Cahiers Louis Josserand n°7 du 29 juillet 2025 : Droit transitoire

[Doctrine] Le droit transitoire dans le système juridique allemand

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par Jonas Knetsch, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

le 04 Août 2025

Imaginons la rencontre de deux étudiants en première année de droit, l’un inscrit dans une faculté allemande, l’autre dans une université française. Après avoir fait connaissance, ils en viennent à discuter de leurs cours respectifs, des difficultés à apprivoiser une matière dont ils ignoraient à peu près tout quelques mois auparavant et des différences dans l’organisation de leurs études.

L’étudiant allemand explique à son camarade français que s’il n’y a pas, en Allemagne, d’emploi du temps imposé, il a tout de même choisi un cours intitulé BGB – Allgemeiner Teil, consacré aux premiers articles du Code civil allemand. L’étudiant français, ignorant tout des subtilités de la codification « à l’allemande » [1] et se sentant en terrain connu, se met alors à évoquer son propre cours d’introduction au droit : voilà une excellente occasion pour se plaindre auprès de son camarade de la difficulté des exercices qui lui sont demandés, de cette fiche de TD consacrée au droit transitoire, des deux premiers articles du Code civil et, enfin, de cette dissertation sur « Les effets dans le temps d’un revirement de jurisprudence », thème dont il ne comprend pas encore un traître mot !

Malheureusement pour l’étudiant français, en quête d’un peu de compassion, il est fort probable que son camarade venu d’outre-Rhin ne puisse répondre que par un regard légèrement incrédule ou par un hochement de tête vaguement absent. Pourrait-on imaginer pire dialogue de sourds entre un étudiant convaincu d’évoquer les questions les plus élémentaires de sa discipline et son camarade qui, n’en ayant jamais entendu parler, se demande pourquoi ses professeurs sont passés à côté d’un aspect aussi essentiel ?

Exposer les principes du droit transitoire applicable en Allemagne se heurte d’emblée à une opposition frontale des cultures juridiques qui s’étend aux juristes les plus confirmés. Alors que les systèmes juridiques français et allemand semblent si proches, l’application des lois dans le temps fait partie des questions classiques en France, mais se trouve reléguée en Allemagne au rang de question secondaire, tout juste bonne à alimenter thèses de doctorat et monographies académiques.

Comment expliquer ce curieux décalage ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de s’intéresser d’abord à la place qu’occupent les règles de droit transitoire au sein du système juridique allemand (I). Faute de textes à visée générale, il est difficile en effet d’en dégager les principes. Tout au plus peut-on extraire quelques orientations fondamentales (II). Si elles n’ont pas fait l’objet d’une théorie générale, les questions de droit transitoire ne sont pourtant pas ignorées des juristes allemands. Les grands événements de l’histoire du XXe siècle allemand en sont les meilleurs témoignages (III).

I. La place du droit transitoire au sein du système juridique

Il n’existe pas en droit allemand de texte équivalent à l’article 2 du Code civil français, les rédacteurs du Code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch ou BGB) ayant renoncé à consacrer des règles générales régissant l’application de la loi dans le temps. À un siècle d’écart, les choix législatifs dans les deux pays furent donc diamétralement opposés en matière de droit transitoire.

L’explication tient au contexte dans lequel fut élaboré et adopté le BGB. Son entrée en vigueur au 1er janvier 1900 marque une vraie rupture d’avec les méthodes de codification antérieures. Au regard des grandes œuvres législatives du XIXe siècle, le code allemand se singularise, en effet, par sa structure et son abstraction terminologique, qui en font une codification d’une grande technicité. Qualifiée par un auteur de « fer de lance de la pensée juridique allemande » [2], sa partie générale en est certainement la caractéristique la plus connue. À rebours du titre préliminaire du Code civil français, le Allgemeiner Teil du BGB regroupe les notions juridiques qui transcendent l’ensemble des branches du droit privé et qui trouvent application dans les matières qui font l’objet des quatre autres parties du code. Il ne s’agit donc pas d’un simple chapitre introductif composé de principes d’interprétation et de proclamations d’ordre moral ou social, mais d’un ensemble de règles de droit positif, dont la connaissance est indispensable pour qui veut maîtriser le droit privé allemand.

