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N2761B3N
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par Jérémy Houssier, Professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne
le 01 Août 2025
Magistralement étudiés par Monsieur Nicolas Bareït dans les années 2000 [1], les liens noués entre le droit transitoire et le droit des personnes et de la famille font partie de ces sujets souvent négligés. Pourtant, de grands auteurs tels Paul Roubier, Louis Bach ou Françoise Dekeuwer-Défossez s’y étaient intéressés, témoignant de toute sa cardinalité. Roubier y avait ainsi consacré plusieurs pages de sa fameuse monographie sur Le droit transitoire [2], Bach plusieurs lignes de son article dédié au « problème de l’application de la loi dans le temps » [3], et Françoise Dekeuwer-Défossez l’essentiel de ses démonstrations conduites à l’occasion de sa non moins fameuse monographie sur Les dispositions transitoires dans la législation civile contemporaine [4], focalisée sur la législation familiale.
Or ces différentes études convergeaient vers un même constat : celui de l’originalité du droit transitoire en droit des personnes et de la famille, cette matière constituant un formidable laboratoire en ce domaine, où nombre d’essais furent tentés, nombre de théories élaborées, et nombres de conclusions tirées.
Car à l’épreuve des faits, le droit transitoire est effectivement partout et sous toutes ses formes en droit des personnes et de la famille.
On retrouve ainsi, des lois révolutionnaires de 1789 à celles de 2024, toute la panoplie du parfait petit chimiste du droit transitoire [5] : des lois d’application immédiate, des lois rétroactives, des lois interprétatives, des lois confirmatives, des lois temporaires, des reports d’entrée en vigueur, des dispositions transitoires substantielles, ou même des facultés de choix de loi, également dites « options de législation ».
Or comment comprendre cette omniprésence du droit transitoire en ce domaine et cette panoplie de lois dont use le législateur ?
Au vrai, plusieurs éléments pourraient le justifier, en ce sens où, d’un côté, le droit des personnes et de la famille semble exacerber les problématiques du droit transitoire, en raison de facteurs tout autant internes qu’externes à cette matière (I), et d’un autre côté, le législateur semble surexploiter les instruments du droit transitoire, tantôt à des fins pragmatiques, tantôt à des fins politiques (II).
Tentons donc, dans le sillage des études précitées, de proposer entre ces lignes un état des lieux de l’usage des règles du droit transitoire en droit des personnes et de la famille en cette année 2024.
I. L’exacerbation des problématiques du droit transitoire par le droit des personnes et de la famille
Comme nous l’avons souligné, le droit des personnes et de la famille est indissociable des problématiques du droit transitoire, celui-ci exacerbant celui-là en raison de facteurs à la fois propres au premier, dits « internes » (A), et de facteurs contingents à celui-ci, dits « externes » (B). En ce sens, le droit des personnes et de la famille se singularise clairement en ce domaine, en témoignant de toute son originalité.
A. Facteurs internes
La nature du droit des personnes et de la famille comme son objet constituent les deux facteurs principaux à l’origine de l’exacerbation des problématiques du droit transitoire en ce domaine.
Nature. Quant à sa nature, d’abord, le droit des personnes et de la famille est un droit de métissage au regard des concepts proposés par Roubier, en ce sens où l’ensemble des grandes catégories destinées à fixer les principes du droit transitoire s’y retrouvent, mais de surcroît s’y mêlent, dans un florilège de catégories ou de sous-catégories métissées. On sait en effet, lorsque l’on parle de conflits de lois dans le temps, que deux grandes distinctions consistent à opposer les situations juridiques légales aux situations juridiques contractuelles, d’un côté, et le droit pénal au droit civil, de l’autre, chacune de ces situations et chacun de ces droits obéissant à leurs propres règles. Or en droit des personnes et de la famille, ces catégories se chevauchent sans cesse, le mariage, le Pacs, les régimes matrimoniaux, les régimes pacsimoniaux, les libéralités, les successions ou encore les incapacités formant autant d’institutions à la croisée des chemins du légal et du contractuel, le légal étant souvent teinté de contractuel, et le contractuel souvent teinté de légal.
Plusieurs exemples peuvent d’ailleurs en témoigner, tels les contrats de mariage, de Pacs, ou encore les mandats de protection future, à mi-chemin du contrat spécial et du statut légal, ou différemment les pactes successoraux, à mi-chemin, à l’inverse, du légal et du contrat spécial. Or quel versant faire prévaloir en ces différents cas ? Comment mettre en œuvre les principes du droit transitoire ? On le conçoit, la difficulté est grande en raison même de ce métissage et de cette omniprésence du légal et du contractuel en droit de la famille, renforcée au fil des dernières réformes.
