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par Pascale Deumier, Professeure à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe Louis Josserand
le 01 Août 2025
De l’importance de la méthode. – Paul Roubier, dans la préface à la seconde édition de son Droit transitoire, insistait : « On doit bien se convaincre que l’intérêt de l’étude du droit transitoire consiste essentiellement en une question de méthode : il s’agit, non pas d’étudier tous les conflits possibles – on ne les connaîtra jamais à l’avance – mais de mettre entre les mains du lecteur, par des exemples judicieusement choisis, la clef qui lui permettra de trouver la solution de tous les conflits possibles » [1]. Comme chacun le sait, la clef qu’il propose repose sur la distinction entre faits accomplis et situations en cours, et valorise le principe d’application immédiate de la loi nouvelle. Comme chacun le sait, cette clef est aujourd’hui encore la grille de lecture dominante, en dépit de critiques tout aussi connues : elle ne traduit pas parfaitement le droit positif et il est loin d’être aisé de résoudre une difficulté concrète à partir de son jeu subtil de qualifications. Toutefois, comme chacun le sait, on n’a pas vraiment trouvé mieux. Sans avoir le moins du monde la prétention d’y parvenir, il est possible de persister dans cette voie méthodologique, pour la raison exacte donnée par Roubier. Le projet étant ambitieux, on commencera par le délimiter.
Délimitation de la méthode recherchée. Une première délimitation tient aux conflits de lois dans le temps ici considérés. Le sujet étant suffisamment complexe en soi, on évitera d’abord de l’embrouiller encore plus en y incluant des questions temporelles qui sont résolues autrement, comme la modulation de la jurisprudence, qui répond pour part à des contraintes spécifiques au processus d’élaboration jurisprudentielle (et pour l’autre part, il est vrai, à des préoccupations communes) [2]. S’agissant donc des conflits de lois qui seuls nous intéresseront, une deuxième délimitation tient au type de méthode ici recherchée, à savoir un ensemble d’étapes à suivre pour résoudre un problème concret de conflit de lois. Cette méthode ne cherche pas à fonder une théorie scientifique, toute de systématisation mettant en cohérence l’ensemble des solutions, ni à proposer une méthode légistique pour les dispositions transitoires [3]. La méthode qui nous intéresse consiste seulement à rechercher comment les juges procèdent pour résoudre un conflit de lois dans le temps. Cette approche contentieuse se fera donc à partir de l’observation de la jurisprudence judiciaire (à l’exception de certaines matières, le droit pénal et le droit fiscal, qui sont marquées par un fort particularisme), plus précisément à partir de la jurisprudence contemporaine. Cette dernière délimitation est moins anodine qu’il n’y paraît. En effet, la présentation des conflits de lois dans le temps est souvent nourrie d’illustrations jurisprudentielles anciennes, alors que ces solutions pourraient ne plus être compatibles avec les données contemporaines que sont l’insertion davantage systématique des dispositions transitoires et le développement des droits fondamentaux. Qui plus est, ces décisions anciennes procèdent par une affirmation d’autorité de la solution, éventuellement après avoir cité un principe général en recourant à des formulations assez variables, entretenant un mystère qui n’a pas beaucoup aidé à clarifier les conflits de lois dans le temps. La jurisprudence la plus récente et celle à venir pourraient constituer un apport majeur à la compréhension des conflits de lois dans le temps, grâce à la motivation enrichie. Celle-ci permet a minima de voir les solutions clairement fondées sur un principe de droit transitoire [4] et, dans le meilleur des cas, de voir ces principes exposés avec précision et pédagogie, comme l’illustre l’avis rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 8 juillet 2022 [5]. Dans l’attente d’un nombre de décisions à motivation enrichie suffisant pour établir les méthodes récurrentes de résolution à l’œuvre, elles ont été ici complétées par les quelques travaux préparatoires d’arrêts ou d’avis diffusés en la matière, mais aussi, l’ensemble restant trop peu volumineux, par une bonne dose de reconstruction personnelle.
Histoire d’une recherche. La recherche ainsi délimitée n’a pas été entreprise à l’occasion du présent colloque ; ce colloque est en revanche l’occasion de présenter le cheminement suivi pour un travail entrepris depuis plusieurs années, dans le cadre de la préparation de la rubrique Conflits de lois dans le temps du Répertoire Dalloz civil. Plusieurs pistes envisagées et explorées avec espoir, enthousiasme et une certaine ténacité, ont fini par se révéler incapables de traduire utilement le contentieux. Tel fut notamment le cas de la recherche d’une méthode fusionnée avec celle des droits fondamentaux (I), mais aussi de la recherche d’une méthode inspirée de celle du droit international privé (II). Parce qu’il y a toujours à apprendre des échecs, il m’a semblé pertinent de vous faire part de ces deux-là – parmi tant d’autres – et de ce qu’ils m’ont peut-être permis de comprendre de la méthode de résolution des conflits de lois dans le temps. Ce sont aussi ces échecs qui m’ont amenée sur une troisième piste, celle qui n’a pas tourné court (au moins pour l’instant), peut-être parce qu’elle nous ramène tout simplement à la méthode élémentaire de résolution de toute difficulté sur la portée d’une loi : l’interprétation (III).
