Cahiers Louis Josserand n°4 du 11 janvier 2024

Cahiers Louis Josserand - Édition n°4

Actualité

[Evénement] Retour sur… le colloque « Réforme des retraites : impacts, objectifs et perspectives », du 28 septembre 2023

Lecture: 4 min

N7896BZH

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par Jessica Attali-Colas (dir.), Maître de conférences au centre de droit de la famille, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 09 Janvier 2024

Colloque organisé le 28 septembre 2023 au Campus des Quais, Lyon.


 

La réforme des retraites a été promulguée le 15 avril dernier (loi n° 2023-270, du 14 avril 2023 de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023 N° Lexbase : L4410MHS). Au regard des vives mobilisations qu’elle a engendrées, elle a été au cœur de l’actualité pendant près de quatre mois. Pour rappel, cette réforme fait suite à un projet qui ambitionnait de créer un régime de retraite universel qui n’a pas abouti à cause de la Covid-19. La réforme adoptée est bien loin de ce projet de réforme systémique. Nous avons ici à faire à une réforme paramétrique classique qui présente néanmoins des aspects originaux. D’une part, si de façon générale, toutes les réformes des retraites génèrent un fort mécontentement, celle-ci a suscité un émoi considérable qui a trouvé un écho dans une bonne partie de la sphère politique. D’autre part, c’est la première fois qu’une réforme des retraites prend la forme d’une loi de financement rectificative avec les conséquences procédurales que cela implique.

Il a semblé indispensable de faire un point sur les principales mesures mises en place, leurs impacts pratiques et discuter autour des objectifs que la réforme entend poursuivre. L’étude des retraites ne peut se passer de l’appréhension et de la compréhension du contexte économique qui les entoure. Voilà pourquoi réunir à la fois des universitaires et des professionnels spécialistes des retraites, des juristes, des économistes et des actuaires a été une évidence. La date retenue pour la manifestation, le 28 septembre 2023 a été savamment choisie. La majorité des dispositions de la réforme sont en effet entrées en vigueur le 1er septembre. Par ailleurs, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024 a été diffusé la veille. Ce projet envisage de parachever la réforme des retraites (financement des régimes spéciaux voués à disparaître, suppression du transfert prévu en 2024 aux Urssaf du recouvrement des cotisations dues à l’Agirc-Arrco, etc.) ce qui a permis de nourrir et éclairer les discussions.

Les modalités d’application de la réforme ont d’abord été exposées durant la matinée. Antoine Philippon est revenu sur le caractère atypique de cette dernière, en sa forme et son fond. Sauf exception, l’âge de départ à la retraite a été reporté de 62 ans à 64 ans et l’application de la réforme Touraine a été accélérée. José Rodrigues et Gaëtan Amoros de CIRDIS Retraite ont exposé ces mesures. Parce que reporter l’âge de départ à la retraite sans se préoccuper des transitions vie professionnelle/retraite ne mène à rien – ou si peu –, Christophe Willmann a présenté les mécanismes mobilisés au titre des politiques de vieillissement actif. Comme une réminiscence du projet de 2019, peut-être pour satisfaire ceux qui y étaient favorables, la réforme prévoit la fin de certains régimes spéciaux. Jessica Attali-Colas est revenue sur cette mesure pour discuter de son effectivité. Christine Bidaud a ensuite traité de l’impact de la réforme sur les familles en renforçant encore notamment le soutien à la parentalité, de cette question. Enfin, Olivier Anfray a abordé la réforme sous un angle original et en mouvance puisqu’il s’est intéressé à son impact sur la protection sociale complémentaire.

L’après-midi, deux tables rondes ont été organisées. Il ressort ensuite du projet, des communiqués de presse et du dossier législatif, que cette réforme poursuit deux objectifs. Le premier est la pérennisation du financement des retraites. Nos retraites de base reposent sur un système en répartition. Un équilibre durable entre recettes et dépenses doit être trouvé. C’est principalement cet aspect qui fonde les grandes réformes entreprises depuis les années 1990 et qui justifient leur caractère régressif. La présente réforme ne fait pas exception. Pour autant, les mesures qu’elle prévoit permettent-elles réellement d’atteindre cet objectif ? C’est la question qui a été posée à Françoise Kleinbauer, Nicolas Marques et Bastien Urbain tous spécialisés dans le financement des retraites. Pierre Chaperon a animé leurs échanges.

Le second objectif affiché de la réforme est de garantir une équité entre tous les travailleurs tout en renforçant les mesures de solidarité. Mais là encore, on peut se demander si la réforme, et notamment les mécanismes de solidarité qu’elle met en place, permet d’instaurer une véritable équité entre tous les travailleurs. Dominique Asquinazi-Bailleux et Vincent Roulet ont débattu de cette question au regard de leur domaine de compétences respectif dans une seconde table ronde. Leurs échanges ont été animés par Jessica Attali-Colas.

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[Agenda] Cahiers Louis Josserand : agenda des manifestations scientifiques de décembre 2023 à juin 2024

Lecture: 1 min

N7894BZE

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par Équipe de recherche Louis Josserand

Le 09 Janvier 2024

DÉCEMBRE 2023

  • 1er décembre 2023

Colloque « La franchise participative »

Dir. scientifique : Adrien Bézert

  • 7 décembre 2023 

Conférence « Du légiste au médecin-conseil des blessés : 70 ans de carrière »

Dir. scientifique : Patrick Mistretta

  • 11 décembre 2023

Colloque « Audience de règlement amiable et césure du procès civil : comment s’approprier les nouveaux outils procéduraux »

Dir. scientifique : Thibault Goujon-Béthan

  • 20 décembre 2023

Colloque « Concurrence et ligues sportives »

Dir. scientifique : Jean-Christophe Roda

JANVIER-JUIN 2024

 

  • 8 mars 2024

Colloque « La fiche qualité des sportifs dans un cadre international »

Dir. scientifique : Laurent Chesneau

  • 15 mars 2024

Colloque « La Compliance »

Dir. Scientifique : Jean-Christophe Roda

  • 29 mars 2024

Colloque « La mort dans tous ses états et le droit »

Dir. scientifique : Patrick Mistretta en partenariat avec l’association du Master 2 Droit Pénal Fondamental

  • 4 et 5 avril 2024

Colloque « Les journées Louis Josserand »

Dir. scientifique : Benjamin Ménard

  • 14 juin 2023

Colloque « Animal et Contrats »

Dir. scientifique : Thibault Goujon-Béthan

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[Evénement] Retour sur… le colloque « Regards croisés sur l’actualité du droit de la famille », du 19 octobre 2023

Lecture: 6 min

N7914BZ7

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par Blandine Mallet Bricout, Professeure des universités, AGSE Cour de cassation

Le 09 Janvier 2024

Colloque sous la direction scientifique de : Blandine Mallet‑Bricout, Professeure des universités, AGSE Cour de cassation ; Hugues Fulchiron, Professeur des universités ; Christine Bidaud, Professeure des universités, co‑directrice de l’Équipe Louis Josserand, organisé le 19 octobre 2023.


 

Ce colloque s’inscrit dans le cadre d’un partenariat créé entre l’Équipe de recherche Louis Josserand et le groupe québécois de l’Association Henri Capitant des amis de la culture juridique française. Il s’agit de la cinquième manifestation organisée depuis 2012, alternativement à Lyon et au Québec, sur des thèmes diversifiés, plus particulièrement en droit privé (mais sans être exclusive).

Cette année, le droit de la famille était à l’honneur, ce qui ne surprend pas au regard des profonds bouleversements que connaît la matière depuis une vingtaine d’années, aussi bien en France qu’au Québec, sous la poussée des progrès de la science ainsi que des évolutions des notions de couple et de famille. Le droit québécois est en effet en pleine reconstruction dans ce domaine, deux lois importantes étant récemment entrées en vigueur, la loi du 2 juin 2022 (LQ 2022, c 22), portant sur la réforme du droit de la famille en matière de filiation,  qui a notamment modifié le Code civil du Québec « en matière de droits de la personnalité et d’état civil » (elle s’intéresse en particulier aux droits des personnes trans et non binaires), puis la loi du 6 juin 2023 (LQ 2023, c 13), relative notamment à la filiation, ainsi qu’aux « droits des mères porteuses et des enfants issus d’un projet de grossesse pour autrui ». Un second volet de la réforme du droit de la famille est attendu au Québec, qui portera sur la parentalité. Quant au droit français de la famille, il a connu de nombreuses évolutions depuis le début des années 2000, à travers des textes de loi ou de jurisprudence, et encore récemment le législateur a opéré des modifications ponctuelles dans la loi n° 2021‑1017 du 2 août 2021, relative à la bioéthique N° Lexbase : L4001L7C, en autorisant notamment l’accès à la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes.

Cette journée de réflexion franco‑québécoise a permis de croiser ces évolutions juridiques, l’approche comparative étant particulièrement précieuse en ce qu’elle force à sortir des schémas de pensée habituels, alors même que les questions qui se posent sont, assez logiquement, les mêmes ou similaires dans les deux droits.

Parmi les nombreuses questions actuellement en débat, en France et au Québec, ont été retenues pour cette journée bilatérale trois grandes problématiques.

Le premier panel, réunissant les professeurs Solange Becqué‑Ickowicz (Université de Montpellier), Hugues Fulchiron (Université Lyon 3) et Andréanne Malacket (Université de Sherbrooke), s’est intéressé aux fondements de la filiation, entre la biologie, le vécu et la volonté individuelle, ce qui a permis de mettre au jour un questionnement profond sur le renouvellement de ces fondements et la difficulté que rencontrent le législateur et le juge (régulièrement saisi de questions inédites) pour établir une cohérence d’ensemble. Des pistes ont été envisagées, telles que celle d’une reconstruction de l’ensemble du droit de la filiation à partir du concept de « projet parental » (donc de la volonté individuelle ou partagée au sein d’un couple), ou encore celle d’un nouveau modèle combinant les différents fondements de la filiation autour de la notion d’engagement. Un débat nourri a ensuite eu lieu entre les membres du panel et le public sur la convention de mère porteuse tout récemment introduite dans le droit québécois, qui soulève nombre de questions aussi bien théoriques que pratiques.  

Le second panel a réuni les professeurs Johanne Clouet (UdeM, Montréal), Philippe Guez (Université de Nanterre) et Guillaume Kessler (Université de Savoie), autour des concepts modernes de pluriparenté (hypothèse de l’établissement de plus de deux liens de filiation) et de pluriparentalité (hypothèse dans laquelle plusieurs personnes tiennent un rôle parental). Sur la pluriparenté, pour l’heure non reconnue en France, M. Kessler s’est intéressé au droit comparé (USA, Cuba, Canada), certains États proposant des modèles ex‑post ou ex‑ante. Au Québec, Mme Clouet a exposé que la reconnaissance de la pluriparenté est actuellement en débat, dans le cadre d’un contentieux spécifique porté devant les hautes juridictions de cette province. À propos de la pluriparentalité, M. Guez a évoqué la figure juridique de la délégation‑partage de l’autorité parentale, et notamment la jurisprudence récente de la Cour de cassation sur le « Faamou » utilisé comme préalable à l’adoption en Polynésie française. Les discussions se sont poursuivies autour des conséquences pratiques de la pluriparenté et de la pluriparentalité, sur lesquelles on commence à réfléchir en France ; Me Thouret (Avocat), notamment, a exposé un exemple de contentieux portant sur une « convention de coparentalité » conclue entre deux femmes mariées et un homme.

L’après‑midi du colloque a ensuite été consacré aux questions liées à l’identité. En premier lieu, la transition légale de genre a été abordée par les professeurs Christine Bidaud (Université Lyon 3), Louise Langevin (Université Laval), et Benjamin Moron‑Puech (Université Lyon 2), qui ont croisé les regards français et québécois à partir d’une série de questions : l’identification des caractéristiques sexuées et du genre, la pertinence de retenir ces informations dans des documents officiels, le rôle de la société civile pour faire évoluer le droit sur ces questions, l’influence de la Cour européenne des droits de l’Homme, les spécificités concernant les peuples autochtones (en Nouvelle‑Calédonie), la procédure de changement de « mention du sexe », outre l’évocation d’intéressantes statistiques en ce domaine.

Dans un second temps, un dernier panel composé des professeurs Michelle Giroux (Université d’Ottawa) et Fabien Marchadier (Université de Poitiers), ainsi que de Mme Claire Brunerie (doctorante, Université Lyon 3), s’est intéressé à la problématique de l’accès aux origines, en revenant sur l’historique de la jurisprudence européenne et du droit québécois sur ce sujet, puis en évoquant plusieurs questions actuelles, notamment la différence de traitement juridique du secret des origines en France (aucune obligation d’informer l’enfant) et au Québec (principe de transparence depuis 2016, en matière d’adoption et de don de gamètes). Les procédures applicables pour répondre aux demandes de connaissance de ses origines ont par ailleurs été exposées, ainsi que les enjeux de sites internet tels que MyHéritage (qui propose aux particuliers de réaliser des tests génétiques puis de croiser les données recueillies).

Une table ronde finale a permis de clôturer cette journée extrêmement riche avec les réactions de professionnels du droit sur les sujets abordés. Ainsi, les deux Présidentes de chambre de droit de la famille à la cour d’appel de Lyon, Mmes Bordenave et Dumurgier, Me Courtiade (Notaire) et Me Thouret (Avocat), ont pu mettre en lumière leurs expériences pratique, sous la modération de M. Richard Vessaud (Docteur en droit, Lyon 3).

La publication des actes du colloque en 2024 est à l’étude.

Par Blandine Mallet‑Bricout

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[Evénement] Retour sur… le colloque « La fraude fiscale en France, en Europe et à l’international (y compris les nouvelles technologies) », du 5 mai 2023

Lecture: 5 min

N7879BZT

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par Georges Cavalier (dir.), Maître de conférences HDR du Centre de droit de l'entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 09 Janvier 2024

Colloque organisé le 5 mai 2023, en partenariat avec les éditions Larcier-Bruylant et la Revue européenne et internationale de droit fiscal.


Le 5 mai 2023, l’Équipe de recherche Louis Josserand et le Centre de droit de l’entreprise ont organisé (mode hybride), en partenariat notamment avec les éditions Larcier-Bruylant, un colloque international ayant pour thème « La fraude fiscale en France, en Europe et à l’international – Contradictions, efficacité et nouvelles technologies », et visant à « identifier les problèmes persistants dont souffre encore la lutte contre la fraude fiscale en France, en Europe et à l’international pour suggérer des pistes d’amélioration, notamment grâce aux nouvelles technologies ». 

Jean-Luc Pierre, Alexis Bavitot, Pablo Guédon, et Georges Cavalier, membres de l’Équipe, ont notamment participé à ce colloque, avec d’autres collègues de notre Faculté (Lukasz Stankiewicz, Benjamin Ricou).

Le colloque a réuni cent soixante participants (dont de nombreux étudiants) venants de France, d’Allemagne, d’Autriche, du Brésil, du Canada, du Cameroun, des États-Unis d’Amérique, d’Irlande, d’Italie, du Maroc, de Suisse, etc.

Le colloque a été ouvert par un discours de bienvenue du Doyen Olivier Gout et du Professeur Jean-Christophe Roda (Directeur du Centre de droit des affaires), ainsi que du Professeur Thierry Lambert (Directeur de la Revue internationale et européenne de droit fiscal – éditions Larcier-Bruylant, où seront publiées les contributions – numéro 2/2023).

Les différents participants au symposium ont formulé plusieurs propositions qui pourraient être mises en œuvre notamment au niveau de l’Union européenne, par exemple afin de trouver un équilibre entre la protection du secret professionnel de l’avocat et son utilisation abusive en matière fiscale, ou la mise en place d’un système coordonné de retenues à la source remboursables à percevoir par l’Union européenne, mais aussi par les États-Unis et le Japon. Le colloque a mis l’accent sur les nouvelles technologies, qui devraient compléter et non supplanter les interventions humaines.

Plus spécifiquement, le programme du colloque formulait une première hypothèse de tendances contradictoires qui méritait d’être vérifiée. En effet, et en raisonnant de manière structuraliste, l’effort n’a pas été vain car il a permis de mettre à jour des oppositions (opposition axiologique, relative à l’objet de l’étude d’abord, opposition entre le droit commun et le droit spécial, opposition (voire conflit ?) de règles, entre notamment celles ayant pour objectif de lutter contre la fraude et celles visant à assurer le secret professionnel de l’avocat).  Ainsi, au sein des tendances contradictoires dont le colloque avait l’intuition, on peut relever une évolution ; sur la notion même de fraude fiscale qui semble maintenant toucher ce qui était encore hier légal : l’évasion fiscale. Les évolutions vers la pénalisation ne se font pas sans mettre sous tension les principes classiques du droit pénal, mais également de procédure, qu’elle soit pénale ou régissant l’activité d’avocat (CESDH, art. 8 N° Lexbase : L4798AQR ; Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 7 N° Lexbase : L0230LGM). Ces tendances contradictoires confirmées, il convenait de vérifier l’efficacité des textes.

L’efficacité des textes méritait d’être formulée en tant que deuxième hypothèse, en même temps qu’elle fait naître une nouvelle opposition visant les asymétries, entre des textes qui se superposent pour lutter contre la fraude, et une efficacité relative, sans compter que « les objectifs de clarté du droit fiscal et de sécurité juridique pour le contribuable en sortent quant à eux quelque peu malmenés ». L’autre branche de l’asymétrie est identifiée à travers un fractionnement de l’Instrument multilatéral qui réduit l’efficacité de ce texte, même s’il trouve opportunément dans les Directives européennes un autre véhicule normatif pour atteindre les législations nationales : ceci pointe vers une cinquième opposition entre cette harmonisation, et une simple coordination. Aux États-Unis, voire au Japon, le système coordonné de retenue à la source remboursable est une possible conclusion de ce colloque. Il est tout aussi simple que révolutionnaire, dans son sens initial de tourner sur lui-même. Simple, car il aurait l’avantage de réduire les coûts énormes de compliance imposés aux banques soumises au régime actuel d’échange de renseignement. Mais surtout révolutionnaire, car il inverserait la préférence traditionnelle en imposant le revenu actif principalement dans l’État de résidence et le revenu passif principalement dans l’État de la source.  Cette coordination de retenue à la source n’est pas encore de mise, car on lui préfère aujourd’hui l’échange de renseignements.

En conclusion intermédiaire, les évolutions les plus spectaculaires proviennent sans doute des juges, car les textes, même efficaces, sont toujours perfectibles, même si une opposition naît entre la divergence des juges (par exemple dans l’appréciation du bénéficiaire effectif) et au contraire une convergence entre les juridictions (le Conseil d’État et la Cour de justice de l’Union européenne convergent dans les logiques d’interprétation de la notion de montage artificiel). Cette complémentarité ou cette collaboration, peut-elle aussi être technologique ? Parmi les possibles visions politiques de ce que devrait être le contrôle fiscal, l’utilisation de l’intelligence artificielle et celle du data mining seraient en elles-mêmes inefficaces : ces outils devraient compléter et non supplanter les moyens humains. C’est donc une démarche « symbiotique », à l’opposé d’une attitude conflictuelle, qu’il conviendrait d’adopter, par exemple via l’utilisation de la blockchain.

Au terme de cette recherche collective, l’évolution de la fraude fiscale dans cette triple perspective française, européenne, et internationale semble considérable. Plus éloignés de la conception formelle du droit, le législateur, les juges, la technologie, et les savants en France et hors de France participent à mettre à jour cette transformation qui affecte l’objet d’étude : la fraude fiscale. Tout cela est assez réjouissant, mais une inquiétude mérite d’être partagée : ces oppositions affectent la sécurité des contribuables. Ce questionnement est particulièrement prégnant en matière de fraude fiscale qui mobilise la matière pénale et reste encore très attachée au principe de légalité. C’est peut-être aussi le signe que les juristes fiscalistes n’ont plus le monopole du droit fiscal, et qu’ils ont besoin d’autres disciplines – économiques, technologiques, philosophiques – pour rendre compte de l’objet de leurs discours.

newsid:487879

Affaires

[Chronique] Droit des affaires

Lecture: 38 min

N7891BZB

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par Julien Muller, Doctorant, centre de droit de l’entreprise, Jordi Mvitu Muaka, Doctorant, centre de droit de l’entreprise et Cécile Granier, Maître de conférences, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 09 Janvier 2024

Sommaire : 

Bénéfice de subrogation et abstention du créancier de solliciter l’attribution judiciaire du bien gagé : l’appréciation du préjudice subi par la caution

  • CA Lyon, 3e ch., sect. A., 28 septembre 2023, n° 22/01138

L’assouplissement constant des conditions de réparation d’un acte de concurrence déloyale

  • CA Lyon, 1re ch. civ. A, 3 août 2023, n° 19/05630 ; CA Lyon, 3e ch. A, 7 septembre 2023, n° 20/04756

Les risques pour l’expert-comptable en l’absence de lettre de mission

  • CA Lyon, 3e ch., sect. A, 8 juin 2023, n° 19/04838

Quand la mise en demeure vire à la faute

  • CA Lyon, 3e ch., sect. A, 29 juin 2023, n° 20/01435

 

Bénéfice de subrogation et abstention du créancier de solliciter l’attribution judiciaire du bien gagé : l’appréciation du préjudice subi par la caution

 

♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A., 28 septembre 2023, n° 22/01138 N° Lexbase : A97241IY

Mots-clés : cautionnement • gage sans dépossession • bénéfice de subrogation • attribution judiciaire • liquidation judiciaire • préjudice de la caution

Solution : si le créancier qui n’a pas sollicité l’attribution judiciaire du bien gagé commet une faute à l’égard de la caution au sens de l’article 2314 du Code civil N° Lexbase : L0178L84, cette dernière ne peut être déchargée que si cette faute lui a causé un préjudice. Or la cour d’appel relève que la caution ne communique aucun élément de nature à établir qu’en cas d’attribution judiciaire des accessoires gagés puis de vente par ses soins, la banque aurait perçu une somme supérieure à celle qui lui a été attribuée par le liquidateur à la suite de la vente aux enchères.

Portée : pour conclure à l’absence de préjudice subi par la caution, la cour d’appel de Lyon prend en considération le fait qu’elle ne démontre pas que le créancier gagiste aurait pu espérer obtenir une somme supérieure à celle obtenue lors de la vente aux enchères en vendant le bien postérieurement à son attribution en pleine propriété.


Sur le fondement de l’article 2314 du Code civil N° Lexbase : L0178L84, la caution peut prétendre à être déchargée de tout ou partie de son engagement lorsque le créancier, par sa faute, a perdu un droit préférentiel ou exclusif dont elle aurait pu profiter lors de son recours subrogatoire. Si ce moyen de défense était initialement limité au fait que le créancier se devait de conserver les autres sûretés dont il bénéficiait et dont pouvait légitimement espérer bénéficier la caution, la jurisprudence en a ensuite considérablement élargi le domaine. Dans ce cadre, il a notamment été admis que la caution puisse reprocher au créancier, également titulaire d’une sûreté réelle, de ne pas avoir sollicité l’attribution judiciaire du bien grevé [1]. Cette solution, particulièrement controversée en ce qu’elle conduit à imposer au créancier le choix du mode de réalisation de sa sûreté, a toutefois été opportunément abandonnée par l’ordonnance du 15 septembre 2021. Il reste que l’ancienne solution demeure applicable aux cautionnements conclus avant le 1er janvier 2022, comme l’illustre l’arrêt rendu le 28 septembre 2023 par la cour d’appel de Lyon. 

En l’espèce, une banque a consenti un prêt à une société afin de financer l’acquisition d’accessoires d’un engin de chantier. Ce concours était garanti par un engagement de caution du dirigeant de la société emprunteuse, ainsi que par un gage sans dépossession portant sur les équipements financés. La société emprunteuse a ensuite fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire. Après que le juge-commissaire a autorisé la vente aux enchères des biens meubles de la société, la banque assigna la caution en paiement. En défense, la caution opposa au créancier le fait qu’il n’avait pas sollicité l’attribution judiciaire du bien gagé. Une telle abstention devant entraîner, selon elle, sa libération sur le fondement de l’article 2314 du Code civil N° Lexbase : L0178L84. La juridiction de première instance fit prévaloir l’argument de la caution. La banque interjeta appel. Elle considérait, d’une part, qu’elle n’avait commis aucune faute, dès lors qu’elle se trouvait privée de son droit de poursuite individuelle au profit du liquidateur. D’autre part, elle soutenait que la caution n’avait subi aucun préjudice du fait de l’absence d’attribution du bien grevé. Par un arrêt du 28 septembre 2023, la cour d’appel de Lyon infirma le jugement de première instance. Si les conseillers lyonnais ont considéré que la faute du créancier était bien caractérisée en n’exerçant pas sa faculté de demander l’attribution du bien, le préjudice de la caution faisait, en revanche, défaut.

Dans cet arrêt, la perte d’un droit préférentiel ou exclusif est bien caractérisée, puisqu’il est reproché au créancier de ne pas avoir sollicité l’attribution judiciaire du gage. Le fait du créancier est également parfaitement caractérisé par la cour d’appel. Le créancier ayant la possibilité de demander l’attribution du gage en liquidation judiciaire [2], il ne saurait rationnellement se prévaloir de la suspension de son droit de poursuite individuelle pour démontrer qu’il n’a commis aucune faute. Si ces deux premières conditions ne posaient donc pas de difficulté particulière et n’appellent guère plus de commentaires, il n’en est pas de même en ce qui concerne la question du préjudice de la caution.

Le choix opéré par le créancier quant au mode de réalisation de sa sûreté a une incidence directe sur la situation de la caution, car plus la technique choisie est efficace, plus le montant pour lequel la caution risque ensuite d’être appelée en paiement est limité [3]. Ainsi, en présence de créanciers concurrents mieux classés, la caution risque de subir directement le choix du créancier de réaliser sa sûreté par la procédure d’adjudication [4]. Dans ce cas, la caution peut se plaindre qu’elle aurait pu être libérée davantage si le créancier avait préféré solliciter l’attribution du bien, ce dernier mode de réalisation permettant de faire échec aux prétentions des créanciers privilégiés dépourvus de droit de suite [5]. La solution est néanmoins différente en liquidation judiciaire, dès lors que le créancier bénéficie également d’un droit de rétention. Dans cette hypothèse, la caution ne peut reprocher au créancier de ne pas avoir sollicité l’attribution judiciaire du bien, le droit de rétention se reportant sur le prix de vente obtenu par le liquidateur [6]. Une telle solution vaut également en matière de droit de rétention fictif, dont était précisément titulaire en l’espèce le créancier, ce dernier bénéficiant d’un gage sans dépossession [7]. L’on comprend alors pourquoi il n’était nullement question, ici, de cette variété de préjudices.

Pour aboutir à la conclusion que l’absence d’attribution judiciaire n’a pas nui aux intérêts de la caution, la cour relève qu’elle ne rapporte « aucun élément de nature à établir qu’en cas d’attribution judiciaire des accessoires gagés puis de vente par ses soins, [la banque] aurait perçu une somme supérieure à celle qui lui a été attribuée par le liquidateur [à la suite de] la vente aux enchères ». Au-delà du fait que le préjudice de la caution aurait dû être présumé et qu’il appartenait donc plutôt au créancier de rapporter la preuve contraire [8], cette précision concernant la vente postérieure à l’attribution nous semble quelque peu surabondante au regard de la question à résoudre. En effet, l’on perçoit difficilement l’influence positive qu’aurait pu avoir un tel événement sur la caution. Si, en pratique, le créancier attributaire n’a que faire de conserver la propriété du bien et procédera ensuite à sa vente, cet élément n’a, en lui-même, aucune incidence sur la situation de la caution. Le préjudice de cette dernière correspond au fait qu’elle aurait pu être libérée davantage si le créancier s’était vu attribuer la propriété du bien gagé. Dès lors, seul compte le point de savoir si l’adjudication a permis d’obtenir un prix correspondant à la valeur objective de la chose qui aurait été fixée lors de l’attribution. Cette dernière emportant réalisation du gage et l’extinction corrélative de la créance garantie [9], il importe peu de savoir quel prix pourrait espérer en obtenir l’attributaire dans une vente postérieure [10]. Néanmoins, il est vrai qu’un tel élément pourrait être pris en considération pour procéder à la fixation de la valeur du bien au cours de la procédure d’attribution, ce montant pouvant correspondre à la valeur objective de la chose. C’est, peut-être, ce qu’a voulu indiquer la cour par cette formule.

Par Julien Muller

 

[1] Cass. com. 13 mai 2003, n° 00-15.404, FS-P N° Lexbase : A0109B78 ; Cass. civ. 1re, 22 mai 2008, n° 07-14.808, F-D N° Lexbase : A7114D8Y.

[2] C. com., art. L. 642-20-1, al. 2 N° Lexbase : L3466ICD.

[3] E. Mouial-Bassilana, note sous Cass. com., 13 mai 2003, LPA, 2004, n° 36, p. 4.

[4] Sur ce raisonnement et ses limites, v. C. Séjean-Chazal, La réalisation de la sûreté, préf. M. Grimaldi, Dalloz, coll. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2019, n° 161.

[5] Cass. com., 12 février 1979, n° 77-12.887, publié au bulletin N° Lexbase : A3338A7R.

[6] C. com., art. L. 642-20-1, al. 3 N° Lexbase : L3466ICD.

[7] C. civ., art. 2286, 4° N° Lexbase : L2439IBX.

[8] V. par exemple Cass. com., 11 mars 2020, n° 18-22.526, F-D N° Lexbase : A77153IL.

[9] C. civ., art. 2347 N° Lexbase : L0213L8E ; Cass., com., 24 janvier 2006, n° 02-11.989, F-P+B N° Lexbase : A5468DMH.

[10] Contra en cas de dépréciation de la valeur du bien gagé P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz, coll. Dalloz Action, 12e éd., 2022, n° 724.132.


L’assouplissement constant des conditions de réparation d’un acte de concurrence déloyale

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. A, 3 août 2023, n° 19/05630 N° Lexbase : A31091DI ; CA Lyon, 3e ch. A, 7 septembre 2023, n° 20/04756 N° Lexbase : A20521MX

Mots‑clés : concurrence déloyale détournement de clientèle au profit d'une société concurrente désorganisation de l'entreprise concurrente préjudice réparable

Solution : dans deux arrêts relatifs à la détermination du préjudice réparable d’un acte de concurrence déloyale, la cour d’appel de Lyon énonce d’une part, que tout comportement déloyal cause nécessairement un préjudice indemnisable, même si le concurrent qui s’en prétend victime ne parvient à en démontrer l’existence, et d’autre part, que l’associé d’une société victime de l’agissement déloyal d’un concurrent peut demander à être indemnisé pour la dévalorisation de ses parts sociales en raison des pertes subies par la société.

