sur l’image (ou plutôt les images) du Code civil français en Allemagne de V. Peters, Der ‘germanische’ Code civil, Mohr Siebeck, 2018, spéc. p. 29 et s.

[4] Alors que le Code Napoléon fut déclaré applicable à toutes les situations en cours au Royaume de Westphalie, des lettres patentes garantissaient les droits acquis dans d’autres possessions napoléoniennes. Sur ce point, v. W. Schubert, Französisches Recht in Deutschland zu Beginn des 19. Jahrhunderts, Böhlau, 1977, p. 98 et s.

[5] V. les comptes rendus des travaux de la première commission de rédaction Motive zu dem Entwurfe eines Bürgerlichen Gesetzbuches für das Deutsche Reich, t. 1 : Allgemeiner Teil, J. Guttentag, 1888, p. 23.

[6] Ibid. La commission adopta ainsi la position d’Albert Gebhard, juriste au ministère de la Justice du Grand-Duché de Bade, qui fut chargé, au sein de la commission, de rapporter sur cette question.

[7] Contrairement aux autres textes législatifs, les lois d’introduction aux différents codes ne se divisent pas en paragraphes (§), mais en articles. On parle à ce propos d’Artikelgesetze, dont l’objectif est de coordonner différents corpus de règles législatives. Pour une analyse critique de cette technique législative, v. par exemple T. Lachner, Das Artikelgesetz, Duncker & Humblot, 2007.

[8] Sur cet aspect, v. B. Heß, Intertemporales Privatrecht, Mohr Siebeck, 1998, p. 64 et s.

[9] Sur ce genre de la littérature juridique, v. l’ouvrage collectif récent de D. Kästle-Lamparter, N. Jansen et R. Zimmermann (dir.), Juristische Kommentare: Ein internationaler Vergleich, Mohr Siebeck, 2020.

[10] V. infra, sous III. B.

[11] C. const. féd., 19 décembre 1961, réf. 2 BvL 6/59 [en ligne] (le contrôle de constitutionnalité portait sur une loi fiscale à effet rétroactif).

[12] Selon ce texte, « la République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social » (al. 1er) dont « le pouvoir législatif est lié par l’ordre constitutionnel, les pouvoirs exécutif et judiciaire sont liés par la loi et le droit » (al. 3).

[13] Pour une présentation plus détaillée, v. B. Heß, Intertemporales Privatrecht, Mohr Siebeck, 1998, p. 64 et s.

[14] Pour une relativisation de l’idée d’heure zéro, v. N. Bond, L’heure zéro : un mythe fondateur de l’Allemagne de l’après-guerre, Sens Public, 2012, n° 2.

[15] Amtsblatt der Militärregierung Deutschland 1944, n° 1, p. 10.

[16] La loi fut publiée au Amtsblatt des Kontrollrats in Deutschland 1945, p. 6. Une version française de cette loi est disponible [en ligne]

[17] Une loi du 23 juin 1950 sur la reconnaissance des « mariages libres » (freie Ehen) a permis à un conjoint survivant d’un couple qui n’a pu contracter mariage pour des raisons raciales de faire reconnaître un mariage avec effet rétroactif, dès lors que les deux membres du couple ont pu « exprimer de manière sérieuse » (ernstlich bekundet) leur volonté de s’engager dans une relation durable. Sur ce texte, v. C. Ann, Notehen aus der Zeit des Kriegsendes - eine bis heute kaum bewältigte Kriegsfolge, Zeitschrift für das Gesamte Familienrecht, 1994, p. 135.

[18] Sur la dimension constitutionnelle du droit transitoire, v. B. Heß, Intertemporales Privatrecht, Mohr Siebeck, 1998, p. 290 et s.

[19] B. Pieroth, Rückwirkung und Übergangsrecht, Duncker & Humblot, 1981 ; M. Kloepfer, Vorwirkung von Gesetzen, C.H. Beck, 1974.

[20] Une présentation du Code civil de la RDA est donnée en langue française par B. Dutoit, Le nouveau code civil de la République démocratique allemande, du 19 juin 1975, ou la consommation de la rupture juridique entre les deux Allemagnes, in Mélanges en l’honneur de Henri Deschenaux, professeur à l’Université de Fribourg, éd. universitaires (Fribourg), 1977, p. ainsi que, de manière plus succincte, par J. Göhring, À propos du Code civil et du Code de procédure civile de la République démocratique allemande, RID comp., 1977, p. 108.

[21] Une version en langue française du traité a été publiée par la Chaire de droit public français de l’Université de la Sarre : C. Autexier (dir.), Der Einigungsvertrag/Traité d’Union (zweisprachige Ausgabe/édition synoptique bilingue), éd. CEJF, 1991 (disponible [en ligne]).

[22] Selon l’article 8 du Traité de réunification, « avec la prise d’effet de l’adhésion, le droit fédéral entre en vigueur dans le territoire mentionné à l’article 3 [celui de l’ancienne RDA], dans la mesure où son champ d’application n’est pas restreint à certains Länder ou à certaines parties de la République fédérale et sauf si le présent traité en dispose autrement, notamment dans son annexe I ».

[23] Sur ces questions, v. B. Heß, Intertemporales Privatrecht, Mohr Siebeck, 1998, p. 186 et s.

[24] Sur cette problématique très délicate, tant sur le plan juridique que sur le plan social, v. en langue française H. Heide et O. Wiesike, Les procédures de récupération des biens en droit allemand pour l’ex-Allemagne de l’Est, RID comp., 1997, p. 605 ; A. Dumasy, Unification et propriété : le problème des exclus de la restitution, Allemagne d’aujourd’hui, 1994, p. 3.

[25] V. en langue française G. Mouralis, Une épuration allemande : la RDA en procès (1949-2004), Fayard, 2008, p. 39 et s. et du même auteur Le procès Honecker, la gestion publique du passé est-allemand et la longue durée, Bulletin de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, 2002, p. 102. V. également sur ce sujet en langue anglaise J. McAdams, Judging the Past in Unified Germany, Cambridge Univ. Press, 2001, p. 23 et s.

[26] C. féd. just., 3 novembre 1992, réf. 5 StR 370/92 [en ligne] ; 25 mars 1993, réf. 5 StR 418/92 [en ligne] ; 20 mars 1995, réf. 5 StR 111/94 [en ligne].

[27] C. const. féd., 24 octobre 1996, réf. 2 BvR 1851, 1853, 1875 et 1852/94 [en ligne].

[28] CEDH, 22 mars 2001, Req. 34044/96, 35532/97 et 44801/98. Sur cette décision, v. en langue française F. Massias, Prééminence du droit et sécurité juridique. À propos de la surveillance du mur de Berlin, Rev. sc. crim., 2001, p. 639.

[29] Pour un bilan, v. K. Marxen/G. Werle/M. Vormbaum, Die strafrechtliche Aufarbeitung von DDR-Unrecht: eine Bilanz, de Gruyter, 1999, p. 8 et s.

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Droit transitoire

[Doctrine] Le droit transitoire – approche européaniste

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par Ludovic Pailler, Professeur agrégé de droit privé et sciences criminelles, Centre de Recherche sur le Droit International Privé (EDIEC-EA4185), Université Jean Moulin Lyon 3

Le 01 Août 2025

1. Alors que le présent propos doit permettre d’illustrer la diversité des approches du droit transitoire, sous l’angle européen, l’auteur est pris de vertige quant à la tâche qui lui est confiée. Elle est bien trop vaste pour tenir dans le cadre imparti. Aussi le vocable approche sera-t-il pleinement exploité pour justifier la focale mise sur des morceaux choisis pour l’intérêt particulier qu’ils nous semblent présenter.

2. Avant d’y venir, il nous faut élaguer le champ de l’étude, en commençant par jouer sur un autre mot du titre de notre intervention, l’adjectif dual qui caractérise l’approche. Il y a au moins deux Europes. Nous n’en retiendrons qu’une, l’Union européenne. Car en droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH), le droit transitoire est lui-même double. D’une part, c’est le droit transitoire inhérent à l’adoption de textes nouveaux qui modifient les règles applicables à la procédure devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) ou instituent de nouveaux droits et libertés. Le Protocole additionnel n° 15, qui vient notamment réduire de 6 à 4 mois le délai pour introduire une requête, précise, dans l’article 8, l’effet dans le temps des dispositions nouvelles dont l’entrée en vigueur est prévue par l’article 7. Le règlement de la Cour, qui depuis 1959 a déjà subi 58 modifications ou refontes, comporte lui-même quatre articles (111 à 114) qualifiés de « dispositions transitoires », qui précèdent un article 117 relatif à l’entrée en vigueur du texte. L’ensemble demeure trop marginal pour offrir une véritable approche. D’autre part, le droit transitoire du droit de la CESDH pourrait ressortir de la jurisprudence de la CEDH relative à l’application de la loi dans le temps. Nombre de dispositions transitoires ou de successions législatives, relevant de matières diverses, ont été confrontées aux exigences des droits fondamentaux [1]. L’ensemble nécessite une étude minutieuse, car certainement animé d’une logique propre, notamment liée à l’accent mis sur les effets du droit transitoire plutôt que sur ses méthodes.

3. L’Union européenne offre certainement un cadre plus homogène, en même temps qu’elle permet de réduire la focale à une échelle soutenable. La relative jeunesse de ce droit pourrait encore être un facteur propre à réduire la difficulté, quoiqu’elle n’exclue pas les modifications successives ou refontes du droit dérivé, parfois à répétition. Le règlement sur la marque communautaire du 20 décembre 1993 [2] en est l’illustration parfaite, qui, sans compter les modifications liées à l’adhésion de nouveaux États membres, a été modifié un an plus tard [3] puis en 2003 [4], en 2004 [5] et en 2006 [6] avant d’être codifié en 2009 [7] et de nouveau modifié en 2015 [8] pour être recodifié en 2017 [9] pour être de nouveau modifié en 2023 [10].

3. Si cette inconstance n’est qu’un épiphénomène, considérant les modifications incessantes de certains pans des droits nationaux, le droit de l’Union présente quelques particularités qui, a priori, rendent d’autant plus ardue l’identification d’un droit transitoire propre. Tout d’abord, le droit de l’Union, pris comme un ordre juridique autonome, n’est pas un système, un tout cohérent [11]. Il comprend peu de métanormes. Certes, l’article 297 du TFUE N° Lexbase : L2614IPI règle l’entrée en vigueur des textes. Mais aucune règle écrite ne précise les effets dans le temps des règles nouvelles, ni les conflits de règles dans le temps. Aucun renvoi aux droits nationaux, qui emporterait une diversité des solutions, n’est envisageable sauf à rendre illusoire l’harmonisation ou l’uniformisation escomptée. L’application dans le temps du droit de l’Union requiert des règles uniformes étroitement liées à la nature et à la teneur des dispositions. Ensuite, une autre difficulté tient à la diversité, au nombre et à l’hétérogénéité des matières dans lesquelles le droit de l’Union prend pied en ignorant largement la division entre droit public et droit privé. S’ajoutent de potentiels conflits transitoires entre des conventions internationales qui n’intègrent pas l’ordre juridique de l’Union et le droit de l’Union, notamment lorsqu’il vient se substituer à elles ou a vocation à le faire, même s’ils sont généralement réglés par les dispositions transitoires du droit dérivé [12].

4. Malgré ce paysage contrasté, la Cour de justice esquisse, au gré de ses arrêts, une théorie générale du droit transitoire de l’Union [13]. La toile qui en résulte pourrait décevoir. Son architecture générale ne présente que peu de spécificités par rapport aux grandes lignes du droit transitoire, notamment français, même si des différences peuvent surgir dans le détail de ses applications. Elle repose sur deux principes assez classiques – le principe de non-rétroactivité [14], sauf in mitius [15] et le principe d’applicabilité immédiate [16] – que la Cour de justice applique suivant une distinction autonome et peu systématique [17] entre les matières substantielles et procédurales.

5. À ce stade de notre propos, nous aurions pu disserter, assez simplement, sur les désordres d’un droit transitoire de l’Union qui manque de systématisation, compte tenu de la segmentation et de la sédimentation de ses composantes. Toutefois, deux phénomènes singuliers, ou relativement singuliers, ont retenu notre attention, car sources de questionnements qui ne sont pas totalement résolus. Le premier manifeste une forme de neutralisation des difficultés généralement soulevées par la succession dans le temps de deux textes en transposant au nouveau l’interprétation de l’ancien. Il ne se confond pas avec la continuité interprétative d’un même texte d’un cas d’espèce à l’autre ni ne se masque derrière l’euphémisme d’une interprétation du droit nouveau à la lumière de celle du droit ancien. Le second correspond à un segment de temps durant lequel la normativité du texte nouveau est incertaine, à raison de la distinction faite entre l’entrée en vigueur et l’entrée en application. L’actualité de chacun de ces phénomènes diffère. Le premier, la continuité internormative (I) est déjà bien ancré dans la jurisprudence de la Cour de justice tandis que le second, l’intertemporalité intranormative (II) soulève encore des questions prospectives.

I. La continuité internormative

6. La continuité internormative, prise comme le maintien de la substance de la norme malgré son changement formel, paraît être un oxymore. Ce serait omettre que toute réforme n’est pas une révolution complète. Il n’est pas rare qu’une partie variable du texte réformé demeure, formellement ou en substance, identique au droit antérieur. C’est dans ce contexte que prend pied la continuité internormative. Elle n’est pas inédite ou caractéristique du droit de l’Union puisque, sous d’autres formes, elle se rencontre dans les droits nationaux. De telles questions ont pu être soulevées, par exemple, à l’occasion de la réforme française du droit de la preuve, des obligations et du régime général des obligations [18]. Cependant, la Cour de cassation française n’a pas construit ou mis en lumière, à la différence de la Cour de justice, un raisonnement qui sous-tend et justifie la continuité internormative. Cette dernière pourrait bien se transformer en un principe supplémentaire du droit transitoire de l’Union facteur de cohérence de l’ordre juridique de l’Union, celui de l’unité d’interprétation dans le temps des dispositions qui, substantiellement, sont de droit constant.

7. Aux termes de nos recherches, sans doute non exhaustives, la continuité internormative est employée dans deux séries de circonstances distinctes, lorsque la situation est nouvelle (A) et lorsqu’elle est continue (B).

A. La continuité appliquée à une situation nouvelle

 

8. La continuité internormative serait apparue en droit international privé de l’Union européenne. Elle est une création prétorienne dont le fondement est doublement fragile. D’une part, parce qu’elle s’appuie sur les motifs des instruments de droit dérivé qui sont, par nature, dépourvus de force contraignante. D’autre part, parce que la Cour de justice a dépassé la lettre des motifs pour en révéler l’esprit, lequel sera rétrospectivement acté par le législateur.

9. Dans le règlement « Bruxelles I » [19], qui communautarise la convention de Bruxelles [20], les motifs soulignent la continuité que doivent assurer les dispositions transitoires et la « même continuité […] en ce qui concerne l’interprétation des dispositions de la convention » applicables aux procédures encore pendantes et non soumises au règlement nouveau. La Cour de justice en a retenu l’essence [21], à savoir la continuité des deux textes dont il résulte que « dans la mesure où le Règlement n° 44/2001 N° Lexbase : L7541A8S remplace désormais, dans les relations des États membres, la convention de Bruxelles, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les premières dispositions vaut également pour les secondes, lorsque les dispositions de la convention de Bruxelles et celles du règlement n° 44/2001 peuvent être qualifiées d’équivalentes » [22]. Dans la refonte du règlement n° 44/2001 [23], le législateur en tire les conséquences lorsqu’il indique qu’une « continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne de la convention de Bruxelles de 1968 et des règlements qui la remplacent » [24]. La même logique transparaît dans le règlement « Bruxelles II ter » [25]. Il présente l’originalité de s’inscrire non seulement dans la continuité des instruments de droit dérivé auquel il succède, les règlements « Bruxelles II » [26] et « Bruxelles II bis » [27], mais également de la convention antérieure, dite « Bruxelles II » [28], qui n’est jamais entrée en vigueur. Dans une moindre mesure, ce vœu de continuité ressort également des motifs du règlement « Rome I » vis-à-vis de la convention de Rome [29]. Mais elle n’est pas systématique dans les instruments nouveaux de droit international privé de l’Union [30].

10. La continuité internormative présente l’intérêt de permettre à la Cour de justice d’invoquer une jurisprudence constante nonobstant la succession de deux textes [31], pour autant que le critère en est rempli : l’équivalence de dispositions anciennes et nouvelles. Que les dispositions successives soient rédigées en termes identiques n’est pas nécessairement déterminant [32], voire peut s’avérer superfétatoire [33]. L’essentiel tient à l’absence de changement au fond [34], ce qu’atteste la circonstance que le texte nouveau « occupe la même place et remplit la même fonction » que l’ancien [35] ou « reflète la même systématique » [36]. À défaut d’équivalence, notamment parce que le libellé du texte nouveau « diffère sensiblement » de celui de l’ancien, le premier devra être interprété à la lumière des objectifs et du système du nouvel instrument de droit dérivé [37].

11. La jurisprudence évoquée se concentre sur la succession des instruments « Bruxelles I », quand elle moins affirmée pour les autres instruments du droit international privé de l’Union [38]. Hors cette matière, elle n’est pas sans écho. Certains sont diffus [39], d’autres tout aussi forts. Toutefois, ils sont exprimés en termes distincts, car sans appui disponible dans les motifs, qui se réfèrent à la « portée en substance identique » des textes successifs [40]. L’ensemble tend à confirmer l’émergence d’un principe de continuité internormative. Les termes derniers cités sont d’ailleurs ceux par lesquels la Cour de justice nous paraît manifester l’existence dudit principe s’agissant des situations continues.

B. La continuité appliquée à une situation continue

12. Les situations continues sont celles débutées avant l’entrée en application du texte nouveau et qui se prolongent après, de sorte que, en application du principe d’application immédiate, deux périodes sont à distinguer, car respectivement régies par le texte nouveau et ancien. La continuité internormative ressort alors d’une interprétation unitaire ou conjointe de chacun à laquelle procède la Cour de justice.

13. Cette unité d’interprétation est assez récente. Sa première occurrence date d’un arrêt Dixons Retail plc rendu en matière de taxe sur la valeur ajoutée [41]. Y était en cause l’interprétation de la directive du Conseil n° 2006/112, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée N° Lexbase : L7664HTZ, qui est une refonte de la directive du Conseil n° 77/388 N° Lexbase : L9279AU9, plusieurs fois modifiée de façon substantielle. Dans l’affaire au principal, une partie des opérations devait être soumise au droit ancien, les autres au droit nouveau. Et la Cour de justice de relever, à titre liminaire et sans expliciter aucun objectif particulier pour se justifier, qu’« il n’est pas nécessaire d’opérer de distinction entre les dispositions résultant de ces directives, ces dernières devant être considérées comme revêtant une portée en substance identique pour les besoins de l’interprétation que la Cour sera amenée à donner dans le cadre de la présente affaire » [42]. Cette précision liminaire était d’autant plus évidente que les motifs de la nouvelle directive explicitent que la refonte ne devrait « en principe, pas provoquer des changements de fond dans la législation existante » [43]. En d’autres termes, la portée de l’arrêt pouvait apparaître limitée par la circonstance que la refonte avait été explicitement opérée à droit constant.

14. La continuité internormative n’en a pas moins été invoquée hors le contexte d’une réforme explicitement présentée comme étant à droit constant. C’est en matière de protection des données qu’un arrêt probant a été rendu par la Cour de justice. Pour rappel, la directive n° 95/46 d’harmonisation minimale N° Lexbase : L8240AUQ a été abrogée et remplacée par le RGPD N° Lexbase : L0189K8I. À propos d’un traitement débuté avant l’entrée en application de ce dernier, la Cour de justice rappelle que « l’article 8, paragraphe 1, de la directive 95/46 et l’article 9, paragraphe 1, du RGPD […] revêtent une portée similaire pour les besoins de l’interprétation que la Cour est amenée à donner » [44]. La première occurrence de cette mention en jurisprudence a permis à la Cour de justice de ne pas avoir à démêler une question d’application dans le temps pour laquelle lui manquaient des éléments factuels [45]. En d’autres termes, le recours à la continuité internormative a été fonctionnel, sans qu’il n’ait pour autant été subordonné à son utilité dans l’affaire au principal. C’est conjecturer que le critère de la continuité demeure celui d’une substance constante des dispositions en cause, à tout le moins d’une équivalence des dispositions successives. Cette équivalence, qui n’est pas l’identité, semble devoir s’apprécier à l’aune du triptyque interprétatif dont la Cour de justice use habituellement pour éluder le sens d’un texte : interprétation littérale, systématique et téléologique. Nul doute qu’il puisse en résulter de nouvelles questions préjudicielles qui permettront d’affiner la portée du principe émergent.

II. L’intertemporalité intranormative

15. L’intertemporalité intranormative a cela d’original qu’elle concerne un seul et même instrument pour lequel existe une période de latence comprise entre son entrée en vigueur et son entrée en application. Pour autant, la figure n’est pas totalement inconnue qui pourrait rappeler la distinction entre observabilité et applicabilité [46].

16. Dans la théorie française du droit transitoire, l’entrée en vigueur correspond à la date à partir de laquelle la loi nouvelle s’applique [47]. Il en est théoriquement de même en droit de l’Union [48]. Toutefois, en certaines matières, le législateur insère, parmi ses dispositions finales, un texte qui distingue l’entrée en vigueur de l’entrée en application pour différer cette dernière. Tel est par exemple le cas de l’article 99 du RGPD N° Lexbase : L0189K8I qui retarde l’applicabilité du règlement de deux ans pour donner le temps aux responsables de traitement et sous-traitant de se mettre en conformité [49]. L’objectif est d’éviter une trop forte perturbation de la sécurité et de la prévisibilité juridiques comme du marché intérieur lié à l’entrée en vigueur de nouvelles contraintes. Il en résulte que les textes nouveaux ne produisent leur effet juridique que pour les situations postérieures à leur entrée en application et laissent à l’empire du droit antérieur le soin de régir les situations antérieures, y compris celles nées entre l’entrée en vigueur du texte et son entrée en application [50]. Pour autant, l’entrée en vigueur est-elle, par elle-même, dépourvue de tout effet juridique ? En d’autres termes, toute efficacité juridique du texte nouveau est-elle exclue dans l’attente de son entrée en application ?

17. La question n’est pas inédite en droit de l’Union, pour avoir reçu des éléments de réponse s’agissant des directives. L’intertemporalité est bornée par la date d’entrée en vigueur et le terme du délai de transposition. Entre ces deux dates, les destinataires de la norme que sont les États membres sont incités à transposer la directive, laquelle est dépourvue d’efficacité ou d’invocabilité, faute d’être inconditionnelle, c’est-à-dire faute d’être transposée par les États membres. Pour autant, la Cour de justice lui confère une efficacité anticipée. Elle a admis, tout d’abord, une « invocabilité de prévention » [51] afin d’éviter qu’un État membre n’adopte un acte contraire à la directive avant le terme du délai de transposition, lorsqu’à cette dernière date le recours ouvert contre cet acte dans l’ordre juridique national serait prescrit. En d’autres termes, au cours de la période de latence, « si les États membres ne sont pas tenus d’adopter ces mesures avant l’expiration du délai de transposition, […] ils doivent s’abstenir de prendre des dispositions de nature à compromettre sérieusement le résultat prescrit par cette directive » [52]. Ensuite, la Cour de justice a été jusqu’à imposer aux juridictions nationales d’interpréter le droit national en conformité avec les principes de l’ordre juridique de l’Union, considérant que la question couverte par la directive relevait du champ d’application du droit de l’Union à compter de son entrée en vigueur [53]. Cette dernière date suffit à rendre efficace l’exercice de sa compétence par le législateur de l’Union.

18. Considérant ce qui précède, la question prospective est celle de l’extension de cet acquis aux règlements, indépendamment des dispositions qui laissent aux États membres des marges d’appréciation au point de les confondre partiellement avec une directive [54]. La difficulté tient à ce que les destinataires de la norme diffèrent. Les règlements entrés en application sont d’effet direct dans les rapports de droit privé. Quoi qu’il en soit, l’entrée en vigueur d’un règlement n’est pas dépourvue de tout effet. Tandis que l’applicabilité directe est reportée dans le temps, elle donne à l’instrument de droit dérivé force obligatoire. Il est contraignant pour ses destinataires, mais sans pouvoir être le fondement des effets juridiques qu’il prévoit et qui demeurent subordonnés à son applicabilité.

19. La première conséquence de cette force obligatoire a été dessinée par la jurisprudence relative aux directives et peut être transposée sans difficulté aux règlements. La force obligatoire de l’instrument de droit dérivé fait basculer toutes les situations qui en relèvent dans le champ d’application du droit de l’Union. Elle est particulièrement intéressante lorsque ces situations n’étaient régies, auparavant, que par le droit national. Le juge national est alors contraint d’interpréter son droit national, non pas à la lumière du droit dérivé entré en vigueur, mais à la lumière du droit de l’Union applicable, dont les principes de droit primaire et la charte des droits fondamentaux. Cette première conséquence est, en revanche, de peu d’utilité en cas de succession d’instruments de droit dérivé sans extension de son champ d’application matériel ou spatial.

20. Le plus incertain tient à l’invocabilité du règlement virtuellement violé par un destinataire de la règle. La question est particulièrement pertinente s’agissant d’instruments qui procèdent d’une approche par les risques. Car ils chargent le destinataire de la norme d’adopter les mesures appropriées pour se conformer aux prescriptions du règlement. Cet opérateur n’est-il pas tenu, considérant la force obligatoire du texte, de s’abstenir d’adopter toute mesure qui compromettrait l’achèvement des buts qui lui sont assignés par le texte sans attendre que ce dernier y soit applicable ? Le droit de l’Union ne pourrait pas offrir les moyens de répondre par la positive à cette question, à défaut de pouvoir employer les mesures correctrices prévues par le texte nouveau comme celles prévues par le texte ancien. En revanche, c’est sur le fondement du droit national que pourrait être sanctionnée la méconnaissance d’une norme obligatoire de l’ordre juridique, notamment par le truchement de la responsabilité civile pour faute, au titre de la méconnaissance d’une obligation préexistante.

 

[1] V., entre autres, s’agissant du régime transitoire de la garde à vue, CEDH, 11 juillet 2019, Req. n° 62313/12, Olivieri c/ France N° Lexbase : A5429ZIW.

[2] Règlement (CE) n° 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire N° Lexbase : L5799AUC.

[3] Règlement (CE) n° 3288/94 du Conseil du 22 décembre 1994 modifiant le règlement (CE) n° 40/94 sur la marque communautaire en vue de mettre en œuvre les accords conclus dans le cadre du cycle d’Uruguay N° Lexbase : L5606AU8.

[4]  Règlement (CE) n° 1992/2003 du Conseil du 27 octobre 2003 modifiant le règlement (CE) n° 40/94 sur la marque communautaire pour donner effet à l’adhésion de la Communauté européenne au protocole relatif à l’arrangement de Madrid concernant l’enregistrement international des marques, adopté à Madrid le 27 juin 1989.

[5] Règlement (CE) n° 422/2004 du Conseil du 19 février 2004 modifiant le règlement (CE) n° 40/94 sur la marque communautaire N° Lexbase : L0446DY8.

[6] Règlement (CE) n° 1891/2006 du Conseil du 18 décembre 2006 modifiant les règlements (CE) n° 6/2002 et (CE) n° 40/94 en vue de donner effet à l’adhésion de la Communauté européenne à l’acte de Genève de l’arrangement de La Haye concernant l’enregistrement international des dessins et modèles industriels N° Lexbase : L8039HXZ.

[7] Règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire (version codifiée) N° Lexbase : L0531IDZ.

[8] Règlement (UE) n° 2015/2424 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 modifiant le règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil sur la marque communautaire et le règlement (CE) n° 2868/95 de la Commission portant modalités d’application du règlement (CE) n° 40/94 du Conseil sur la marque communautaire, et abrogeant le règlement (CE) n° 2869/95 de la Commission relatif aux taxes à payer à l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur N° Lexbase : L3614KWR.

[9] Règlement (UE) n° 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne N° Lexbase : L0640LGS.

[10] Règlement (UE) n° 2023/2411 du Parlement européen et du Conseil du 18 octobre 2023 relatif à la protection des indications géographiques pour les produits artisanaux et industriels et modifiant les règlements (UE) 2017/1001 et (UE) 2019/1753 N° Lexbase : L0098MKT.

[11] V., par ex., excluant que le traité CE puisse constituer une lex generalis applicable postérieurement à la cessation d’effet du traité CECA, qui aurait été pris comme une lex specialis, TPICE, 25 octobre 2007, T-27/03, SP SpA e.a. contre Commission.

[12] V., par ex., sur le conflit entre des conventions d’extradition et la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen, CJUE, 10 juin 2010, C-396/08, Lotti et Matteucci N° Lexbase : A6446EYE.

[13] Les travaux sur le sujet sont assez rares, et la question discrètement traitée dans les manuels. V., toutefois et entre autres, P. Tavernier, Le juge communautaire et l’application dans le temps des règlements C.E.E., Annuaire français de droit international, octobre 1976, vol. 22, p. 169 ; G. Isaac,L’entrée en vigueur et l’application dans le temps du droit communautaire, in Mélanges dédiés à Gabriel Marty, PUSST, 1978, p. 697 ; L. Blatière, L’applicabilité temporelle du droit de l’Union européenne, Montpellier, 2016.

[14] CJCE, 25 janvier 1979, aff. C-98/78, A. Racke c/ Hauptzollamt Mainz N° Lexbase : A5728AUP ; CJCE, 12 novembre 1981, aff. C-212/80 à C-217/80, Salumi e.a. N° Lexbase : A6142AUZ

[15] CJCE, 23 février 1995, aff. C-358/93 et 416/93, Procédures pénales c/ Aldo Bordessa et Vicente Marí Mellado et Concepción Barbero Maestre N° Lexbase : A5838AYU ; CJCE, Gde ch., 3 mai 2005, aff. C-387/02, Silvio Berlusconi N° Lexbase : A0954DI8.

[16] CJCE, 14 avril 1970, aff. C-68/69, Bundesknappschaft c/ Élisabeth Brock N° Lexbase : A6617AUM.

[17] V., spéc., R. Amaro, La Cour de justice et les conflits de lois dans le temps, D., 2023, p. 98.

[18] V., notamment, G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, Dalloz, 3e éd., 2024, spéc. n° 49 et s.

[19] Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale N° Lexbase : L7541A8S.

[20] Cons. 19.

[21] V., déjà, conclusions de l’avocat général Philippe Léger sous l’affaire Owusu (C281/02), pt. 194.

[22] CJCE, 23 avril 2009, aff. C-67/08, Draka NK Cables, pt. 20.

[23] Règlement (UE) n° 1215/2012 N° Lexbase : L9189IUU - compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale.

[24] Cons. 34 Règlement n° 1215/2012 dit « Bruxelles I » refondu.

[25] Règlement (UE) n° 2019/1111 du Conseil, du 25 juin 2019, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale, ainsi qu’à l’enlèvement international d’enfants (refonte) N° Lexbase : L9432LQE.

[26] Règlement (CE) n° 1347/2000 du Conseil du 29 mai 2000 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale des enfants communs N° Lexbase : L6913AUL.

[27] Règlement CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale N° Lexbase : L0159DYK.

[28] Convention de 1998 établie sur la base de l’article K.3 du traité sur l’Union européenne concernant la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale.

[29] Cons. 15 et 22 Règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) N° Lexbase : L7493IAR.

[30] Pour une absence d’écho à une telle continuité, Règlement (UE) n° 2020/1784 du Parlement européen et du Conseil, du 25 novembre 2020, relatif à la signification et à la notification dans les États membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale (signification ou notification des actes) (refonte) N° Lexbase : L8247LY4

[31] V., par ex., CJCE, 16 juillet 2009, aff. C-189/08, Zuid-Chemie BV c/ Philippo's Mineralenfabriek NV/SA, pt. 23 N° Lexbase : A9692EIS.

[32] V., cependant, CJUE, Gde ch., 18 octobre 2011, aff. C-406/09, Realchemie Nederland BV, pt. 39 N° Lexbase : A7784HYX ; v., plus explicitement, CJUE, 16 juin 2016, aff. C-12/15, Universal Music International Holding BV, pt. 23 N° Lexbase : A1128RTX.

[33] V., notamment, CJCE, 2 juillet 2009, C-111/08, SCT Industri AB i likvidation, pt. 23 N° Lexbase : A5497EIG.

[34] CJCE, Draka NK Cables, préc., pt. 24.

[35] CJCE, SCT Industri AB i likvidation, préc., pt. 23 N° Lexbase : A5497EIG.

[36] CJCE, Zuid-Chemie, préc., pt. 19 N° Lexbase : A9692EIS.

[37] CJCE, 14 décembre 2006, aff C-283/05, ASML Netherlands BV, pts. 18 à 22 N° Lexbase : A8823DSL.

[38] V., par ex., pour une interprétation de la convention de Rome à la lumière rétrospective du règlement « Rome I » pour s’assurer que la première se concilie avec le nouvel instrument, CJUE, Gde ch., 15 mars 2011, aff. C-29/10, Koelzsch, pt. 46 N° Lexbase : A8956G9L.

[39] V., notamment, s’agissant d’une continuité entre la directive n° 95/46 et le RGPD, CJUE, Gde ch., 22 juin 2021, aff. C-439/19, Latvijas Republikas Saeima, pt. 64 N° Lexbase : A76594WL.

[40] V., par ex., s’agissant du régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’États membres différents, CJUE, ord., 14 juin 2018, GS, aff. C‑440/17, pt. 30 N° Lexbase : A5735XXP ; v. également, en matière de protection des données à caractère personnel, CJUE, 17 juin 2021, aff. C-597/19, M.I.C.M., pt. 107 N° Lexbase : A76604WM.

[41] CJUE, 21 novembre 2013, aff. C-494/12 N° Lexbase : A8368KPM.

[42] Ibid., pt. 18.

[43] Con. 3 directive n° 2006/112 N° Lexbase : L7664HTZ.

[44] CJUE, Gde ch., 4 octobre 2024, aff. C-21/23, ND c. DR, pt. 75 N° Lexbase : A8088583.

[45] Dans l’arrêt Vyriausioji tarnybinės etikos komisija, elle relève qu’« il n’est pas exclu que ce règlement soit applicable ratione temporis au litige au principal, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier » et procède à une interprétation unitaire des textes successifs pour guider le juge national (CJUE, 1er août 2022, aff. C-184/20, spéc. pts. 57 et 58 N° Lexbase : A45068DA).

[46] V., notamment, J. Héron, Principes de droit transitoire, Dalloz, 1996, p. 28 à 32.

[47] V., spéc., P. Roubier, Le droit transitoire, Dalloz, 2008, p. 11.

[48] TFUE, art. 297.1, al. 3 N° Lexbase : L2614IPI.

[49] Cons. 171 RGPD N° Lexbase : L0189K8I.

[50] V. en ce sens, sur l’abrogation de la directive n° 95/46 à compter de l’entrée en application du RGPD, art. 94 RGPD N° Lexbase : L0189K8I.

[51] D. Simon, V° « Directive », Rép. droit européen, Dalloz, avril 2024, spéc. n° 133.

[52] CJCE, 18 décembre 1997, aff. C-129/96, Inter-environnement Wallonie, pt. 45 N° Lexbase : A0375AWS ; v. également, s’agissant d’un recours en manquement, CJCE, 14 juin 2007, aff. C-422/05, Commission c. Belgique N° Lexbase : A8187DW7.

[53] CJCE, 17 janvier 2008, aff. C-246/06, Velasco Navarro, pt. 34 N° Lexbase : A6708D3T.

[54] Sur lesquelles, v., par ex., M.-É. Ancel, D’une diversité à l’autre. À propos de la « marge de manœuvre » laissée par le RGPD aux États membres de l’Union européenne, Rev. rit. DIP, 2019, p. 647.

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Droit transitoire

[Doctrine] Le droit transitoire vu du droit administratif

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N2757B3I

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par Jacques Petit, Professeur à l’Université de Rennes

Le 01 Août 2025

L’examen du droit transitoire, tel que l’envisage le droit administratif, appelle quelques précisions préalables sur le champ et le sens du propos. En premier lieu, l’expression « droit administratif » sera prise dans ses deux sens : droit positif et discipline ayant pour objet son étude. En d’autres termes, l’étude portera, certes, sur les règles qui gouvernent l’application dans le temps de la loi telles qu’elles ont été déterminées, au moins à titre principal, par la jurisprudence du Conseil d’État. Mais la manière dont la doctrine de droit administratif conçoit le droit transitoire sera également abordée. En second lieu, dans un exposé assez bref, il sera seulement possible de faire ressortir les trais saillants du droit administratif transitoire, en s’interrogeant sur sa spécificité par rapport au droit privé (autant que l’auteur de ces lignes soit compétent à l’égard de ce dernier).

Il s’agira donc ici de considérer, dans leurs grandes lignes et dans une perspective de comparaison avec le droit privé, la manière dont la doctrine de droit administratif (I) et la jurisprudence administrative (II) voient le droit transitoire.

I. Le droit transitoire vu du de la doctrine de droit administratif

En ce qui concerne la doctrine de droit administratif, deux questions méritent d’être abordées. La première, déjà évoquée, porte sur la manière dont les administrativistes envisagent le droit transitoire. La seconde s’intéresse à l’influence des conceptions doctrinales (qu’elles viennent des auteurs de droit public ou de droit privé) sur la jurisprudence administrative.

Sur le premier point, le plus frappant par rapport à la doctrine de droit privé réside dans le relatif désintérêt de la doctrine de droit administratif (ou plus généralement d’ailleurs, de droit public) pour les questions d’application de la loi dans le temps. Les systèmes de droit transitoire ont été conçus par des privatistes, qu’il s’agisse de la doctrine des droits acquis, de la théorie de Paul Roubier ou de celle de Jacques Héron (pour ne citer que les principaux auteurs). Parmi les publicistes, seuls Léon Duguit et les juristes de son école ont conçu une théorie de l’application de la loi dans le temps, sur laquelle on reviendra un peu plus loin. Les auteurs actuels qui ont travaillé sur la question, peu nombreux, se sont d’ailleurs largement inspirés des idées de Jacques Héron [1]. Ils n’ont pas conçu de nouveau système. Il est, par ailleurs, particulièrement frappant qu’à une exception près [2], les traités ou manuels de droit administratif n’abordent pas la question des conflits de lois dans le temps.

Il faut bien sûr s’interroger sur les raisons de cet état de la doctrine. Elles sont sans doute multiples. Un facteur institutionnel joue probablement un rôle : dans la répartition universitaire des disciplines, l’étude des conflits de lois dans le temps relève du cours d’introduction au droit, dont l’enseignement revient, le plus souvent aux civilistes (qui sont aussi les auteurs des manuels portant sur ce domaine). Deux autres facteurs sont plus profonds, qui touchent à certaines spécificités du droit administratif. Historiquement, l’essentiel du droit administratif a été construit par la jurisprudence, et les lois, en particulier, ont été pendant longtemps d’importance secondaire. Des juristes avant tout préoccupés par la jurisprudence ne sont pas disposés à s’intéresser à l’application de la loi dans le temps. Par ailleurs, la question de la rétroactivité de la jurisprudence est relativement récente. En second lieu, les administrativistes ont concentré leurs efforts sur la construction de la théorie d’une catégorie d’actes qui apparaissait propre au droit administratif, celle de l’acte administratif unilatéral. Ils se sont donc avant tout intéressés à l’application dans le temps de celui-ci. Cette question est traitée dans tous les manuels de droit administratif. Or, s’agissant des actes non réglementaires, les questions qui se posent ici sont fondamentalement différentes de celles qui se posent pour la loi, dans la mesure où un conflit ne peut exister qu’entre des normes générales et abstraites [3]. Il est vrai, bien entendu, que les règlements administratifs édictent de telles normes. Mais, à propos des règlements, ce sont surtout les questions d’entrée en vigueur, d’abrogation et de retrait qui ont retenu l’attention de la doctrine, et pas celle des conflits dans le temps. À première vue, le relatif désintérêt de la doctrine de droit administratif pour ces conflits paraît exclure qu’elle ait exercé, dans ce domaine, une grande influence sur la jurisprudence développée par le Conseil d’État. Mais la question mérite examen.

L’influence des conceptions doctrinales sur la jurisprudence administrative appelle plusieurs remarques. Il est certain que le Conseil d’État n’a pas fait sienne quelque théorie du droit transitoire que ce soit, qu’il mettrait en œuvre de manière systématique. Ce serait contraire à son pragmatisme fondamental. Il faut ajouter à cela, car cela va dans le même sens, qu’il ne semble pas exister de politique jurisprudentielle globale du Conseil d’État en matière d’application de la loi dans le temps, mais, tout au plus, des politiques jurisprudentielles sectorielles. Certes, comme on le verra, la jurisprudence administrative pose, en matière de droit transitoire, des principes généraux, mais ils ne sont pas toujours suivis et, quand ils le sont, sont déclinés de manière variable dans les différents champs du droit administratif, sans qu’il y ait, de la part du juge, une recherche de cohérence globale. Ces premiers éléments font apparaître que l’influence des systèmes doctrinaux est limitée. Elle n’est pas, pour autant, inexistante. Il arrive que des commissaires de gouvernement, devenus rapporteurs publics, ayant à résoudre une question sur laquelle il n’y a pas de précédent jurisprudentiel et qui, par conséquent, suscite un certain embarras de leur part, utilisent des constructions doctrinales pour bâtir un raisonnement. C’est arrivé, par exemple, de façon particulièrement nette, dans une affaire qui mettait en cause l’application dans le temps d’une disposition prévoyant la caducité des permis de construire en cas d’interruption des travaux pendant au moins un an aux permis délivrés antérieurement [4]. Le commissaire du gouvernement s’est référé assez longuement aux théories de Roubier (en les déformant d’ailleurs quelque peu). L’arrêt a suivi les conclusions sans bien entendu faire explicitement référence à ces théories (de telles références ne se rencontrent jamais dans les décisions du Conseil d’État). Plus récemment, et pour donner un autre exemple, M. Guyomar, dans une affaire concernant l’obligation pour un règlement de contenir des dispositions transitoires, a utilisé, pour éclairer les données du problème, les travaux de G. Eveillard et ceux de l’auteur de ses lignes [5]. Si d’autres exemples pouvaient sans doute être trouvés, ils demeurent malgré tout rares. 

Comme on l’a dit, en droit public, seule l’École de Duguit a produit une théorie de l’application de la loi dans le temps. Cela est lié au fait que la systématisation du droit administratif que défend cette école s’appuie, en partie, sur une théorie générale du droit et, plus précisément, sur une classification des actes et des situations juridiques. C’est dans ce cadre que se situe le système de droit transitoire dont il s’agit ici. Il repose sur deux propositions fondamentales. Une loi nouvelle ne peut, sans rétroagir, s’appliquer, même pour l’avenir, aux situations juridiques subjectives existant à la date de son entrée en vigueur. Elle peut, au contraire, régir, les situations objectives qui existent à cette même date. La classification des actes et des situations de Duguit et les conséquences qu’elle comporte en matière d’application de la loi dans le temps ont exercé une certaine influence sur la jurisprudence administrative. En particulier, cette dernière se réfère de préférence à la notion de situation juridique, comme chez Roubier, plutôt qu’à celle de droit acquis, qui continue à dominer la jurisprudence de la Cour de cassation si l’on en croit la démonstration de Th. Bonneau [6]. De ce point de vue, l’approche administrativiste est plus objective que subjective. Cela n’est toutefois vrai qu’en partie, car la notion de droit acquis est présente dans certains secteurs de la jurisprudence administrative. On retrouve ici l’idée qu’il n’y a pas, dans le domaine du droit transitoire, de politique jurisprudentielle globale ni, partant, de recherche d’une cohérence d’ensemble. C’est ce que l’on va voir maintenant, de façon plus précise, en considérant les principes de solution des conflits de lois dans le temps élaborés par la jurisprudence administrative.

II. Le droit transitoire vu de la jurisprudence administrative

La spécificité du droit transitoire élaboré par la jurisprudence administrative par rapport au droit privé (puisque tel est le point de vue adopté ici, on le sait) apparait à plusieurs égards.

Le premier est celui des sources formelles des principes. En droit privé, la solution des conflits de loi dans le temps demeure assise sur l’article 2 du Code civil N° Lexbase : L2227AB4 qui exclut l’effet rétroactif de la loi. Si d’assez nombreuses décisions anciennes du Conseil d’État font explicitement mention de ce texte [7], dans leurs visas ou leurs motifs, la jurisprudence administrative contemporaine ne s’y réfère plus. Elle voit dans la non-rétroactivité non seulement des actes administratifs (réglementaires ou non) [8], mais aussi de la loi [9] un principe général du droit, c’est-à-dire un principe jurisprudentiel. En ce qui concerne la loi, à tout le moins, cette autonomie formelle du droit administratif n’est guère justifiée. L’article 2 du Code civil, qui vise la loi en général, a une portée qui dépasse le droit privé. En énonçant que c’est par exception à cette disposition que le législateur peut modifier rétroactivement la loi fiscale, le Conseil constitutionnel l’a nettement marqué [10]. Par ailleurs, il n’y a aucun obstacle de principe à ce que le juge administratif applique le Code civil et les cas où il le fait ne sont pas rares. Discutable en droit, l’attitude du Conseil d’État peut s’expliquer par une raison de politique jurisprudentielle. Tout en se conformant au principe de non-rétroactivité de la loi, la Haute juridiction administrative a peut-être voulu se ménager la faculté de le concevoir de façon particulière, sans se mettre ouvertement en contradiction avec la jurisprudence judiciaire.