I. À la recherche d’une méthode par fusion : les droits fondamentaux
Une piste séduisante. Comme dans les autres matières (mais avec un léger temps de retard), les droits fondamentaux sont venus bouleverser le droit transitoire : le principe de non-rétroactivité d’aujourd’hui, ou plus précisément la possibilité pour le législateur d’y déroger, n’est plus le même qu’hier. Mais, le plus souvent, loin de s’opposer, droit transitoire et droits fondamentaux se rejoignent parfaitement dans la recherche d’un équilibre entre application de la loi nouvelle et sécurité juridique. Ainsi, lorsque la Cour de cassation énonce : « Cette règle d’interdiction de remise en cause d’un acte régulièrement accompli découle tant du principe de non-rétroactivité de la loi que de l’exigence de protection des droits acquis, liée au principe de sécurité juridique » [6], le fait-elle en considération des principes généraux du droit transitoire ou des droits fondamentaux ? La proximité de ces champs peut encore être illustrée par un avis de l’avocat général Mazard qui, en 2007 déjà, proposait : « En se situant sur le terrain de la proportionnalité, souvent évoqué aujourd’hui, notamment au niveau des juridictions européennes, on peut clairement prendre en compte la volonté du législateur de s’approprier les critiques faites au système qu’il a réformé, en ce qu’il générait une situation injuste pour les victimes. […] Cet argument ne peut-il justifier à lui seul [que la Cour de cassation retienne l’application à tous les litiges en cours] ? » [7]. Proches dans leurs logiques, les droits fondamentaux permettent en outre d’afficher des raisonnements qui étaient souvent tus dans la jurisprudence en droit transitoire. En effet, les études sur le droit transitoire sont nombreuses à constater que les principes roubiériens servent surtout à (mal) dissimuler que la solution procède en réalité d’appréciations, au cas par cas, en opportunité, entre objectif du législateur et attentes légitimes – et ce depuis Demolombe [8]. Or, les droits fondamentaux procèdent de la même balance, mais pratiquée de façon méthodique, débattue et affichée. Et ce n’est pas tout.
Le retour des droits acquis. Ce qui est frappant dans la façon dont les droits fondamentaux abordent les conflits de lois dans le temps, c’est le retour des « droits acquis », aux côtés desquels se rangent les attentes légitimes. Rappelons que la théorie des droits acquis est généralement considérée comme une ancienne interprétation de l’article 2 du Code civil, N° Lexbase : L2227AB4 abandonnée depuis (notamment) Roubier [9]. Or, cette ancienne théorie du droit transitoire et les actuels droits fondamentaux se rencontrent doublement : tous deux envisagent la question en se plaçant du côté de la situation des sujets de droit ; tous deux attachent un poids supérieur à la sécurité juridique de cette situation. Ces caractères, qui avaient nourri la critique en matière de droit transitoire au xxe siècle [10], deviennent des qualités pour les résoudre conformément aux droits fondamentaux du xxie siècle. Il ne s’agit d’ailleurs pas vraiment de ressusciter une approche révolue des conflits de lois dans le temps, puisque les droits acquis, en dépit des contestations doctrinales, n’ont jamais disparu des solutions judiciaires [11] ; or, s’ils n’ont pas disparu, c’est peut-être parce qu’il est plus facile en pratique de chercher si un droit peut être considéré comme acquis que de chercher si une situation juridique est définitivement constituée. Si le retour des droits acquis est le point le plus éclatant sur lequel les droits fondamentaux libèrent les conflits de lois dans le temps de la science classique du droit transitoire, il n’est pas le seul. Particulièrement, la CEDH est peu préoccupée de distinction entre vraie et fausse rétroactivité, rétroactivité ou application immédiate, situation légale ou contractuelle : quelle que soit l’analyse juridique y ayant mené, ce qui l’intéresse, c’est l’effet concrètement produit par l’application de la loi nouvelle sur la situation des justiciables. Devant le Conseil constitutionnel, la rupture avec la science transitoire classique est moins nette, mais la protection des situations contractuelles puis légales, acquises puis légitimement attendues, a également fini par se rejoindre dans une même garantie contre un effet rétroactif pouvant découler d’une application immédiate. Cette lignée jurisprudentielle, qui protège les situations acquises, se double d’une autre lignée constitutionnelle, plus rigoureuse, qui contrôle les lois rétroactives. Il y a donc rétroactivité et rétroactivité, ce que l’on savait déjà, mais les droits fondamentaux le renforcent en s’y déployant différemment.