Portée : ces décisions d’appel démontrent l’assouplissement en jurisprudence des conditions de réparation des concurrents victimes d’actes de concurrence déloyale. De manière surprenante toutefois, la cour d’appel de Lyon considère que si le concurrent lésé est une société, ses associés peuvent demander à être indemnisés pour la dévalorisation de leurs parts sociales découlant des pertes subies par la société, alors que traditionnellement, les juges s’opposent à ce que ce préjudice donne lieu à réparation.


Bien qu’elle soit fondée sur le texte de la responsabilité civile délictuelle (C. civ., art. 1240 N° Lexbase : L0950KZ9), l’action en concurrence déloyale a toujours présenté des singularités, s’agissant notamment de la détermination du préjudice [1]causé par l’agissement déloyal d’un concurrent. C’est que la jurisprudence a, au fil des années, assoupli les conditions de réparation du dommage concurrentiel si bien que l’action en concurrence déloyale apparaît souvent comme une action spéciale de responsabilité, même en l’absence d’une réglementation spécifique, visant moins à indemniser le concurrent victime que de réprimer certains comportements incompatibles aux usages du commerce [2].  Illustrent d’une certaine manière cette conception, deux arrêts de la cour d’appel de Lyon qui non seulement affirment que tout comportement déloyal cause nécessairement un préjudice, même si le concurrent qui s’en prétend victime ne parvient pas à en démontrer l’existence, mais également que l’associé d’une société victime de l’agissement déloyal d’un concurrent peut demander à être indemnisé pour la dévalorisation de ses parts sociales consécutive aux pertes subies par la société.

En l’espèce, dans le premier arrêt [3], une société spécialisée dans le transport routier de marchandises avait recruté le salarié licencié d’un de ses concurrents, sans avoir été informé de la clause de non‑concurrence liant le salarié à son ancien employeur. Celui‑ci avait pris la peine d’informer son concurrent de l’existence de l’obligation de non‑concurrence à laquelle était tenue le salarié pour une durée de six mois à compter de son licenciement, le mettant en demeure de mettre fin au contrat de travail signé avec son ancien salarié. Mais la société a, au contraire, décidé de poursuivre la relation de travail avec le salarié recruté.

Dans la seconde décision [4], l’associé co‑gérant d’une société civile professionnelle proposant des formations de danse avait profité de l'absence de son co‑gérant pour problèmes de santé, pour démarcher leur clientèle commune au bénéfice d’une société qu’il s’apprêtait à constituer avec un tiers. Les trois protagonistes dirigeaient, en outre, une association qui mettait à disposition ses locaux pour la pratique des cours de danse proposés par la société civile, avant que ne soit votée la radiation à son insu de l’associé co‑gérant absent, la société constituée entre les deux membres restants de l’association profitant ainsi de son départ pour obtenir la location des mêmes locaux.

Dans les deux arrêts, la cour d’appel de Lyon reconnaît le caractère déloyal de chacun des agissements litigieux en se basant sur une appréciation classique du cas de désorganisation d’une entreprise concurrente. Dans la première affaire, les juges énoncent que le maintien du contrat de travail d’un salarié lié à son précédent employeur par une clause de non‑concurrence constitue une concurrence déloyale, dès lors que le nouvel employeur a pris connaissance de l’existence de cette clause, car dans cette situation sa mauvaise foi est établie [5]. Dans le second arrêt, les juges d’appel considèrent que « le fait, pour le gérant d'une société, d'entreprendre sans motif légitime de créer une autre société destinée à la concurrencer directement revêt également un caractère fautif », de nature à engager sa responsabilité. Les faits des deux litiges semblaient mener directement à cette qualification, et ce n’est d’ailleurs pas sur ce point que ces arrêts présentent quelque apport. Ce dernier émane de la détermination du préjudice réparable, car en l’occurrence les juges d’appel considèrent d’une part qu’il n’y a pas de comportement déloyal sans préjudice (I), et d’autre part, en matière de concurrence déloyale, que les pertes dommageables causées à une société concurrente ouvrent droit à son associé de réclamer l’indemnisation de la dévalorisation, qui pourrait en résulter, de ses parts sociales (II).

I. Une présomption de préjudice

Il est clairement énoncé par les juges d’appel que « la reconnaissance de l'existence de faits de concurrence déloyale implique l'existence d'un préjudice indemnisable ». Cette analyse, qui a les faveurs de la Cour de cassation [6], laisse supposer que l’existence d’un préjudice est présumée. Dans l’absolu, comme le souligne un auteur, si tous les opérateurs d’un marché cherchent à conquérir la même clientèle, alors « toute acquisition de clientèle par un opérateur déterminera une perte de clientèle pour un concurrent de celui‑ci ; tout progrès de l'un sera réalisé aux dépens de l'autre » [7]. De fait, si chaque acquisition de clientèle, y compris par des procédés déloyaux, d’un concurrent en affecte hypothétiquement un autre, on peut aisément admettre le principe de la réparation et orienter le contentieux principalement sur le calcul du montant de l’indemnisation. De cette manière, l’action en concurrence déloyale chercherait à sanctionner l’accaparement illicite de la clientèle d’un concurrent [8].

Dans son arrêt, la cour d’appel de Lyon alloue des dommages et intérêts à l’ancien employeur du salarié recruté en violation d’une obligation de non‑concurrence, alors que celui‑ci n’avait pas produit d'éléments chiffrés sur les pertes subies sur son activité au cours des six mois couvrant la durée d’exécution de la clause de non‑concurrence conclue avec son ancien salarié. En dépit de cela, les juges d’appel sont parvenus à fixer le quantum de ce préjudice en se basant sur les fonctions exercées par le salarié recruté. En ce sens, la cour d’appel retient que celui‑ci occupait un poste de directeur d’un site de la société de transport, ce qui le mettait en contact régulier avec la clientèle qu’il pourrait démarcher au profit de son nouvel employeur. Pourtant, à supposer la perte de la clientèle établie, il était difficile d’admettre sans le moindre doute que sa cause soit nécessairement liée au recrutement de l’ancien salarié par une entreprise concurrente, d’autres motifs – liés aux conditions du service, à la conjoncture, etc.‑ pouvaient expliquer exactement la même situation.

Il était par ailleurs possible de considérer ce préjudice déjà évalué par référence à la clause pénale prévue dans le contrat de travail conclu entre le salarié licencié et son ancien employeur, puisque l’objet de cette clause était de chiffrer le préjudice que devrait causer le recrutement du salarié par un concurrent, mais, de manière générale, la Cour de cassation [9] considère que l’action en concurrence déloyale tend à réparer un préjudice différent de celui qui devra être réparé par le salarié ayant violé la clause de non‑concurrence prévue dans son contrat de travail.

II. Une indemnisation de l’associé de la société victime d’un agissement déloyal

Dans son second arrêt, la cour d’appel de Lyon condamne le co‑gérant associé de la société dont il a détourné les clients à indemniser son coassocié pour le préjudice subi découlant de la dévalorisation de ses parts sociales. Les juges d’appel constatent que les actes de concurrence déloyale imputables au co‑gérant ont vidé la clientèle commune de sa substance, privant la société de tout chiffre d'affaires à compter de la constitution de la société concurrente par l’associé fautif. Les conséquences de ces agissements sont si lourdes qu’elles ont abouti à une évolution particulièrement négative de l’activité de la société. Face à cette situation, la cour d’appel considère que les manœuvres déloyales du co‑gérant ont conduit à une perte de marge nette d'exploitation ayant simultanément causé la dévalorisation des parts sociales détenues par l’autre associé gérant. S’appuyant sur le principe de la réparation intégrale, les juges d’appel ont condamné l’associé fautif à la réparation de ces deux préjudices. Pourtant, traditionnellement, la jurisprudence considère que la diminution de la valeur de parts sociales consécutive aux pertes subies par la société ne constitue pas un préjudice véritablement personnel et distinct du dommage causé à la société, puisque de toute manière, ces pertes se répercutent nécessairement sur la valeur de celles‑ci [10]. De surcroît, l’indemnisation de la société aura pour effet d’en augmenter la valeur.

Dans cet arrêt, la cour d’appel de Lyon s’éloigne quelque peu de cette position constante de la Cour de cassation en matière de responsabilité des dirigeants de société en raison, semble‑t‑il, des circonstances de l’espèce. Les deux associés avaient constitué une société civile professionnelle dans laquelle ils exerçaient leur activité. Ensemble, ils disposaient d’une clientèle commune étant à la fois rattachée à la société qu’à chacun de ses coassociés. Cette situation impliquait donc que le « trouble commercial » causé au sein de la société ait nécessairement affecté l’associé ayant continué d’exercer au sein de la société. Le simple fait que l’exercice normal de son activité ait été perturbé par les manœuvres du co‑gérant suffit, à ce titre, pour engager la responsabilité de ce dernier à son égard. En l’occurrence, la dévalorisation des parts sociales apparaît simplement comme la manifestation de son préjudice réparable qui peut, dès lors, être chiffré en partant de cet indicateur. Enfin, cette décision peut être rapprochée de certains arrêts de la Cour de cassation qui considèrent que les agissements déloyaux d’un opérateur peuvent atteindre par ricochet les autres professionnels du secteur [11]. À la lumière de l’analyse des juges d’appel dans cet arrêt, le fait que le professionnel lésé fasse partie de la même entité que l’opérateur fautif ne semble pas faire obstacle à l’indemnisation des dommages causés par le comportement fautif.

Par Jordi Mvitu Muaka

 

[1] Y. Picod, Liberté et loyauté de la concurrence, in Loyauté, droit de la concurrence et juge de droit commun : nouveaux développements, nouvelles perspectives ? (dir. M. Chagny), Rev. Lamy concurrence, novembre 2017, numéro spécial, p. 11.

[2] V. not., critiquant la nature subjective de cette action, M.‑A. Frison‑Roche, Les principes originels du droit de la concurrence déloyale et du parasitisme, RJDA, juin 1994, no 19, p. 483 et s., spec [en ligne].

[3] CA Lyon, 3e ch. A, 7 septembre 2023, n° 20/04756 N° Lexbase : A20521MX.

[4] CA Lyon, 1re ch. civ. A, 3 août 2023, n° 19/05630 N° Lexbase : A31091DI.

[5] V. égal., Cass. com., 13 mars 2007, n° 05‑16.881, F‑D N° Lexbase : A7393DUD.

[6]Cass. com., 21 octobre 2014, n° 13‑14.210, F‑D N° Lexbase : A0436MZ8.

[7] Y. Serra, Le droit français de la concurrence, Dalloz, février 1993, p. 12.

[8] Contra, considérant cette conception de l’action en concurrence déloyale étriquée ; Ibid., p. 4.

[9] Cass. com., 24 mars 1998, n° 96‑15.694 N° Lexbase : A5468ACI : L'action en concurrence déloyale d'un ancien employeur contre le nouvel employeur qui a embauché un salarié lié par une clause de non-concurrence et l'action dirigée contre son ancien salarié peuvent se cumuler, D., 1999., p. 113, obs. R. Libchaber ; JCP, 1998, n° 13, I., 185, obs. G. Viney.

[10] CA Aix‑en‑Provence, 7 juillet 2004 : Dr. sociétés, 2005, comm. n° 87, note F.‑X. Lucas.

[11] V. not.: Cass. com., 12 février 2020, n° 17‑31.614, FS‑P+B+R+I N° Lexbase : A27263EP : Appréciation de la situation de la victime pour évaluer le préjudice réparable au titre d’une pratique commerciale trompeuse (Concurrence déloyale), Contrats, conc. consom., avril 2020, comm. 62, obs. M. Malaurie‑Vignal.


Les risques pour l’expert-comptable en l’absence de lettre de mission

♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A, 8 juin 2023, n° 19/04838 N° Lexbase : A68099Z9

Mots-clés : expert-comptable • faute professionnelle • déclaration fiscale tardive • lettre de mission comptable • mission de conseil.

Solution : dans cet arrêt, la cour d’appel de Lyon prononce une condamnation de l’expert-comptable pour manquement tant à sa mission de conseil auprès de la société cliente, que pour le dépôt tardif des déclarations fiscales de celle-ci, et ce, alors que les parties n’avaient pas expressément défini les missions confiées à l’expert-comptable.

Portée : l'arrêt d’appel peut être directement rattaché à une jurisprudence constante qui attribue à la lettre de mission l’effet de délimiter la portée des engagements de l’expert-comptable à l’égard de son client, de même qu’il encadre le pouvoir d’appréciation du juge. L’expert-comptable doit donc veiller à la délimitation précise de ses missions eu égard aux conséquences dommageables que son défaut de vigilance peut entraîner.


Les missions de l’expert-comptable, historiquement cantonnées à l’attestation de l’information comptable des entreprises, ont sensiblement évolué à la suite d’une réforme datant de 1994 [1] qui a acté en quelque sorte l’attribution de missions additionnelles à cette catégorie de professionnels, parmi lesquelles comptent le dépôt de déclaration fiscales et sociales ou encore le conseil apporté aux entreprises sur les obligations juridiques attachées à l’exercice de leur activité. Si la diversité des missions caractérise de nos jours cette profession, celles-ci ne sont pas nécessairement tenues d’être toutes effectuées par l’expert-comptable lorsqu’il est sollicité par un client. L’étendue de ses prestations doit toujours être déterminée, le cas échéant à travers une lettre de mission, car dans le cas contraire, il reviendra au juge, à l’occasion de son appréciation souveraine des faits, de les délimiter, ce qui peut conduire à multiplier les causes d’engagement de la responsabilité professionnelle de l’expert-comptable. Dans un arrêt récent [2], la cour d’appel de Lyon met en lumière les conséquences dommageables que cette situation peut entraîner.

En l’espèce, une société de débit de tabac s’était engagée avec un cabinet d’expertise comptable sans qu'aucune lettre de mission n’ait préalablement été établie par écrit. Toutefois, pendant l’exercice de sa mission, le cabinet d’expertise comptable s’était chargé des déclarations fiscales de la société et avait ponctuellement conseillé son gérant dans le cadre d’un projet de licenciement économique de l’une de ses salariés. Par la suite, la société fera l’objet d’un redressement fiscal en raison notamment du dépôt tardif par le cabinet d’expertise comptable de ses déclarations fiscales auprès de l’administration. De même, le conseil de prud’hommes a condamné la société expertisée pour licenciement nul d’une salariée, alors qu'elle était en arrêt médical pour accident de travail. Reprochant au cabinet comptable un manquement à ses missions – de conseil et de dépôt de déclarations fiscales –, la société décida d’engager la responsabilité du cabinet d’expertise comptable qu’elle avait sollicité.

L’arrêt de la cour d’appel de Lyon prononce une condamnation de l’expert-comptable pour manquement tant à sa mission de conseil auprès de la société que pour le dépôt tardif des déclarations fiscales de celle-ci, ayant conduit au paiement des majorations et pénalités découlant de son omission fautive. En l’absence d’une lettre de mission définissant clairement le rôle du cabinet d’expertise comptable, les juges d’appel vont imputer à ce dernier les deux missions en analysant les circonstances dans lesquelles le cabinet est intervenu au sein de la société. Lourde de conséquences, cette condamnation a abouti à mettre à la charge de l’expert-comptable l’indemnisation, d’une part, des majorations et pénalités fixées dans la proposition de redressement de l’administration fiscale, et d’autre part, il a été également porté à la charge de l’expert-comptable le remboursement à son client des sommes exposées par cette dernière dans le cadre de la procédure prud'homale.

L’arrêt d’appel peut être directement rattaché à une jurisprudence constante qui attribue à la lettre de mission l’effet de délimiter la portée des engagements de l’expert-comptable à l’égard de son client [3]. Les juges lyonnais ont par exemple déjà statué que l’expert-comptable chargé de la préparation des bulletins de paie d’un salarié n’est pas tenu de vérifier la régularité du contrat de travail conclu avec son employeur [4]. La rédaction de la lettre de mission encadre le pouvoir d’appréciation du juge qui, lorsque ces précisions ne sont pas apportées, peut étendre considérablement les missions de l’expert-comptable en fonction des circonstances de l’espèce.

Dans sa décision, la cour d’appel de Lyon impute au cabinet d’expertise la mission de déclaration fiscale de son client ainsi qu’une mission de conseil « en matière sociale ». S’agissant de la première de ces missions, les juges d’appel énoncent que l’attribution de ce rôle émane du comportement des parties, en l’occurrence le cabinet d’expertise comptable avait adressé aux services fiscaux la liasse fiscale relative à la déclaration du résultat comptable de son client, de même qu’il correspondait avec l’administration fiscale au nom et pour le compte de celui-ci. Cette analyse n’est pas sans conséquence puisque, si la jurisprudence a tendance à considérer l’obligation de l’expert-comptable comme une obligation de moyen, la Cour de cassation l’assimile à une obligation de résultat lorsqu'il s'agit de préparer les déclarations fiscales du client et de les déposer en son nom et pour son compte [5], ce qui suppose le respect impératif des délais légaux [6]. De fait, la société cliente pouvait demander réparation de son préjudice en faisant simplement observer le retard de dépôt de ses déclarations fiscales.

S’agissant ensuite de la seconde mission du cabinet d’expertise, la cour d’appel de Lyon fait droit à la demande d’indemnisation de la société cliente en partant du constat que le cabinet avait répondu à la demande de son client pour préparer le licenciement pour motif économique de l’une de ses salariées. En l’occurrence, la société avait reçu le conseil de licencier la salariée alors que le motif de la décision était illicite en raison de la situation de la salariée concernée au moment des faits. Le cabinet avait au surplus adressé à son client une note d’honoraires ayant pris en compte la réalisation d’une série de prestations intitulées « création dossier social et procédures », que les juges d’appel ont interprété comme une indication de l’exécution de la mission de conseil de la part du cabinet d’expertise car, même si ces termes peuvent paraître d’après les juges « elliptiques », ils ne peuvent se rapporter qu'à la mission se rapportant au licenciement qui a été enclenché à la fin de l'exercice comptable qui donnait lieu à la déclaration fiscale par le cabinet d’expertise, et à la date de la note d'honoraires, il avait déjà été fait état d'une procédure prud'homale, ce qui démontre que le cabinet avait été chargé d'une mission de conseil dans le cadre du licenciement sanctionné.

L’expert-comptable doit donc veiller à la délimitation précise de ses missions eu égard aux conséquences dommageables que son défaut de diligence peut entraîner. Ceci est d’autant plus indispensable que l’appréciation du préjudice réparable peut aboutir à lui imputer la charge des sommes versées par son client à la suite de sa condamnation pour un licenciement nul. S’agissant de la sanction d’une déclaration fiscale tardive, si la cour d’appel exclut du montant de la réparation les sommes que son client aurait dû acquitter normalement au titre de l'impôt, elle y inclut en revanche les intérêts, les majorations et les amendes exigées par l’administration fiscale, ce qui représente une sanction financière considérable des manquements pouvant être reprochés à l’expert-comptable.

Par Jordi Mvitu Muaka

 

[1] Loi n° 94-679, du 8 août 1994, portant diverses dispositions d’ordre économique et financier N° Lexbase : O8246BUX.

[2] CA Lyon, 3e ch., sect. A, 8 juin 2023, n° 19/04838 N° Lexbase : A68099Z9.

[3] V. not. CA Montpellier, 26 mars 2002 : F. Pasqualini et V. Pasqualini-Salerno, obs., JCP E, 2003, 1028, n° 15.

[4] CA Lyon, 23 mai 2002 : F. Pasqualini et V. Pasqualini-Salerno, obs., JCP E, 2003, 1028, n° 15.

[5] Cass. com., 6 février 2007, n° 06-10.109, F-P+B N° Lexbase : A9582DT3.

[6] Cass. civ. 1,15 mars 1983 : Bull. civ. I, n° 98.


Quand la mise en demeure vire à la faute

♦ CA Lyon, 3e ch., sect. A, 29 juin 2023, n° 20/01435 N° Lexbase : A2015987

Mots-clés : concurrence déloyale • mise en demeure • faute • préjudice • responsabilité délictuelle

Solution : l’envoi à une société d’une mise en demeure lui imputant, sans réserve, des actes de concurrence déloyale, ne lui laissant aucune possibilité de réponse et contenant des menaces de poursuites judiciaires ainsi que des demandes de transmission de données commerciales et financières confidentielles revêt un caractère fautif au sens de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9 et engage la responsabilité de son expéditeur, qui est tenu de réparer les préjudices avérés subis par le destinataire de la mise en demeure.

Portée : les termes adoptés dans une mise en demeure visant à faire cesser des actes présentés comme constitutifs de concurrence déloyale doivent être mesurés et proportionnés, et notamment laisser aux destinataires de la mise en demeure une possibilité de répliquer.


La rédaction de mises en demeure fait assurément partie des tâches récurrentes du juriste. Fondamentale en matière contractuelle, cette formalité extériorise la volonté d’un créancier quant à l’exécution d’une obligation et est assortie de certains effets expressément prévus par la loi [1]. La portée de la mise en demeure est néanmoins plus vaste. Outre des effets purement juridiques, elle revêt une dimension psychologique, car elle est fréquemment mobilisée afin d’inciter à la cessation d’un comportement identifié comme fautif par son expéditeur. Cependant, la saisine d’un juge, qui sera chargé de statuer sur la réalité de la faute, n’est bien souvent appelée à n’intervenir que postérieurement. Cette configuration doit conduire le rédacteur de la mise en demeure à faire preuve de mesure et de prudence. En l’absence de certitudes, l’incitation recherchée ne saurait se muer en intimidation, sous peine, comme l’illustre la présente décision, de se teinter d’un caractère fautif.

Étaient en cause dans l’arrêt du 29 juin 2023 des allégations de concurrence déloyale. Une première société s’estimait victime d’actes déloyaux et notamment de parasitisme par une seconde du fait de la production et de la commercialisation de terrines prétendument similaires aux siennes. Dans ce contexte, elle avait, en des termes particulièrement vigoureux, mis en demeure une troisième société qui se fournissait auprès du prétendu concurrent déloyal. Il était notamment requis de cette dernière qu’elle cesse immédiatement toute commercialisation et toute exploitation des terrines litigieuses au motif que ces reventes constituaient des actes de concurrence déloyale lui causant préjudice. Se conformant aux demandes formulées dans la mise en demeure, ladite société procéda à l’annulation d’une commande déjà réalisée auprès du prétendu concurrent déloyal, se privant ainsi de la marge attendue grâce à la revente des produits. Cependant, il s’avéra ensuite que l’accusateur s’était un peu trop avancé : un tribunal de commerce puis une cour d’appel estimèrent en effet que les faits reprochés n’étaient pas constitutifs d’actes de concurrence déloyale. Dans ce contexte, la société ayant procédé à l’annulation de la commande demanda en justice la réparation du préjudice qu’elle estimait avoir subi du fait de l’envoi de la mise en demeure. Elle fut suivie sur ce terrain par la juridiction lyonnaise puisque la cour d’appel retient, à la suite des juges de première instance, le caractère fautif de la mise en demeure (I) et admet l’indemnisation du préjudice qui découle directement de son envoi (II).

I. Une mise en demeure fautive

En soi, la réalisation d’une mise en demeure ne saurait, à l’évidence, constituer une faute au sens de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9. Cette formalité est d’ailleurs dans un certain nombre d’hypothèses expressément requise par le législateur [2]. Néanmoins, le contenu et les circonstances entourant la mise en demeure peuvent lui conférer un caractère fautif. Grâce à sa motivation étayée, l’intérêt de la décision du 29 juin 2023 est de mettre en lumière les écueils à éviter lors de la rédaction de la mise en demeure.

Trois éléments sont explicitement invoqués par la cour d’appel au soutien de la qualification de faute. Tout d’abord, le caractère « exclusivement affirmatif » des termes de la mise en demeure est retenu. Bien qu’aucune décision judiciaire n’ait été rendue, le rédacteur de la mise en demeure tient pour acquis l’existence d’actes de concurrence déloyale ainsi que celle de préjudices réparables et les opposent au destinataire de la mise en demeure. Cette façon de procéder participe indéniablement à la caractérisation de la faute. Il faut donc en déduire que, même pour défendre ses intérêts, l’expéditeur d’une mise en demeure ne saurait anticiper l’issue d’un litige futur. Si la formulation de menaces de poursuites judiciaires ne semble pas, en elle-même, critiquée, il semble toutefois qu’il faille se garder d’énoncer des certitudes quant à leurs résultats. C’est ensuite le ton « péremptoire » qui est souligné. Aucune place n’est laissée à la discussion en ce qui concerne tant la réalité des faits que leur qualification (des actes de concurrence déloyale) ou encore leurs conséquences juridiques (un droit à réparation). À nouveau, il semble donc recommandé de laisser au destinataire de la mise en demeure une possibilité de se justifier, conformément à une logique qui semble s’inspirer du principe du contradictoire. Ce sont enfin les demandes complémentaires qui sont visées par la cour d’appel. Les demandes de constitution d’une provision aux fins d’indemnisation ainsi que de transmission de données commerciales (liste des clients) et financières (documents comptables) confèrent un caractère menaçant à la mise en demeure. La cour d’appel retient dès lors que les termes utilisés étaient « hors de proportion, comminatoires et sans mesure » et conclut au caractère fautif de l’envoi de cette mise en demeure. En creux, la Cour précise ainsi le standard de l’expéditeur d’une mise en demeure normalement diligent : celui-ci est mesuré, procède de manière non exclusivement affirmative, reste ouvert à la discussion et agit de façon proportionnée eu égard aux caractéristiques de l’espèce.

À ce propos et bien qu’elles ne soient pas explicitement mentionnées, deux considérations factuelles ont pu conduire la Cour à retenir le caractère disproportionné des termes de la mise en demeure. Le premier tient dans la nature de la responsabilité en cause. En matière délictuelle, le recours à la mise en demeure ne constitue pas un préalable indispensable à la mise en œuvre de la responsabilité [3]. La spontanéité de la démarche peut dès lors justifier un surcroît de mesure. En second lieu, le fait que cette mise en demeure ne soit pas adressée directement au concurrent prétendument déloyal, mais à l’un de ses clients pouvait également justifier une modération des menaces adressées. Enfin, l’on peut se demander si la décision judiciaire rejetant la qualification d’actes de concurrence déloyale n’a pas incidemment influé sur la qualification de faute. La cour ne fait pas mention de cette considération et se fonde sur « l’analyse du seul courrier ». L’on ne peut que l’en approuver : le caractère fautif de la mise en demeure doit s’apprécier au jour où elle a été envoyée et l’issue de l’action en concurrence déloyale doit rester indifférente. Néanmoins, l’on ne peut s’empêcher d’interroger la réalité de l’influence de la décision postérieure sur la qualification retenue : la solution aurait-elle été identique si l’action en concurrence déloyale avait abouti ?

II. L’indemnisation du préjudice

Concernant la caractérisation des autres éléments constitutifs de responsabilité, l’arrêt adopte une démarche classique. Seule l’annulation de la commande à la suite de la mise en demeure est retenue comme un préjudice réparable. Celui-ci est évalué au regard du taux de marge usuellement pratiqué avec ce client. Le demandeur alléguait en outre de préjudices supplémentaires résultant de la non-conclusion d’autres contrats de vente portant sur les terrines litigieuses. Néanmoins, la cour d’appel estime que, premièrement, la perte de ces contrats n’est pas démontrée et, que, deuxièmement, il existait une possibilité de trouver des substituts aux produits en cause. Remarquons que concernant la première commande, cette même considération – l’existence de solutions alternatives – est écartée au regard de la brièveté du délai entre la mise en demeure et la date prévue de livraison.

Concernant le lien de causalité entre la mise en demeure et l’annulation de la commande, celui-ci est jugé direct. Sur ce point, l’appréciation de ce lien semble assez lâche. Deux éléments auraient en effet pu être de nature à limiter le caractère direct de la causalité. Il en va tout d’abord ainsi de la liberté que conservait le destinataire de la mise en demeure d’annuler ou non cette commande. L’on aurait en effet pu considérer que la perte de chiffre d’affaires est la conséquence directe de cette décision et non de la mise en demeure, comme l’invoquait d’ailleurs le défendeur. Néanmoins, le contenu de la lettre semble ici avoir été déterminant. La cour d’appel retient en effet que les termes de la mise en demeure ne laissaient « l’intimée avec aucune autre possibilité que de cesser la commercialisation des produits litigieux ». L’affirmation est sûrement excessive, mais elle est nécessaire pour permettre de retenir une causalité directe et donc d’indemniser totalement le préjudice subi. C’est enfin la consultation d’un professionnel du droit qui est dépourvue de toute incidence sur le lien de causalité. Pourtant celui-ci peut orienter le destinataire de la mise en demeure quant au bien-fondé des accusations formulées à son encontre et ainsi peser sur le choix de souscrire ou non aux demandes formulées. Le message est donc clair : prudence et mesure sont de rigueur dans la rédaction des mises en demeure !

Par Cécile Granier

 

[1] C. civ., art. 1344-1 et s. N° Lexbase : L0689KZK.

[2] V. par exemple, en matière de réduction de prix (C. civ., art. 1223 N° Lexbase : L1984LKP) en cas de résiliation unilatérale (C. civ., art. 1226 N° Lexbase : L0937KZQ), de clause résolutoire (C. civ., art. 1225 N° Lexbase : L0938KZR) ou d’engagements de la responsabilité contractuelle (C. civ., art. 1231 N° Lexbase : L0932KZK).

[3] V. sur ce point, P. Brun, P. Pierre (dir.), Lamy Droit de la responsabilité civile, 2023, 296-15.

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Commissaires-priseurs

[Doctrine] Le Conseil des maisons de vente : autorité de régulation ou organisation professionnelle ?

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par Cécile Granier, Maître de conférences, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 09 Janvier 2024

1. Institution d’une autorité de régulation. À la lecture de l’intitulé de la loi n° 2022-267, du 28 février 2022, visant à moderniser la régulation du marché de l'art N° Lexbase : L5716MBC, la réponse paraît entendue. Ce texte a pour ambition affichée de « moderniser la régulation du marché de l’art » [1], notamment en créant une institution nouvelle : le Conseil des maisons de vente. Cette « autorité de régulation » [2], selon les termes mêmes de la loi, dont les membres professionnels ont été élus en juin 2023, entrera en fonction dès que les cinq personnalités qualifiées qui achèveront de composer son collège auront été nommées. Eu égard à la qualification retenue, la mission générique de ce conseil semble donc bien être la régulation du marché de l’art – ou, dans un jargon législatif considérablement plus technique – du secteur des « ventes volontaires de meubles aux enchères publiques » [3].