Déjà évoquée à un autre titre, la place centrale de l’acte administratif unilatéral en droit administratif mérite de l’être à nouveau ici, dans la mesure où elle parait contribuer à donner une certaine spécificité au droit administratif transitoire et, cela, de deux points de vue. Le premier, à vrai dire, est assez évident. Il se rencontre des conflits dans le temps entre lois qui portent sur le régime de ces actes, qu’il s’agisse de leurs conditions de légalité ou de leurs effets. Ces conflits n’ont guère d’équivalent en droit privé et posent parfois des problèmes que l’on n’y rencontre guère, spécialement en matière d’application immédiate des règles qui gouvernent la procédure, parfois longue et complexe, d’élaboration des décisions administratives. Il y a là une spécificité qui tient aux objets sur lesquelles portent les règles du droit administratif. Une seconde incidence de l’importance de l’acte administratif unilatéral peut être formulée de la manière suivante : il arrive qu’une notion développée pour résoudre une question d’application dans le temps desdits actes soit ensuite transposée en matière de conflits de lois dans le temps. Un tel raisonnement par analogie n’a évidemment pas d’équivalent en droit privé. Par exemple, la distinction entre les actes administratifs créateurs de droits acquis et ceux qui ne le sont pas a été forgée par le Conseil d’État en vue de déterminer le régime du retrait et, aujourd’hui, surtout de l’abrogation de ces actes, la stabilité des premiers étant naturellement davantage protégée que celle des seconds. Mais elle a ensuite été utilisée en matière d’application dans le temps des règles relatives aux effets des décisions administratives parce que, certes sous une autre forme, c’est de nouveau la stabilité ou la mutabilité de ces effets qui est en jeu. Comme on peut s’y attendre, le principe est que les effets des décisions créatrices de droits restent régis par les règles en vigueur au jour de leur adoption, tandis que les actes non créateurs de droits subissent au contraire l’effet immédiat des règles nouvelles [11].

Il faut maintenant en venir aux bases de la jurisprudence administrative en matière de conflits de lois dans le temps. Cette jurisprudence repose sur la distinction entre deux principes qui sont celui de la non-rétroactivité de la loi et des règlements administratifs, et celui de leur application immédiate. Ces principes n’ont pas du tout la même valeur juridique. En tant que principe général du droit, le premier a valeur législative, sauf bien sûr en matière répressive où son rang est constitutionnel en vertu de l’article 8 de la Déclaration de 1789 N° Lexbase : L1372A9P. Le principe de l’application immédiate, quant à lui, n’a pas été érigé en principe général du droit [12] et n’est appliqué que sous réserve de dispositions législatives ou réglementaires contraires.

Les deux principes admettent des exceptions. Celles que le principe de non-rétroactivité comporte sont en partie les mêmes qu’en droit privé. L’influence croissante des principes du droit pénal sur le régime des sanctions administratives a conduit à étendre à celles-ci la rétroactivité de la loi plus douce, du moins pour les sanctions qui ne sont pas de nature disciplinaire. De même, la doctrine traditionnelle de la rétroactivité des dispositions interprétatives est admise par le Conseil d’État pour les lois comme pour les actes administratifs. D’autres hypothèses de rétroactivité apparaissent, au contraire, propres au droit administratif. Il en est ainsi, par exemple, de celles qui sont justifiées par la nécessité de combler une absence illégale de réglementation, qui peut notamment être consécutive à l’annulation d’un règlement par le juge administratif [13]. Le principe de l’application immédiate est également écarté par la jurisprudence dans un certain nombre de cas. Deux points méritent, à ce propos, de retenir l’attention. Les cas en cause peuvent s’analyser comme organisant une survie de la règle ancienne, pour reprendre l’expression de Roubier. Toutefois, la jurisprudence administrative n’utilise pas explicitement cette expression et, de surcroît, le Conseil d’État analyse parfois les solutions qui organisent une telle survie comme correspondant à une non-rétroactivité. C’est le cas en particulier, en ce qui concerne le principe selon lequel les règles qui gouvernent les effets des contrats ne s’appliquent pas aux contrats en cours, même pour l’avenir. Ce principe est appliqué de longue date par le Conseil d’État aux contrats de droit privé quand il est amené à statuer sur la légalité de règlements administratifs qui prétendent régir les conventions en cours [14]. La question a longtemps été moins certaine pour les contrats administratifs, mais l’arrêt « Commune d’Olivet » [15] a mis fin à cette incertitude. La solution est d’ailleurs codifiée dans le Code des relations entre le public et l’administration [16]. S’agissant de la qualification de la solution, la ligne dominante de la jurisprudence y a longtemps vu une dérogation au principe de l’application immédiate. Mais, depuis son arrêt « Société KPMG » [17], le Conseil d’État, à l’instar de la Cour de cassation [18], considère qu’une « disposition législative ou réglementaire nouvelle ne peut s’appliquer à des situations contractuelles en cours à sa date d’entrée en vigueur, sans revêtir par là même un caractère rétroactif ». S’agissant ensuite de la teneur des exceptions au principe de l’application immédiate, la distinction faite sur le terrain de la rétroactivité se vérifie à nouveau. Certaines sont communes avec le droit privé, comme on vient de le voir avec les effets des contrats. D’autres apparaissent propres au droit administratif, comme celle, déjà évoquée, qui intéresse les effets des décisions administratives créatrices de droits.

La mise en œuvre des principes adoptés par la jurisprudence administrative requiert une définition des différents modes d’action de la loi dans le temps et, en particulier, de la rétroactivité et de l’application immédiate. Il faut redire ici que le juge administratif n’a pas, à ce propos, de système ni de politique jurisprudentielle globale. Il est particulièrement significatif, à cet égard, que, jusqu’à assez récemment, le Conseil d’État n’avait pas vraiment donné de définition générale de la rétroactivité ni de l’application immédiate. Il était néanmoins possible d’induire de la jurisprudence administrative qu’elle est gouvernée par une opposition entre situation définitivement constituée et situation en cours de constitution. Le principe de non-rétroactivité est compris comme interdisant à une règle nouvelle de remettre en cause les situations définitivement constituées avant son entrée en vigueur tandis que la règle nouvelle s’applique en principe de façon immédiate à ce qui est analysé comme situation juridique en cours de constitution. La notion de situation constituée et la définition de la rétroactivité qui en découle sont désormais explicitement utilisées par la jurisprudence [19] et par la loi [20].

Bien évidemment, tout le problème est de savoir ce qu’il faut entendre par « situation définitivement constituée » et par « situation en cours de constitution ». Le Conseil d’État n’a jamais précisé ce qu’il faut entendre par là. Cela n’empêche pas d’essayer d’induire une définition de l’ensemble des applications qu’il fait de ces notions. Mais il me semble qu’un tel travail d’induction ne peut pas véritablement aboutir à des définitions générales pour la raison, déjà soulignée, qu’il n’existe pas de politique jurisprudentielle d’ensemble ni de recherche d’une cohérence globale. Cela se manifeste de deux façons. En premier lieu, ce que recouvrent les notions de situation définitivement constituée ou celle de situation en cours de constitution sont déterminées de manière spécifique dans les différents secteurs du droit administratif. Par exemple, l’effet dans le temps des règles qui gouvernent les conditions de validité des actes administratifs unilatéraux et des contrats administratifs est gouverné (sans grande surprise) par la date d’édiction de l’acte ou de formation du contrat. Il est donc permis de dire (mais le juge ne l’énonce pas explicitement) que c’est à cette date que la situation est définitivement constituée (de sorte qu’un acte juridique en cours d’élaboration est une « situation en cours de constitution »). S’agissant des situations juridiques de créanciers et de débiteurs, c’est la date du fait générateur du rapport d’obligation qui est retenue : fait dommageable en matière de responsabilité extracontractuelle, fait générateur de l’impôt en matière fiscale, etc. En second lieu, certaines jurisprudences se sont formées avant que la distinction entre situation constituée et situation en cours de constitution ne soit établie et ne font pas référence à ces notions. En particulier, dans certains secteurs de la jurisprudence administrative, le juge utilise la notion de droit ou droits acquis et non pas celle de situation constituée. C’est très nettement le cas, par exemple, en matière d’application dans le temps des règles qui fixent le régime des recours ou des voies de recours pouvant être portées devant la juridiction administrative : le droit d’exercer un recours et les éléments constitutifs sont fixés au jour de la décision ou du jugement et ne peuvent être remis en cause par une loi ultérieure sauf rétroactivité [21] (à la différence des formes de l’exercice du recours qui sont déterminées par les règles en vigueur au moment de son introduction).

La doctrine de droit administratif présente une certaine spécificité en matière de droit transitoire, mais plutôt négative en ce sens qu’elle s’y intéresse somme toute assez peu. Quant à la jurisprudence, formellement autonome, elle est amenée à résoudre des conflits qui portent, parfois, sur des matières propres au droit administratif. De manière générale, elle se caractérise par un équilibre entre une certaine conceptualisation, qui passe par l’affirmation de principes et de notions de portée générale, et un pragmatisme dans la mise en œuvre de ces derniers.

 

[1] V. J. Petit, Les conflits de lois dans le temps en droit public interne », LGDJ 2002, préf. J. Moreau ; G. Eveillard, Les dispositions transitoires en droit public français, Dalloz 2007, préf. J. Petit.

[2] B. Plessix, Droit administratif général, LexisNexis, 5e éd. 2024, n° 132 et s.

[3] V. J. Petit, Les conflits de lois dans le temps en droit public interne », op. cit., n° 38 et s.

[4] CE, sect., 28 janvier 1955, Consorts Robert et Bernard, Rec. 54, concl. Grévisse.

[5] CE, sect., 13 décembre 2006, n° 287845 N° Lexbase : A8911DST, Mme Lacroix, Rec. 541, concl. M. Guyomar.

[6] Th. Bonneau, La cour de cassation et l’application de la loi dans le temps, préf. De M. Gobert, Paris, PUF 1990.

[7] P. ex. CE, 27 décembre 1911, Panart, Rec. 1240 ; CE, 31 juillet 1948, Chambre syndicale du livre du Département de Constantine, Rec. 364.

[8] CE, ass., 25 juin 1948, Société du journal l’Aurore, Rec. 289.

[9] P. ex. CE, sect., 25 mai 1962, Dame Veuve Duhail, Rec. 347.

[10] Cons. const., décision n° 86-223 DC, du 29 décembre 1986 N° Lexbase : A8147ACQ, Rec. 184.

[11] J. Petit, Les conflits de lois en droit public interne, op. cit., p. 524 et s.

[12] Une décision ancienne a seulement rattaché aux principes généraux du droit l’application immédiate des règles relatives à la compétence des autorités administratives : CE, sect., 28 juin 1946, Société Le Polo et autres, Rec. 184.

[13] J. Petit, Les conflits de lois en droit public interne, op. cit., p. 277 et s.

[14] CE, sect., 29 janvier 1971, n° 73932 N° Lexbase : A9608B8D, Emery et autres, Rec. 80 : AJDA, 1971, 407, conclusion Vught.

[15] CE, sect., 8 avril 2009, n° 271737 N° Lexbase : A9541EE4, Rec. 116, concl. E. Geffray : AJDA, 2009, 1090, chron. S.-J Lieber et D. Botteghi, 1747, étude S. Nicinski ; RFDA, 2009, 449, concl. E. Geffray.

[16] CRPA, art. L. 221-4 N° Lexbase : L1828KNZ : « Sauf s’il en est disposé autrement par la loi, une nouvelle réglementation ne s’applique pas aux situations juridiques définitivement constituées avant son entrée en vigueur ou aux contrats formés avant cette date ».

[17] CE, sect., 24 mars 2006, n° 288460 N° Lexbase : A7837DNL, Rec. 154 : RFDA, 2006, 463, concl. Y. Aguila, note F. Modern.

[18] V. L. Bach, Conflits de lois dans le temps, Rép. Dalloz de droit civil, n° 560 et la jurisprudence citée.

[19] V. p. ex. : CE, sect., 11 décembre 1998, n° 170717 N° Lexbase : A8652ASA, Min. de la justice c. Angelli, Rec. 461, concl. F. Lamy ; CE, 1re-2e s.-s. réunies, 21 février 2000, n° 183844 N° Lexbase : A9263AG8, Mme Couteau.

[20] CRPA, art. L. 221-4 N° Lexbase : L1828KNZ.

[21] CE, 8e-3e s.-s. réunies, 27 mars 2000, n° 196836 N° Lexbase : A3884AUE, Leroy : Dr. adm., 2000, n° 143 qui réitère, en corrigeant légèrement la rédaction, le principe initialement posé par CE, sect., 13 novembre 1959, Bacqué, rec. 593, S. 1960. 164, concl. Heumann.

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Droit transitoire

[Doctrine] Le droit transitoire en droit des personnes et de la famille

Lecture: 23 min

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par Jérémy Houssier, Professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

Le 01 Août 2025

Magistralement étudiés par Monsieur Nicolas Bareït dans les années 2000 [1], les liens noués entre le droit transitoire et le droit des personnes et de la famille font partie de ces sujets souvent négligés. Pourtant, de grands auteurs tels Paul Roubier, Louis Bach ou Françoise Dekeuwer-Défossez s’y étaient intéressés, témoignant de toute sa cardinalité. Roubier y avait ainsi consacré plusieurs pages de sa fameuse monographie sur Le droit transitoire [2], Bach plusieurs lignes de son article dédié au « problème de l’application de la loi dans le temps » [3], et Françoise Dekeuwer-Défossez l’essentiel de ses démonstrations conduites à l’occasion de sa non moins fameuse monographie sur Les dispositions transitoires dans la législation civile contemporaine [4], focalisée sur la législation familiale.

Or ces différentes études convergeaient vers un même constat : celui de l’originalité du droit transitoire en droit des personnes et de la famille, cette matière constituant un formidable laboratoire en ce domaine, où nombre d’essais furent tentés, nombre de théories élaborées, et nombres de conclusions tirées.

Car à l’épreuve des faits, le droit transitoire est effectivement partout et sous toutes ses formes en droit des personnes et de la famille.

On retrouve ainsi, des lois révolutionnaires de 1789 à celles de 2024, toute la panoplie du parfait petit chimiste du droit transitoire [5] : des lois d’application immédiate, des lois rétroactives, des lois interprétatives, des lois confirmatives, des lois temporaires, des reports d’entrée en vigueur, des dispositions transitoires substantielles, ou même des facultés de choix de loi, également dites « options de législation ».

Or comment comprendre cette omniprésence du droit transitoire en ce domaine et cette panoplie de lois dont use le législateur ?

Au vrai, plusieurs éléments pourraient le justifier, en ce sens où, d’un côté, le droit des personnes et de la famille semble exacerber les problématiques du droit transitoire, en raison de facteurs tout autant internes qu’externes à cette matière (I), et d’un autre côté, le législateur semble surexploiter les instruments du droit transitoire, tantôt à des fins pragmatiques, tantôt à des fins politiques (II).

Tentons donc, dans le sillage des études précitées, de proposer entre ces lignes un état des lieux de l’usage des règles du droit transitoire en droit des personnes et de la famille en cette année 2024.

I. L’exacerbation des problématiques du droit transitoire par le droit des personnes et de la famille

Comme nous l’avons souligné, le droit des personnes et de la famille est indissociable des problématiques du droit transitoire, celui-ci exacerbant celui-là en raison de facteurs à la fois propres au premier, dits « internes » (A), et de facteurs contingents à celui-ci, dits « externes » (B). En ce sens, le droit des personnes et de la famille se singularise clairement en ce domaine, en témoignant de toute son originalité.

A. Facteurs internes

La nature du droit des personnes et de la famille comme son objet constituent les deux facteurs principaux à l’origine de l’exacerbation des problématiques du droit transitoire en ce domaine.

Nature. Quant à sa nature, d’abord, le droit des personnes et de la famille est un droit de métissage au regard des concepts proposés par Roubier, en ce sens où l’ensemble des grandes catégories destinées à fixer les principes du droit transitoire s’y retrouvent, mais de surcroît s’y mêlent, dans un florilège de catégories ou de sous-catégories métissées. On sait en effet, lorsque l’on parle de conflits de lois dans le temps, que deux grandes distinctions consistent à opposer les situations juridiques légales aux situations juridiques contractuelles, d’un côté, et le droit pénal au droit civil, de l’autre, chacune de ces situations et chacun de ces droits obéissant à leurs propres règles. Or en droit des personnes et de la famille, ces catégories se chevauchent sans cesse, le mariage, le Pacs, les régimes matrimoniaux, les régimes pacsimoniaux, les libéralités, les successions ou encore les incapacités formant autant d’institutions à la croisée des chemins du légal et du contractuel, le légal étant souvent teinté de contractuel, et le contractuel souvent teinté de légal.

Plusieurs exemples peuvent d’ailleurs en témoigner, tels les contrats de mariage, de Pacs, ou encore les mandats de protection future, à mi-chemin du contrat spécial et du statut légal, ou différemment les pactes successoraux, à mi-chemin, à l’inverse, du légal et du contrat spécial. Or quel versant faire prévaloir en ces différents cas ? Comment mettre en œuvre les principes du droit transitoire ? On le conçoit, la difficulté est grande en raison même de ce métissage et de cette omniprésence du légal et du contractuel en droit de la famille, renforcée au fil des dernières réformes.

Parallèlement, certaines problématiques du droit des personnes et de la famille sont à la fois teintées de droit civil et de droit pénal, comme l’inexécution d’une obligation alimentaire, le recel de communauté, le recel successoral, ou encore l’ingratitude et l’indignité en droit des libéralités et des successions. Or là encore, quel versant faire prévaloir ? Les règles relatives aux conflits transitoires en droit civil, ou celles relatives au droit pénal ? Là aussi, la difficulté est grande au regard des concepts proposés par Roubier, et l’on observe à l’épreuve les difficultés du législateur à saisir et régir ces mécanismes situés à la croisée des chemins, lors de l’établissement des règles de droit transitoire.

À cet égard, le droit des personnes et de la famille constitue donc une machine à faire sauter les catégories du droit transitoire, en raison de ce métissage permanent des institutions en cause, exacerbant à ce titre les problématiques du droit transitoire.

Objet. Quant à l’objet même du droit des personnes et de la famille, ensuite, celui-ci exacerbe lui aussi les problématiques du droit transitoire, dans la mesure où, à la différence de certaines autres matières du droit, celle-ci saisit chacun de nous de sa naissance à sa mort, si ce n’est plusieurs générations, et constitue en cela la matière par excellence du temps long, et d’un temps sans cesse plus long en raison de l’allongement de l’espérance de vie. Car raisonner en droit des personnes et de la famille revient désormais à raisonner sur 80 à 90 ans, soit sur l’échelle d’une vie. Or pour bien comprendre la portée du propos, il faut observer qu’il y a seulement 86 ans, la femme mariée était encore sous la puissance de son mari, lui devait obéissance, et était considérée comme une incapable majeure…

Mais regardons plutôt : en raisonnant sur ces générations de femmes encore vivantes et nées avant 1938, soit 1 254 000 Françaises en 2024 [6], celles-ci auront donc connu de leur vivant quatre réformes majeures du mariage (1938, 1942, 1970, 2013), deux de leur régime matrimonial (1965, 1985), quatre de leur filiation (1972, 1993, 2005, 2009) et, lorsque leur heure sonnera, deux réformes majeures du droit des successions et des libéralités (2001, 2006), avec à la clef autant de conflits de droit transitoire !

Autrement dit, le droit des personnes et de la famille, par sa nature comme par son objet, est un droit tout à fait particulier au prisme des conflits de lois dans le temps, ce qui explique d’ailleurs que Roubier, Bach ou Françoise Deukewer-Défossez se soient tant appuyés sur lui afin de conduire leurs démonstrations.

Mais au-delà de ces facteurs internes au droit des personnes et de la famille, des facteurs externes expliquent aussi l’exacerbation des problématiques du droit transitoire en ce domaine.

B. Facteurs externes

S’agissant des facteurs externes d’exacerbation des problématiques du droit transitoire en notre domaine, le droit des personnes et de la famille fait effectivement preuve de particularisme, dans la mesure où ce droit est en perpétuelle évolution (comme les objets qu’il tente de saisir et de régir : les personnes et la famille), et constitue un droit de débats et de combats, et donc de réformes législatives incessantes, aux effets sociaux et institutionnels collatéraux.

Évolutions. Imaginons un peu que, depuis 1789, plus de 30 grandes réformes des personnes et de la famille sont intervenues, véhiculant chacune leurs idéologies politiques, et donc leurs règles de droit transitoire destinées à renforcer ou non ces idéologies. Or, qui dit successions de lois dit successions de conflits de lois, conflits alimentés et exacerbés par cette inflation législative frappant particulièrement cette partie du droit.

Répercussions. En outre, l’influence du droit des personnes et de la famille s’exerce, comme on le sait, bien au-delà de ses frontières, contribuant là encore à exacerber les problématiques du droit transitoire, en raison de ses répercussions sociales et institutionnelles.

Socialement, d’un côté, le droit des personnes et de la famille est en effet un droit de masse, voire un droit « des masses », que le législateur se doit d’envisager d’une main tremblante. Quelques exemples : lorsque le législateur réforme le mariage, celui-ci touche directement à 11 millions de couples, soit 22 millions de personnes [7]. Lorsqu’il réforme l’autorité parentale, il touche encore directement à 14 millions d’enfants [8], et le double de parents. Et pour poursuivre en droit des personnes, lorsque le législateur réforme la protection des majeurs, il touche à 900 000 personnes [9], et autant de protecteurs.

Autrement dit, le droit des personnes et de la famille exerce ici une force d’influence sur l’ensemble de la société, instantanément, qui nécessairement exacerbe les problématiques du droit transitoire, et justifie, notamment, que d’importants reports d’entrée en vigueur soient quasi systématiquement prévus lorsque le législateur réforme ces matières, comme nous l’observerons plus loin.

Mais institutionnellement, d’un autre côté, l’influence du droit des personnes et de la famille est également immense, en ce sens où réformer ce droit exige fréquemment, « en écho », des réformes de nos institutions, de l’état civil à l’école, de la justice à la police, des avocats aux notaires, de sorte que l’application de la loi dans le temps étendra ses effets bien au-delà des seuls destinataires directs de la règle de droit, pour saisir l’ensemble des acteurs du droit des personnes et de la famille, l’ensemble de la société, exacerbant là encore les problématiques du droit transitoire, une pédagogie particulière et une prévention des difficultés étant dès lors nécessaires, comme nous l’observerons là aussi.

Pour toutes ces raisons, on le comprend donc, le droit des personnes et de la famille est un droit particulièrement concerné par les problématiques du droit transitoire, justifiant l’intérêt de la doctrine comme de la jurisprudence pour celui-ci, et justifiant, de proche en proche, la surexploitation des techniques du droit transitoire par le législateur en ce domaine.

II. La surexploitation des techniques du droit transitoire par le droit des personnes et de la famille

Affirmer l’existence d’une « surexploitation » des techniques du droit transitoire par le législateur en droit des personnes et de la famille pourrait apparaître un peu excessif, voire étrange, même si l’usage de ce terme est, comme nous le constaterons, loin d’être galvaudé. En effet, qu’il le fasse à des fins purement pragmatiques (A) ou à des fins éminemment politiques (B), le législateur ne cesse, en droit des personnes et de la famille, de recourir à l’ensemble des techniques du droit transitoire dans certains desseins [10].

A. Fins pragmatiques

Du côté des finalités pragmatiques, et en droit des personnes et de la famille comme ailleurs, mais peut-être plus qu’ailleurs, le législateur recourt aux différentes techniques du droit des conflits de lois dans le temps soit par pédagogie, soit par prévention des conflits.

Pédagogie. Premièrement, on observe dans de nombreuses lois concernant le droit des personnes et de la famille des dispositions transitoires à finalité purement pédagogique quant à leur contenu ou quant à leur méthode.

Quant à leur contenu, il n’est pas rare que le législateur vienne confirmer expressément les principes classiques du droit transitoire, comme pour s’assurer de la bonne mise en œuvre de ses lois, lorsqu’il pourrait exister des doutes ou des débats en ce domaine. Prenons trois exemples.

Premier exemple, sur les 15 grandes lois de ce début de XXIe siècle, on observe que, dans un tiers des cas, le législateur est venu rappeler un principe classique du droit transitoire, à savoir l’application immédiate de la loi nouvelle aux instances en cours en matière contentieuse et constitutive, et ce, sans la moindre originalité. Ainsi, la loi du 30 juin 2000 sur la prestation compensatoire [11], celle du 4 mars 2002 sur l’autorité parentale [12], celle du 26 mai 2004 sur le divorce [13], l’ordonnance du 15 octobre 2015 sur l’habilitation familiale [14], ou encore la loi du 23 mars 2019, dite de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice [15], contiennent toutes un rappel exprès de ce principe. Or ces précisions ont en cela une portée purement pédagogique : s’assurer de la bonne mise en œuvre de la loi nouvelle par les juges, même dans les instances en cours.

Deuxième exemple, la même loi du 4 mars 2002 sur l’autorité parentale [16] comme l’ordonnance du 4 juillet 2005 sur la filiation [17] énoncent qu’elles sont applicables aux enfants nés avant comme après leur entrée en vigueur, ce qui n’est rien d’autre que l’application immédiate de la loi nouvelle là encore, mais à des situations juridiques légales, et plus précisément à un statut légal : celui d’enfant. La portée de ces règles est donc là encore pédagogique : il s’agit de lever d’éventuels doutes ou interrogations en confirmant les principes classiques du droit transitoire.

Dernier exemple, en parcourant la loi du 3 décembre 2001 [18], celle-ci vient préciser que « les causes de l’indignité successorale sont déterminées par la loi en vigueur au jour où les faits ont été commis » [19], ce qui n’a rien non plus d’original, dans la mesure où l’indignité successorale constitue une déchéance civile teintée de considérations punitives, et soumise de ce fait au principe classique « pas de peine sans loi », inscrit à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen N° Lexbase : L6813BHS et à l’article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme N° Lexbase : L4797AQQ.

En ces différentes occasions, donc, le législateur confirme formellement les principes généraux du droit transitoire, sans rien innover et, de ce fait, à de seules fins pédagogiques.

Quant à la méthode véhiculée par ces lois, pour continuer, il n’est pas rare non plus en droit des personnes et de la famille que le législateur vienne reporter la date d’entrée en vigueur de la loi, et ce, afin de laisser à ses destinataires, profanes ou professionnels, le temps de se l’approprier.

Et le nombre de mois séparant le vote de la loi de son entrée en vigueur est ici extrêmement variable : 6 mois pour la loi du 3 décembre 2001 [20] (successions), 7 mois pour celle du 26 mai 2004 [21] (divorce), 1 mois pour l’ordonnance du 4 juillet 2005 [22] (filiation), de nouveau 6 mois pour la loi du 23 juin 2006 [23], (successions et libéralités), 21 mois pour celle du 5 mars 2007 [24] (majeurs protégés), 2 mois seulement pour l’ordonnance du 15 octobre 2015 [25] (habilitation familiale), 6 mois pour la loi du 18 novembre 2016 [26] (DCM-EJ) ou encore 13 mois pour celle du 2 août 2021 [27] (bioéthique).

En somme, en droit des personnes et de la famille, le report d’entrée en vigueur de la loi est une méthode tout à fait commune, et destinée à assurer la publicité de la loi nouvelle dans des domaines où, comme nous l’avons dit, des millions d’individus et des milliers de professionnels sont concernés, et doivent pouvoir se mettre en conformité avec les nouvelles dispositions de la loi. Et le principe est simple : plus la loi est complexe, ou plus les mesures institutionnelles à mettre en place sont lourdes, et plus le délai de report de l’entrée en vigueur de la loi sera long.

Prévention. Deuxièmement, l’on observe aussi et, sous-jacente à ces dispositions de droit transitoire, la volonté de prévention des difficultés par le législateur, lorsque celui-ci use de ces diverses dispositions. Et deux difficultés cherchent ici à être évitées par le législateur : des difficultés d’ordre extrajudiciaire, d’une part, et des difficultés d’ordre judiciaire, d’autre part.

Du côté de la prévention des difficultés extrajudiciaires, d’une part, le législateur recourt fréquemment au report de l’entrée en vigueur de la loi comme nous l’avons dit, et ce, afin de permettre aux professionnels du droit (magistrats, avocats, notaires, MJPM, etc.) comme aux associations d’en prendre connaissance, d’établir leurs modèles, leurs procédures, en somme, d’anticiper l’entrée en vigueur de la loi. La finalité n’est alors plus pédagogique, mais plutôt « opérationnelle » : il s’agit pour le législateur de s’assurer que la loi pourra être correctement mise en œuvre (on l’a notamment vu avec les lois du 3 décembre 2001 et du 23 juin 2006 réformant les successions), et de s’assurer de l’effectivité de son œuvre.

Du côté de la prévention des difficultés judiciaires, d’autre part, l’idée souvent sous-jacente à certaines dispositions transitoires est cette fois-ci de purger ab initio les éventuels contentieux liés aux conflits de lois dans le temps, soit en confirmant les principes du droit transitoire, soit en les infirmant expressément, notamment lorsque le législateur souhaite élargir ou réduire le champ d’application de la loi nouvelle, et ce, par des dispositions interprétatives destinées à lever les doutes.

L’idée est toutefois la même : être pragmatique et prévenir le contentieux, en formulant nettement, dès l’écriture de la loi, son champ d’application temporelle, dans une matière réunissant tout de même les deux tiers des affaires civiles soumises aux tribunaux judiciaires (46 % pour le droit des personnes, 20 % pour le droit de la famille) et plus de 20 % des affaires soumises aux cours d’appel [28].

Cela étant, le choix de l’élargissement ou de la réduction du champ d’application temporelle de la loi en droit des personnes et de la famille résulte aussi, et plus profondément, de véritables choix politiques, et non plus seulement de considérations pragmatiques.

B. Fins politiques

Parce que le droit des personnes et de la famille est un droit de gouvernement de nos modes de vie économiques, sociaux et moraux, et donc un droit de gouvernement de la société dans son ensemble, l’usage fait par le législateur des dispositions du droit transitoire véhicule très souvent des considérations politiques. Comme l’écrivait parfaitement Mme Françoise Dekeuwer-Défossez [29], les dispositions de droit transitoire prolongent ici et, en quelque sorte, les lois qu’elles accompagnent, et constituent souvent, comme l’ajoute M. Nicolas Bareït, le « vecteur d’un message politique » [30].

Autrement dit, les dispositions transitoires des lois nouvelles découlent très souvent de considérations politiques et idéologiques, et portent principalement, en droit des personnes et de la famille, trois finalités essentielles : la liberté, l’égalité, et la sécurité juridique [31].

Liberté. La liberté, d’abord, s’illustre dans la multiplication ces dernières années des facultés de choix (ou « options de législations ») laissées aux individus entre l’application de la loi ancienne ou de la loi nouvelle, et ce, en contrariété de la tendance traditionnelle du droit des personnes et de la famille à promouvoir un ordre public de direction. Trois exemples récents l’illustrent.

Premier exemple, lors du vote de la loi du 23 juin 2006 réformant les successions, les libéralités et le Pacs, le législateur a laissé deux choix successifs aux partenaires unis avant la date d’entrée en vigueur de la loi nouvelle : premièrement, le choix de faire ou non procéder aux formalités de publicité de leur union à l’état civil, là où jusqu’alors le Pacs n’était pas mentionné [32] ; deuxièmement, le choix de se soumettre ou non au nouveau régime légal des biens des partenaires issu de la loi nouvelle, c’est-à-dire au nouveau régime légal de séparation de biens [33]. Or, ici et là, le législateur « n’impose pas » ; il laisse le choix : à chacun sa loi, à chacun son droit, en quelque sorte.

Deuxième exemple, peut-être encore plus parlant, lors du vote de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, celle-ci a ouvert le droit d’accès à leurs origines aux enfants nés d’une AMP exogène après son entrée en vigueur. Cependant, cette loi a également laissé le choix aux donneurs dont les gamètes ont été utilisés avant son entrée en vigueur de faire connaître ou non leur identité ou leurs données identifiantes aux enfants nés grâce à leur don, à une époque où, pourtant, les dons étaient anonymes. Cette fois-ci, l’ordre public de l’anonymat a laissé place à un choix, à une liberté : celle du donneur de révéler ou non son identité ou ses données identifiantes.

Dernier exemple, lui aussi issu de la loi du 2 août 2021, le législateur a cette fois-ci usé d’une disposition transitoire substantielle pour laisser une option ouverte aux femmes ayant eu recours à une AMP à l’étranger, en leur permettant de recourir, si elles le souhaitent, au nouveau mécanisme de reconnaissance conjointe issu de la loi nouvelle pour établir leur filiation, et ce, pour une durée de 3 ans à compter de la publication de la loi [34]. Et libre à elles, là encore, d’y recourir ou non.

On observe donc, avec ces trois exemples, une véritable faveur du législateur à la liberté individuelle traduite non seulement dans les dispositions substantielles de la loi, mais encore dans ses dispositions transitoires, et ce, dans une matière, celle du droit des personnes et de la famille, pourtant dominée par l’ordre public. À cet égard, le pluralisme du droit substantiel rejaillit ici magistralement sur le pluralisme du droit transitoire, dans un jeu de miroir à souligner.

Égalité. L’égalité, ensuite, transparaît également dans de nombreuses dispositions transitoires du droit des personnes et de la famille, particulièrement lorsque le législateur souhaite appuyer un changement de modèle familial par le droit transitoire. Deux exemples récents en témoignent.

Premier exemple, l’application des nouvelles règles successorales des lois du 3 décembre 2001 et du 23 juin 2006 aux successions ouvertes, mais non partagées [35] traduit assurément, comme nous l’avons dit, la volonté du législateur d’instiller immédiatement et rétroactivement une égalité entre l’ensemble des successeurs dont les droits n’ont pas encore été partagés, peu important la date d’ouverture de la loi succession et donc de la loi normalement applicable à la succession. La rétroactivité sert ici l’égalité, et plus précisément l’égalité des héritiers.

Second exemple, l’application immédiate des règles relatives à la révision des rentes viagères fixées par un juge ou par convention, avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 mai 2004 relative au divorce [36], traduit là aussi cette volonté de placer l’ensemble des ex-époux sur un pied d’égalité, peu important la date de fixation de la rente.

On observe donc une nouvelle fois, avec ces deux exemples, l’instrumentalisation politique des règles du droit transitoire dont peut faire preuve le législateur pour accompagner les règles substantielles de sa loi nouvelle [37].

Sécurité. La sécurité juridique, enfin, constitue aussi – et contrairement à ce que nous venons de dire, et même paradoxalement à ce que nous venons de dire – un objectif parfois poursuivi par le législateur.

On observe en effet, en droit des personnes et de la famille, une faveur parfois vive à la survie de la loi ancienne, là où celle-ci devrait s’effacer devant la loi nouvelle, comme si le législateur ne souhaitait pas troubler les prévisions légitimes des membres de la famille, dans une matière où, pourtant et comme nous l’avons dit, ces prévisions devraient être indifférentes dans la mesure où l’ensemble de la matière est à l’origine, pour reprendre les concepts de Roubier, de statuts légaux sur lesquels les individus n’ont pas ou peu de prise. Trois exemples là encore l’illustrent.

Premier exemple, lors des réformes du divorce du 26 mai 2004 et du 23 mars 2019, le législateur a préféré faire survivre la loi ancienne dans les instances en cours s’agissant des demandes en divorce ou en séparation de corps, pour ne pas troubler le déroulement de ces instances, et pour ne pas troubler les prévisions des époux [38].

Deuxième exemple, lors de l’adoption de l’ordonnance du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation, le législateur a là aussi privilégié la survie de la loi ancienne dans les instances en cours [39], dans la même volonté de ne pas troubler ces épineux procès.

Dernier exemple, lors du vote de la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, le législateur a là encore privilégié la survie de la loi ancienne dans les instances en cours [40], comme pour assurer la défense des prévisions légitimes des parties, c’est-à-dire des personnes protégées et de leurs protecteurs.

On observe donc, là aussi, un usage à proprement parler politique des règles du droit transitoire, reflétant une certaine idéologie au sens noble du terme, une certaine vision du droit, tantôt dirigiste, tantôt libérale, tantôt uniformisatrice, tantôt pluraliste.

C’est dire qu’en conclusion, force est de constater, en droit des personnes et de la famille, la diversité des usages des règles de conflits de lois dans le temps faite par le législateur.

Parfois utilisées à des fins pragmatiques, de pédagogie ou de prévention, ces règles sont d’autres fois utilisées à des fins politiques, qu’il s’agisse d’appuyer des changements de modèles familiaux ou d’appuyer des changements de valeurs familiales, telles la liberté, l’égalité ou la sécurité.

À cet égard, le droit transitoire des personnes et de la famille apparaît bien indissociable du droit des personnes et de la famille lui-même, en ce qu’il participe à sa réalisation et véhicule les finalités pragmatiques comme politiques de la matière [41].

C’est pourquoi, si le lecteur devait à l’avenir arpenter les couloirs du temps du droit des personnes et de la famille, peut-être prendra-t-il désormais la peine d’y observer les reflets des miroirs du droit transitoire qui y seraient accrochés, afin d’y découvrir, à coup sûr, l’essence même du droit des personnes et de la famille : sa nature et ses finalités.

 

[1] N. Bareït, Le droit transitoire de la famille, Lextenso, 2010. Du même auteur : En relisant Le droit transitoire de Paul Roubier, Pêle-mêle, RTD Civ., 2021, p. 345.

[2] P. Roubier, Le droit transitoire – Conflits des lois dans le temps, Dalloz, 2e éd., 1960.

[3] E. L. Bach, Contribution à l’étude du problème de l’application des lois dans le temps, RTD civ., 1969, p. 405.

[4] F. Dekeuwer-Défossez, Les dispositions transitoires dans la législation civile contemporaine, LGDJ, 1977.

[5] En ce sens : N. Bareït, op. cit., p. 24 s.

[6] H. Thélot (Insee), Bilan démographique 2024, Insee Première, n° 2033, janvier 2025.

[7] S. Papon, Les mariages en 2022 et 2023, Insee Focus, n° 321, mars 2024.

[8] Insee, Familles avec enfants de moins de 18 ans, Chiffres-clés, juin 2024.

[9] L. Masson, Près d’une personne sur dix bénéficie d’une mesure de protection juridique après 90 ans, Infostat Justice, n° 197, septembre 2024.

[10] En ce sens : N. Bareït, op. cit.,p. 37. Comme l’écrit l’auteur, les finalités du droit transitoire sont ici de deux ordres. « D’une part, le législateur de la famille peut utiliser les dispositions transitoires pour assurer l’effectivité de la loi nouvelle, voire de la loi ancienne ; le droit transitoire est alors instrumentalisé à des fins pratiques. D’autre part, le législateur de la famille peut utiliser les dispositions transitoires pour marquer les ruptures dans l’état du droit et de la sorte indiquer aux sujets de droit le sens dans lequel évolue le droit de la famille ; l’instrumentalisation du droit transitoire poursuit alors des fins politiques ».

[11] Loi n° 2000-596 du 30 juin 2000 relative à la prestation compensatoire en matière de divorce, art. 23 N° Lexbase : C46584ID.

[12] Loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale, art. 11, I N° Lexbase : C47024IY.

[13] Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, art. 33, II N° Lexbase : Z54067NG.

[14] Ordonnance n° 2015-1288 du 15 octobre 2015 portant simplification et modernisation du droit de la famille, art. 17, II N° Lexbase : Z22362NT.

[15] Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 109, IV N° Lexbase : Z70318TQ.

[16] Loi n° 2002-305, du 4 mars 2002, relative à l’autorité parentale, art. 11, II N° Lexbase : C47024IY.

[17] Ordonnance n° 2005-759, du 4 juillet 2005, portant réforme de la filiation, art. 20, I N° Lexbase : Z23569IP.

[18] Loi n° 2001-1135, du 3 décembre 2001, relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral N° Lexbase : L0288A33.

[19] Art. 25, II, 3° N° Lexbase : C46904IK.

[20] Loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral, art. 25, I N° Lexbase : C46904IK.

[21] Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, art. 33, I N° Lexbase : Z54067NG.

[22] Ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation, art. 20, I N° Lexbase : Z23569IP.

[23] Loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, art. 47, I N° Lexbase : C48814IM.

[24] Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, art. 45, I N° Lexbase : Z28275IU.

[25] Ordonnance n° 2015-1288 du 15 octobre 2015 portant simplification et modernisation du droit de la famille, art. 17, I N° Lexbase : Z22362NT.

[26] Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, art. 114, II N° Lexbase : Z19908QW.

[27] Loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, art. 5, VII, A N° Lexbase : Z86081TH.

[28] Références Statistiques Justice 2024.

[29] F. Dekeuwer-Défossez, op. cit., p. 237.

[30] N. Bareït, op. cit., p. 116.

[31] En ce sens : F. Dekeuwer-Défossez, op. cit., p. 234 s, selon laquelle « Dans la recherche de solutions adéquates, le législateur est guidé par les deux grandes aspirations de notre société, autour desquelles se cristallisent la plupart des revendications : l’égalité civile et la liberté individuelle ».

[32] Loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, art. 47, V N° Lexbase : C48814IM.

[33] Ibid.

[34] Loi n° 2021-1017, du 2 août 2021, relative à la bioéthique, art. 6, IV N° Lexbase : Z86083TH.

[35] Loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral, art. 25, II, 2° N° Lexbase : L0288A33 et Loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, art. 47, II N° Lexbase : C48814IM.

[36] Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, art. 33, VI N° Lexbase : Z54067NG.

[37] En ce sens : N. Bareït, op. cit., p. 33.

[38] Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, art. 33, II, b et IV N° Lexbase : Z54067NG et Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 109, VII N° Lexbase : Z70318TQ.

[39] Ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation, art 20, III N° Lexbase : Z23569IP.

[40] Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, art. 45, II, 3° N° Lexbase : Z28275IU.

[41] Comme l’écrit Mme F. Dekeuwer-Défossez, « compromis entre la nécessité de réformes rapides, et celle de la continuité du droit, entre les aspirations à l’égalité civile et à la liberté individuelle, le droit transitoire apparaît comme un ensemble d’équilibres. Il est donc essentiellement instable et varie en fonction de la conjoncture, traduisant les choix politiques généraux du législateur » ; F. Dekeuwer-Défossez, op. cit., p. 237.

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Droit transitoire

[Doctrine] Office et méthodes du juge face au ‘vide transitoire’ - Illustration pratique

Lecture: 21 min

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par Blandine Mallet-Bricout, Professeure des universités, Avocate générale en service extraordinaire à la Cour de cassation

Le 01 Août 2025

« Loi versus décret d’application, qui l’emporte ? Le décret d’application, dont l’absence prolongée aboutit à paralyser la loi avant de pousser à son abrogation ? La loi, qui seule est finalement compétente pour décider de cette disparition, ou la refuser ? » [1]. En définitive, c’est bien au juge qu’il revient de trancher cette question inconfortable, celle du mouvement du droit sur un seul pied, lorsque le législateur et le pouvoir réglementaire n’ont pas, de concert, géré la mise en œuvre concrète du nouveau droit. La situation juridique crée alors, nécessairement, une période de droit transitoire, dans l’attente de l’harmonie de l’ensemble. Un droit transitoire qui repose, de fait … sur un "vide transitoire".

C’est pour porter un regard de praticien que j’ai été conviée à participer à cette réflexion sur le droit transitoire. En l’occurrence le regard du juge, dont on connaît la mission première, qui est celle d’appliquer la loi à l’espèce considérée, et sa mission subsidiaire, particulièrement importante à la Cour de cassation, qui est d’interpréter la loi, voire de combler le vide législatif, lorsque c’est nécessaire.

Si le législateur règlemente de manière claire et complète le droit transitoire applicable dans l’hypothèse d’une succession de lois dans le temps, le juge peut se contenter d’en faire l’application, ce qui devrait constituer une situation normale tant la question du rapport au temps des textes de loi est importante. Dans nombre d’hypothèses, toutefois, le droit transitoire n’est justement pas abordé ou pas précisément réglementé par le législateur.

La mission du juge est alors tout autre, lorsque la succession de textes fait naître des interrogations qui n’ont pas été levées par le législateur. Les grands principes posés dans le Code civil, éclairés notamment par le doyen Roubier, peuvent aider à élaborer des solutions, mais il faut bien reconnaître qu’ils suscitent plus de questions sans doute qu’ils n’en résolvent. Et le constat est accentué par la problématique de l’articulation de normes (entendues au sens large) qui n’ont pas une portée juridique identique en droit interne, ou encore par la problématique de la hiérarchie des normes et de l’intrusion dans ce schéma (notamment) de normes européennes.