Parallèlement, certaines problématiques du droit des personnes et de la famille sont à la fois teintées de droit civil et de droit pénal, comme l’inexécution d’une obligation alimentaire, le recel de communauté, le recel successoral, ou encore l’ingratitude et l’indignité en droit des libéralités et des successions. Or là encore, quel versant faire prévaloir ? Les règles relatives aux conflits transitoires en droit civil, ou celles relatives au droit pénal ? Là aussi, la difficulté est grande au regard des concepts proposés par Roubier, et l’on observe à l’épreuve les difficultés du législateur à saisir et régir ces mécanismes situés à la croisée des chemins, lors de l’établissement des règles de droit transitoire.
À cet égard, le droit des personnes et de la famille constitue donc une machine à faire sauter les catégories du droit transitoire, en raison de ce métissage permanent des institutions en cause, exacerbant à ce titre les problématiques du droit transitoire.
Objet. Quant à l’objet même du droit des personnes et de la famille, ensuite, celui-ci exacerbe lui aussi les problématiques du droit transitoire, dans la mesure où, à la différence de certaines autres matières du droit, celle-ci saisit chacun de nous de sa naissance à sa mort, si ce n’est plusieurs générations, et constitue en cela la matière par excellence du temps long, et d’un temps sans cesse plus long en raison de l’allongement de l’espérance de vie. Car raisonner en droit des personnes et de la famille revient désormais à raisonner sur 80 à 90 ans, soit sur l’échelle d’une vie. Or pour bien comprendre la portée du propos, il faut observer qu’il y a seulement 86 ans, la femme mariée était encore sous la puissance de son mari, lui devait obéissance, et était considérée comme une incapable majeure…
Mais regardons plutôt : en raisonnant sur ces générations de femmes encore vivantes et nées avant 1938, soit 1 254 000 Françaises en 2024 [6], celles-ci auront donc connu de leur vivant quatre réformes majeures du mariage (1938, 1942, 1970, 2013), deux de leur régime matrimonial (1965, 1985), quatre de leur filiation (1972, 1993, 2005, 2009) et, lorsque leur heure sonnera, deux réformes majeures du droit des successions et des libéralités (2001, 2006), avec à la clef autant de conflits de droit transitoire !
Autrement dit, le droit des personnes et de la famille, par sa nature comme par son objet, est un droit tout à fait particulier au prisme des conflits de lois dans le temps, ce qui explique d’ailleurs que Roubier, Bach ou Françoise Deukewer-Défossez se soient tant appuyés sur lui afin de conduire leurs démonstrations.
Mais au-delà de ces facteurs internes au droit des personnes et de la famille, des facteurs externes expliquent aussi l’exacerbation des problématiques du droit transitoire en ce domaine.
B. Facteurs externes
S’agissant des facteurs externes d’exacerbation des problématiques du droit transitoire en notre domaine, le droit des personnes et de la famille fait effectivement preuve de particularisme, dans la mesure où ce droit est en perpétuelle évolution (comme les objets qu’il tente de saisir et de régir : les personnes et la famille), et constitue un droit de débats et de combats, et donc de réformes législatives incessantes, aux effets sociaux et institutionnels collatéraux.
Évolutions. Imaginons un peu que, depuis 1789, plus de 30 grandes réformes des personnes et de la famille sont intervenues, véhiculant chacune leurs idéologies politiques, et donc leurs règles de droit transitoire destinées à renforcer ou non ces idéologies. Or, qui dit successions de lois dit successions de conflits de lois, conflits alimentés et exacerbés par cette inflation législative frappant particulièrement cette partie du droit.
Répercussions. En outre, l’influence du droit des personnes et de la famille s’exerce, comme on le sait, bien au-delà de ses frontières, contribuant là encore à exacerber les problématiques du droit transitoire, en raison de ses répercussions sociales et institutionnelles.
Socialement, d’un côté, le droit des personnes et de la famille est en effet un droit de masse, voire un droit « des masses », que le législateur se doit d’envisager d’une main tremblante. Quelques exemples : lorsque le législateur réforme le mariage, celui-ci touche directement à 11 millions de couples, soit 22 millions de personnes [7]. Lorsqu’il réforme l’autorité parentale, il touche encore directement à 14 millions d’enfants [8], et le double de parents. Et pour poursuivre en droit des personnes, lorsque le législateur réforme la protection des majeurs, il touche à 900 000 personnes [9], et autant de protecteurs.