2.  Instabilité réglementaire. Le Conseil des maisons de vente ne constitue pas une création ex nihilo. Il succède au Conseil des ventes volontaires instauré par la loi du 10 juillet 2000 [4] et réformé par la loi du 20 juillet 2011 [5], soit à peine un peu plus de dix ans après sa création. Une telle succession de textes révèle une instabilité réglementaire en matière d’encadrement du marché de l’art, que des observateurs n’ont pas manqué de souligner [6]. En seulement vingt ans, l’institution chargée de contrôler ce marché et ses acteurs a en effet connu deux remodelages législatifs et un changement de dénomination. Indéniablement, les pouvoirs publics tâtonnent et peinent à identifier les modalités d’encadrement permettant de concilier au mieux les données économiques propres à ce marché et notamment la nécessité d’œuvrer à l’attractivité du marché français face à la concurrence étrangère, les attentes des commissaires-priseurs et les contraintes juridiques en provenance notamment de l’Union européenne [7]. Outre la complexité à agencer ces différents impératifs, les trois épisodes évoqués attestent également de la difficulté pour le législateur à trancher entre deux modèles institutionnels – pourtant bien distincts – pour encadrer le marché de l’art : celui de l’organisation professionnelle [8], d’une part, et, d’autre part, celui de l’autorité de régulation.

3. Organisation professionnelle et autorité de régulation. La figure de l’organisation professionnelle est ancienne. Elle fait écho aux corporations de l’ancien régime [9] qui rassemblaient les membres d’une même profession et que les révolutionnaires ont aboli au nom de la liberté du commerce et de l’industrie [10]. Comme l’affirme bien souvent le législateur, la mission d’une organisation professionnelle est de « représenter une profession auprès des pouvoirs publics » [11]. À cela s’ajoute une mission d’encadrement des membres de cette profession qui se concrétise par l’édiction d’obligations déontologiques [12] et le prononcé de sanctions disciplinaires. Avec l’organisation professionnelle, la perspective corporatiste est nette [13] : elle défend les intérêts d’une profession. En cela, l’organisation professionnelle se distingue fondamentalement de l’autorité de régulation. Cette figure institutionnelle est plus récente puisqu’elle se généralise dans les ordres juridiques occidentaux dans les années 1990 [14]. Accompagnant l’ouverture de nouveaux marchés, la régulation est souvent présentée comme une mutation des modalités de l’action publique [15]. L’État n’intervient plus directement dans certains secteurs ou en certaines matières. Il se retire et substitue à son action celle d’une administration spécialisée – l’autorité de régulation – dont l’indépendance envers l’exécutif est affichée et garantie. En matière économique, le régulateur doit alors veiller au bon fonctionnement du marché en cause, notamment par « la construction et le maintien des équilibres » [16] en son sein. À la différence de l’organisation professionnelle, l’autorité de régulation n’œuvre pas dans l’intérêt de l’une des composantes du marché. Elle n’est du côté de personne ou plutôt du côté de tous, car elle est finalement du côté du marché. Son positionnement théorique est dès lors celui d’une entité neutre. Pour réaliser sa mission, le régulateur est doté de pouvoirs traditionnellement détenus par les administrations « classiques » : pouvoirs de décision, d’injonction et de sanction administrative. Néanmoins, marquant une rupture avec les modes traditionnels d’action de l’État et de ses composantes, les autorités de régulation usent d’une panoplie conséquente d’outils souples visant à convaincre et à inciter les membres d’un secteur [17]. Théoriquement, ces deux modèles institutionnels – organisation professionnelle et autorité de régulation – apparaissent donc peu compatibles tant leurs objectifs, leurs positionnements et leurs outils diffèrent. Pourtant, les réformes intervenues sur le marché de l’art révèlent un mélange des genres et une ambiguïté entre ces deux schémas. Or ce « non-choix » apparaît source d’incompréhensions et de lisibilité obérée du système instauré.

4. Une ambiguïté originelle. En l’an 2000, sous la pression de l’Union européenne [18], la création du Conseil des ventes volontaires (CVV) accompagne la fin de l’unité de la profession de commissaires-priseurs et la première étape de la libéralisation du marché de l’art [19]. Antérieurement, les commissaires-priseurs constituaient des officiers ministériels chargés de « l’estimation » et de « la vente publique aux enchères des meubles et effets mobiliers corporels » [20], tant pour les ventes volontaires que judiciaires. À l’instar des professions libérales, ils étaient groupés en compagnies, elles-mêmes placées sous l’autorité d’une organisation professionnelle nationale : la chambre nationale des commissaires-priseurs [21]. La loi n° 2000-642, du 10 juillet 2000, portant réglementation des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques N° Lexbase : L0874AI9 a mis fin au monopole des commissaires-priseurs pour les ventes volontaires et a donc créé un marché en ouvrant la porte à de nouveaux compétiteurs. Cette porte ne fut toutefois qu’entrouverte puisque la réalisation à titre principal de ventes volontaires aux enchères publiques restait réservée à une certaine catégorie d’entités : les sociétés de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques [22]. À une sélection quantitative fut en quelque sorte substituée une sélection qualitative. Le Conseil des ventes volontaires a été créé afin, entre autres, d’agréer ces sociétés de ventes volontaires ainsi que d’enregistrer les déclarations des ressortissants de l’Union européenne souhaitant exercer une telle activité sur le territoire français. Ces fonctions de sélection des entrants sur un marché sont typiquement celles d’une autorité de régulation [23], ce qui déjà révélait l’originalité des missions du CVV. Outre cette tâche, les fonctions professionnelles anciennement exercées par la Chambre nationale des commissaires-priseurs devaient être reprises. Elles furent donc confiées à ce même CVV, ce qui incluait le prononcé de sanctions disciplinaires. Le mélange des genres était donc déjà en germe et trouve sa genèse dans le mouvement de libéralisation du secteur. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que l’Union européenne exige ensuite une libéralisation totale du marché de l’art. La levée de toutes les barrières à un marché des services intégré au niveau européen fut en effet l’objectif de la Directive « Services », de 2006, dite Directive « Bolkenstein » [24]. Or conformément à une logique déjà éprouvée dans d’autres secteurs, la libéralisation et l’internationalisation d’un marché s’accompagnent bien souvent de la création d’une autorité de régulation, notamment pour répondre à un besoin de crédibilité internationale [25]. C’est dans cette perspective que deux sénateurs proposèrent en 2011, selon leurs propres termes, « d’en faire une véritable autorité administrative indépendante » [26]. L’option pour le modèle de l’autorité de régulation était donc proposée au législateur. Elle fut néanmoins rejetée par les parlementaires. Cependant, dans le même temps, pour se distancier de la figure de l’organisation professionnelle qui ne leur apparaissait plus vraiment compatible avec les exigences européennes issues de la Directive « Services » [27], ces mêmes parlementaires choisirent de qualifier le Conseil des ventes volontaires « d’autorité de régulation ». Pourtant, la plupart des missions qui lui étaient confiées relevaient encore assez nettement de celles d’une organisation professionnelle.

5. Une ambiguïté pérennisée. La loi n° 2022-267, du 28 février 2022, visant à moderniser la régulation du marché de l'art N° Lexbase : L5716MBC n’aboutit nullement à une clarification. Les nouveaux habits institutionnels de l’autorité en charge de l’encadrement du marché de l’art ne mettent pas fin à l’ambiguïté inaugurée par les textes précédents. Un regard rapide sur la loi du 28 février 2022 et sur le contexte de son adoption confirme, au contraire, le mélange des genres. Il ne fait pas de doute que le législateur a entendu rattacher sa réforme à un processus de régulation [28]. Pourtant, lorsque l’on consulte les documents préparatoires de la réforme – les débats parlementaires et les deux rapports l’ayant précédée [29] – il ressort clairement que l’un des motifs principaux de la réforme a été la volonté des professionnels du secteur d’être dotés d’une institution davantage représentative. Or une telle revendication évoque immédiatement la figure de l’organisation professionnelle, puisque c’est le propre d’une telle institution. Avec la réforme de 2022, l’on reste donc dans une formule ni-ni – ni autorité de régulation ni organisation professionnelle – ou, si l’on voit le verre à moitié plein, une formule mi-mi – mi-autorité de régulation, mi-organisation professionnelle. La loi du 28 février 2022 a en effet redessiné les contours d’une institution résolument hybride. Cette caractéristique concerne la structure du Conseil des maisons de vente (I), sa composition (II) et enfin ses fonctions (III).

I. Une structure hybride

6. Si le statut du CMV est celui d’une organisation professionnelle (A), son architecture est caractéristique de certaines autorités de régulation (B).

A. Le statut d’une organisation professionnelle

7. Établissement d’utilité publique. Le législateur a qualifié le CMV d’« établissement d’utilité publique doté de la personnalité morale » [30]. Or ce statut est classiquement celui d’une « institution corporative » [31]. Le Conseil national des barreaux [32], le Conseil national des courtiers de marchandises assermentés [33], ou encore la toute jeune chambre nationale des commissaires de justice [34] qui, assurément, sont des organisations professionnelles en sont dotés. Le choix de ce statut contraste avec la qualification d’« autorité de régulation » [35] attribuée au CMV. Un établissement d’utilité publique renvoie en effet à une personne privée [36]. Or l’autorité de régulation constitue traditionnellement une institution publique. Avec la régulation, il n’y a certes plus d’action directe de l’État, mais c’est pourtant toujours lui qui est à la manœuvre bien qu’il agisse à travers l’autorité de régulation. Lorsqu’elles ne sont pas dotées de la personnalité morale, ces autorités constituent un prolongement institutionnel de l’État et reçoivent la qualification d’autorités administratives indépendantes. À l’inverse, le législateur peut leur attribuer la personnalité morale. Ce sont alors des autorités publiques indépendantes [37]. Dans les deux hypothèses, il s’agit bien de personnes publiques, ce qui ne peut que questionner le bien-fondé de la qualification retenue par le législateur.

8. Financement et indépendance. Deux données supplémentaires font ensuite pencher la balance du côté de l’institution corporative. La première tient aux modalités de financement du CMV. Ses ressources pécuniaires sont issues du « versement de cotisations professionnelles » par les opérateurs de ventes volontaires [38]. Ce sont donc les membres de la profession de commissaires-priseurs qui les génèrent, ce qui là encore est significatif d’une logique ordinale [39]. La seconde considération tient au silence du législateur quant à une caractéristique du CMV. Dans la loi du 28 février 2022, aucune référence n’est faite à une éventuelle indépendance de l’institution, les termes « indépendance » ou « indépendant » n’étant pas mentionnés une seule fois. Or il s’agit de la caractéristique institutionnelle première des autorités de régulation. La quête d’indépendance par rapport à l’exécutif est la raison même d’être des autorités de régulation, qui ont été créées pour offrir « des garanties d’impartialité » aux citoyens quant aux interventions de l’État [40]. L’indifférence du législateur est révélatrice et atteste que cette caractéristique n’était nullement recherchée alors même que le CMV est qualifié d’autorité de régulation. Si plusieurs éléments statutaires plaident dans le sens du rattachement de l’institution à la figure de l’organisation professionnelle, l’architecture du CMV ressemble toutefois à s’y méprendre à celle d’une autorité de régulation.

B. L’architecture d’une autorité de régulation

9. Collège et commission des sanctions. L’une des innovations remarquées de la loi du 28 février 2022 réside dans l’architecture du CMV et sa scission en deux organes distincts, ce qui le démarque de l’ancien CVV. L’article L. 321-21 du Code de commerce N° Lexbase : L7296MBT régit en effet la composition du « collège » tandis que deux articles plus loin est prévue l’institution d’une « commission des sanctions » [41]. Tant cette architecture dualiste que la dénomination des organes – collège et commission des sanctions – font immédiatement penser aux autorités de régulation. Les débats parlementaires démontrent d’ailleurs que c’est bien ce modèle qui a inspiré les initiateurs de la loi [42]. Si toutes les autorités de régulation n’en sont pas dotées, certaines, bien connues, le sont. C’est notamment le cas notamment de l’Autorité des marchés financiers ou de l’Autorité nationale des jeux [43]. La loi du 20 janvier 2017 portant statut général des AAI et API [44] évoque d’ailleurs ces deux organes, ce qui atteste du lien entre cette architecture spécifique et le statut d’autorité de régulation.

10. Genèse et raison d’être. Il faut toutefois signaler une originalité notable du CMV. Si la structure s’inspire des autorités de régulation, son choix ne se justifie pas par les mêmes raisons. En ce qui concerne les autorités de régulation, cette architecture duale s’explique par la volonté de se conformer à l’exigence d’impartialité qui découle de l’article 6 de la CEDH N° Lexbase : L7558AIR [45]. Du fait du cumul de pouvoirs qui caractérise les autorités de régulation, il est apparu nécessaire de différencier strictement les autorités de poursuite et de jugement. En qui concerne le CMV, cette considération n’est pas déterminante puisque la fonction d’instruction n’est pas mise en œuvre par le collège, mais par un commissaire du Gouvernement [46], ce qui semble conforme aux exigences de la CEDH. Pour ce Conseil, cette structure se justifie par un souci de conformité à la Directive « Services » de 2006 N° Lexbase : L8989HT4. L’article 14 prévoit que les États ne peuvent subordonner l’accès à une activité de service ou son exercice sur leur territoire « à l’intervention directe ou indirecte d’opérateurs concurrents, y compris au sein d’organes consultatifs, dans l’octroi d’autorisations ou dans l’adoption d’autres décisions des autorités compétentes, à l’exception des ordres et associations professionnels ou autres organisations qui agissent en tant qu’autorité́ compétente ». Si des incertitudes quant à la portée de cette disposition existent, le législateur a estimé qu’elle s’opposait au prononcé de sanctions par un organe professionnel à l’encontre d’autres professionnels [47]. Or le souci d’une recherche de représentativité du secteur plaidait pour une composition plus professionnalisée de l’autorité de contrôle. Dans ce contexte, l’une des options était de confier les décisions de sanction à un tribunal. La seconde, qui a manifestement eu les préférences du législateur, consistait en la création d’un organe distinct du collège chargé de rendre les décisions de sanction. En résulte une structure hybride, qui se prolonge concernant la composition du CMV.

II. Une composition hybride

Suivant la logique d’une organisation professionnelle, le collège est majoritairement composé de membres de la profession de commissaires-priseurs (A). La présence de magistrats dans la commission des sanctions est cependant de nature à minimiser la dimension corporatiste du Conseil des maisons de vente [48] (B).

A. La professionnalisation du collège

11. Depuis la loi n° 2022-267, du 28 février 2022, visant à moderniser la régulation du marché de l'art N° Lexbase : L5716MBC, la composition du collège est largement professionnalisée. Le collège du CMV sera désormais composé de six commissaires-priseurs en exercice (trois issus de la province et trois de l’Île-de-France) et de cinq personnalités qualifiées, c’est-à-dire de personnes bénéficiant d’une bonne connaissance du secteur. Cette composition nouvelle concrétise la principale revendication des commissaires-priseurs – celle d’une meilleure représentation – et s’inscrit résolument dans une démarche corporatiste. En 2011, le législateur avait réduit de cinq à trois les professionnels au sein du CVV. Le rapport de force est désormais inversé, ce qui a assurément une portée symbolique. Si l’on ajoute à cela, le mode de désignation des représentants professionnels – c’est-à-dire l’élection – la proximité avec les modalités de constitution d’une organisation professionnelle se confirme [49]. Il faut enfin noter une absence remarquée des hauts fonctionnaires dans cette instance. Sur ce point, on assiste à un retour de balancier : il y en avait trop dans le CVV, il n’y en aura plus du tout dans le collège du CMV. Cette caractéristique éloigne clairement le collège de la figure de l’autorité de régulation. Certes, il y a des professionnels des secteurs concernés dans les collèges des autorités de régulation et parfois même en majorité [50]. Néanmoins, l’on y trouve toujours de hauts fonctionnaires, bien souvent magistrats. Cette composition cadre d’ailleurs avec l’idée selon laquelle l’autorité de régulation se conçoit comme étant un relais entre les pouvoirs publics et un secteur régulé.

B. La « juridicisation » de la commission des sanctions

12. Si les hauts fonctionnaires sont absents du collège, ils sont bien présents dans la commission des sanctions. Celle-ci se compose d’un membre du Conseil d’État et de la Cour de cassation ainsi que d’un ancien membre du secteur des ventes volontaires, le tout nommé par le ministre de la Justice [51]. Cette composition à connotation majoritairement « juridique » rappelle, avec certes un effectif plus réduit, celle des commissions des sanctions des autorités de régulation [52]. Ajoutons que les leviers qui permettent traditionnellement d’assurer l’indépendance des membres des AAI et API, qui sont notamment mobilisés par la loi n° 2017-55, du 20 janvier 2017, portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes N° Lexbase : L5685LCK, sont appliqués à la commission des sanctions du Conseil des maisons de vente [53]. Les mandats de ses membres sont irrévocables, non renouvelables et il ne peut y être mis fin qu’en cas d’empêchement dans des conditions déterminées. Encore une fois, voilà qui nous ramène vers la figure l’autorité de régulation. Un regard d’ensemble jeté sur la composition des deux organes du Conseil des maisons de vente laisse une impression baroque, confortée par le caractère, lui aussi hybride, des fonctions attribuées au Conseil des maisons de vente.

III. Des fonctions hybrides

13. Cette hybridité est perceptible dans les missions qui lui sont confiées (A), mais aussi dans les moyens qu’elle peut mobiliser (B).

A. Des missions hybrides

14. L’article L. 321-18 du Code de commerce N° Lexbase : L7293MBQ énonce les missions confiées au CMV. Remarquons d’emblée qu’il n’y a pas d’énoncé d’une mission générale, mais une liste alourdie de tâches. Outre le fait que cette énumération ne facilite pas la compréhension, elle a surtout pour conséquence d’éviter tout effort de conceptualisation ou a minima de synthèse quant à la fonction de l’institution. Un tel effort aurait d’ailleurs été complexe pour le législateur au regard de l’hétérogénéité de ces missions et de l’absence de choix entre l’un et l’autre des modèles évoqués. De façon révélatrice des hésitations rencontrées, les travaux parlementaires révèlent qu’il avait été proposé d’affirmer que le CMV est chargé « de représenter auprès des pouvoirs publics les opérateurs de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques […] »[54]. Cela n’a néanmoins pas été retenu au motif que cela l’aurait trop rapproché de la figure de l’organisation professionnelle. Pourtant, de nombreuses missions qui sont énoncées dans la liste de l’article L. 321-18 N° Lexbase : L7293MBQ s’inscrivent dans une logique corporatiste. Il en va ainsi de la formation professionnelle, de l’encadrement déontologique [55] ou encore de l’encadrement disciplinaire des professionnels. De façon également significative, l’on ne trouve pas dans l’article L. 321-18 N° Lexbase : L7293MBQ, une formule usuelle pour désigner la mission des autorités de régulation en matière économique, c’est-à-dire celle de « veiller au bon fonctionnement » d’un marché [56].

15. Si cette formule n’a pas été consacrée en 2022, on retrouve toutefois des missions – anciennes ou nouvelles – qui semblent tendre vers celles exercées par une autorité de régulation. C’est notamment le cas de la mission d’observation du secteur et d’identification, de diffusion des bonnes pratiques professionnelles et de recommandation. Toutes deux, et cela ne semble pas anodin, ont été d’ailleurs remontées en haut de la liste de l’article L. 321-18 du Code de commerce N° Lexbase : L7293MBQ par la loi n° 2022-267, du 28 février 2022, visant à moderniser la régulation du marché de l'art N° Lexbase : L5716MBC. Deux nouvelles missions ont été également attribuées au Conseil des maisons de vente : le soutien et la promotion de la qualité et la sécurité des ventes ainsi que l’information des professions du secteur d’une part et d’autre part du public sur la réglementation applicable. Ces quatre missions semblent lui conférer une mission de veille quant au bon déroulé de transactions et le doter d’un positionnement plus neutre, au service du marché de l’art et pas seulement des professionnels qui le composent.

B. Des moyens hybrides

16. À l’instar d’une institution corporative, le CMV a la charge d’édicter un recueil d’obligations déontologiques [57]. Cette élaboration s’accompagne du traditionnel pouvoir de prononcer des sanctions disciplinaires qu’a, dès l’origine, possédé le CVV et qui est encore attribué au CMV. Ces outils sont typiquement ceux d’une institution corporative. Néanmoins, à côté d’eux, l’on décèle certains outils qui peuvent être rattachés à la logique de la régulation. À ce titre, le CMV est chargé de « déterminer et de diffuser les bonnes pratiques professionnelles ainsi que de formuler des recommandations en matière de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques » (C. mon. fin., art. L. 321-18, 2° N° Lexbase : L7293MBQ). Ne faut-il pas y déceler une incitation à recourir au droit souple, si caractéristique de la pratique des autorités de régulation ?

17. Il faut enfin et surtout signaler un pouvoir nouveau que la loi du 28 février 2022 a attribué au CMV : celui de prononcer des sanctions pécuniaires envers les opérateurs de ventes volontaires, qui se surajoute à son classique pouvoir disciplinaire. Le législateur semble l’avoir appréhendé comme une sanction de plus à la disposition du CMV dans le cadre de ses attributions disciplinaires. De façon assez révélatrice, il est ainsi encadré dans une sous-section intitulée « De la discipline ». Néanmoins, avec ce pouvoir, est-on encore dans de la discipline professionnelle ? Ne rentre-t-on pas dans la protection du marché de l’art ? C’est un apport de la réforme sur lequel ont peu insisté les promoteurs de la loi alors qu’il semble susceptible de donner une nouvelle dimension au CMV. Ce pouvoir de sanction pécuniaire constitue en effet un pouvoir que détient une majorité d’autorités de régulation et qui est typique d’un processus de régulation, car il permet d’assurer une protection efficace du marché. Ajoutons que l’encadrement procédural de ces éventuelles sanctions s’inspire de ce qui existe pour d’autres autorités de régulation : un plafonnement des sanctions [58] ou encore l’ouverture d’un recours juridictionnel devant une juridiction identifiée [59].

19. Conclusion. Chacun des aspects institutionnels envisagés – statut, composition, missions et moyens – atteste du caractère hybride du Conseil des maisons de vente, qui oscille résolument entre organisation professionnelle et autorité de régulation. Une telle conclusion ouvre la voie à deux critiques principales. L’on peut tout d’abord craindre que du fait du mélange des genres contre nature qu’il acte, le Conseil des maisons de vente s’expose à l’écartèlement et à l’incompréhension de son action. Les membres d’un secteur ne peuvent en effet raisonnablement nourrir les mêmes attentes selon qu’ils font face à une institution corporative ou à une autorité de régulation. De plus, si l’objectif politique premier de loi n° 2022-267, du 28 février 2022, visant à moderniser la régulation du marché de l'art N° Lexbase : L5716MBC est la recherche d’attractivité du marché de l’art français, il n’est pas certain que la difficile lisibilité de la structure soit opportune. Le CMV revêt déjà une nature complexe à appréhender pour un juriste français, qu’en sera-t-il pour un opérateur étranger ?

Au-delà, et sans aller jusqu’à affirmer qu’en qualifiant d’autorité de régulation une institution qui n’en est pas vraiment une, le législateur a ajouté « aux malheurs de ce monde » [60], il a toutefois, certainement et plus modestement, contribué à ajouter à la difficile lisibilité de l’écosystème de la régulation. La prolifération des autorités de régulation constitue en effet une cause identifiée de désordre institutionnel et normatif [61], que le législateur a essayé de contenir notamment avec la loi n° 2017-55, du 20 janvier 2017, portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes N° Lexbase : L5685LCK. En utilisant le champ lexical de la régulation davantage par affichage que par raison, le législateur de 2022 ne semble pas, avec ce texte, contribuer, à l’œuvre de rationalisation qu’il a lui-même entreprise. De façon plus optimiste, le Conseil des maisons de vente peut également être appréhendé comme une conception sur-mesure, dont l’hybridité est désormais assumée par le législateur. Cette institution constituerait alors une figure adaptée aux spécificités du marché de l’art, permettant de concilier les attentes des professionnels, les impératifs du secteur et les concessions inhérentes à l’aboutissement de toute proposition de loi. À ce stade, il apparaît difficile de trancher et seul l’avenir dira si la greffe prendra.

 

[1] Loi n° 2022-267, du 28 février 2022, visant à moderniser la régulation du marché de l'art N° Lexbase : L5716MBC.

[2] V. C. com., art. L. 321-18 N° Lexbase : L7293MBQ.

[3] C. com., art. L. 321-1 et s. N° Lexbase : L7284MBE.

[4] Loi n° 2000-642, du 10 juillet 2000, portant réglementation des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques N° Lexbase : L0874AI9.

[5] Loi n° 2011-850, du 20 juillet 2011, de libéralisation des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques N° Lexbase : L7904IQS.

[6] V. Rapport Chaubon – de Lamaze, Mission sur l’avenir de la profession des opérateurs de ventes volontaires, décembre 2018 [en ligne]. Pour des intitulés révélateurs des commentaires de la loi du 28 février 2022, v. F. Pollaud-Dulian, Vingt fois sur le métier... : une énième réforme du marché de l'Art, RTD com., 2022, p. 276 ; L. Mauger-Vielpeau, Une nouvelle réforme du marché de l’art, D., 2022, p. 849.

[7] Spécifiquement sur ces contraintes, voir infra n° 11.

[8] Cette notion regroupe plusieurs institutions (ordre professionnel, établissement d’utilité publique, etc.) ayant en commun d’être dotées d’une mission de représentation des professionnels auprès des pouvoirs publics et d’exercer des missions déontologiques. V. sur ce point, J. Moret-Bailly, D. Truchet, Droit des déontologies, PUF, 2016, n° 163 et s.

[9]  P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, 7e édition, 2023, 144.

[10] Par la loi Le Chapelier des 14 et 17 juin 1791.

[11] Pour le CNB, voir par exemple la loi n° 71-1130, du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, art. 21-1 N° Lexbase : L6343AGZ : « Le Conseil national des barreaux […] est chargé de représenter la profession d'avocat notamment auprès des pouvoirs public ». V. également pour la Chambre nationale des commissaires de justice, l’ordonnance du n° 2016-728, du 2 juin 2016, relative au statut de commissaire de justice, art. 16 N° Lexbase : Z79272T4 : « La chambre nationale a pour attribution : 1° De représenter l'ensemble de la profession auprès des pouvoirs publics […] »

[12] J. Moret-Bailly, D. Truchet, Droit des déontologies, préc., n° 163 et s.

[13] J. Moret-Bailly et D. Truchet utilisent d’ailleurs l’expression « d’institutions corporatives », ibid.

[14] Sur l’apparition de ces autorités, v. parmi de très nombreuses études, G. Timsit, C.-A. Colliard (dir.), Les autorités administratives indépendantes, PUF, 1988 ; J. Chevallier, Réflexions sur l’institution des autorités administratives indépendantes, JCP G, 1986, I, 3254 ; J.-L. Autin, Du juge administratif aux autorités administratives indépendantes : un autre mode de régulation, RDP, 1988, p. 1213 ; Conseil d’État, Les Autorités administratives indépendantes, rapport du Conseil d’État, 2001 [en ligne].

[15] J. Chevallier, Réflexions sur l’institution des autorités administratives indépendantes, art. préc., n° 3.

[16]  M.-A. Frison-Roche, Le droit de la régulation, D., 2001, p. 610.

[17] V. S. Gerry-Vernieres, Les petites sources, Economica, 2012.

[18] V. ce point, la chronologie retracée par le rapport Chaubon – de Lamaze, préc., p. 8 [en ligne].

[19] Sur l’évolution de la profession de commissaires-priseurs, v. M. Ranouil, Commissaire-priseur et opérateur de ventes volontaires, JCl. Responsabilité civile et Assurances, fasc. 345, 2021.

[20] V. ordonnance n° 45-2593, du 2 novembre 1945, relative au statut des commissaires-priseurs, art. 1er N° Lexbase : Z26678PC.

[21] V. ordonnance n° 45-2593, du 2 novembre 1945, préc., art. 4 N° Lexbase : C54898TH, 5 N° Lexbase : C55008TU et 7 N° Lexbase : C55268TT. Cette chambre était dotée du statut d’établissement d’utilité publique.

[22] V. loi n° 2000-642, du 10 juillet 2000, préc., art. 2 N° Lexbase : C7541498.

[23] Par exemple, l’ACPR délivre un agrément aux prestataires de services d’investissement (C. mon. fin., art. L. 532-1 N° Lexbase : L1553MHY) et à certains établissements de crédit (C. mon. fin., art. L. 511-10 N° Lexbase : L9740L4I). Remarquons néanmoins que depuis 2017, cette autorité ne figure plus dans la liste des AAI et API énumérées par la loi n° 2017-55, du 20 janvier 2017, portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes N° Lexbase : L5685LCK. De même, l’Autorité des marchés financiers appose son visa sur les prospectus des émetteurs souhaitant accéder à des plateformes de négociation.

[24] V. Directive (CE) n° 2006/123 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché́ intérieur N° Lexbase : L8989HT4.

[25] Conseil d’État, Les Autorités administratives indépendantes, rapport public, préc., p. 268 [en ligne].

[26] V. l’exposé des motifs de la proposition de loi tendant à modifier la loi du 10 juillet 2000, portant réglementation des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques, présentée par MM. Philippe Marini et Yann Gaillar, 2008 [en ligne].

[27] V. le compte rendu de la commission des lois du 8 juillet 2009 [en ligne]. V. également sur ce point, l’avis d’experts relayé par le Rapport d’information parlementaire en conclusion des travaux de la mission d’information relative au marché de l’art, prés. S. Travert, 2016, spéc. proposition n° 13 [en ligne].

[28] L’intitulé de la loi et la qualification du CMV « d’autorité de régulation » sont sans équivoque. V. C.  com., art. L. 321-18 N° Lexbase : L7293MBQ

[29] V. le rapport Chaubon – de Lamaze, préc. ; Rapport d’information parlementaire en conclusion des travaux de la mission d’information relative au marché de l’art, prés. S. Travert, 2016, spéc. proposition n° 13.

[30] C.  com., art. L. 321-18 N° Lexbase : L7293MBQ.

[31] J. Moret-Bailly, D. Truchet, Droit des déontologies, PUF, 2016, n° 163.

[32] Loi n° 71-1130, du 31 décembre 1971, préc., art. 21-1 N° Lexbase : Z70069TQ.

[33] C. com., art. L. 131-34 N° Lexbase : L7946IQD.

[34] Ordonnance n° 2016-728, du 2 juin 2016, préc., art. 14 N° Lexbase : Z24513PC.