Dans de tels cas, des considérations théoriques se mêlent à des enjeux pratiques ; il revient au juge (in fine à la Cour de cassation) de trancher, en fonction, aussi, des conséquences économiques ou sociétales des solutions envisageables. La mise en œuvre, par le juge, des règles de droit transitoire a ainsi pour vocation de participer à la recherche du juste, puisque le législateur n’est pas allé au bout en laissant le droit en suspens durant une période transitoire.

Afin de répondre à une suggestion des organisateurs du colloque, je propose d’illustrer certaines difficultés rencontrées par le juge et la façon dont il peut raisonner, à l’aide d’un exemple concret tiré de dossiers dont j’ai eu à connaître au sein de la première chambre civile. Les difficultés résultent d’une insoutenable attente, celle de mesures réglementaires d’application de la loi. J’aurais pu également envisager une autre attente tout aussi problématique, celle d’une loi de transposition d’une directive européenne. Cette hypothèse a donné lieu à un bel arrêt de la première chambre civile rendu le 25 mai 2023 [2], qui porte sur les limites de l’interprétation conforme à une directive non transposée, en matière de prescription. Dans les deux cas, la lenteur de l’institution tenue de rédiger les textes attendus, qu’il s’agisse du pouvoir réglementaire ou du Parlement, est à l’origine d’un vide juridique sur toute la période où le texte aurait dû exister … mais n’existe pas. [3]

La doctrine fait souvent le constat des redoutables conséquences d’une telle carence, qui reporte sur les épaules du juge la responsabilité de décider alors quel est le droit applicable, ce qui implique même dans certains cas de déterminer sa substance, voire de fixer des conditions contractuelles, ce qui n’est pas a priori son rôle. [4]

La problématique du droit transitoire est éminemment liée à celle du temps. Mais le temps du législateur (au sens large) n’est pas celui du justiciable ni celui de la justice. Le juge devra bien se saisir de la question soulevée par le justiciable, sans avoir la possibilité de reporter sa décision dans l’attente du texte espéré – parfois durant des années. Ce serait sinon un déni de justice. On l’aura compris, le temps du droit est à géométrie variable, selon que l’on s’adresse au juge ou au législateur, le premier devant pallier les lenteurs ou les hésitations du second.

L’illustration qui va suivre sera sans doute plus évocatrice que ces quelques réflexions introductives. Il s’agit d’évoquer le rôle du juge dans l’attente d’une « mesure d’application de la loi » au sens de l’article 1er du Code civil N° Lexbase : L3088DYZ.

Il arrive assez régulièrement que le législateur prévoit, pour l’application du nouveau texte, ou au moins de certaines dispositions de la loi nouvelle, une ou des mesures d’application, au sens de l’article 1er alinéa 1er du Code civil, lequel dispose : « Les lois et, lorsqu’ils sont publiés au Journal officiel de la République française, les actes administratifs entrent en vigueur à la date qu’ils fixent ou, à défaut, le lendemain de leur publication. Toutefois, l’entrée en vigueur de celles de leurs dispositions dont l’exécution nécessite des mesures d’application est reportée à la date d’entrée en vigueur de ces mesures. » [5].

La jurisprudence admet, si le législateur n’a pas expressément réglé la question, que ce n’est que lorsqu’une mesure d’application est indispensable pour la mise en œuvre de la loi que l’entrée en vigueur de celle-ci peut être retardée. Mais les critères du caractère indispensable ou non de la mesure d’application ne ressortent pas clairement de la jurisprudence : le juge dispose manifestement d’une marge d’appréciation en ce domaine, en fonction de la situation précisément visée par la loi concernée. [6] La lecture des décisions et de leurs travaux préparatoires rend compte en réalité de multiples critères d’appréciation : respect d’une exigence constitutionnelle, référence au droit commun en matière civile, recherche de l’intention du législateur, simple affirmation de l’autosuffisance du texte, etc. Aucune méthodologie particulière n’est suivie, ce qui laisse toute latitude au juge pour apprécier chaque situation [7].

On voit bien ici à la fois la gêne et la faille de la jurisprudence : le juge doit pallier le silence du législateur sur l’éventuel report de l’entrée en vigueur de la loi à la date où la mesure d’application est prise et, pour cela, il doit décider seul si cette mesure présente ou non un caractère indispensable pour appliquer le texte ou la disposition législative concernée. Une véritable étude du texte nouveau est alors nécessaire : le contexte dans lequel il a été voté, ses objectifs, la possibilité ou non, concrètement, d’appliquer la loi sans la mesure d’application, etc. L’exercice est périlleux et l’on ne peut que souligner l’importante insécurité juridique que génère une telle situation, car le juge aura alors pour mission de décider si le texte nouveau est d’application immédiate, ou bien inapplicable dans l’attente de la mesure d’application, ce qui renvoie alors la situation juridique au droit antérieurement applicable. 

Une telle hypothèse a donné lieu à trois arrêts rendus par la première chambre civile le 8 mars 2023 [8], qui illustrent bien la difficulté pour le juge de déterminer l’intention du législateur.

La situation juridique est assez technique et relève du droit de la propriété intellectuelle. Il s’agissait de déterminer le montant et les modalités de la rémunération due par des webradios à la Société civile des producteurs phonographiques (la SCPP), qui est un organisme de gestion collective des droits de plus de trois mille producteurs de phonogrammes [9]. Les webradios concernées dans ces trois arrêts sont des radios qui éditent des programmes musicaux accessibles uniquement sur internet, sur des sites tels que RFM.fr, NRJ.fr, nostalgie.fr, virginradio.fr. À ce titre, elles doivent rémunérer les producteurs de phonogrammes via la SCPP, qui gère leur répertoire. Un « contrat général d’intérêt commun » avait ainsi été conclu entre la SCPP et chacune des webradios afin de déterminer les conditions, notamment financières, de l’utilisation des phonogrammes. Mais afin de favoriser le développement des webradios et de simplifier la question de la rémunération des producteurs de phonogrammes, l’article 13 de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine N° Lexbase : L6098MSN, publiée au Journal officiel le 8 juillet 2016, a étendu aux webradios la licence légale qui était jusque-là instituée au seul bénéfice des services de radiodiffusion par voie hertzienne terrestre.

Concrètement, cette loi a dispensé les éditeurs de webradios d’avoir à solliciter l’autorisation préalable des sociétés de gestion collective de producteurs de phonogrammes pour la diffusion des phonogrammes relevant de leur répertoire. Cette diffusion est désormais soumise à une licence légale, prévue par le Code de la propriété intellectuelle (art. L214-1 et suivants du CPI N° Lexbase : L2489K93) dont la « rémunération équitable » est la contrepartie. Or – et l’on en vient au cœur du problème – le Code prévoit que la "rémunération équitable" est fixée soit « par des accords spécifiques à chaque branche d’activité entre les organisations représentatives des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et des personnes utilisant les phonogrammes », soit, à défaut d’accord, par une commission administrative ad hoc. [10]

La loi du 7 juillet 2016 N° Lexbase : L6098MSN ne comporte malheureusement aucune disposition relative à la date d’entrée en vigueur de l’article 13, alors que le législateur a pris soin de fixer des dispositions transitoires pour plusieurs autres articles de la loi. Cette loi ne prévoit pas, de manière expresse, le report de l’entrée en vigueur de l’article 13 à la publication ultérieure d’un texte ou d’une mesure d’application. Or les modalités de la « rémunération équitable » ont finalement été fixées, sous la forme d’un barème, plus de trois ans après la publication de la loi, qui avait étendu aux webradios le mécanisme de la licence légale [11]

Que s’est-il alors passé durant tout ce temps ? Les webradios ont décidé de ne pas renouveler les « contrats généraux d’intérêt commun » précédemment conclus avec la SCPP, se considérant désormais soumises à la licence légale instaurée par la loi du 7 juillet 2016, article 13 N° Lexbase : L6098MSN. Elles ont poursuivi la diffusion de phonogrammes, tout en provisionnant des sommes en vue du règlement de la rémunération des producteurs dès la mise en œuvre des modalités de « rémunération équitable » établies sur le fondement des articles L214-3 N° Lexbase : L9489LB3 et L214-4 N° Lexbase : L2487K9Y du CPI.

Les webradios ont ainsi créé un « vide de rémunération » en quelque sorte, sur une période de trois années, en écho au vide textuel : elles n’ont réglé aucun droit aux producteurs au titre de la licence légale (faute de barème), et n’ont pas davantage versé de droits sur le fondement de la règle fondamentale en propriété intellectuelle de l’autorisation préalable à toute diffusion de phonogrammes, qui prévalait jusqu’à cette évolution législative. Pour la SCPP, elles se sont placées dans une situation de contrefacteurs, en diffusant des œuvres sans aucune autorisation : ni licence légale, ni « contrat général d’intérêt commun ». On comprend l’importance de l’enjeu dans ces espèces : menace de contrefaçon d’un côté, espérance du bénéfice de la « rémunération équitable » de l’autre, qui comme son nom le laisse pressentir, est plus intéressante pour les webradios, parce qu’elle est déterminée selon un barème légal fixe plutôt que négocié (difficilement) avec la société de gestion collective des droits des producteurs.

Comment le juge peut-il alors raisonner dans une telle situation ? Quels éléments de réflexion peut-il prendre en considération, afin de décider si une disposition législative pouvait être appliquée immédiatement ou bien s’il n’y avait d’autre choix que d’attendre la mesure d’application (en l’occurrence un barème) … durant trois ans ?

Le juge peut s’appuyer sur des arguments de légistique :

  • Regarder les travaux préparatoires de la loi de 2016, mais il n’y avait en l’espèce aucun indice.
  • Adopter un raisonnement a contrario en constatant que si le législateur a prévu des dispositions transitoires pour certains articles de la loi et aucune pour l’article 13, cela peut signifier qu’il n’a pas souhaité retarder l’entrée en vigueur de cette disposition, d’autant plus que l’on peut supposer que le législateur avait conscience qu’un certain temps serait nécessaire pour fixer le barème. Mais l’argument paraît assez faible, car c’est justement dans le silence de la loi que le juge doit prendre le relais pour déterminer si la mesure d’application est ou non indispensable.
  • Observer que la décision prise en novembre 2019 par la commission ad hoc pour fixer (enfin !) le barème prévoit sa propre entrée en vigueur au 1er décembre 2019, sans qu’aucun effet rétroactif de l’application du barème n’ait été prévu par la commission (et pas davantage par le législateur en 2016). C’est un indice, mais qui peut sembler faible, car là encore déduit d’un silence.

Le juge peut aussi tenter de s’appuyer sur la jurisprudence relative au caractère indispensable ou non des mesures d’application, mais celle-ci est plutôt rare et difficile à interpréter [12]. Parfois même, la Cour de cassation procède par affirmation, sans motiver son choix [13].

Dans l’esprit du dialogue des juges, qui peut aussi guider le juge judiciaire saisi d’une difficulté, il peut être judicieux de se tourner vers la jurisprudence du Conseil d’État. Un arrêt du Conseil d’État rendu en 2015 [14] pouvait constituer une source d’inspiration, s’agissant d’une hypothèse comparable. La décision concernait une loi relative au financement des EPHAD, qui prévoyait qu’un texte d’application devait préciser les modalités de calcul du forfait global versé à ces établissements. Dans son arrêt, le Conseil d’État a souligné que cette loi restait inapplicable en l’absence de ces modalités et que « la tarification des établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes restait régie par les règles existantes ». Appliquée à notre espèce, cette solution permettait d’envisager que les « contrats généraux d’intérêt commun » conclus par les webradios pouvaient être poursuivis et renouvelés en attendant le barème.

Le juge peut également étudier le contexte juridique du texte en question, afin d’en tirer le cas échéant quelque argument technique. Pour ces espèces, il était possible de soulever un argument de droit des obligations : la licence légale accordée aux webradios est en effet une licence à caractère onéreux, qui impose donc l’existence d’une contrepartie sous la forme d’une rémunération au profit des artistes-interprètes et des producteurs. Or sauf accord contraire des parties, le paiement d’une obligation (son exécution volontaire) est effectué immédiatement si l’obligation ne comporte pas de terme [15]. Sur la base d’un tel principe, le paiement de la rémunération doit avoir lieu dès l’exécution de la diffusion des phonogrammes mis à disposition, le législateur n’ayant prévu aucun report du paiement ou autre modalité particulière de paiement dans le cadre de cette licence.

Or la cour d’appel, dans ces trois espèces, avait distingué, à mon sens artificiellement, le droit à rémunération équitable des modalités de détermination de cette rémunération, ce qui lui avait permis de conclure que l’absence de barème ne rendait pas impossible l’exécution de la loi et qu’il revenait au juge judiciaire de « fixer les indemnités compensatrices dues au titre des exploitations relevant de la licence légale ». Où l’on voit que le juge peut aller très loin dans l’interprétation de l’articulation entre loi et mesures d’application, au point de fixer lui-même la rémunération due pendant trois ans !

Dans cette recherche de la solution la plus juste, le juge peut également s’intéresser aux effets concrets des différentes alternatives. En l’espèce, un argument de l’absurde, en quelque sorte, pouvait être relevé : si l’on allait au bout du raisonnement de la cour d’appel, que se passerait-il alors si le texte ou la mesure d’application ne survenait … jamais ? Ce n’est malheureusement pas une hypothèse d’école : nombre de lois n’ont jamais pu être concrètement appliquées dans l’attente de la parution d’un décret ou d’une mesure d’application qui ne venait pas, ce que la doctrine a pu dénoncer comme « ces lois qui sont là sans y être » [16]… À suivre le raisonnement des webradios, ce n’est pas pendant trois ans que les producteurs n’auraient pas été rémunérés, mais alors éternellement. Et la provision des sommes n’y aurait rien changé. N’est-ce pas totalement contraire à l’équilibre d’une licence légale accordée à titre onéreux ?

Cette remarque amène enfin, au-delà de ces considérations proprement juridiques ou de raisonnement logique, à s’intéresser à l’équilibre économique de la relation entre les parties, en l’occurrence les webradios et les producteurs, via la société de gestion collective des droits. À nouveau, c’est bien par défaut que le juge se trouve contraint d’évaluer un tel équilibre, déterminé par les parties dans le cadre des « contrats généraux d’intérêt commun », ou bien par le législateur dans le cadre de la « rémunération équitable » imposée aux parties [17]

Pour se faire une idée des enjeux de l’espèce et de l’équilibre global des relations, le juge doit alors élargir son angle de vue. Au sein de la Cour de cassation, le parquet général assure à cet égard un rôle important, par les consultations qu’il peut initier et par ses recherches sur le contexte et les enjeux économiques ou sociétaux du dossier sur lequel il doit rendre un avis [18]

En l’espèce, on pouvait relever que l’équilibre économique de l’industrie des œuvres musicales ne pouvait être préservé que grâce au versement des rémunérations par les diffuseurs de phonogrammes. La rémunération des producteurs dépendait donc du versement de la contrepartie due par les webradios, la SCPP ne faisant pas l’avance de cette rémunération. Et l’on pouvait douter que le caractère rétroactif de cette rémunération, qui relève de la fiction juridique, puisse suppléer les effets concrets du retard de paiement. D’autant plus que le même type de mécanisme existe pour la rémunération des artistes-interprètes, et l’on sait que la question de la rémunération des acteurs de la culture musicale est, de manière plus générale, un sujet sensible. Quels que soient les acteurs concernés de l’industrie musicale [19], attendre x années le versement de leurs droits via des sociétés de gestion collective, dans l’espérance de la publication d’un barème, n’est pas neutre. De plus, les webradios, en l’espèce, ne pouvaient être considérées comme des parties faibles, dans la mesure où elles font partie de solides groupes radiophoniques. La base contractuelle antérieure permettait ainsi, sans difficulté a priori, de faire la transition entre l’entrée en vigueur de la loi, le 9 juillet 2016, et l’entrée en vigueur du barème, le 1er décembre 2019. [20]

On l’aura compris, le raisonnement adopté pouvait tenir lieu de précédent pour l’interprétation de dispositifs législatifs similaires, le cas échéant, et notamment pour les artistes-interprètes.

Quelle fut alors la solution adoptée par la Cour de cassation dans ses trois arrêts du 8 mars 2023 ? La première chambre civile a interprété le silence du législateur sur les dispositions transitoires dans l’article 13 de la loi du 7 juillet 2016 N° Lexbase : L6098MSN, pour considérer que la rémunération équitable n’était pas subordonnée à la publication d’un décret d’application. Elle a jugé alors que « le droit à rémunération équitable, contrepartie de la licence légale, trouvait à s’appliquer au bénéfice des titulaires de droits, quand bien même le barème de rémunération et les modalités de versement de la rémunération n’auraient pas encore été établis, […] et qu’en conséquence l’article 13 de la loi du 7 juillet 2016 était entré en vigueur, par application des dispositions de l’article 1er du Code civil, le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel, soit le 9 juillet 2016. ». Bien que rendus en formation de section [21], les trois arrêts n’ont toutefois pas été publiés. Peut-être la première chambre civile a-t-elle considéré qu’il ne fallait pas créer de précédent, sur cette question toujours très délicate des « mesures d’application » au sens de l’article 1er du Code civil N° Lexbase : L3088DYZ. Peut-être aussi a-t-elle opté pour la solution de l’application immédiate de la loi en dépit de l’absence de barème, car le barème avait été entre-temps publié. Si tel n’avait pas été le cas, la Cour de cassation aurait-elle rendu la même solution, c’est-à-dire décidé l’application immédiate d’un texte, alors même que sa mise en œuvre concrète était impossible ?

À la recherche du juste, lorsque le droit transitoire n’a pas été déterminé dans la loi, le juge peut ainsi se saisir d’un ensemble d’éléments de réflexion ; et l’on voit, au bout du chemin, que ce qui est juste pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres. Le juge ne peut que se joindre aux appels de la doctrine à l’égard du législateur et du pouvoir réglementaire [22], pour que ceux-ci ne laissent pas s’installer de telles situations d’attente des mesures d’application, hors délai raisonnable – voire hors délai prévu par la norme juridique elle-même [23]. En tout état de cause, le vide juridique durablement laissé par le législateur ne pourra qu’être imparfaitement comblé par le juge. Imparfaitement, car le juge devra alors nécessairement trancher entre des intérêts contradictoires en recourant à des procédés en quelque sorte contre nature, comme ces espèces l’illustrent bien. Quelle alternative était ouverte en définitive à la Cour de cassation ? La Haute cour pouvait soit aller dans le sens, durant la période transitoire, d’un forçage de contrats précédemment conclus, mais non renouvelés entre les parties ; soit consacrer une lecture très abstraite de la loi nouvelle avec une perspective rétroactive qui ne pouvait se justifier qu’en raison du temps de la procédure judiciaire… et de la survenance, entre-temps, de la mesure d’application attendue.

 
*Le style oral est conservé dans cette contribution.

[1] P. Deumier, Loi vs/ décret d’application, RTD civ., 2011, p. 499.

[2] Cass. civ. 1, 25 mai 2023, n° 21-23174 N° Lexbase : A84622RT. Pour une analyse détaillée, voir les travaux préparatoires de l’arrêt sur le site Judilibre de la Cour de cassation.

[3] Voir notamment les observations du professeur Libchaber, qui relève « le penchant de l’exécutif pour une certaine abstention, empêchant ainsi la loi incomplète de s’appliquer en posant un "veto suspensif à l’entrée en vigueur des lois" » (R. Libchaber, RTD civ., 1998, p. 788).

[4] La professeure P. Deumier souligne à cet égard une importante insécurité juridique, car « dans l’attente de ces décisions, il sera parfois difficile de prédire si un texte nouveau sera considéré comme auto applicable ou jugé inapplicable, faute de mesure d’exécution » (Introduction générale au droit, LGDJ, 4e éd., 2017, n° 261).

[5] L’article 1er alinéa 1er du Code civil N° Lexbase : L3088DYZ, modifié en 2004, reprend une jurisprudence ancienne et stable (V. Cass. soc., 22 mars 1989, Bull. civ. V, n° 242).

[6] Voir, par exemple, Cass. soc., 10 octobre 2018, n° 17-10248, FS-P+B N° Lexbase : A3334YGL ; Cass. civ. 2, 11 juillet 2019, n° 17-27540,FS-P+B+I N° Lexbase : A3413ZKM ; Cass. civ. 2, 21 juin 2012, n° 11-20578, FS-P+B N° Lexbase : A4890IPS.

[7] La doctrine relève ainsi, à l’aide d’exemples, l’absence de tendance jurisprudentielle en faveur ou en défaveur du report de l’entrée en vigueur de la loi (Voir notamment J-P. Gridel, Effectivité du droit à rémunération des titulaires de droits voisins, D., 2001, p. 2969, partie II).

[8] Cass. civ. 1, 8 mars 2023, n° 21-24087, FS-D N° Lexbase : A29239HQ, n° 21-24088, FS-D N° Lexbase : A28679HN et n° 21-24070, FS-D N° Lexbase : A28589HC.

[9] À ce titre, elle autorise pour le compte de ses adhérents la reproduction, la mise à la disposition du public et la communication à celui-ci des phonogrammes et collecte les droits à rémunération prévus par les dispositions de l’article L213-1 du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L3318ADA, en contrepartie de ces exploitations.

[10] Sur les modalités (complexes) de la rémunération, voir la Décision du 7 novembre 2019 de la commission prévue à l’article L214-4 du Code de la propriété intellectuelle, JO 29 novembre 2019.

[11] Aucun accord spécifique n’est intervenu entre la SCPP et les webradios, et la commission ad hoc dédiée aux services de radios sur internet, prévue par défaut à l’article L214-4 du CPI N° Lexbase : L2487K9Y, n’a été créée par arrêté ministériel que le 13 février 2017 ; sa décision arrêtant le barème et les modalités de rémunération a été adoptée le 7 novembre 2019, soit plus de trois ans après l’entrée en vigueur de la loi du 7 juillet 2016.

[12] Cf. les références citées supra note 7.

[13] Voir Cass. civ. 2, 11 juillet 2019, précité.

[14] CE, 25 novembre 2015, n° 380708 N° Lexbase : A0972NYN.

[15] Voir J. François, Les obligations, Régime général, in Traité de droit civil (dir. C. Larroumet), Economica, 6e éd., 2022, p. 17.

[16] Selon l’expression de P. Deumier, art. cit. (« Les juridictions composent comme elles peuvent avec ces lois qui sont là sans y être »).

[17] À cet égard (autre manifestation du dialogue des juges), une décision QPC du Conseil constitutionnel, relative au dispositif mis en place par la loi du 7 juillet 2016 N° Lexbase : L6098MSN à l’égard des radios, pouvait donner quelques pistes de réflexion (C. constit., 4 août 2017, n° 2017-649 QPC N° Lexbase : A2518WPX).

[18] Selon l’article L432-1 alinéa 3 du Code de l’organisation judiciaire N° Lexbase : L2547LBX, le procureur général près la Cour de cassation (et par délégation, les avocats généraux) « rend des avis dans l’intérêt de la loi et du bien commun. Il éclaire la cour sur la portée de la décision à intervenir ».

[19] La solution retenue était amenée à s’appliquer tout aussi bien à la SCPP, qui défend les droits de très gros producteurs qu’à la SPPF, qui gère les droits de producteurs indépendants plus modestes, ou encore aux organismes de gestion collective des droits des artistes-interprètes, qui relèvent eux aussi de l’article L214-1 du CPI N° Lexbase : L2489K93 et donc de la licence légale.

[20] C’était le sens de l’avis rendu par l’avocat général de la Cour de cassation dans ces dossiers.

[21] Soit un délibéré d’une dizaine de magistrats.

[22] Un auteur résumait déjà sévèrement la situation en 2001, à propos de la rémunération équitable des producteurs et artistes-interprètes : « Proclamer un droit ou une liberté est une chose, aménager des mécanismes de mise en œuvre fonctionnant de façon effective, harmonieuse et continue en est une autre. Parfois, la satisfaction déduite du seul effet d’annonce, les situations catégorielles impliquées, les diverses inerties jouent leurs rôles immobilistes, préparant alors les lendemains qui déchantent, les situations ubuo-kafkaïennes, et, pour finir, la perte de crédibilité du droit. » (J-P. Gridel, Effectivité du droit à rémunération des titulaires de droits voisins, D., 2001, p. 2969).

[23] Mme la députée Untermaier, lors du colloque, suggérait à cet égard que le Parlement « travaille sur le contrôle des textes réglementaires attendus ».

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Droit transitoire

[Doctrine] Les conflits d’application et d’interprétation des lois pénales dans le temps

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N2764B3R

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par Xavier Pin, Professeur à l’Université Lyon 3, Directeur du Centre de droit pénal

Le 01 Août 2025

La question des conflits de lois pénales dans le temps – à laquelle est encore associé le nom de Vitu [1] – s’est considérablement complexifiée ces dernières années, non seulement parce que le législateur change très souvent la loi sans changer le droit – il n’y a alors qu’un conflit apparent –, mais aussi parce qu’en présence de véritables conflits de lois – ou de jurisprudence –, les principes que l’on pensait intangibles, à savoir le principe d’immédiateté pour les lois de forme et les principes de non-rétroactivité in pejus et de rétroactivité in mitius pour les lois de fond voient leur champ d’application réduit.

On ne s’attardera pas ici sur les conflits apparents, sinon pour dire que leur détection est moins simple qu’il n’y paraît, parce qu’ils recouvrent aujourd’hui quatre types d’hypothèses.

Il s’agit d’abord de l’hypothèse d’une codification ou recodification « à droit constant ». Le législateur regroupe des textes épars ou anciennement codifiés dans un corpus nouveau, sans en modifier ni la teneur, ni la portée [2]. C’est la situation la plus simple, car la seule difficulté consiste à pouvoir retrouver la trace d’un article, surtout lorsque ces alinéas ont été séparés et que la table de concordance n’est pas très fiable [3].

 

Il s’agit ensuite de l’hypothèse de la « continuité d’incrimination » qui consiste dans la reprise dans un texte nouveau du contenu d’un texte ancien sous une formulation différente. Ainsi, l’ancienne incrimination de castration peut être poursuivie sous la qualification de violences ayant entraîné une mutilation et sanctionné des mêmes peines [4]. Idem pour le crime d’attentat à la pudeur « précédé ou accompagné de tortures ou d’actes de barbarie », qui correspond aujourd’hui au crime de tortures ou actes de barbarie « accompagnés d’agressions sexuelles autres que le viol » [5] ; ou pour les pratiques commerciales trompeuses ayant succédé au délit de publicité mensongère [6]. La difficulté est parfois qu’entre le moment des faits et le moment du jugement, plusieurs lois ont pu se succéder. Ainsi à propos de l’obtention frauduleuse d’une allocation, la Cour de cassation a jugé que la continuité d’incrimination s’appréciait au regard de l’ancienne version du texte devenue applicable au jour du jugement par suite de l’abrogation du texte applicable au jour des faits [7]. De même, la Cour de cassation a jugé qu’il était possible de maintenir une poursuite sur le fondement d’un texte postérieur aux faits, reprenant une incrimination abrogée, tout en appliquant la peine moins sévère prévue par l’ancien texte [8]. Dans ces hypothèses, on constate une certaine survie de la loi ancienne, à travers la nouvelle loi, dès lors que les faits commis sous l’empire de cette loi ancienne entrent « dans les prévisions de l’ancienne loi et de la nouvelle loi » [9].

 

Il s’agit en outre du cas des lois déclaratives ou didactiques [10], qui ne modifient pas le droit existant, mais se contentent de le rappeler voire de le décrire, comme la loi du 14 mars 2016, qui a introduit la surqualification d’inceste dans l’article 222-31-1 du Code pénal N° Lexbase : L6216LLS, pour désigner des infractions sexuelles commises par certains membres d’une même famille sans aggraver ni la définition de l’infraction, ni les peines encourues ; de sorte qu’elle a pu être appliquée à des faits commis avant son entrée en vigueur [11].

Il s’agit enfin du cas où la loi nouvelle est jugée « équivalente » à la loi ancienne. La Cour de cassation estime en ce sens que « le principe de non-rétroactivité des lois répressives ne fait pas obstacle à ce qu’une loi nouvelle, se substituant à une loi ancienne par des dispositions équivalentes, s’applique à des faits déjà incriminés par la loi ancienne sous l’empire de laquelle ils ont été commis » [12]. Ainsi la nouvelle rédaction de l’article 423-12 du Code pénal, qui définit la prise illégale d’intérêt comme la prise d’un « intérêt de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité de la personne exerçant une fonction publique », a été jugée équivalente à l’ancienne rédaction, qui visait un « intérêt quelconque », en raison non pas de la lettre, mais de la finalité commune de ces dispositions qui consiste aujourd’hui comme hier à « garantir, dans l’intérêt général, l’exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions publiques » en incriminant le fait pour cette personne de « se placer dans une situation où son intérêt entre en conflit avec l’intérêt public dont elle a la charge » [13]. Dans ces conditions, on se demande s’il était vraiment utile de changer la loi.

Quoi qu’il en soit, les véritables difficultés se posent lorsque la succession de lois emporte un changement de droit, donc un conflit de lois pénales dans le temps, car aujourd’hui, notamment avec l’accroissement du pouvoir normatif de la Cour de cassation, les principes de règlement de ce conflit, inscrits il y a trente ans dans le nouveau Code pénal, vacillent (C. pén. art. 112-1 et s. N° Lexbase : L2215AMY). On ne peut plus enseigner, en effet, s’agissant des lois de fond, que les lois plus favorables aux prévenus rétroagissent ou se maintiennent et que les lois défavorables disparaissent ou ne s’appliquent que pour l’avenir, car le critère de la plus ou moins grande sévérité de la loi tend à être contourné, voire concurrencé, par celui de la prévisibilité ou de l’imprévisibilité du droit nouveau.

Le principe apparemment le plus stable est sans doute le principe d’immédiateté ou d’application immédiate des lois pénales de forme (C. pén., art. 112-2 N° Lexbase : L0454DZT). Ce principe repose sur l’idée qu’une loi nouvelle de procédure améliore forcément le fonctionnement de la justice ; il ne faut donc pas attendre pour l’appliquer, sans toutefois remettre en cause les actes déjà accomplis (C. pén., art. 112-4). Ainsi, loi nouvelle s’applique immédiatement en matière d’organisation judiciaire et de compétence si aucun jugement de condamnation ou d’acquittement n’est intervenu en premier ressort avant son entrée en vigueur (C. pén., art. 112-2, 1° N° Lexbase : L0454DZT[14]. De même, s’appliquent immédiatement des lois intéressant les modalités des poursuites (C. pén., art. 112-2, 2° N° Lexbase : L0454DZT), telles qu’une loi créant une obligation de motivation [15]. En revanche, pour les lois relatives à l’exercice des voies de recours, ce principe est assoupli en ce sens que les recours sont soumis aux règles de forme en vigueur au moment où ils sont exercés (C. pén., art. 112-3 N° Lexbase : L2290AMR), il y a ici survie de la loi ancienne [16]. Quant aux règles de prescriptions, depuis une loi du 9 mars 2004 (C. pén., art. 112-2, 4° N° Lexbase : L0454DZT), elles s’appliquent aussi immédiatement, peu importe que le nouveau délai de prescription soit favorable ou non au prévenu [17], à condition que la prescription ne soit pas définitivement acquise [18]. Toutefois, la simplicité n’est qu’apparente, car ces lois de forme sont souvent accompagnées de règle de droit transitoire dérogatoire : l’immédiateté peut être repoussée, échelonnée, voire ajournée puis finalement écartée [19]. Enfin, les lois relatives à l’application et à l’exécution des peines comptent parmi les lois de formes (C. pén. art. 112-2, 3° N° Lexbase : L0454DZT), mais si elles ont pour effet de « rendre plus sévères les peines prononcées », elles ne s’appliqueront qu’aux condamnations prononcées pour des faits commis postérieurement à leur entrée en vigueur. Cette condition les rapproche donc des lois de fond et elle est difficile à mettre en œuvre lorsque la peine a fait l’objet d’un appel et n’est donc pas encore prononcée, lorsque la loi nouvelle intervient [20].

Il reste que les complications les plus notables concernent l’application dans le temps des lois pénales de fond et de leur interprétation. Ces lois qui touchent aux incriminations et aux peines sont en effet gouvernées par deux autres principes : un principe directeur, corollaire du principe de légalité criminelle, à savoir le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère (non-rétroactivité in pejus) et un principe correcteur ou de faveur qui repose sur les principes de nécessité des délits et des peines et d’égalité : le principe de rétroactivité des lois pénales plus douce (rétroactivité in mitius). Ces deux principes supposent pour leur mise en œuvre que le juge apprécie la sévérité respective de la loi ancienne et de la loi nouvelle, pour n’appliquer que la loi pénale la plus favorable aux personnes poursuivies. Or cette solution est de plus en plus remise en cause (I) et elle ne concerne pas les conflits d’interprétation de la loi – ou conflits de jurisprudence –, lesquels sont aujourd’hui résolus à l’aide d’un critère de prévisibilité (II).

I. Du critère de sévérité pour résoudre les conflits d’application

Aux termes de l’article 112-1 alinéas 1 et 2 du Code pénal N° Lexbase : L2215AMY, « sont seuls punissables les faits constitutifs d’une infraction à la date à laquelle ils ont été commis » et « peuvent seules être prononcées les peines légalement applicables à la même date ». Tel est le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, lequel est corrigé par le principe inverse de rétroactivité des lois pénales plus douces, figurant à l’alinéa 3 du même article, dans les termes suivants : « Toutefois les dispositions nouvelles s’appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur et n’ayant donné lieu à aucune condamnation passée en force de chose jugée lorsqu’elles sont moins sévères que les dispositions anciennes ». De la combinaison de ces règles de valeurs constitutionnelle [21], il résulte qu’un conflit de lois pénales de fond devrait conduire à l’application de la loi la plus favorable aux personnes poursuivies (A). Or il arrive fréquemment que ce soit au contraire la loi défavorable qui l’emporte (B).

A. L’application de la loi favorable

En comparant la sévérité ou la douceur des lois en conflits, les juges devraient soit maintenir la loi ancienne plus favorable (1), soit appliquer la loi nouvelle plus favorable (2).

1) La solution du maintien de la loi ancienne plus favorable repose sur l’application du principe constitutionnel de non-rétroactivité in pejus. Ce principe implique de comparer abstraitement la sévérité de l’incrimination ou de la peine nouvelle avec la situation antérieure. Et lorsque la loi nouvelle est « complexe », c’est-à-dire comporte des dispositions à la fois plus douces et plus sévères, deux méthodes sont proposées : si la loi est divisible, ses dispositions s’appliqueront de manière distributive selon qu’elles sont plus ou moins favorables [22] ; si elle ne l’est pas (ce qui en pratique est très rare), cette loi « ne saurait être arbitrairement scindée » [23], et il conviendra soit d’envisager le texte « dans son ensemble » [24], soit de suivre le régime des dispositions principales. Cependant, la Cour de cassation ne procède pas toujours à une telle analyse. Ainsi elle a pu considérer que la contrainte pénale, qui constituait une nouvelle peine alternative à la privation de liberté, pouvait être substituée à un emprisonnement sans sursis pour des faits commis avant son entrée en vigueur [25], alors que la nouveauté aurait pu s’opposer à cette rétroactivité. Il aurait été préférable de dire que l’ensemble de la loi, en ce qu’elle augmentait l’éventail des peines offertes aux juges, constituait un tout indivisible, plus favorable au prévenu [26]. Enfin, l’application de ce principe est également difficile lorsqu’entre les faits et le jugement se sont succédé plusieurs lois : la loi plus douce, même intercalée, doit l’emporter [27].

2) Lorsque la loi nouvelle est plus douce, c’est en effet elle qui devrait l’emporter, en application du principe de rétroactivité in mitius. Il s’agira par exemple d’une loi qui abroge une incrimination, qui supprime le texte dont la violation est sanctionnée ; qui crée ou étend une cause d’irresponsabilité ; qui rend plus difficile l’établissement d’une faute ; qui supprime une peine ou en réduit le taux, voire qui supprime son caractère automatique ou obligatoire. Néanmoins le critère de sévérité étant relatif, la solution du conflit peut varier, y compris pour une mesure de même nature : ainsi la Cour de cassation a jugé que des dispositions nouvelles permettant d’inclure dans les obligations de la peine de suivi socio-judiciaire le port d’un dispositif antirapprochement ne devait s’appliquer qu’aux condamnations prononcées pour des faits commis après leur entrée en vigueur [28]. Mais elle a formulé un avis contraire, à propos de la loi instaurant ce même dispositif en tant qu’aménagement d’une peine d’emprisonnement, dès lors que cette loi n’avait pas pour résultat de rendre plus sévère la situation du condamné [29]. Puis elle a jugé exactement l’inverse à propos de cette même obligation imposée cette fois dans le cadre d’un sursis probatoire (C. pén., art. 132-45, 18° N° Lexbase : L3999MM3, art. 132-45-1 N° Lexbase : L2980LUW) et aggravant donc la situation du condamné [30].

Enfin, il est notable que le principe de rétroactivité in mitius ne s’applique pas aux condamnations déjà prononcées et passées en force de chose jugée [31]. Celles-ci doivent au contraire être exécutées selon la loi ancienne, sauf quand la peine « a été prononcée pour un fait qui, en vertu d’une loi postérieure au jugement, n’a plus le caractère d’une infraction pénale » (C. pén. art. 112-4, al. 2 N° Lexbase : L2044AMN[32] ou si la peine est abrogée [33], auquel cas, il doit être mis fin à l’exécution. Toute autre est la situation, qui consiste à privilégier une loi défavorable.

B. De l’application de la loi défavorable

Il arrive que le principe de rétroactivité in mitius soit écarté au profit de la loi ancienne pourtant défavorable (1), ou que le principe de non-rétroactivité in pejus soit contourné, au profit de la loi nouvelle (2).

1) Le législateur décide parfois de reporter l’entrée en vigueur d’une loi nouvelle plus douce ou de la réserver aux faits postérieurs à son entrée en vigueur [34]. Ces dérogations, que l’on rencontre surtout en matière économique ou douanière [35], ne sont pas conformes au droit international [36], mais la Cour de cassation les a maintenues en estimant que l’article 15 du Pacte des Nations Unies ne s’applique pas à l’abrogation du texte d’incrimination ou à la réduction de son champ d’application [37], ce qui a valu une condamnation de la France par le Comité des droits de l’homme de l’ONU [38].

Parfois ce sont les juges eux-mêmes qui refusent d’appliquer rétroactivement une norme nouvelle plus favorable, au motif que le législateur n’a en réalité pas renoncé à sanctionner un comportement, ni changé d’avis sur la qualification pénale des faits, mais qu’il a simplement modifié les modalités de cette sanction ou l’environnement de l’infraction [39]. Ainsi, la Cour de cassation juge régulièrement que « lorsqu’une disposition législative, support légal d’une incrimination, demeure en vigueur, l’abrogation des textes pris pour son application n’a pas d’effet rétroactif » [40]. Dans le même sens, elle a validé une disposition transitoire qui maintenait l’application d’une amende pénale aux faits de stationnements payants irréguliers commis antérieurement, alors que la loi nouvelle les soumettait à l’obligation de s’acquitter d’un forfait de post-stationnement [41]. En faveur de cette solution, il est possible de faire observer que l’atteinte au principe de la rétroactivité in mitius n’est pas totale, dans la mesure où le support de l’incrimination n’est pas modifié, de sorte que le changement ultérieur des conditions réglementaires d’application de l’incrimination ou de la peine ne change rien à la culpabilité de ceux qui ont commis les faits [42].

Le Conseil constitutionnel a aussi accepté, dans une décision QPC du 3 décembre 2010, de réduire la portée du principe de la rétroactivité in mitius [43], à propos de la loi no 2005-882 du 2 août 2005 N° Lexbase : L6236MSR, qui abaissait le seuil de la revente à perte punissable tout en précisant que les opérations réalisées avant son entrée en vigueur continuaient à être appréciées au regard du seuil antérieurement fixé. Le Conseil jugea que « sauf à ce que la répression antérieure plus sévère soit inhérente aux règles auxquelles la loi nouvelle s’est substituée, le principe de nécessité des peines implique que la loi pénale plus douce soit rendue immédiatement applicable aux infractions commises avant son entrée en vigueur et n’ayant pas donné lieu à des condamnations passées en force de choses jugées ». Et de conclure que « la précédente définition de ce seuil était inhérente à la législation économique en vigueur » de sorte qu’en écartant l’application immédiate du nouveau seuil, la loi du 2 août 2005 n’avait pas porté atteinte au principe de nécessité des peines [44].

Enfin, le principe de rétroactivité in mitius est aussi écarté en cas de modification du cadre supralégislatif n’affectant pas le support légal d’incrimination. Ainsi, opérant un revirement de jurisprudence, la Chambre criminelle a jugé que la levée de la totalité des restrictions à l’accès au marché du travail pour les ressortissants d’un État adhérent à l’Union européenne constituait « une situation de fait » étrangère aux éléments constitutifs des infractions d’embauche de travailleurs non munis d’une autorisation, de sorte que l’adhésion de l’État n’avait produit aucun effet sur la qualification des infractions commises antérieurement [45]. C’est dire que le principe de rétroactivité in mitius est d’application très relative.

2) Le principe de non-rétroactivité in pejus, lui aussi, est devenu très relatif, dans la mesure où ils ne concernent ni les lois sécuritaires, instaurant des mesures qui ne sont « pas réellement pénales» – ni les lois interprétatives, qui ne sont « pas réellement nouvelles » –, quand bien même celles-ci seraient défavorables aux prévenus, aux accusés ou aux condamnés.

Le principe de non-rétroactivité ne s’applique pas aux lois sécuritaires, prévoyant des mesures visant moins à sanctionner l’auteur qu’à lutter contre un état dangereux. Il en va ainsi par exemple de la mesure d’inscription au fichier national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes, car il s’agit d’« une mesure ayant pour seul objet de prévenir le renouvellement des infractions sexuelles et de faciliter l’identification de leurs auteurs [46] ». Idem pour l’inscription au fichier national automatisé des empreintes génétiques [47] ou au fichier judiciaire des auteurs d’infractions terroristes [48]. Idem pour les mesures de sûreté qui accompagnent une déclaration d’irresponsabilité pénale [49]. Il en va de même de la surveillance judiciaire des condamnés présentant un risque élevé de récidive, car elle « ne constitue ni une peine, ni une sanction ayant le caractère d’une punition » [50]. Certes, le Conseil constitutionnel a fait une exception, en jugeant avec un certain « embarras » [51] « que la rétention de sûreté, eu égard à sa nature privative de liberté, à la durée de cette privation, à son caractère renouvelable sans limite et au fait qu’elle est prononcée après une condamnation par une juridiction, ne saurait être appliquée à des personnes condamnées avant la publication de la loi ou faisant l’objet d’une condamnation postérieure à cette date pour des faits commis antérieurement » [52]. Mais en l’occurrence, la rétention de sûreté ressemblait fortement à une peine [53] ; si son aspect de traitement avait été plus marqué, elle aurait été appliquée rétroactivement [54].

Il ne va de même des lois interprétatives qui se bornent à préciser, sans innover, la substance d’une incrimination préexistante [55]. Ainsi la loi du 17 juin 1998, précisant que l’obligation de dénoncer les mauvais traitements sur mineur, qui s’applique aussi aux atteintes sexuelles, a pu être appliquée rétroactivement [56]. Toutefois, la Cour de cassation, dans un arrêt d’assemblée plénière du 23 janvier 2004 [57], a décidé qu’une loi nouvelle ne pouvait être rétroactive par nature. La loi pénale interprétative devrait donc être soumise au principe de non-rétroactivité des lois plus sévères lorsque l’interprétation qu’elle exprime est défavorable à la personne poursuivie. L’ennui est que la Chambre criminelle opère un contrôle minimal de la nature interprétative de la loi nouvelle de sorte que, sous couvert d’interprétation, le législateur peut modifier le droit dans un sens défavorable au justiciable. Ainsi, la Chambre criminelle, en matière d’agression sexuelle sur mineur, a décidé que l’article 222-22-1, alinéa 3, du Code pénal N° Lexbase : L2619L4R, modifié par la loi no 2018-703 du 3 août 2018 N° Lexbase : L6492MSA, avait, selon les travaux préparatoires, une valeur interprétative et qu’il pouvait donc s’appliquer rétroactivement, au motif que « ce texte ne modifie pas les éléments constitutifs de l’infraction ni n’instaure une présomption d’absence de consentement du mineur de quinze ans » et que son objet est seulement de « désigner certaines circonstances de fait que le juge doit prendre en compte pour apprécier si, dans le cas d’espèce, les agissements ont été commis avec contrainte morale ou surprise »[58]. Or, cette analyse n’était pas en accord avec la jurisprudence antérieure. La même solution a été retenue à propos de la loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017 N° Lexbase : L6282MSH qui, dans la liste des auteurs potentiels d’une prise illégale d’intérêt, a ajouté à côté des « agent[s] d’une administration publique », les « membre[s] d’une autorité administrative indépendante ou d’une autorité publique indépendante ». La Haute juridiction a alors affirmé : « ainsi que cela ressort des travaux préparatoires de cette dernière loi, celle-ci doit être regardée comme interprétative, la notion d’agent d’une administration publique au sens de l’article 432-13 englobant celle de membre d’une autorité administrative indépendante » [59]. Or, la déduction selon laquelle la notion de membres des autorités publiques indépendantes serait englobée par celle d’agents des administrations publiques est surprenante dès lors qu’il n’existait pas une jurisprudence claire et constante en ce sens. L’application de la loi nouvelle était donc en l’occurrence non seulement défavorable, mais aussi imprévisible.