Autrement dit, le droit des personnes et de la famille exerce ici une force d’influence sur l’ensemble de la société, instantanément, qui nécessairement exacerbe les problématiques du droit transitoire, et justifie, notamment, que d’importants reports d’entrée en vigueur soient quasi systématiquement prévus lorsque le législateur réforme ces matières, comme nous l’observerons plus loin.
Mais institutionnellement, d’un autre côté, l’influence du droit des personnes et de la famille est également immense, en ce sens où réformer ce droit exige fréquemment, « en écho », des réformes de nos institutions, de l’état civil à l’école, de la justice à la police, des avocats aux notaires, de sorte que l’application de la loi dans le temps étendra ses effets bien au-delà des seuls destinataires directs de la règle de droit, pour saisir l’ensemble des acteurs du droit des personnes et de la famille, l’ensemble de la société, exacerbant là encore les problématiques du droit transitoire, une pédagogie particulière et une prévention des difficultés étant dès lors nécessaires, comme nous l’observerons là aussi.
Pour toutes ces raisons, on le comprend donc, le droit des personnes et de la famille est un droit particulièrement concerné par les problématiques du droit transitoire, justifiant l’intérêt de la doctrine comme de la jurisprudence pour celui-ci, et justifiant, de proche en proche, la surexploitation des techniques du droit transitoire par le législateur en ce domaine.
II. La surexploitation des techniques du droit transitoire par le droit des personnes et de la famille
Affirmer l’existence d’une « surexploitation » des techniques du droit transitoire par le législateur en droit des personnes et de la famille pourrait apparaître un peu excessif, voire étrange, même si l’usage de ce terme est, comme nous le constaterons, loin d’être galvaudé. En effet, qu’il le fasse à des fins purement pragmatiques (A) ou à des fins éminemment politiques (B), le législateur ne cesse, en droit des personnes et de la famille, de recourir à l’ensemble des techniques du droit transitoire dans certains desseins [10].
A. Fins pragmatiques
Du côté des finalités pragmatiques, et en droit des personnes et de la famille comme ailleurs, mais peut-être plus qu’ailleurs, le législateur recourt aux différentes techniques du droit des conflits de lois dans le temps soit par pédagogie, soit par prévention des conflits.
Pédagogie. Premièrement, on observe dans de nombreuses lois concernant le droit des personnes et de la famille des dispositions transitoires à finalité purement pédagogique quant à leur contenu ou quant à leur méthode.
Quant à leur contenu, il n’est pas rare que le législateur vienne confirmer expressément les principes classiques du droit transitoire, comme pour s’assurer de la bonne mise en œuvre de ses lois, lorsqu’il pourrait exister des doutes ou des débats en ce domaine. Prenons trois exemples.
Premier exemple, sur les 15 grandes lois de ce début de XXIe siècle, on observe que, dans un tiers des cas, le législateur est venu rappeler un principe classique du droit transitoire, à savoir l’application immédiate de la loi nouvelle aux instances en cours en matière contentieuse et constitutive, et ce, sans la moindre originalité. Ainsi, la loi du 30 juin 2000 sur la prestation compensatoire [11], celle du 4 mars 2002 sur l’autorité parentale [12], celle du 26 mai 2004 sur le divorce [13], l’ordonnance du 15 octobre 2015 sur l’habilitation familiale [14], ou encore la loi du 23 mars 2019, dite de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice [15], contiennent toutes un rappel exprès de ce principe. Or ces précisions ont en cela une portée purement pédagogique : s’assurer de la bonne mise en œuvre de la loi nouvelle par les juges, même dans les instances en cours.
Deuxième exemple, la même loi du 4 mars 2002 sur l’autorité parentale [16] comme l’ordonnance du 4 juillet 2005 sur la filiation [17] énoncent qu’elles sont applicables aux enfants nés avant comme après leur entrée en vigueur, ce qui n’est rien d’autre que l’application immédiate de la loi nouvelle là encore, mais à des situations juridiques légales, et plus précisément à un statut légal : celui d’enfant. La portée de ces règles est donc là encore pédagogique : il s’agit de lever d’éventuels doutes ou interrogations en confirmant les principes classiques du droit transitoire.