[35] C.  com., art. L. 321-18 N° Lexbase : L7293MBQ.

[36] J. Moret-Bailly, D. Truchet, Droit des déontologies, préc., n° 172.

[37] V. loi n° 2017-55, du 20 janvier 2017, portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes, art. 2 N° Lexbase : Z98679PR.

[38] C.  com., art. L. 321-19 N° Lexbase : L5383MKL.

[39] V. en ce sens, F. Pollaud-Dulian, Vingt fois sur le métier... : une énième réforme du marché de l'Art, préc. ; J. Moret-Bailly, D. Truchet, Droit des déontologies, préc., n° 169.

[40] Conseil d’État, Les Autorités administratives indépendantes, rapport public, préc., p. 275.

[41] C. com., art. L. 321-23 N° Lexbase : L7298MBW.

[42] Voir les travaux parlementaires et le compte rendu de la commission des lois du Sénat du 16 octobre 2019 [en ligne].

[43] V. loi n° 2010-476, du 12 mai 2010, relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, art. 35 N° Lexbase : Z82839RQ.

[44] La loi n° 2017-55, du 20 janvier 2017, portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes N° Lexbase : L5685LCK.

[45] Sur l’applicabilité de l’article 6 de la CEDH aux autorités de régulation, voir pour la COB, Cass. com., 9 avril 1996, n° 94-11.323, publié au bulletin N° Lexbase : A2403ABM

[46] C. com., art. L. 321-23-1, al. 3 N° Lexbase : L7299MBX.

[47] Sur ce point, v. l’analyse réalisée dans le Rapport d’information parlementaire en conclusion des travaux de la mission d’information relative au marché de l’art, préc., proposition n° 13 [en ligne].

[48] V. en ce sens, F. Pollaud-Dulian, Vingt fois sur le métier... : une énième réforme du marché de l'Art, préc. : « Ainsi, bien que le Conseil des maisons de vente comprenne davantage d'opérateurs de vente que son prédécesseur, comme on l'a vu plus haut, dans son aspect disciplinaire, contrairement à ce qui a pu être dit, il ne devient pas corporatiste ».

[49] Sur le recours à l’élection dans les ordres professionnels et les établissements d’utilité publique, v. J. Moret-Bailly, D. Truchet, Droit des déontologies, préc., n° 163 et s.

[50] V. par exemple dans le collège de l’AMF, C. mon. fin., art. L. 621-2 N° Lexbase : L5004L8T. Pour celle de l’autorité nationale des jeux, v. loi n° 2010-476, du 12 mai 2010, relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, art. 41 N° Lexbase : Z82814RQ.

[51] C. com., art L. 321-3 N° Lexbase : L1064KZG.

[52] Pour la composition de la commission des sanctions de l’AMF, par exemple, voir C. mon. fin., art. L. 621-2 N° Lexbase : L5004L8T.

[53] Voir articles 6 à 9 de la loi n° 2017-55, du 20 janvier 2017, portant statut général des autorités administratives indépendantes et des autorités publiques indépendantes, préc. N° Lexbase : L5685LCK.

[54] Rapport n° 68 (2019-2020), déposé le 16 octobre 2019 par M. Deromedi sur la proposition de loi visant à moderniser la régulation du marché de l'art [en ligne].

[55] J. Moret-Bailly, D. Truchet, Droit des déontologies, préc., n° 163.

[56] V. en ce sens, C. mon. fin., art. L. 621-1 N° Lexbase : L7619LQA pour l’AMF. V. également l’article L. 131-1 du Code de l’énergie N° Lexbase : L9590LHN pour la commission de régulation de l’énergie. Lors de la loi de 2011, le sénateur Marini avait d’ailleurs proposé que le Conseil des ventes volontaires se voit attribuer la mission de « veiller au bon fonctionnement des marchés ». Voir l’exposé des motifs de la proposition de loi tendant à modifier la loi n° 2000-642, du 10 juillet 2000, portant réglementation des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques, présentée par MM. Philippe Marini et Yann Gaillar, 2008 [en ligne].

[57] J. Moret-Bailly, D. Truchet, Droit des déontologies, préc., n° 163

[58] C. com., art. L. 321-23-3 N° Lexbase : L7301MBZ.

[59] C. com., art. L. 321-23-3 N° Lexbase : L7301MBZ.

[60] Selon la célèbre formule de Camus.

[61] V. Dossier Le désordre normatif, RDP, 2006 ; P. Malaurie, La révolution des sources, Defrénois, 30 octobre 2006, p. 1552.

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Droit des biens

[Chronique] Droit des biens

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N7883BZY

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par Xavier Baki-Mignot et Marion Ferrière, Doctorants contractuels, centre Patrimoine et Contrats, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 09 Janvier 2024

Revendication d’un volume superficiaire sur la parcelle d’autrui

 

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 3 octobre 2023, n° 21/04523 N° Lexbase : A36671KZ

Mots-clés : prescription acquisitive • revendication • superficie • usucapion • volume

Solution : un volume peut être revendiqué sur le sol d’autrui, en détruisant sa présomption de propriété du dessus, par titre ou prescription acquisitive contraire.

Portée : la propriété des édifices pouvant être divisée indépendamment du sol qui les soutient, les propriétaires fonciers sont toujours exposés à la revendication d’un volume, qui prospérera s’ils ont laissé un tiers le prescrire.


La toute-puissance du sol a ses limites. C’est ce que montre bien l’arrêt rendu le 3 octobre 2023 dans une situation peu commune. Le litige oppose deux voisines dont les maisons sont mitoyennes. Au premier étage de l’une se trouve une pièce dont on s’arrache la propriété. Les hostilités sont ouvertes en 2018, quand la propriétaire de cette maison décide de percer une porte pour y accéder depuis sa propre chambre, tout en condamnant celle qui communiquait avec la maison voisine. Là-dessus, l’autre agit en revendication de la pièce devant le tribunal judiciaire de Saint-Étienne, qui la déboute en 2020.

Il faut entendre combien la cause est inhabituelle, et la prétention, prima facie, téméraire. La demanderesse revendique en effet une pièce située sur l’emprise de la parcelle de sa voisine, dans la maison même de cette dernière. À cette idée, la conscience juridique se révolte volontiers, tant est prégnante la puissance d’attraction du sol, que l’adage immémorial résume non sans quelque mysticisme : cujus est solum, qui a le sol, ei est usque ad caelum usque ad inferos, a tout l’espace depuis les enfers jusqu’au ciel [1]. Le Code civil ne dit pas autre chose en disposant que « la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous [2] ».

Il n’y a là pourtant qu’une règle de preuve. Elle établit une présomption simple, qui peut être détruite tant par la prescription acquisitive [3] que par un titre contraire [4]. Il y a alors volume superficiaire sur le sol d’autrui, potentiellement enclavé, avec ce que cette situation hétérodoxe peut comporter de conséquences en termes de servitude, notamment de passage [5].

L’examen des titres se révélait ici peu concluant. Deux titres anciens, en 1887 et 1913, mentionnaient bien le volume, mais cette mention n’avait plus été reprise dans les titres ultérieurs. Celui de la défenderesse, en particulier, ne stipulait aucune restriction en volume, ce qui la conduisait logiquement à invoquer le bénéfice de la prescription abrégée [6]. Aussi bien, c’est sur la possession que le contentieux s’est dénoué. La cour d’appel admet le juste titre de la défenderesse, mais juge que sa possession, n’ayant commencé qu’en 2018 lorsque la porte fut percée, n’avait pu atteindre la durée décennale requise par la loi. D’un autre côté, elle constate de manière circonstanciée que la demanderesse, et surtout ses auteurs par jonction des possessions [7], avaient utilisé de longue date la pièce litigieuse, soit par eux-mêmes pour y entreposer divers effets, ce qui suffit assurément à caractériser le corpus, soit corpore alieno par des louages ponctuels, tantôt à un « commis de ferme pour les vendanges », tantôt à un artisan qui en avait fait son atelier. L’usucapion trentenaire étant parfaite, le jugement entrepris est infirmé et la défenderesse, condamnée sous astreinte à remettre les lieux en état.

Cet arrêt bien construit eût été en somme un bel exemple à suivre, s’il n’avait manifesté par ailleurs quelques lacunes dans la maîtrise des concepts fondamentaux du droit des biens. On est étonné d’apprendre en effet que « la preuve parfaite du droit de propriété étant impossible à rapporter, il appartient au juge de rechercher quelle partie justifie des présomptions les meilleures », expression que la cour a empruntée à quelques autres arrêts d’appel qui l’ânonnent comme une formule sacramentelle. Or s’il est exact que les titres ne prouvent rien en bonne théorie [8], la prescription acquisitive au contraire, « reine des preuves », fournit une preuve parfaite de la propriété, dont elle est justement un mode d’acquérir : et c’est bien une telle prescription que la cour finit justement par reconnaître au profit de la demanderesse. Autre curiosité, l’arrêt qualifie d’ « empiètement » la prise de possession de la pièce par la défenderesse. On ne peut que regretter pareille négligence terminologique. L’empiètement est toujours en effet réel, en ce sens qu’il s’exerce par le fait d’une chose, ouvrage ou plantation ; aussi est-elle sanctionnée par la démolition ou le rabotage. Devra-t-on démolir ou raboter la défenderesse ? La justice n’est point si cruelle. L’usurpation étant ici le fait d’une personne sur un volume, l’action est simplement revendicatoire [9], ou peut-être confessoire si l’on analyse, assez spéculativement d’ailleurs, l’utilité tréfoncière ou superficiaire comme un droit réel sur la chose d’autrui [10].

Par Xavier Baki-Mignot

 

[1] H. Roland, L. Boyer, Adages du droit français, Litec, 4e éd., 1999, n° 70.

[2] C. civ., art. 552 N° Lexbase : L3131ABL.

[3] C. civ., art. 553 N° Lexbase : L3132ABM.

[4] Cass. civ. 3, 12 juillet 2000, n° 97-13.107, publié au bulletin N° Lexbase : A9103AGA.

[5] C. civ., art. 682 N° Lexbase : L3280AB4.

[6] C. civ., art. 2272, al. 2 N° Lexbase : L7195IAQ.

[7] C. civ., art. 2265 N° Lexbase : L7206IA7.

[8] Cependant la jurisprudence est depuis longtemps réaliste et admet les titres comme présomptions. Pour une étude approfondie de ce paradoxe, v. E. Lévy, Preuve par titre du droit de propriété immobilière, th. Paris, A. Pedone, 1896.

[9] La superficie n’étant qu’un autre visage de la propriété : v. H., L. et J. Mazeaud, F. Chabas, Leçons de droit civil, t. II, Biens, Montchrestien, 8e éd., 1994, n° 1287 : « il n’y a pas là un droit réel particulier, il s’agit seulement de la division d’une chose entre deux propriétaires : c’est un droit de propriété qu’exerce le superficiaire sur les constructions et plantations. »

[10] En ce sens, T. Revet, RTD civ., 2002, p. 539 ; F. Zenati-Castaing, T. Revet, Droit des biens, PUF, 3e éd., 2008, n° 147.


 

La prescription d’une vue opaque

 

♦ CA Lyon, 1re civ., sect. B, 28 novembre 2023, n° 21/05853 N° Lexbase : A46037WE

Mots-clés : jour • prescription • servitude de vue • voisinage • vue

Solution : une vitrerie opaque, mais susceptible d’être ouverte, constitue une vue et non un jour.

Portée : la qualification de servitude de vue emporte nécessairement le caractère continu de la servitude, quand bien même pour l’exercer il faut ouvrir une vitrerie opaque.


Pour assurer une bonne relation de voisinage, il semble désormais habile, à l’arrivée de nouveaux voisins, de présenter, en sus des vœux de bienvenue, quelques réclamations. En tout cas, cela semble être la ligne de conduite qu’ont adoptée les protagonistes de l’espèce. Puisque dès leur arrivée, de nouveaux acquéreurs se sont vu sommer de quelques injonctions. En effet, les propriétaires contigus leur ont demandé de restaurer l’un des murs de leur maison d’habitation qui donne sur la propriété voisine. Ce mur séparatif est litigieux à d’autres égards. En plus du caractère très dégradé de l’ouvrage, les tuiles qui le surplombent semblent édifiées dans le mauvais sens d’écoulement et la fenêtre, qualifiée de jour de souffrance, paraît avoir été construite illégalement.

Face à cet accueil chaleureux et enthousiaste, aucun accord entre les parties n’a été trouvé pour résoudre le litige. Alors, pour préserver ce climat d’hospitalité, les propriétaires contigus ont décidé d’assigner leurs nouveaux voisins aux fins d’obtenir leur condamnation sous astreinte de 100 euros par jour de retard ainsi que des dommages et intérêts.

C’est dans cette atmosphère cordiale que le tribunal de grande instance de Villefranche-sur-Saône a condamné les nouveaux acquéreurs à la réfaction du mur, la modification du sens de descente des tuiles et la suppression du jour. Partant, les nouveaux voisins ont interjeté appel du jugement. Ainsi, le 28 novembre 2023, la cour d’appel de Lyon a rendu un arrêt partiellement confirmatif. Le point de désaccord se situe à l’endroit de l’ouverture dans le mur.

Jour, vue. La discordance se niche surtout dans la qualification de l’ouverture ; qualification qui appartient à l’appréciation souveraine des juges du fond [1]. Au vrai, lorsqu’une ouverture est construite sur un mur non mitoyen, les juges du fond doivent seulement s’assurer qu’il n’existe pas de risque d’indiscrétion [2]. En principe, seuls sont autorisés, dans ces murs, les verres dormants, c’est-à-dire insusceptibles d’être ouverts. Ici, on ne s’intéressera pas au bienfondé de la règle qui, pour certains auteurs, est « mal venue » quand l’ouverture ne permettrait pas la vue [3]. On constatera seulement, en l’espèce, que l’ouverture construite dans le mur non mitoyen est opaque, mais peut aussi être ouverte. L’enjeu du litige est donc de savoir si l’on se trouve face à une servitude de vue ou de jour.

Dans un premier temps, la cour nous rappelle la différence entre un jour et une vue en s’appuyant sur la note d’un expert. D’une part, « les jours sont de petites ouvertures qui laissent passer la lumière et au travers desquelles il est impossible de voir et […] ces ouvertures doivent être composées d’un châssis fixe qui ne peut pas s’ouvrir et comporter un verre dormant, translucide et non transparent ». D’autre part, « la vue est une ouverture pratiquée par un propriétaire dans une construction à partir de laquelle il peut plonger son regard sur la propriété voisine ». Le critère de distinction semble être la capacité à voir à travers l’ouverture. La difficulté, en l’espèce, est que lorsque la vitrerie est fermée, elle est opaque, mais lorsqu’elle est ouverte, elle permet d’apercevoir la propriété voisine. L’ouverture se situe donc à mi-chemin entre le jour et la vue. Pour trancher le litige, la cour considère que le simple fait de pouvoir ouvrir la fenêtre et donc de voir la propriété voisine empêche de qualifier cet ouvrage de jour. Pour la cour, il s’agit donc d’une vue.

Prescription de servitude. On peut émettre une réserve sur le caractère prescriptible de cette servitude de vue. On sait que seules « les servitudes continues et apparentes s’acquièrent par titre, ou par la prescription » (C. civ., art. 690 N° Lexbase : L3289ABG) ; et que sont continues les servitudes « dont l’usage est ou peut être continuel sans avoir besoin du fait actuel de l’homme » (C. civ., art. 688 N° Lexbase : L3287ABD). En somme, pour acquérir par prescription une servitude, il faut qu’il n’y ait besoin d’aucune action humaine. D’ailleurs, le seul caractère permanent d’un ouvrage ne suffit pas à qualifier la servitude de continue [4]. Pour cette raison, certains auteurs questionnent le caractère continu de la servitude de vue puisque, pour qu’elle soit effective, il faut que la vue soit regardée, donc cela nécessite l’action de l’homme [5]. Néanmoins, si l’on peut comprendre que le caractère toujours accessible de la vue lui permette d’être qualifiée de continue, on peut se s’interroger sur la justesse de cette qualification dans le présent litige.

En effet, en raison de l’opacité de la fenêtre litigieuse, la vue n’est pas continuellement accessible. Pour l’être, il faut que la fenêtre soit ouverte. Lorsqu’elle est fermée, il n’y a pas de vue. La propriété contigüe n’est donc pas visible. Seule l’ouverture de la vitre permet « le regard sur la propriété voisine ». Or cette ouverture manuelle s’apparente nécessairement à un fait de l’homme, à une action positive. En l’espèce, il faut, pour que la servitude de vue prenne vie, ouvrir la vitre. En somme, rien ne semble attester du caractère continu de la servitude. Pourtant, cela n’empêche pas les juges du fond de l’analyser comme une servitude de vue, continue et apparente ; une caractérisation permettant son acquisition par prescription. Cet arrêt nous invite une nouvelle fois à réfléchir au traitement de faveur dont bénéficie la servitude de vue, qui n’est pourtant pas la moins intrusive.

Par Marion Ferrière

 


[1] Cass. civ. 3, 27 mai 2009, n° 08-12.819, FS-P+B N° Lexbase : A4018EHB.

[2] CA Reims, ch. civ., 1re sec., 15 mai, 2018, n° 16/02440 N° Lexbase : A7134XM8.

[3] W. Dross, Les choses, LGDJ, 2012, p. 683, n° 370-2.

[4] Cass. civ. 3, 15 février 1995, n° 93-13.093, publié au bulletin N° Lexbase : A7658ABA.

[5] W. Dross, ibid., p. 699, n° 378-1.

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Droit des personnes

[Chronique] Droit des personnes et de la famille

Lecture: 1 heure, 3 min

N7887BZ7

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par Aurélien Molière, Aurore Camuzat et Margot Musson

Le 09 Janvier 2024

Par Aurélien Molière, Maître de conférences, centre de droit de la famille, Directeur du Master Droit de la famille, Codirecteur de l’Institut d’études judiciaires, Aurore Camuzat, Doctorante, centre de droit de la famille et Margot Musson, Docteure en droit, ATER centre de droit de la famille – Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3


 

Sommaire :

Requalification par réduction et sauvetage du testament authentique nul sur la forme : la résistance des juges lyonnais !

  • CA Lyon, 1re civ., sect. B, 21 mars 2023, n° 22/02394

La nullité du testament : pas n’importe comment et pas pour rien !

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect.  B, 30 mai 2023, n° 20/02660

La piété filiale, obstacle à l’indemnisation de l’héritier appauvri

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 6 juin 2023, n° 21/06004

L’appréciation de l’existence de l’intention matrimoniale à l’épreuve du droit international privé

  • CA Lyon, 2e ch. civ., sect. B, 25 mai 2023, n° 22/03740

La fraude à la loi, un enjeu juridique en matière de reconnaissance volontaire

  • CA Lyon, 2e ch. civ., sect. A, 22 février 2023, n° 22/00629

Droit viager au logement : manifestation de volonté tacite du conjoint survivant

  • CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 25 avril 2023, n° 21/01550

Recevabilité de l’action en contestation de paternité et contrôle de conventionnalité in concreto

  • CA Lyon, 2e ch., sect. B, 25 mai 2023, n° 21/06707

De l’application du nouvel article 61-3-1 du Code civil dans le cadre d’un changement de filiation paternelle

  • CA Lyon, 2e ch., sect. A, 14 juin 2023, n° 22/01142

 

Requalification par réduction et sauvetage du testament authentique nul sur la forme : la résistance des juges lyonnais !

♦ CA Lyon, 1re civ., sect. B, 21 mars 2023, n° 22/02394 N° Lexbase : A10279LM

Mots-clés : formalisme • qualification • testament authentique • testament international • nullité

Solution : le testament authentique reçu en présence d’un interprète, avant la loi n° 2015-177, du 16 février 2015, relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures N° Lexbase : L9386I7R doit être annulé dès lors que le testateur ne maîtrise pas la langue dans laquelle il est rédigé. Toutefois, s’il remplit les conditions de validité du testament international, il peut être requalifié et sa validité admise.

Portée : la solution adoptée par la cour d’appel de Lyon, statuant après renvoi, s’inscrit dans une jurisprudence constante, admettant la requalification par réduction du testament authentique, nul sur la forme, en testament international. Pour autant, elle contredit la décision de la Cour de cassation, en admettant cette possibilité dans le cas du testament reçu par un notaire et en présence de témoins qui ne comprennent pas la langue utilisée par le testateur.


Lorsqu’un testament authentique ne remplit pas les conditions de forme imposées par la loi (C. civ., art. 971 N° Lexbase : L0127HPE et 972 N° Lexbase : L9492I7P), il est nul. Cependant, s’il réunit les conditions du testament international [1], il peut être requalifié en vue d’être sauvé [2]. Cette requalification par réduction illustre bien le caractère sacré des dernières volontés, dont les juges tentent, autant que faire se peut, d’assurer la mise en œuvre.

Dans l’affaire soumise à la cour d’appel de Lyon, une Italienne est décédée en laissant un testament authentique reçu en français, en présence d’un interprète. Elle y institue trois de ses quatre filles en qualité de légataires de la quotité disponible. Son petit-fils, enfant de la quatrième fille prédécédée et venant en représentation de sa mère, peut seulement prétendre à sa part de réserve. Rien n’interdit l’inégalité successorale et il ne saurait donc la critiquer au motif qu’elle s’opère à son détriment. Cependant, il estime qu’elle trouve sa source dans un testament qui n’a pas été valablement formé, car il méconnaît les exigences de forme de l’article 972 du Code civil N° Lexbase : L9492I7P. Statuant après renvoi de la Cour de cassation [3], la cour d’appel de Lyon prend le contrepied de la position adoptée par la Haute juridiction. Elle décide que le testament litigieux, nul en sa forme authentique (1), est valable en sa forme internationale (2).

1. La nullité du testament dans sa forme authentique. Pour être valablement formé, le testament authentique doit être reçu par deux notaires ou un notaire assisté de deux témoins (C. civ., art. 971 N° Lexbase : L0127HPE). Il doit être dicté par le testateur, écrit par le notaire, lu au testateur, signé par lui, avant que mention expresse soit faite de ces différentes étapes (C. civ., art. 972 N° Lexbase : L9492I7P). En raison de la dictée et de la lecture, il est essentiel que le disposant puisse s’exprimer dans une langue comprise par le notaire et les témoins. Sinon, comment la conformité du testament aux dernières volontés qui s’y trouvent exprimées pourrait-elle être assurée ?

Elle peut l’être si l’on recourt à un interprète choisi sur la liste nationale des experts judiciaires dressée par la Cour de cassation ou sur la liste des experts judiciaires dressée par chaque cour d’appel. Une possibilité critiquée en raison de « l’incongruité d’un testament […] où l’officier public constate la parole, non du testateur, mais de l’interprète » [4]. Elle a pourtant été admise à partir du 18 février 2015 [5] et l’introduction d’un nouvel alinéa 4 à l’article 972 N° Lexbase : L9492I7P.

Toutefois, le testament litigieux a été reçu en 2002, en la présence d’un interprète en langue italienne, que le notaire et les témoins ne maîtrisaient pas. C’est la raison pour laquelle la cour d’appel de Lyon, à l’instar de toutes les juridictions saisies dans cette affaire, a retenu la nullité du testament en sa forme authentique. Il ne pouvait en être autrement, la loi de 2015 ayant été adoptée postérieurement et n’ayant aucune raison de s’appliquer rétroactivement [6]. La testatrice n’avait tout simplement pas le droit de recourir au testament authentique. Elle aurait dû choisir une autre forme testamentaire.

2. La validité du testament dans sa forme internationale. Le testament, nul dans sa forme authentique, est-il valable en sa forme internationale ? C’est sur ce point que des divergences sont apparues dans cette affaire. Si le tribunal de grande instance de Gap et la Cour de cassation [7] ont rejeté toute requalification par réduction, la cour d’appel de Grenoble [8] et la cour d’appel de Lyon, statuant après renvoi, l’ont admise. Ainsi les juges lyonnais sont-ils entrés en résistance face à la position adoptée par la Cour de cassation.

Dans sa décision, la Haute juridiction considère que le testament authentique nul ne peut valoir testament international dès lors qu’il n’est pas écrit dans une langue comprise du testateur. Selon elle, si « un testament international peut être écrit en une langue quelconque afin de faciliter l’expression de la volonté de son auteur, celui-ci ne peut l’être en une langue que le testateur ne comprend pas, même avec l’aide d’un interprète » [9]. La solution se trouve fondée sur la combinaison de deux dispositions de l’annexe à la Convention de Washington N° Lexbase : L0657MLW. L’article 3, § 3, d’une part, qui autorise la rédaction du testament international dans la langue de son choix. L’article 4, § 1, d’autre part, qui impose au testateur de déclarer, « en présence de deux témoins et d’une personne habilitée à instrumenter, que le document est son testament et qu’il en connaît le contenu ». Or, pour en connaître le contenu, il est censé comprendre la langue dans laquelle il a été rédigé. En l’espèce, le testament a été écrit en français, tandis que son auteure parle italien. La solution paraît logique.

Pourtant, la cour d’appel de Lyon décide, à l’inverse, que le testament litigieux, nul dans sa forme authentique, a valeur de testament international et qu’il est valable. Sa décision est également fondée sur deux dispositions de la Convention de Washington N° Lexbase : L0657MLW. D’abord, l’article 3, § 3, de son annexe, également visé par la Cour de cassation, qui autorise la rédaction du testament international dans une langue quelconque. Les juges lyonnais font observer qu’aucune disposition n’impose au testateur de comprendre cette langue. Ensuite, l’article V de la Convention, qui permet le recours à un interprète choisi conformément aux conditions posées par la loi en vertu de laquelle la personne habilitée à instrumenter a été désignée. En l’espèce, il s’agit de la loi française. Or, à l’époque du testament litigieux, puisqu’elle n’organisait pas la possibilité de recourir à un interprète, elle ne prévoyait a fortiori aucune condition de désignation. Les juges lyonnais en déduisent alors que le fait d’avoir choisi un interprète qui « n’était pas assermentée n’est pas de nature à affecter la validité du testament ». D’aucuns pourraient soutenir que la loi française n’autorisant pas l’intervention d’un interprète, cette faculté était tout bonnement exclue. Toutefois, comme l’indique l’article V, l’application de cette loi se limite aux conditions de désignation ; elle ne concerne pas son principe, lequel résulte alors de la Convention de Washington N° Lexbase : L0657MLW.

Il faut saluer la résistance des juges lyonnais car il est clair que la Cour de cassation a ajouté aux conditions du testament international en imposant la maîtrise, par le testateur, de la langue utilisée dans son testament. Dès lors qu’elle autorise le recours à un interprète, la Convention de Washington N° Lexbase : L0657MLW n’impose pas qu’il comprenne la langue dans laquelle ses dernières volontés ont été transcrites dans son testament. N’en déplaise à la Haute juridiction, dont on peut toutefois comprendre la réticence. En effet, nul ne sait comment cet interprète a été choisi, en l’espèce, dès lors que la loi française ne prévoyait rien à l’époque du testament. Peut-être n’était-il même pas un professionnel. Rien ne permet de s’assurer de ses compétences et donc, au-delà, de la qualité de la traduction des dernières volontés de la testatrice. De quoi laisser planer le doute sur l’authenticité des dispositions testamentaires rédigées par le notaire, en suivant la traduction de l’interprète. Toutefois, la mention dans l’acte selon laquelle la testatrice a déclaré comprendre le testament et reconnaître qu’il exprime exactement sa volonté, en la présence ininterrompue des témoins, a de quoi rassurer. L’essentiel est là : qu’elle ait pu vérifier que le testament rédigé par le notaire traduisait juridiquement ses dernières volontés.

Il revient désormais à l’assemblée plénière de trancher. Quelle position adoptera-t-elle ? Les paris sont ouverts.

Par Aurélien Molière

 

[1] Convention de Washington, du 26 octobre 1973, portant loi uniforme sur la forme d’un testament international N° Lexbase : L0657MLW.

[2] V. par exemple Cass. civ. 1, 12 juin 2014, n° 13-18.383, FS-P+B+I N° Lexbase : A4279MQK ; N. Laurent-Bonne, D., 2014. 1747 ; H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke, obs., ibid., 2015. 1056 ; C. Vernières, obs., AJ fam., 2014. 433 ; M. Revillard, Rev. crit. DIP, 2014. 843 ; M. Grimaldi, obs., RTD civ., 2014. 927.

[3] Cass. civ. 1, 2 mars 2022, n° 20-21.068, FS-B N° Lexbase : A10517PM ; N. Laurent-Bonne, obs., AJ Fam., 2022. 340 ; M. Grimaldi, obs., RTD civ., 2022. 461.

[4] M. Grimaldi, Le testament reçu, sous l’empire du droit antérieur à la loi du 16 février 2015, avec le concours d’un interprète ne peut être sauvé comme testament international, RTD. civ., 2022. 441.

[5] Date d’entrée en vigueur de la loi n° 2015-177, du 16 février 2015, relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures N° Lexbase : L9386I7R.

[6] Cass. civ. 1, 12 juin 2018, n° 17-14.461 et n° 17-14.554, F-D N° Lexbase : A3298XRL ; M. Grimaldi, obs., RTD. civ., 2018. 721.

[7] Cass. civ. 1, 2 mars 2022, n° 20-21.068, FS-B, préc. N° Lexbase : A10517PM.

[8] CA Grenoble, ch. aff. familiales, 16 juin 2020, n° 18/04747 N° Lexbase : A28197S9.

[9] Cass. civ. 1, 2 mars 2022, n° 20-21.068, FS-B, préc. N° Lexbase : A10517PM.


La nullité du testament : pas n’importe comment et pas pour rien !

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect.  B, 30 mai 2023, n° 20/02660 N° Lexbase : A02669YI

Mots- clés : formalisme  • insanité d’esprit  • inscription de faux  • nullité  • testament authentique

Solution : en premier lieu, la procédure en inscription de faux est la seule façon de contester la validité d’un testament authentique, dès lors qu’il s’agit de critiquer ce que l’officier public dit avoir personnellement accompli ou constaté. En second lieu, l’annulation d’un testament pour insanité d’esprit implique de prouver (non de supposer) l’existence d’un trouble mental (et non de sa cause).

Portée : la cour d’appel de Lyon rend une décision en tout point conforme aux exigences légales. Elle contient d’utiles rappels en matière de contestation de la validité du testament.