II. Du critère de prévisibilité pour résoudre les conflits d’interprétation

La Chambre criminelle de la Cour de cassation a longtemps jugé que « le principe de non-rétroactivité [de la loi pénale] ne s’appliquait pas à une simple décision de jurisprudence » [60]. Mais la Cour européenne des droits de l’Homme a adopté une position plus nuancée acceptant des interprétations judiciaires nouvelles défavorables [61], dès lors qu’elles étaient prévisibles et non contraires à la substance de l’infraction [62], et la Cour de cassation a fini par se rallier à cette solution, en jugeant que les revirements ou interprétations imprévisibles ne sauraient s’appliquer rétroactivement (A) alors que les interprétations prévisibles le pourraient (B).

A. La non-rétroactivité des interprétations imprévisibles

Dans un arrêt Pessino c/ France du 10 octobre 2006 N° Lexbase : A6913DRH, la Cour européenne des droits de l’Homme estima contraire à l’article 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L4797AQQ, un revirement de jurisprudence, qui n’avait pas été annoncé par des précédents « topiques », ni par une interprétation jurisprudentielle accessible et raisonnablement prévisible [63]. Cette position a été réaffirmée dans l’affaire Del Rio Prada c/ Espagne du 12 juillet 2012 [64], et du 21 octobre 2013 [65], la Cour européenne estimant que la non-rétroactivité de la jurisprudence défavorable ne joue qu’à condition que le droit antérieur ait permis au condamné de nourrir des « attentes légitimes » quant à une interprétation stable de la loi pénale [66]. Cette position était également celle de la Cour de justice de l’Union européenne [67] et la Cour de cassation a fini par s’y conformer, à l’occasion d’un revirement de jurisprudence remarqué en matière de fusion-absorption des sociétés anonymes [68], en décidant que sa solution nouvelle – à savoir le transfert de la responsabilité pénale à la société absorbante –, ne s’appliquera qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement à son prononcé dès lors qu’elle n’était pas raisonnablement prévisible. La Haute juridiction a toutefois réservé l’hypothèse d’une fraude à la loi [69] qui, si elle était prouvée [70], ne s’opposerait pas à l’application rétroactive d’un tel revirement.

Sous cette dernière réserve, cette solution rejoint celle qui est retenue en cas de nouvelle interprétation d’une règle de forme non prévisible. Ainsi, selon la Cour de cassation, il se déduit de l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme N° Lexbase : L7558AIR que « l’application immédiate d’une règle de procédure, résultant d’une interprétation nouvelle […], non prévisible pour la partie civile, doit être écartée dès lors qu’elle aboutit à la priver d’un procès équitable en lui interdisant l’accès au juge » [71]. En revanche, une interprétation prévisible sera rétroactive.

B. De la rétroactivité des interprétations prévisibles

Une interprétation nouvelle prévisible peut s’appliquer rétroactivement quand bien même elle serait défavorable. Ainsi, pour retenir l’existence d’une faute civile dans un cas de détournement du temps de travail, la Cour de cassation a jugé qu’un arrêt du 19 juin 2013, qui a précisément admis que le détournement du temps de travail pouvait constituer un abus de confiance, était « prévisible au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme », dès lors que la Cour de cassation s’était « par plusieurs arrêts antérieurs, engagée dans le sens d’une conception dématérialisée de l’objet détourné »  [72]. La Haute juridiction a réitéré cette position, dans un arrêt de revirement du 13 mars 2024, en matière d’abus de confiance pour admettre qu’un tel abus pouvait désormais porter un immeuble. Selon une formule pas très heureuse comportant une double négation, la Cour estime que « le principe de non-rétroactivité ne s’applique pas à une simple interprétation jurisprudentielle à la condition qu’elle ne soit pas imprévisible ». Or, en l’espèce, « les demandeurs avaient la possibilité de s’entourer de conseils appropriés et, de surcroît, étaient des professionnels habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur activité, et notamment dans l’évaluation des risques qu’elle comporte. Ils ne sauraient invoquer le droit à une jurisprudence figée [...], la Cour de cassation s’étant, par plusieurs arrêts antérieurs aux faits poursuivis, engagée dans le sens d’un élargissement de la conception de l’objet détourné » [73]. Cet arrêt a été largement critiqué, car les décisions antérieures aux faits ne laissaient pas vraiment présager une telle évolution [74] .

Dans le même sens, on relève un arrêt du 22 mai 2024, qui a estimé que le transfert de responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante, pouvait aussi être appliqué à une société à responsabilité limitée, dès lors qu’à la date des faits, une telle extension était prévisible – ce dont on pouvait pourtant douter, puisque le revirement précité de 2020 concernait en réalité uniquement les sociétés anonymes soumises à la directive fusion – [75].

Enfin, plus récemment, le même raisonnement a été tenu dans l’affaire France Télécom [76] qui consacra le harcèlement moral institutionnel. Pour rejeter l’argument des dirigeants de l’entreprise condamnés en appel, qui considéraient que la répression du harcèlement institutionnel constituerait un revirement de jurisprudence imprévisible [77], la Haute juridiction s’est retranchée derrière la position de la Cour européenne des droits de l’homme, qui estime que « l’article 7 de la Convention ne saurait être interprété comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible » avant d’affirmer qu’«à la différence des cas de revirement de jurisprudence, une interprétation de la portée d’une infraction qui se trouve être cohérente avec la substance de cette infraction doit, en principe, être considérée comme prévisible » (§ 52). Puis elle ajoute que « pour déterminer si une interprétation large donnée de la loi par les juridictions internes était raisonnablement prévisible, la Cour européenne des droits de l’Homme recherche si l’interprétation en question correspondait à une ligne perceptible de jurisprudence, ou si son application dans des circonstances élargies cadrait néanmoins avec la substance de l’infraction (en dernier lieu, CEDH 9 juillet 2024, Delga c/ France, n° 8998/20) » (§ 53) ; et déclare sans ambages qu’elle « n’a jamais interprété l’infraction comme exigeant, dans toutes les situations qu’un rapport de travail direct et individualisé entre la personne poursuivie pour harcèlement et sa ou ses victimes soit constaté, et que les agissements qui lui sont imputés soient identifiés, salarié par salarié. Elle n’a pas davantage exclu que le harcèlement moral puisse revêtir une dimension collective » (§ 57). Pour en déduire que « l’application de l’incrimination à une situation nouvelle, qui ne constitue pas un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible au sens de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’Homme, de surcroît pour des professionnels comme les dirigeants du groupe […], ayant la possibilité de s’entourer des conseils éclairés de juristes » (§ 59).

C’est dire pour conclure que l’application rétroactive d’une interprétation nouvelle ne repose plus sur son caractère favorable ou non, mais sur son caractère raisonnablement prévisible ou non, ainsi que sur sa cohérence avec la substance de l’infraction. Tel est le tribut que paye le principe de la légalité criminelle à un mouvement de « clarification graduelle » du droit par le juge. Il appartient donc désormais aux citoyens, surtout lorsqu’ils sont professionnels, de s’entourer de bons conseils capables non seulement de lire la loi, mais aussi de prévoir ou de deviner ses interprétations futures [78].

 

[1] A. Vitu, Les conflits de lois dans le temps en matière pénale, thèse, Nancy, 1945.

[2] Cass. crim., 16octobre 1996, Gaz. Pal., 1997. Chron. J.-P. Doucet, I, 4°

[3] Cass. crim., 18 juin 2002, Dr. pénal, 2002, p. 111, obs. J.-H. Robert.

[4] Cass. crim., 16novembre 2004, Dr. pénal 2004. 22, obs. M. Véron.

[5] Cass. crim., 11décembre 2005, Bull. crim., no 146 ; RPDP, 2005, p. 628, obs. A. Lepage, 633, obs. X. Pin, et 963, obs. J.-Y. Chevallier.

[6] Cass. crim., 27janvier 2015, no 14-80.220, F-P+B N° Lexbase : A6976NAM : Gaz. Pal. Généraliste, 2015, no 95 à 99, p. 9, note J. Lasserre Capdeville, N. Eréseo.

[7] Cass. crim., 13 juin 2019, no 19-90.013, F-P+B+I N° Lexbase : A5689ZEG, Gaz. Pal., 2019, no 40, p. 39, obs. S. Detraz.

[8] Cass. crim., 12 juin 2019, no 18-83.242, Gaz. Pal., 2019, no 40, p. 48, obs. E. Dreyer.

[9] Cass. crim., 4 septembre 1990, no 89-85.962 N° Lexbase : A2910ABE, Bull. crim., no 309 ; Cass. crim., 21septembre 1994, no 93-85.297 N° Lexbase : A8448ABI, Bull. crim., no 300.

[10] V. S. Simonnet, Les lois pénales didactiques : essai d’une théorie générale, thèse, X. Pin (dir.), novembre 2024, Lyon 3.

[11] Cass. crim., 27 novembre 2019, n°18-85.832

[12] Cass. crim., 1erdécembre 2020, no 19-84.476, F-D N° Lexbase : A958538I ; Cass. crim., 30 mars 2021, no 20-81.030 N° Lexbase : A47694NX.

[13] Cass. crim., 5avril 2023, no 21-87.217, FS-B N° Lexbase : A61569MX, no 21-86.676, F-D N° Lexbase : A43889NT

[14] Cass. crim., 14novembre 2019, no 18-83.122, F-P+B+I N° Lexbase : A2147ZY8

[15] Cass. crim., 31 mars 2015, no 14-86.654 ; Cass. crim., 16 juin 2015 no 14-85.136, F-P+B N° Lexbase : A5208NLH

[16] Cass. crim., 14 avril 2021, no 20-82.529, F-P+I N° Lexbase : A25474PZ

[17] Cass. crim., 31 mars 2020, no 19-86.806, F-D N° Lexbase : A90383KX 

[18] Cass. crim., 26 juin 2013, no 12-81.646, FS-P+B N° Lexbase : A2968KIR ; Cass. crim., 26 juin 2013, no 12-88.265, FS-P+B+R N° Lexbase : A3090KIB Dr. pén., 2013, comm. no 150, obs. É. Bonis-Garçon.

[19] On songe à la collégialité de l’instruction.

[20] Cass. crim., 20 octobre 2020, no 19-84.754, FP-P+B+I N° Lexbase : A15343YH, JCP G, 2021. 150, note M. Giacopelli ; Gaz. Pal., 2021, no 7, p. 49, obs. S. Detraz ; Xavier Pin, [Jurisprudence] Application de la loi pénale dans le temps : l’aménagement des peines ab initio relève du régime des lois de forme…ou de l’art de la contorsion, Lexbase Pénal, décembre 2020 [N5643BYN]. 

[21] Cons. const., 19-20 janvier 1981, no 80-127 N° Lexbase : A8028ACC, JCP, 1981. II. 19701, note Franck

[22] Cass. crim., 20 octobre 2020, no 19-84.754, FP-P+B+I N° Lexbase : A15343YH, Gaz. Pal., 2021, no 7 p. 49.

[23] Cass. crim., 6 mai 1942, Desroziers, JCP, 1942. II. 1910

[24] Cass. crim., 5 juin 1971, Martin, JCP, 1972. II. 10739, note A. Vitu,

[25] Cass. crim., 14 avril 2015, no 15-80.858, FS-P+B+I N° Lexbase : A6440NGM ; Cass. crim., 14 avril 2015, no 14-84.473, FS-P+B+I N° Lexbase : A6439NGL ; Cass. crim., 14 avril 2015, no 14-84.260, FS-D N° Lexbase : A9442NGS : JCP, 2015. 697, note V. Peletier.

[26] v. É. Bonis-Garçon, De l’application dans le temps de la contrainte pénale, Dr. pénal, 2015, Études, no 13.

[27] Cass. crim., 3 mai 2018, no 17-82.334, F-D N° Lexbase : A4309XMK ; Cass. crim., 22 février 2017, no 15-82.952, FS-P+B N° Lexbase : A2584TPE : « il doit être fait application au prévenu de la loi la plus favorable, lorsque postérieurement à une infraction commise sous l’empire d’une première loi, est entrée en vigueur une deuxième loi d’incrimination moins sévère qui est ensuite remplacée par une troisième plus sévère »

[28] Cass. crim., 6septembre 2023, n° 22-84.919, F-B N° Lexbase : A77791ET.

[29] Cass. crim., 22septembre 2021, avis no 21-96.001, FS-B N° Lexbase : A450547Y, Gaz. Pal., 2021, no 41, p. 50, obs. S. Detraz.

[30] Cass. crim., 25 janvier 2023, no 22-82.432, FS-B N° Lexbase : A06429AZ, AJ Pénal, 2023. 150, obs. J. Léonhard.

[31] V. cependant CEDH 12 janvier 2016, Req. 33427/10, Gouarré Patte c/ Andorre N° Lexbase : A5136N3M, Dr. pénal, 2017. Chron. 6, no 17, obs. E. Dreyer (hypothèse d’une interdiction perpétuelle d’exercer une profession prononcée définitivement, avant la survenance d’une loi nouvelle plus douce interdisant que ce type de mesure dépasse la durée supérieure de la peine la plus grave).

[32] Le cas échéant, par suite d’une décision du Conseil constitutionnel (Cass. crim., 8 juin 2021, n° 20-87.078 QPC, F-D N° Lexbase : A92634UM et Cass. crim., 9novembre 2021, n° 20-87.078 N° Lexbase : A44987B9), dès lors que l’on conçoit difficilement, en droit pénal de fond, une abrogation avec effet différé (S. Mouton et M. Carpentier, Projet « QPC 2020 ». L’effet utile des décisions QPC, Université Toulouse Capitole, Inst. M. Hauriou, rapp.janvier 2020, p. 81).

[33] Cass. crim., 28 juin 2000, n° 98-86376 N° Lexbase : A3541CKD.

[34] E. Dreyer, Application différée de la loi : que reste-t-il de la rétroactivité in mitius ?, Gaz. Pal., 2019, no 29, p. 38.

[35] Cass. crim., 6 février 1997, Bull. crim., no 51 ; Cass. crim., 6 octobre 2004, Dr. penal, 2005. 9, obs. J.-H. Robert.

[36] A. Huet, De quelques méconnaissances du droit international par le droit pénal français, in Mélanges B. Bouloc; D., 2006. 450.

[37] Cass. crim., 6 octobre 2004, Dr. pénal, 2005. 9, obs. J.-H. Robert.

[38] Comité des droits de l’homme, 21 octobre 2010, Req. 1760/2008, X. c/ France. V. A. Huet, Le comité des droits de l’homme de l’ONU et la rétroactivité de la loi pénale plus douce, D., 2010. 2865.

[39] Cass. crim., 16janvier 2019, no 15-82.333, FS-P+B N° Lexbase : A6612YT3.

[40] Cass. crim., 28 janvier 2004, RSC, 2004. 634, obs. E. Fortis.

[41] Cass. crim., 7décembre 2021, no 21-81.423, F-D N° Lexbase : A79167EW, Gaz. Pal., 2021, no 6, p. 47, obs. S. Detraz.

[42] Cass. crim., 5 janvier 2021 no 20-80.972, F-P+B+I N° Lexbase : A37864BT, Gaz. Pal., 2021, no 18, p. 47, obs. S. Detraz.

[43] Cons. const., 3 décembre 2010, no 2010-74 QPC N° Lexbase : A4388GMH, préc.

[44] V. particulièrement E. Dreyer, Limitation constitutionnelle de la rétroactivité in mitius, JCP, 2011. 82 ; C. Kleitz, Comment faire du neuf avec du vieux…, Gaz. Pal., 16 décembre 2010, no 350, p. 3.

[45] Cass. crim., 7 juin 2017, no 15-87.214 (Roumanie), FS-P+B N° Lexbase : A4415WHY  ; Gaz. Pal., 2017, no 36, p. 40, obs. S. Detraz ; Dr. penal, 2017, comm. 131, obs. J.-H. Robert ; Cass. crim., 12 décembre 2017, no 16-87.230 (Bulgarie), F-P+B N° Lexbase : A1228W8Y, Dr. penal, 2018, comm. 21, obs. Ph. Conte ; AJ pénal, 2018. 90, obs. F. Chopin.V. déjà CJUE, 6 octobre 2016, aff. C-218/15, Gianpaolo Paoletti N° Lexbase : A9899R4E.

[46] Cass. crim., 31 octobre 2006, Bull. crim., no 267 ; Dr. penal, 2007. 15 obs. M. Véron.

[47] Cass. crim., 28 septembre 2005, Bull. crim., no 45.

[48] Cass. crim., 21 avril 2020, no 19-83.495, F-D [LXB= A17823LL], Dr. penal, 2020, comm. 150, obs. V. Peltier.

[49] CEDH, 3 septembre 2015, Req. 42875/10, Berland c/ France N° Lexbase : A3760NNL; RSC, 2016. 129 obs. D. Roets.; Cass. crim., 16 décembre 2009 : RPDP, 2010. 122, obs. J.-Y. Chevallier ; JCP, 2010, no 1-2, p. 25, obs. S. Detraz ; JCP, 2010, no 5, p. 218, note P. Mistretta ; D., 2010. 471, note J. Pradel ; Dr. pénal, 2010. Étude 4, H. Matsopoulou. contra Cass. crim., 21 janvier 2009, JCP, 2009. II. 10043 note S. Detraz ; RPDP 2009. 139 obs. J.-Y. Chevallier ; ibid. p. 147 obs. X. Pin ; v. égal. F. Rousseau, L’application dans le temps des nouvelles dispositions du 25 février 2008 relatives à l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, Dr. pénal, 2009. Chron. 9.

[50] Cons. const. 8 décembre 2005, no 2005-527 DC N° Lexbase : A8970DLS, D., 2006. 966, note F. Rouvillois.

[51] V. Ch. Lazerges, La rétention de sûreté : le malaise du Conseil constitutionnel, RSC, 2008. 731 s.

[52] Cons. const., 21 février 2008, no 2008-562 DC N° Lexbase : A0152D7R, JCP, 2008. Aperçu 166, B. Mathieu ; v. aussi Y. Mayaud, La mesure de sûreté après la décision du Conseil constitutionnel no 2008-562 DC du 21 février 2008, D., 2008. Chron. 1359 s.

[53] Comp. CEDH, 17 décembre 2009, M. c/ Allemagne, D., 2010. 723, note J. Pradel ; AJ pénal, 2010. 129, J. Leblois-Happe ; CEDH, 13 janvier 2011, Req. 17792/07, Kallweit c/A ; no 20008/07, Mautes c/ Allemagne ; no 27360/04 et 4225/07, Schummer c/ Allemagne ; CEDH 14 avril 2011, Req. 4646/08, O.H. c/ Allemagne.

[54] Comp. CEDH 7 janvier 2016, Req. 23279/14, Bergmann c/ Allemagne, AJ pénal, 339, obs. L. Grégoire. CEDH, 4 décembre 2018, no 10211/12 et 27505/14, Ihlsener c/ Allemagne N° Lexbase : A0318YPH, AJ pénal, 2019. 163, obs. L. Grégoire ; Dr. pénal, 2019, comm. 40, obs. V. Peltier (détention de sûreté subséquente).

[55] Cass. crim., 21 octobre 1943, Civrais, J. Pradel et A. Varinard, GADPG, op. cit., no 10.

[56] Cass. crim., 12 janvier 2000, Bull. crim., no 71.

[57] Cass., ass. plén., 23 janvier 2004, RTD civ., 2004. 602, obs. P. Deumier.

[58] Cass. crim., 17 mars 2021, no 20-86.318 N° Lexbase : A86132RG, Dr. penal, 2021, comm. 82, obs. Ph. Conte.

[59] Cass. crim., 13septembre 2023, n° 23-80.347, F-B N° Lexbase : A47941GN, Gaz Pal, 28novembre 2023, n°39, note S. Detraz 

[60] Cass. crim., 30 janvier 2002, RSC, 2002. 581, obs. B. Bouloc ; Cass. crim., 2 février 2016, no 15-84.356, FS-D N° Lexbase : A3210PK4, Gaz. Pal., 26 avril 2016, p. 54, obs. E. Dreyer.

[61] CEDH 25 mai 1993, Kokkinakis c/ Grèce, préc.; CEDH, 15 novembre 1996, Cantoni c/ France, préc.

[62]V. CEDH, 22 novembre 1995, S.W. c/ Royaume-Uni ; CEDH 22 novembre 1995, C.R. c/ Royaume-Uni. D. Roets, L’application de la loi pénale dans le temps et la Convention européenne des droits de l’homme, D., 2004. Chron. 1991 s.

[63] V. CEDH, 10 octobre 2006, Pessino c/ France, D. 2007. 124, note D. Roets; Cass., ass. plén., 13 février 2009, Dr. pénal, 2009. 54 obs. J.-H. Robert.

[64] CEDH, 3e sect., 12 juillet 2012, no 42750/09, Del Rio Prada c/ EspagneN° Lexbase : A6367IQU ; RSC, 2012. 698, obs. D. Roets 

[65] CEDH, gr. ch., 21 octobre 2013, no 42750/09, Del Rio Prada c/ Espagne N° Lexbase : A6367IQU, D., 2013, act., p. 2775 ; RSC 2014. 174 obs. D. Roets

[66] V. aussi CEDH, 23 octobre 2018, Req. 65101/16 et 73902/16, Arrozpide sarasola et autres c/ Espagne N° Lexbase : A5903YH4, AJ pénal, 2019. 35, obs. M. Lacaze.

[67] CJCE 8 février 2007, aff. C-3/06, Groupe Danone c/ Comm. pt. 88 N° Lexbase : A9404DTH.

[68] Cass. crim., 25 novembre 2020, no 18-86.955, FS-P+B+I N° Lexbase : A551437D, § 38 et 39. JCP, 2021. 17 note D. Rebut

[69] Cass. crim., 25 novembre 2020, préc., § 41.

[70] Cass. crim., 29septembre 2021, no 21-84.185, FS-D N° Lexbase : A0474483 Dr. penal, 2021, comm. 204, obs. Ph. Conte (preuve du caractère frauduleux d’une opération de fusion-absorption non rapportée); Cass. crim., 13 avril 2022, no 21-80.653, FS-B N° Lexbase : A41207TR, JCP, 2022. 880, note J.-C. Saint-Pau (obligation faite aux juridictions d’instruction de vérifier s’il y a ou non fraude à la loi)

[71] Cass. crim., 15 février 2022, no 20-86.486, FS-B N° Lexbase : A24687NQ, Gaz. Pal., 2022, no 16, p. 35, obs. S. Detraz.

[72] Cass. crim., 30 juin 2021, no 20-81.570, F-B N° Lexbase : A19904YD, Gaz. Pal., 2021. no 41, p. 56, obs. S. Detraz ; Dr. pénal, 2021, comm. 175, obs. Ph. Conte.

[73] Cass. crim., 13 mars 2024, n° 22-83.689, FS-B N° Lexbase : A05102UG

[74] V. M. Barba, Rétroactivité et divination, D., 2025, p. 1

[75] Cass. crim., 22 mai 2024, n° 23-83.180, FS-B N° Lexbase : A72515CK

[76] Cass. crim., 21 janvier 2025, n° 22-87.145 (affaire France Télécom), FS-B+R N° Lexbase : A19746RK ; Dr. pénal, 2025, comm. 64, obs. Ph. Conte ; JCP G, 2025, 290, note S. Detraz ; D. Actualité, 2025, note J. Galois ; AJ Pénal, 2025, p. 139, note A. Cef-Hollander

[77] En faisant observer que la Cour d’appel s’était appuyée sur des arrêts postérieurs aux faits incriminés pour asseoir sa décision (Cass. crim., 4octobre 2016, n° 16-81.200, F-D N° Lexbase : A4363R7Q ; Cass. crim., 5 juin 2018, n° 17-87.524, F-D N° Lexbase : A7365XQT).

[78] V. J. Gallois, Affaire France Telecom : consécration prévisible du harcèlement moral institutionnel par la chambre criminelle, D. Actualité, 13 février 2025

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Droit transitoire

[Doctrine] Droit transitoire répressif - Quelles règles appliquer à la jurisprudence ?

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N2770B3Y

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par Blandine Thellier de Poncheville, MCF-HDR Faculté de droit de l’Université Jean Moulin Lyon 3, Membre de l’Équipe de Recherche Louis Josserand, Avocat au Barreau de Lyon

Le 01 Août 2025

Garantir la sécurité juridique contre l’arbitraire, tel est l’objet du principe de légalité. À cette fin, la mise en œuvre de la répression doit être prévisible tant sur le fond que sur la forme, et les règles du droit pénal transitoire ont précisément pour objet d’assurer la prévisibilité de l’application des normes substantielles et procédurales. Les premières étant gouvernées par les principes de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévères et de rétroactivité in mitius, alors que les secondes relèvent du principe d’application immédiate, la loi nouvelle de procédure n’ayant vocation à régir que les actes de procédure postérieurs à son entrée en vigueur. Ainsi, comme dans les autres disciplines juridiques, le principe est celui de la non-rétroactivité. Sous l’impulsion du droit européen et, plus particulièrement, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) et de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), l’enjeu contemporain est de déterminer le droit transitoire applicable à la jurisprudence et, plus particulièrement, celle de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, laquelle assume aujourd’hui pleinement son rôle normatif. L’étude de la jurisprudence contemporaine conduit à distinguer, comme pour les lois, la jurisprudence relative au fond du droit et celle relative aux règles de procédure.

Concernant le fond du droit, le principe de non-rétroactivité de la loi pénale, corolaire du principe de légalité, est consacré au niveau constitutionnel et conventionnel. Si la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) ne vise que la « loi » (DDHC, art. 8 N° Lexbase : L6813BHS), les textes internationaux consacrent dans des termes identiques le principe de non-rétroactivité, mais en visant plus largement le « droit national ou international. » [1], étant précisé que « La notion de "droit" ("law") utilisée à l’article 7 […] englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité et de la prévisibilité » [2], de sorte qu’elle caractérise une violation de l’article 7 de la CEDH N° Lexbase : L4797AQQ, une condamnation pénale fondée sur une jurisprudence imprévisible [3]. À la suite de cet arrêt, la Chambre criminelle de la Cour de cassation ne pouvait qu’abandonner sa jurisprudence aux termes de laquelle « le principe de non-rétroactivité ne s’applique pas à une simple interprétation jurisprudentielle » [4]. Si le principe de prévisibilité de la répression gouverne dorénavant l’application dans le temps de la jurisprudence, reste à déterminer les conditions permettant de garantir cette prévisibilité, étant souligné que les enjeux concernent les droits fondamentaux, mais également l’avocat, eu égard à son devoir de compétence [5], de sorte qu’à défaut d’anticiper un revirement de jurisprudence prévisible, sa responsabilité civile professionnelle est engagée [6].

L’exigence de prévisibilité de la répression concerne également les lois de procédure. Le principe de légalité des lois de procédures est consacré à l’article 7 de la DDHC N° Lexbase : L6813BHS. Cette exigence se retrouve également dans la CEDH lorsque l’acte de procédure porte atteinte à un droit garanti par la convention. Ainsi, concernant le droit à la liberté et à la sûreté (art. 5 N° Lexbase : L4786AQC), la CEDH a retenu que « lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel […] que la loi elle-même soit prévisible dans son application, […] pour permettre au citoyen – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé » [7]. De même, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée, du domicile, du secret des correspondances et la protection des données à caractère personnel (art. 8 N° Lexbase : L4798AQR) suppose d’être prévue par la loi, la CEDH rappelant « qu’en vertu de sa jurisprudence constante les mots "prévue par la loi" impliquent qu’une ingérence aux droits garantis par l’article 8 doit reposer sur une base légale interne, que la législation en question doit être suffisamment accessible et prévisible et que celle-ci doit être compatible avec le principe de la prééminence du droit » [8]. Ainsi, la loi doit être suffisamment accessible et prévisible, c’est-à-dire énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de régler sa conduite [9]. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite [10]. Si l’exigence de prévisibilité concerne également les normes de procédure, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans le souci de « sauver les procédures », applique, de manière contestable, rétroactivement les nouvelles interprétations afin de se conformer aux exigences européennes, sans s’interroger sur leur prévisibilité au moment de l’acte.

Ainsi, si le principe de prévisibilité gouverne tant le fond du droit que la procédure pénale, les difficultés soulevées sont différentes dans les deux cas. Pour la jurisprudence au fond, il s’agit de déterminer les conditions de sa prévisibilité (I), alors que pour la jurisprudence processuelle, il convient de défendre le principe même de sa prévisibilité (II).

I. Les conditions de la prévisibilité de l’interprétation des lois de fond

La prévisibilité de la répression doit s’apprécier au regard de la base légale comme la CEDH l’a jugé en ces termes : « Admettre que les juridictions internes puissent dénaturer la loi au moment de l’interpréter et de l’appliquer aux faits de la cause dont elles sont saisies irait à l’encontre de l’exigence selon laquelle les infractions pénales doivent être strictement définies par la loi. » [11] La CEDH reconnaît ainsi « Comme corollaire du principe de la légalité des condamnations, les dispositions de droit pénal sont soumises au principe d’interprétation stricte. » [12] lequel « commande […] de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, par exemple par analogie » [13]. Dans plusieurs arrêts, la Chambre criminelle de la Cour de cassation prend soin de motiver que les faits de l’espèce entrent dans les prévisions du texte de loi [14]. Néanmoins, comme la CEDH l’a précisé, « en raison même du caractère général des lois, leur rédaction ne peut pas revêtir une précision absolue. […] il existe inévitablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. […] » de sorte que « l’article 7 de la Convention ne saurait être interprété comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible »[15]. La prévisibilité de la répression découle ainsi de la prévisibilité de l’interprétation de la base légale. Les principales difficultés résultent de la détermination des critères de la prévisibilité de l’interprétation (A) et de leur appréciation (B).

A. Détermination des critères de la prévisibilité de l’interprétation

La jurisprudence de la CEDH conduit à distinguer les revirements de jurisprudence, lesquels doivent nécessairement être modulés dans le temps, et le cas d’une nouvelle interprétation dont l’application dans le temps n’a à être modulée que si elle est imprévisible.

Nécessaire modulation dans le temps du revirement défavorable. Il résulte de la jurisprudence de la CEDH que l’article 7 de la CEDH N° Lexbase : L4797AQQ « interdit en particulier d’étendre le champ d’application des infractions existantes à des faits qui, antérieurement, ne constituaient pas des infractions » [16]. Cette solution a été affirmée dans l’affaire Pessino au sujet de faits qui, au moment où ils ont été commis, n’étaient pas constitutifs d’une infraction et qui, à la suite d’un revirement de jurisprudence, le sont devenus. Dans ce cas, le revirement de jurisprudence est possible si la nouvelle interprétation est compatible avec la lettre du texte, mais elle devra être modulée dans le temps.

La Chambre criminelle de la Cour de cassation n’a modulé l’application dans le temps d’un revirement de jurisprudence que dans un arrêt en date du 25 novembre 2020 [17] à l’occasion duquel elle a admis le transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante, en cas de fusion absorption de SA, pour décider que la nouvelle interprétation du principe de responsabilité du fait personnel (C. pén., art. 121-1 N° Lexbase : L2225AMD) « ne s’appliquera, en conséquence, qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement au prononcé du présent arrêt et sera donc sans effet dans la présente affaire. » Toutefois, ce revirement résulte d’une interprétation conforme du droit interne de la Directive fusion-absorption telle qu’interprétée par la CJUE [18], laquelle ne contrariait pas les exigences de la CEDH [19]. Or, l’interprétation conforme du droit interne à une directive ne saurait conduire à fonder ou aggraver la responsabilité pénale du justiciable [20], de sorte que la modulation dans le temps était également imposée par le droit de l’UE.

En revanche, l’application rétroactive du revirement de jurisprudence conduisant à admettre le délit d’abus de confiance pour un bien immeuble est critiquable [21]. Il en est de même concernant l’arrêt en date du 15 décembre 2021, malgré le fait que la Chambre criminelle vise un simple « infléchissement » de sa jurisprudence, par lequel la nouvelle interprétation du principe de non bis in idem a conduit à admettre le principe du cumul de qualifications à l’occasion d’une même poursuite alors que la jurisprudence antérieure en déduisait le principe de non-cumul [22].

Prévisibilité d’une application inédite de la loi. À défaut de précédent jurisprudentiel excluant ou non la répression pénale pour les faits considérés, il reste à déterminer si l’interprétation est prévisible. Sur ce point, la CEDH a affirmé que « Lorsque les juridictions internes sont appelées à interpréter une disposition de droit pénal pour la première fois […] et non lorsqu’il s’agit d’un revirement de jurisprudence, une interprétation de la portée de l’infraction de celle-ci doit, en principe, être considérée comme prévisible […] le caractère inédit, au regard notamment de la jurisprudence, de la question juridique posée ne constitue pas en soi une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi, dès lors que la solution retenue faisait partie des interprétations possibles, conformes à l’essence de l’infraction et raisonnablement prévisibles » [23]. À cette fin, la jurisprudence antérieure peut être prise en compte [24]. Toutefois, la CEDH a précisé que « pour apprécier la prévisibilité d’une interprétation judiciaire, il ne faut pas attacher une importance décisive à l’absence de précédents comparables » [25]. Il suffit selon elle que la solution retenue ait fait « partie des interprétations possibles, conformes à l’essence de l’infraction et raisonnablement prévisibles » [26].

Pour conclure à la prévisibilité de l’application inédite de la loi, ou d’un revirement de jurisprudence, ce qui est contestable, la Cour de cassation doit se référer à la jurisprudence relative à des dispositions légales similaires [27], à l’évolution de la jurisprudence antérieure [28], aux travaux préparatoires [29], au fait que la solution était déjà affirmée dans le rapport annuel de la Cour de cassation [30], dans un revirement de jurisprudence postérieur aux faits [31]. Toutefois, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a pu se contenter de justifier la prévisibilité d’une solution au seul motif que l’interprétation ne constituait pas « un revirement de jurisprudence. » [32]. Dans ces hypothèses, tant que la solution n’était pas clairement affirmée, il était possible de douter de la prévisibilité de la répression et de la date à partir de laquelle la nouvelle interprétation devenait prévisible. Comme un auteur l’a dénoncé, le principe de légalité au sens formel et son corolaire le principe de non-rétroactivité avait pour objet de permettre au justiciable « de connaître sans hésitation les limites de l’interdit, c’est désormais à ce dernier que revient le devoir d’évaluer "les risques" de son acte […] À une légalité synonyme, pour le citoyen, de certitude, s’est substituée une légalité synonyme de doute, quand ce n’est pas d’arbitraire. » [33]

Cet infléchissement de la garantie doit être compensé par une appréciation in concreto de la prévisibilité.

B. La nécessaire appréciation in concreto de la prévisibilité de l’interprétation

Lorsque la CEDH examine la prévisibilité de l’application inédite de la loi, c’est toujours au regard du cas concret du requérant. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, quant à elle, procède à une appréciation générale et abstraite de la prévisibilité afin d’harmoniser l’application de l’interprétation de la norme, mais c’est toujours à l’occasion de faits d’espèce. Or, la situation factuelle doit nécessairement être prise en compte afin de s’assurer que la répression était effectivement prévisible pour le justiciable.

Le respect de l’exigence de prévisibilité suppose de déterminer la date à laquelle l’interprétation est prévisible afin de s’assurer que celle-ci est antérieure aux faits. Or, il n’y a qu’un arrêt dans lequel la Chambre criminelle de la Cour de cassation a précisé la date à partir de laquelle l’interprétation était prévisible [34]. À l’inverse, un autre arrêt illustre les dangers résultant de l’absence de prise en compte d’une telle date. Ainsi, dans l’arrêt du 13 mars 2024 [35], à l’occasion duquel la Chambre criminelle de la Cour de cassation a étendu l’abus de confiance aux biens immeubles, les faits avaient été commis entre 2007 et 2010. Un arrêt en date du 10 octobre 2001 rappelait l’exclusion traditionnelle des immeubles [36]. Pourtant, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a refusé de moduler dans le temps la nouvelle interprétation, la considérant comme prévisible au regard de plusieurs éléments dont aucun n’emporte la conviction. Elle a pris en compte l’évolution de la jurisprudence étendant la répression à des biens immatériels ou incorporels, lesquels ne sauraient être assimilés à des biens immeubles. Elle s’est ensuite référée à un arrêt en date 28 septembre 2016 [37], retenant le délit d’escroquerie pour un bien immeuble alors que cette nouvelle interprétation de la qualification d’escroquerie était bien postérieure aux faits d’abus de confiance reprochés. Au regard de ces éléments, si l’interprétation n’était pas envisageable dès l’adoption du texte, il paraît indispensable de déterminer la date à laquelle une nouvelle interprétation devient prévisible.

Si à partir de cette date, il est objectivement possible de considérer l’interprétation comme prévisible, force est de constater que, tant que la solution n’est pas clairement affirmée et, à défaut de texte publié la consacrant expressément, la détermination de la prévisibilité d’une évolution jurisprudentielle suppose des compétences certaines qu’on ne peut attendre de tous les justiciables. Si l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » est admis, bien qu’il ne soit qu’une fiction, il est difficile d’imaginer « nul n’est censé ignorer une évolution jurisprudentielle prévisible ». En ce sens, la CEDH a retenu que la prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier [38]. Toutefois, s’agissant de garantir un droit concret et effectif, la qualité du prévenu et sa capacité à recourir à des conseils éclairés devraient être appréciées au cas par cas.

Reste à justifier le fait que, bien que l’interprétation nouvelle ait été prévisible, des justiciables puissent échapper à leur responsabilité pénale à défaut de compétence ou de capacité à s’entourer de conseils. L’erreur de droit, consacrée à l’article 112-3 du Code pénal N° Lexbase : L2290AMR pourrait ainsi connaître un renouveau, sous réserve de procéder à une appréciation in concreto de son caractère invincible.

II. La nécessaire prévisibilité des interprétations des lois de forme

La Chambre criminelle de la Cour de cassation modifie considérablement les conditions d’application des règles de procédure interne en procédant à leur interprétation conforme, aussi bien au regard du droit de l’UE que de la CEDH. Or, dans les deux cas, la Chambre criminelle applique rétroactivement cette nouvelle interprétation pour examiner la régularité de l’acte dont la nullité est soulevée. Toutefois, une telle application rétroactive est contestable pour l’interprétation conforme des règles de procédure interne tant au droit de l’UE (A), qu’à la CEDH (B).

A. La rétroactivité critiquable de l’interprétation conforme au droit de l’UE

À la suite de plusieurs arrêts de la CJUE concernant la conservation et l’accès aux données de connexion [39], il est apparu que le droit interne n’était pas conforme au droit de l’UE, de sorte que la Chambre criminelle a été amenée à se prononcer par de nombreux arrêts [40] sur la question de la nullité des réquisitions adressées par les enquêteurs, au cours de l’enquête [41] ou de l’instruction [42], aux fournisseurs d’accès à des services de communication au public en ligne et aux fournisseurs de services d’hébergement afin d’obtenir des données de connexion. Le droit interne, alors en vigueur, ne répondait pas aux exigences de la CJUE en matière de base légale formulées en ces termes : « Pour satisfaire à l’exigence de proportionnalité, une législation nationale doit prévoir des règles claires et précises régissant la portée et l’application de la mesure en cause et imposant des exigences minimales, de telle sorte que les personnes dont les données à caractère personnel sont concernées disposent de garanties suffisantes permettant de protéger efficacement ces données contre les risques d’abus. Cette législation doit être légalement contraignante en droit interne et, en particulier, indiquer en quelles circonstances et sous quelles conditions une mesure prévoyant le traitement de telles données peut être prise, garantissant ainsi que l’ingérence soit limitée au strict nécessaire » [43]. Toutefois, après avoir rappelé que le principe de primauté impose une obligation d’interprétation conforme de la législation interne au droit de l’Union européenne et, à défaut, de laisser inappliquées les dispositions contraires sans pouvoir reporter les effets de la déclaration d’incompatibilité [44], la Chambre criminelle de la Cour de cassation a procédé au sauvetage des procédures aux termes d’une jurisprudence discutable tant en ce qui concerne la conservation des données de connexion que l’accès à ces données. À titre d’illustration, avant le contrôle du juge d’instruction concernant l’accès aux données personnelles sur le fondement de l’article 99-3 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L8001MBX, ne répond pas aux exigences de la CJUE à défaut de commission rogatoire spéciale comme en matière d’interception de télécommunications (CPP, art. 100 N° Lexbase : L1324MAB), ou d’« autorisation expresse du juge d’instruction » telle qu’exigée pour l’accès aux données personnelles issues d’un traitement automatisé de données (CPP, art. 99-4 N° Lexbase : L6554MGT). Toutefois, en procédant à une interprétation conforme de l’article 99-3 du CPP N° Lexbase : L8001MBX, la Chambre criminelle a comblé cette lacune en exigeant un tel contrôle. En effet, elle a retenu qu’il doit résulter des pièces de l’information que cet accès a été réalisé sous le contrôle effectif de ce magistrat et selon les modalités qu’il a autorisées, s’agissant de la durée et du périmètre de celui-ci [45]. Même si cette interprétation conforme du droit interne ne peut être que saluée, force est de constater que jusqu’à ces arrêts, le droit interne ne répondait pas à l’exigence d’une base légale claire et précise. Pourtant, la Chambre criminelle n’hésite pas à faire rétroagir cette interprétation faisant abstraction de l’exigence de la préexistence de la base légale pour garantir les justiciables contre le risque d’arbitraire.

B. La rétroactivité critiquable de l’interprétation conforme à la CEDH

Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi n° 2023-610 du 18 juillet 2023 N° Lexbase : L6306MSD, l’article 60 du Code des douanes N° Lexbase : L2261MIL organisait le droit de visite des marchandises en des termes particulièrement larges : « Pour l’application des dispositions du présent code et en vue de la recherche de la fraude, les agents des douanes peuvent procéder à la visite des marchandises et des moyens de transport et à celle des personnes. » Le défaut d’encadrement de ce droit de visite a justifié la censure du Conseil constitutionnel aux motifs qu’ « [e]n ne précisant pas suffisamment le cadre applicable à la conduite de ces opérations, tenant compte par exemple des lieux où elles sont réalisées ou de l’existence de raisons plausibles de soupçonner la commission d’une infraction, le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d’une part, la recherche des auteurs d’infractions et, d’autre part, la liberté d’aller et de venir et le droit au respect de la vie privée » [46]. Une telle déclaration d’inconstitutionnalité permettait de conclure que l’article 60 du Code des douanes N° Lexbase : L2261MIL ne répondait pas aux exigences conventionnelles d’une base légale suffisamment précise pour être prévisible. C’est sur le fondement de la CEDH que des justiciables ont soulevé la nullité de ces opérations, étant rappelé que les effets découlant de la non-conformité d’un texte à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (CESDH) ne peuvent pas être reportés dans le temps [47]. Pourtant, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté les pourvois contre des arrêts écartant les nullités en procédant à une « interprétation conforme » de l’article 60 du Code des douanes N° Lexbase : L2261MIL. Ainsi, par quatre arrêts en date du 4 décembre 2024 [48], la Cour de cassation a précisé les conditions pour que cet article puisse « être regardé comme compatible avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme » en exigeant que les agents des douanes qui exercent ce droit de visite « constatent l’existence de raisons plausibles de soupçonner la commission ou la tentative de commission d’une infraction douanière, ou s’ils opèrent dans des zones et lieux présentant des risques particuliers de commission d’infractions ». En d’autres termes, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a, sous couvert d’interprétation conforme, procédé à une véritable réécriture de l’article 60 du Code des douanes N° Lexbase : L2261MIL, appliquée rétroactivement à des droits de visite exercés avant ces précisions jurisprudentielles. Même si dans les espèces considérées, les conditions de mise en œuvre du droit de visite ont été jugées conformes aux exigences de la CEDH, force est de constater que l’exigence d’une base légale précise n’existait pas au moment de son exercice.

L’exigence de prévisibilité de la répression nécessite la modulation dans le temps des interprétations nouvelles imprévisibles tant pour les lois de fond que de forme, même si, pour ces dernières, la question est peu soulevée.

 

[1] DUDH, art 11 N° Lexbase : L6814BHT ; CEDH, art. 7 N° Lexbase : L4797AQQ ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques, art 15, § 1 N° Lexbase : L6816BHW ; CDFUE, art. 49 N° Lexbase : L0230LGM.

[2] Cantoni, précité, § 29 ; CEDH, 22 juin 2000, Req. 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, Coëme et autres c/ Belgique, § 145 N° Lexbase : A6861TAD ; CEDH, 7 février 2002, Req. 28496/95, E.K. c/ Turquie, § 51 N° Lexbase : A9044AXA.