Dernier exemple, en parcourant la loi du 3 décembre 2001 [18], celle-ci vient préciser que « les causes de l’indignité successorale sont déterminées par la loi en vigueur au jour où les faits ont été commis » [19], ce qui n’a rien non plus d’original, dans la mesure où l’indignité successorale constitue une déchéance civile teintée de considérations punitives, et soumise de ce fait au principe classique « pas de peine sans loi », inscrit à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen N° Lexbase : L6813BHS et à l’article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme N° Lexbase : L4797AQQ.
En ces différentes occasions, donc, le législateur confirme formellement les principes généraux du droit transitoire, sans rien innover et, de ce fait, à de seules fins pédagogiques.
Quant à la méthode véhiculée par ces lois, pour continuer, il n’est pas rare non plus en droit des personnes et de la famille que le législateur vienne reporter la date d’entrée en vigueur de la loi, et ce, afin de laisser à ses destinataires, profanes ou professionnels, le temps de se l’approprier.
Et le nombre de mois séparant le vote de la loi de son entrée en vigueur est ici extrêmement variable : 6 mois pour la loi du 3 décembre 2001 [20] (successions), 7 mois pour celle du 26 mai 2004 [21] (divorce), 1 mois pour l’ordonnance du 4 juillet 2005 [22] (filiation), de nouveau 6 mois pour la loi du 23 juin 2006 [23], (successions et libéralités), 21 mois pour celle du 5 mars 2007 [24] (majeurs protégés), 2 mois seulement pour l’ordonnance du 15 octobre 2015 [25] (habilitation familiale), 6 mois pour la loi du 18 novembre 2016 [26] (DCM-EJ) ou encore 13 mois pour celle du 2 août 2021 [27] (bioéthique).
En somme, en droit des personnes et de la famille, le report d’entrée en vigueur de la loi est une méthode tout à fait commune, et destinée à assurer la publicité de la loi nouvelle dans des domaines où, comme nous l’avons dit, des millions d’individus et des milliers de professionnels sont concernés, et doivent pouvoir se mettre en conformité avec les nouvelles dispositions de la loi. Et le principe est simple : plus la loi est complexe, ou plus les mesures institutionnelles à mettre en place sont lourdes, et plus le délai de report de l’entrée en vigueur de la loi sera long.
Prévention. Deuxièmement, l’on observe aussi et, sous-jacente à ces dispositions de droit transitoire, la volonté de prévention des difficultés par le législateur, lorsque celui-ci use de ces diverses dispositions. Et deux difficultés cherchent ici à être évitées par le législateur : des difficultés d’ordre extrajudiciaire, d’une part, et des difficultés d’ordre judiciaire, d’autre part.
Du côté de la prévention des difficultés extrajudiciaires, d’une part, le législateur recourt fréquemment au report de l’entrée en vigueur de la loi comme nous l’avons dit, et ce, afin de permettre aux professionnels du droit (magistrats, avocats, notaires, MJPM, etc.) comme aux associations d’en prendre connaissance, d’établir leurs modèles, leurs procédures, en somme, d’anticiper l’entrée en vigueur de la loi. La finalité n’est alors plus pédagogique, mais plutôt « opérationnelle » : il s’agit pour le législateur de s’assurer que la loi pourra être correctement mise en œuvre (on l’a notamment vu avec les lois du 3 décembre 2001 et du 23 juin 2006 réformant les successions), et de s’assurer de l’effectivité de son œuvre.
Du côté de la prévention des difficultés judiciaires, d’autre part, l’idée souvent sous-jacente à certaines dispositions transitoires est cette fois-ci de purger ab initio les éventuels contentieux liés aux conflits de lois dans le temps, soit en confirmant les principes du droit transitoire, soit en les infirmant expressément, notamment lorsque le législateur souhaite élargir ou réduire le champ d’application de la loi nouvelle, et ce, par des dispositions interprétatives destinées à lever les doutes.
L’idée est toutefois la même : être pragmatique et prévenir le contentieux, en formulant nettement, dès l’écriture de la loi, son champ d’application temporelle, dans une matière réunissant tout de même les deux tiers des affaires civiles soumises aux tribunaux judiciaires (46 % pour le droit des personnes, 20 % pour le droit de la famille) et plus de 20 % des affaires soumises aux cours d’appel [28].