Pour autant, la volonté de rupture d’avec les traditions de codification n’était pas absolue. Pour rédiger la partie générale, les rédacteurs du BGB se sont appuyés sur la structure des Institutes de droit romain, reprise également dans le Code civil français : personae, res, actiones. Divisée en sept chapitres (Abschnitte), elle traite ainsi dans un premier temps des personnes (§ 1 à 89), puis des choses et animaux (§ 90 à 103), des actes juridiques (§ 104 à 185), des délais et de la prescription extinctive (§ 186 à 225) et, enfin, de l’exercice des droits (§ 226 à 231) et de la prestation de sûreté (§ 232 à 240). Cependant, l’on y chercherait en vain des dispositions consacrées au droit transitoire.

Ce n’est pas à dire que la question de l’application de la loi dans le temps ne s’est pas posée au moment de la rédaction du BGB, loin de là. Applicable dans certaines provinces allemandes depuis l’occupation napoléonienne [3], le Code civil français était bien connu des juristes allemands, qui s’étaient alors interrogés sur les modalités précises selon lesquelles devaient se succéder les différentes législations. À en croire les historiens du droit, la mise en vigueur du Code Napoléon n’avait pas obéi à des règles transitoires très claires. Celui-ci fut rendu applicable tantôt de manière rétroactive, tantôt pour l’avenir seulement [4]. Ce sont précisément ces tergiversations qui ont conduit les rédacteurs du BGB à renoncer à une règle générale sur l’application de la loi dans le temps.

Ainsi peut-on lire dans les procès-verbaux de la commission de rédaction que « des deux dispositions juxtaposées à l’article 2 du Code civil [français], l’une est aussi indéterminée que l’autre, la question de savoir quelle influence [Einwirkung] doit être qualifiée d’effet rétroactif demeure ouverte » [5]. Et les rédacteurs d’en conclure que « le projet [de BGB] renonce dès lors à la consécration d’une règle générale » [6].

Les membres de la commission ne cherchaient cependant point à éluder la question des conflits de lois dans le temps. Ils savaient parfaitement que celle-ci allait se poser inévitablement lors de l’entrée en vigueur du BGB. Simplement, c’est dans une loi distincte que ces questions ont trouvé leur réponse législative. Bien moins connue que le BGB lui-même, la loi d’introduction au Code civil (Einführungsgesetz zum Bürgerlichen Gesetzbuch ou EGBGB) fut conçue comme une sorte d’annexe, destinée à compléter la codification civile et à en délimiter de manière précise le champ d’application matériel, temporel, spatial et personnel. Toujours en vigueur et régulièrement complétée au fil des réformes majeures, elle contient ainsi des dispositions importantes de droit transitoire et de droit international privé.

Composée de 248 articles [7], l’EGBGB se divise en sept parties. La première partie fixe l’entrée en vigueur du BGB, apporte une définition de la notion de loi au sens de ce texte et codifie les règles de droit international privé (art. 1er à 49). La deuxième partie porte sur l’abrogation ou le maintien des lois impériales en vigueur au moment de l’adoption du BGB (art. 50 à 54). La troisième partie traite de la compétence des Länder dans les domaines du droit civil (art. 55 à 152). Les quatrième, cinquième et sixième parties contiennent des dispositions transitoires rendues nécessaires par l’entrée en vigueur du BGB, par ses réformes successives ainsi que par la réunification allemande en 1990 (art. 163 à 237). Enfin, la septième et dernière partie habilite le Gouvernement fédéral à compléter les règles du BGB, notamment sur les questions qui font l’objet d’une harmonisation européenne.

C’est dans cette loi distincte que se trouvent ainsi les règles détaillées qui régissent l’application du BGB dans le temps.

La place discrète qui revient au droit transitoire en matière civile s’explique aussi par les tensions politiques entre la Prusse surreprésentée dans le processus législatif et les autres États qui craignaient l’effacement de leur particularisme juridique [8]. En reléguant les questions d’application dans le temps dans une loi annexe, il s’agissait aussi d’insister sur la continuité juridique entre les lois anciennes et le BGB, qui se voulait une simple œuvre d’unification de règles existantes plutôt qu’une marque de rupture comme le Code Napoléon. L’absence de règles générales sur les effets dans le temps était aussi un facteur d’adhésion des États de l’Empire, dont l’accord était requis en raison de la structure fédérale du pays.