[3] CEDH, 10 octobre 2006, Req. 40403/02, Pessino c/ France N° Lexbase : A6913DRH ; CEDH, 3e sect., 10 juillet 2012, Req. 42750/09, Del R. P. c/ Espagne N° Lexbase : A1314KNY.

[4] Cass. crim., 30 janvier 2002, n° 01-82.593, F-P+F N° Lexbase : A8729AXL.

[5] Un décret n° 2205-750 du 12 juillet 2005 avait imparti aux membres du Barreau un nouveau « principe essentiel », le devoir de compétence. Il subsiste comme une donnée acquise dans le décret n° 2023-552 portant Code de déontologie des avocats N° Lexbase : L4042MYD (art. 3).

[6] Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-15.899, FS-P+B N° Lexbase : A9822EGU ; D., 2009, 1479 ; D., 2010, pan. 49, obs. Ph. Brun ; D., 2010. Chron. 183, note K. Asuncion Planes (de la) ; JCP, 2009, n° 28, p. 15, note H. Slim ; JCP, 2009, 94, note H. Slim, n° 295, G. Pillet ; Gaz. Pal., 2009, 3035, note Y. avril ; LPA, 10 août 2009, note Barbièri ; RDC, 2009, 1373, obs. S. Carval ; RTD civ., 2009, 493, obs. P. Deumier. RTD civ., 2009, 725, obs. P. Jourdain ; RTD civ., 2009, 744, obs. P.-Y. Gautier ; RCA, 2009, n° 219, note S. Hocquet-Berg.

[7] CEDH Gde Ch., 15 décembre 2016, Req. 16483/12, Khlaifia et autres c/ Italie, §92 N° Lexbase : A3174NNU et les arrêts cités (Baranowski c/ Pologne, Req. 28358/95, § 50-52 ; Steel et autres c/ Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 54, Recueil 1998-VII ; CEDH, 31 juillet 2000, Req. 34578/97, Ječius c/ Lituanie, § 56 N° Lexbase : A9990W9U ; CEDH, 10 mars 2009, Req. 39806/05, Paladi c/Moldova [GC], § 74 N° Lexbase : A4523EMH ; et CEDH, 9 juillet 2009, Req. 11364/03, Mooren c/ Allemagne [GC], § 76 N° Lexbase : A4137IRN).

[8] CEDH, 5e sect., 16 mai 2019, Req. 66554/14, Halabi c/ France, §57 N° Lexbase : A0306ZCC et les arrêts cités : (voir parmi beaucoup d’autres, CEDH, 29 mars 2005, Req. 57752/00, Matheron c/ France, § 29 N° Lexbase : A6255DH7, Gutsanovi, précité, § 218, et Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs, précité, § 160) 

[9] CEDH, 4 décembre 2008, Req. 30562/04 et 30566/04, S. et Marper c/Royaume-Uni N° Lexbase : A5103EBM

[10] CEDH, 28 février 2019, Req. 4755/16, [O] c/Royaume-Uni.

[11] CEDH, 26 septembre 2023, Yüksel Yalçinkaya c/Türkiye, (§ 256)

[12] CEDH, 24 mai 2007, Dragotoniu et Militaru-Pidhorni c/ Roumanie (§40), Chron. de dt euro en matière pénale n°17, par E. Dreyer, Droit pén., 2008, n°4

[13] CEDH, 10 octobre 2006, Pessino c/ France, § 28 N° Lexbase : A6913DRH.

[14] Cass. crim., 14 janvier 2025, n° 23-84.130, FS-B N° Lexbase : A26926QR : l’article L4532-9 du Code du travail N° Lexbase : L1683H99 exigeant l’établissement d’un plan particulier de sécurité et de protection de la santé pour toute entreprise intervenant sur les chantiers soumis à l’obligation d’établir un plan général de coordination n’est pas limité à la construction ; Cass. crim., 21 janvier 2025, pourvoi n° 22-87.145 N° Lexbase : A81606RN : concernant l’application de l’article 222-33-2 du Code pénal N° Lexbase : L9324I3Q, dans sa version applicable aux faits de l’espèce, issue de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 dite loi de modernisation sociale N° Lexbase : L1304AW9, à une situation de harcèlement moral institutionnel ; Cass. crim., 13 mars 2024, pourvoi n° 22-83.689, FS-B N° Lexbase : A05102UG : concernant l’application de la qualification d’abus de confiance à un bien immeuble ;

[15] CEDH, 12 octobre 2023 , Req. 34634/18 et 43546/18, Total S.A. et Vitol S.A. c/ France, § 53 et 54 N° Lexbase : A67891ME, dans le même sens : CJUE (1ère Ch.), 11 juin 2020, Procédure pénale contre JI, aff. C-634/18 N° Lexbase : A27973NW : « le principe de précision de la loi applicable ne saurait être interprété comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par des interprétations jurisprudentielles, pour autant que celles-ci soient raisonnablement prévisibles (CJUE, 28 mars 2017, aff. C-72/15, Rosneft, point 167 et jurisprudence citée N° Lexbase : A5743UMN) »

[16] CEDH, 10 octobre 2006, Pessino c/ France, § 28 N° Lexbase : A6913DRH

[17] Cass. crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955, FS-P+B+I N° Lexbase : A551437D

[18] CJUE, 5e ch., 5 mars 2015, aff. C-343/13 N° Lexbase : A6841NCD

[19] CEDH, 24 octobre 2019, Req. 37858/14, Carrefour France c/France N° Lexbase : A8015ZSN

[20] CJCE, 3 mai 2005, aff. C-387/02, C-391/02 et C-403/02 N° Lexbase : A0954DI8

[21] Cass. crim., 13 mars 2024, pourvoi n° 22-83.689, FS-B N° Lexbase : A05102UG

[22] Cass. crim., 15 décembre 2021, n° 21-81.864 N° Lexbase : A83502RP

[23] CEDH, 12 octobre 2023 , Req. 34634/18 et 43546/18, Total S.A. et Vitol S.A. c/ France, § 55 N° Lexbase : A67891ME

[24] CEDH, 10 octobre 2006, Pessino c/ France, § 35 N° Lexbase : A6913DRH

[25] CEDH, 12 octobre 2023 , Req. 34634/18 et 43546/18, Total S.A. et Vitol S.A. c/ France, § 55 N° Lexbase : A67891ME

[26] Ibidem

[27] Cass. crim., 14 janvier 2025, n° 23-84.130, FS-B N° Lexbase : A26926QR : concernant l’application de l’obligation d’établir un plan particulier de sécurité et de protection de la santé pour toute entreprise, et pas seulement celles intervenant dans les opérations de construction, en application de l’article L4532-9 du Code du travail N° Lexbase : L1683H99, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a motivé sa décision en ces termes : « l’interprétation de ce texte ne méconnaît pas davantage l’article 7 précité, dès lors qu’elle était prévisible […] elle a déjà été consacrée par un arrêt publié (Cass. crim., 22 octobre 1986, pourvoi n° 85-96.499, Bull. crim. 1986, n° 303) rendu sur les dispositions similaires alors applicables du Code du travail, qui n’a pas fait l’objet, depuis, d’un revirement de jurisprudence »

[28] Cass. crim., 30 juin 2021, n° 20-81.570, F-B N° Lexbase : A19904YD : La Chambre criminelle de la Cour de cassation refuse de censurer un arrêt appliquant rétroactivement une interprétation jurisprudentielle étendant l’application de la qualification d’abus de confiance au détournement du temps de travail dès lors que, cette nouvelle interprétation « a seulement précisé les contours de l’infraction d’abus de confiance d’une manière qui était prévisible au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation s’étant, par plusieurs arrêts antérieurs, engagée dans le sens d’une conception dématérialisée de l’objet détourné » ; Cass crim., 13 mars 2024, n° 22-83.689, FS-B N° Lexbase : A05102UG : concernant l’application du délit d’abus de confiance à un immeuble considérant cette nouvelle interprétation comme prévisible aux motifs que « la Cour de cassation s’étant, par plusieurs arrêts antérieurs aux faits poursuivis, engagée dans le sens d’un élargissement de la conception de l’objet détourné »

[29] Cass. crim., 13 mars 2024, pourvoi n° 22-83.689, FS-B N° Lexbase : A05102UG : concernant l’application de l’abus de confiance à un bien immeuble ; Cass. crim., 21 janvier 2025, pourvoi n° 22-87.145 N° Lexbase : A81606RN : concernant le harcèlement moral institutionnel ;

[30] Cass. crim., 4 mars 2020, n° 19-83.446, F-P+B+I N° Lexbase : A54723II : au sujet de l’application du délit de favoritisme à un contrat relevant de l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005, relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au Code des marchés publics N° Lexbase : L7531MSQ

[31] Cass. crim., 22 mai 2024, n° 23-83.180, FS-B N° Lexbase : A72515CK : au sujet du transfert de responsabilité pénale à la société absorbante en cas de fusion absorption de SARL à compter du 25 novembre 2020, date de l’arrêt consacrant cette solution pour les SA.

[32] Cass. crim. 25 novembre 2020, n° 18-86.955, FP-P+B+I N° Lexbase : A551437D : au sujet du transfert de responsabilité à la Société absorbante en cas de fraude à la loi.

[33] P. Conte, Principe de la légalité criminelle : quelques airs nouveaux sur des paroles anciennes, Droit pénal n° 6, juin 2020, étude 17

[34] Cass. crim., 22 mai 2024, n° 23-83.180, FS-B N° Lexbase : A72515CK : au sujet du transfert de responsabilité pénale à la société absorbante en cas de fusion absorption de SARL à compter du 25 novembre 2020, date de l’arrêt consacrant cette solution pour les SA.

[35] Cass. crim., 13 mars 2024, pourvoi n° 22-83.689, FS-B N° Lexbase : A05102UG

[36] Cass. crim., 10 octobre 2001, pourvoi n° 00-87.605, Bull. crim. 2001, n° 205

[37] Cass. crim., 28 septembre 2016, pourvoi n° 15-84.485, Bull. crim. 2016, n° 254, FS-P+B N° Lexbase : A7125R4N

[38] CEDH, 10 octobre 2006, Pessino c/ France, préc., §33

[39] CJUE, 21 décembre 2016, aff. jointes C-203/15 et C-698/15, Télé 2 N° Lexbase : A7089SXT ; CJUE, 6 octobre 2020, aff. C-511/18, C-512/18 et C-520/18, La Quadrature du Net e.a. N° Lexbase : A78303WW ; CJUE, 2 mars 2021, Procédure pénale contre H. K., aff. C-746/18 N° Lexbase : A49864II ; CJUE, 5 avril 2022, aff. C-140/20, G. D. c/ Commissioner of An Garda Síochána N° Lexbase : A10957TQ ; CJUE, 20 septembre 2022, aff. Jointes C-339/20, VD et C-397/20, SR N° Lexbase : A54158IE ; CJUE, 20 septembre 2022, aff. jointes C-793/19, SpaceNet et C-794/19, Telekom Deutschland N° Lexbase : A54168IG ; CJUE, 30 avril 2024, aff. C-178/22, Procédures pénales contre Inconnus N° Lexbase : A881929I ;

[40] La jurisprudence de la Chambre criminelle débute avec plusieurs arrêts en date du 12 juillet 2022 reprenant la même solution de sorte que seul le premier arrêt en sera cité dans la suite des développements : Cass. crim., 12 juillet 2022, n° 21-83.710 N° Lexbase : A85592RG ; Cass. crim. 12 juillet 2022, n° 21-83.820 N° Lexbase : A84892RT ; n° 21-84.096, FS-B N° Lexbase : A84328AK ; n° 20-86.652, FS-B N° Lexbase : A84358AN ; n° 21-83.729, Inédit N° Lexbase : A85512R7 ; Dans le même sens : Cass. crim., 27 juillet 2022, n° 22-80.363, Inédit, F-D N° Lexbase : A32948DD ; Cass. crim., 11 octobre 2022, n° 22-81.244, Inédit, F-D N° Lexbase : A34138P4 ; Cass. crim., 25 octobre 2022, n° 21-87.397, F-B N° Lexbase : A69088QW ; Cass. crim., 9 novembre 2022, n° 21-85.747, F-B N° Lexbase : A13018SY ; Cass. crim., 22 novembre 2022, n° 22-83.221, F-B N° Lexbase : A10788UH

[41] Art. 60-1 N° Lexbase : L6528MGU et 60-2 N° Lexbase : L7998MBT du Code de procédure pénale pour l’enquête de flagrance ; articles 77-1-1 N° Lexbase : L6551MGQ et 77-1-2 N° Lexbase : L8000MBW dudit code pour l’enquête préliminaire ;

[42] Articles 99-3 N° Lexbase : L8001MBX et 99-4 N° Lexbase : L6554MGT du Code de procédure pénale

[43] CJUE, 5 avril 2022, aff. C-140/20, G. D. c/ Commissioner of An Garda Síochána, § 54 N° Lexbase : A10957TQ ; CJUE, 21 décembre 2016, aff. jointes C-203/15 et C-698/15, Télé 2, § 109 N° Lexbase : A7089SXT

[44] Cass. crim., 12 juillet 2022, n° 21-83.710 N° Lexbase : A85592RG, § 11 ; sur ce point : CJUE, 20 septembre 2022, aff. jointes C-339/20, VD N° Lexbase : A54158IE et C-397/20, SR ; CJUE, 5 avril 2022, aff. C-140/20, G. D. c/ Commissioner of An Garda Síochána N° Lexbase : A10957TQ

[45] Cass. crim., 25 octobre 2022, n° 21-87.397, F-B N° Lexbase : A69088QW

[46] Cons. Const., 22 septembre 2022, n° 2022-1010 QPC N° Lexbase : A98048IX

[47] Cass. ass. plén., 15 avril 2011, Bull. crim. n°1 à 4.

[48] Cass. crim.,4 décembre 2024, pourvoi n° 24-80.381, points 21 et 22, FS-B N° Lexbase : A08906LK ; Cass. crim., 4 décembre 2024, pourvoi n° 24-82.224, points 24 et 25, FS-B N° Lexbase : A08806L8 ; Cass. crim., 4 décembre 2024, pourvoi n° 23-84.559, points 22 et 23, FS-D N° Lexbase : A75606LL ; dans le même sens : Cass. crim., 2 avril 2025, n° 23-85.413, Inédit, F-D N° Lexbase : A12440G8 : dans cet arrêt les conditions de mise en œuvre du droit de visite ne répondaient pas aux exigences conventionnelles, mais la nullité n’était pas encourue à défaut de démonstration d’un grief.

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Droit transitoire

[Doctrine] La méthode de contrôle de la règle de droit transitoire en droit de la Convention européenne des droits de l’homme

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par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR CNRS 8103)

Le 01 Août 2025

Définition du sujet. Le choix a été fait d’étudier la méthode européenne relative aux conflits de lois dans le temps. Une autre approche du sujet eut été possible [1], qui aurait conduit à concentrer l’analyse sur la jurisprudence européenne relative aux dispositions transitoires des lois. Il arrive en effet que la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) indique que l’État aurait dû prévoir des mesures transitoires pour atténuer les conséquences délétères de l’application d’une règle nouvelle [2], mais les données disponibles restent trop limitées pour pouvoir faire système. Par ailleurs, il est entendu que l’étude du droit de la CESDH ne se limitera pas à la seule jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Elle portera plus encore sur sa réception par les juridictions internes françaises qui sont les juges de droit commun du droit de la CESDH. Compte tenu de la nature du contentieux devant la CEDH – il porte sur une affaire particulière et intervient a posteriori – et de la démarche de la Cour – une certaine propension à réfuter la montée en généralité –, il est d’un grand profit d’analyser les jurisprudences des juridictions internes qui gèrent « l’intendance » de l’application du droit européen. Enfin, deux champs d’investigation ont été écartés d’emblée. Il en est d’abord ainsi du droit pénal et donc de l’article 7, § 1 de la CESDH N° Lexbase : L4797AQQ qui pose le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale. Sa mise en œuvre soulève des questions spécifiques de telle sorte que l’unité du propos s’en serait trouvée altérée. Il en est de même de l’application dans le temps des revirements de jurisprudence, même si les solutions européennes sont inspirées de la jurisprudence sur les conflits de lois dans le temps.

Les conflits de loi dans le temps saisis par la CESDH. Comme l’attestent les actes de ce colloque, le contentieux des conflits de loi dans le temps est d’une grande richesse. Il est aussi peu « européanisé », en ce qu’il mobilise en proportion assez peu le droit de la CESDH. Lorsque tel est le cas, le juge français est invité à mobiliser une autre façon de penser le conflit de lois dans le temps. Le juge s’attache alors à mettre ses pas dans ceux de la Cour de Strasbourg. Il doit par exemple « tenir compte de la définition par la Cour EDH de la notion de bien protégé par l’article 1er du Protocole 1er » [3]. Deux dispositions de la CESDH en particulier [4] jouent un rôle central dans le droit européen des conflits de lois dans le temps : l’article 6, § 1 N° Lexbase : L7558AIR qui garantit le droit au procès équitable ; l’article 1er du premier protocole additionnel de la CESDH N° Lexbase : L1625AZ9 qui protège le droit au respect des biens. En apparence, ils visent des situations distinctes. Le premier est mobilisé en présence d’une loi qui entend prendre position sur les actions en justice engagées avant son entrée en vigueur, quelle que soit sa dénomination : loi rétroactive, loi de validation, voire loi interprétative. Le contentieux « article 6 §1 » met donc souvent en cause les dispositions transitoires de la loi qui entendent aménager le sort des instances engagées sur la base de la loi antérieure ou de l’interprétation de cette loi. Le second joue en présence de lois rétroactives au sens strict du terme, mais également à l’égard de lois dites rétrospectives (petite rétroactivité) et de lois simplement d’application immédiate. Il convient de se garder de toute vision antagonique. Les champs d’application respectifs de ces deux dispositions se recoupent largement. Il en est en particulier pour les lois rétroactives. Par ailleurs, les faits générateurs de leur application ne sont pas si éloignés. Le contentieux de l’article 6, § 1 met lui aussi en cause l’atteinte à un intérêt patrimonial, à savoir des droits et obligations de caractère civil. Inversement et comme on le verra, l’application de l’article 1er du protocole 1er n’est pas indifférente à l’égard de l’existence d’une réclamation voire d’un recours juridictionnel formé par le requérant. Enfin, les motifs de nature à justifier une ingérence dans ces droits sont les mêmes. Il est toujours question d’un motif d’intérêt général qui en principe ne saurait être exclusivement financier. Aussi le juge n’hésite-t-il pas dans certaines circonstances à considérer que le constat de la non-violation de l’une de ces dispositions emporte non-violation de l’autre [5].

Plan. Les considérations ci-dessus justifient que l’étude de l’application de l’article 6, § 1 et de l’article 1er du protocole 1er aux conflits de lois dans le temps soit menée de concert. En l’occurrence, l’ambition didactique conduit à structurer le propos de manière rustique.

La mise en œuvre de ces deux dispositions repose invariablement sur deux étapes qui sont classiques en droit des libertés. Il convient d’abord de se préoccuper de l’existence d’une ingérence dans l’un ou l’autre des droits en cause (I), avant d’en apprécier la licéité (II).

I. L’existence d’une ingérence

A. L’atteinte à un bien

L’application de l’article 1er du protocole 1er suppose par définition la démonstration d’une atteinte à un bien. On sait que la Cour appréhende cette notion de manière particulièrement souple quant à la nature du bien et à son existence. Constitue un bien non seulement une créance certaine, mais aussi l’espérance légitime de se voir reconnaître un intérêt patrimonial. Compte tenu des litiges en cause en matière de conflits de lois dans le temps – une loi intervient et remet possiblement en cause le bénéfice d’une supposée créance –, le débat se cristallise largement sur l’existence d’une telle espérance.

L’espérance légitime. Le requérant doit démontrer qu’il est titulaire d’une créance dont il pouvait espérer la réalisation au moment où est intervenue la loi querellée. Au regard de la jurisprudence de la Cour, la détermination de cette créance espérée n’est pas sans évoquer la distinction civiliste entre l’acte juridique et le fait juridique [6]. Dans certains cas, l’espérance légitime se rapporte à une situation où la personne concernée peut légitimement escompter qu’un acte juridique lui conférant des droits ne sera pas remis en cause rétroactivement (loi rétroactive) ou pour l’avenir (loi d’application immédiate). Dans d’autres cas, l’espérance légitime se rapporte à une créance née d’une situation régie par une règle de droit interne qui se trouve modifiée ou supprimée là encore de manière rétroactive ou non. Cette espérance légitime peut avoir pour objet des créances de toute nature : une créance de réparation, une créance de salaire, un permis d’exploitation, une bourse d’enseignement, un droit à déchéance, un droit à restitution, un droit à pension, un crédit d’impôt, un agrément fiscal ou encore une exonération d’impôt ou de cotisations sociales. Dans tous les cas, il convient qu’il existe un certain degré de certitude que la personne aurait été en mesure d’obtenir la réalisation de cette créance en l’absence de l’intervention de la loi querellée. L’incertitude peut avoir plusieurs raisons. Elle peut être liée au caractère conditionnel de la créance. L’accomplissement de la condition peut dépendre du titulaire de la créance alléguée : le bénéfice d’un avantage est subordonné à des réquisits que la personne doit remplir de telle sorte que si elle ne s’y conformait plus au moment de l’intervention de la loi, elle ne saurait se prévaloir d’une espérance légitime [7]. Ce bénéfice peut aussi procéder de la décision d’un tiers. Ainsi dans l’affaire du tableau d’amortissement, la Cour de cassation a estimé que la déchéance du droit aux intérêts est une sanction civile laissée à la discrétion du juge et qu’en conséquence, le requérant n’avait pas la certitude qu’il pourrait obtenir la réalisation de cette déchéance [8]. L’incertitude est aussi souvent imputable à la base juridique de la supposée créance. Cette base juridique doit avoir une certaine constance d’application qu’il s’agisse d’une loi ou d’une jurisprudence [9] ou des deux [10]. Tel n’est pas le cas d’une jurisprudence qui opérerait un revirement six mois avant le rétablissement par la loi d’une jurisprudence constante [11] ou encore de deux lois intervenues sept mois seulement avant une disposition de validation [12]. Il est également tenu compte de la communication gouvernementale ou des travaux du Parlement pour apprécier la stabilité de la base juridique. S’ils laissent entendre que la réglementation avait vocation à évoluer, le requérant ne peut pas se prévaloir d’une espérance légitime [13].

Cas de la petite rétroactivité et de l’application immédiate : un législateur en liberté surveillée. La question de la stabilité de la base juridique appelle des développements spécifiques en présence de deux catégories de lois, la loi rétrospective et la loi d’application immédiate. Courante en matière fiscale, la rétrospectivité procède de ce que le fait générateur de certains impôts (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés) est réputé intervenir au terme de la clôture de l’exercice soit le 31 décembre de chaque année. Il en résulte qu’une loi intervenant au cours dudit exercice et qui modifierait la situation fiscale des contribuables n’est pas rétroactive stricto sensu, puisque leur situation fiscale n’est définitivement arrêtée qu’au 31 décembre. Dès lors que l’administré ne peut ignorer que la fiscalité applicable est celle en vigueur lors de la clôture de l’exercice fiscal et qu’elle est donc susceptible d’évoluer au cours dudit exercice, il ne peut se prévaloir d’une espérance légitime que la législation telle qu’elle était au début de l’exercice fiscal n’évoluera pas [14]. La solution pourrait sembler encore plus évidente pour la loi d’application immédiate. Dès lors qu’il est toujours loisible au législateur de changer la loi pour l’avenir, elle ne saurait faire naître une espérance légitime dans la pérennité de ses dispositions et donc d’un avantage qu’elle prévoirait [15]. L’espérance légitime ne peut porter sur une créance future. Le juge administratif a toutefois apporté un bémol à cette idée dans une situation bien précise : lorsque la disposition législative abrogée ou modifiée pour l’avenir avait établi un dispositif incitatif pour une durée limitée reposant sur l’octroi d’un avantage en échange de certains engagements du bénéficiaire, le Conseil d’État estime que ce dernier avait l’espérance légitime de bénéficier de l’avantage en question pour la durée initialement prévue par la loi. Née en matière fiscale [16], cette jurisprudence s’est diffusée dans d’autres domaines [17]. La dimension « synallagmatique » de la situation justifie ainsi la survivance de la loi ancienne.

Cas de la loi rétroactive : la nécessité d’une réclamation ? La détermination de l’existence d’une espérance légitime en présence d’une loi rétroactive a suscité un débat autour de la nécessité que la personne concernée ait pris certaines diligences en vue d’obtenir la réalisation de l’intérêt patrimonial allégué avant l’intervention de la loi querellée. Doit-elle avoir réclamé la réalisation de cet intérêt avant l’entrée en vigueur de la loi pour se voir reconnaître une espérance légitime de jouir d’un intérêt patrimonial ? Pour reprendre une classification élaborée par Martin Collet, il conviendrait donc de distinguer les requérants « primitifs », dont l’action a pu susciter l’adoption d’une loi rétroactive, les requérants « suivistes » qui ont exercé un recours après les décisions favorables à des tiers placés dans une situation équivalente à la leur, mais avant l’adoption d’une loi de validation et les requérants « tardifs », « ayant exercé leur droit au recours après l’adoption de la loi de validation venant modifier rétroactivement leur situation » [18].

Dans plusieurs décisions, le juge administratif a subordonné la reconnaissance d’une espérance légitime à la formulation d’une réclamation préalable auprès de l’administration [19]. Telle a également la démarche suivie par la Chambre sociale de la Cour de cassation dans l’affaire dite « des heures d’équivalence » [20], mais sans excès de constance [21]. Cette question est aussi à l’origine de la célèbre divergence de jurisprudences entre la Cour de cassation et le Conseil d’État dans l’affaire « Perruche ». La première a estimé qu’une personne était fondée à se prévaloir d’une espérance légitime, dès lors que son dommage était intervenu avant l’entrée en vigueur de l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : C73847ZI, alors que le second a estimé que la personne en question devait en sus avoir engagé une instance avant l’entrée en vigueur de la loi. Le juge administratif opérait ainsi une application littérale de l’arrêt « Draon » dans lequel la Cour a bien précisé que la solution retenue – la reconnaissance d’une espérance légitime – ne valait qu’en tant que « la loi contestée concerne les instances engagées avant le 7 mars 2002 et pendantes » [22]. La Cour de Strasbourg juge désormais que la considération de la date d’introduction de l’instance est indifférente pour déterminer l’existence d’une espérance légitime et que seule la date de survenance du dommage doit donc être prise en compte [23]. Une certaine incertitude domine le sujet. L’exigence d’une réclamation préalable a été justifiée en matière fiscale par le constat qu’il est difficile d’admettre que puisse se prévaloir d’une espérance légitime contrariée par une loi rétroactive, un contribuable qui n’a pas réclamé un avantage comme il pouvait le faire avant son adoption [24]. Dans le même sens, l’exigence d’une réclamation permet de déterminer le jour auquel il convient de se placer pour établir l’existence d’une espérance légitime de jouir d’un intérêt patrimonial [25]. Un auteur a défendu un point de vue inverse en droit privé [26].

B. L’interférence dans une action en justice

Un droit ou une obligation de caractère civil. En apparence, l’application de l’article 6, § 1 mobilise des considérations différentes. Elle prohibe une interférence dans le cours du procès qui aurait pour effet de favoriser l’une des parties ou de priver le recours de son objet. Il n’est pas question de n’importe quel procès. Doit être en cause une contestation portant sur des droits et obligations de caractère civil. L’enjeu est donc lui aussi en principe de nature patrimoniale. La CEDH précise que l’article 6, § 1 trouve à s’appliquer sous son volet civil lorsque qu’il y a une contestation sur un droit que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6, § 1 [27]. Elle a ajouté que le droit ou l’obligation doit avoir une base en droit interne en prenant en compte les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes [28]. Pour autant, le droit défendable ou la contestation réelle et sérieuse portant sur l’existence de droits patrimoniaux au sens de l’article 6, § 1 ne sont pas assimilables à l’espérance légitime de se voir reconnaître une créance au sens de l’article 1er du protocole 1er. L’applicabilité de l’article 6, § 1 ne suppose pas que le requérant démontre que le procès en cours lui aurait permis avec un certain degré de certitude de voir se réaliser le droit qui constitue l’objet du litige. En réalité, la considération de la consistance du droit allégué ne joue pas au stade de la recevabilité du grief, mais dans l’appréciation de la licéité de l’ingérence [29]. La CEDH prend en compte la question de savoir si les requérants pouvaient légitimement prétendre voir se réaliser leur créance dans l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence [30].

Un recours juridictionnel. L’article 6, § 1 n’est en principe invocable que dans l’hypothèse où un recours juridictionnel a été engagé avant l’entrée en vigueur de la loi querellée [31]. « La jurisprudence des organes de la Convention n’a jamais admis que la rupture de l’égalité des armes pût résulter de mesures anticipant en quelque sorte sur un procès non encore né, et ce serait aller trop loin qu’étendre cette théorie par une espèce d’analogie » [32]. Toutefois, la CEDH a nuancé cette exigence en jugeant que l’article 6, § 1 est applicable dans une affaire où la personne concernée avait formé réclamation devant l’administration au moment de l’entrée en vigueur de la loi querellée. Il convient cependant que cette phase dite précontentieuse ait « constitué une condition sine qua non pour déclencher la phase judiciaire proprement dite » [33]. Il en est ainsi de la règle de la décision préalable ou encore du recours administratif préalable obligatoire en droit administratif.

Litiges verticaux et horizontaux. L’interférence dans une procédure juridictionnelle stigmatisée sur le fondement de l’article 6, § 1 n’est pas forcément celle qui bénéficie à l’État ou à une autre personne publique. Autrement dit, cette disposition ne concerne pas seulement des litiges internes dans lesquels l’État ou certains de ses démembrements (collectivités territoriales, établissements publics, etc.) ont été parties. Elle peut concerner des lois qui influent sur les relations entre particuliers et qui trouvent donc à s’appliquer dans des litiges horizontaux. La question s’est posée il y a une vingtaine d’années. Dans un premier temps, la Cour de cassation a semblé exclure son invocabilité à l’égard des dispositions d’une loi de validation dès lors que cette dernière ne constituait pas une intervention de l’État dans une procédure l’opposant à des parties [34]. Les foudres de la Convention n’auraient concerné que les hypothèses dans lesquelles l’interférence dans le cours de la justice romprait l’égalité des armes entre la partie étatique ou publique et un particulier. La Cour est revenue sur cette interprétation en Assemblée plénière : les exigences relatives à l’article 6, § 1 s’applique « même lorsque l’Etat n’est pas partie au procès » a-t-elle affirmée [35]. La jurisprudence de la CEDH va dans le même sens [36].

II. Licéité de l’ingérence

Deux exigences sont communes à l’application des articles 6, § 1 et 1er du protocole 1er : l’ingérence doit être fondée sur un motif d’intérêt général ; il doit exister un juste équilibre entre l’ingérence et ce motif.

A. Le motif d’intérêt général

Un motif d’intérêt général qualifié. Concernant le motif de nature à fonder l’ingérence, le Conseil d’État a opéré une distinction entre l’ingérence dans le droit au procès équitable qui ne peut être justifiée que par un motif d’intérêt général qualifié – il doit être impérieux – et l’ingérence dans le droit au respect des biens qui est possible en présence d’un simple motif d’intérêt général [37]. Il s’est donc inscrit à rebours de la démarche de la CEDH [38] et de la Cour de cassation [39]. Cette différence a été justifiée par le constat que contrairement à l’article 6, § 1, l’article 1er du protocole 1er autorise expressément des ingérences étatiques dans le droit au respect des biens. L’argument peine à convaincre dès lors que la CEDH a, de longue date, jugé que les droits garantis par l’article 6, § 1 sont susceptibles de faire l’objet de limitations implicites [40]. Il n’est pas sûr en tout état de cause que cette nuance entraîne de véritables conséquences dans l’appréciation du motif à même de fonder l’ingérence. « La différence d’approche est, au demeurant, essentiellement sémantique », a relevé Edouard Crepey en ce sens [41]. Au surplus, le Conseil d’État n’est pas toujours fidèle à son choix [42], du moins lorsqu’est en cause une loi rétroactive interférant dans une procédure juridictionnelle [43]. Le paradoxe est qu’au regard de la jurisprudence, le juge semble plus facilement enclin à reconnaître l’existence d’un motif impérieux d’intérêt général dans le cadre de l’application de l’article 6, § 1 que la présence d’un motif d’intérêt général lors de l’application de l’article 1er du protocole 1er. Cette tendance lourde pourrait être liée à la configuration particulière des litiges impliquant l’article 6, § 1. Ils mettent le plus souvent en cause une loi de validation dont le législateur a lui-même veillé à cantonner la portée : elle ne concerne pas les décisions passées en force de chose jugée, voire les instances en cours à la date de son entrée en vigueur ; elle ne permet la validation d’un acte de l’administration que pour autant que serait allégué à son encontre un grief déterminé, souvent un vice de légalité externe (incompétence, vice de procédure). Elle a donc une portée a priori limitée de telle sorte que l’ingérence intègre d’emblée la prise en compte de l’exigence de proportionnalité.

La consistance du motif d’intérêt général. L’étude des jurisprudences respectives des juridictions françaises et européennes relatives au motif d’intérêt général ne laisse qu’une prise limitée à la systématisation. Quelques affaires célèbres illustrent une plus grande sévérité de la Cour de Strasbourg dans l’appréciation de ces motifs comme celles dites « du tableau d’amortissement » [44] et « des heures d’équivalence » [45]. En principe, l’ingérence ne peut être justifiée par des considérations exclusivement budgétaires. Il en est ainsi lorsqu’est en cause l’intérêt financier de l’État [46] ou de l’un de ses démembrements comme un EPCI [47] et la Sécurité sociale [48], et ce, quand bien même les sommes en jeu seraient considérables [49]. Il en est de même de l’intérêt d’entités dont l’appartenance au secteur public peut être discutée à l’instar d’une association placée sous la tutelle de l’État [50] ou bénéficiant de prérogatives de puissance publique [51]. La même solution s’impose lorsque sont en cause des organismes purement privés comme une caisse de retraite complémentaire [52] et des bailleurs privés [53]. Le motif d’intérêt financier peut en revanche justifier l’ingérence quand il se mêle à d’autres éléments [54]. Au titre des justifications licites récurrentes, la jurisprudence mentionne régulièrement le souci d’éviter un effet d’aubaine [55], de mettre fin à une rupture d’égalité entre différentes catégories de personnes [56] ou encore de se conformer à une exigence supralégislative, constitutionnelle [57] ou conventionnelle [58]. En tout état de cause, l’État doit apporter des éléments de preuve des considérations d’intérêt général qu’il allègue, en particulier lorsqu’il justifie en tout ou partie l’intervention du législateur par un motif financier [59].

Appréciation in concreto. La licéité du motif d’intérêt général doit s’apprécier en tenant compte des données du litige dont le juge est saisi, en particulier en présence d’une loi de validation. Cette idée a été illustrée par un arrêt du Conseil d’État de 2010 [60]. En l’occurrence, le motif d’intérêt général allégué tenait à la nécessité, en supprimant le vice d’incompétence affectant les contrats couverts par la validation, d’assurer la continuité du service public de l’eau et de l’assainissement. Il s’agissait donc de permettre la poursuite de l’exécution des contrats en cours. Or, dans l’espèce dont était saisie la juridiction administrative, le contrat en cause avait été résilié depuis plusieurs années. La continuité du service public ne pouvait donc justifier d’écarter un vice entachant le contrat en application de la loi de validation.

B. La proportionnalité de l’ingérence

Conformément à une exigence classique, il convient qu’il existe un juste équilibre entre l’atteinte au droit au procès équitable ou au droit au respect des biens d’une part et le motif d’intérêt général ayant justifié l’adoption de la loi d’autre part [61]. Dans l’appréciation de ce juste équilibre, est tenu compte de la gravité de l’atteinte.

Droit au procès équitable. Dans le champ de l’article 6, § 1 et donc des lois de validation, il a déjà été signalé que l’exigence de proportionnalité est sous-jacente dans l’appréciation de la licéité du motif impérieux d’intérêt général, quand il est question de la portée de la disposition de validation. Elle doit être limitée à ce qui est nécessaire pour pourvoir au motif impérieux d’intérêt général. Elle le sera en particulier lorsque la loi exclut son application aux décisions de justice définitive et que la portée de validation est réduite à certains griefs [62].

Droit au respect des biens. Dans le domaine de l’article 1er du protocole 1er, il convient de tenir compte de la distinction que cette disposition porte entre privation de propriété et simple ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens à l’occasion du test de proportionnalité [63]. Les juges sont régulièrement amenés à constater que la loi querellée n’a pas entraîné une privation de propriété, mais une simple limitation [64]. Cette considération joue un rôle important dans l’appréciation de la proportionnalité de l’atteinte au droit au respect des biens. La loi passe souvent le test avec succès lorsqu’elle emporte des conséquences mesurées sur la jouissance de l’intérêt patrimonial, en particulier la simple réduction d’un avantage [65].

 

[1] Sur les ambigüités terminologiques en la matière, J. Petit, Droit transitoire et terminologie, in G. Drago et a. (dir.), Repenser le droit transitoire, Dalloz, Thèmes & commentaires, 2010, p. 7.

[2] Par ex. : CEDH, 19 janvier 2023, Req. 32667/19, Domenech Aradilla et Rodríguez González c/ Espagne [en ligne].

[3] Cass. soc., 21 mars 2012, n°04-47.532, FS-P+B N° Lexbase : A4200IGN.

[4] La mobilisation d’autres dispositions de la CEDH est marginale. Pour l’article 3, protocole n°1 : CEDH, 15 juin 2006, Req. 33554/03, Lykourezos c. Grèce N° Lexbase : A9284DPK.

[5] CE, 9e-10e s.-s. réunies, 12 avril 2012, n°337528 N° Lexbase : A6131IIW, rec. t.

[6] CEDH, gr. ch., 28 septembre 2004, Req. 44912/98, Kopecki / Slovaquie N° Lexbase : A4295DDG.

[7] CE, 3e-8e s.-s. réunies, 20 mars 2013, n° 349834 N° Lexbase : A8560KAB. Également CE, 1re-4e ch. réunies, 11 mai 2021, n°447963 N° Lexbase : A52654RG, Rec. t.

[8] Cass. civ. 1, 30 septembre 2010, n° 09-67.930, F-P+B+I N° Lexbase : A6798GAZ.

[9] CE, 9e-10e s.-s. réunies, 21 octobre 2011, n° 314767 N° Lexbase : A8315HYM.

[10] CE, 9e-10e s.-s. réunies, 23 janvier 2015, n° 362580 N° Lexbase : A9877M9P.

[11] CE, 3e-8e s.-s. réunies, 19 novembre 2008, n° 292948 N° Lexbase : A3127EBG, Rec. p. 425 ; CE, 9e ch., 28 juillet 2017, n° 399674 N° Lexbase : A0678WQ8.

[12] CE, 23 janvier 2015, n° 362580, précité.

[13] CE, 1re-4e ch. réunies, 30 mai 2018, n° 409440 N° Lexbase : A8217XPZ, rec. t.

[14] CE, 9e-10e ch. réunies, 7 juin 2019, n° 421946 N° Lexbase : A9493ZDX ; CE, 3e-8e s.-s. réunies, 21 novembre 2012, n° 347223 N° Lexbase : A2644IX9 ; Cass. com., 2 décembre 2020, n° 18-24.055, FS-P N° Lexbase : A955838I.

[15] CE, 3e-8e ch. réunies, 18 septembre 2023, n° 471851 N° Lexbase : A20841HN ; CE, 8e-9e s.-s. réunies, 30 novembre 1994, n° 128516 N° Lexbase : A3582ASH ; CE, 3e-8e s.-s. réunies, 2 juin 2010, n° 318014 N° Lexbase : A2044EYD ; CE, 3e-8e s.-s. réunies, 22 janvier 2013, n° 355844 N° Lexbase : A4755I3I.

[16] CE, sect., 9 mai 2012, n° 308996 N° Lexbase : A1790ILU ; CE, 9e-10e s.-s. réunies, 27 juillet 2012, n° 327850 N° Lexbase : A0695IR8 ; CE, sect., 25 octobre 2017, n° 403320 N° Lexbase : A4472WXW, Rec. ; CE, 3e-8e ch. réunies, 13 mars 2019, n° 417536 N° Lexbase : A6904Y34, Rec. T. ; CE, 3e-8e ch. réunies, 18 septembre 2023, n° 471851 N° Lexbase : A20841HN.

[17] CE, 1re-4e ch. réunies, 28 janvier 2021, n° 437776 N° Lexbase : A85404DN, Rec. t. 928 : exonération de cotisations sociales ; CE, 1re-4e ch. réunies, 2 mars 2020, n° 416833 N° Lexbase : A93033GN : bourse de l’enseignement supérieur.

[18] M. Collet, Sécurité juridique et rétroactivité de la loi fiscale, RFFP, 2015, n°130, p. 107.

[19] Droit fiscal : CE, 9e-10e s.-s. réunies, 21 octobre 2011, n° 314767 N° Lexbase : A8315HYM ; droit des pensions : CE, 3e s.-s., 27 avril 2011, n° 320999 N° Lexbase : A4324HPT ; CE, 16 janvier 2009, n° 299443, 9e s.-s. N° Lexbase : A3294ECY.

[20] Cass. soc., 5 juin 2008, n° 06-46.295 et n° 06-46.297, FS-P+B+R N° Lexbase : A9248D8Z ; Cass. soc., 21 mars 2012, n° 04-47.532, FS-P+B N° Lexbase : A4200IGN.

[21] Cass. soc., 24 novembre 2010, n° 08-44.181, FP-P+B+R N° Lexbase : A7516GLX.

[22] CEDH, 6 octobre 2005, Req. 1513/03, Draon c/ France, § 72 N° Lexbase : A6795DKU.

[23] CEDH, 3 févr. 2022, Req. 66328/14, N. M. c/ France N° Lexbase : A19107MP.

[24] Concl. Cl. Legras sur CE, 21 octobre 2011 : Bull. concl. fisc., 2012.

[25] Par ex. : CE, 9e-10e ch. réunies, 8 juin 2016, n° 386137 N° Lexbase : A2409RSZ ; CE, 23 janvier 2015, précité.

[26] W. Benjamin, Immortelle espérance ?, Droit social, 2011 p. 155.

[27] CEDH, 3 avril 2012, Req. 37575/04, Boulois c/ Luxembourg, § 90 N° Lexbase : A1309IHX.

[28] CEDH, gr. ch., 21 juin 2016, Req. 5809/08, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c/ Suisse, § 97 N° Lexbase : A7778RTA.

[29] CE, 9e-10e s.-s. réunies, 12 avril 2012, n° 337528 N° Lexbase : A6131IIW.

[30] CEDH, 27 mai 2005, Req. 42219/98, OGIS-Institut Stanislas et a. c/ France, § 70 N° Lexbase : A2603DCE ; CEDH, 8 novembre 2018, Hôpital Local Saint-Pierre d’Oléron et autres c/ France, § 70 N° Lexbase : A5221YKL.

[31] Cass. soc., 19 mai 2009, n° 07-43.996, F-D N° Lexbase : A3776EHC ; CE sect., avis, 18 juillet 2006, n° 286122 N° Lexbase : A6584DQW.

[32] CEDH, 29 août 2000, Req. 39971/98, ONSIL c/ France N° Lexbase : A2603DCE.

[33] CEDH, 27 mai 2005, précité, §62.

[34] Cass. soc., 6 septembre 2002, n° 00-18.950 N° Lexbase : A4955AZK.

[35] Cass. ass. plén., 23 janvier 2004, n° 03-13.617 N° Lexbase : A8595DAL.

[36] CEDH, 9 janvier 2007, Req. 20127/03, Arnolin et a. c/ France N° Lexbase : A3730DTC ; CEDH, 12 juin 2007, Req. 40191/02, Ducret c/ France, § 33 N° Lexbase : A8534DWY.

[37] CE, ass., avis, 27 mai 2005, n° 277975 N° Lexbase : A4113DI8, Rec. p. 213 ; CE, 9e-10e s.-s. réunies,  12 avril 2012, n° 337528 N° Lexbase : A6131IIW, Rec.

[38] CEDH, 14 février 2006, Req. 67847/01, Lecarpentier et a. c/ France N° Lexbase : A8583DMT.

[39] Cass. soc., 28 mars 2006, n° 04-16.558, FS-P+B N° Lexbase : A8569DNP.

[40] CEDH, 28 mai 1985, Req. 8225/78, Ashingdane c/ Royaume-Uni N° Lexbase : A2007AWA.

[41] Concl. sur CE, sect., 25 octobre 2017, n° 403320 N° Lexbase : A4472WXW : RJF, 2018/1, p. 162.

[42] CE, 3e s.-s., 27 avril 2011, n° 320999 N° Lexbase : A4324HPT ; CE, 9e s.-s., 16 janvier 2009, n° 299443 N° Lexbase : A3294ECY ; CE, 3e ch., 2 août 2018, n° 408169 N° Lexbase : A9614XZ4.