L’arrêt soumis à commentaire offre l’occasion d’effectuer d’utiles rappels concernant la contestation de la validité d’un testament. En l’espèce, une personne est décédée en laissant pour lui succéder ses deux enfants. Par un testament authentique, elle a institué l’un d’eux en qualité de légataire de la quotité disponible. En vue de paralyser ce legs à titre universel, la cohéritière tente d’obtenir la nullité du testament dans sa totalité : sur la forme, d’abord, en invoquant des problèmes de signature et de langue (1) ; sur le fond, ensuite, en arguant de l’insanité d’esprit du testateur (2).

1. L’incontournable procédure d’inscription de faux. Le testament authentique, comme tout testament, doit revêtir certaines formes pour être valable. Parmi elle figure la signature du testateur (C. civ., art. 973 N° Lexbase : L0129HPH). C’est elle qui extériorise l’animus testandi [1] et qui fait passer l’acte du simple projet de testament à testament. Aussi, la langue utilisée a son importance, en ce sens qu’elle doit être comprise du testateur. Sinon, comment les dispositions testamentaires pourraient-elles être sa volonté, celle qu’il a entendue exprimer ? L’héritière conteste ces deux points devant la cour d’appel. Elle estime que la signature portée sur l’acte n’est pas celle de la testatrice, en ce qu’elle ne correspond pas à celle utilisée sur d’autres documents. Elle soutient également que sa mère ne savait ni parler ni écrire la langue du testament, à savoir le français ; pourtant aucun traducteur n’est intervenu lors de sa rédaction [2].

Malgré les arguments avancés par l’appelante, la cour d’appel rejette le moyen. Il apparaît, en effet, que le testament a été reçu par deux notaires et que mention a été faite, conformément à l’article 972 du Code civil N° Lexbase : L9492I7P, du recueil de la signature de la testatrice d’une part, et de la dictée du testament par la testatrice d’autre part. Surtout, la cour rappelle que la seule voie pour faire reconnaître l’inexactitude d’un acte authentique réside dans une procédure spécifique : l’inscription de faux. En effet, l’acte authentique présente la particularité de faire foi, jusqu’à inscription de faux, de « ce que l’officier public dit avoir personnellement accompli ou constaté » (C. civ., art. 1371 N° Lexbase : L1029KZ7). Il convient donc, par cette procédure, de contester les mentions portées dans l’acte. C’est ce que l’héritière aurait dû faire ; ce que la cour lui reproche de n’avoir pas fait.

2. L’indispensable démonstration de l’insanité d’esprit. En énonçant que « pour faire une libéralité, il faut être sain d’esprit », l’article 901 du Code civil N° Lexbase : L0049HPI se borne à rappeler l’exigence imposée par l’article 414-1  N° Lexbase : L8394HWS pour tous les actes juridiques. L’insanité d’esprit affecte le consentement, mais elle ne le vicie pas ; elle le détruit. Elle constitue donc un moyen efficace pour contester la validité d’un testament. Mais aussi efficace soit-elle pour obtenir la nullité, elle doit être démontrée. Plus précisément, il s’agit de prouver qu’un trouble mental a frappé le de cujus au moment de tester, de sorte qu’il n’a pu consentir. Or c’est justement sur la preuve attendue que l’arrêt rappelle d’utiles précisions.

À l’appui de sa demande, la requérante multiplie les observations à propos de sa mère : elle estime curieux le fait qu’elle ait favorisé sa sœur en lui léguant la quotité disponible ; elle était âgée de 80 ans à l’époque du testament, qui a été rédigé trois mois avant son décès ; son état de santé était dégradé ; elle prenait un traitement médicamenteux susceptible de produire des effets indésirables altérant les facultés cognitives et psychologiques ; la veille du testament, elle a subi une dialyse. Elle en conclut que sa mère n’avait pas toutes ses facultés mentales et physiques au moment de tester. La cour d’appel lui oppose le fait qu’il s’agit là de simples suppositions. Or le fait de supposer l’insanité d’esprit du testateur, en décrivant le contexte dans lequel l’acte est né, ce n’est pas prouver cette insanité.

À cela, il est possible d’ajouter une autre précision, que la cour ne formule pas mais qui est implicitement contenue dans sa décision. La nullité pour insanité d’esprit ne peut être obtenue que si l’on démontre l’existence d’un trouble mental et non les causes de ce trouble éventuel. Autrement dit et à titre d’illustration, le fait de prouver l’état alcoolique du testateur ou encore la prise de psychotropes, ce n’est pas prouver qu’il a testé sous l’empire d’une insanité d’esprit. En ce sens, les juges lyonnais font observer que « le simple fait [que la testatrice] prenne des médicaments pouvant avoir des effets indésirables ne signifie pas nécessairement que ces effets indésirables se sont produits et encore moins qu’ils auraient altéré sa volonté. Il en va de même pour son état dépressif et sa fatigue ». Cette rigueur est importante. Il en va de la protection de la volonté de celui qui teste. Son consentement, certes doit être protégé, mais sans être trop facilement privé d’effet ou anéanti, sous peine de nuire trop gravement à l’autonomie de la volonté.

La décision commentée illustre bien le fait que s’il existe différentes voies pour contester la validité d’un testament, elles répondent à des conditions et des modalités dont les juridictions assurent rigoureusement le respect. Elles permettent aux dernières volontés de n’être pas trop facilement remises en cause, par un héritier mécontent du sort que lui réserve le testament.

Par Aurélien Molière

 

[1] Cass. civ. 1, 14 février 1968, n° 65-14.039, publié au bulletin N° Lexbase : A33982BH : elle est « la marque ou le signe de l’approbation personnelle et définitive du contenu de l’acte et de la volonté de s’en approprier les termes ».

[2] Notons, cependant, que le recours à un traducteur n’a été autorisé qu’à compter de la loi n° 2015-177, du 16 février 2015, relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures N° Lexbase : L9386I7R. Sur ce point, voir notre commentaire dans cette chronique : Requalification par réduction et sauvetage du testament authentique nul sur la forme : la résistance des juges lyonnais ! .


 

La piété filiale, obstacle à l’indemnisation de l’héritier appauvri

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 6 juin 2023, n° 21/06004 N° Lexbase : A27729ZP

Mots-clés : enrichissement injustifié • entraide familiale • obligation naturelle • piété filiale • succession

Solution : l’héritier peut demander à être indemnisé sur le fondement de l’enrichissement injustifié, pour l’aide apportée à son parent décédé, s’il démontre qu’elle a excédé les exigences de la piété filiale. À défaut, son appauvrissement s’en trouve justifié par une obligation naturelle d’assistance.

Portée : la solution retenue est en tout point conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation en matière d’enrichissement injustifié. Elle illustre un obstacle que ce quasi-contrat rencontre en matière familiale, en raison des obligations naturelles qui gravitent autour de la piété filiale.


Une femme décède en laissant pour lui succéder ses trois enfants. Il résulte des opérations de liquidation et de partage que deux d’entre eux doivent respectivement le rapport de la somme de 100 000 euros. Nul ne le conteste. Cependant, l’un comme l’autre se prévalent d’une créance de 100 000 euros contre l’indivision successorale, sur le fondement de l’enrichissement injustifié. Ils estiment devoir être récompensés du « dévouement exceptionnel dont ils ont fait preuve vis-à-vis de leurs parents, et notamment de leur mère, dévouement excédant largement les exigences de la piété filiale ». Mise en perspective avec les sommes à rapporter, leur demande poursuit un objectif évident : neutraliser le rapport.

Il est de jurisprudence constante qu’une indemnité peut être octroyée pour « l’aide et l’assistance apportées dans la mesure où, ayant excédé les exigences de la piété filiale, les prestations librement fournies avaient réalisé à la fois un appauvrissement pour l’enfant et un enrichissement corrélatif des parents » [1]. Autrement dit, de la piété filiale découle une obligation naturelle d’aide et d’assistance. Elle est de nature à justifier l’appauvrissement d’un enfant à l’égard de ses parents, donc à exclure l’action de in rem verso, à moins que son investissement ait excédé l’exécution de son devoir de conscience. En pareille hypothèse, l’enrichissement de ses parents apparaît alors injustifié, dans la mesure de cet excès d’assistance, et il doit être compensé (C. civ., art. 1303-1 N° Lexbase : L0646KZX). L’enjeu réside alors, pour l’enfant, dans la démonstration de cet excès. Ce que les deux héritiers ont échoué à faire.

Certes, en l’espèce, le de cujus a été hébergé pendant sept ans dans des immeubles leur appartenant, tout en participant faiblement aux dépenses de la vie courante. Cependant, ils étaient auparavant hébergés chez elle, dans un bien qui a été saisi en raison de mauvais placements financiers de leur part. En outre, aucune preuve n’est rapportée des dépenses qu’ils prétendent avoir réalisées pour leur mère. Par ailleurs, s’ils ont cessé leur activité professionnelle, ils n’établissent pas qu’ils l’ont fait pour s’occuper d’elle et qu’une telle interruption était nécessaire. À ce sujet, il est indiqué qu’elle bénéficiait d’une aide à domicile.

La cour d’appel de Lyon ne conteste pas le fait qu’ils « se sont toujours occupés avec beaucoup de bienveillance de leurs parents jusqu’à leur décès ». Toutefois, ils ne prouvent « ni que cette aide et cette assistance ont excédé les exigences de la piété filiale ni que les prestations qu’ils ont fournies ont entraîné à la fois un appauvrissement pour eux et un enrichissement corrélatif pour leurs parents ». Autrement dit, aucune des conditions de l’enrichissement injustifié n’a été démontrée, excluant toute indemnisation d’un prétendu appauvrissement des deux héritiers. La décision s’en trouve parfaitement justifiée. Elle appelle deux observations.

D’abord, la piété filiale étant un fait, son appréciation relève de la souveraineté des juges du fond. Il est alors évident qu’elle ne manquera pas de susciter des déceptions chez les héritiers. D’un juge à l’autre, d’une conception de la famille à l’autre et, concrètement, d’une situation familiale à une autre, le montant de l’appauvrissement qui pourra paraître justifié ou qui, inversement, donnera lieu à compensation sera très différent. La position du juge est loin d’être confortable dans cet exercice indispensable.

D’aucuns, ensuite, déploreront certainement une forme d’inégalité ou d’injustice, car les « bons » enfants, qui se seront occupés du de cujus, ne seront ni dédommagés ni avantagés par rapport aux « mauvais » héritiers, lorsque viendra le temps de la succession. Toutefois, à une époque où tout se monnaye (ou presque), il faut se réjouir que la famille continue d’être ce lieu où l’on s’entraide par altruisme, sans arrière-pensées ou esprit de lucre. Et si une réelle injustice devait apparaître, parce qu’un héritier a aidé son parent au-delà de ce que lui impose la piété filiale, alors l’action de in rem verso apparaît pleinement efficace pour compenser son appauvrissement. N’oublions pas, au demeurant, que l’égalité s’impose uniquement lors partage, notamment à travers le rapport des libéralités faites en avancement de part. Dit autrement, la loi n’assure pas l’égalité des vocations héréditaires, même en présence d’héritiers réservataires, et qu’il est possible d’avantager volontairement un héritier au moyen de libéralités consenties hors part successorale. Cela permet de rappeler que cette inégalité pourrait profiter à l’enfant qui a apporté une aide importante à ses parents, si ces derniers ont choisi de le récompenser au moyen d’une libéralité non rapportable ou d’une libéralité rémunératoire.

Par Aurélien Molière

 

[1] Cass. civ. 1, 12 juillet 1994, n° 92-18.639, publié au bulletin N° Lexbase : A7243ABU ; M. Tchendjou, D., 1995. 623 ; G. Kessler, obs., RDSS, 1995. 215 ; J. Hauser, obs., RTD civ., 1994. 843 ; J. Mestre, obs., ibid., 1995. 373 ; J. Patarin, obs., ibid., 1995. 407.


L’appréciation de l’existence de l’intention matrimoniale à l’épreuve du droit international privé

 

♦ CA Lyon, 2e ch. civ., sect. B, 25 mai 2023, n° 22/03740 N° Lexbase : A33422BE

Mots-clés : compétence du juge français • consentement • intention matrimoniale • loi applicable • loi de police  • mariage • nullité du mariage.

Solution : la demande en nullité d’un mariage franco-tunisien doit être rejetée lorsque la preuve que l’époux a conclu le mariage dans le but exclusif d’obtenir un titre de séjour sur le territoire français n’est pas rapportée.

Portée : la demande en nullité d’un mariage franco-tunisien met en exergue la complexité de prouver l’absence d’intention matrimoniale à la lumière des règles de droit international privé.


Au cœur des préceptes juridiques régissant le mariage, l’intention matrimoniale est, sans aucun doute, l’élément essentiel de la validité de celui-ci. L’article 146 du Code civil N° Lexbase : L1571ABS l’affirme clairement puisqu’« il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement ». Lorsque deux personnes se marient, leur consentement à une telle union doit être libre, éclairé, abstrait et inconditionnel. Il n’est donc pas possible de se marier dans l’unique but de tirer un avantage lié au mariage, tel que l’obtention d’un titre de séjour. Si jamais une telle union devait être célébrée, elle pourrait être annulée pour défaut d’intention matrimoniale.

Une femme, de nationalité française, et un homme, de nationalité tunisienne, se sont mariés en Tunisie en août 2017. Quelques mois après, ils se sont installés près de Paris, avant de se séparer fin janvier 2018. De leur union est né un enfant en septembre 2018.

À la suite de leur séparation, les juridictions françaises ont eu à connaître de plusieurs litiges les opposant. Si le premier a concerné l’exercice de l’autorité parentale et l’organisation du droit de visite et d’hébergement, le second est relatif à une demande de divorce. Elle a été déposée par l’époux en octobre 2019 auprès du juge aux affaires familiales de Bobigny. Par suite du déménagement de son épouse en région lyonnaise en septembre 2019, celui-ci s’est déclaré incompétent au profit de son homologue lyonnais, toujours en charge de cette procédure. L’affaire aurait très bien pu s’arrêter au prononcé du divorce. Cependant, plutôt que de s’engager dans une procédure de divorce, l’épouse a préféré saisir le tribunal judiciaire de Lyon d’une demande en nullité du mariage. Dans un jugement du 13 avril 2022, celle-ci a été déboutée de sa demande. Après s’être déclarés compétents, les juges de première instance ont appliqué la loi française pour apprécier le consentement de l’épouse et la loi tunisienne pour apprécier celui de l’époux. Selon leur appréciation souveraine, celle-ci ne rapportait pas la preuve du défaut d’intention matrimoniale de son époux. Face à cette décision, elle a interjeté appel devant la cour d’appel de Lyon.

1. L’application cohérente des règles de droit international privé. L’affaire présentant un élément d’extranéité en la nationalité tunisienne de l’époux, les juges du fond se sont judicieusement posé la question de leur compétence et de la loi applicable. En plus de s’être prêtés à la discipline du conflit de juridictions et du conflit de lois, les juges du fond ont correctement appliqué les règles en la matière. Après avoir vérifié l’applicabilité du Règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le Règlement (CE) n° 1347/2000, dit « Bruxelles II bis » N° Lexbase : L0159DYK à la situation litigieuse [1], ils ont relevé leur compétence, octroyée par l’article 3, 1., a), dudit Règlement. Celui-ci précise que « les juridictions de l’État membre, sur le territoire duquel se trouve la résidence habituelle du demandeur, s’il y a résidé depuis au moins une année immédiatement avant l’introduction de la demande » sont compétentes en matière d’annulation du mariage. Tel était bien le cas en l’espèce puisque l’épouse, qui réside habituellement en France depuis décembre 2017, a demandé l’annulation du mariage pour défaut d’intention matrimoniale en octobre 2019.

Après avoir réglé la question du conflit de juridictions, les juges du fond devaient régler celle du conflit de lois. Depuis la jurisprudence « Elkhbizi » [2], lorsque les droits sont indisponibles, les juges du fond ont l’obligation de mettre en œuvre la règle de conflit de lois et de rechercher le droit étranger applicable. Cette obligation procédurale est visée à l’article 3 du Code civil N° Lexbase : L2228AB7, logiquement invoqué dans ce litige. En effet, un droit est indisponible lorsqu’il est impossible d’y renoncer, à l’instar de l’état des personnes. Le mariage étant un élément de l’état des personnes, le raisonnement des juges de première et de seconde instance était pertinent. Pour ce faire, ils ont appliqué la règle selon laquelle les conditions de fond du mariage sont régies par la loi personnelle de chacun des époux [3]. En raison de l’application distributive de la loi personnelle au consentement à mariage, l’épouse française devait être soumise à la loi française et l’époux tunisien à la loi tunisienne. Ainsi, pour prouver l’absence de consentement de l’époux tunisien, il fallait, selon la loi tunisienne, prouver qu’il n’avait pas l’intention de se marier et qu’il n’existait aucune intention matrimoniale.

Pour vérifier l’existence du consentement de l’époux tunisien, les juges du fond ont appliqué et interprété l’article 21 du Code du statut personnel tunisien. En vertu de celui-ci, l’union comportant une clause contraire à l’essence même du mariage ou conclue en contravention des dispositions du premier alinéa, de l’article 3, dudit code, est frappée de nullité. L’alinéa 1er, de l’article 3, du Code du statut personnel tunisien précise que le mariage n’est formé que par le consentement des deux époux. À la lecture de ces dispositions, les juges français ont considéré que le mariage devait être frappé de nullité si le consentement de l’époux tunisien avait été donné dans un but autre  ; celui d’obtenir un titre de séjour sur le territoire français « sans intention de créer une famille et d’en assumer les charges ». Quant à la charge de la preuve de l’absence de consentement, elle repose sur celui qui l’invoque, soit sur l’épouse. Il revient donc à cette dernière de démontrer l’absence d’intention matrimoniale de son époux au moment de leur mariage.

2. La difficile preuve de l’absence d’intention matrimoniale. Pour faire annuler le mariage, l’épouse française invoque, à l’appui de son appel, le défaut d’intention matrimoniale de son époux et l’absence de sincérité des sentiments à son égard. Celui-ci n’aurait consenti au mariage que dans un but migratoire, afin d’obtenir un titre de séjour sur le territoire français. À l’appui de ses dires, elle allègue son départ précipité du domicile conjugal un mois seulement après leur installation en France, son désintérêt pour sa famille, ses relations extra-conjugales, son comportement agressif et l’utilisation détournée de sa paternité pour renouveler son titre de séjour.

À l’inverse, son époux affirme l’avoir épousé avec l’intention sincère de construire une famille. Son installation en France après le mariage et l’obtention d’un visa de conjoint de Français constitueraient des preuves de son engagement. Par ailleurs, il nie toute infidélité et soutient que la relation avec sa femme a changé après l’annonce de sa grossesse et que ce serait elle qui aurait exigé son départ du domicile conjugal. Il soutient qu’il a tenté de maintenir le contact avec sa famille, malgré les obstacles posés par sa femme, et conteste toute violence.

Face à cette situation complexe, les juges du fond se devaient d’apprécier la réalité de l’existence du consentement, et par là même celle de l’intention matrimoniale, de l’époux tunisien. Pour ce faire, ils ont relevé l’existence d’une communauté de vie de quelques mois ayant conduit à la naissance d’un enfant. Ils ont également invoqué la séparation rapide et brutale du couple, survenue à l’annonce de la grossesse de l’épouse. Ils ont insisté sur le fait qu’elle avait entrepris des actions afin d’exclure son mari de la vie de leur enfant et que celui-ci s’était battu pour exercer ses droits paternels. Ce faisant, à la lumière des articles 3, alinéa 1er, et 21, du Code du statut personnel tunisien, il semblerait que l’époux ait eu l’intention de créer une famille et d’en assumer les charges, ce qui témoignerait de l’existence d’une intention matrimoniale. En tous les cas, sa femme ne rapporte pas la preuve que le but qu’il poursuivait était « de manière exclusive, étranger à la finalité du mariage ». Pour ces différentes raisons, la cour d’appel de Lyon déboute à son tour la femme de sa demande.

3. L’improbable oubli d’une loi de police universelle. Cet arrêt permet de prendre conscience de la difficulté liée à la charge de la preuve et à l’application du droit international privé. Si les juges du fond ont correctement appliqué les règles de conflit, ils ne sont pourtant pas allés au bout de leur raisonnement internationaliste. En effet, l’article 202-1 du Code civil N° Lexbase : L9545I3W précise que, « quelle que soit la loi personnelle applicable, le mariage requiert le consentement des époux, au sens de l’article 146 et du 1er alinéa de l’article 180 du Code civil ». L’article 146 N° Lexbase : L1571ABS ayant été préalablement rappelé, il convient de s’intéresser à l’alinéa 1er, de l’article 180, du Code civil N° Lexbase : L1359HI8. Celui-ci prévoit que « le mariage qui a été contracté sans consentement libre des deux époux, ou de l’un d’eux, ne peut être attaqué que par les époux, ou par celui des deux dont le consentement n’a pas été libre, ou par le ministère public ». Ainsi, le consentement des époux ne doit pas faire défaut ni être forcé, et ce, quelle que soit la loi personnelle des époux. Cela signifie que le consentement des époux, en ce compris son caractère sérieux, libre, réel et l’intention matrimoniale, sera toujours apprécié au regard des règles françaises, même si le défaut affecte le consentement d’un époux étranger. Le consentement à mariage échappe donc à la règle de conflit puisqu’il a été érigé en tant que loi de police universelle. Cela signifie que son applicabilité n’est pas conditionnée par un rattachement avec la France. Pourtant, alors même que cette règle a été rappelée par les juges du fond, ils ont tout de même privilégié l’application de la loi tunisienne au consentement de l’époux tunisien, alors qu’ils auraient simplement dû appliquer la loi française. En tous les cas, en admettant que celle-ci ait été appliquée, il semble peu probable que la solution eut été différente.

Par Aurore Camuzat

 

[1] Pour rappel, il convient de vérifier trois critères : matériel, temporel et spatial.

[2] Cass. civ. 1, 26 mai 1999, n° 97-16.684, publié au bulletin N° Lexbase : A0845CKI ; H. Fulchiron, Dr. fam., 2000, n° 3, chron. p. 5 ; F. Mélin, JCP, 1999, II. 10192 ; J. Massip, obs., Défrénois, 1999, p. 1261 ; GAJFDIP, Dalloz, 5e éd., 2006, n° 78.

[3] C. civ., art. 202-1 N° Lexbase : L9545I3W.


La fraude à la loi, un enjeu juridique en matière de reconnaissance volontaire

♦ CA Lyon, 2e ch. civ., sect. A, 22 février 2023, n° 22/00629 N° Lexbase : A70699EK

Mots-clés : action en contestation de paternité • filiation  • fraude à la loi  • nationalité  • reconnaissance volontaire.

Solution : une reconnaissance volontaire de paternité doit être annulée lorsqu’elle a été effectuée pour des fins migratoires, prouvant l’intention frauduleuse de son auteur.

Portée : la preuve de l’intention frauduleuse de l’auteur d’une reconnaissance volontaire met en exergue les enjeux liés à la fraude à la loi et emporte de lourdes conséquences sur le statut juridique de l’enfant.


En principe, la filiation s’établit à l’égard de la mère en application de l’adage mater semper certa est [1], en vertu duquel la mère est la femme qui accouche. Quant à la filiation paternelle, elle peut s’établir par le biais de la présomption de paternité [2], la reconnaissance volontaire [3], la possession d’état [4] ou l’exercice d’une action en justice [5]. Si le couple qui attend un enfant n’est pas marié, le père devra effectuer une reconnaissance volontaire afin de voir établir sa paternité vis-à-vis de l’enfant. Cependant, rien n’interdit aux futurs parents d’effectuer une reconnaissance prénatale conjointe afin d’anticiper l’établissement de la filiation. Celle-ci est un acte personnel, unilatéral et irrévocable [6], qui peut être contesté par le ministère public « si des indices tirés des actes eux-mêmes la rendent invraisemblable ou en cas de fraude à la loi  » [7]. Tel est l’objet de la situation litigieuse.

Une femme, de nationalité camerounaise, et un homme, de nationalité française, ont effectué une reconnaissance prénatale conjointe en février 2007. À la suite de la naissance de l’enfant en juillet 2007, le père a déclaré l’enfant sous le nom de famille de sa mère et d’une tierce personne. Un certificat de nationalité française a été délivré à cet enfant en mars 2008, tandis que la mère a pu obtenir un titre de séjour en se prévalant de sa qualité de mère d’un enfant français. Enfin, en 2009, la mère de l’enfant a épousé une tierce personne, de nationalité camerounaise, celle-là même dont l’enfant porte déjà le nom.

Face à cette situation relativement surprenante, la préfecture de Haute-Savoie a signalé au parquet une possible reconnaissance frauduleuse, visant à accorder un droit de séjour en France à une mère étrangère, en situation irrégulière. Le procureur de la République de Thonon-les-Bains a assigné les parents devant le tribunal de grande instance afin d’obtenir l’annulation de la reconnaissance prénatale conjointe réalisée au profit de l’enfant à naître. Dans le cadre de cette procédure, la présidente de la commission des mineurs a été désignée en qualité d’administratrice ad hoc afin de représenter l’enfant mineur. Après un jugement avant dire droit en date du 5 septembre 2018 ayant ordonné une première expertise génétique, le tribunal judiciaire en a ordonné une nouvelle le 5 février 2020. Cependant, aucune de ces expertises n’a pu être réalisée puisque le père ne s’est pas présenté. De manière assez étonnante eu égard aux faits, le 5 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Lyon a rejeté la demande d’annulation de l’acte de reconnaissance.

Le ministère public a évidemment interjeté appel. Au soutien de celui-ci, il rappelle les règles applicables en matière d’établissement et de contestation de la filiation et soutient que la filiation de l’enfant a été instrumentalisée pour permettre à sa mère de rester en France, alors même qu’elle était en situation irrégulière. Par ailleurs, il évoque le fait que le père a refusé de se soumettre à une expertise biologique, qui aurait pu lever tous les doutes quant à la filiation paternelle de l’enfant. Quant à l’administratrice ad hoc, elle a demandé la confirmation du jugement. Elle souligne qu’il n’a été démontré aucune intention frauduleuse de la part du père et que l’absence d’expertise génétique ne devrait pas avoir de conséquences. Elle fait également valoir, à titre subsidiaire, que la contestation de la filiation du père n’aurait aucune conséquence sur le nom de famille de l’enfant, puisqu’il ne porte pas le nom de celui-ci, mais que cela en aurait sur sa nationalité, ce qui lui causerait préjudice.

1. Application judicieuse de la loi française à l’action en contestation de paternité. Après avoir rappelé l’étendue de sa saisine, la cour d’appel de Lyon s’est intéressée à la contestation de la paternité du père. Sachant qu’il existait un élément d’extranéité en la nationalité camerounaise de la mère, les juges du fond se sont, dans un premier temps, intéressés à la loi applicable à la validité de la reconnaissance. Pour être valable, celle-ci doit avoir été effectuée en conformité avec la loi personnelle de son auteur ou celle de l’enfant [8]. La reconnaissance effectuée par la mère n’étant pas contestée et le père et l’enfant étant tous deux de nationalité française, il convenait d’appliquer la loi française.

2. Preuve incontestable de l’existence d’une reconnaissance frauduleuse. Par la suite, les juges d’appel ont rappelé la possibilité pour le ministère public d’agir en contestation d’une filiation invraisemblable ou établie en fraude à la loi. En effet, « un intérêt d’ordre public s’attache à ce que les filiations frauduleusement établies soient annulées ». Or une reconnaissance effectuée dans le but de procurer un avantage particulier, par exemple à des fins migratoires, dont la finalité est étrangère à l’intérêt de l’enfant et à son éducation, constitue une reconnaissance frauduleuse. Encore faut-il en rapporter la preuve. Sachant que toute reconnaissance est présumée sincère et exacte, la charge de la preuve de son inexactitude repose sur la personne qui la conteste, soit le ministère public dans cette affaire [9], et peut se faire par tous moyens [10]. À la lecture des faits d’espèce, la solution du litige semble évidente. Un homme, de nationalité française, a reconnu un enfant, en croyant de bonne foi être le père, après avoir fréquenté ponctuellement sa mère, de nationalité camerounaise et ne disposant d’aucun titre de séjour régulier sur le territoire français. Cependant, il s’est trouvé dans l’incapacité de donner le lieu de naissance de l’enfant, ce qui laissait présumer la discontinuité de ses relations avec la mère. De plus, il a déclaré l’enfant sous le nom de famille de sa mère et du futur mari de celle-ci, de nationalité camerounaise, deux ans avant leur mariage. Il est donc juridiquement le père d’un enfant qui porte le nom de famille de sa mère et du futur mari de celle-ci. Enfin, il n’existait aucun contact réel entre l’enfant et son père depuis la naissance, et ce dernier a refusé de se soumettre aux expertises génétiques ordonnées. Or un tel refus pourrait s’analyser comme un aveu de non-paternité, à tout le moins une présomption grave, précise et concordante de non-paternité [11]. À l’appui de ces différents éléments, les juges d’appel ont justement conclu à l’existence d’une reconnaissance mensongère, effectuée à des fins migratoires, constitutive d’une fraude à la loi française, justifiant l’annulation de celle-ci.

3. Conséquences préjudiciables de l’annulation de la filiation paternelle. En disparaissant, la filiation emporte de multiples conséquences. Sachant que l’enfant porte le nom de famille de sa mère et du mari de celle-ci, cette décision n’a aucune incidence sur son nom. Toutefois, elle produit, bien évidemment, des conséquences importantes en matière de nationalité, puisque celle-ci pourrait être remise en cause. Alors même que l’enfant n’est qu’une victime dans cette affaire, il subit les errements de sa mère et de l’auteur de la reconnaissance frauduleuse. C’est pour cette raison que des dommages et intérêts lui ont été octroyés. Il n’est cependant pas certain que la réparation, à hauteur de 2 000 euros, de son préjudice personnel, puisse compenser l’éventuelle perte de sa nationalité française.

Par Aurore Camuzat

 

[1] C. civ., art. 311-25 N° Lexbase : L8813G9B.

[2] C. civ., art. 312 N° Lexbase : L8883G9U.

[3] C. civ., art. 316 N° Lexbase : L1994LMS.

[4] C. civ., art. 317 N° Lexbase : L7273LP3.

[5] C. civ., art. 325 et s N° Lexbase : L5825ICQ.

[6] Ph. Malaurie et H. Fulchiron, Droit de la famille, LGDJ, 8e éd., p. 566 et s., n° 1191 et s.

[7] C. civ., art. 336 N° Lexbase : L8872G9H.

[8] C. civ., art. 311-17 N° Lexbase : L8860G9Z.

[9] C. civ., art. 332, al. 2 N° Lexbase : L8834G93.

[10] C. civ., art. 310-3, al. 2 N° Lexbase : L8854G9S.