II. Existe-t-il des principes de droit transitoire ?

La méthode qui consiste à accompagner un code d’une « loi d’introduction », qui en règle l’application dans le temps et dans l’espace, fut reprise à l’occasion d’autres grandes réformes législatives. Aux côtés de l’EGBGB, il existe ainsi des lois d’introduction au Code pénal (EGStGB), au Code des assurances (EGVVG) et au Code des impôts (EGAO).

Si ces Einführungsgesetze sont régulièrement présentées et analysées dans les grands commentaires, si caractéristiques de la littérature juridique allemande [9], l’attention que leur accorde la doctrine n’est évidemment pas la même que pour les codes eux-mêmes. Au regard des questions qui y sont traitées et de leur importance relative, cela se comprend aisément. Si elles ne contiennent pas de grands principes, ces lois d’introduction n’en sont pas moins une sorte d’« enveloppe normative » pour les dispositions transitoires, qui se trouvent ainsi réglées au cas par cas en fonction des impératifs politiques.

Ce pointillisme du législateur allemand tranche résolument avec l’approche française. À y regarder de plus près, il serait même plus exact de parler, à propos des règles de droit transitoire, d’un empilement de couches normatives successives. L’EGBGB en est une parfaite illustration. Alors que les articles 153 à 218 règlent les modalités de l’entrée en vigueur du BGB de 1900 en prévoyant, avec un luxe de détails, la survie de certaines lois antérieures, les dispositions qui suivent furent ajoutées au fur et à mesure des révisions législatives. Les articles 219 à 229 prévoient ainsi les règles transitoires pour les réformes ponctuelles adoptées depuis 1985. Quant aux articles 230 à 237, leurs dispositions sont consacrées aux effets de l’entrée en vigueur du Traité de réunification (Einigungsvertrag) de 1990 [10].

Si l’on devait identifier des orientations générales au sein de cet ensemble de règles transitoires éparpillées, ce serait probablement le principe de non-rétroactivité de la loi (Nichtrückwirkung des Gesetzes). Refoulé par les rédacteurs du BGB de 1900, il a ressurgi dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale dès 1961 [11]. La non-rétroactivité s’y trouve rattachée au principe de l’État de droit (Rechtsstaatsprinzip), consacré à l’article 20 de la Loi fondamentale [12].

Selon la vision de la Cour constitutionnelle, le législateur est tenu, dans un État de droit, de garantir la sécurité juridique et de protéger la confiance légitime des justiciables. La portée du principe de non-rétroactivité est cependant nuancée par la distinction entre rétroactivité au sens strict (echte Rückwirkung) et rétroactivité au sens large (unechte Rückwirkung, littéralement « pseudo-rétroactivité »). Ne s’agissant pas d’une rétroactivité à proprement parler, l’application de la loi nouvelle à une situation juridique en cours ne relève ainsi pas de la prohibition de l’effet rétroactif des lois.

Par ailleurs, la Cour constitutionnelle fédérale a précisé qu’une loi pouvait même avoir un effet sur une situation juridique située entièrement dans le passé, si la confiance du citoyen dans la stabilité législative n’est pas jugée « digne de protection » (schutzwürdig). Tel est le cas dans quatre séries de cas : 1° lorsqu’il fallait s’attendre à un changement législatif compte tenu des circonstances politiques ; 2° en cas d’obscurité de la loi ancienne ; 3° en cas d’inconstitutionnalité de la loi ancienne et 4° pour des motifs impérieux d’intérêt général qui peuvent dépasser, à titre exceptionnel, le principe de sécurité juridique. Chacune de ces situations fait l’objet aujourd’hui d’une jurisprudence importante [13].

La question de l’application de la loi dans le temps apparaît dès lors comme une matière quelque peu disparate, construite progressivement par la Cour constitutionnelle fédérale au fur et à mesure que des lois avec effet rétroactif lui ont été déférées dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité. Le juriste français s’étonnera sans doute de la coloration « publiciste » dont est teintée la matière en droit allemand, ce qui s’explique notamment au regard de l’histoire tumultueuse du XXe siècle allemand.