Cela étant, le choix de l’élargissement ou de la réduction du champ d’application temporelle de la loi en droit des personnes et de la famille résulte aussi, et plus profondément, de véritables choix politiques, et non plus seulement de considérations pragmatiques.
B. Fins politiques
Parce que le droit des personnes et de la famille est un droit de gouvernement de nos modes de vie économiques, sociaux et moraux, et donc un droit de gouvernement de la société dans son ensemble, l’usage fait par le législateur des dispositions du droit transitoire véhicule très souvent des considérations politiques. Comme l’écrivait parfaitement Mme Françoise Dekeuwer-Défossez [29], les dispositions de droit transitoire prolongent ici et, en quelque sorte, les lois qu’elles accompagnent, et constituent souvent, comme l’ajoute M. Nicolas Bareït, le « vecteur d’un message politique » [30].
Autrement dit, les dispositions transitoires des lois nouvelles découlent très souvent de considérations politiques et idéologiques, et portent principalement, en droit des personnes et de la famille, trois finalités essentielles : la liberté, l’égalité, et la sécurité juridique [31].
Liberté. La liberté, d’abord, s’illustre dans la multiplication ces dernières années des facultés de choix (ou « options de législations ») laissées aux individus entre l’application de la loi ancienne ou de la loi nouvelle, et ce, en contrariété de la tendance traditionnelle du droit des personnes et de la famille à promouvoir un ordre public de direction. Trois exemples récents l’illustrent.
Premier exemple, lors du vote de la loi du 23 juin 2006 réformant les successions, les libéralités et le Pacs, le législateur a laissé deux choix successifs aux partenaires unis avant la date d’entrée en vigueur de la loi nouvelle : premièrement, le choix de faire ou non procéder aux formalités de publicité de leur union à l’état civil, là où jusqu’alors le Pacs n’était pas mentionné [32] ; deuxièmement, le choix de se soumettre ou non au nouveau régime légal des biens des partenaires issu de la loi nouvelle, c’est-à-dire au nouveau régime légal de séparation de biens [33]. Or, ici et là, le législateur « n’impose pas » ; il laisse le choix : à chacun sa loi, à chacun son droit, en quelque sorte.
Deuxième exemple, peut-être encore plus parlant, lors du vote de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, celle-ci a ouvert le droit d’accès à leurs origines aux enfants nés d’une AMP exogène après son entrée en vigueur. Cependant, cette loi a également laissé le choix aux donneurs dont les gamètes ont été utilisés avant son entrée en vigueur de faire connaître ou non leur identité ou leurs données identifiantes aux enfants nés grâce à leur don, à une époque où, pourtant, les dons étaient anonymes. Cette fois-ci, l’ordre public de l’anonymat a laissé place à un choix, à une liberté : celle du donneur de révéler ou non son identité ou ses données identifiantes.
Dernier exemple, lui aussi issu de la loi du 2 août 2021, le législateur a cette fois-ci usé d’une disposition transitoire substantielle pour laisser une option ouverte aux femmes ayant eu recours à une AMP à l’étranger, en leur permettant de recourir, si elles le souhaitent, au nouveau mécanisme de reconnaissance conjointe issu de la loi nouvelle pour établir leur filiation, et ce, pour une durée de 3 ans à compter de la publication de la loi [34]. Et libre à elles, là encore, d’y recourir ou non.
On observe donc, avec ces trois exemples, une véritable faveur du législateur à la liberté individuelle traduite non seulement dans les dispositions substantielles de la loi, mais encore dans ses dispositions transitoires, et ce, dans une matière, celle du droit des personnes et de la famille, pourtant dominée par l’ordre public. À cet égard, le pluralisme du droit substantiel rejaillit ici magistralement sur le pluralisme du droit transitoire, dans un jeu de miroir à souligner.
Égalité. L’égalité, ensuite, transparaît également dans de nombreuses dispositions transitoires du droit des personnes et de la famille, particulièrement lorsque le législateur souhaite appuyer un changement de modèle familial par le droit transitoire. Deux exemples récents en témoignent.
Premier exemple, l’application des nouvelles règles successorales des lois du 3 décembre 2001 et du 23 juin 2006 aux successions ouvertes, mais non partagées [35] traduit assurément, comme nous l’avons dit, la volonté du législateur d’instiller immédiatement et rétroactivement une égalité entre l’ensemble des successeurs dont les droits n’ont pas encore été partagés, peu important la date d’ouverture de la loi succession et donc de la loi normalement applicable à la succession. La rétroactivité sert ici l’égalité, et plus précisément l’égalité des héritiers.