[11] Cass. civ. 1, 18 janvier 1989 : JCP G, 1989, IV, 101. Dans cette affaire, le fait que la mère de l’enfant ait refusé de se soumettre à un examen comparé des sangs a été considéré comme une présomption grave, précise et concordante de la non-paternité de l’auteur de la reconnaissance.


Droit viager au logement : manifestation de volonté tacite du conjoint survivant

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. B, 25 avril 2023, n° 21/01550 N° Lexbase : A45249SD

Mots-clés : acceptation tacite • conjoint survivant • droit viager • succession • usage et habitation

Solution : la volonté du conjoint survivant de bénéficier du droit viager au logement est caractérisée, outre son maintien dans les lieux, par son acceptation de l’usufruit de l’intégralité de la succession consentie par une donation entre époux.

Portée : la nécessité de réunir un faisceau d’indices pour caractériser la volonté du conjoint survivant, qui ne peut être limité au seul maintien dans les lieux, est confirmée et appliquée par la cour d’appel de Lyon.


Le conjoint survivant bénéficie de droits conséquents dans et contre la succession du de cujus. En particulier, le droit viager d’usage et d’habitation prévu par l’article 764 du Code civil N° Lexbase : L3371ABH permet de lui garantir un maintien de son cadre de vie dans le logement familial. Toutefois, la question se pose régulièrement de la manière dont peut être accepté ce droit. S’il est désormais établi qu’une manifestation tacite de volonté est possible, l’arrêt commenté illustre les difficultés résidant dans la preuve de celle-ci et des éléments permettant de la caractériser.

En l’espèce, à l’occasion de l’ouverture d’une succession, des difficultés sont survenues entre les différents héritiers du de cujus. En particulier, la question se posait du droit viager d’usage et d’habitation au profit de la conjointe survivante, avec qui le défunt était marié depuis 2001 sous le régime de la séparation de biens. Celui-ci lui a consenti une donation de biens à venir portant sur l’usufruit de l’intégralité de sa succession avec clause d’exhérédation de ses droits légaux, dont elle a accepté le bénéfice dans un acte de notoriété de 2012. Toutefois, la libéralité a par la suite été annulée, en raison de l’illicéité de l’exhérédation.

Les enfants d’un premier lit du de cujus, dont la mère est prédécédée, ont interjeté appel du jugement du tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse rendu le 7 janvier 2021, qui a reconnu à la conjointe survivante le droit viager d’habitation sur le logement familial et d’usage sur les biens meubles le garnissant. L’un des fils a argué du fait que sa belle-mère n’avait pas manifesté sa volonté de bénéficier du droit en question dans le délai d’un an, conformément à l’article 765-1 du Code civil N° Lexbase : L3486AWZ, puisque son seul maintien dans les lieux ne saurait valoir manifestation tacite de volonté. En effet, l’acceptation expresse n’a eu lieu qu’en 2019 par un acte notarié. À l’inverse, la conjointe survivante a affirmé que ce maintien témoignait précisément d’une telle volonté. Elle a également invoqué le fait qu’« en optant pour l’usufruit de l’universalité des biens de la succession, elle a nécessairement et implicitement opté pour le droit d’usage et d’habitation viager du logement dans lequel elle s’est maintenue ». Enfin, l’un des appelants a avancé l’argument selon lequel la conjointe survivante avait été informée par le notaire du délai d’un an à respecter, ainsi que de la possible annulation de la donation consentie par le de cujus. Néanmoins, celle-ci a expliqué qu’en raison de son acception de l’usufruit de l’universalité des biens successoraux, « elle n’avait aucune raison d’opter pour le bénéfice du droit d’usage et d’habitation viager ».

Dans son arrêt du 25 avril 2023, la cour d’appel de Lyon met fin au litige en s’inscrivant dans la continuité de la jurisprudence selon laquelle le conjoint survivant peut manifester de manière tacite sa volonté de bénéficier du droit viager au logement [1], puisque les textes n’exigent aucun formalisme et aucun caractère exprès. Elle estime qu’au regard des faits de l’espèce, une telle volonté est caractérisée par le choix par la conjointe survivante de bénéficier, deux mois après l’ouverture de la succession, de l’usufruit de l’intégralité de cette dernière conformément à la donation entre époux consentie par le de cujus, couplé à son maintien dans les lieux. Il convient de souligner que l’annulation par la suite de cette libéralité n’entraîne aucune conséquence sur la prise en compte de la manifestation de volonté. En effet, selon les juges d’appel, l’acceptation de celle-ci suffit en ce qu’elle « démontre que le souhait non équivoque de Mme [X] était de se maintenir dans le logement à titre viager, puisque le bénéfice de l’usufruit lui permettait d’y vivre jusqu’à son décès ». À ce titre, ils écartent l’argument adverse fondé sur les avertissements du notaire à l’égard de sa belle-mère quant à la possibilité d’une invalidation de la donation entre époux. Il en va de même pour l’information délivrée par l’officier ministériel concernant le délai d’un an pour opter pour le droit viager au logement : celle-ci figurait dans l’acte de notoriété mais ne précisait pas qu’une déclaration expresse était nécessaire.

La Cour de cassation a récemment eu l’occasion de statuer sur cette question relative au droit viager au logement, en restreignant les possibilités d’acceptation tacite. En effet, elle juge que cette manifestation de volonté « ne peut résulter du seul maintien dans les lieux [2] ». Cette solution a pu être justifiée, selon Michel Grimaldi, par le fait que le maintien dans les lieux « durant l’année qui suit le décès […] peut être vu comme l’exercice du droit annuel au logement de l’article 763 [3] » : les deux prérogatives doivent pouvoir être distinguées. Or, dans l’arrêt commenté, le maintien dans les lieux de la conjointe survivante constitue l’un des éléments soulignés par les juges d’appel, mais non le principal motif permettant de caractériser une manifestation de volonté valable : l’acceptation de la donation entre époux, grâce à laquelle elle bénéficiait de l’usufruit de l’ensemble des biens successoraux permet ici de s’assurer d’une telle volonté. En ce sens, la cour d’appel de Lyon s’inscrit dans le sillage de la jurisprudence de la Haute juridiction en reconnaissant l’acceptation tacite grâce à un faisceau d’indices : chaque élément, à lui seul, pourrait faire douter de la preuve de la volonté du conjoint survivant ; ensemble, ils permettent d’attester de celle-ci.

L’originalité de l’arrêt commenté réside essentiellement dans la prise en considération du choix par la conjointe survivante de bénéficier de l’usufruit de l’intégralité de la succession consenti par une donation du de cujus, laquelle a, qui plus est, été annulée par la suite. La solution apparaît néanmoins justifiée au regard des faits ; surtout, elle permet peut-être de contrebalancer la rigueur de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui exclut le seul maintien des lieux, et de protéger davantage les veufs et veuves.

Par Margot Musson

 

[1] Cass. civ. 1, 13 février 2019, n° 18-10.171, FS-P+B N° Lexbase : A3332YXP : N. Levillain, obs., D., 2019, 381 ; AJ fam., 2019, 352 ; M. Grimaldi, obs., RTD civ., 2020, 167.

[2] Cass. civ. 1, 2 mars 2022, n° 20-16.674, FS-B N° Lexbase : A24617PT ; N. Levillain, obs., AJ fam., 2022, 233 ; M. Grimaldi, obs., RTD civ., 2022, 439 ; M. Nicod, obs., Dr. fam., 2022, comm. 75 ; V. Zalewski-Sicard , obs., JCP N, 2022, n° 1161.

[3] M. Grimaldi, Le maintien du conjoint survivant dans sa résidence principale pendant l’année qui suit le décès ne vaut pas de sa part manifestation d’une volonté de bénéficier du droit viager au logement, obs. sous Cass. civ. 1, 2 mars 2022, n° 20-16.674, FS-B N° Lexbase : A24617PT.


Recevabilité de l’action en contestation de paternité et contrôle de conventionnalité in concreto

♦ CA Lyon, 2e ch., sect. B, 25 mai 2023, n° 21/06707 N° Lexbase : A33972BG

Mots-clés : contestation de paternité • contrôle de conventionnalité in concreto • délai de forclusion • filiation • préjudice.

Solution : la fin de non-recevoir prévue par l’article 333, alinéa 2, du Code civil N° Lexbase : L5803ICW ne porte pas en l’espèce une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de l’enfant. Est confirmée l’irrecevabilité de l’action en contestation de paternité engagée par le père légal de cet enfant.

Portée : la mise en œuvre de l’article 333, alinéa 2, du Code civil N° Lexbase : L5803ICW impose aux juges l’examen d’un contrôle de conventionnalité in concreto qui prend essentiellement en compte l’intérêt supérieur de l’enfant.


La consécration en 2005 de délais de prescription et de forclusion dans le cadre des actions relatives à la filiation soulève de multiples questions [1], lesquelles sont susceptibles de trouver de nouvelles réponses grâce au contrôle de conventionnalité in concreto. L’arrêt commenté traduit la balance des intérêts devant être opérée avant de déclarer irrecevable une action en contestation de paternité sur le fondement de l’article 333, alinéa 2, du Code civil N° Lexbase : L5803ICW.

Des relations maritales entre l’appelant et son épouse est née une enfant que le premier a reconnue. Alors âgée de deux ans, cette dernière a fait l’objet d’une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert. Le divorce par consentement mutuel des époux a été prononcé par un jugement du 20 mars 2009, avec exercice conjoint de l’autorité parentale. En 2014, l’enfant a fait l’objet d’un placement auprès de l’aide sociale à l’enfance, renouvelé jusqu’à sa majorité. En 2019, à la suite de déclarations de la mère de l’enfant remettant en cause la filiation à l’égard de l’auteur de la reconnaissance, ce dernier a procédé à une action en contestation de paternité formée contre son ex-épouse et l’administratrice ad hoc de l’enfant, et a sollicité une expertise génétique.

Le tribunal judiciaire de Lyon a statué le 5 mai 2021 en déclarant la demande irrecevable sur le fondement de l’article 333, alinéa 2, du Code civil N° Lexbase : L5803ICW, qui prohibe toute contestation de la filiation lorsque la possession d’état conforme au titre a duré plus de cinq ans depuis la naissance ou la reconnaissance. Il a également condamné la mère au paiement de dommages et intérêts à hauteur de 150 euros au profit de l’enfant. Le père a interjeté appel de la décision. D’une part, il considère que le refus d’ordonner une expertise génétique est contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant et à son droit de connaître ses parents, garanti par l’article 7 de la CIDE N° Lexbase : L6807BHL. D’autre part, il conteste l’irrecevabilité de sa demande en arguant que seul l’article 321 du Code civil N° Lexbase : L8823G9N est applicable à sa situation – il réfute toute possession d’état conforme au titre – et que le délai de prescription de dix ans qu’il prévoit a commencé à courir le 22 janvier 2018, jour où la mère de l’enfant a remis en cause sa paternité devant le juge des enfants. Dans ses conclusions, cette dernière demande à l’inverse aux juges d’appel de confirmer l’irrecevabilité de la demande de son ex-époux au regard du délai de prescription, de même que le ministère public qui s’appuie sur le fait que la possession d’état, ici conforme au titre, a duré plus de cinq ans conformément à l’article 333, alinéa 2, du Code civil N° Lexbase : L5803ICW.

Dans son arrêt du 25 mai 2023, la cour d’appel de Lyon confirme en tous points le jugement rendu. Elle s’attache à rappeler les règles de prescription en matière d’actions relatives à la filiation et, en particulier, elle confirme l’applicabilité de l’article 333, alinéa 2, du Code civil N° Lexbase : L5803ICW pour en déduire in fine que l’action en contestation de paternité est bien prescrite. Néanmoins, l’intérêt de sa décision repose sur le contrôle de conventionnalité in concreto réalisé au regard de l’article 8 de la CESDH N° Lexbase : L4798AQR. En effet, elle rappelle que cette disposition protège le droit à l’identité susceptible de faire l’objet d’une atteinte par l’application du délai de forclusion prévu par la disposition textuelle précitée [2]. Cette atteinte est, certes, prévue par la loi et poursuit un but légitime résidant dans la protection des droits et libertés des tiers et la sécurité juridique, mais il appartient au juge d’opérer un contrôle de proportionnalité au regard des circonstances concrètes de l’affaire.

En l’espèce, la juridiction lyonnaise constate qu’une possession d’état est bien caractérisée pendant au moins six ans entre la reconnaissance en 2003 et le jugement de divorce en 2009. De plus, un certain nombre d’éléments lui permettent de conclure à la contrariété avec l’intérêt de l’enfant d’un anéantissement de sa filiation paternelle, en particulier au regard de son parcours au sein des services de l’aide sociale à l’enfance et de la vulnérabilité qui y est associée. Elle considère que son intérêt commande de conserver ce lien de filiation, malgré « l’absence d’affection particulière » avec l’auteur de la reconnaissance et son droit à l’identité personnelle. Elle souligne également qu’il résulterait de l’anéantissement de sa filiation paternelle la modification de son patronyme au profit de celui de sa mère « avec laquelle elle entretient également des rapports extrêmement compliqués, ce qui au regard de son passé, viendrait immanquablement la fragiliser davantage ». La recevabilité de la demande de l’auteur de la reconnaissance ne saurait au demeurant pouvoir permettre à l’enfant d’établir un lien de filiation avec le père de ses sœurs qui représente pour elle un « père de substitution », en l’absence de tout lien biologique avec celui-ci.

L’arrêt s’inscrit dans une jurisprudence majoritairement favorable au maintien du lien de filiation contesté dans le cadre de l’article 333 du Code civil N° Lexbase : L5803ICW [3]. Il apparaît à travers lui que la proportionnalité de la mise en œuvre de la fin de non-recevoir résultant de l’article précité repose essentiellement sur la prise en considération et l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant. Ce dernier est complexe en ce que l’enfant est à la fois titulaire du droit d’accéder à ses origines personnelles et, partant, de voir sa filiation mise en conformité avec la réalité biologique ; toutefois, l’anéantissement de la filiation établie, conforme à la réalité sociologique (durant un temps, du moins), entraînerait des conséquences incompatibles avec cet intérêt. C’est d’ailleurs précisément ce qui justifie que le législateur empêche toute contestation du lien de filiation lorsque la possession d’état corroborée au titre a duré plus de cinq ans. À l’inverse, l’intérêt de l’auteur de la reconnaissance n’est aucunement mentionné, celui-ci ne l’ayant par ailleurs pas invoqué. La balance des intérêts repose donc essentiellement ici sur les intérêts divergents de l’enfant et l’intérêt public de faire primer la réalité sociologique.

Enfin, la cour confirme le prononcé des dommages et intérêts par la mère au profit de l’enfant, jugeant qu’un préjudice était caractérisé par le fait qu’elle avait « anéanti la certitude selon laquelle M. [C] était son père ». Une telle sanction s’explique en l’espèce par la particulière vulnérabilité de l’enfant et le « caractère nuisible pour l’équilibre psychique de sa fille » des propos de sa mère remettant régulièrement en cause la vérité biologique de sa filiation à l’égard d’un homme qu’elle a connu depuis sa naissance.

Par Margot Musson

 

[1] V. sur ce point : H. Fulchiron, Vérité contre stabilité des filiations ?, D., 2013. 958.

[2] La Cour de cassation a déjà répété à plusieurs reprises que le délai édicté par cet alinéa n’est pas un délai de prescription, mais un délai de forclusion : Cass. civ. 1, 1er février 2017, n° 15-27.245, FS-P+B+I N° Lexbase : A7001TAK : I. Guyon-Renard, chron., D., 2017. 599 ; F. Granet-Lambrechts, obs., D., 2017. 729 ; F. Granet-Lambrechts, obs., D., 2018. 528 ; M. Douchy-Oudot, obs., D., 2018. 641 ; P. Bonfils et A. Gouttenoire, obs., D., 2018. 1664 ; J. Houssier, obs., AJ fam., 2017. 203 ; J. Hauser, obs., RTD civ., 2017. 363.

[3] Cass. civ. 1, 6 juillet 2016, n° 15-19.853, FS-P+B+I N° Lexbase : A6130RWX : M. Douchy-Oudot, obs., D., 2017. 470 ; F. Granet-Lambrechts, obs., D., 729 ; J. Hauser, obs., RTD civ., 2016. 831 ; Y. Bernand, note, Dr. fam., 2016, comm. 200.


De l’application du nouvel article 61-3-1 du Code civil dans le cadre d’un changement de filiation paternelle

♦ CA Lyon, 2e ch., sect. A, 14 juin 2023, n° 22/01142 N° Lexbase : A346093K

Mots-clés : changement de nom • expertise biologique • filiation • nom • reconnaissance

Solution : la personne dont la filiation paternelle est modifiée peut obtenir un changement de nom au profit de celui de son père biologique dont la filiation a été établie, au détriment de celui de l’auteur de la reconnaissance dont la filiation a été anéantie.

Portée : la cour d’appel fonde sa décision sur l’article 331 du Code civil N° Lexbase : L8833G9Z, mais également, de manière plus contestable, sur le nouvel article 61-3-1 N° Lexbase : L7988MBH. Malgré son utilité, ce dernier devrait être réservé aux hypothèses extracontentieuses afin de préserver le droit unique pour chaque majeur d’obtenir modification de son nom.


La loi n° 2022-301, du 2 mars 2022, relative au choix du nom issu de la filiation N° Lexbase : L7681MB4 [1] modernise le droit des personnes et de la famille en octroyant à l’enfant majeur la possibilité de choisir, tout comme ses géniteurs avant lui, le nom définitif qu’il portera afin d’y ajouter ou substituer celui du parent qui ne lui a pas transmis le sien. L’application de l’article 61-3-1 N° Lexbase : L7988MBH, qu’elle renouvelle, n’est cependant pas toujours opportune et devrait être limitée à la seule hypothèse extrajudiciaire de demande devant l’officier de l’état civil, comme en témoigne l’arrêt commenté.

En l’espèce, à la suite d’une reconnaissance prénatale de paternité, la filiation d’une enfant est établie à l’égard de l’homme qu’elle croit être son père et qui lui transmet son nom. L’individu porte plainte pour usurpation d’identité. L’année suivante, en 2019, sa fille intente une action en contestation et en recherche de paternité. Par un jugement du 1er avril 2020, le tribunal judiciaire de Lyon ordonne une expertise génétique, laquelle révèle que le père biologique de la jeune femme n’était pas l’auteur de la reconnaissance, mais un tiers. Par suite, le tribunal rend une décision sur le fond le 8 décembre 2021 par laquelle il annule la reconnaissance de paternité et dit que le tiers était le père de la jeune femme. Néanmoins, il refuse à cette dernière la possibilité de changer de patronyme pour porter le nom de son père biologique, estimant qu’elle n’apportait pas la preuve d’un intérêt à porter ce nom, la seule vérité biologique de sa filiation ne suffisant pas. La jeune femme interjette donc appel de cette décision pour contester ce point, arguant qu’« il est de son droit de vouloir porter le nom de son véritable père », bien qu’elle ne le connaisse pas. Par ailleurs, l’auteur de la reconnaissance demande également à la cour que soit modifié le nom de l’appelante, soulignant qu’il a été victime d’une usurpation d’identité et ne souhaitant donc pas lui transmettre son patronyme.

Par un arrêt du 14 juin 2023, la cour d’appel de Lyon infirme partiellement le jugement de première instance et accueille la demande de l’appelante d’une substitution de nom. Elle se fonde pour cela sur l’article 61-3-1 du Code civil N° Lexbase : L7988MBH, dans sa version modifiée par la loi n° 2022-301, du 2 mars 2022, relative au choix du nom issu de la filiation N° Lexbase : L7681MB4, qui accorde à toute personne majeure la possibilité de demander la modification de son nom afin de porter le nom du parent qui ne lui a pas transmis le sien ou celui de ses deux parents accolés. Elle se fonde également sur l’article 331 du Code civil N° Lexbase : L8833G9Z, qui prévoit que le juge peut statuer sur l’attribution du nom de famille dans le cadre d’une action en établissement de filiation. En effet, elle estime qu’il est de l’intérêt de l’appelante que le nom de son père biologique soit substitué à celui de l’auteur de la reconnaissance, conformément à la vérité de sa filiation.

Il s’agit de l’une des premières applications jurisprudentielles de l’article 61-3-1 N° Lexbase : L7988MBH dans sa version nouvelle, mais la question se pose néanmoins de la pertinence de son utilisation. En l’espèce, la demande de modification de nom résulte d’un changement de filiation, en faveur du nom du père biologique de l’appelante. Or dans ce cadre, le seul article 331 du Code civil N° Lexbase : L8833G9Z devrait suffire à justifier la recevabilité d’une telle demande, puisqu’il concerne précisément l’hypothèse dans laquelle une nouvelle filiation a été établie. Cette disposition vise l’ensemble des enfants, qu’ils soient mineurs ou majeurs [2] : il permet au juge de se prononcer sur un changement de nom dans le cadre d’une action en établissement de filiation. La référence par les juges d’appel à l’intérêt de la personne « de porter un nom conforme à sa filiation » atteste d’ailleurs de ce lien avec l’établissement de la filiation, puisque dans le cadre de l’application de l’article 331 N° Lexbase : L8833G9Z, l’intérêt supérieur de l’enfant constitue précisément le critère permettant de motiver la décision [3]. À l’inverse, l’article 61-3-1 N° Lexbase : L7988MBH ne conditionne pas le changement de nom à l’âge adulte : dans ce cadre, « l’officier de l’état civil n’a pas à apprécier la légitimité ni l’opportunité de cette demande » [4].

L’utilisation de ces deux fondements juridiques interroge. Il a pu s’agir pour les juges d’appel de vouloir renforcer la légitimité de la demande de l’appelante au regard de la loi du 2 mars 2022. Toutefois, c’est risquer de dénier à l’avenir à celle-ci la possibilité de changer de nouveau de nom afin d’adopter celui de sa mère ou d’accoler ce dernier à celui de son père biologique. L’article 61-3-1 N° Lexbase : L7988MBH précise en effet que l’option offerte à l’enfant majeur ne peut être exercée qu’une seule fois dans sa vie. Certes, les autorités compétentes et la procédure à suivre ne sont pas les mêmes dans les deux cas de figure, mais la mention par l’arrêt d’appel de l’article 61-3-1 N° Lexbase : L7988MBH dans ses motifs intrigue. Il eût été plus opportun de rendre cette décision sur le seul fondement de l’article 331N° Lexbase : L8833G9Z, malgré son bien-fondé. À défaut, cet arrêt conduit ainsi à s’interroger sur l’articulation entre les deux textes utilisés par la cour quant au nombre réel de possibilités pour un enfant majeur de changer de nom après une modification de sa filiation. En l’espèce, on voit mal pourquoi l’appelante ne pourrait pas ultérieurement obtenir un changement de nom grâce à la réforme de 2022, l’évolution de sa filiation paternelle n’ayant aucune incidence sur ce droit.

Par Margot Musson

 

[1] Sur celle-ci, v. not. : M. Lamarche et J.-J. Lemouland, Choisis ton nom ! Le nom d’usage et le changement de nom de famille, JCP G, 2022, doctr. 466 ; Dossier AJ fam., 2017. 381 et 409 ; F. Berdeaux, La loi du 2 mars 2022 relative au choix du nom issu de la filiation, Dr. fam., 2022, étude 12.

[2] Cass. civ. 1, 5 septembre 2018, n° 17-21.140, F-P+B N° Lexbase : A7078X3K : M. Saulier, obs., AJ fam., 2018. 547 ; A. Mirkovic, obs., D. actu., 26 septembre 2018.

[3] V. par exemple pour un refus : Cass. civ. 1, 11 mai 2016, n° 15-17.185, F-P+B [LXB=A0720RPD; J. Hauser, obs., RTD civ., 2016. 586 . V. par exemple pour l’admission d’une modification :  Cass. civ. 1, 17 mars 2010, n° 08-14.619, FS-P+B N° Lexbase : A8037ETT ; . A. Gouttenoire et P. Bonfils, obs., D., 2010. 1904 ; P. Murat, note, Dr. fam., 2010, comm. 102 ; S. Milleville, note, AJ fam., 2010. 239 ; J. Hauser, obs., RTD civ., 2010. 521.

[4] S. Fournier, Chapitre 231. Nom et prénom de l’enfant, in Dalloz Action. Droit de la famille, 2023/2024, n° 231.252.

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Droit international privé

[Doctrine] Droit international privé et internet : rupture ou conciliation ?

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par Ameni Kchaou Abbes, Docteur en droit des universités de Sfax et Jean Moulin Lyon 3

Le 09 Janvier 2024

La conception d’une plateforme ouverte, lieu de partage universel d’informations et de connaissances, fut la volonté des créateurs du réseau internet. Internet peut être défini comme étant « le réseau informatique permettant de rendre accessible au public un certain nombre de services et activités exercés sur le réseau mondial [1] ». Ce réseau a facilité la constitution d’un marché mondial d’échange de biens et de services, permettant l’interconnexion [2] d’opérateurs et de consommateurs dispersés dans différents États. C’est ce qu’on appelle la mondialisation de l’économie [3].

L’avènement du « commerce électronique » ou « e-commerce » a propulsé de nombreux petits acteurs professionnels et consommateurs à échanger au-delà des frontières. « La massification des ventes et des services en ligne a fait du contrat international une figure juridique non réservée aux grandes entreprises [4]. » « La révolution technologique que fut l'internet a fait basculer l'internationalité du rang d'exception à celui de principe [5]. »

L’étendue de ce réseau a nécessité la création d’une nouvelle dimension virtuelle. Cela requiert que la dimension spatiale d’internet ne corresponde pas au monde réel, ce qui poserait naturellement des difficultés juridiques [6]. La protection de cet espace numérique représente aujourd’hui un enjeu vital pour nos États, nos entreprises et notre vie quotidienne [7].

Cet espace numérique est appelé cyberespace. Ce terme désigne « l’espace virtuel contenu par les ordinateurs ou entre eux dans le cas de mise en réseau [8] ». À cet égard, une question mérite d’être soulevée : où se situe ce cyberspace ?

La réponse est simple, il est partout ; dans nos téléphones, ordinateurs, comptes en banque et plus encore. Le cyberspace ne peut être réduit à un simple maillage de réseaux d’ordinateurs. C’est un espace évolutif et virtuel qui regroupe l’ensemble des systèmes d’informations qui sont ou pourraient être interconnectés.

Ce cyberespace présente de nombreuses caractéristiques. Sa particularité principale est sa dimension transnationale. Il n’existe pas de frontières dans ce cyberespace. Il ne connaît pas de limites internationales. Cet espace virtuel se caractérise également par l’immédiateté, un contenu litigieux pouvant être instantanément diffusé dans le monde entier.

Une question connexe se pose de savoir vers quel tribunal la victime serait déférée en cas d'atteinte sur ce réseau, et quelle loi s'appliquerait à cette atteinte. D'autre part, quelle est la loi applicable et quelle est la juridiction compétente aux dommages causés sur internet ?

La réponse à cette question ne pose pas de problèmes si les faits dommageables et les dommages sont réalisés dans le même espace géographique. En revanche, dans le cas d’un cyberdélit dit « complexe », la question de la détermination de la loi applicable et de la juridiction compétente se pose.

Deux solutions sont possibles : adapter les concepts juridiques au cyberspace notamment les règles de rattachement, afin de trouver la loi applicable et la juridiction compétente (I) ou, à l’inverse, innover au moyen de nouvelles solutions qui répondent à l’immatérialité d’internet qui est indépendante du réel (II).

I. Tentative d’application d’outils internationaux aux délits commis sur internet

L’immatérialité du réseau conduit naturellement à s’interroger. Les règles de droit international privé peuvent-elles être transférées du monde réel au monde virtuel ?

« Internet ne pouvait pas échapper au droit international, pas plus que le droit international ne pouvait se désintéresser d’internet [9] ».

Dans ce contexte, il convient de se poser les questions suivantes : comment le droit international privé a-t-il considéré l’internet et ses caractéristiques techniques ? Comment le droit international privé a-t-il intégré la virtualité dans ses normes ?

Pour déterminer la loi applicable et la juridiction compétente, il faut procéder à l’identification des éléments les plus pertinents de la situation. Le droit international privé est un droit de localisation [10]. Internet est un espace numérique et immatériel, et les faits qui s’y produisent sont partout et nulle part, ce qui pose la question centrale : comment localiser internet ?

À vrai dire, répondre à cette question n’est pas une tâche facile. Nous sommes confrontés, d’une part, à des difficultés de rattachement normatif aux dommages subis sur internet (A) et, d’autre part aux difficultés de rattachement juridictionnel aux dommages subis sur ce réseau (B).

A. Difficultés de rattachement normatif aux dommages subis sur internet

L’application par analogie des règles de droit privé déjà existantes pourrait être une solution provisoire pour encadrer les utilisations commerciales d’internet, protéger les droits fondamentaux des individus et lutter contre les utilisations criminelles de ce réseau. Ce qui est illicite hors ligne doit l’être également sur les réseaux.

Sur le plan civil, la loi applicable en matière de responsabilité contractuelle est, en vertu de l’article 62 du Code de droit international privé tunisien, la loi désignée par les parties. À défaut, « le contrat est régi par la loi de l'État du domicile de la partie dont l'obligation est déterminante pour la qualification du contrat, ou celle du lieu de son établissement, lorsque le contrat est conclu dans le cadre de son activité professionnelle ou commerciale ».

La lecture de ce texte nous démontre que, lors de la conclusion du contrat électronique à dimension internationale, les parties sont libres de choisir la loi qui s’applique à ce contrat. C’est le principe de la loi d’autonomie.

Pour internet, la situation n’est pas simple. « La dimension planétaire de l’internet a mis en exergue les limites du droit international et les difficultés que suscite la répartition du monde en États souverains et indépendants quant à la régulation des contrats électroniques internationaux [11]. »

Premièrement, si le contrat a bien été négocié, il n’y aura pas de difficulté, comme dans les contrats d’abonnement. En revanche, dans le cas de contrats commandables en un clic, l'accord de volonté sera sans doute plus difficile à prouver, même si une page écran portant les conditions s’affiche, laquelle ne donne pas pour autant la preuve de la lecture.

Deuxièmement, l’article 62 du Code de droit international privé tunisien exige que les parties au contrat soient identifiées afin de rattacher ce contrat international à la loi de l’État de la partie dont l'obligation est déterminante, à défaut d'un choix clair de la loi régissant le contrat. L’immatérialité du contrat électronique et les nouvelles caractéristiques le distinguant limitent le recours à cette solution. La difficulté particulière est la localisation des parties. L’adresse électronique ne fournit pas d'indications sur l’état dans lequel se trouvent les parties qui contractent et ne fournit, en outre, aucune information sur leur nationalité.