III. Le droit transitoire face aux césures du XXe siècle allemand

Pour approfondir l’étude de la place du droit transitoire dans le système juridique allemand, il nous a paru utile de présenter deux exemples tirés de l’histoire contemporaine. Le XXe siècle a été non seulement un siècle de grande violence pour le pays, mais également marqué par des césures tant politiques qu’économiques et sociales. Deux d’entre elles nous paraissent particulièrement dignes d’intérêt sous cet angle. Il s’agit d’abord des premières années après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui furent marquées par l’abrogation du droit national-socialiste et qui conduisirent à un tournant constitutionnaliste en matière de droit transitoire (A.). Nous évoquerons ensuite la période de réunification allemande qui se caractérise par des interrogations d’ordre politique sur la rétroactivité des principes de l’État de droit (B.).

A. L’abrogation du droit national-socialiste et le tournant constitutionnaliste en matière de droit transitoire

La chute du régime national-socialiste en mai 1945 marque « l’heure zéro » (Stunde Null) de l’histoire contemporaine allemande [14]. La capitulation inconditionnelle signée à Berlin-Karlshorst le 8 mai 1945 en présence des alliés a révélé à la société allemande l’effondrement de ses forces militaires et économiques, mais aussi les abîmes de l’idéologie nationale-socialiste tout comme les atrocités et les crimes commis depuis 1933.

Dès la libération des premières zones du Reich allemand par les forces alliées, l’administration militaire s’est efforcée à invalider certaines des lois adoptées par le régime national-socialiste. Par un texte du 18 septembre 1944, le Gouvernement militaire américain a promulgué une « loi n° 1 portant abrogation du droit national-socialiste » (Gesetz Nr. 1 zur Aufhebung nationalsozialistischer Gesetze[15]. Cette loi invalidait un ensemble de neuf textes législatifs et réglementaires adoptés entre 1933 et 1942 parmi lesquelles on trouve les fameuses lois de 1935 sur la protection du sang et de l’honneur allemands, ainsi que sur la citoyenneté du Reich, mieux connues sous le nom de « lois de Nuremberg ». En septembre 1945, le Conseil de contrôle allié (Alliierter Kontrollrat) y ajouta une loi similaire, plus complète et valable sur l’ensemble du territoire occupé par les forces alliées [16].

Pour autant, ces deux textes ne comportent aucune précision quant à la dimension temporelle de ses effets, il y est simplement indiqué que les « lois fondamentales nationales-socialistes » ainsi que leurs textes d’application « perdent par la présente leur validité au sein du territoire occupé ». Il a fallu d’autres textes pour en tirer les conséquences de cette abrogation sur des situations juridiques qui, bien que situées dans le passé, continuaient à produire ses effets dans le présent, telles que l’impossibilité de contracter des mariages entre « juifs et citoyens de sang allemand » [17].

Avec l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale au 23 mai 1949, l’Allemagne retrouva une partie de sa souveraineté et les zones d’occupation britannique, américaine et française constituèrent alors la République fédérale d’Allemagne, régie par un nouveau cadre constitutionnel. Sous l’influence de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale, créée en 1951, la réflexion sur le droit transitoire va connaître un tournant constitutionnaliste qui l’éloignera durablement de la doctrine civiliste [18].

Depuis lors, l’existence de règles d’application de la loi dans le temps est considérée par les juristes allemands comme une concrétisation de l’exigence de sécurité juridique, laquelle découle du principe de l’État de droit. Le contrôle de leur contenu se fait aujourd’hui à l’aune des garanties constitutionnelles et notamment de la protection de la confiance légitime que la Cour constitutionnelle fédérale rattache aux textes constitutionnels. Cette vision se reflète dans la littérature consacrée au droit transitoire, marquée par les ouvrages des constitutionnalistes Bodo Pieroth et Michael Kloepfer [19].

Ce n’est qu’au milieu des années 1990 que la doctrine privatiste retrouve un intérêt à l’étude du droit transitoire, notamment en raison des bouleversements de l’ordre juridique allemand induit par la réunification allemande.