[43] En ce sens, J. Boucher, concl. sur CE, sect., 9 mai 2012, n° 308996 N° Lexbase : A1790ILU : RJF, 2012/7, n° 786.

[44] Comp. Cass. civ. 1, 29 avril 2003, n° 00-20.062, F-P N° Lexbase : A7490BS9 et CEDH, 14 février 2006, Lecarpentier et a. c/ France, précité.

[45] Comp. Cass. ass. plén., 24 janvier 2003, n° 01-41.757 N° Lexbase : A7229A4Iet CEDH, 9 janvier 2007, Arnolin et a. c/ France, précité.

[46] CEDH, 28 octobre 1999, Req. 24846/94, Zielinski et Pradal et Gonzalez c/ France N° Lexbase : A7567AW8 ; CEDH, 23 juillet 2009, Req. 30345/05, Joubert c/ France N° Lexbase : A1212EK4.

[47] CE, ass., 28 juillet 2000, n° 202798 N° Lexbase : A9424B8K, Rec.

[48] CEDH, 16 janvier 2007, Req. 954/05, Chiesi SA c/ France N° Lexbase : A5711DTP.

[49] CEDH, 16 janvier 2007, précité. : 500 millions d’euros.

[50] CEDH, 23 mai 2007, Req. 31501/03, Aubert et a. c/ France N° Lexbase : A3743DTS.

[51] Cass. civ. 1, 27 juin 2018, n° 17-21.850, FS-P+B+I N° Lexbase : A0132XUG ; Cass. civ. 1, 11 décembre 2019, n° 18-19.520, F-D N° Lexbase : A1505Z8A.

[52] CE, ass., 8 février 2007, n° 279522 N° Lexbase : A2006DUT.

[53] Cass. ass. plén., 23 janvier 2004, n° 03-13.617 N° Lexbase : A8595DAL.

[54] CE, 27 juillet 2012, n° 327850, précité ; CE, 3e ch., 2 août 2018, n° 408169 N° Lexbase : A9614XZ4 ; CE, 9e-10e ch. réunies, 3 février 2023, n° 462840 N° Lexbase : A25789B4.

[55] Cass. soc., 28 mars 2006, n° 04-16.558, FS-P+B N° Lexbase : A8569DNP ; Cass. civ. 1., 17 février 2016, n° 15-12.805, FS-P+B+I N° Lexbase : A3361PL3 ; CE, 3e-8e ch. réunies, 18 septembre 2023, n° 471851 N° Lexbase : A20841HN ; CE, 3e ch., 2 août 2018, n° 408169 N° Lexbase : A9614XZ4 ; CEDH, 27 mai 2005, Req. 42219/98, OGIS-Institut Stanislas et a. c/ France, précité.

[56] CE, 1re-4e ch. réunies, 28 janvier 2021, n° 437776 N° Lexbase : A85404DN ; CE, 4e ch., 18 juillet 2018, n° 414912 N° Lexbase : A0979XYW ; CEDH, gr. ch., 3 novembre 2022, Req. 49812/09, Vegotex International SA c/ Belgique, § 105 N° Lexbase : A01468S9.

[57] CE, 2e-7e ch. réunies, 7 octobre 2016, n° 395082 N° Lexbase : A4515R7D.

[58] CE, 5e-6e ch. réunies, 18 décembre 2019, n° 421004 N° Lexbase : A4710Z8X, Rec. T ; CE, 3e-8e s.-s. réunies, 1er février 2012, n° 339387 N° Lexbase : A6670IBN, Rec.

[59] CE, 3e-8e ch. réunies, 6 juin 2018, n° 414482 N° Lexbase : A7921XQG ; CE, 13 mars 2019, n° 417536, précité ; CEDH, 23 mai 2007, Aubert c/ France, précité ; CEDH, 9 janvier 2007, Arnolin et a. c/ France, précité.

[60] CE, sect., 10 novembre 2010, n° 314449 N° Lexbase : A8898GGN, Rec. p. 429.

[61] CEDH, 14 février 2006, Lecarpentier et a. c/ France, précité, § 47.

[62] CE, 4e-5e s.-s. réunies, 18 novembre 2009, n° 307862 N° Lexbase : A7252ENW.

[63] CEDH, 14 février 2006, Lecarpentier et a. c/ France, précité, § 40 ; CEDH, 9 janvier 2007, Aubert et a. c/ France, précité.

[64] Pour une exonération de cotisations sociales : CE, 27 juillet 2012, n° 327850, précité.

[65] CE, 18 décembre 2019, n° 421004, précité ; CE, 1re-4e ch. réunies, 28 janvier 2021, n°437776 N° Lexbase : A85404DN ; CE, 27 juillet 2012, n° 327850, précité.

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Droit transitoire

[Doctrine] Une méthode de résolution des conflits de lois dans le temps ?

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N2760B3M

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par Pascale Deumier, Professeure à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe Louis Josserand

Le 01 Août 2025

De l’importance de la méthode. – Paul Roubier, dans la préface à la seconde édition de son Droit transitoire, insistait : « On doit bien se convaincre que l’intérêt de l’étude du droit transitoire consiste essentiellement en une question de méthode : il s’agit, non pas d’étudier tous les conflits possibles – on ne les connaîtra jamais à l’avance – mais de mettre entre les mains du lecteur, par des exemples judicieusement choisis, la clef qui lui permettra de trouver la solution de tous les conflits possibles » [1]. Comme chacun le sait, la clef qu’il propose repose sur la distinction entre faits accomplis et situations en cours, et valorise le principe d’application immédiate de la loi nouvelle. Comme chacun le sait, cette clef est aujourd’hui encore la grille de lecture dominante, en dépit de critiques tout aussi connues : elle ne traduit pas parfaitement le droit positif et il est loin d’être aisé de résoudre une difficulté concrète à partir de son jeu subtil de qualifications. Toutefois, comme chacun le sait, on n’a pas vraiment trouvé mieux. Sans avoir le moins du monde la prétention d’y parvenir, il est possible de persister dans cette voie méthodologique, pour la raison exacte donnée par Roubier. Le projet étant ambitieux, on commencera par le délimiter.

Délimitation de la méthode recherchée. Une première délimitation tient aux conflits de lois dans le temps ici considérés. Le sujet étant suffisamment complexe en soi, on évitera d’abord de l’embrouiller encore plus en y incluant des questions temporelles qui sont résolues autrement, comme la modulation de la jurisprudence, qui répond pour part à des contraintes spécifiques au processus d’élaboration jurisprudentielle (et pour l’autre part, il est vrai, à des préoccupations communes) [2]. S’agissant donc des conflits de lois qui seuls nous intéresseront, une deuxième délimitation tient au type de méthode ici recherchée, à savoir un ensemble d’étapes à suivre pour résoudre un problème concret de conflit de lois. Cette méthode ne cherche pas à fonder une théorie scientifique, toute de systématisation mettant en cohérence l’ensemble des solutions, ni à proposer une méthode légistique pour les dispositions transitoires [3]. La méthode qui nous intéresse consiste seulement à rechercher comment les juges procèdent pour résoudre un conflit de lois dans le temps. Cette approche contentieuse se fera donc à partir de l’observation de la jurisprudence judiciaire (à l’exception de certaines matières, le droit pénal et le droit fiscal, qui sont marquées par un fort particularisme), plus précisément à partir de la jurisprudence contemporaine. Cette dernière délimitation est moins anodine qu’il n’y paraît. En effet, la présentation des conflits de lois dans le temps est souvent nourrie d’illustrations jurisprudentielles anciennes, alors que ces solutions pourraient ne plus être compatibles avec les données contemporaines que sont l’insertion davantage systématique des dispositions transitoires et le développement des droits fondamentaux. Qui plus est, ces décisions anciennes procèdent par une affirmation d’autorité de la solution, éventuellement après avoir cité un principe général en recourant à des formulations assez variables, entretenant un mystère qui n’a pas beaucoup aidé à clarifier les conflits de lois dans le temps. La jurisprudence la plus récente et celle à venir pourraient constituer un apport majeur à la compréhension des conflits de lois dans le temps, grâce à la motivation enrichie. Celle-ci permet a minima de voir les solutions clairement fondées sur un principe de droit transitoire [4] et, dans le meilleur des cas, de voir ces principes exposés avec précision et pédagogie, comme l’illustre l’avis rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 8 juillet 2022 [5]. Dans l’attente d’un nombre de décisions à motivation enrichie suffisant pour établir les méthodes récurrentes de résolution à l’œuvre, elles ont été ici complétées par les quelques travaux préparatoires d’arrêts ou d’avis diffusés en la matière, mais aussi, l’ensemble restant trop peu volumineux, par une bonne dose de reconstruction personnelle.

Histoire d’une recherche. La recherche ainsi délimitée n’a pas été entreprise à l’occasion du présent colloque ; ce colloque est en revanche l’occasion de présenter le cheminement suivi pour un travail entrepris depuis plusieurs années, dans le cadre de la préparation de la rubrique Conflits de lois dans le temps du Répertoire Dalloz civil. Plusieurs pistes envisagées et explorées avec espoir, enthousiasme et une certaine ténacité, ont fini par se révéler incapables de traduire utilement le contentieux. Tel fut notamment le cas de la recherche d’une méthode fusionnée avec celle des droits fondamentaux (I), mais aussi de la recherche d’une méthode inspirée de celle du droit international privé (II). Parce qu’il y a toujours à apprendre des échecs, il m’a semblé pertinent de vous faire part de ces deux-là – parmi tant d’autres – et de ce qu’ils m’ont peut-être permis de comprendre de la méthode de résolution des conflits de lois dans le temps. Ce sont aussi ces échecs qui m’ont amenée sur une troisième piste, celle qui n’a pas tourné court (au moins pour l’instant), peut-être parce qu’elle nous ramène tout simplement à la méthode élémentaire de résolution de toute difficulté sur la portée d’une loi : l’interprétation (III).

I. À la recherche d’une méthode par fusion : les droits fondamentaux

Une piste séduisante. Comme dans les autres matières (mais avec un léger temps de retard), les droits fondamentaux sont venus bouleverser le droit transitoire : le principe de non-rétroactivité d’aujourd’hui, ou plus précisément la possibilité pour le législateur d’y déroger, n’est plus le même qu’hier. Mais, le plus souvent, loin de s’opposer, droit transitoire et droits fondamentaux se rejoignent parfaitement dans la recherche d’un équilibre entre application de la loi nouvelle et sécurité juridique. Ainsi, lorsque la Cour de cassation énonce : « Cette règle d’interdiction de remise en cause d’un acte régulièrement accompli découle tant du principe de non-rétroactivité de la loi que de l’exigence de protection des droits acquis, liée au principe de sécurité juridique » [6], le fait-elle en considération des principes généraux du droit transitoire ou des droits fondamentaux ? La proximité de ces champs peut encore être illustrée par un avis de l’avocat général Mazard qui, en 2007 déjà, proposait : « En se situant sur le terrain de la proportionnalité, souvent évoqué aujourd’hui, notamment au niveau des juridictions européennes, on peut clairement prendre en compte la volonté du législateur de s’approprier les critiques faites au système qu’il a réformé, en ce qu’il générait une situation injuste pour les victimes. […] Cet argument ne peut-il justifier à lui seul [que la Cour de cassation retienne l’application à tous les litiges en cours] ? » [7]. Proches dans leurs logiques, les droits fondamentaux permettent en outre d’afficher des raisonnements qui étaient souvent tus dans la jurisprudence en droit transitoire. En effet, les études sur le droit transitoire sont nombreuses à constater que les principes roubiériens servent surtout à (mal) dissimuler que la solution procède en réalité d’appréciations, au cas par cas, en opportunité, entre objectif du législateur et attentes légitimes – et ce depuis Demolombe [8]. Or, les droits fondamentaux procèdent de la même balance, mais pratiquée de façon méthodique, débattue et affichée. Et ce n’est pas tout.

Le retour des droits acquis. Ce qui est frappant dans la façon dont les droits fondamentaux abordent les conflits de lois dans le temps, c’est le retour des « droits acquis », aux côtés desquels se rangent les attentes légitimes. Rappelons que la théorie des droits acquis est généralement considérée comme une ancienne interprétation de l’article 2 du Code civil, N° Lexbase : L2227AB4 abandonnée depuis (notamment) Roubier [9]. Or, cette ancienne théorie du droit transitoire et les actuels droits fondamentaux se rencontrent doublement : tous deux envisagent la question en se plaçant du côté de la situation des sujets de droit ; tous deux attachent un poids supérieur à la sécurité juridique de cette situation. Ces caractères, qui avaient nourri la critique en matière de droit transitoire au xxe siècle [10], deviennent des qualités pour les résoudre conformément aux droits fondamentaux du xxie siècle. Il ne s’agit d’ailleurs pas vraiment de ressusciter une approche révolue des conflits de lois dans le temps, puisque les droits acquis, en dépit des contestations doctrinales, n’ont jamais disparu des solutions judiciaires [11] ; or, s’ils n’ont pas disparu, c’est peut-être parce qu’il est plus facile en pratique de chercher si un droit peut être considéré comme acquis que de chercher si une situation juridique est définitivement constituée. Si le retour des droits acquis est le point le plus éclatant sur lequel les droits fondamentaux libèrent les conflits de lois dans le temps de la science classique du droit transitoire, il n’est pas le seul. Particulièrement, la CEDH est peu préoccupée de distinction entre vraie et fausse rétroactivité, rétroactivité ou application immédiate, situation légale ou contractuelle : quelle que soit l’analyse juridique y ayant mené, ce qui l’intéresse, c’est l’effet concrètement produit par l’application de la loi nouvelle sur la situation des justiciables. Devant le Conseil constitutionnel, la rupture avec la science transitoire classique est moins nette, mais la protection des situations contractuelles puis légales, acquises puis légitimement attendues, a également fini par se rejoindre dans une même garantie contre un effet rétroactif pouvant découler d’une application immédiate. Cette lignée jurisprudentielle, qui protège les situations acquises, se double d’une autre lignée constitutionnelle, plus rigoureuse, qui contrôle les lois rétroactives. Il y a donc rétroactivité et rétroactivité, ce que l’on savait déjà, mais les droits fondamentaux le renforcent en s’y déployant différemment.

Insuffisance. En dépit de ces nombreuses concordances, il est difficile de voir dans les droits fondamentaux une nouvelle méthode à même de permettre la résolution de tous les conflits de lois dans le temps, au moins en l’état actuel, pour la simple raison que de très nombreux conflits de lois dans le temps sont résolus autrement. Les droits fondamentaux sont souvent inutiles pour parvenir à un résultat que le droit transitoire suffit à assurer : plus souvent qu’il ne sera contrôlé, l’effet rétroactif sera évité en retenant une solution transitoire évitant de remettre en cause les situations acquises, au nom du principe de non-rétroactivité et donc sans avoir besoin de recourir à une interprétation conforme aux droits fondamentaux. Par exemple, la validation rétroactive des déclarations d’appel découle de l’interprétation du décret de 2022 par la Cour de cassation, pas de son contrôle de fondamentalité [12]. Mais si ce type de situation tient à la forte équivalence évoquée des objectifs et mises en balance du droit transitoire et des droits fondamentaux, tel n’est pas le cas des situations très nombreuses dans lesquelles un conflit de lois dans le temps est résolu par l’application sans trop grande difficulté d’une disposition transitoire ou d’une règle de conflit spéciale. Nul besoin alors des droits fondamentaux ou de leurs méthodes d’appréciation. C’est donc ici que la piste tourne court. Elle n’aura pas été vaine puisque les droits fondamentaux permettent de dépasser certaines difficultés récurrentes du droit transitoire : la balance intérêt général / protection des situations acquises peut se révéler ; l’approche en termes de droit acquis est réhabilitée ; le vocabulaire roubiérien peut être dépassé ; le statut particulier des lois rétroactives se renforce. C’est déjà beaucoup. Mais il nous faut une méthode plus globale, qui fonctionne pour les cas simples, aussi bien que pour les cas difficiles. Or, il en existe une, savante, complète et cohérente pour résoudre les conflits de normes : celle du droit international privé.

II. À la recherche d’une méthode par analogie : le droit international privé

Tentation. La piste est évidente. Comme le rappelait déjà Paul Roubier, le droit transitoire et le droit international privé sont des « disciplines-sœurs », qui ont un caractère commun, celui d’être « un droit des droits » [13]. Toutes deux ne se préoccupent pas de l’application d’une règle à une situation de fait, mais de la détermination de la règle applicable, en recourant à une autre règle, la règle de conflit. Certes, Paul Roubier, comme d’autres auteurs ayant réfléchi à cette analogie [14], écarte finalement toute assimilation entre ces deux disciplines, au motif de considérations déterminantes divergentes : le droit international privé recherche la proximité entre la loi applicable et la situation, quand le droit transitoire est tout entier tourné vers la sécurité juridique. Pourtant, si ces considérations influent sur le contenu des règles de conflit, elles n’appellent pas nécessairement des raisonnements différents, ce qui nourrit l’espoir d’y trouver une méthode par analogie. Car il faut avouer que le développement scientifique et juridique est incommensurable entre les conflits dans le temps et les conflits dans l’espace.

La science, les principes, les règles spéciales. Le droit international privé se présente sous la forme d’une division claire entre la théorie générale (son histoire, ses courants doctrinaux, ses outils, sa logique propre, son vocabulaire) et ses règles spéciales. Il ne fait guère de doutes que la résolution pratique d’un conflit de lois n’implique pas de relire Savigny, mais de faire application de la règle de conflit propre à la matière litigieuse ou plus exactement des règles de conflit propres à la matière. Il est possible de se demander si le droit transitoire ne gagnerait pas à mieux distinguer entre sa théorie générale et ses règles spéciales, en commençant par clarifier, selon leurs invocations, le statut précis de ses principes les plus célèbres, celui de non-rétroactivité et celui d’application immédiate : principes directeurs, qui guident le raisonnement sous une forme comparable à des principes d’interprétation ; principes généraux, directement applicables à un conflit de lois ; principes fondamentaux, qui s’imposent aux solutions dérogatoires ? Une telle clarification permettrait de préciser leur rapport aux règles spéciales, voire à certaines lois en présence de dispositions transitoires [15]. Elle permettrait enfin de valoriser, dans la perspective de résolution concrète qui nous occupe, l’approche du droit transitoire par matière, approche répudiée par Paul Roubier, ce qui aboutit à souvent les cantonner au rôle d’illustrations des principes généraux. Les règles spéciales sont pourtant particulièrement utiles à la résolution d’un conflit de lois, puisqu’elles vont concrétiser les principes généraux dans une matière, en y adaptant les formulations (par exemple, les lois nouvelles relatives à la procédure civile s’appliquent immédiatement aux instances en cours, mais n’ont pas pour conséquence de priver d’effet les actes qui ont été régulièrement accomplis sous l’empire de la loi ancienne) ou déterminer l’événement qui servira de pivot temporel entre la loi ancienne et la loi nouvelle (par exemple, la date de réalisation du dommage pour la responsabilité, la date du décès pour les successions). Il n’y aurait qu’à gagner à valoriser ces règles spéciales et leur diversité : par exemple, les règles transitoires en matière de procédure civile varient selon qu’il s’agit de voies de recours ou de la compétence d’une juridiction ; la matière contractuelle connaît des variations importantes pour certaines catégories de contrat comme les baux, siège des effets légaux des contrats, ou, pour reprendre l’adaptation soutenue par une thèse récente, les statuts des sociétés [16]. Dans sa compréhension générale, sa part savante et sa part pratique, le droit international privé a peut-être beaucoup à apprendre au droit transitoire. En revanche, dans sa méthode de résolution, l’analogie tourne court.

L’irréductibilité des méthodes. Le droit international privé repose sur un raisonnement jalonné d’étapes et c’est ce raisonnement par étapes qui semblait prometteur pour des conflits de lois dans le temps, qui souffrent peut-être de vouloir trop rapidement être résolus en un seul mouvement intellectuel. Mais la promesse est déçue, puisque les étapes du droit international privé reposent sur le fait qu’il s’agit de gérer un rapport entre ordres juridiques [17] (et non entre dispositions législatives particulières), que l’un des deux est celui du juge alors que l’autre est un « saut dans l’inconnu » – sans que rien ne soit équivalent en droit transitoire. Mais c’est en prenant conscience de cette différence fondamentale de structure du conflit, que la recherche d’une méthode a pris sa dernière orientation : en droit transitoire, le raisonnement est finalement centré sur l’application d’une disposition législative particulière, dont il s’agit de délimiter le champ d’application temporel ; or, pour délimiter la portée d’une norme, on l’interprète.

III. À la recherche d’une méthode par adaptation : l’interprétation

Approche générale : une double interprétation. Il n’y a rien de bien nouveau dans le fait de rapprocher la résolution des conflits de lois dans le temps de l’interprétation. Roubier critiquait déjà ces propositions doctrinales : selon lui, « ce n’est pas d’après la nature, ou le contenu, ou le but de la loi que peut être déterminée son action dans le temps » [18]. C’est pourtant bien une telle démarche qui se retrouve régulièrement dans les raisonnements judiciaires pour résoudre un conflit de lois dans le temps. Il ne s’agit toutefois pas d’un raisonnement interprétatif comme un autre. Il se présente sous une forme particulière, née du croisement de l’interprétation de deux règles dans un même mouvement intellectuel : la loi nouvelle dont la portée temporelle est discutée, et la règle transitoire qui délimite cette portée temporelle. Le caractère redoutable de la matière tient à ce double jeu de l’interprétation : il s’agit d’interpréter la loi nouvelle à la lumière des règles transitoires, tout autant qu’il s’agit d’interpréter les règles transitoires en considération de la loi nouvelle. Ainsi des discussions en matière d’application dans le temps du délai butoir de l’article 2232 du Code civil N° Lexbase : L7744K9P [19] : elles reposent sur l’interprétation de cette règle (s’agit-il d’un délai qui réduit ou allonge ?) et sur celle de sa disposition transitoire (vise-t-elle la création d’un nouveau délai ou seulement sa réduction ou son allongement ?). Le raisonnement transitoire est ainsi souvent un raisonnement qui recourt largement aux méthodes d’interprétation classiques (en donnant une large part à la recherche de l’intention du législateur ou à l’objet de la loi), mais qui se déploie avec le vocabulaire du droit transitoire, en fonction des possibilités données par ses règles et en étant guidé par sa logique générale, celle d’une application de la loi nouvelle qui ne doit pas porter atteinte aux situations acquises. Il n’y a toutefois pas de modèle type : la part d’interprétation de la loi nouvelle et la part d’interprétation transitoire varie en fonction des cas, de leur contexte et de la configuration de la question posée. Ainsi, l’avis rendu sur la loi ALUR procède d’une discussion très ancrée dans le droit transitoire [20] ; celui sur la déclaration d’appel d’une discussion très appuyée sur l’interprétation du nouveau décret [21]. Cette diversité de la façon dont une question de droit transitoire est discutée complique sérieusement la tâche pour qui cherche à donner un guide de résolution : l’interprétation n’entre pas dans des cases bien rangées – pas plus que le droit transitoire. On tentera toutefois de montrer comment ces interprétations se combinent à chaque grande étape de la résolution, sous forme de jalons qui sont en cours d’approfondissement dans le cadre de la rubrique Dalloz déjà évoquée.

Identifier la règle transitoire. Si les principes les plus généraux de l’article 2 du Code civil sont au centre des réflexions, ils ne sont pas au centre des décisions. En droit transitoire comme ailleurs, la résolution procède de la règle la plus précise à la règle la plus générale : si elle existe, la règle transitoire particulière, propre à la disposition législative nouvelle, ie une disposition transitoire ; à défaut, une règle transitoire spéciale, propre à la matière ; à défaut, le recours aux principes généraux. Il faut donc partir de la disposition transitoire qui, souvent, existera. Il ne faut pas exclure que celle-ci suffise à résoudre la question « par une simple lecture de la loi nouvelle » [22]. Le raisonnement interprétatif peut donc être rapide. Mais il peut aussi être amené à se prolonger. Une disposition transitoire, comme toute loi, pourra être « défaillante » (C. civ., art. 4 N° Lexbase : L2229AB8), défaillance qui sera généralement révélée par le cas, qu’il ait été oublié par le législateur, qu’il s’insère difficilement dans ses prévisions ou, de façon plus spécifique aux conflits de lois dans le temps, qu’il aboutisse à une solution dérogatoire aux principes généraux du droit transitoire ce qui implique un examen approfondi [23] – bien qu’il ne s’agisse pas d’une « défaillance », signalons rapidement que si la disposition transitoire ordonne la rétroactivité de la loi, elle pourra être soumise aux contrôles rigoureux en la matière. En cas de défaillance, l’interprétation de la disposition transitoire se cherchera d’abord dans la loi elle-même [24], par les différentes méthodes d’interprétation textuelle, mais aussi par la recherche d’une intention transitoire du législateur [25], en fonction de l’objectif poursuivi par la disposition nouvelle, à la lumière des dispositions transitoires de lois antérieures ayant le même objet [26] ou en présumant que le législateur n’a pas voulu porter atteinte aux situations acquises. À défaut de disposition transitoire ou en cas de doute laissé par celle-ci, il faudra se tourner vers les règles transitoires, en commençant donc par les règles spéciales à certaines matières. Ces règles spéciales seront recherchées dans l’abondante jurisprudence, pas toujours très cohérente, mais en voie rapide d’amélioration, éclairée par une doctrine pas toujours éclairante. Les travaux préparatoires des arrêts consultés montrent que la présentation de la règle de conflit applicable peut être un peu chaotique, en accumulant des précédents, parfois un peu de bric et de broc, pris de temps un peu lointains ou dans des matières différentes de celle objet de la discussion [27]. En dépit de ces tâtonnements sur leur source, les règles spéciales, comme les principes généraux, sont connues et identifiées. Plus souvent, les difficultés vont venir de la détermination de la règle spéciale transitoire pertinente pour la loi nouvelle discutée : par exemple, la loi qui modifie l’exercice des recours des tiers payeurs contre les responsables du dommage est-elle une loi de responsabilité civile (la loi applicable est la loi en vigueur au moment de l’accident), une loi qui modifie les droits des tiers payeurs (c’est alors la loi applicable à la date de la subrogation) ou une loi de procédure (elle est immédiatement applicable aux instances en cours) [28] ? Là encore, ce ne sont pas les principes de droit transitoire qui permettront de résoudre cette question, mais plutôt l’interprétation de la loi nouvelle, son objet, l’intention du législateur, l’essence d’une institution ou d’un concept [29].

Appliquer la règle transitoire. La disposition transitoire ou la règle transitoire, spéciale ou générale, étant identifiée, il n’y a plus qu’à l’appliquer, ce qui va générer une nouvelle série de difficulté. Ainsi, le critère retenu par la règle transitoire devra parfois être à son tour précisé pour résoudre la question soulevée par le cas : les « contrats en cours » le sont-ils en cas de renouvellement, reconduction, prolongation ? Les effets sont-ils « légaux » ou contractuels ? Les « demandes postérieures » sont-elles les demandes formées ou reçues ? Les « instances en cours » le sont-elles toujours en cas de recours ? Interpréter le facteur de rattachement pourra se faire en cherchant à nouveau l’intention du législateur ou l’essence juridique de l’institution, par exemple la nature de l’« instance » introduite par la déclaration d’appel [30]. Interpréter le facteur de rattachement pourra également découler de la logique transitoire, puisque sera retenue l’interprétation qui permet d’éviter de remettre en cause les actes déjà réalisés. En effet, c’est généralement au moment de l’application immédiate de la loi nouvelle à une certaine situation temporelle qu’un effet rétroactif peut se révéler.

Choisir entre les options disponibles. Arrivés à ce stade, les cas les plus simples auront trouvé leur solution dans une lecture attentive de la disposition transitoire, une application sans difficulté particulière de la règle transitoire ou un précédent parfaitement adapté [31] ; les cas plus difficiles auront demandé un effort argumentatif supplémentaire pour déterminer la règle spéciale pertinente ou la mettre en œuvre. Mais il existe des cas encore plus difficiles, des cas limites. En effet, parfois, les étapes précédentes auront montré que plusieurs interprétations peuvent se justifier d’arguments solides : méthodes d’interprétation et droit transitoire auront alors surtout permis de sérier le jeu des possibilités. Par exemple, les travaux préparatoires de l’avis ALUR montrent que les méthodes d’interprétation classiques permettent de considérer soit que la disposition transitoire a voulu écarter l’article 24 de l’application immédiate, soit qu’il s’agit d’une omission du législateur ; le droit transitoire donne quant à lui les solutions possibles, selon que ce même article 24 est considéré comme d’ordre public, comme touchant aux effets légaux ou ni l’un ni l’autre. En matière de droit transitoire comme en matière d’interprétation en général, il restera donc à choisir entre ces possibilités juridiques, ce qui impliquera des considérations d’opportunité. Elles seront parfois non spécifiques au droit transitoire (par exemple, faire primer la politique de protection voulue par le législateur), parfois spécifiques au droit transitoire (par exemple, le respect des situations établies), et pourront se cumuler [32]. Ainsi, la note explicative de l’avis ALUR indique que « pour résoudre la difficulté, il est apparu préférable de faire appel à la théorie de l’effet légal du contrat » [33], choix qui « ne portait pas une atteinte disproportionnée aux prévisions des parties lors de la signature du contrat et était conforme à l’objectif de la loi nouvelle ». C’est à cet instant que le juge fait sa propre balance entre l’objectif du législateur et les intérêts des particuliers, mais aussi, pour reprendre Gény, qu’il recourt à l’instinct et au sentiment d’équité [34]. L’exercice ne relève pas pour autant du libre arbitre : la solution devra reposer sur des méthodes d’interprétation, se fondre dans le vocabulaire transitoire et se justifier de l’application de l’une des règles transitoires. S’il y a un choix, il s’opère entre un jeu de solutions limitées.

En conclusion, le cheminement interprétatif n’a pas de pouvoir magique, mais il permet peut-être de mettre des mots sur certaines difficultés des conflits de lois dans le temps et de rappeler que leur résolution procèdera de l’interprétation croisée de la loi nouvelle et de la règle transitoire. Et encore, cette ébauche de compréhension n’a pas intégré les complications créées par le législateur qui change successivement les règles, mais aussi leur application dans le temps [35] ou par la conjonction des normes du droit de l’Union européenne et des normes nationales qui les mettent en œuvre [36]. Mais chaque chose en son temps, prenons les choses par étapes…

 

[1] P. Roubier, Le droit transitoire - Conflits de lois dans le temps, 2e éd., 1960, réed., 2008, Dalloz.

[2] Proposant de prendre la modulation des revirements comme modèle de méthode du droit transitoire, v. P. Bon, Méthodes du droit transitoire en matière civile, LGDJ, 2025.

[3] Il existe déjà des recommandations légistiques en la matière, v. Ch. Touboul, Légiférer et réglementer – Concevoir un texte normatif et comprendre la légistique, Dalloz, Méthodes du droit, 2024, n° 269 et s.

[4] Par exemple, Cass. civ. 3, 16 novembre 2023, n° 22-14.091, F-B N° Lexbase : A58941ZC, qui reprend la solution transitoire de Cass. civ. 3, 19 novembre 2020, n° 19-20.405, FS-P+B+I N° Lexbase : A9460347, en l’appuyant sur un principe de droit transitoire (« Il résulte de l’article 2 du code civil que la loi nouvelle régit les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées ») là où la solution avait été affirmée d’autorité.

[5] Cass. avis, 8 juillet 2022, n° 22-70.005, FS-B N° Lexbase : A72698AH.

[6] Cass. avis, 8 juillet 2022, n° 22-70.005, FS-B, précité.

[7] Cass. avis, 29 octobre 2007 : BICC, 1er février 2008, p. 67, sp. p. 73.

[8] « C’est surtout une question d’appréciation ; c’est, dans chaque hypothèse, une perpétuelle comparaison des avantages et des inconvénients, de l’intérêt public et de l’intérêt privé, qui se trouvent en présence » (Demolombe, Cours de Code Napoléon, Tome 1, éd. Durand, 1867, § 40).

[9] « Distinguer les fortes attentes des faibles attentes pour fixer les limites de la loi dans le temps, ce n’est pas faire avancer la solution juridique d’un pas » (ibid., p. 173).

[10] ex. P. Hébraud, Observations sur la notion de temps dans le droit civil, in Mélanges P. Kayser, PUAM, 1979, tome 2, p. 1, sp. 8.

[11] V. ex. Th. Bonneau, La Cour de cassation et l’application de la loi dans le temps, PUF, 1990.

[12] Cass. avis, 8 juillet 2022, n° 22-70.005, FS-B, précité, sur lequel v. rapport Durin-Karsenty, qui évoque assez rapidement ce contrôle, mais sans le discuter en l’espèce, et avis Aparisi, qui n’en fait pas mention.

[13] Précité, n° 2, sp. p. 5.

[14] P. Louis-Lucas, Traits distinctifs des conflits de lois dans le temps et des conflits de lois dans l’espace, in Mélanges P. Roubier, tome 1, Dalloz et Sirey, 1961, p. 323.

[15] Sur le jeu variable de cette relation entre dispositions transitoires et article 2 du Code civil N° Lexbase : L2227AB4, la jurisprudence semblant parfois donner plus de poids aux premières, parfois au second, S. Gaudemet, L’article 2 du Code civil et les sources du droit. Dialogue entre l’article 2 et les dispositions transitoires, RDA, 2020, n° 20, p. 73.

[16] Ch. Moyne-Ropars, L’application de la loi dans le temps aux statuts de sociétés, dir. R. Mortier, Rennes, 2023.

[17] Raison pour laquelle l’emprunt méthodologique donne de biens meilleurs résultats pour résoudre les rapports de systèmes, v. P. Deumier, Les outils de résolution des conflits de normes entre systèmes, in Traité des rapports entre ordres juridiques, B. Bonnet (dir.), Lextenso, 2016, p. 497.

[18] Ibid., p. 163.

[19] V. Rapport Abgrall sur Cas. mixte, 21 juillet 2023, n° 20-10.763 N° Lexbase : A85511BC, p. 42 s. ; rapport Mme Bacache, p. 22 et s. et avis Mallet-Bricout, p. 18 sur Cass. mixte, 21 juillet 2023, n° 21-19.936 N° Lexbase : A85481B9.

[20] V. Rapport R. Parneix et avis Y. Charpenel sur Cass. avis, 16 février 2015 (loi ALUR), n° 14-70.011 N° Lexbase : A6002NBW : BICC, 15 mai 2015, p. 8 et s.

[21] V. rapport Mme Durin-Karsenty et avis Aparisi sur Cass. avis, 8 juillet 2022, n° 22-70.005, FS-B, précité.

[22] F. Meuris, Les conflits de lois dans le temps en droit de la propriété intellectuelle, thèse, Paris-Est, 2011, dir. C. Caron.

[23] Ex. avis Charpenel, précité., sp. p. 33 ; rapport Durin-Karsenty, précité.

[24] Ex., sur l’avis du 8 juillet 2022, précité, le rapport recourt à l’interprétation littérale de l’énoncé (« toutefois »), la recherche de l’intention de l’exécutif et « le sens et la portée des dispositions nouvelles, par rapport aux anciennes », établissant ainsi la volonté de couper court à une interprétation jurisprudentielle ; l’avis de l’avocat général ajoute, entre autres argument, l’effet utile de la disposition transitoire, une position doctrinale autorisée en ce sens, la pratique des juges du fond et des avocats également ce sens.

[25] V. Th. Bonneau, La Cour de cassation et l’application de la loi dans le temps, PUF, 1990, n° 198 s.

[26] Rapport R. Parneix, précité.

[27] Ex. les travaux préparatoires sur l’avis du 8 juillet 2022, précité.

[28] V. Cass. avis, 29 octobre 2007, n° 07-00.015 N° Lexbase : A2872DZE, rapport Grignon-Dumoulin et avis Mazard : BICC, n° 375, 1er février 2008.

[29] Ex., sur la « nature » du droit de suite, taxe ou droit substantiel, R. Lindon, sur Cass. civ. 1, 10 juin 1968 : D., 1968, p. 633, qui cite le moyen selon lequel « il résulte tant de l’esprit et de la loi de la loi […] que de la nature du droit suite ».

[30] Ex. Cass. civ. 2, 12 janvier 2023, n° 21-16.804 , FS-B N° Lexbase : A646887P : « l’instance devant une cour d’appel, introduite par une déclaration d’appel, prend fin avec l’arrêt que rend cette juridiction. Elle ne se poursuit pas devant la Cour de cassation, devant laquelle est introduite une instance distincte ».

[31] Ex. les conclusions de R. Lindon expéditives sur le moyen pris d’une atteinte aux droits acquis : « La réponse est fournie à ces deux branches par un arrêt de votre Cour du 24 juillet 2017 (D.P. 1917. 1. 81) […]. Par application de cette jurisprudence, la fille légitime du premier mariage de W., demanderesse au pourvoi, ne peut prétendre avoir des droits acquis. » : D., 1971, p. 142, sur Cass. civ. 1, 21 octobre 1970.

[32] Par exemple, lorsqu’un avocat général conclut : « cette solution, qui se justifie au regard du principe de proportionnalité qui doit s’appliquer à la notion de droits acquis, laquelle n’a pas de caractère absolu, est conforme à celle qui a été dégagée par le Conseil d’État dans son avis, sur des fondements différents. Elle assure une prise en compte immédiate et effective de la volonté du législateur d’assurer aux victimes une réparation économique conforme à l’équité », Mazard, précité, sp., p 78.

[33] BICC, 15 mai 2015, p. 10.

[34] F. Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, 2e éd., LGDJ, tome 2, réed., 1954, n° 163.

[35] Ex. pour la réforme du droit des contrats, v. D. Mainguy, JCP, 2018, 694 ; F. Rouvière, RTD civ., 2018, 1022.

[36] Ex., application des règles antérieures à la loi de transposition, bien que ces règles anciennes ne puissent faire l’objet d’une interprétation conforme au droit de l’UE, Cass. com., 19 octobre 2022, n° 21-19.197, FS-B N° Lexbase : A01968QC.

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Responsabilité

[Chronique] Droit de la responsabilité et des assurances

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par Pierrick Maimone et Farah El Faloussi

Le 28 Juillet 2025

Par Pierrick Maimone, Docteur et ATER en droit privé, Université Lyon 3 et Farah El Faloussi, ATER à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre du droit de la responsabilité et des assurances


 

Sommaire :

Responsabilité civile d’un notaire à l’égard des associés d’une SCI : rappels sur la faute et les préjudices

  • CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 février 2025, n° 23/03141

Quand le nombre et la gravité des fautes du conducteur victime entraînent l’exclusion de son droit à indemnisation

  • CA Lyon, 1re ch. civ. B, 27 mai 2025, n° 23/05603

Appréciation souveraine des juges quant à la gravité de la faute du conducteur victime d’un accident de la circulation : réduction ou exclusion de l’indemnisation ?

  • CA Lyon, 1re civ. B, 27 mai 2025, n° 23/05603

Responsabilité civile d’un notaire à l’égard des associés d’une SCI : rappels sur la faute et les préjudices

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 février 2025, n° 23/03141 N° Lexbase : A32800MG

Mots-clefs : responsabilité civile • notaire • devoir de conseil • faute • rectification fiscale • préjudice personnel des associés • préjudice de la société

Solution : Un notaire n’ayant pas procédé aux vérifications fiscales nécessaires lors de l’acquisition par une SCI d’un terrain à bâtir commet une faute civile, et ce, sans qu’il soit nécessaire de prendre en compte les compétences personnelles de l’acquéreur. Le préjudice lié à la diminution du patrimoine d’une société lors de l’acquittement d’une dette fiscale non anticipée ne constitue alors pas un préjudice personnel des associés distinct du préjudice subi par la SCI.  

Portée : Si le notaire est tenu à un devoir de conseil quasi absolu, encore faut-il que les préjudices invoqués par les demandeurs soient bien personnellement subis par eux pour que les conditions d’engagement de la responsabilité civile de ce professionnel du droit soient réunies.


Par un arrêt en date du 18 février 2025, la cour d’appel de Lyon s’est prononcée sur la responsabilité civile d’un notaire dans le cadre d’un contrôle fiscal, ainsi que sur la distinction entre le préjudice social et le préjudice personnel des associés.

En l’espèce, une SCI a acquis, le 5 janvier 2016, un terrain à bâtir. Il était stipulé dans l’acte de vente que le vendeur ainsi que l’acquéreur « déclarent ne pas être assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée au sens de l’article 256 A du code général des impôts ». Par la suite, la SCI a été dissoute de manière anticipée tout en subsistant jusqu’à la clôture de la procédure de liquidation. Deux mois après cette clôture, l’administration fiscale a adressé à la SCI une proposition de rectification quant aux taxes dues en raison de la vente du terrain, laquelle aurait dû être soumise à la TVA. Un avis de recouvrement est ensuite émis. Les deux associés de société sont chacun mis en demeure de payer à l’administration fiscale 16 634,50 euros. Ces sommes ont été versées par le biais du compte de la SCI. Les deux associés décident alors d’assigner en responsabilité, devant le tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse, le notaire et son assureur aux fins d’obtenir l’indemnisation de leurs préjudices personnels liés, selon eux, aux sommes qu’ils ont dû verser à l’administration fiscale. Par un jugement du 6 février 2023, le tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse déboute les associés de leurs demandes. Il a été jugé que bien que le notaire ait commis une faute, aucun préjudice subi personnellement par les associés ne pouvait être caractérisé. Les associés interjettent alors appel de la décision. Ils estiment tout d’abord que le notaire a bien commis une faute en ne procédant pas aux vérifications nécessaires quant à l’assujettissement des parties à la vente à la TVA. De cette faute, découlent, selon les associés, des préjudices qu’ils ont subis personnellement dès lors que la rectification fiscale a diminué l’actif de la société qui a été partagé entre eux lors de liquidation de la SCI. De leur côté, le notaire et son assureur répliquent notamment qu’aucune faute n’a été commise. Les juges d’appel lyonnais devaient donc se prononcer, d’une part, sur l’existence de la faute du notaire et, d’autre part, sur le caractère personnel du préjudice allégué par les demandeurs.

Dans sa décision du 18 février 2025, la cour d’appel de Lyon confirme en tout point le jugement de première instance : si le notaire a bien commis une faute, aucun préjudice personnel ne peut être caractérisé, tant et si bien que les demandes indemnitaires des associés doivent être rejetées.

S’agissant tout d’abord de la faute du notaire, les juges d’appel lyonnais appliquent exactement la jurisprudence judiciaire relative au fait générateur de la responsabilité civile de cette profession du droit. Il est en effet admis que les notaires sont tenus à un devoir de conseil qui les oblige à procéder aux vérifications des faits et des conditions qui permettent d’assurer l’utilité et l’efficacité des actes réalisés [1]. La Cour de cassation a précisé, dans plusieurs arrêts, que ce devoir de conseil s’applique en ce qui concerne les enjeux fiscaux des actes notariés [2]. En l’espèce, la cour d’appel a noté que le notaire n’avait pas procédé aux vérifications nécessaires quant à l’assujettissement des parties à la TVA pour la cession du terrain à bâtir. Les juges d’appel ont donc logiquement considéré que le notaire avait manqué à son devoir de conseil et avait, dès lors, commis une faute de nature à engager sa responsabilité. Se posait ensuite la question de l’incidence, sur la faute du notaire, des compétences de la SCI, en tant qu’elle était une professionnelle de l’immobilier. Les juges d’appel lyonnais rappellent alors, en citant l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 3 avril 2007 N° Lexbase : A9109DUW, que le notaire est tenu à un devoir de conseil à l’égard de ses clients, peu important leurs compétences personnelles. Si cette solution peut apparaître comme sévère en ce qu’elle crée « une obligation de conseil absolue » [3], il s’agit cependant d’une position très classique de la Cour de cassation, affirmée dans un certain nombre d’arrêts [4].

S’agissant ensuite du préjudice personnel des associés, la cour d’appel de Lyon applique, là aussi, une solution classique de la jurisprudence. Les enjeux sont connus. Une société immatriculée ayant la personnalité juridique, elle est distincte des associés qui détiennent ses droits sociaux. Dès lors, comme le rappellent à juste titre les juges d’appel lyonnais, si une société subit un préjudice qui peut notamment consister en la diminution de son patrimoine, les associés ne peuvent demander la réparation de leur propre préjudice qu’à la double condition qu’il soit personnel et distinct du préjudice social [5]. Or, le succès d’une demande d’indemnisation sollicitée personnellement par les associés est rare, à tel point que certains auteurs parlent « de l’introuvable préjudice personnel de l’associé » [6]. Dans ce cadre, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a estimé, dans un arrêt du 21 septembre 2004, que « l’amoindrissement du patrimoine ne peut constituer le préjudice subi personnellement par l’associé, distinct du préjudice social » [7]. En l’espèce, les associés demandaient la réparation d’un préjudice qui aurait consisté en la diminution de l’actif de la société qui a été réparti entre eux, par la suite, lors de la liquidation de la SCI. La cour d’appel de Lyon ne pouvait donc que rejeter les demandes indemnitaires des associés qui avançaient, à tort, que la diminution du boni de liquidation constituait un préjudice personnel distinct du préjudice social. Seul ce préjudice, si sa réparation avait été demandée, aurait donc pu être indemnisé.