Insuffisance. En dépit de ces nombreuses concordances, il est difficile de voir dans les droits fondamentaux une nouvelle méthode à même de permettre la résolution de tous les conflits de lois dans le temps, au moins en l’état actuel, pour la simple raison que de très nombreux conflits de lois dans le temps sont résolus autrement. Les droits fondamentaux sont souvent inutiles pour parvenir à un résultat que le droit transitoire suffit à assurer : plus souvent qu’il ne sera contrôlé, l’effet rétroactif sera évité en retenant une solution transitoire évitant de remettre en cause les situations acquises, au nom du principe de non-rétroactivité et donc sans avoir besoin de recourir à une interprétation conforme aux droits fondamentaux. Par exemple, la validation rétroactive des déclarations d’appel découle de l’interprétation du décret de 2022 par la Cour de cassation, pas de son contrôle de fondamentalité [12]. Mais si ce type de situation tient à la forte équivalence évoquée des objectifs et mises en balance du droit transitoire et des droits fondamentaux, tel n’est pas le cas des situations très nombreuses dans lesquelles un conflit de lois dans le temps est résolu par l’application sans trop grande difficulté d’une disposition transitoire ou d’une règle de conflit spéciale. Nul besoin alors des droits fondamentaux ou de leurs méthodes d’appréciation. C’est donc ici que la piste tourne court. Elle n’aura pas été vaine puisque les droits fondamentaux permettent de dépasser certaines difficultés récurrentes du droit transitoire : la balance intérêt général / protection des situations acquises peut se révéler ; l’approche en termes de droit acquis est réhabilitée ; le vocabulaire roubiérien peut être dépassé ; le statut particulier des lois rétroactives se renforce. C’est déjà beaucoup. Mais il nous faut une méthode plus globale, qui fonctionne pour les cas simples, aussi bien que pour les cas difficiles. Or, il en existe une, savante, complète et cohérente pour résoudre les conflits de normes : celle du droit international privé.
II. À la recherche d’une méthode par analogie : le droit international privé
Tentation. La piste est évidente. Comme le rappelait déjà Paul Roubier, le droit transitoire et le droit international privé sont des « disciplines-sœurs », qui ont un caractère commun, celui d’être « un droit des droits » [13]. Toutes deux ne se préoccupent pas de l’application d’une règle à une situation de fait, mais de la détermination de la règle applicable, en recourant à une autre règle, la règle de conflit. Certes, Paul Roubier, comme d’autres auteurs ayant réfléchi à cette analogie [14], écarte finalement toute assimilation entre ces deux disciplines, au motif de considérations déterminantes divergentes : le droit international privé recherche la proximité entre la loi applicable et la situation, quand le droit transitoire est tout entier tourné vers la sécurité juridique. Pourtant, si ces considérations influent sur le contenu des règles de conflit, elles n’appellent pas nécessairement des raisonnements différents, ce qui nourrit l’espoir d’y trouver une méthode par analogie. Car il faut avouer que le développement scientifique et juridique est incommensurable entre les conflits dans le temps et les conflits dans l’espace.
La science, les principes, les règles spéciales. Le droit international privé se présente sous la forme d’une division claire entre la théorie générale (son histoire, ses courants doctrinaux, ses outils, sa logique propre, son vocabulaire) et ses règles spéciales. Il ne fait guère de doutes que la résolution pratique d’un conflit de lois n’implique pas de relire Savigny, mais de faire application de la règle de conflit propre à la matière litigieuse ou plus exactement des règles de conflit propres à la matière. Il est possible de se demander si le droit transitoire ne gagnerait pas à mieux distinguer entre sa théorie générale et ses règles spéciales, en commençant par clarifier, selon leurs invocations, le statut précis de ses principes les plus célèbres, celui de non-rétroactivité et celui d’application immédiate : principes directeurs, qui guident le raisonnement sous une forme comparable à des principes d’interprétation ; principes généraux, directement applicables à un conflit de lois ; principes fondamentaux, qui s’imposent aux solutions dérogatoires ? Une telle clarification permettrait de préciser leur rapport aux règles spéciales, voire à certaines lois en présence de dispositions transitoires [15]. Elle permettrait enfin de valoriser, dans la perspective de résolution concrète qui nous occupe, l’approche du droit transitoire par matière, approche répudiée par Paul Roubier, ce qui aboutit à souvent les cantonner au rôle d’illustrations des principes généraux. Les règles spéciales sont pourtant particulièrement utiles à la résolution d’un conflit de lois, puisqu’elles vont concrétiser les principes généraux dans une matière, en y adaptant les formulations (par exemple, les lois nouvelles relatives à la procédure civile s’appliquent immédiatement aux instances en cours, mais n’ont pas pour conséquence de priver d’effet les actes qui ont été régulièrement accomplis sous l’empire de la loi ancienne) ou déterminer l’événement qui servira de pivot temporel entre la loi ancienne et la loi nouvelle (par exemple, la date de réalisation du dommage pour la responsabilité, la date du décès pour les successions). Il n’y aurait qu’à gagner à valoriser ces règles spéciales et leur diversité : par exemple, les règles transitoires en matière de procédure civile varient selon qu’il s’agit de voies de recours ou de la compétence d’une juridiction ; la matière contractuelle connaît des variations importantes pour certaines catégories de contrat comme les baux, siège des effets légaux des contrats, ou, pour reprendre l’adaptation soutenue par une thèse récente, les statuts des sociétés [16]. Dans sa compréhension générale, sa part savante et sa part pratique, le droit international privé a peut-être beaucoup à apprendre au droit transitoire. En revanche, dans sa méthode de résolution, l’analogie tourne court.