B. La réunification allemande et la question de la rétroactivité des principes de l’État de droit

Le 3 octobre 1990, avec l’entrée en vigueur du Traité de réunification (Einigungsvertrag), disparut la République démocratique allemande (RDA), après un peu plus de 40 années d’existence. Proclamé le 7 octobre 1949 en réponse à la fondation de la République fédérale d’Allemagne, cet autre État allemand s’est construit, avec l’appui de l’URSS et la prétention de devenir le premier État socialiste sur le sol allemand, dans la zone d’occupation soviétique. Si, durant les premières années de son existence, le système juridique de la RDA, en particulier dans le domaine du droit privé, était encore largement identique à celui de l’Allemagne de l’Ouest, le législateur y œuvra progressivement pour transformer l’idéologie marxiste-léniniste en textes de loi.

En droit civil, cette volonté émancipatrice s’est traduite par l’adoption d’un Code du travail (Arbeitsgesetzbuch), d’un Code de la famille (Familiengesetzbuch) et, en 1975, d’un nouveau Code civil (Zivilgesetzbuch) qui paracheva la rupture d’avec l’héritage de droit civil d’avant-guerre [20]

La réunification allemande en 1990 a marqué, dans le même temps, l’abrogation quasi complète de toute la législation de la RDA. Conformément au Traité de réunification [21], la République démocratique allemande ne faisait qu’« adhérer » à la République fédérale d’Allemagne, ce qui signifiait une extension automatique de toutes les lois ouest-allemandes au territoire de la RDA. Sur le plan juridique, la réunification allemande prit donc la forme d’un rattachement pur et simple de l’Allemagne de l’Est au système juridique ouest-allemand et, partant, à tout son corpus de lois et de règlements [22].

Dans son annexe I, le Traité de réunification prévoyait cependant de nombreuses exceptions et précisions quant à l’application immédiate de toute la législation ouest-allemande dans les cinq nouveaux Länder ainsi que dans la partie est de la ville de Berlin. Pour le droit civil, pas moins de 11 pages au Journal officiel détaillent la survie des lois est-allemandes pour différentes situations juridiques. Parmi les plus importantes peuvent notamment être cités les mariages contractés pendant l’existence de la RDA dont les effets patrimoniaux jusqu’en 1990 restent soumis au droit de la famille socialiste [23], les expropriations qui furent opérées sous l’administration soviétique, et pendant la réforme et la dissociation du bâti et du foncier, si caractéristiques du droit immobilier socialiste [24].

Si ces aspects de droit civil ont été amplement débattus dans la littérature spécialisée, les questions de droit transitoire ont suscité un écho médiatique beaucoup plus large, s’agissant de l’application rétroactive de normes pénales. Entre 1991 et 2004, plus d’une centaine de procédures pénales furent engagées contre des garde-frontières, qui avaient ouvert le feu sur des personnes qui tentaient de franchir la frontière entre les deux Allemagnes, et leurs supérieurs hiérarchiques. Connus sous le nom de Mauerschützenprozesse, ces procès ont soulevé la question délicate de la rétroactivité des normes pénales en raison de la licéité (ou l’illicéité) de tirs, parfois mortels, formellement autorisés par le droit de la RDA [25].

Dans trois décisions rendues entre 1992 et 1995, la Cour fédérale de justice a jugé que si l’ordre d’une autorité légitime devait en principe être retenu comme cause de justification, celle-ci restait soumise au respect du principe de proportionnalité et de la protection des droits fondamentaux [26]. Or, ces deux limites n’avaient pas été respectées en l’espèce, selon les juges. Formellement, il ne s’agissait donc pas d’une application rétroactive de la norme pénale, le principe de proportionnalité et la protection des droits fondamentaux pouvant être rattachés à la Constitution de la RDA. Bien que la Cour constitutionnelle fédérale ait validé cette interprétation en 1996 [27], et malgré la confirmation de cette solution par la CEDH en 2001 [28], la condamnation pénale de 132 garde-frontières, officiers et membres du parti suscita un débat sans précédent sur l’application du principe de l’État de droit et rendit plus difficile encore le travail mémoriel sur le passé de la RDA [29].

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Par ce panorama sommaire, nous cherchions à montrer que l’application de la loi dans le temps est probablement l’une des rares questions où le droit allemand se caractérise par une conceptualisation moins développée qu’en droit français. L’on ne peut en effet qu’être surpris par le peu de réflexions doctrinales en la matière, ce qui est d’autant plus étonnant quand on connaît la passion des juristes allemands pour les débats théoriques.