La responsabilité non contractuelle est définie à l'article 70 du Code de droit international privé tunisien comme suit :

« La responsabilité extra contractuelle est soumise à la loi de l'État sur le territoire duquel s'est produit le fait dommageable. Toutefois, si le dommage s'est produit dans un autre État, le droit de cet État est applicable à la demande de la victime. Lorsque l'auteur du fait dommageable et la victime ont leur résidence habituelle dans le même État, la loi de cet État est applicable. »

À notre avis, cet article peut être appliqué aux délits commis sur internet et n’est pas spécifique à ce support. Même si le fait dommageable produit des effets dans tous pays du monde, la commission de ce fait sera dans un seul lieu.

Concernant la matière pénale, le nouveau décret-loi tunisien [12] ne contient pas de dispositions spécifiques concernant les lois applicables aux cybercrimes. Il évoque les conventions internationales ratifiées par la Tunisie.

En tout état de cause, hormis les difficultés de rattachement normatif des dommages subis sur internet, il existe également d’autres difficultés nécessairement liées à la détermination des juridictions compétentes pour ces dommages.

B. Difficultés de rattachement juridictionnel aux dommages subis sur internet

La situation est différente en droit civil et en droit pénal.

En matière de droit pénal, les infractions commises sur internet, dites cybercrimes, sont régies par le décret-loi n° 2022-54, du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication. Selon l’article 34 de ce décret-loi, les juridictions tunisiennes sont compétentes dans différents cas, même si la cyberinfraction est commise en dehors du territoire tunisien. Cela est valable « si l’infraction est commise par un citoyen tunisien, si l’infraction est commise contre des parties ou des intérêts tunisiens, si l’infraction est commise contre des personnes ou d'intérêts étrangers par un étranger ou un apatride dont la résidence habituelle est sur le territoire tunisien, ou par un étranger ou un apatride se trouvant sur le territoire tunisien et ne répondant pas aux conditions légales d'extradition [13] ».

En droit civil, la responsabilité civile de l’auteur de faits dommageables sur internet peut être engagée sur la base délictuelle ou contractuelle, s’il a commis une faute contractuelle [14] sur ce réseau.

Revenant aux règles classiques du droit international privé général, l’article 5 du Code du droit international privé tunisien attribue au juge tunisien la compétence en matière de responsabilité délictuelle « si le fait générateur de responsabilité ou le préjudice est survenu sur le territoire tunisien ». Lorsqu’il s’agit de dommages sur internet, c’est au niveau de la compétence spéciale du « juge » du lieu du fait dommageable que se cristallisent les difficultés. À la suite d’une publication sur internet, comment localiser concrètement le dommage ? Nous sommes confrontés à des difficultés de localisation liées à l’ubiquité d’internet et à l’accessibilité en tout lieu à des sites et pages web.

En effet, internet est un monde sans frontières et, en principe, toute information téléchargée sur internet, les publications en ligne, les pages comme les sites web sont, dès leur mise en ligne, immédiatement accessibles dans ou à partir du monde entier.

Concrètement, une telle situation signifie, par exemple, qu’une œuvre mise en ligne sur internet, sans l'autorisation de son auteur et par conséquent en violation de ses droits, est susceptible d'être consultée depuis quasiment n'importe quel État dans le monde. C’est également le cas pour une publication diffamatoire mise en ligne sur internet. Elle est susceptible d'être vue depuis (pratiquement) tous les pays du monde et peut donc causer un préjudice dans tous les États où elle est susceptible d’être lue.

Est-ce à dire qu’un contrefacteur ou qu’un diffamateur pourrait, en raison de l’intermédiaire utilisé (internet), être assigné dans n’importe quel État ?

Pour déterminer la juridiction compétente, il s’agit de localiser l’acte dommageable, soit uniquement le dommage. Ce n’est pas simple lorsque tout cela se déroule sur internet. Prenons le cas classique de l’atteinte aux droits de la personnalité : par exemple, une personne ayant un site relatif à la vie privée « des célébrités » qui publie sur internet un billet concernant une participante à une émission de téléréalité en l’accompagnant de photos prises par des paparazzis, plus ou moins à l’insu de la victime. Où peut-on localiser le délit ? Au lieu d’établissement de l’auteur de l’atteinte ? À la résidence de la victime ? Au lieu de visualisation de l’information (qui peut être dans plusieurs pays) ?

Selon la jurisprudence européenne [15], le délit est localisé partout où l’on imagine qu’il peut l’être. Le lieu du dommage est assimilé à tout lieu où l’information est accessible [16]. Cette solution semble la moins idéale car, dans ce cas, le dommage sera morcelé, impliquant dès lors plusieurs autres difficultés. D’une part, le juge du lieu de chaque parcelle de dommage peut être compétent. Ainsi, pour réparer le dommage local, subi sur son territoire, le demandeur devra diviser son action. D’autre part, ces jugements, bien que portant sur le même dommage, peuvent avoir été rendus par plusieurs juges dans des pays différents et être contradictoires.

En effet, comme internet existe pratiquement dans le monde entier, nous sommes rapidement confrontés au risque que tous les juges de la planète se perçoivent comme compétents pour identifier un délit commis de cette manière, puisqu'il est censé se produire simultanément dans la juridiction de chacun de ces juges, avec tous les problèmes de forum shopping qui en découlent [17].

Afin d’éviter les affres de la compétence automatique de tous les juges de la planète, en raison de l’existence d’un contenu préjudiciable diffusé via le réseau mondial internet, une solution a été proposée par la doctrine : la théorie dite de « focalisation » ou de « ciblage » [18].

Elle consiste à localiser le site sur lequel a été publié un fait dommageable lorsque celui-ci couvre un ou plusieurs territoires spécifiques. Pour déterminer la destination de ce site, plusieurs critères peuvent être pris en considération, tels que la langue du site ou le lieu de la livraison, etc.

Le but de cette théorie est de réduire le nombre d’ordres juridictionnels étatiques potentiellement compétents, puisqu’elle restreint le nombre de territoires sur lesquels le dommage peut être produit en fonction de la destination ou de la focalisation du site.

Toutefois, l’application de cette théorie peut être parfois artificielle. L’auteur d’un contenu préjudiciable sur internet peut délibérément restreindre les juridictions compétentes. Par conséquent, l’adaptation de cette théorie n’est pas toujours efficace.

La solution la plus appropriée semble être que le demandeur puisse saisir le tribunal central pour ses propres intérêts afin d’obtenir réparation de l’entier dommage. C’est à lui de choisir entre les différents critères alternatifs (lieu du fait générateur, lieu de dommage, chaque parcelle de dommage, etc.).

Néanmoins, pourquoi le choix reviendrait-il au demandeur et non au défendeur, malgré l’adage en matière de procédure civile selon lequel actor sequitur forum rei ?

La réponse est simple : le droit de la responsabilité civile vise à réparer les préjudices subis par des victimes. Aussi, l’exercice de ce droit doit-il être facilité. L’évolution du droit international privé reflète alors celle du droit civil interne avec un net changement d’orientation de l’auteur du dommage vers la victime [19].

En ce qui concerne la responsabilité civile contractuelle, l’article 5 du Code du droit international privé tunisien prévoit que : « les juridictions tunisiennes connaissent également : Si l'action est relative à un contrat exécuté ou devant être exécuté en Tunisie, sauf clause attributive de compétence en faveur d'un for étranger ». En matière contractuelle, le principe de l’autonomie de la volonté s’applique.

Face aux spécificités des cyberattaques, le raisonnement par analogie est inapplicable dans plusieurs cas, et nous sommes également face à la difficulté d’adaptation des règles de droit international classique à toutes les cyberattaques. L’analogie n’est pas toujours suffisante. À cet égard, la recherche de nouvelles solutions, autres que l’adaptation du droit international privé déjà existant, serait peut-être la solution la plus adéquate pour encadrer les infractions dans le cyberespace.

II. Recherche de nouvelles solutions compatibles avec l’immatérialité d’internet

En raison du développement du commerce électronique, qui accompagne les nouvelles technologies de l'information et de la communication, et du besoin de rapidité dans les affaires, une résolution rapide des litiges est nécessaire.

Tout système judiciaire ne peut fonctionner et répondre aux exigences de la société dans laquelle il opère que s’il est compatible avec les structures économiques de cette société et s’il peut répondre à ses exigences. Or il existe un gouffre entre le système judiciaire et le monde des affaires en évolution rapide. Pour cette raison, il est souhaitable de développer des méthodes existantes de résolution de conflit à l’instar de l’arbitrage, la médiation et la négociation pour répondre aux besoins du monde immatériel (A).

Par ailleurs, « la mondialisation de l’économie bouleverse le droit, affecte son identité, dissout ses repères, jusqu’à remettre en question le concept même de droit […]. Face à la pression de l’économie globalisée, la mondialisation du droit devient inévitable. C’est un défi pour construire ce qu’on pourrait appeler un véritable ordre juridique mondial [20] ». C’est ce qu’on peut dénommer la lex electronica (B).

A. Résolution des litiges en ligne (online dispute resolution) 

La résolution des litiges en ligne présente de nombreux avantages. Certains coûts associés au règlement des différends peuvent être réduits, tels que les frais de déplacements, les coûts d’accès à l’information et le recours à un avocat [21]. L’utilisation de nouvelles technologies pour résoudre les litiges est nettement moins coûteuse [22] que le recours aux tribunaux étatiques, en particulier pour les litiges internationaux.

En plus de réduire les coûts, le règlement en ligne des litiges internationaux évite les difficultés liées à l'application des règles de conflit de lois et de juridictions dans le contexte d'internet.

La résolution des litiges en ligne peut se faire sous forme privée ou par l’intermédiaire d’établissements étatiques tels que les cybertribunaux et les procédures judiciaires en ligne.

Les formes privées de la résolution des litiges en ligne comprennent la négociation en ligne, la médiation en ligne et l’arbitrage en ligne.

Le monopole de l’État en matière de justice est aujourd’hui relativisé par la globalisation ou la mondialisation de l’économie. Son rôle de centre de justice s'en trouve même affaibli. Cet affaiblissement favorise le développement de la justice privée y compris l’arbitrage.

Internet revêt souvent une dimension internationale car il implique des individus et des entités issus de cultures et de pays différents. Cette dimension transnationale accentue davantage la complexité du règlement des litiges car elle implique des frais supplémentaires et une insécurité juridique pour les parties.

À l’échelle internationale, l’Union européenne promeut le recours à ce mode privé de résolution des litiges à l’article 17 de la Directive n° 2000/31 du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur, dite « sur le commerce électronique » N° Lexbase : L8018AUI.

La CNUDCI [23] a également adopté un texte intitulé « Notes techniques sur le règlement des litiges en ligne », indiquant divers éléments du processus à suivre dans de telles circonstances [24].

La procédure est simple : les parties négocient à l’aide d’outils informatiques, d’une manière similaire à ce qu’ils feraient in persona, par téléphone ou par écrit. Cette procédure se déroule sur des plateformes, en téléchargeant des logiciels de communication et en utilisant des sites web sécurisés ainsi que des logiciels interactifs guidant les parties vers des agendas, des solutions types ou encore des formules standards de transaction [25].

Sur le plan international, Square Trade, une plateforme de résolution des litiges en ligne, peut être citée en exemple. Celle-ci traite notamment des litiges découlant de la place de marché [26] eBay, qui résout environ 800 000 transactions en ligne chaque année.

La résolution des litiges en ligne peut également prendre la forme de médiation en ligne. La multiplication des conflits propres à internet a donné naissance à la médiation « en ligne », version continentale des Online Dispute Resolution pratiqués depuis longtemps dans les pays de la Common Law.

La médiation « en ligne » est un processus de négociation visant à recueillir l’adhésion des parties en litige à un accord ou à une transaction, pour régler les différends grâce à l’intervention d’un tiers neutre et indépendant et l’utilisation d’internet.

Cette forme de médiation est menée à travers des forums de discussion, des conférences téléphoniques et des vidéoconférences. Dans les discussions bilatérales et triangulaires, elle permet l'utilisation du courrier électronique et même la participation en direct de témoins, d'experts et de conseillers [27].

L’arbitrage en ligne peut également être accepté comme méthode de résolution des litiges en ligne. Dans un tel arbitrage, un tiers communique avec les parties par des moyens de communication électroniques, en vue de remplir la mission juridictionnelle reçue des parties pour trancher leur différend [28].

De plus, la résolution des litiges en ligne peut être effectuée par le biais d’établissements étatiques tels que les cybertribunaux et les procédures judiciaires en ligne.

La différence entre la procédure judiciaire en ligne et le cybertribunal est principalement quantitative. Ce dernier est une reconstruction complète du processus juridique en ligne, tandis que le premier n’est qu’une reconstitution partielle.

Malheureusement, malgré les grands avantages de ces méthodes de résolution des litiges en ligne, aucune n'a été utilisée jusqu'à présent.

D'autre part, l'attrait des technologies de l'information et de la communication ne doit pas être surestimé et occulter ses potentiels dangers. À l’épreuve de leurs relations quotidiennes, ces technologies pourraient perdre de leur superbe. Comme toute autre forme de communication électronique, la communication judiciaire électronique comporte certains risques dont l'ampleur est difficile à définir.

Prenons l’exemple de la sécurité des données. Le recours à l’e-justice comporte en effet de nombreux dangers. Le risque de violation ou de diffusion des données des justiciables est plus élevé. L’utilisation des échanges électroniques en tant qu’outil d’e-justice peut présenter à la fois des risques et des défis.

Les parties sont confrontées à des machines et à des techniques informatiques que les gens ordinaires ne peuvent maîtriser.

En outre, il convient de noter que l’e-justice peut être limitée à un système déshumanisé. Cela prive les citoyens, incapables de se défendre faute d'une connaissance suffisante du système juridique, de la possibilité d'un dialogue avec les juges et même d'un accès direct à la juridiction, détruisant ainsi la confiance dans le système judiciaire.

« Priver complètement les parties de la possibilité de s’adresser au juge sans intermédiaire humain ou technique serait peut-être dans certains cas, contraire au principe du procès équitable [29]. »

En outre, l’utilisation des technologies de l'information et de la communication peut amener à une certaine modélisation et standardisation des décisions de justice, ce qui peut influencer les décisions des juges et des justiciables eux-mêmes [30].

B. Prétexte d’émergence d’une lex electronica

Le caractère international des interactions dans le cyberespace [31] nécessite des approches allant au-delà du seul droit étatique. « La virtualité de la communication électronique et le caractère virtuel de l’espace dans lequel elle paraît avoir lieu constituent un défi pour les juristes [32]. »

Le cyberespace ignore les critères qui définissent les frontières des États qui formulent et appliquent les lois. Compte tenu des particularités du cyberespace, cet espace virtuel est dépourvu de certaines normes qui sont la base habituelle des normes juridiques. Il est donc difficile d’utiliser les règles de droit qui s'appliquent aux faits de l'espace physique au cyberespace. Face à cette difficulté et à l'impossibilité d'appliquer le droit étatique à internet, il sera nécessaire de rechercher des normes extra-étatiques pour s’assurer que cet espace virtuel ne soit pas considéré comme une zone de non droit.

Ces normes auront pour mission de faire prévaloir les règles applicables à une activité, de répartir les responsabilités ou d’établir la méthode de réparation des dommages causés par une activité.

Il s’agit d’un droit substantiel mondial et uniforme destiné aux activités en ligne, la notion de lex électronica est défini comme étant [33] « l’ensemble des normes juridiques informelles applicables dans le commerce électronique international ». Il s’agit d’encadrer les activités se déroulant dans l’espace virtuel résultant de la connexion d’ordinateurs suivant les protocoles internet.

Cet encadrement (régulation) du cyberspace se fait par l’émergence d’un droit composé des divers usages et coutumes des communautés existant sur internet. Il s’agit de règles de conduite à caractère international destinées à énoncer les principes à suivre dans la régulation des relations s’effectuant sur internet.

La lex electronica repose essentiellement sur deux idées. La première est que les activités en ligne sont d’ampleur mondiale et nécessitent une forme de régulation à cette échelle [34]. La seconde, plus nuancée, prétend que les acteurs du milieu sont les mieux placés pour apprécier la complexité de ces activités dont le développement est au cœur de leurs intérêts [35].

Ces parties constituent les sources institutionnelles de la lex electronica. Elles proposent des règles de conduites à l’instar de la lex mercatoria [36] qui jouissent de la reconnaissance des usagers. Ces sources institutionnelles contribuent alors au développement du droit. Ces règles de conduite découlent également des comportements répétitifs qui sont considérés comme sources substantielles de la lex electronica. Ces comportements résultent des actes suivis et espérés des acteurs du cyberespace.

Dans tous les cas, « les objets ont un effet régulateur se présentant suivant diverses formes [37] ». Cela inclut les logiciels, les programmes pare-feu [38], les serveurs mandataires [39], etc. Les États utilisent ces ressources pour réglementer et contrôler les contenus distribués sur leurs réseaux.

Le contrat électronique peut s’avérer être l’instrument régulateur le plus important du cyberespace [40]. Le choix donné à l’usager, d’accepter ou non le contrat électronique, est considéré comme un principe régulateur central dans les environnements électroniques.

En tout état de cause, ces règles normatives inspirées des différentes sources substantielles ou institutionnelles commencent à faire l’objet d’une reconnaissance dans certains pays. Par exemple, le droit canadien a reconnu le spamming comme étant une pratique répréhensible sur internet et a donc conclu qu’un tel comportement était illicite au regard du droit canadien.

En conclusion, la complexité des règles de conflits de juridiction et de loi, en matière d’internet (multiplicité de fors compétents, unicité des lois appliquée, etc.), et les risques de dérive associés (insécurité juridique) nécessitent la recherche de solutions permettant d’encadrer les préjudices subis sur internet au niveau international.

« Les questions autour du droit international et internet sont multiples et pour beaucoup encore sans réponse certaine [41] ».

 

[1] Ph. Lagrange, Internet et l’évolution normative du droit international : d’un droit international applicable à l’internet à un droit international du cyberspace ?, in Internet et le droit international, colloque de Rouen, éd. A. Pedone, 2014, p. 65.

[2] A. Dufour, Internet, PUF, 6e éd., 1998, p. 127.

[3] Ph. Fouchard, L’arbitrage et la mondialisation de l’économie, in Mélanges en l’honneur de G. Farjat, éd. Frison-Roche, p. 381-395 ; Ch.-A. Morand, Le droit saisi par la mondialisation : définitions, enjeux et transformations, in Le droit saisi par la mondialisation, éd. Bruyant, Bruxelles, 2001, p. 81.

[4] Y. El Hage, Le droit international privé à l’épreuve de l’internet, thèse en droit privé, Université de Paris, 2020, p. 4.

[5] E. Treppoz, Quelle régulation internationale pour la blockchain ? Code is law v. Law will become Code, in F. Marmoz (dir.), La blockchain : big bang de la relation contractuelle, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2019, p. 55.

[6] H. Ruiz-Fabri, Immatériel, territorialité et État, Archives de philosophie du droit, vol. 43, 1999, p. 187-212.

[7] J.-L. Gergorin et L. Isaac-Dognin, Cyber : la guerre permanente, préface du général J.-P. Paloméros, éd. du Cerf, 2018, Paris, p. 7.

[8] D. Ventre, Cyberespace et acteurs du cyberconflit, Hermès science publications, coll. Cyberconflits et cybercriminalité, 2011, 283, p. 14.

[9] Ph. Lagrange, Internet et l’évolution normative du droit international : d’un droit international applicable à l’internet à un droit international du cyberspace ?, préc., p. 67.

[10] P. Lagarde, Le principe de proximité dans le droit international privé contemporain, RCADI 1986, I, t. 196, p. 9 et s.

[11]A. Ayewouadan, Les droits du contrat à travers l’internet, Larcier, 1re éd., 2012, p. 235.

[12] Décret-loi n° 2022-54, du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d'information et de communication [en ligne].

[13] Décret-loi n° 2022-54, du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication, art. 34 [en ligne].

[14] Est considérée comme faute contractuelle l’inexécution ou la mauvaise exécution du contrat (en ligne) ou des obligations contractuelles.

[15] CJUE, 25 octobre 2011, aff. C-509/09 et C-161/10, eDate N° Lexbase : A8916HYU ; H. Gaudemet-Tallon, obs., D., 2012, 1228 ; T. Azzi, note, ibid. 1279 ; S. Bolle et B. Haftel, chron., ibid. 1285 ; L. d’Avout, obs., ibid. 2331.

[16] Cette jurisprudence localise en réalité uniquement des éléments en dehors d’internet (lieu d’accessibilité des informations, domicile de demandeur ou de défendeur, etc.), car, sur internet, rien n’est réellement localisable. Internet est un espace virtuel, or une atteinte à l’honneur, une perte de marge, etc. sont des dommages réels qui se déroulent et se localisent dans le monde réel.

[17] F. Lejeune, Droit international privé : compétence internationale et responsabilité en ligne, in Responsabilité et numérique, actes du colloque du 1er juin 2018, Anthemis, 2018, p. 115.

[18] V. par exemple O. Cachard, La régulation internationale du marché électronique, LGDJ, 2002 ; O. Cachard, Compétence d’une juridiction française pour connaître de la réparation de dommages subis en France du fait de l’exploitation d’un site Internet en Espagne, Revue critique de droit international privé, 2004, p. 632 et s.

[19] En droit interne, le glissement en question s’est essentiellement opéré à travers une multiplication des hypothèses de responsabilité sans faute, modifiant la fonction même du droit de la responsabilité.

[20] E. Krecké, De la lex mercatoria a la lex electronica, Etudier [en ligne].

[21] La résolution des litiges en ligne est directe sans intermédiaire.

[22] Les coûts de développement et de modification des systèmes de résolution des litiges en ligne sont plus faibles (par exemple, l’achat d’une webcam pour participer à la procédure).

[23] Commission des Nations unis pour le droit commercial international.

[24] Le texte a été adopté par une résolution de l’assemblée générale du 13 décembre 2016 sur la base du rapport de la Sixième Commission (A/71/507). Il est disponible sur le site de la CNUDCI [en ligne].

[25] T.-H. Schultz, Réguler le commerce électronique par la résolution des litiges en ligne, Bruylant, 2005, p. 185.

[26] Pour plus d’informations sur la place du marché électronique ou « marketplace », v. A. Kchaou, La responsabilité civile et internet, th., faculté de droit de Sfax en cotutelle avec l’université de Jean Moulin Lyon 3, 2022.

[27] The Claim Room, par exemple, offre de telles possibilités étendues de communication.

[28] Sur la notion d’arbitrage, v. par exemple C. Jarrosson, La notion d’arbitrage, LGDJ, 1987.

[29] M. Legras, La justice et les technologies de l’information et de la communication, pp. 197 et s., in G. Chatillon et B. Du Marais,  L’administration électronique au service des citoyens, Bruylant, 2003, p. 203-204.

[30] I. Milano, Technologies de l’information et de la communication et procès équitable, in Les technologies de l’information et de la communication au service de la justice du XXIe siècle, LGDJ, Lextenso éditions, p. 145.

[31] Le mot « cyberspace », appelé aussi « infosphère », est l’espace virtuel des ordinateurs reliés en réseau qu’explorent les « cybernautes ».

[32] P. Trudel, La lex electronica, in M. Morand (dir.), Le droit saisi par la mondialisation, Bruylant, 2001, p. 223.

[33]V. Gautrais, Le contrat électronique international, Bruylant, 2002, passim.

[34] E. Treppoz, Quelle régulation internationale pour la blockchain ?, Code is law v. Law will become Code, in F. Marmoz (dir.), La blockchain : big bang de la relation contractuelle, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2019, p. 59.

[35] J. Rochfeld, Les rapports entre la régulation et le contrat renouvelés par internet, in M.-A. Frison-Roche (dir.), Les engagements dans les systèmes de régulation, Dalloz 2006, p. 209.

[36] La lex mercatoria est historiquement un ensemble de règles de droit servant à encadrer les relations contractuelles entre commerçants. Contrairement au droit positif pur, c'est-à-dire un droit imposé par l'État ou par les conventions internationales, elle constitue un corpus de règles s'imposant aux parties d'un contrat. Le droit positif s'imposant d'office entre personnes d'une même juridiction, elle est observée dans un contexte plutôt international [en ligne].

[37] P. Trudel, art. préc., p. 237.

[38] Firewalls.

[39] Proxy Server.

[40] H. Perrit, Employment Dismissal Law and Practice, Cumulative Supplement n° 2, 3rd edition, Current Through May 15, 1993 (Employment Law Library), p. 349-401.

[41] A.-T. Norodom, Internet et le droit international : défi ou opportunité ?, in Internet et le droit international, colloque de Rouen, éditions Pedone, Paris, 2014, p. 33.

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Responsabilité civile contractuelle

[Chronique] Droit de la responsabilité civile et des assurances

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par Pierrick Maimone, ATER, Doctorant, centre Patrimoine et contrats, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 09 Janvier 2024

Le transfert au preneur d’un bail à ferme des pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle de la chose ayant causé un dommage

♦ CA Lyon, 6e ch., 14 septembre 2023, n° 21/05945 N° Lexbase : A12811ME

Mots-clés : bail à ferme • gardien • preneur • présomption de garde • responsabilité du fait des choses

Solution : le preneur d’un bail à ferme, qui a l’obligation contractuelle de cultiver et d’entretenir un terrain en bon père de famille, doit l’exécuter pour l’ensemble des végétaux situés sur ce terrain, d’autant plus s’il peut en récupérer pour son chauffage personnel. Il est alors considéré en être le gardien et peut être reconnu responsable des dommages causés par eux, sur le fondement de l’article 1242 du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7.

Portée : même si le preneur d’un bail à ferme n’a pas la libre disposition absolue d’un bien se trouvant sur le terrain agricole loué, il peut être reconnu comme gardien au sens de l’article 1242 du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7, dès lors que le contrat prévoit qu’il a l’obligation, en personne raisonnable, d’entretenir, de cultiver et d’user, en partie, du terrain et des biens s’y trouvant.


Par un arrêt en date du 14 septembre 2023, la cour d’appel de Lyon statue sur l’identité du gardien d’une chose ayant causé un dommage dans le cadre d’un bail à ferme. En l’espèce, les propriétaires d’un terrain ont consenti un bail à ferme. Sur celui-ci, se trouvaient notamment des arbres dont le preneur devait s’occuper et pour lesquels il devait informer le bailleur en cas de problème. De plus, si le preneur pouvait en user pour son chauffage, un droit était réservé au bailleur d’en utiliser une partie pour son propre chauffage. Or un jour, l’un des arbres tombe sur l’installation électrique et l’endommage. Si le bailleur réalise, avec la société Enedis, propriétaire de ladite installation, un constat de dommage, il refuse, avec l’appui de son assureur, de procéder à l’indemnisation du préjudice subi par la société. Parallèlement, le preneur et son assureur refusent également de procéder à sa réparation. Ce faisant, le propriétaire de l’installation endommagée assigne en justice le bailleur, le preneur et leurs assureurs respectifs, pour qu’ils soient condamnés in solidum à l’indemnisation de son préjudice ou, à défaut, seulement l’un d’entre eux, selon ce que les juges décideront.

En première instance, le tribunal de proximité de Trévoux, dans une décision en date du 18 juin 2021, décide que seul le preneur est responsable des dommages subis par les installations électriques appartenant à la société Enedis, sur le fondement de la responsabilité du fait des choses. Dès lors, il devra procéder à l’indemnisation du préjudice qui en découle. Logiquement, il interjette appel du jugement. Il affirme en effet qu’il n’était pas propriétaire de l’arbre ayant causé le dommage. En outre, aucun transfert de garde n’ayant été opéré, il ne peut pas être considéré comme gardien et, donc, responsable sur le fondement de l’article 1242 du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7. Aussi, seul le bailleur, toujours propriétaire de l’arbre, devrait être présumé gardien, donc responsable. En effet, aucune obligation particulière n’était faite directement au preneur de cultiver et d’entretenir l’arbre en cause dans l’affaire. De ce fait, il ne pouvait pas en avoir la garde. Outre les aspects procéduraux, le bailleur et la société propriétaire de l’installation endommagée demandent, en substance, que le jugement soit confirmé en toutes ses dispositions. Ce faisant, la cour d’appel devait répondre à la question de savoir qui, du preneur ou du bailleur, était le gardien de la chose ayant causé le dommage et, donc, était responsable.

Rappelant, sur le fondement de l’article 1242 du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7, que toute personne est responsable des choses qu’elle a sous sa garde, la cour d’appel revient également sur l’existence d’une présomption simple de garde. En effet, dans le cadre du régime de la responsabilité du fait des choses, la Cour de cassation considère traditionnellement que le propriétaire est présumé être le gardien de la chose ayant causé le dommage [1]. Cette présomption étant simple, le propriétaire peut la renverser s’il établit que la garde a été transférée à quelqu’un [2]. Aussi, si les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle [3] sont exercés par une autre personne que le propriétaire de la chose ayant causé le dommage, alors c’est elle qui devra être considérée comme gardienne et donc responsable du dommage [4]

Ce faisant, la cour d’appel devait déterminer si le propriétaire du terrain demeurait gardien ou si le preneur, du fait du contrat de bail, avait obtenu les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle de la chose ayant causé le dommage. Toujours selon une jurisprudence classique, le transfert de la garde peut résulter de la volonté du propriétaire, et notamment d’un contrat [5]. Ce transfert peut alors se réaliser lorsqu’un bail est conclu et qu’il a pour objet la location de la chose ayant causé le dommage [6]. Toutefois, la simple existence d’un contrat de location ne suffit pas à opérer un transfert automatique de la garde de la chose. Il faut alors examiner à la fois le contenu du contrat de location et les circonstances dans lesquelles celui-ci s’exécute [7].

Le contrat de bail prévoit que le preneur a l’obligation d’entretenir et de cultiver, en bon père de famille – expression aujourd’hui désuète – le terrain loué. Cette stipulation contractuelle ajoute que le preneur se doit d’informer le bailleur en cas de problème quant au bien loué. Enfin, une autre clause du contrat affirme que le preneur a le droit d’utiliser, pour son chauffage, certains des arbres situés sur le terrain. Si le bailleur a, aux termes de cette même clause, le droit de prélever certains arbres pour son propre chauffage, seul le preneur a logiquement la réunion des trois pouvoirs caractéristiques de la garde – à savoir l’usage, la direction et le contrôle de la chose – en raison du contenu du contrat de location. En conséquence, le contrat de bail à ferme a effectué un transfert de la garde de la chose ayant causé le dommage. Dès lors, le propriétaire du terrain, et des arbres situés dessus, ne pouvait pas être le gardien. Seul le preneur l’était et devait donc logiquement être considéré comme responsable du dommage causé par la chose, en ce qu’il en avait la garde. La cour d’appel confirme alors logiquement le jugement de première instance.