Second exemple, l’application immédiate des règles relatives à la révision des rentes viagères fixées par un juge ou par convention, avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 mai 2004 relative au divorce [36], traduit là aussi cette volonté de placer l’ensemble des ex-époux sur un pied d’égalité, peu important la date de fixation de la rente.
On observe donc une nouvelle fois, avec ces deux exemples, l’instrumentalisation politique des règles du droit transitoire dont peut faire preuve le législateur pour accompagner les règles substantielles de sa loi nouvelle [37].
Sécurité. La sécurité juridique, enfin, constitue aussi – et contrairement à ce que nous venons de dire, et même paradoxalement à ce que nous venons de dire – un objectif parfois poursuivi par le législateur.
On observe en effet, en droit des personnes et de la famille, une faveur parfois vive à la survie de la loi ancienne, là où celle-ci devrait s’effacer devant la loi nouvelle, comme si le législateur ne souhaitait pas troubler les prévisions légitimes des membres de la famille, dans une matière où, pourtant et comme nous l’avons dit, ces prévisions devraient être indifférentes dans la mesure où l’ensemble de la matière est à l’origine, pour reprendre les concepts de Roubier, de statuts légaux sur lesquels les individus n’ont pas ou peu de prise. Trois exemples là encore l’illustrent.
Premier exemple, lors des réformes du divorce du 26 mai 2004 et du 23 mars 2019, le législateur a préféré faire survivre la loi ancienne dans les instances en cours s’agissant des demandes en divorce ou en séparation de corps, pour ne pas troubler le déroulement de ces instances, et pour ne pas troubler les prévisions des époux [38].
Deuxième exemple, lors de l’adoption de l’ordonnance du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation, le législateur a là aussi privilégié la survie de la loi ancienne dans les instances en cours [39], dans la même volonté de ne pas troubler ces épineux procès.
Dernier exemple, lors du vote de la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, le législateur a là encore privilégié la survie de la loi ancienne dans les instances en cours [40], comme pour assurer la défense des prévisions légitimes des parties, c’est-à-dire des personnes protégées et de leurs protecteurs.
On observe donc, là aussi, un usage à proprement parler politique des règles du droit transitoire, reflétant une certaine idéologie au sens noble du terme, une certaine vision du droit, tantôt dirigiste, tantôt libérale, tantôt uniformisatrice, tantôt pluraliste.
C’est dire qu’en conclusion, force est de constater, en droit des personnes et de la famille, la diversité des usages des règles de conflits de lois dans le temps faite par le législateur.
Parfois utilisées à des fins pragmatiques, de pédagogie ou de prévention, ces règles sont d’autres fois utilisées à des fins politiques, qu’il s’agisse d’appuyer des changements de modèles familiaux ou d’appuyer des changements de valeurs familiales, telles la liberté, l’égalité ou la sécurité.
À cet égard, le droit transitoire des personnes et de la famille apparaît bien indissociable du droit des personnes et de la famille lui-même, en ce qu’il participe à sa réalisation et véhicule les finalités pragmatiques comme politiques de la matière [41].
C’est pourquoi, si le lecteur devait à l’avenir arpenter les couloirs du temps du droit des personnes et de la famille, peut-être prendra-t-il désormais la peine d’y observer les reflets des miroirs du droit transitoire qui y seraient accrochés, afin d’y découvrir, à coup sûr, l’essence même du droit des personnes et de la famille : sa nature et ses finalités.
[1] N. Bareït, Le droit transitoire de la famille, Lextenso, 2010. Du même auteur : En relisant Le droit transitoire de Paul Roubier, Pêle-mêle, RTD Civ., 2021, p. 345.
[2] P. Roubier, Le droit transitoire – Conflits des lois dans le temps, Dalloz, 2e éd., 1960.
[3] E. L. Bach, Contribution à l’étude du problème de l’application des lois dans le temps, RTD civ., 1969, p. 405.
[4] F. Dekeuwer-Défossez, Les dispositions transitoires dans la législation civile contemporaine, LGDJ, 1977.
[5] En ce sens : N. Bareït, op. cit., p. 24 s.
[6] H. Thélot (Insee), Bilan démographique 2024, Insee Première, n° 2033, janvier 2025.
[7] S. Papon, Les mariages en 2022 et 2023, Insee Focus, n° 321, mars 2024.