Par Pierrick Maimone

 

[1] Par ex., v. : Cass. civ. 1, 20 janvier 1998, n° 96-14.385 N° Lexbase : A2257ACL ; Cass. civ. 1, 4 juin 2007, n° 05-21.189, F-P+B N° Lexbase : A7785DWA.

[2] Par ex., v. : Cass. civ. 1, 13 décembre 2005, n° 03-11.443, FS-P+B N° Lexbase : A0335DMD ; Cass. civ. 1, 20 décembre 2017, n° 16-13.073, FS-P+B N° Lexbase : A0630W99.

[3] Ph. Le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats 2023/2024, Dalloz, coll. Dalloz Action, 2023, 13e éd., § 3124.303, spéc. p. 1434.

[4] Par ex., v. : Cass. civ. 1, 28 novembre 1995, n° 93-15.734 N° Lexbase : A8057C48 ; Cass. civ. 3, 23 septembre 2009, n° 07-20.965, FS-P+B N° Lexbase : A3375ELL ; Cass. civ. 3, 10 octobre 2018, n° 16-16.548, FS-P+B N° Lexbase : A3338YGQ.

[5] Par ex., v. : Cass. com., 4 mars 1986, n° 84-15.282 N° Lexbase : A3139AAI ; Cass. com., 28 janvier 2014, n° 12-27.901, F-P+B N° Lexbase : A4435MDM.

[6] N. Jullian, À la recherche de l’introuvable préjudice personnel de l’associé, D., 2021, 1992.

[7] Cass. com., 21 septembre 2004, n° 03-12.663, F-D N° Lexbase : A4210DDB.


Quand le nombre et la gravité des fautes du conducteur victime entraînent l’exclusion de son droit à indemnisation

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 27 mai 2025, n° 23/05603 N° Lexbase : B1352AES

Mots-clefs : accident de la circulation • loi Badinter • victime conductrice • faute de la victime • exclusion du droit à indemnisation

Solution : Un conducteur, victime d’un accident de la circulation, qui commet plusieurs fautes ayant joué un rôle causal dans la survenance de ses préjudices, doit voir son droit à indemnisation exclu, et non pas simplement réduit, lorsque ses manquements sont nombreux et particulièrement graves.

Portée : La multiplicité et la gravité des fautes d’un conducteur victime d’un accident de la circulation peuvent conduire à exclure le droit à indemnisation de ce conducteur.


Par un arrêt en date du 27 mai 2025, la cour d’appel de Lyon s’est prononcée sur l’exclusion du droit à indemnisation d’une victime conductrice d’un véhicule terrestre à moteur en application de loi n° 85-677, du 5 juillet 1985, dite loi « Badinter » N° Lexbase : L7887AG9.

En l’espèce, alors qu’une personne circulait sur un quad, celle-ci a tenté d’échapper à son contrôle par des agents de police. Lors de la course-poursuite, le conducteur du quad a heurté un pont et a été éjecté de son véhicule. Ayant subi divers dommages, le conducteur assigne en justice l’agent judiciaire de l’État et la Caisse prime d’assurance maladie de la Loire, devant le tribunal judiciaire de Saint-Étienne, aux fins d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices. Par une décision du 8 juin 2023, les juges stéphanois de première instance estiment que le conducteur du quad a bien été victime d’un accident de la circulation, au sens de l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985 N° Lexbase : C93968K9, dans le cadre duquel les véhicules de police étaient effectivement impliqués. Cependant, dès lors que la victime a tenté d’échapper au contrôle de police auquel elle aurait dû se soumettre en enfreignant un certain nombre de règles du Code de la route, le tribunal judiciaire de Saint-Étienne a estimé que le conducteur avait commis une faute de nature à réduire son droit à indemnisation de 50 %, en application de l’article 4 de la loi « Badinter » N° Lexbase : C94318KI. L’agent judiciaire de l’État et la victime interjettent alors appel de la décision. Aucune des parties ne conteste l’implication des véhicules dans l’accident et, ce faisant, l’application de la loi « Badinter ». Les débats se concentrent sur la réduction ou l’exclusion du droit à indemnisation, donc sur le jeu de l’article 4 de la loi du 5 juillet 1985. L’agent judiciaire de l’État estime en effet que la multiplicité des fautes du conducteur, causes exclusives de l’accident, et leur gravité devraient conduire les juges à exclure le droit à indemnisation de la victime. Celle-ci avance quant à elle que ses fautes ne devraient conduire qu’à une réduction de son droit à indemnisation de 25 %.

La cour d’appel de Lyon devait donc apprécier les fautes du conducteur et leur rôle causal dans la survenance de l’accident et, incidemment, des dommages subis par celui-ci pour déterminer si son droit à indemnisation devait être seulement réduit en partie ou intégralement exclu. Dans leur arrêt du 27 mai 2025, les juges d’appel lyonnais tranchent en faveur de la deuxième solution et estiment donc que le conducteur du quad, victime de l’accident de la circulation, doit voir son droit à indemnisation exclu.

Comme nous l’avons exposé, l’existence de fautes imputées au conducteur victime n’était pas discutée. La cour d’appel n’avait qu’à se prononcer sur l’incidence de ces fautes sur le droit à indemnisation de la victime qui, en application de l’article 4 de la loi du 5 juillet 1985, ont « pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages […] subis ». Comment donc déterminer si ce droit à indemnisation doit être réduit ou exclu ? Dès lors que la réponse à cette question relève de l’appréciation souveraine des juges du fond [1], la Cour de cassation laisse une grande liberté aux juges. La cour régulatrice n’a apporté que quelques rares précisions concernant l’application de l’article 4 de la loi « Badinter ». Elle a ainsi eu l’occasion d’affirmer que toute faute du conducteur victime, même dans le cadre d’un accident complexe impliquant plusieurs véhicules [2], doit conduire à la limitation ou à l’exclusion du droit à indemnisation de la victime, à la condition que cette faute ait joué un rôle causal dans la survenance des dommages [3]. De plus, la Cour de cassation a pu rappeler que l’article 4 de la loi « Badinter » n’exige pas que la faute du conducteur victime soit la cause exclusive de l’accident pour que son droit à indemnisation soit exclu [4]. Malgré certaines critiques qui ont pu être formulées par une partie de la doctrine [5], la cour régulatrice estime aussi que la faute de la victime doit être appréciée sans que les comportements des autres conducteurs impliqués dans l’accident soient pris en compte [6].

En l’espèce, la cour d’appel de Lyon fait une stricte application de la jurisprudence de la Cour de cassation pour exclure le droit à indemnisation du conducteur victime. Les juges d’appel mettent tout d’abord en lumière le fait que, quand bien même ils ne doivent pas prendre en considération les comportements des autres conducteurs impliqués dans l’accident, leurs agissements n’ont, en aucun cas, constitué la cause exclusive de celui-ci. Il est ensuite relevé que les fautes du conducteur victime ont indéniablement joué un rôle causal dans la survenance de ses dommages. La cour d’appel de Lyon se penche enfin sur le comportement du conducteur : conduite d’un véhicule non homologué, non adapté à la route, sans compteur de vitesse, de clignotant et de plaques d’immatriculation, refus d’obtempérer, conduite dangereuse, franchissement d’un stop, vitesse excessive au vu des conditions de circulation. Force était de constater que le conducteur victime avait commis un certain nombre de manquements au Code de la route, corroborés par des témoins. En prenant en considération ces fautes, et en soulignant expressément leur gravité et leur rôle causal dans la survenance des préjudices du conducteur victime, la cour d’appel de Lyon en a logiquement déduit que le droit à indemnisation de ce dernier ne peut pas seulement être réduit de 50 %, il doit être intégralement exclu.

Cette solution peut, à première vue, sembler sévère pour le conducteur, d’autant que l’objectif de la loi « Badinter » est de favoriser l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation. Cependant, et dans l’attente d’une éventuelle réforme du droit de la responsabilité civile, il est régulièrement souligné que la loi du 5 juillet 1985 [7], ainsi que son application par la jurisprudence [8], sont défavorables aux conducteurs victimes en ce qui concerne la réduction ou l’exclusion de leur droit à indemnisation. Strict, l’arrêt de la cour d’appel de Lyon du 27 mai 2025 n’en est en définitive pas moins conforme au droit positif de l’indemnisation des victimes d’accident de la circulation.

Par Pierrick Maimone

 

[1] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 14 janvier 1998, n° 96-12.585 N° Lexbase : A2653ACA ; Cass. civ. 2, 22 janvier 2004, n° 02-14.918, FS-P+B N° Lexbase : A8782DAI.

[2] Par ex., v. : Cass. mixte, 28 mars 1997, n° 93-11.078 N° Lexbase : A3024CK9 ; Cass. civ. 2, 6 mai 1997, n° 95-14.996 N° Lexbase : A0492AC9.

[3] Sur l’exigence du rôle causal de la faute, v. par ex. : Cass. civ. 2, 16 octobre 1991, n° 89-14.865 N° Lexbase : A4468AHX. Sur l’obligation qui incombe aux juges du fond de réduire ou de limiter le droit à indemnisation du conducteur victime fautif, v. par ex. : Cass. civ. 2, 27 janvier 2000, n° 98-12.363 N° Lexbase : A1543CKD.

[4] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 9 octobre 2003, n° 01-17.109, FS-P+B N° Lexbase : A7159C9Z ; Cass. civ. 2, 31 mai 2005, n° 04-86.476, F-P+F N° Lexbase : A7664DIP.

[5] P. Oudot, V° « Responsabilité. Régime des accidents de la circulation » , Rép. Dalloz civ., 2019 (actu. : 2024), § 195.

[6] Par ex., v. : Cass. civ. 2, 14 novembre 2002, n° 00-19.028, F-P+B N° Lexbase : A7123A39 ; Cass. civ. 2, 13 octobre 2005, n° 04-17.428, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8426DKB.

[7] Sur les projets de réforme et le sort actuel des conducteurs victimes, v. not. : S. Porchy-Simon, La modernisation des conditions de la responsabilité civile, in Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile, C. Cerquira et V. Monteillet (dir.), Dalloz, coll. Thèmes & commentaires, 2021, p. 86.

[8] P. Oudot, « Responsabilité. Régime des accidents de la circulation », Rép. Dalloz civ., 2019 (actu. : 2024), § 191.


Appréciation souveraine des juges quant à la gravité de la faute du conducteur victime d’un accident de la circulation : réduction ou exclusion de l’indemnisation ?

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 27 mai 2025, n° 23/05603 N° Lexbase : B1352AES

Mots-clefs : accident de la circulation • implication des véhicules dans l’accident (oui) • droit à indemnisation (non) • faute de la victime conductrice (oui) • critère de gravité de la faute • exclusion d’indemnisation (oui)

Solution : Une victime conductrice d’un accident de la circulation se voit exclure l’indemnisation de ses préjudices pour avoir commis diverses fautes graves ayant contribué à la réalisation du dommage.

Portée : Il appartient au juge du fond d’apprécier souverainement la gravité de la faute commise par la victime conductrice justifiant la limitation ou l’exclusion de son droit à indemnisation, en faisant abstraction du comportement des autres conducteurs.


La faute du conducteur victime d’un accident de la circulation demeure le talon d’Achille de la loi « Badinter » du 5 juillet 1985 [1]. Cette question, traitée par l’article 4 de ladite loi N° Lexbase : C94318KI, revêt une importance déterminante dans la mesure où elle conditionne le droit à indemnisation du conducteur victime : selon les cas, l’indemnisation peut être limitée ou même exclue. C’est précisément sur cette problématique que la cour d’appel de Lyon a eu à se prononcer dans un arrêt rendu le 27 mai 2025.

En l’espèce, le conducteur d’un véhicule de type quadricycle à moteur a été victime d’un accident de la circulation, en tentant d’échapper à son interpellation par deux agents de police. Un jugement de première instance en date du 8 juin 2023 a retenu une faute du conducteur victime, qui a eu pour conséquence une réduction de 50 % de son droit à indemnisation. L’un des agents judiciaires de l’État a interjeté appel du jugement, considérant que les fautes de conduites du conducteur victime étaient à l’origine exclusives de la réalisation de son préjudice, justifiant qu’aucune indemnisation ne soit allouée. Par un appel incident, le conducteur victime réclame l’entière indemnisation de son préjudice.

La question posée à la cour d’appel de Lyon était donc de savoir si les différentes fautes commises par le conducteur victime étaient de nature à limiter son droit à indemnisation, voire à l’exclure totalement.

Selon une motivation enrichie, la cour d’appel de Lyon a jugé que les diverses fautes commises par le conducteur victime présentaient une certaine gravité qui justifiait d’exclure son droit à indemnisation. Elle commence par rappeler qu’il résulte de l’article 4 de la loi du 5 juillet 1985 que, lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l’indemnisation des dommages subis, sauf s’il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son dommage. La cour d’appel de Lyon se livre ensuite à une analyse méticuleuse de l’ensemble des fautes commises par le conducteur victime. Elle relève la conduite d’un véhicule non homologué et non adapté à la circulation sur route bitumée, le refus d’obtempérer à la sommation de s’arrêter des forces de l’ordre entrainant l’adoption d’une conduite dangereuse ou encore le franchissement d’un stop sans s’arrêter ainsi qu’une vitesse excessive dans un virage au regard des caractéristiques du véhicule et de la dangerosité de l’intersection. L’ensemble de ces fautes, considérées comme ayant contribué à la réalisation du préjudice de la victime, a conduit la cour à retenir leur gravité et, en conséquence, à exclure tout à indemnisation du conducteur victime.

Sous cet angle, la décision de la cour d’appel doit être approuvée, s’inscrivant en parfaite conformité avec la jurisprudence habituelle. En effet, pour réduire ou exclure le droit à indemnisation du conducteur victime, la faute doit avoir joué un rôle causal dans la réalisation du dommage [2]. Le lien de causalité s’apprécie par rapport au dommage et non à l’accident [3]. Ainsi, la vitesse excessive du véhicule de la victime ne pourra être considérée comme une faute causale si elle n’a eu aucune influence sur la réalisation du dommage [4]. En l’espèce, le conducteur victime a adopté une conduite dangereuse en excédant les limitations de vitesse. Le rapport d’expertise a indiqué explicitement que cet excès de vitesse a eu pour effet de lui faire perdre le contrôle du véhicule. Cette faute, cumulée à un ensemble d’autres fautes, a bien concouru à la réalisation de son préjudice.

Toutefois, une fois établis la faute du conducteur victime et son rôle causal dans la réalisation du dommage, le juge doit déterminer son incidence sur le droit à indemnisation de la victime. Pour ce faire, il doit se référer à la seule gravité de la faute du conducteur victime [5], qui est de nature à réduire ou exclure son droit à indemnisation. Dans un premier temps, la Cour de cassation avait décidé que la faute du conducteur victime excluait son droit à indemnisation lorsqu’elle était la cause exclusive de l’accident [6]. Dans le cas contraire, elle ne venait que le limiter. Mais, par deux arrêts rendus le 6 avril 2007, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, a jugé que seul le lien de causalité entre la faute et le préjudice subi par la victime conductrice est de nature à exclure ou réduire son droit à indemnisation [7]. En l’espèce, l’appelant soutenait que les fautes commises par la victime étaient à l’origine exclusive de la réalisation de son dommage et devaient être de nature à exclure totalement le droit à indemnisation de la victime conductrice. Or, même si les juges d’appel sont arrivés à la même solution, ils se sont référés à la seule gravité des fautes qui ont contribué à la réalisation du dommage. L’arrêt s’inscrit ainsi en conformité avec une jurisprudence désormais bien acquise sur ce point.

Par Farah El Faloussi

 

[1] Loi n° 85-677, du 5 juillet 1985, tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation N° Lexbase : L7887AG9.

[2] Cass. civ. 2, 7 février 1990, n° 86-17.023 N° Lexbase : A2012AHY : RTD civ., 1990, 486, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 2, 5 octobre 1994 : RTD civ., 1995, 385, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 2, 18 mars 1998, n° 93-19.841 N° Lexbase : A2320ACW ; Cass. crim., 27 juin 2006, n° 05-86.372, FS-P+F N° Lexbase : A3848DQL et n° 05-87.343, F-P+F N° Lexbase : A4701DQ8 (2 esp.) : RTD civ., 1996, 781, obs. P. Jourdain ; RCA, 2006, n° 335, obs. H. Groutel.

[3] Cass. mixte, 28 mars 1997, n° 93-11.078 N° Lexbase : A3024CK9 ; Cass. civ. 2, 7 mai 2003, n° 01-10.869, FS-D N° Lexbase : A8246BS9, Cass. crim. 31 mai 2005, n° 04-86.476, F-P+F N° Lexbase : A7664DIP et n° 04-86.231, F-P+F N° Lexbase : A7662DIM (2e espèce).

[4] Pour une illustration, v. Cass. crim. 27 juin 2007, n° 05-87.343, F-P+F N° Lexbase : A4701DQ8 : la vitesse excessive du véhicule de la victime n’a pas contribué à la réalisation de son préjudice.

[5] Pour une illustration récente, v. Cass. civ. 2, 9 mars 2023 n° 21-11.157, F-D N° Lexbase : A40229HG : S. Abravanel-Joly, Seul le degré de gravité de la faute victime est de nature à réduire ou exclure son indemnisation, BJDA, 1er mai 2023, n° 86, comm. 11.

[6] Cass. civ. 2, 29 avril 1986, n° 84-15.095 N° Lexbase : A3130AA8.

[7] Cass. ass. plén. 6 avril 2007, n° 05-81.350 N° Lexbase : A9501DUG et n° 05-15.950, F-D N° Lexbase : A3797DQP.

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Social général

[Chronique] Social général

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N2769B3X

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par Jessica Attali-Colas - Alexis Galtes - Jonathan Kochel - Annabelle Turc

Le 29 Juillet 2025

Par Jessica Attali-Colas, Maître de conférences en Droit privé, Équipe Louis Josserand (CDF) ; Alexis Galtes, Avocat Associé, OXALYS AVOCATS, spécialiste en droit du travail ; Jonathan Kochel, Avocat en droit du travail et Annabelle Turc, Maître de conférences associée, Université Jean Moulin Lyon 3.


 

Sommaire :

PMA et discrimination du salarié

CA Lyon, Chambre sociale A, 19 février 2025, n° 21/08021

Nouvelle illustration des conséquences attachées à la violation des règles d’ordre public relatives à la durée du travail et au droit au repos

CA Lyon, chambre sociale B, 21 mars 2025, RG n° 22/02424

État d’ébriété manifeste et faute grave

CA Lyon, Chambre sociale C, 16 mai 2025, n° 22/01908

La caractérisation de l’exécution déloyale du contrat

CA Lyon, ch. soc. C, 30 mai 2025, n° 23/09640


PMA et discrimination du salarié

♦ CA Lyon, Chambre sociale A, 19 février 2025, n° 21/08021 N° Lexbase : A45920LN

Mots-clefs : Procréation médicalement assistée (PMA) – discrimination – situation de famille - absence – rémunération – licenciement – planning – prescription des faits fautifs

Solution : Changer les plannings d’un salarié pour compenser ses absences en raison de son engagement dans une procédure de procréation médicalement assistée (PMA), le sanctionner parce qu’il le conteste et le licencier ensuite constitue une discrimination fondée sur la situation de famille prohibée.

Portée : L’employeur ne peut pas prendre en compte le projet parental de son salarié, engagé dans une procédure d’assistance médicale à la procréation (AMP), pour prendre des décisions à son égard sinon il s’agit d’une discrimination prohibée. Cette position, jusqu’à présent prétorienne, vient d’être confirmée par une loi. 


Changement de planning et rappel de salaire – Un salarié a demandé une autorisation d’absence à son employeur pour « des raisons médicales et personnelles », précisant qu’il était engagé dans une procédure de PMA. L’employeur a accepté les absences, mais a modifié le planning, de sorte que le salarié a récupéré les heures d’absence, qui, par le jeu de la modification, n’ont pas été intégralement rémunérées. Or, depuis 2016, l’article L1225-16 du Code du travail N° Lexbase : L2145NAP prévoit que le conjoint de la salariée (« la personne » depuis le 1er juillet 2025 [1]) qui bénéficie d’une AMP bénéficie « d’une autorisation d’absence pour se rendre à trois […] actes médicaux nécessaires pour chaque protocole du parcours […] au maximum ». Le texte précise par ailleurs que « ces absences n’entraînent aucune diminution de la rémunération ». La modification du planning a donc été déclarée illicite par la cour d’appel et l’employeur a été condamné à un rappel de salaire équivalent au montant des heures non payées.

Annulation de l’avertissement – Le salarié a par ailleurs contesté le changement de planning auprès de sa hiérarchie, par écrit d’abord, puis lors d’un entretien téléphonique. Estimant qu’il avait manqué de respect à cette dernière, l’employeur l’a sanctionné d’un avertissement. Or, la cour d’appel a constaté que le ton employé dans le courrier n’était « ni déplacé ni agressif ». Du reste, l’employeur n’apportait pas la preuve que le salarié s’était montré agressif lors de l’entretien téléphonique. Les juges lyonnais ont donc annulé l’avertissement.

Discrimination fondée sur la situation de famille - Le salarié a avancé l’idée selon laquelle il avait été victime d’une discrimination en vertu de l’article L1132-1 du Code du travail N° Lexbase : L0918MCY. La cour d’appel a considéré que la modification des plannings, la diminution de la rémunération et l’avertissement « laissent supposer l’existence d’une discrimination, en raison de la situation familiale, puisqu’ils surviennent alors que le salarié a demandé à s’absenter pour suivre avec sa compagne une procédure d’assistance médicale à la procréation ». Or, elle a par la suite constaté que d’une part, l’avertissement n’était pas justifié et d’autre part, que l’employeur ne rapportait pas la preuve qu’il avait modifié les plannings de l’équipe pour prendre en compte les absences du salarié. Par conséquent, les juges lyonnais en ont déduit que la discrimination fondée sur la situation de famille était avérée. 

Conséquence de la discrimination sur la rupture du contrat – Après avoir prononcé l’avertissement, l’employeur a décidé de licencier le salarié. Or, comme le rappelle la cour d’appel, la procédure disciplinaire est encadrée par des règles et délais stricts. D’une part, les faits fautifs se prescrivent par deux mois. Dit autrement, l’employeur doit engager les poursuites disciplinaires dans les deux mois qui suivent la date à laquelle il a eu connaissance des faits qu’il considère fautifs [2]. De plus, le principe « non bis in idem » issu du Droit pénal a été transposé en Droit disciplinaire. Un salarié ne peut être sanctionné deux fois pour les mêmes faits. De façon extensive, la notification de la sanction épuise le pouvoir disciplinaire de l’employeur à l’égard de tous les faits connus de lui à cette date [3]. En l’espèce, les juges lyonnais ont rappelé que la procédure ayant été engagée le 24 juillet 2018, l’employeur ne pouvait reprocher au salarié des faits antérieurs au 24 mai 2018. Or, certains des faits considérés comme fautifs par l’employeur ont eu lieu avant cette date « hormis les contestations de changement de planning pour le mois de juillet, sanctionnées par l’avertissement notifié le 4 juillet 2018 et pour lesquelles l’employeur avait épuisé son pouvoir disciplinaire ».

Par ailleurs, l’employeur avait invoqué des faits postérieurs, mais qui ne caractérisent pas une cause réelle et sérieuse selon les juges lyonnais. Ces derniers en déduisent donc que le salarié a été licencié en raison de sa situation de famille ; l’employeur n’a pas établi que le licenciement était étranger à toute discrimination. Les juges ont donc annulé le licenciement et ont accordé des dommages et intérêts au salarié.

Originalité du motif de la discrimination retenu – La question du salarié qui s’estime victime d’une discrimination parce qu’il a entamé une procédure de PMA n’est pas nouvelle. La Cour de cassation s’est déjà prononcée dans un arrêt rendu le 28 juin 2018 [4]. En l’espèce, un employeur avait proposé à une salariée une modification de son contrat de travail après deux arrêts de quinze jours, chacun prescrit dans le cadre de tentatives de fécondation in vitro, et après que la salariée eut annoncé qu’elle serait de nouveau en arrêt pour les mêmes raisons. La Cour avait alors considéré que cela laissait supposer l’existence d’une discrimination en raison de son état de santé. La résiliation du contrat avait alors été prononcée aux torts de l’employeur et avait donc produit les effets d’un licenciement nul. Pourquoi les juges lyonnais ne se sont-ils pas fondés sur le même motif discriminatoire ? Jusqu’en 2021, la PMA n’était ouverte qu’aux couples hétérosexuels mariés, pacsés ou en concubinage depuis au moins deux ans, qui étaient en âge de procréer et qui présentaient une infertilité pathologique médicalement constatée ou qui risquaient de transmettre une maladie grave à leur enfant. Dit autrement, le recours à la PMA avait nécessairement une origine médicale. La mesure prise par l’employeur fondée sur cette procédure était donc fort logiquement une discrimination motivée par l’état de santé. Or, depuis 2021, les conditions d’ouverture de la PMA ont évolué. La loi relative à la bioéthique l’a en effet élargie aux couples de femmes et aux femmes seules [5]. Le recours à la PMA ne repose donc plus nécessairement sur une cause médicale. En revanche, cela concerne indubitablement la situation de famille du salarié. Quoi qu’il en soit, le positionnement de la jurisprudence est en parfait accord avec la loi du 30 juin 2025 visant à protéger les personnes engagées dans un projet parental des discriminations au travail qui étend la protection de l’article L1142-1 du Code du travail N° Lexbase : L0696H9N aux salariés engagés dans une procédure de PMA [6].

Par Jessica Attali-Colas

 

[1] Loi n° 2025-595, du 30 juin 2025, visant à protéger les personnes engagées dans un projet parental des discriminations au travail, art. 2 N° Lexbase : L2326NAE.

[2] C. trav., art. L1332-4 N° Lexbase : L1867H9Z.

[3] Cass. soc., 22 mars 2011, n° 10-12.041, F-D N° Lexbase : A7731HI8.

[4] Cass. soc., 28 juin 2018, n° 16-28.511, FS-P+B N° Lexbase : A5546XUX, JCP S, 2018, p. 1307, note G. Loiseau.

[5] Loi n° 2021-1017, du 2 août 2021, relative à la bioéthique N° Lexbase : L6246MS7.

[6] Loi n° 2025-595, du 30 juin 2025, visant à protéger les personnes engagées dans un projet parental des discriminations au travail, art. 1 N° Lexbase : L2326NAE.


Nouvelle illustration des conséquences attachées à la violation des règles d’ordre public relatives à la durée du travail et au droit au repos

♦ CA Lyon, chambre sociale B, 21 mars 2025, RG n° 22/02424 N° Lexbase : A57470CT

Mots-clefs : Surcharge de travail – durées maximales du travail – durées minimales de repos – temps de pause – charge probatoire – licenciement abusif

Solution : La cour d’appel de Lyon a statué sur le bienfondé des demandes d’un salarié relatives à l’exécution et à la rupture de son contrat de travail alors que ce dernier reprochait à son employeur des carences renouvelées en matière de santé et de sécurité. Elle considère que lesdits manquements justifient le versement de dommages et intérêts au regard du préjudice nécessairement subi par ce dernier, ainsi que la requalification de son licenciement pour faute grave en licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Portée : Il incombe à l’employeur de suivre le temps de travail de ses salariés et de s’assurer du respect des dispositions légales et réglementaires en matière de durées minimales de repos, de durées maximales du travail et de temps de pause. La violation de ces dispositions d’ordre public constitue une atteinte à la santé et la sécurité du salarié, lui causant nécessairement un préjudice devant être indemnisé. Ces mêmes manquements constituent par ailleurs un élément d’appréciation par les juges de la gravité des fautes reprochées au salarié à l’appui de son licenciement pour faute grave.


1. La protection de la santé et la sécurité des travailleurs est un pilier de notre droit du travail interne sous l’influence notamment de la législation et de la jurisprudence européennes. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre en considération l’évolution significative de l’obligation de sécurité sur le fondement des articles L4121-1 N° Lexbase : L8043LGY et L4121-2 N° Lexbase : L6801K9R du Code du travail. Une autre illustration réside dans l’évolution jurisprudentielle de la notion de « préjudice nécessaire ». Cette notion d’origine prétorienne conduit à considérer que certains manquements de l’employeur, compte tenu de leur nature et leur gravité, justifient à eux seuls une réparation du préjudice subi sans qu’il soit nécessaire au salarié d’en démontrer l’existence. Les dommages et intérêts versés ont ainsi une certaine vocation punitive pour l’employeur.

Si cette notion n’est pas propre à la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation [1], la doctrine y voit tout de même « une terre d’élection » [2] en Droit du travail. En effet, alors que la chambre sociale était revenue à une interprétation civiliste de la notion de préjudice dans son arrêt du 13 avril 2016 [3], conditionnant son indemnisation à la démonstration de son existence et de son étendue, nous assistons depuis peu à un retour en force [4] de la théorie du préjudice nécessaire. Pour exemple, il a notamment été jugé qu’un manquement de l’employeur en matière de durée du travail causait nécessairement un préjudice au salarié lui ouvrant droit à une indemnisation dans les situations suivantes :

  • dépassement des durées légales maximales du travail [5],
  • non-respect de la durée minimale de repos quotidien [6],
  • non-respect du temps de pause minimum quotidien [7].

Inversement, la chambre sociale de la Cour de cassation a écarté l’existence d’un préjudice nécessairement causé par un manquement de l’employeur, notamment en matière de suivi médical des travailleurs de nuit [8], de mauvaise exécution du forfait annuel en jours [9], ou encore de prise de congés payés [10].

Appréhender précisément les hypothèses dans lesquelles la théorie du préjudice nécessaire aura vocation à s’appliquer n’est donc pas chose aisée pour les praticiens [11].

2. L’arrêt de la cour d’appel de Lyon du 21 mars 2025 N° Lexbase : A57470CT apporte, en ce sens, une illustration singulière des conséquences attachées à la violation par l’employeur de ses obligations en matière de durée du travail et de droit au repos. En l’espèce, la société SPC Group a embauché un tourneur fraiseur, M. [U], le 27 août 2018. Moins d’un an après son embauche, la société SPC Group le convoque à un entretien préalable fixé le 27 septembre 2019 avant de lui notifier son licenciement pour faute grave par un courrier du 1er octobre 2019.

Le salarié conteste son licenciement devant le Conseil de prud’hommes de Lyon et sollicite, en sus de ses indemnités de rupture, le versement de dommages et intérêts pour non-respect du temps de pause, de la durée maximale de travail quotidien et hebdomadaire, ainsi que le non-respect de la contrepartie obligatoire en repos. Il obtient alors partiellement gain de cause devant le Conseil de prud’hommes de Lyon, qui requalifie son licenciement pour faute grave en licenciement sans cause réelle et sérieuse, outre le versement des conséquences salariales et indemnitaires afférentes.

Le 30 mars 2022, la société SPC Group interjette appel de ce jugement devant la cour d’appel de Lyon, qui sera saisie de l’entier litige au titre de l’exécution et de la rupture du contrat de travail par suite de l’appel incident effectué par le salarié en cours de procédure.

3. En premier lieu, rappelant le caractère d’ordre public attaché aux dispositions relatives aux durées maximales de travail, durées minimales de repos et aux temps de pause, la cour d’appel de Lyon réaffirme par ailleurs qu’il « incombe à l’employeur de rapporter la preuve du respect des durées maximales de travail (en ce sens : Cass. Soc., 23 mai 2017, n° 15-24.507), ainsi que des temps de pause (en ce sens : Cass. Soc., 15 mai 2019, n° 17-28.018) »

Elle relève ensuite que :

  • les heures supplémentaires effectuées par le salarié, soit 489,15 heures supplémentaires en treize mois, certes rémunérées, ont entraîné des dépassements des durées maximales de travail aussi bien quotidiennes qu’hebdomadaires, un non-respect du temps de pause minimum quotidien après 6 heures de travail ;
  • si la société SPC Group affirme que « les temps de pause sont compris dans le temps de travail effectif » et que « le salarié prenait ses pauses tout à fait normalement, notamment le matin à 9 h 00 », elle ne justifiait pas que le salarié avait effectivement pris son temps de pause quotidien au-delà de 6 heures de temps de travail ;
  • la société SPC Group a admis l’absence de tout contrôle du décompte des heures de travail effectuées par le salarié au motif que le système de badgeage antérieur avait été supprimé.

Il n’en fallait pas plus à la cour d’appel de Lyon pour sanctionner les carences de la société SPC Group dans le respect de la législation en matière de durée du travail, de repos et de temps de pause, mais aussi, incidemment, au titre de l’absence totale de suivi individuel du temps de travail du salarié [12], faisant ainsi une parfaite application dans le cas présent de la théorie prétorienne du préjudice :

« Ainsi, l’employeur échoue à rapporter la preuve du respect aussi bien des durées maximales de travail que des temps de pause. […] Ainsi, M. [U] a droit à réparation du préjudice subi au vu du [seul [13]] constat du non-respect par l’employeur des dispositions d’ordre public ci-dessus. Compte tenu de la répétition et de l’ampleur de ces violations des dispositions légales, édictées pour protéger la santé du salarié, l’indemnisation du préjudice sera fixée justement à hauteur de 5 000 euros. »

4. En deuxième lieu, et c’est là que réside le caractère singulier de l’arrêt de la cour d’appel de Lyon, les juges du fond ont invalidé le licenciement pour faute grave du salarié à l’aune des répercussions des carences précitées de la société SPC Group, en matière de durées maximales du travail ou encore de temps de pause, sur son état de santé. En synthèse, la société SPC Group reprochait au salarié d’avoir adopté un comportement « non conforme à [ses] obligations professionnelles : dénigrement, altercations avec [ses] collègues », un tel comportement caractérisant, selon les termes employés dans la lettre de licenciement : une « exécution déloyale du contrat de travail […] incompatible avec [son] maintien dans l’entreprise ».  Après avoir analysé les faits reprochés, la cour d’appel de Lyon a confirmé le caractère fautif de ces derniers. Néanmoins, elle a considéré que les faits visés dans la lettre de licenciement n’étaient pas suffisamment graves pour justifier une mesure de licenciement au vu du contexte dans lequel ils avaient été commis : « Ces comportements, s’ils sont fautifs, ont eu lieu dans le contexte décrit ci-dessus : M. [U] a accompli de nombreuses heures supplémentaires, sans bénéficier de la contrepartie en repos obligatoire, a refusé de décaler ses horaires de travail alors que son employeur n’a pas respecté de délai de prévenance quand il l’a sollicité à cette fin et ne faisait pas respecter les durées maximales de travail. Dans ces circonstances, ils ne justifient pas la mesure de licenciement prise à l’encontre de M. [U]. »

5. Cette sanction peut paraître un peu rude pour l’employeur, compte tenu de la nature des propos tenus par le salarié à l’encontre non seulement de ses collègues de travail, mais également de ses supérieurs hiérarchiques :  « le grand dadais de [N] », « les branleurs de la rectif », allant même jusqu’à insulter son supérieur hiérarchique en ces termes « ça fait longtemps que je voulais te le dire, mais tu es un gros con, tu vas voir ce qui va t’arriver », ou encore indiquant à réception de sa mise à pied que la société SPC Group était « une boîte de merde », que « demain [il trouverait] du travail ailleurs, mieux payé et sans avoir à [se] faire chier », que « le dernier patron qui [lui] a fait ça, il l’a payé cher ».

Une simple requalification du licenciement pour faute grave en licenciement pour cause réelle et sérieuse paraissait suffisante et plus opportune dans ce contexte. La double sanction prononcée au titre de l’exécution du contrat de travail, avec une indemnisation automatique du préjudice revendiqué par le salarié et au titre de la rupture du contrat de travail, avec l’invalidation consécutive du licenciement pour faute grave, du seul constat de manquements en matière de santé et de sécurité, fait ainsi office de double peine pour l’employeur.

Cette décision constitue un rappel d’actualité sur l’impérative nécessité pour l’employeur de suivre le temps de travail de ses salariés en veillant à ce que les contraintes liées à l’activité, temporaires ou non, ne se traduisent pas en violations réitérées aux durées maximales de travail et/ou minimales de repos.

Par Alexis Galtes

 

[1] Voir notamment Cass. civ. 3, 9 septembre 2009, n° 08-11.154, FS-P+B N° Lexbase : L6801K9R (en matière de droit de propriété), Cass. civ. 1, 3 juin 2010, n° 09-13.591, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A1522EYZ (en matière médicale).

[2] J. Mouly, Les présomptions de dommage en droit du travail : abandon ou simple reflux ?, RJS 7/16, p. 491

[3] Cass. soc., 13 avril 2016, n° 14-28.293, FS-P+B+R N° Lexbase : A6796RIK.

[4] Me C. Hillig-Poudevigne, et Me R. Rabelle, Le préjudice nécessaire : ça s’en va et ça revient !, actuEL RH du 1er octobre 2024.

[5] Cass. soc., 26 janvier 2022, n° 20-21.636 N° Lexbase : A84022RM.

[6] Cass. soc., 7 février 2024, n° 21-22.809, n° 21-22.994, FS-B N° Lexbase : A66142K8.

[7] Cass. soc., 4 septembre 2024, n° 23-15.944, FS-B N° Lexbase : A35415XG.

[8] Cass. soc., 11 mars 2025, n° 21-23.557, FS-B N° Lexbase : A3033644.

[9] Cass. soc., 11 mars 2025, n° 24-10.452, FS-B N° Lexbase : A3035648.

[10] Cass. soc., 11 mars 2025, n° 23-16.415, FS-B N° Lexbase : A302864W.

[11] Pour une clé de compréhension des derniers revirements de la chambre sociale sur ce sujet, v. le numéro spécial Le préjudice nécessairement subi, La Sociale le Mag’, n°36, avril 2025.

[12] En violation notamment de l’article D3171-8 du Code du travail N° Lexbase : L9137H9B.

[13] Cette précision aurait été la bienvenue, bien que sous-entendue dans les motifs de l’arrêt commenté.


État d’ébriété manifeste et faute grave

♦ CA Lyon, Chambre sociale C, 16 mai 2025, n° 22/01908 N° Lexbase : B4548AAP

Mots-clefs : Faute grave – état d’ébriété – refus d’éthylotest – preuve – sécurité au travail – règlement intérieur – licenciement disciplinaire – ancienneté

Solution : L’état d’ébriété manifeste d’un salarié lors de sa prise de poste, conjugué à son refus injustifié de se soumettre à un éthylotest conforme au règlement intérieur, peut constituer une faute grave rendant impossible son maintien dans l’entreprise nonobstant son ancienneté importante.

Portée : Par cet arrêt, la cour confirme les exigences de preuve pesant sur l’employeur en matière disciplinaire tout en rappelant que l’atteinte à la sécurité peut suffire à caractériser une faute grave, indépendamment de l’ancienneté du salarié.


1. L’arrêt rendu par la chambre sociale C de la cour d’appel de Lyon le 16 mai 2025 (n° 22/01908 N° Lexbase : B4548AAP) s’inscrit dans une jurisprudence constante en matière d’atteinte grave à la sécurité des personnes.

2. En l’espèce, un salarié de la société La Poste a été licencié pour faute grave après s’être présenté à son poste en état d’ébriété manifeste et avoir refusé de se soumettre à un contrôle d’alcoolémie.

3. Ce salarié a contesté son licenciement en affirmant d’une part que ce dernier avait été prononcé en raison de sa participation à un mouvement de grève (moyen rejeté par la cour au motif notamment qu’il ne prouvait pas sa participation à un tel mouvement) et en soutenant d’autre part qu’il n’était pas en état d’alcoolisation manifeste.

4. Après avoir rapidement écarté le motif de nullité allégué par le salarié, la cour rappelle les principes fondamentaux gouvernant le licenciement disciplinaire. Selon l’article L1232-1 du Code du travail N° Lexbase : L8291IAC, celui-ci doit être fondé sur une cause réelle et sérieuse ; et s’il s’agit d’une faute grave, encore faut-il que les faits reprochés soient d’une gravité telle qu’ils rendent impossible le maintien du salarié dans l’entreprise, y compris pendant la durée du préavis.

La faute grave s’apprécie in concreto, en tenant compte notamment de l’ancienneté, de l’attitude générale et des fonctions du salarié, ainsi que de l’importance des manquements reprochés [1].

Par ailleurs, en matière de faute grave, la charge de la preuve pèse exclusivement sur l’employeur [2]. Celui-ci doit ainsi établir la matérialité des faits et leur imputabilité disciplinaire, dans le respect du principe selon lequel le doute doit profiter au salarié [3].

5. Or ici, la société La Poste s’est montrée particulièrement diligente : deux attestations précises et concordantes de salariés ont été produites, décrivant un salarié à l’haleine alcoolisée, admettant avoir bu du whisky jusqu’à 2 heures du matin et refusant à plusieurs reprises de se soumettre à l’éthylotest prévu par le règlement intérieur, alors même que sa tournée de distribution s’effectuait en véhicule motorisé. Il sera ici rappelé qu’une clause du règlement intérieur peut précisément prévoir le recours à l’éthylotest lorsqu’il s’agit de vérifier le taux d’alcoolémie d’un salarié qui conduit par exemple des véhicules automobiles [4].

6. Au contraire, les éléments de preuve apportés par le salarié ont été jugés non probants (ce dernier invoquait notamment des analyses sanguines, mais ayant eu lieu plusieurs heures ou plusieurs jours après les faits).

7. L’une des particularités de l’arrêt tient à la conciliation entre gravité des faits et ancienneté du salarié. En l’espèce, le salarié pouvait se prévaloir de 17 années d’ancienneté. Il mettait ainsi en avant le caractère disproportionné du licenciement alors qu’il s’agissait selon lui d’un fait isolé.

8. La cour a, au contraire, retenu que les agissements du salarié venaient à la suite d’un précédent avertissement pour des faits d’introduction d’alcool dans l’entreprise. Au surplus, cet arrêt rappelle implicitement que la faute grave peut aussi bien dépendre d’une approche quantitative des manquements (accumulation de manquements réitérés) que d’une approche plus qualitative desdits manquements. Ainsi en l’espèce, la fonction occupée par le salarié semble avoir été déterminante : en exposant potentiellement lui-même et autrui à un danger (du fait de la conduite d’un véhicule), le salarié contrevenait directement à ses obligations essentielles de sécurité aux termes desquelles il se doit de « prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail » [5]. Or, en matière de sécurité, la faute grave est plus facilement caractérisée par les juges, eu égard aux conséquences potentiellement dramatiques qui peuvent en découler [6].

Les juges ont ainsi déduit que les derniers faits reprochés constituaient une atteinte à la sécurité au travail qui obligeait l’employeur à prendre des mesures immédiates propres à les faire cesser et qu’ils caractérisaient la faute grave, rendant impossible le maintien du salarié dans l’entreprise, y compris pendant la durée du préavis.

9. Cette décision s’inscrit ainsi dans la continuité d’une jurisprudence bien établie en matière d’alcoolémie au travail. En effet, le contrôle d’alcoolémie prévu par le règlement intérieur n’est ni optionnel, ni soumis au bon vouloir du salarié, dès lors qu’il repose sur des critères légitimes et qu’il est proportionné. Le refus illégitime de s’y soumettre est ainsi en lui-même fautif [7]. Plus encore, le seul fait d’être en état d’ébriété manifeste sur son lieu de travail peut être constitutif d’une faute, et même d’une faute grave lorsque cela est de nature à exposer les personnes ou les biens à un danger [8] ou lorsqu’il en résulte des conséquences sur la qualité du travail réalisé et/ou sur le fonctionnement ou l’image de l’entreprise [9].

Par Jonathan Kochel

 

[1] Cass. soc., 15 décembre 2011 n° 10-22.712, F-D N° Lexbase : A4753H8K.

[2] Cass. soc., 28 mars 2012, n° 10-27.779, F-D N° Lexbase : A9988IGZ.

[3] C. trav., art. L.1235-1 N° Lexbase : L8060LGM.

[4] Circ. DRT, n° 5-83 du 15 mars 1983 n° 1242 : BOMT n° 83-16 N° Lexbase : L5055IUR.

[5] C. trav., art. L4122-1 N° Lexbase : L1458H9U.

[6] CA Riom, 18 mai 2021, n° 18/01090, SARL Yves G. c/ B N° Lexbase : A20194SL.

[7] CA Orléans, 30 novembre 2023, n° 22/00063, Sté SKF France c/ Z N° Lexbase : A9260174.

[8] Cass. soc., 22 mai 2002, n° 99-45.878, FS-P+B N° Lexbase : A7132AYS.

[9] Cass. soc., 9 février 2012 n° 10-19.496, F-D N° Lexbase : A3620IC3 ; Cass. soc., 7 mai 2014, n° 13-10.985, F-D N° Lexbase : A9192MKN


La caractérisation de l’exécution déloyale du contrat

♦ CA Lyon, ch. soc. C, 30 mai 2025, n° 23/09640 N° Lexbase : B3980AGI

Mots-clefs : Exécution déloyale du contrat de travail, perte de confiance, cause réelle sérieuse de licenciement, règlement intérieur, soustraction de matériel, silence du salarié.