Est-ce la marque d’un certain pragmatisme qui s’est avéré nécessaire par les nombreux bouleversements politiques du XXe siècle ? Ou s’agit-il d’une simple perpétuation du parti pris des rédacteurs du BGB de 1900 qui ont refusé de consacrer dans le Code civil allemand des principes généraux de droit transitoire ? Le pointillisme législatif qui caractérise le droit transitoire allemand soulève, en fin de compte, une question centrale qui peut passer pour iconoclaste dans un colloque qui met à l’honneur le doyen Roubier : à quoi bon disposer de principes généraux si l’on peut régler l’application des lois dans le temps au cas par cas ?

 

[1] Pour une présentation de la Partie générale du BGB en langue française, v. en particulier C. Witz, Droit privé allemand, t. 1 : Actes juridiques, droits subjectifs, Litec, 1992. V. également M. Fromont et J. Knetsch, Droit privé allemand, Lextenso, 2e éd., 2017, n° 74 et s.

[2] L’expression est de V. Lasserre-Kiesow, La technique législative – Études sur les codes civils français et allemand, th. Paris 2, LGDJ, 2002, p. 72.

[3] Il n’y a que peu de travaux récents en langue française sur le rayonnement du Code Napoléon dans les territoires allemands. Parmi les rares études, v. P.-L. Weinacht, ÉTUDE : Les États de la Confédération du Rhin face au Code Napoléon, in Napoléon et l’Europe (dir. J.-Cl. Martin), Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 91. V. également en langue allemande l’étude très intéressante sur l’image (ou plutôt les images) du Code civil français en Allemagne de V. Peters, Der ‘germanische’ Code civil, Mohr Siebeck, 2018, spéc. p. 29 et s.

[4] Alors que le Code Napoléon fut déclaré applicable à toutes les situations en cours au Royaume de Westphalie, des lettres patentes garantissaient les droits acquis dans d’autres possessions napoléoniennes. Sur ce point, v. W. Schubert, Französisches Recht in Deutschland zu Beginn des 19. Jahrhunderts, Böhlau, 1977, p. 98 et s.

[5] V. les comptes rendus des travaux de la première commission de rédaction Motive zu dem Entwurfe eines Bürgerlichen Gesetzbuches für das Deutsche Reich, t. 1 : Allgemeiner Teil, J. Guttentag, 1888, p. 23.

[6] Ibid. La commission adopta ainsi la position d’Albert Gebhard, juriste au ministère de la Justice du Grand-Duché de Bade, qui fut chargé, au sein de la commission, de rapporter sur cette question.

[7] Contrairement aux autres textes législatifs, les lois d’introduction aux différents codes ne se divisent pas en paragraphes (§), mais en articles. On parle à ce propos d’Artikelgesetze, dont l’objectif est de coordonner différents corpus de règles législatives. Pour une analyse critique de cette technique législative, v. par exemple T. Lachner, Das Artikelgesetz, Duncker & Humblot, 2007.

[8] Sur cet aspect, v. B. Heß, Intertemporales Privatrecht, Mohr Siebeck, 1998, p. 64 et s.

[9] Sur ce genre de la littérature juridique, v. l’ouvrage collectif récent de D. Kästle-Lamparter, N. Jansen et R. Zimmermann (dir.), Juristische Kommentare: Ein internationaler Vergleich, Mohr Siebeck, 2020.

[10] V. infra, sous III. B.

[11] C. const. féd., 19 décembre 1961, réf. 2 BvL 6/59 [en ligne] (le contrôle de constitutionnalité portait sur une loi fiscale à effet rétroactif).

[12] Selon ce texte, « la République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social » (al. 1er) dont « le pouvoir législatif est lié par l’ordre constitutionnel, les pouvoirs exécutif et judiciaire sont liés par la loi et le droit » (al. 3).

[13] Pour une présentation plus détaillée, v. B. Heß, Intertemporales Privatrecht, Mohr Siebeck, 1998, p. 64 et s.

[14] Pour une relativisation de l’idée d’heure zéro, v. N. Bond, L’heure zéro : un mythe fondateur de l’Allemagne de l’après-guerre, Sens Public, 2012, n° 2.

[15] Amtsblatt der Militärregierung Deutschland 1944, n° 1, p. 10.