Cet arrêt est une illustration d’une position classique de la jurisprudence en matière de transfert de la garde de la chose : un propriétaire ayant confié, par un bail, à une personne, le soin d’entretenir, de conserver et d’user en partie d’une chose, et exigeant de lui qu’il l’informe en cas de problème, ne peut plus être analysé comme étant le gardien de la chose, la garde ayant été transférée au preneur. Il en résulte que le bailleur ne peut plus être responsable des dommages causés par la chose. Le locataire, alors même qu’il n’en est pas propriétaire, doit donc être attentif à son état, pour ne pas être tenu responsable des dommages qu’elle pourrait éventuellement causer.

Par Pierrick Maimone

 

[1] En ce sens, v. par exemple : Cass. civ. 1, 16 juin 1998, n° 96-20.640, publié au bulletin N° Lexbase : A7388CH4.

[2] Cass. civ. 2, 14 juin 1995, n° 93-19.188, publié au bulletin N° Lexbase : A7983ABB.

[3] Sur la définition de la garde par le biais de ces trois pouvoirs, v. : Cass. ch. réunies., 2 décembre 1941 N° Lexbase : A231439L.

[4] En ce sens, v. par exemple : Cass. civ. 1, 9 juin 1993, n° 91-10.608, publié au bulletin N° Lexbase : A3592ACZ.

[5] Par exemple, v. : Cass. civ. 2, 7 février 1990, n° 88-19.882, publié au bulletin N° Lexbase : A4108AHM.

[6] En ce sens, v. par exemple : Cass. civ. 2, 12 décembre 2002, n° 01-10.974, F-B+B N° Lexbase : A4202A4E.

[7] En ce sens, v. par exemple : Cass. civ. 1, 6 juin 1990, n° 88-18.991, publié au bulletin N° Lexbase : A4012AH3.


 

La limitation du droit à indemnisation du conducteur-victime d’un accident de la circulation en cas de conduite déraisonnable

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. A, 12 octobre 2023, n° 21/03411 N° Lexbase : A08191NN

Mots-clés : accident de la circulation • Code de la route • conducteur raisonnable • faute du conducteur-victime • loi « Badinter »

Solution : le conducteur-victime d’un deux-roues impliqué dans un accident de la circulation, qui ne se comporte pas comme les autres conducteurs circulant en même temps et au même endroit que lui lors de l’accident, doit voir son droit à indemnisation réduit.

Portée : afin d’éviter de voir l’indemnisation de ses préjudices réduite ou exclue, tout conducteur, susceptible d’être victime d’un accident de la circulation doit, d’une part, respecter le Code de route et, d’autre part, se comporter comme un conducteur raisonnable.


Par un arrêt en date du 12 octobre 2023, la cour d’appel de Lyon statue sur la définition de la faute de la victime conductrice dans le cadre d’un accident de la circulation. En l’espèce, alors qu’un conducteur de deux-roues arrivait à un carrefour, une voiture de police municipale s’est engagée dans cette même intersection, le feu étant rouge, mais la voiture ayant activé ses avertisseurs lumineux et sonores. Les deux véhicules entrent alors en collision. Le conducteur du deux-roues en ressort avec une fracture du tibia. L’assureur de ce dernier ayant invoqué la faute de son assuré pour exclure son droit à indemnisation, le conducteur-victime assigne en justice l’assureur de la voiture pour obtenir la réparation de son préjudice, considération faite qu’il n’a commis aucune faute de nature à limiter ou réduire son droit à indemnisation.

En première instance, le tribunal judiciaire de Lyon limite le droit à indemnisation de la victime conductrice à 50 %. En effet, il estime qu’il a commis une faute en ce qu’il ne se serait pas comporté comme un conducteur raisonnable, dès lors que d’autres conducteurs, se trouvant dans la même situation que lui, ont laissé passer la voiture de la police municipale. Le conducteur de deux-roues interjette appel de ce jugement. Il affirme en effet n’avoir commis aucune faute. Il fonde son raisonnement sur le fait que les avertisseurs lumineux et sonores n’ont pas été vus ni entendus par lui. En outre, n’ayant pas été poursuivi par la voiture de la police municipale, il n’aurait commis aucune infraction au Code de la route. Parallèlement, l’assureur de la voiture interjette également appel du jugement au motif que le conducteur-victime a commis une faute de nature à exclure intégralement son droit à indemnisation. La question posée aux juges d’appel lyonnais était relative à l’existence d’une faute du conducteur-victime, de nature à limiter ou à exclure son droit à indemnisation quant au préjudice subi du fait de l’accident de la circulation.

La cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 12 octobre 2023, confirme partiellement le jugement de première instance. En effet, elle rappelle, sur le fondement de l’article 4 de la loi dite « Badinter » [1], que si tout conducteur a le droit d’obtenir une indemnisation s’il est victime d’un accident de la circulation, sa faute, peu important sa gravité, est de nature à limiter ou exclure son droit à indemnisation.

Or en droit civil, la faute extracontractuelle ne se caractérise pas uniquement eu égard au respect des normes écrites. Certes, il est nécessaire de respecter le Code de la route. Toutefois, le fait de se conformer aux règles de ce code n’empêche pas qu’une faute soit imputée à une personne [2], sur le fondement de l’article 4 de la loi « Badinter », précitée, dès lors qu’une obligation n’ayant pas sa source dans le Code de la route n’aurait pas été respectée. En effet, selon Planiol, la « faute est une contravention à une obligation préexistante [3] ». Dès lors, outre le respect du Code de la route, il convient plus généralement, pour savoir si une personne a commis une faute civile, d’examiner son comportement à l’aune d’un standard juridique : celui de la personne raisonnable [4].

Dans ce cadre, si la Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’affirmer que la faute du conducteur-victime ne peut pas s’apprécier à l’aune du comportement de l’autre conducteur impliqué dans l’accident [5], elle a également décidé qu’une faute peut être imputée au conducteur-victime lorsqu’il ne s’est pas montré suffisamment prudent, eu égard à ce qu’aurait été le comportement d’un conducteur raisonnable [6]. Il découle en effet des articles 1240 N° Lexbase : L0950KZ9 et 1241 du Code civil N° Lexbase : L0949KZ8 un devoir général de prudence et de vigilance [7].

Dans le strict respect de cette jurisprudence et de la généralité de la définition de la faute civile, les juges d’appel ont retenu deux fautes à l’encontre du conducteur de deux-roues. Tout d’abord, le Code de la route n’a pas été respecté en ce que le dépassement qu’il opérait lors de l’accident a été réalisé sur une voie normalement destinée aux seuls usagers de la route tournant dans une certaine direction [8]. Ensuite, analysant le comportement du conducteur à la lumière de celui d’un conducteur raisonnable, les juges d’appel ont retenu que le carrefour était très fréquenté et que les autres automobilistes se trouvant au même endroit, au même moment, ont laissé passer le véhicule de la police municipale. Cela implique donc que les avertisseurs de ce dernier pouvaient être entendus de tous. Le conducteur-victime ne s’était ainsi pas comporté comme un conducteur raisonnable. Dès lors, il a commis plusieurs fautes de nature à limiter son droit à indemnisation dans le cadre d’un accident de la circulation. Sur le fondement de l’article 4 de la loi « Badinter », précitée, les juges d’appel décident de le réduire de 65 %.

Cet arrêt n’est qu’une illustration d’une jurisprudence bien établie. Il rappelle que tout conducteur, face à la potentialité d’être victime d’un accident de la circulation, se doit de respecter le Code de la route et de se comporter comme un conducteur raisonnable ; autrement dit, d’être vigilant et prudent dans sa conduite.

Par Pierrick Maimone

 

[1] Loi n° 85-677, du 5 juillet 1985, tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation N° Lexbase : L7887AG9.

[2] En ce sens, v. par exemple : M.-P. Camproux-Duffrène, Contentieux civil. Responsabilité délictuelle, JCl env. et dév. dur., 2021, fasc. n° 4960, n° 13.

[3] M. Planiol, Étude sur la responsabilité civile : du fondement de la responsabilité civile, Rev. crit. légis. et juris., 1905, p. 287.

[4] M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. 2 – Responsabilité civile et quasi-contrats, PUF, 5e éd., 2021, n° 85.

[5] Cass. civ. 2, 14 novembre 2002, n° 00-19.028, F-P+B N° Lexbase : A7123A39.

[6] En ce sens, v. : Cass. civ. 2, 17 mars 2011, n° 10-14.938, F-D N° Lexbase : A1723HD8 (dans cette affaire, la Cour de cassation a confirmé l’existence d’une faute imputable au conducteur d’une trottinette thermique au motif qu’il ne portait pas les équipements de sécurité recommandés par la notice de la trottinette) ; Cass. civ. 2, 8 juillet 2021, n° 20-11.133, F-D N° Lexbase : A63644YD (tout en ayant respecté le Code de la route, la victime conductrice ayant décidé, après un premier accident de se positionner sur le côté de la route, avant de revenir vers sa voiture accidentée et de subir un nouvel accident, une faute de nature à limiter son droit à indemnisation peut lui être reprochée).

[7] En ce sens, v. par exemple : S. Grayot, Essai sur le rôle des juges civils et administratifs dans la prévention des dommages, LGDJ, Lextenso, 2009, t. 504, n° 420.

[8] Sur les règles de dépassement, v. C. route, art. R. 414-4 à R. 414-17 N° Lexbase : L1561DKZ.

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Sociétés

[Chronique] Droit des sociétés

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par Brune-Laure Dugourd, docteure et ATER et Quentin Némoz-Rajot, Maître de conférences, centre de droit de l’entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 09 Janvier 2024

Primauté des statuts sur les actes extra‑statutaires

♦ CA Lyon, 3e ch. civ. A, n° 18/04457 N° Lexbase : A33511M3

Mots‑clés : statuts acte extra‑statutaire pacte d’actionnaires force obligatoire liberté contractuelle SAS révocation dirigeant juste motif

Solution : en vertu des articles L. 227‑1 et L. 227‑5 du Code de commerce, les statuts fixent les conditions dans lesquelles la SAS est dirigée. S’il est admis que des actes extrastatutaires puissent les compléter, ils ne peuvent y déroger.

Portée : la cour d’appel de Lyon vient rappeler la primauté des statuts sur les actes extra‑statutaires.


L’analyse contractualiste de la société s’épanouit pleinement en présence de la SAS. Disposant d’une grande liberté contractuelle, les actionnaires déterminent les règles de fonctionnement de la société, et notamment les conditions dans lesquelles elle est dirigée. Par principe, ces éléments doivent figurer dans les statuts. Il est néanmoins admis que ces derniers soient complétés par des actes extra‑statutaires, tels qu’un règlement intérieur ou un pacte d’associés. Si la pratique en est friande, la prolifération de ces sources crée un risque de contrariété entre les différents actes établis. La question de leur articulation est ainsi au cœur de l’arrêt commenté.

En l’espèce, après leur modification, les statuts d’une SAS prévoyaient que le président était révocable pour juste motif. Un pacte d’actionnaires conclu le même jour, et signé par le président, rappelait quant à lui que le dirigeant était révocable à tout moment, sans mentionner la nécessité d’un juste motif de révocation. Quelques années plus tard, le président de la SAS est révoqué et licencié pour faute grave. Il conteste alors son licenciement devant le Conseil des prud’hommes et sa révocation devant le tribunal de commerce.

Après une lecture attentive des statuts, le tribunal de commerce de Bourg‑en‑Bresse estime que la révocation du président de la SAS est conditionnée à l’existence de justes motifs, caractérisés en l’espèce. Il constate également que les conditions de versement d’une indemnité de départ forfaitaire sollicitée par l’ex‑président ne sont pas remplies. L’ex‑président interjette appel, contestant le jugement concernant l’existence d’un juste motif et le rejet de sa demande de versement de l’indemnité de départ. C’est cependant la demande de la SAS qui est au centre de la solution. Celle‑ci sollicitait que le jugement soit réformé en ce qu'elle considérait que la révocation du dirigeant était conditionnée à l'existence de justes motifs. En effet, le pacte d’actionnaires signé postérieurement, notamment par le président, laissait entendre qu’il était révocable ad nutum. Après analyse des différents actes litigieux, la cour d’appel de Lyon estime que le pacte d’associés est simplement moins complet que les statuts. Dès lors, il ne peut être déduit de son silence et de sa ratification concomitante à la mise à jour des statuts, que les parties entendaient écarter la stipulation statutaire. La révocation du président de la SAS devait donc s’effectuer pour un juste motif, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

Reprenant la solution rendue par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 12 octobre 2022 [1], la cour d’appel profite de cet arrêt pour rappeler la hiérarchie existant entre les normes statutaires et extra‑statutaires. S’il est admis que les actes extra‑statutaires peuvent compléter les statuts, ils ne peuvent y déroger. Cette prééminence des statuts sur un pacte d’actionnaire, a déjà pu être affirmée par le passé [2] et concerne également les autres actes extra‑statutaires, notamment les règlements intérieurs ou les conventions de direction. En l’espèce, cette primauté s’explique par le fait que les articles L. 227‑1 et L. 227‑5 du Code de commerce imposent aux statuts de déterminer les conditions de direction de la société. Une lecture stricte de ces articles conduirait à écarter l’intervention de tout acte extra‑statutaire en la matière. Néanmoins, dans le sillage de la Cour de cassation, la cour d’appel estime que les actes extra‑statutaires ne sont pas interdits et peuvent compléter les statuts. Ils ne peuvent donc s’y substituer et sont limités à un rôle subsidiaire.

La règle réaffirmée par la cour d’appel de Lyon ne devrait cependant pas se cantonner aux cas où la loi donne compétence aux statuts, comme en matière d’organisation de la direction. Elle devrait s’appliquer plus largement, dans la mesure où la force obligatoire des statuts de la SAS tend à être affirmée [3]. En effet, la solution rendue est parfaitement justifiée au regard de la nature particulière des statuts et de leur force obligatoire. Ces derniers instituent la société et ont pour raison d’être de régir son fonctionnement. Cela justifie qu’ils s’imposent à ses différents organes et soient publiés. Les tiers peuvent ainsi se fier aux statuts pour décider ou non de contracter avec la société. Dès lors, les grandes règles de fonctionnement de la société ne sauraient être fixées et modifiées dans des actes confidentiels qui n’en ont pas la fonction et ne liant que les associés, même s’il s’agit de tous les associés.

À cet égard, tirant les conséquences logiques de la hiérarchie entre les normes statutaires et extra‑statutaires établie, les juges du fond rappellent que l’acte contraire aux statuts doit être écarté, et ce même s’il a été consenti par tous les associés. Au cas d’espèce, la précision n’est pas inutile, car le pacte d’associés affirmait qu’il prévalait sur les statuts. À ce titre, la sanction pourrait être critiquée au regard de la liberté contractuelle. En effet, cette dernière permet aux associés de régir leurs relations et le fonctionnement de la société au sein des statuts, mais également au sein de pactes extra‑statutaires. Dès lors, qu’il soit recueilli au sein des statuts ou d’un acte extra‑statutaire, l’accord des associés devrait produire le même effet. En ce sens, la Chambre commerciale a occasionnellement pu estimer que les associés d’une SARL pouvaient déroger à une clause des statuts par l'établissement d'actes extrastatutaires établis postérieurement et ayant recueillis le consentement de tous les associés [4].

Une telle approche ne tient cependant pas compte de la différence de nature existant entre les statuts et les autres actes extra‑statutaires. Elle est ainsi justement abandonnée par la cour d’appel, dans le prolongement de l’arrêt rendu le 12 octobre 2022 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation. La nouvelle solution ne contrarie pas pour autant la liberté contractuelle des associés. Ces derniers sont effectivement libres de déterminer les modalités de direction de la société dans les statuts et de se réserver une marge de manœuvre dans des actes extra‑statutaires. La force obligatoire des statuts commande donc de faire prévaloir cet accord initial dans lequel ils fixent leurs propres contraintes.

In fine, la solution de l’arrêt d’appel invite les praticiens à organiser les grandes règles de la direction de la SAS dans les statuts, et uniquement à les compléter par le biais d’actes extra‑statutaires. Ils devront également éviter de se servir d’actes extra‑statutaires pour modifier les règles de fonctionnement de la société, sans procéder à une modification statutaire.

Par Brune-Laure Dugourd

 

[1] Cass. com., 12 octobre 2022, n° 21‑15.382, F‑B N° Lexbase : A55138NI.

[2] V. not. Cass. com., 9 mars 2022, n° 19‑25.795, F‑B N° Lexbase : A94347P4.

[3] V. not. Cass. com., 27 juin 2018, n° 16‑14.097, F‑D N° Lexbase : A6118XU7 sur l’efficacité de la clause statutaire prévoyant la nullité d'une cession d’actions en violation d’un pacte d'associés ; Cass. com., 15 mars 2023, n° 21‑18.324, FS‑B N° Lexbase : A80079HZ, sur la nullité des décisions collectives adoptées en violation d’une clause statutaire.

[4] Cass. com., 12 mai 2015, n° 14‑13.744, F‑D N° Lexbase : A8754NHP ; v. aussi Cass. civ. 1, 22 novembre 1994, n° 92‑21.792 N° Lexbase : A8418CYG ; Cass. civ. 1, 2 mars 2004, n° 01‑14.243 N° Lexbase : A3966DBI.


Transformation avant cession : attention à la publication !

♦ CA Lyon, 1re ch. civ., sect. A, 6 juillet 2023, n° 20/05110 N° Lexbase : A99341A8              

Mots-clés : actions • cession de droits sociaux • droits d’enregistrement • opposabilité, parts sociales • transformation

Solution : la transformation d’une SARL en SAS n’est opposable à l’administration fiscale qu’à compter de sa publication.

Portée : la transformation avant cession des titres est licite. Toutefois, l’accomplissement des formalités de publicité doit être effectué avant de réaliser la cession pour bénéficier des conséquences fiscales tirées du changement de forme sociale, notamment en matière de droits d’enregistrement.


Transformation et droits d’enregistrement. Changer de forme sociale au cours du fonctionnement de la société est courant. À ce titre, la transformation régulière d'une société en une société d'une autre forme, qu'elle soit civile ou commerciale, n'entraîne aucunement la création d'une personne morale nouvelle [1]. Cependant, comme le démontre l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon, le 6 juillet 2023 [2], il convient de se montrer particulièrement attentif au respect des formalités de publicité afin de bénéficier pleinement des conséquences de la transformation, notamment en matière de droits d’enregistrement. Pour ces derniers, dans le cadre d’une cession de droits sociaux, il n’existe pas de neutralité du droit fiscal. Bien au contraire, il faut distinguer entre cession de parts sociales et cession d’actions car le taux applicable varie en fonction du type de titre cédé. « Il demeure qu’il revient nettement plus cher de céder des parts sociales que des actions » [3]. Dès lors, réaliser la transformation avant cession d’une société dont le capital social est composé de parts sociales en une société par actions constitue-t-il un stratagème appréciable pour les cessionnaires afin de contourner cette distinction inopportune ? Aux dires du Professeur Gutmann, « l’histoire enseigne en effet que la différence entre les taux des droits d’enregistrement est discutable d’un point de vue théorique et absurde d’un point de vue pratique » [4].

Les faits. En l’espèce, la SARL TDA International fut opportunément transformée en SAS avec effet immédiat à la suite d’un vote en assemblée générale extraordinaire des associés en date du 24 juillet 2012. Aux termes de l’arrêt, « le même jour a été ouvert au nom de la société TDA International un registre des mouvements de titres ». Le lendemain de l’assemblée générale, comme constaté dans le nouveau registre des mouvements de titres, la cession de l’intégralité de la société TDA International à la société Cegid était réalisée. La déclaration de cession de droits sociaux fut ensuite déposée le 3 août 2012 auprès du SIE entrainant le paiement, par la société Cegid, de droits d’enregistrement pour un montant de 37 303 euros.

Dans un second temps, le 7 août 2012, le procès-verbal de l’assemblée ayant décidé de la transformation était enregistré auprès du SIE puis publié dans un journal d’annonces légales le 1er septembre 2012. Par la suite, ce même procès-verbal était déposé au greffe du tribunal de commerce de Lyon le 25 septembre 2012 et, enfin, faisait l’objet d’une publication au Bodacc le 25 octobre de la même année.

La rectification. En décembre 2015, l’administration a adressé une proposition de rectification contradictoire à la société Cegid. Elle considérait que la transformation en SAS lui était inopposable à la date de la cession. Autrement dit, la cession des titres devait être soumise aux droits d’enregistrement applicables aux cessions de parts de SARL et non d’actions de SAS. Elle demanda alors le paiement de droits supplémentaires à hauteur de 75 455 euros et d’intérêts de retard pour 10 564 euros. Il n’était donc plus possible pour la Cegid de bénéficier du taux de droit d’enregistrement applicable aux cessions d’actions octroyé par l’habile transformation réalisée avant cession.

Taux des droits d’enregistrement en matière de cession de titres. En effet, pour une vente de parts sociales réalisée avant le 1er août 2012, l’opération était soumise à un droit d'enregistrement dont le taux était fixé comme suit : 3 % pour la fraction d'assiette inférieure à 200 000 euros, 0,5 % pour la fraction comprise entre 200 000 euros et 500 000 000 euros et 0,25 % pour la fraction excédant 500 000 000 euros. En droit positif, en vertu de l’article 726, I, 1 bis, du Code général des impôts N° Lexbase : L4144MGL, le taux est désormais de 3 % avec application, sur la valeur de chaque part sociale, d’un abattement égal au rapport entre la somme de 23 000 euros et le nombre total de parts sociales de la société [5]. À l’inverse, pour les cessions d’actions, le taux est de 0,1 % (CGI, art. 727, I, 1° N° Lexbase : L7960HLE).

Procédure. En l’espèce, l’opportunité économique de procéder à une transformation de la SARL en SAS préalablement à la cession apparaissait évidente. Aussi, après rejet de sa réclamation, la société Cegid a-t-elle assigné l’administration devant le tribunal judiciaire de Lyon pour obtenir la décharge des droits d’enregistrement pour la somme de 86 019 euros. La juridiction de première instance a fait droit à sa demande et le Directeur général des finances publiques a alors interjeté appel. Dans son arrêt en date du 6 juillet 2023, la cour d’appel de Lyon lui donne raison à travers une décision qui invite les praticiens à la plus grande vigilance en matière de transformation avant cession.
Abus de droit et transformation avant cession. Avant tout, rappelons qu’une transformation avant cession ne porte pas en elle-même le germe d’un abus de droit au sens de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales N° Lexbase : L9266LNI [6]. Selon l’arrêt dit « RMC-France », une opération de transformation en SA suivie de la cession des titres ne peut être analysée comme un montage constitutif d'un abus de droit, sans constater que la société transformée était revenue à sa forme antérieure de SARL [7]. Dans une autre décision confirmant la licéité d’une transformation avant cession, la Cour de cassation a estimé que lorsque la cession de droits sociaux est subordonnée à la transformation préalable de la forme de la société (SARL en SA), cette clause présente le caractère d'une condition suspensive, excluant toute perception de l'impôt tant que la condition n'est pas réalisée. En revanche, après la transformation, le droit de mutation peut être perçu en fonction de la nature des biens transmis [8]. Il est vrai qu’une transformation décidée par les associés entraîne différents effets qui ne se limitent pas à la question des droits d’enregistrement. Aux dires de la Cour de cassation dans l’arrêt précité de 1996, « la transformation régulière et effective d'une société à responsabilité limitée en société anonyme, décidée par les associés à la majorité requise pour la modification des statuts entraîne des effets multiples et est une opération nécessairement distincte de la cession ultérieure des actions par les associés individuellement ». Cependant, et comme le démontre l’arrêt de la cour d’appel de Lyon, encore faut-il accomplir des formalités de publicité pour rendre opposable la transformation à l’administration.

La solution des magistrats lyonnais. Pour faire droit à la demande de l’administration, les magistrats lyonnais considèrent que l’inscription sur le registre des mouvements de titres indiquant qu’il s’agissait d’une cession d’actions de SAS ne rend pas la transformation de la société opposable à l’administration puisqu’il s’agit de deux opérations distinctes. Il est relevé que la transformation n’avait pas encore été publiée au moment de la cession et « que l’administration était dans l’impossibilité d’avoir connaissance de la transformation de la société TDA International avant, au plus tôt, la publication du procès-verbal de délibération de l’assemblée générale extraordinaire de transformation qui n’a été enregistré auprès du SIE que le 7 août 2012 ». La cession devait donc être analysée comme une cession de parts sociales et taxée en conséquence. D’autant plus qu’il est ajouté dans l’arrêt que le rapport du commissaire à la transformation avait été, certes, déposé au greffe du tribunal de commerce antérieurement à la vente, mais qu’il ne permettait pas à l’administration d’être informée de la nouvelle forme qui n’avait pas encore été adoptée. Dans l’attente d’un éventuel arrêt de la Cour de cassation sur la question, une extrême attention doit donc être apportée au respect et à l’ordre d’accomplissement des formalités rituelles : « d’abord la transformation et sa publicité, toujours, puis la cession et sa publicité, toujours ». En l’absence d’une disposition légale l’affirmant expressément, un temps certain doit désormais s’écouler entre la transformation suivie de sa publicité et la cession des titres.

Une solution critiquable. Pour éviter toute difficulté et diminuer la charge fiscale du cessionnaire, il est donc indispensable de rendre la transformation opposable à l’administration. Cependant, l’analyse suivie par la cour d’appel de Lyon interroge. Le Professeur Dondero décèle « une appréciation erronée retenue par la cour d’appel » [9], là où le Professeur Vabres remarque « un arrêt critiquable » [10]. En effet, la cour d’appel se fonde sur l’article L. 123-9 du Code de commerce N° Lexbase : L5567AIZ et notamment son alinéa premier aux termes duquel : « la personne assujettie à immatriculation ne peut, dans l’exercice de son activité, opposer ni aux tiers ni aux administrations publiques, qui peuvent toutefois s’en prévaloir, les faits et actes sujets à mention que si ces derniers ont été publiés au registre ».

Si de toute évidence le fait générateur de l’impôt est bien la date de la cession, on peut s’interroger sur la date d’opposabilité à retenir à l’égard de l’administration. En effet, la société Cegid avait publié la transformation très largement avant la proposition de rectification contradictoire et une cession d’actions a bien été, dans les faits, réalisée. Certes, l’arrêt énonce « qu’à la date de la cession comme à la date de la présentation à l’enregistrement des déclarations de cession, la transformation de la SARL TDA International en société par actions simplifiée n’était pas opposable à l’administration fiscale qui était dans l’impossibilité d’en avoir connaissance ». Mais est-ce bien ces dates qui doivent être retenues dans le cadre d’une rectification et, au demeurant, laquelle de ces deux dates faut-il faire primer si la publicité est réalisée entre les deux ?

Dans la même veine, le raisonnement suivi paraît remettre en cause le délai d’un mois, certes non respecté en l’espèce, pour procéder aux mesures de publicité déterminé par l’article R. 123-66 du Code de commerce N° Lexbase : L8305L3Y. Si ce délai est respecté, la transformation cession ne devrait-elle pas être opposable à l’administration ? Une réponse positive réduirait drastiquement la portée de la décision et s’avèrerait rassurante pour les praticiens. Néanmoins, la lettre de l’arrêt ne semble absolument pas aller en ce sens.

Enfin, l’alinéa 3, de l’article L. 123-29 du Code de commerce N° Lexbase : L7904LCQ pourrait justifier une autre lecture de la situation. Ce texte précise que les tiers comme les administrations qui avaient personnellement connaissance des faits et actes non publiés ne peuvent se prévaloir de l’absence de publication. Le Conseil d’État a d’ailleurs eu l’occasion de le rappeler dans différentes affaires en énonçant « qu’il résulte de ces dispositions que les faits ou actes qui doivent être mentionnés au registre du commerce et des sociétés ou déposés en annexe à ce registre sont opposables aux administrations qui en ont eu connaissance, alors même que les faits ou actes en cause n'auraient pas fait l'objet de la formalité correspondante » [11]. Or en l’espèce, les juges lyonnais remarquent que « la déclaration de cession des droits sociaux déposée le 3 août 2012 ne fait aucunement état de la transformation préalable de la société TDA International, la société TDA international y étant présentée comme une société par actions simplifiée ». Informer l’administration d’une vente d’actions de SAS et non de parts sociales d’une SARL paraît cependant éclairant et suffisant. Dès lors, en dépit de la non-réalisation des formalités de publicité, pourquoi ne pas reconnaître que l’administration avait connaissance de la transformation qui devrait alors être taxée conformément à la volonté des parties mais aussi à la réalité ?

Face à toutes ces interrogations, une décision de la Haute juridiction est attendue avec insistance.

Par Quentin Némoz-Rajot

 

[1] M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, coll. Manuel, 36e éd., 2023, p. 300, n° 749.

[2] CA Lyon, 1re ch. civ., 6 juillet 2023, n° 20/05110 N° Lexbase : A99341A8 : BRDA 21/23, n° 25, note B. Dondero.

[3] C. de la Mardière, Droit fiscal de l’entreprise, Bruylant, coll. Paradigme, 1re éd., 2022, p. 538, n° 1615.

[4] D. Gutmann, Droit fiscal des affaires, LGDJ, coll. Domat Droit privé, 14e éd., 2023, p. 822, n° 954.

[5] V. not. D. Gutmann, op. cit., p. 822, n° 954.

[6] V. not. R. Vabres, Droit fiscal 2023, Dalloz, coll. Hypercours, 3e éd., 2023, n° 1484.

[7] Cass. com., 10 décembre 1996, n° 94-20.070, publié au bulletin N° Lexbase : A2547ABX ; H. Hovasse , note, JCP E, 1997, II, 923 ; add. BOI-ENR-DMTOM-40-10-10, n° 140 N° Lexbase : X4781ALN.   

[8] Cass. com., 9 février 1999, n° 97-10.907, publié au bulletin N° Lexbase : A6402AG9 ; Dr. fisc., 1999, n° 27, comm. 550.

[9] B. Dondero, note sous CA Lyon, 6 juillet 2023, op. cit.

[10] R. Vabres, note sous CA Lyon, 6 juillet 2023, op. cit.

[11] Pour un changement de la date de clôture de l’exercice d’une société : CE, 3e-8e ch. réunies, 24 juillet 2019, n° 416243 et n° 416244 N° Lexbase : A7261ZK7. Pour un changement d’adresse du siège social d’une société : CE, 9e ch.,11 mai 2022, n° 443029 N° Lexbase : A83077WL.

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