Solution : L’exécution déloyale du contrat est caractérisée dès lors que le salarié a soustrait du matériel informatique à son employeur, sans autorisation et sans l’avertir postérieurement. La faute disciplinaire n’est pas nécessairement requise. La cause réelle et sérieuse est caractérisée par le manquement avéré du salarié à ses obligations contractuelles.

Portée : La perte de confiance de l’employeur envers le salarié ne constitue pas en elle-même une cause réelle et sérieuse de licenciement. Les circonstances exceptionnelles relatives à la période de pandémie COVID-19 ne sont pas de nature à excuser un comportement déloyal du salarié ayant soustrait à l’entreprise du matériel informatique. Le salarié peut être légitimement sanctionné dès lors que les règles édictées au sein de l’entreprise lui ont été notifiées.


Dans cet arrêt de la Cour d’appel de Lyon rendu le 30 mai 2025 N° Lexbase : B3980AGI, plusieurs thèmes relatifs au droit du travail sont traités (discipline, télétravail, organisation, loyauté, etc.). Il constitue ainsi un arrêt intéressant, d’une part parce qu’il rappelle les grands principes jurisprudentiels applicables, et d’autre part parce que l’exécution déloyale du contrat n’est pas toujours corrélée à la commission d’une faute, qu’elle soit sérieuse, grave ou lourde.

Les obligations auxquelles est soumis le salarié au cours de la relation contractuelle nécessitent d’être articulées les unes avec les autres.

La notion de loyauté repose sur un principe de droit civil, a fortiori transposable en droit du travail : le salarié est naturellement tenu par cette obligation de loyauté et de bonne foi dans l’exécution de son contrat de travail. S’il résulte de son comportement une exécution déraisonnable, partielle et/ou défectueuse, l’exécution déloyale du contrat peut être caractérisée, sous réserve que les faits soient matériellement vérifiables. En l’espèce, la société a procédé à une enquête interne auprès des services, ce que le salarié considère d’ailleurs comme vexatoire.

Le salarié exerçant ses fonctions en télétravail, en l’espèce contraint par les périodes de confinement liées au COVID-19, a commis un manquement avéré en ne respectant pas les règles relatives à l’utilisation du matériel informatique de la société, étant précisé le règlement intérieur.

Pour comprendre le déroulement des faits reprochés, dans un contexte de COVID-19 qui a largement entaché l’exécution des contrats de travail, nous pouvons nous demander si le licenciement n’était effectivement pas disproportionné, comme le souligne le salarié dans sa défense.

La société n’a pas invoqué de faute disciplinaire, pourtant souvent déterminante sur le terrain de la loyauté. L’employeur entendait peut-être limiter ainsi le risque de voir le licenciement jugé sans cause réelle et sérieuse.

Ainsi, le salarié a été licencié pour cause réelle et sérieuse le 17 septembre 2020 suivant une procédure régulière de licenciement pour motif personnel. Il lui est reproché d’avoir emporté une unité centrale appartenant à l’entreprise sans avoir respecté les procédures applicables et relatives à la gestion interne (demande d’autorisation, information, etc.).

Il conteste son licenciement devant le Conseil des prud’hommes de Bourg-en-Bresse qui le déboute par jugement du 24 novembre 2023. Puis il saisit la cour d’appel de Lyon le 20 décembre 2023 pour faire juger son licenciement sans cause réelle et sérieuse et demander réparation du préjudice en résultant, notamment pour licenciement vexatoire.

Il revient ainsi à la cour d’appel de se prononcer sur plusieurs points :

  • l’entreprise a-t-elle bien édicté et communiqué les règles applicables dans l’entreprise et le salarié a-t-il pu en prendre connaissance ?
  • la cause réelle et sérieuse du licenciement peut-elle être fondée sur l’exécution déloyale du contrat, déconnectée de toute faute ?
  • les circonstances exceptionnelles dues au COVID-19 peuvent-elles excuser un tel comportement du salarié ?
  • le motif du licenciement repose-t-il sur un motif autre que la perte de confiance ?

Le problème de droit qui se pose est donc de déterminer si l’exécution déloyale du contrat repose sur des faits matériellement vérifiables, justifiant la cause réelle et sérieuse du licenciement.

La cour d’appel confirme la position des juges de première instance. Les juges retiennent le manquement avéré, rejettent le caractère disproportionné des mesures prises par la société et statuent que le licenciement est pourvu d’une cause réelle et sérieuse. Le licenciement est donc bien fondé sur l’exécution déloyale du contrat, même en l’absence de faute établie. La notion de motif réel et sérieux déborde largement de la définition de la faute grave pour s’étendre à des agissements de moindre importance. La Cour de cassation a ainsi souligné que « la cause réelle et sérieuse peut exister même en l’absence de faute », même si le manquement commis par le salarié n’est pas intentionnel et présente un caractère isolé, même en l’absence de sanction disciplinaire antérieure, d’avertissement ou d’observations, et ce, quelle que soit l’ancienneté du salarié [1].

Il a été jugé par la Cour de cassation que ne constitue pas une cause réelle et sérieuse de licenciement le fait d’avoir détourné un ordinateur laissé en dépôt dans son bureau, les juges du fond ayant constaté que cet ordinateur était obsolète et qu’il avait été laissé au rebut [2]. Or, en l’espèce, ce n’est pas le cas, et le comportement du salarié (son silence, son mode de soustraction du matériel, etc.), son expérience, son ancienneté, caractérisent sa déloyauté. La solution retenue est cohérente.

Ainsi, les circonstances vexatoires et la mesure disproportionnée que le salarié dit avoir subi et ayant conduit à la rupture sont infondées et donc rejetées. En outre, il appartient au salarié de rapporter la preuve que l’employeur n’a pas exécuté de façon loyale le contrat, ce qu’il ne fait pas dans cette affaire, notamment en n’alertant pas son employeur sur un défaut d’outils nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions.

Les juges auraient peut-être pu se montrer plus cléments eu égard au contexte de COVID-19. L’exécution déloyale du contrat par le salarié aurait-elle pu bénéficier de circonstances atténuantes ?

Somme toute, l’absence d’autorisation, puis d’information du salarié caractérise la cause réelle et sérieuse du licenciement, peu importe la détermination d’une faute. Les faits sont matériellement établis et en découle une perte de confiance. Le motif de licenciement ne repose donc pas en l’espèce sur une simple perte de confiance, qui, nous le savons, depuis un arrêt du 29 mai 2001 « ne peut jamais constituer en tant que telle une cause de licenciement, même quand elle repose sur des éléments objectifs. Seuls ces éléments objectifs peuvent, le cas échéant, constituer une cause de licenciement, mais non la perte de confiance qui a pu en résulter pour l’employeur » [3].

En l’espèce, les juges du second degré ont donc appliqué la jurisprudence constante, tout en statuant sur un contexte « exceptionnel » lié à la pandémie COVID-19, qui n’est pas de nature à excuser le comportement déloyal du salarié.

Par Annabelle Turc

 

[1] Cass. soc., 25 avril 1985, n° 83-40.766, n° 1641, P : Bull. civ. V, n° 261 N° Lexbase : A2759AAG.

[2] Cass. soc., 9 décembre 2003, n° 01-44.168, inédit N° Lexbase : A4280DAR.

[3] Cass. soc., 29 mai 2001, n° 98-46.341, n° 2435 P : Bull. civ. V, n° 183 N° Lexbase : A4701ATB.

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Protection sociale

[Chronique] Droit de la protection sociale

Lecture: 32 min

N2708B3P

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par Celia Ninach - Fabien Roumeas - Florent Labrugere et Gauthier Lacroix

Le 29 Juillet 2025

Par Celia Ninach, Doctorante en droit privé, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de la famille ; Fabien Roumeas, Avocat au Barreau de Lyon, Spécialiste en droit du travail et en droit de la sécurité sociale ; Florent Labrugere, Avocat et Gauthier Lacroix, Docteur en droit - Élève-avocat 


 

Sommaire :

Absence d’obligation de versement de l’allocation aux adultes handicapés sur le compte du bénéficiaire

CA Lyon, ch. sociale D, 14 janvier 2025, RG n° 22/03605 

Alléguer n’est pas prouver

CA Lyon, ch. sociale D, 13 mai 2025, n° 22/05525 

L’accident du travail survenu en séminaire

CA Lyon, ch. sociale D, 6 mai 2025, RG n° 22/01386

La saga (silencieuse) de la minoration des droits à retraite complémentaire des micro-entrepreneurs

CA Lyon, ch. sociale D, 22 avril 2025, RG n° 24/03160 


Absence d’obligation de versement de l’allocation aux adultes handicapés sur le compte du bénéficiaire

♦ CA Lyon, ch. sociale D, 14 janvier 2025, RG n° 22/03605 N° Lexbase : A41450L4 

Mots-clefs : Allocation aux adultes handicapés • AAH • action récursoire • caractère personnel de l’AAH • changement de situation familiale • branche famille • défaut de changement de situation familiale 

Solution : L’absence d’obstacle au versement de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) à une autre personne que le bénéficiaire (bien qu’il s’agisse d’une allocation strictement personnelle) ne laisse comme seule action possible que l’action récursoire entre époux en raison du manquement à l’obligation déclarative de changement de situation familiale.  

Portée : Le caractère personnel de l’AAH ne fait pas obstacle au versement de la prestation à une autre personne que le bénéficiaire. 


1. Par un arrêt en date du 14 janvier 2025, la cour d’appel de Lyon retient l’absence d’obligation de verser le rappel de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) sur le compte du bénéficiaire, quand bien même il s’agit d’une allocation personnelle. De plus, elle retient que ne peut pas être qualifiée d’erreur de l’administration l’absence d’information du bénéficiaire sur son changement de situation familiale et le fait que le seul compte bancaire renseigné à son dossier était celui de son épouse (encore connu de l’administration sous ce titre). 

2. L’individualisation de l’AAH… L’allocation aux adultes handicapés est une allocation créée par la loi d’orientation du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées, complétée par la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées N° Lexbase : L5228G7R, et s’adresse aux handicapés adultes dans le cadre d’une politique sociale handicap. L’allocation a été conçue comme un « minimum social », c’est-à-dire un revenu minimal à la charge de la collectivité, versé à toute personne atteinte d’une incapacité permanente. Servie « comme une prestation familiale » [1], elle est accordée sur décision de la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées [2], à toute personne atteinte d’une infirmité entraînant une incapacité permanente d’au moins 80 %. Elle est également accordée aux personnes dont l’incapacité est de 50 %, mais qui, en raison de leur handicap, ne peuvent occuper un emploi [3]. L’AAH est « déconjugalisée » depuis le 1er octobre 2023 [4]. Cela signifie que le calcul de l’allocation prend en compte uniquement les ressources de l’intéressé et plus celles du conjoint. L’AAH s’individualise sur fond de justice sociale. L’idée était de corriger les inégalités d’accès à l’AAH et de surcroît d’élargir son accès. En effet, dans de nombreux cas, son accès était impossible compte tenu des ressources du couple où le montant versé était amoindri. Cette situation était vécue comme un « prix de l’amour » : soit on renonçait à l’AAH en vivant en couple, soit on renonçait au couple pour conserver ses droits [5]

3. Détachée de ses modalités de versement… Dans cet arrêt, était en cause le bénéfice d’un rappel d’AAH par le bénéficiaire de la prestation auprès de la caisse de référence, versée à tort sur le compte de son épouse de qui il s’était récemment séparé. Il fait valoir que l’AAH étant une allocation strictement personnelle et qu’il serait obligatoire qu’elle soit versée sur le compte du bénéficiaire et non de son épouse. En effet, le bénéficiaire considère que la caisse lui est redevable de la somme de 17 331,01 euros au titre de l’AAH sur la période du 1er avril 2017 au 31 mai 2019 et de 860 euros sur la période d’avril 2019. Il ajoute qu’il avait informé la caisse du changement de sa situation familiale, mais que celle-ci n’a été enregistrée que le 9 avril 2019, tout en précisant qu’il n’est en rien responsable des délais de traitement des informations par cette dernière. Elle relève qu’elle n’a aucune obligation légale de verser l’AAH sur le compte du bénéficiaire, même s’il s’agit d’une prestation personnelle. La caisse fait valoir que le rappel a été versé le 3 avril 2019, et qu’ils étaient toujours connus en tant que couple marié, monsieur n’ayant transmis par ailleurs son relevé d’identité bancaire à la caisse que le 6 avril 2019 et qu’il ne peut donc être fait grief à la Cour d’avoir versé le rappel d’AAH sur le seul compte bancaire connu de son dossier. En outre, la cour soutient qu’elle n’a commis aucune erreur en versant le rappel d’AAH sur le compte bancaire de son épouse dès lors qu’elle était dans l’ignorance de la séparation du couple. Cela s’explique par le fait que l’AAH, servie au titre des prestations de la branche famille, n’a pas été incluse dans la loi [6] qui prévoit le versement des allocations et prestations familiales sur le compte dont l’allocataire est titulaire. En effet, le dispositif proposé était relatif à l’obligation de versement des prestations sociales individuelles sur un compte dont le bénéficiaire est titulaire. Pour autant, au titre des prestations sociales individuelles, l’AAH n’a pas été mentionnée. Pourquoi ne pas avoir rendu cette obligation à l’ensemble des prestations sociales individuelles ? L’on voit ici qu’il y a une décorrélation entre les modalités de versement de l’AAH, qui ne sont pas exclusives au bénéficiaire, tandis que l’individualisation de l’allocation aux adultes handicapés ne prend en compte que les ressources du bénéficiaire depuis la déconjugalisation des ressources pour l’attribution. Cela s’explique par le fait que, dans la loi « Rixain » [7], « seules sont concernées des prestations individuelles et non familialisées. Les minima sociaux ont ainsi été exclus du dispositif » [8]. Dès lors, l’AAH en tant que « minimum social » est exclu du dispositif proposé par la loi. Pour autant, l’objectif de cette disposition est également de prévenir les violences économiques au sein du couple et de favoriser l’autonomie financière des femmes, et, d’une manière générale, la volonté du législateur est de favoriser les mères pour le bénéficie des prestations familiales. C’est d’ailleurs pour cette raison que les mères sont toujours les bénéficiaires des prestations de la branche famille par défaut. Dans le cas d’espèce, la famille était bénéficiaire de plusieurs prestations au titre de cette branche. L’ancienne épouse étant l’allocataire principale, aucune question ne s’est posée concernant les modalités de versement de l’AAH de son époux et elle a été versée à l’allocataire principale dont le seul compte bancaire était par ailleurs renseigné dans le dossier. Mais, finalement, quid de l’autonomie financière de l’époux au cas d’espèce ?  En instaurant un principe de versement par défaut en faveur des mères, le législateur, bien qu’animé par une volonté de protection, prend le risque de créer une forme d’inégalité entre les sexes, fondée sur une présomption implicite de défaillance paternelle. Ce mécanisme peut, dans certains cas, compromettre l’autonomie financière de certains pères, notamment lorsqu’ils ne sont pas les allocataires désignés dans les dossiers. 

4. Le manquement du bénéficiaire de déclarer le changement de situation familiale. Les bénéficiaires des prestations sociales sont tenus à l’obligation déclarative de tout changement de situation familiale ou de ressources [9]. À défaut il peut y avoir des conséquences sur leurs droits, notamment en cas de trop-perçu… Bien que les caisses n’aient de cesse d’attirer l’attention des bénéficiaires sur la vigilance à adopter en la matière, il s’agit d’un contentieux récurent. 

5. Conséquences ? Le manquement à l’obligation d’information de changement de situation familiale par les bénéficiaires ne laisse plus que l’action récursoire entre ex-époux en remboursement de l’AAH pour un montant de 17 331, 01 euros au titre de la période d’avril 2017 à mars 2019 comme seule action possible… de quoi alourdir et allonger les procédures ! 

Par Celia Ninach

 

[1] CSS, art. L821-5 N° Lexbase : L2584LWM  

[2] Créée par la loi du 11 février 2005 N° Lexbase : L5228G7R, elle remplace l’ancienne Commission technique d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP). Elle doit se prononcer sur l’orientation de la personne handicapée, sur des droits à prestations, sur sa qualité de travailleur handicapé (CASF, art. L241-5 et s. N° Lexbase : L2822LB7). 

[3] CSS, art. L821-1 et s. N° Lexbase : L1490MLR

[4] Loi n° 22-1158 du 16 août 2022 portant mesure d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, art. 10 et D. n° 2022-1694 du 28 décembre 2022 relatif à la déconjugalisation de l’AAH N° Lexbase : L3404MYQ.

[5] La tribune « L’allocation aux adultes handicapés (AAH) sera déconjugalisée au 1er octobre 2023 », le 29 décembre 2022. 

[6] Loi n° 2021-1774, du 24 décembre 2021, visant à accélérer l'égalité économique et professionnelle, dite loi « Rixain » N° Lexbase : L6594MSZ.

[7] Idem.

[8]  L. Garnier, Sénatrice, Rapport n° 52 enregistré à la Présidence du Sénat le 13 octobre 2021, au nom de la commission des affaires sociales (1) sur la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle [en ligne].

[9] CSS, art.  L583-3 N° Lexbase : L4996LRH, L114-14 N° Lexbase : L4024L3G, L114-17 N° Lexbase : L2822MGM et R115-7 N° Lexbase : L1864MMY.  


Alléguer n’est pas prouver

♦ CA Lyon, ch. sociale D, 13 mai 2025, n° 22/05525 N° Lexbase : A590109G

Mots-clefs : déclaration • accident du travail • matérialité de l’accident • allégation de la victime • éléments objectifs précis concordants

Solution : Les seules déclarations de la victime, en l’absence d’éléments extérieurs objectifs précis et concordants sur les circonstances de l’accident, ne permettent pas d’établir la matérialité dudit accident.

Portée : La contestation, par l’employeur, de la décision de prise en charge, par la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), au titre de la législation sur les risques professionnels, de l’accident déclaré par le salarié, peut lui permettre d’obtenir l’inopposabilité de la décision de prise en charge, c’est-à-dire, concrètement, la neutralisation de son impact financier par le retrait dudit accident de son taux AT/MP, mais aussi par l’absence de prise en charge de l’ensemble des arrêts de travail et soins prescrits depuis l’accident jusqu’à la date de consolidation.


Le 29 février 2016, un employeur déclare l’accident dont son salarié lui indique avoir été victime le 26 février 2016 dans les circonstances suivantes :

« Il montait une échelle pour accéder au mignon. Il aurait ressenti un relâchement de son genou, il a glissé mais n’est pas tombé. Il aurait constaté que sa rotule droite était déboîtée ».

Cette déclaration était accompagnée d’un certificat médical initial du 25 février 2016 faisant état d’une « luxation rotule droite » nécessitant un arrêt de travail jusqu’au 8 mars 2016 et de réserves motivées de la part de l’employeur, réserves ayant contraint la caisse primaire d’assurance maladie à mettre en œuvre une procédure d’enquête.

À l’issue de ladite enquête, la Caisse primaire d’assurance maladie a pris en charge, au titre de la législation professionnelle, l’accident en question et l’employeur saisira alors, d’abord, la Commission de recours amiable aux fins d’inopposabilité de la décision de prise en charge puis, suite à la décision implicite de rejet de ladite commission, ce qui était alors le tribunal des affaires sociales (devenu pôle social du tribunal judiciaire) lequel, par jugement du 7 juin 2022, a déclaré opposable, à l’employeur, la décision de prise en charge.

L’employeur forme un appel le 22 juillet 2022 et la cour d’appel de Lyon réformera ledit jugement le 13 mai 2025.

Après s’être livrée à une analyse circonstanciée des faits de l’espèce et avoir appliqué la technique dite du faisceau d’indices, la cour a jugé, in fine, que la Caisse primaire d’assurance maladie, subrogée dans les droits de l’assuré, ne démontrait pas la matérialité d’un fait soudain survenu au temps et au lieu du travail.

Il importe ici de rappeler que la prise en charge, au titre de la législation professionnelle, d’un accident du travail doit répondre à des conditions précises (I) dès lors en effet que la décision de prise en charge emporte des conséquences (qui peuvent parfois être très importantes) tant pour le salarié que pour l’employeur (II).

I. Sur les conditions de prise en charge d’un accident du travail

L’article L411-1 du Code de la sécurité sociale N° Lexbase : L4725MHH définit l’accident du travail comme « l’accident qui, quelle qu’en soit la cause, est survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise ».

L’article précité pose donc une présomption d’imputabilité, au travail, d’un accident survenu au temps et au lieu du travail, présomption simple qui peut être renversée si l’employeur, après que la caisse primaire d’assurance maladie a pris en charge ledit accident au titre de la législation professionnelle, démontre que la matérialité dudit accident n’est pas établie, que sa survenance est sans lien avec le lieu ou le temps du travail, ou qu’il relève d’une cause totalement étrangère au travail.

Il sera ici précisé que la matérialité, en tant que telle, de la lésion peut être difficilement contestée dès lors que la déclaration d’accident du travail doit nécessairement être accompagnée d’un certificat médical initial qui permettra, en pratique, très souvent, d’établir l’existence d’une telle lésion.

L’existence d’une lésion ne s’identifie toutefois pas à l’existence d’un accident du travail et les difficultés rencontrées, en cas de contentieux, concernent davantage le lien entre la lésion d’une part et la preuve de la survenance de celle-ci dans le temps et le lieu du travail d’autre part ; c’est précisément l’objet du litige qu’a eu à trancher la cour dans l’arrêt objet du présent commentaire.

En effet, l’employeur, qui avait assorti sa déclaration d’accident du travail de réserves motivées invoquait, au soutien de son appel, que :

  • le salarié ne s’était pas plaint, auprès de qui que ce soit, à une date proche des faits évoqués, d’une quelconque situation ;
  • les constatations médicales n’avaient été faites que 3 jours après la date des faits évoqués ;
  • qu’il n’existait aucun témoin de l’accident ;
  • l’accident, tel que déclaré par le salarié, ne reposait que sur ses allégations.

La cour a, d’abord, fort justement rappelé le principe essentiel du droit de la preuve selon lequel « les déclarations de la victime ne suffisent pas à elles seules à établir le caractère professionnel de l’accident » [1] pour interroger, plus largement, les éléments de faits extérieurs et concordants relatifs audit accident en mobilisant le vaisseau du « faisceau d’indices ».

Ce faisant, la cour a relevé que : « Le salarié avait poursuivi son activité professionnelle le jour même et le lendemain de l’accident déclaré, lequel n’avait été porté à la connaissance de l’employeur que trois jours plus tard le fait accident invoqué tout en précisant l’information tardive de l’employeur n’est pas à elle seule suffisante à emporter l’inopposabilité de la décision de prise en charge ».

De même, la cour de souligner également et surtout : « Qu’aucun élément extérieur objectif corroborant les déclarations du salarié rapporté par la Caisse, étant relevé qu’il n’est pas fait état de la présence de témoin et que le chef de chantier qui, selon l’assuré, aurait été informé de l’accident, n’a pas été entendu dans le cadre l’enquête diligentée par la CPAM, la cour observant en outre que les constatations médicales faites deux jours après le fait accidentel allégué paraissent peu compatibles avec les déclarations du salarié compte tenu du fait que le diagnostic de luxation du genou rend la marche particulièrement douloureuse et difficile et que l’assuré, dans le cadre de son activité professionnelle, n’est pas soumis à une activité physique ».

Si l’on peut regretter la rédaction de l’arrêt en ce qu’il retient qu’il « ressort des éléments versés aux débats que si l’accident déclaré apparait être survenu au temps et au lieu du travail et que les lésions mentionnées dans le certificat médical initial ne sont effectivement pas incompatibles avec les mentions figurant sur la déclaration d’accident du travail », dans la mesure où ce constat induit nécessairement, de notre point de vue, sur le strict plan de l’orthodoxie juridique, une décision de prise en charge (la survenance d’un accident au temps et au lieu emporte reconnaissance du caractère professionnel de l’accident, sauf à démontrer l’existence d’un fait extérieur), la solution retenue au cas d’espèce de rejeter le caractère professionnel de l’accident apparaît pleinement justifiée, ce qui permet alors à l’employeur de se prévaloir d’une inopposabilité de la décision de prise en charge.

II. Sur les conséquences d’une décision de prise en charge et de son inopposabilité à l’employeur

La prise en charge d’un accident (ou d’une maladie) au titre de la législation sur les risques professionnels emporte, pour le salarié comme, pour l’employeur, des conséquences non négligeables.

En effet, pour le salarié dont le caractère professionnel de l’accident aura été reconnu, les prestations en nature comme en espèces qui lui seront servies par la CPAM dans des conditions plus avantageuses que dans l’hypothèse d’un accident relevant du régime de droit commun avec, s’agissant des prestations en espèces, la possibilité de percevoir le versement d’une rente viagère lorsque subsiste une incapacité permanente partielle supérieure à 10 % ou, lorsque ledit taux est en deçà du seuil de 10 %, une indemnité versée en capital.

La réparation des accidents du travail (et des maladies professionnelles) revêt ainsi un caractère forfaitaire qui, par exception, peut ouvrir droit à une réparation complémentaire lorsque le salarié est en mesure d’établir que l’accident du travail (ou la maladie professionnelle) résulte de la faute inexcusable de son employeur.

Du côté de l’employeur, la prise en charge, au titre de la législation sur les risques professionnels, va impacter sa tarification, c’est-à-dire la détermination du taux de la cotisation dont il est redevable au titre de l’assurance contre les accidents du travail et de maladie professionnelle.

La procédure de tarification est assez complexe [2] et l’impact financier d’un accident pris en charge au titre de la législation sur les risques professionnels peut être neutralisé par les effets de l’inopposabilité de la décision de prise en charge obtenue par l’employeur, le cas échéant, devant la juridiction de sécurité sociale, comme cela était le cas l’arrêt commenté.

En effet, si, compte tenu de l’indépendance des rapports Caisse/employeur et Caisse/assuré, la contestation, par l’employeur, de la décision de prise en charge, sera sans incidence sur les droits de l’assuré (qui continuera à bénéficier de la législation sur les risques professionnels quand une juridiction aura pourtant indiqué qu’elle n’aurait pas dû recevoir application), la décision de prise en charge qui aura été déclarée inopposable à l’employeur, comme cela a été le cas dans l’arrêt objet du présent commentaire, ne produira aucun effet à son égard.

La non-application de la décision, ou, pour user d’une terminologie plus juridique, son inopposabilité, permettra donc à l’employeur, dans ses rapports avec l’organisme social, d’échapper à une augmentation de son taux de cotisation.

Concrètement, cela signifie que l’inopposabilité, pour reprendre l’expression du Professeur Morvan, constitue « une cause d’irresponsabilité miraculeuse » [3] de l’employeur, miracle toutefois limité puisque les effets de la décision d’inopposabilité pourront s’effacer dans l’hypothèse où le salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle aura vu reconnaître, devant la juridiction de sécurité sociale, l’existence d’un accident du travail et l’existence d’une faute inexcusable de son employeur à l’origine dudit accident ou de ladite maladie.

En effet, compte tenu de l’indépendance des rapports Caisse/assuré et Caisse/employeur, la décision (infirmative) de refus de prise en charge (fut-elle rendue par une juridiction) prise dans une instance à laquelle seuls l’employeur et la Caisse étaient parties, est inopposable au salarié dont la décision initiale de la Caisse ayant reconnu le caractère professionnel de l’accident ou de la maladie lui demeure acquise.

Fort de cette décision initiale de prise en charge, et quand bien même une juridiction aurait refusé le caractère professionnel de l’accident, on ne peut juridiquement exclure que le salarié saisisse le pôle social d’une action en reconnaissance de faute inexcusable et que, dans l’hypothèse où celle-ci est jugée fondée, la Caisse primaire fasse valoir son action récursoire à l’encontre de l’employeur et que celui-ci soit dès lors tenu au remboursement des sommes versées par l’organisme social au salarié victime ; ou quand l’inopposabilité ne peut être valablement opposée…

Par Fabien Roumeas

 

[1] Voir aussi Cass. soc., 26 mai 1994, n° 92-10.106 N° Lexbase : A0937ABC.

[2] V. notamment, pour une explication approfondie, P. Morvan, Droit de la protection sociale, LexisNexis, 12e éd., 2025, p. 116 et s.

[3] P. Morvan, ibidem, p. 164.


L’accident du travail survenu en séminaire

♦ CA Lyon, ch. sociale D, 6 mai 2025, RG n° 22/01386 N° Lexbase : A87020RQ

Mots-clefs : Faute inexcusable • accident du travail • séminaire • prestataire • obligation de sécurité • activité ludique

Solution : La responsabilité d’un employeur au titre d’une faute inexcusable peut être engagée, y compris lors d’une activité ludique organisée par un tiers, mais initiée par ses soins pendant un séminaire.

Portée : L’employeur se doit de respecter son obligation de sécurité en toute circonstance.


1. Il est maintenant acquis en jurisprudence qu’un salarié, victime d’un accident alors qu’il est en mission, bénéficie d’une protection accrue en matière de législation sur les risques professionnels.

Plus particulièrement, si l’employeur ne rapporte pas la preuve que le salarié a interrompu sa mission pour un motif personnel, tout accident survenu durant une mission sera qualifié d’accident du travail. Tel est le cas d’une salariée qui a été victime d’un accident de ski lors d’un séminaire organisé par son employeur [1].

Au-delà de la question de l’existence d’un accident du travail, peut se poser la question dans ce genre d’hypothèse de l’engagement de la responsabilité de l’employeur au titre d’une faute inexcusable.

Celle-ci est directement rattachée à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers ses salariés. Ainsi, le manquement à cette obligation « a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver » [2].

Telle était la problématique soulevée dans le cadre de l’arrêt commenté de la cour d’appel de Lyon.

2. Au cas d’espèce, il était question d’une salariée qui a été victime, le 26 janvier 2017, d’un accident alors qu’elle participait à une activité de course de luges lors d’un séminaire organisé par son employeur.

Cet accident a été pris en charge par la CPAM au titre de la législation professionnelle le 16 février suivant. Des suites de cet accident, la salariée a été en arrêt pendant plus de deux ans jusqu’à sa date de consolidation fixée au 21 février 2019.

Entre-temps, elle a saisi les juridictions de sécurité sociale aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur. La juridiction de première instance l’ayant débouté de cette demande, un appel a été interjeté de sa part.

3. Au cas présent, la cour d’appel de Lyon note que le caractère professionnel de l’accident n’est pas discuté par les parties qui divergent uniquement sur l’existence d’une faute inexcusable.

Après avoir rappelé la définition précitée d’une telle faute, la cour d’appel de Lyon précise que la charge de la preuve repose sur le salarié en la matière, sauf exception.

Ce dernier doit ainsi rapporter la preuve, d’une part, que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel il exposait ses salariés et, d’autre part, qu’il n’a pas pris les mesures de sécurité nécessaires en vue d’éviter ce risque.

À ce titre, la cour d’appel relève qu’il n’appartient pas à la salariée d’appeler en cause le prestataire de l’activité de luges, les juridictions de sécurité sociale étant incompétentes afin d’apprécier l’éventuel engagement de sa responsabilité.

En effet, l’accident de luge s’est produit lors d’un séminaire organisé par l’employeur au temps et au lieu du travail. Le caractère facultatif ou non de l’activité à l’origine de l’accident du travail est sans emport.

Ainsi, l’activité s’est produite dans un lieu choisi par l’employeur qui conservait un pouvoir de direction et de surveillance. Elle a également eu lieu avec l’assentiment de ce dernier et à sa demande.

Or, la cour d’appel de Lyon relève que l’employeur explique s’en être remis à l’organisation interne de l’établissement d’accueil et n’avoir pas eu la maîtrise de l’organisation.

Ce faisant, il admet n’avoir pas vérifié la sécurité de l’activité litigieuse proposée à ses salariés dans le cadre du séminaire organisé par ses soins.

Selon la cour, l’employeur fait ainsi l’aveu de l’absence de mesures prises pour assurer la sécurité de la salariée alors qu’il ne pouvait ignorer que l’activité en question présentait par définition un caractère intrinsèquement dangereux, s’agissant d’une course de luges organisée la nuit, sur une piste de ski gelée, sans aucun éclairage, ni sans protection particulière. Le risque de chute et de blessure dans le cadre de l’activité était ainsi parfaitement prévisible.

Il aurait dû évaluer les risques en amont et, le cas échéant, intervenir soit pour interdire l’activité, soit pour donner des consignes de sécurité dont il pouvait s’enquérir auprès du prestataire afin d’assurer la sécurité de sa salariée.

Ainsi, la cour d’appel retient l’existence d’une faute inexcusable et ordonne une expertise afin d’évaluer les préjudices de la salariée.

4. Cet arrêt vient illustrer le maintien de l’obligation légale de sécurité pesant sur l’employeur en toute circonstance. Ainsi, il convient d’assurer le respect de cette obligation légale, y compris lors d’une activité ludique organisée par ses soins.

À cet égard, il fait écho à une position récente de la Cour de cassation qui a précisé que « l’employeur ne peut s’affranchir de son obligation de sécurité par la conclusion d’un contrat prévoyant qu’un tiers assurera cette sécurité » [3].

Côté employeur, la morale de l’histoire serait de ne pas organiser, sur le temps de travail, de séminaires et ainsi éviter ce type de contentieux.

Par Florent Labrugere

 

[1] Cass. civ. 2, 21 juin 2018, n° 17-15.984, F-D N° Lexbase : A8548XTR.

[2] Cass. civ. 2, 8 octobre 2020, n° 18-25.021, FS-P+B+I N° Lexbase : A05513XP.

[3] Cass. civ. 2, 16 novembre 2023, n° 21-20.740, F-B N° Lexbase : A59011ZL.


La saga (silencieuse) de la minoration des droits à retraite complémentaire des micro-entrepreneurs

♦ CA Lyon, ch. sociale D, 22 avril 2025, RG n° 24/03160 N° Lexbase : A94230NC

Mots-clefs : micro-entrepreneur • profession libérale non réglementée • retraite complémentaire • relevé de situation individuelle • finances sociales • responsabilité

Solution : La cour d’appel de Lyon condamne la Cipav à rectifier le nombre de points de retraite complémentaire d’un micro-entrepreneur profession libérale en raison d’une erreur de l’organisme dans la formule de calcul des points de retraite complémentaire sur les périodes litigieuses. La cour rejette néanmoins les demandes de dommages et intérêts sollicitées par le micro-entrepreneur. 

Portée : L’arrêt de la cour d’appel de Lyon n’a rien d’exceptionnel. Il s’inscrit dans la droite lignée de la Cour de cassation qui a déjà tranché le litige soumis à la cour d’appel [1]. Celle-là même a déjà été saisie à plusieurs reprises en janvier 2025 [2] et plusieurs arrêts ont été rendus le 25 avril 2025 [3]. Néanmoins, l’arrêt mérite d’être mis en lumière compte tenu de la persistance d’un litige qui aurait pu (ou dû) conduire à des régularisations spontanées. En toile de fond de cette saga, c’est un conflit entre exigences d’équilibre des finances sociales et droits des assurés qui se joue et mériterait une étude plus approfondie.


Une conseillère en relation publique, affiliée à la caisse interprofessionnelle de prévoyance et d’assurance vieillesse (Cipav), a opté pour l’exercice de son activité sous le régime micro-social [4]. Cette assurée a sollicité de la Cipav son relevé de situation individuelle [5]. Ce relevé consigne les droits à retraite constitués au cours de la carrière. L’assurée a saisi la commission de recours amiable de la Cipav aux fins de rectification de ce relevé.

De ce recours est née une première difficulté. En effet, la commission de recours amiable a considéré que la contestation était irrecevable. La transmission du relevé ne constituerait pas une décision d’un organisme de sécurité sociale susceptible de recours. Sur requête de l’assurée, le pôle social du tribunal judiciaire de Lyon a déclaré recevable l’action de l’assurée et condamné la Cipav à rectifier les droits de cette dernière. La Cipav interjette appel de ce jugement dans sa totalité.

À l’appui de la jurisprudence de la Cour de cassation [6], la cour d’appel estime qu’un relevé est susceptible d’être contesté, sous réserve qu’il fasse état de la constitution de droits ou de l’absence de droits. Il en va différemment lorsque le relevé fait explicitement mention de données indisponibles [7]. Dans ce cas, une réclamation auprès de l’organisme est un préalable obligatoire pour obtenir une décision contestable. En l’espèce, l’assurée contestait la minoration de droits inscrits sur le relevé. Le recours est recevable.

Le fond du litige portait à la fois sur l’assiette du revenu à retenir pour les points de retraite de base [8] et la formule de calcul des points de retraite complémentaire des micro-entrepreneurs professions libérales [9]. Seule la question des droits à retraite complémentaire nous intéressera.

Le régime social des micro-entrepreneurs était, jusqu’en 2016 [10], constitué d’une part de cotisations forfaitaires [11] et, d’autre part, d’une compensation de l’État [12]. Cette compensation était déterminée selon la différence entre le montant de cotisations acquittées par le micro-entrepreneur et « la plus faible cotisation non nulle » qu’il aurait payée selon le droit commun des professions libérales. Selon les statuts de la Cipav, le travailleur indépendant de droit commun pouvait bénéficier, sur demande expresse, d’une réduction de ses cotisations [13]. C’est sur cette base qu’étaient fixés les droits du micro-entrepreneur. Ce faisant, plus la cotisation de droit commun retenue est faible, plus le différentiel de l’État est faible : économie pour l’État, réduction des droits pour le micro-entrepreneur [14]. Par ailleurs, la Cipav, comme en l’espèce, considérait que les revenus du micro-entrepreneur devaient être appréciés par application d’un abattement sur le chiffre d’affaires [15]. Là encore, une minoration du chiffre d’affaires sur lequel s’applique la cotisation forfaitaire entraîne nécessairement une minoration des droits ouverts.

Après le 1er janvier 2016, la Cipav indique que le nombre de points de retraite complémentaire attribués devait respecter un « principe de proportionnalité des droits aux cotisations versées ». En vertu de ce principe, le nombre de points de retraite complémentaire doit être proportionnel au montant des cotisations effectivement payées par le micro-entrepreneur.

La cour d’appel de Lyon rejette en bloc l’argumentation de la Cipav. Pour apprécier les droits à retraite complémentaire, seuls les textes relatifs au calcul des droits des micro-entrepreneurs, dérogatoires du droit commun, sont applicables [16]. La Cour écarte ainsi l’existence d’un principe de proportionnalité des droits à retraite, car sans fondement textuel ni jurisprudentiel. De même, et malgré une rédaction qui laisserait croire – à tort – à l’inopposabilité des statuts de la Cipav à ses adhérents [17], la Cour précise que les statuts ne peuvent ajouter à la loi ou au règlement [18] et qu’ils ne sauraient instituer ce principe de proportionnalité.

Dans ces conditions, seuls l’article 2 du décret n° 79-262 du 21 mars 1979 N° Lexbase : L3565MYP et l’article L133-6-8 devenu l’article L613-7 du CSS N° Lexbase : L8999MKI, dans leur rédaction en vigueur, s’appliquent : le nombre de points de retraite complémentaire est déterminé en fonction de la classe de cotisations à laquelle est assujetti le micro-entrepreneur, laquelle est fixée selon le chiffre d’affaires pris dans sa totalité sans abattement. L’assurée bénéficie donc d’une hausse de ses points de retraite complémentaire.

Quelques centaines de décisions ont condamné la Cipav à recalculer les droits à retraite complémentaire des micro-entrepreneurs conduisant la Cour des comptes à préciser que « le nombre de litiges en cours et les conséquences financières pour la caisse sont, à ce stade, limités, mais cette jurisprudence pourrait être appliquée à un plus grand nombre de dossiers » [19].

La cour d’appel de Lyon a en l’espèce protégé les finances de la Cipav en rejetant les demandes de dommages et intérêts sollicitées. En effet, si les organismes de sécurité sociale sont susceptibles d’engager leur responsabilité délictuelle, encore faut-il apporter la preuve d’une faute et d’un préjudice. La cour d’appel de Lyon considère qu’une application erronée d’un texte ne saurait revêtir un caractère fautif et que la preuve d’un préjudice moral n’était en tout état de cause pas rapportée. De même, elle considère que l’exercice d’une action en justice est un droit et ne peut constituer un abus qu’en cas de malice, de mauvaise foi ou d’erreur grossière.

Néanmoins, cette position est contestable. La combinaison d’une position jurisprudentielle stable depuis 2020, de plusieurs alertes de la part de la Cour des comptes [20] et du Défenseur des droits [21], ainsi que l’absence de volonté de régularisation spontanée par la Cipav, pourtant dans un rapport de force inégal avec les micro-entrepreneurs, ne pourrait-elle pas conduire à reconnaître une faute de la Cipav ? C’est ce qu’a retenu notamment la cour d’appel d’Aix-en-Provence en condamnant la Cipav à réparer un préjudice moral à hauteur de 2 000 euros compte tenu des démarches juridiques que l’assuré a été contraint d’effectuer [22].

Par Gauthier Lacroix

 

[1] Cass. civ. 2, 23 janvier 2020, n° 18-15.542, inédit ; FR 9/20 inf. 11 ; JCP E, n° 46, 2020, 1462, chron. A. Bugada

[2] CA Lyon, 28 janvier 2025, n° 22/08642 N° Lexbase : A781809G, n° 22/08675 N° Lexbase : A586209Y, n° 22/08643 N° Lexbase : A577609S.

[3] CA Lyon, 22 avril 2025, n° 22/06300 N° Lexbase : A95780N3, n° 24/03158 N° Lexbase : A95700NR, n° 22/06301 N° Lexbase : A97270NL

[4] CSS, art. L133-6-8 (anc.) devenu art. L613-7 N° Lexbase : L8999MKI.

[5] CSS, art. L161-17 N° Lexbase : L4668MHD.

[6] Cass. civ. 2, 11 octobre 2018, n° 17-25.956, F-P+B N° Lexbase : A3329YGE ; Cass. civ. 2, 1er décembre 2022, n° 21-12.784, F-D N° Lexbase : A40448X3

[7] CA Lyon, 28 janvier 2025, n° 22/08674 N° Lexbase : A575509Z, n° 22/08642 N° Lexbase : A781809G

[8] CSS, art. L643-1 et s N° Lexbase : L1486IG7 ; art. D643-1 et s. N° Lexbase : L0251MNM

[9] CSS, art. L644-1 et s. N° Lexbase : L8822LKX

[10] Loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises N° Lexbase : L6188MSY ; le régime a par ailleurs régulièrement évolué jusqu’à aujourd’hui.

[11] Décret n° 79-262 du 21 mars 1979, art. 2 N° Lexbase : L3565MYP ; CSS, art. L133-6-8 (devenu L613-7 N° Lexbase : L8999MKI).

[12] En application de l’article R133-30-10 du Code de la sécurité sociale, le mécanisme de compensation prévu en cas de réduction de cotisation prévue à l’article L131-7 du même code N° Lexbase : L7808M8P était applicable au régime micro-social.

[13] Statuts de la Cipav, art. 3.12 (aujourd’hui supprimé des statuts).

[14] Cour des comptes, Rapport public annuel, 2014, spéc., p. 271.

[15] CGI, art. 102 ter N° Lexbase : L8056MHT.

[16] Cass. civ. 2, 23 janvier 2020, n° 18-15.542, inédit, F-D N° Lexbase : A60763CZ ; FR 9/20 inf. 11 ; JCP E, n° 46, 2020, 1462, chron. A. Bugada.

[17] Les statuts sont opposables aux adhérents compte tenu notamment de leur approbation par le ministre chargé de la sécurité sociale (CSS, art. L641-5 N° Lexbase : L2717IZN). Pour un exemple : Cass. civ. 2, 12 novembre 2020, n° 19-11.149, F-P+B+I N° Lexbase : A5140347 ; Laïla Bedja, [Brèves] Compétence du juge de la Sécurité sociale pour se prononcer sur une irrégularité de procédure suivie pour l’application d’une pénalité, Lexbase Social, 19 novembre 2020, n° 844 N° Lexbase : N5300BYX

[18] Pour un exemple : Cass. civ. 2, 21 septembre 2017 n° 16-22.220, F-P+B+I N° Lexbase : A7660WSI ; Laïla Bedja, [Brèves] Caractère obligatoire de la cotisation pour le financement du régime d'assurance invalidité-décès et absence de dérogation possible par statuts, Lexbase Social, 28 septembre 2017, n°713 N° Lexbase : N0315BXX.

[19] Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financements de la sécurité sociale, 2024, p. 400 : Environ de deux cents à ce stade. Près de quatre-vingts décisions défavorables à la caisse ont été exécutées en 2023. La Cour évalue ces décisions à montant cumulé d’environ 55 000 €.

[20] Cour des comptes, Rapport public annuel, 2014, spéc., p. 271 ; Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financements de la sécurité sociale, 2024, spéc., p. 400.

[21] Décision 2019-062 du 18 mars 2019 relative à la comptabilisation des points de retraite complémentaire des personnes ayant exercé une activité libérale sous le statut de l’auto-entrepreneur.

[22] CA Aix-en-Provence, 25 janvier 2025, RG n° 22/09264 ; ég. CA Orléans 23 janvier 2024, n° 22/02725 (faute mais pas de préjudice).

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