[16] La loi fut publiée au Amtsblatt des Kontrollrats in Deutschland 1945, p. 6. Une version française de cette loi est disponible [en ligne]

[17] Une loi du 23 juin 1950 sur la reconnaissance des « mariages libres » (freie Ehen) a permis à un conjoint survivant d’un couple qui n’a pu contracter mariage pour des raisons raciales de faire reconnaître un mariage avec effet rétroactif, dès lors que les deux membres du couple ont pu « exprimer de manière sérieuse » (ernstlich bekundet) leur volonté de s’engager dans une relation durable. Sur ce texte, v. C. Ann, Notehen aus der Zeit des Kriegsendes - eine bis heute kaum bewältigte Kriegsfolge, Zeitschrift für das Gesamte Familienrecht, 1994, p. 135.

[18] Sur la dimension constitutionnelle du droit transitoire, v. B. Heß, Intertemporales Privatrecht, Mohr Siebeck, 1998, p. 290 et s.

[19] B. Pieroth, Rückwirkung und Übergangsrecht, Duncker & Humblot, 1981 ; M. Kloepfer, Vorwirkung von Gesetzen, C.H. Beck, 1974.

[20] Une présentation du Code civil de la RDA est donnée en langue française par B. Dutoit, Le nouveau code civil de la République démocratique allemande, du 19 juin 1975, ou la consommation de la rupture juridique entre les deux Allemagnes, in Mélanges en l’honneur de Henri Deschenaux, professeur à l’Université de Fribourg, éd. universitaires (Fribourg), 1977, p. ainsi que, de manière plus succincte, par J. Göhring, À propos du Code civil et du Code de procédure civile de la République démocratique allemande, RID comp., 1977, p. 108.

[21] Une version en langue française du traité a été publiée par la Chaire de droit public français de l’Université de la Sarre : C. Autexier (dir.), Der Einigungsvertrag/Traité d’Union (zweisprachige Ausgabe/édition synoptique bilingue), éd. CEJF, 1991 (disponible [en ligne]).

[22] Selon l’article 8 du Traité de réunification, « avec la prise d’effet de l’adhésion, le droit fédéral entre en vigueur dans le territoire mentionné à l’article 3 [celui de l’ancienne RDA], dans la mesure où son champ d’application n’est pas restreint à certains Länder ou à certaines parties de la République fédérale et sauf si le présent traité en dispose autrement, notamment dans son annexe I ».

[23] Sur ces questions, v. B. Heß, Intertemporales Privatrecht, Mohr Siebeck, 1998, p. 186 et s.

[24] Sur cette problématique très délicate, tant sur le plan juridique que sur le plan social, v. en langue française H. Heide et O. Wiesike, Les procédures de récupération des biens en droit allemand pour l’ex-Allemagne de l’Est, RID comp., 1997, p. 605 ; A. Dumasy, Unification et propriété : le problème des exclus de la restitution, Allemagne d’aujourd’hui, 1994, p. 3.

[25] V. en langue française G. Mouralis, Une épuration allemande : la RDA en procès (1949-2004), Fayard, 2008, p. 39 et s. et du même auteur Le procès Honecker, la gestion publique du passé est-allemand et la longue durée, Bulletin de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, 2002, p. 102. V. également sur ce sujet en langue anglaise J. McAdams, Judging the Past in Unified Germany, Cambridge Univ. Press, 2001, p. 23 et s.

[26] C. féd. just., 3 novembre 1992, réf. 5 StR 370/92 [en ligne] ; 25 mars 1993, réf. 5 StR 418/92 [en ligne] ; 20 mars 1995, réf. 5 StR 111/94 [en ligne].

[27] C. const. féd., 24 octobre 1996, réf. 2 BvR 1851, 1853, 1875 et 1852/94 [en ligne].

[28] CEDH, 22 mars 2001, Req. 34044/96, 35532/97 et 44801/98. Sur cette décision, v. en langue française F. Massias, Prééminence du droit et sécurité juridique. À propos de la surveillance du mur de Berlin, Rev. sc. crim., 2001, p. 639.

[29] Pour un bilan, v. K. Marxen/G. Werle/M. Vormbaum, Die strafrechtliche Aufarbeitung von DDR-Unrecht: eine Bilanz, de Gruyter, 1999, p. 8 et s.

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