[8] Insee, Familles avec enfants de moins de 18 ans, Chiffres-clés, juin 2024.
[9] L. Masson, Près d’une personne sur dix bénéficie d’une mesure de protection juridique après 90 ans, Infostat Justice, n° 197, septembre 2024.
[10] En ce sens : N. Bareït, op. cit.,p. 37. Comme l’écrit l’auteur, les finalités du droit transitoire sont ici de deux ordres. « D’une part, le législateur de la famille peut utiliser les dispositions transitoires pour assurer l’effectivité de la loi nouvelle, voire de la loi ancienne ; le droit transitoire est alors instrumentalisé à des fins pratiques. D’autre part, le législateur de la famille peut utiliser les dispositions transitoires pour marquer les ruptures dans l’état du droit et de la sorte indiquer aux sujets de droit le sens dans lequel évolue le droit de la famille ; l’instrumentalisation du droit transitoire poursuit alors des fins politiques ».
[11] Loi n° 2000-596 du 30 juin 2000 relative à la prestation compensatoire en matière de divorce, art. 23 N° Lexbase : C46584ID.
[12] Loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale, art. 11, I N° Lexbase : C47024IY.
[13] Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, art. 33, II N° Lexbase : Z54067NG.
[14] Ordonnance n° 2015-1288 du 15 octobre 2015 portant simplification et modernisation du droit de la famille, art. 17, II N° Lexbase : Z22362NT.
[15] Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 109, IV N° Lexbase : Z70318TQ.
[16] Loi n° 2002-305, du 4 mars 2002, relative à l’autorité parentale, art. 11, II N° Lexbase : C47024IY.
[17] Ordonnance n° 2005-759, du 4 juillet 2005, portant réforme de la filiation, art. 20, I N° Lexbase : Z23569IP.
[18] Loi n° 2001-1135, du 3 décembre 2001, relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral N° Lexbase : L0288A33.
[19] Art. 25, II, 3° N° Lexbase : C46904IK.
[20] Loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral, art. 25, I N° Lexbase : C46904IK.
[21] Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, art. 33, I N° Lexbase : Z54067NG.
[22] Ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation, art. 20, I N° Lexbase : Z23569IP.
[23] Loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, art. 47, I N° Lexbase : C48814IM.
[24] Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, art. 45, I N° Lexbase : Z28275IU.
[25] Ordonnance n° 2015-1288 du 15 octobre 2015 portant simplification et modernisation du droit de la famille, art. 17, I N° Lexbase : Z22362NT.
[26] Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, art. 114, II N° Lexbase : Z19908QW.
[27] Loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, art. 5, VII, A N° Lexbase : Z86081TH.
[28] Références Statistiques Justice 2024.
[29] F. Dekeuwer-Défossez, op. cit., p. 237.
[30] N. Bareït, op. cit., p. 116.
[31] En ce sens : F. Dekeuwer-Défossez, op. cit., p. 234 s, selon laquelle « Dans la recherche de solutions adéquates, le législateur est guidé par les deux grandes aspirations de notre société, autour desquelles se cristallisent la plupart des revendications : l’égalité civile et la liberté individuelle ».
[32] Loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, art. 47, V N° Lexbase : C48814IM.
[33] Ibid.
[34] Loi n° 2021-1017, du 2 août 2021, relative à la bioéthique, art. 6, IV N° Lexbase : Z86083TH.
[35] Loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral, art. 25, II, 2° N° Lexbase : L0288A33 et Loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, art. 47, II N° Lexbase : C48814IM.
[36] Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, art. 33, VI N° Lexbase : Z54067NG.
[37] En ce sens : N. Bareït, op. cit., p. 33.
[38] Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, art. 33, II, b et IV N° Lexbase : Z54067NG et Loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 109, VII N° Lexbase : Z70318TQ.
[39] Ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation, art 20, III N° Lexbase : Z23569IP.
[40] Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, art. 45, II, 3° N° Lexbase : Z28275IU.
[41] Comme l’écrit Mme F. Dekeuwer-Défossez, « compromis entre la nécessité de réformes rapides, et celle de la continuité du droit, entre les aspirations à l’égalité civile et à la liberté individuelle, le droit transitoire apparaît comme un ensemble d’équilibres. Il est donc essentiellement instable et varie en fonction de la conjoncture, traduisant les choix politiques généraux du législateur » ; F. Dekeuwer-Défossez, op. cit., p. 237.
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