L’irréductibilité des méthodes. Le droit international privé repose sur un raisonnement jalonné d’étapes et c’est ce raisonnement par étapes qui semblait prometteur pour des conflits de lois dans le temps, qui souffrent peut-être de vouloir trop rapidement être résolus en un seul mouvement intellectuel. Mais la promesse est déçue, puisque les étapes du droit international privé reposent sur le fait qu’il s’agit de gérer un rapport entre ordres juridiques [17] (et non entre dispositions législatives particulières), que l’un des deux est celui du juge alors que l’autre est un « saut dans l’inconnu » – sans que rien ne soit équivalent en droit transitoire. Mais c’est en prenant conscience de cette différence fondamentale de structure du conflit, que la recherche d’une méthode a pris sa dernière orientation : en droit transitoire, le raisonnement est finalement centré sur l’application d’une disposition législative particulière, dont il s’agit de délimiter le champ d’application temporel ; or, pour délimiter la portée d’une norme, on l’interprète.
III. À la recherche d’une méthode par adaptation : l’interprétation
Approche générale : une double interprétation. Il n’y a rien de bien nouveau dans le fait de rapprocher la résolution des conflits de lois dans le temps de l’interprétation. Roubier critiquait déjà ces propositions doctrinales : selon lui, « ce n’est pas d’après la nature, ou le contenu, ou le but de la loi que peut être déterminée son action dans le temps » [18]. C’est pourtant bien une telle démarche qui se retrouve régulièrement dans les raisonnements judiciaires pour résoudre un conflit de lois dans le temps. Il ne s’agit toutefois pas d’un raisonnement interprétatif comme un autre. Il se présente sous une forme particulière, née du croisement de l’interprétation de deux règles dans un même mouvement intellectuel : la loi nouvelle dont la portée temporelle est discutée, et la règle transitoire qui délimite cette portée temporelle. Le caractère redoutable de la matière tient à ce double jeu de l’interprétation : il s’agit d’interpréter la loi nouvelle à la lumière des règles transitoires, tout autant qu’il s’agit d’interpréter les règles transitoires en considération de la loi nouvelle. Ainsi des discussions en matière d’application dans le temps du délai butoir de l’article 2232 du Code civil N° Lexbase : L7744K9P [19] : elles reposent sur l’interprétation de cette règle (s’agit-il d’un délai qui réduit ou allonge ?) et sur celle de sa disposition transitoire (vise-t-elle la création d’un nouveau délai ou seulement sa réduction ou son allongement ?). Le raisonnement transitoire est ainsi souvent un raisonnement qui recourt largement aux méthodes d’interprétation classiques (en donnant une large part à la recherche de l’intention du législateur ou à l’objet de la loi), mais qui se déploie avec le vocabulaire du droit transitoire, en fonction des possibilités données par ses règles et en étant guidé par sa logique générale, celle d’une application de la loi nouvelle qui ne doit pas porter atteinte aux situations acquises. Il n’y a toutefois pas de modèle type : la part d’interprétation de la loi nouvelle et la part d’interprétation transitoire varie en fonction des cas, de leur contexte et de la configuration de la question posée. Ainsi, l’avis rendu sur la loi ALUR procède d’une discussion très ancrée dans le droit transitoire [20] ; celui sur la déclaration d’appel d’une discussion très appuyée sur l’interprétation du nouveau décret [21]. Cette diversité de la façon dont une question de droit transitoire est discutée complique sérieusement la tâche pour qui cherche à donner un guide de résolution : l’interprétation n’entre pas dans des cases bien rangées – pas plus que le droit transitoire. On tentera toutefois de montrer comment ces interprétations se combinent à chaque grande étape de la résolution, sous forme de jalons qui sont en cours d’approfondissement dans le cadre de la rubrique Dalloz déjà évoquée.
Identifier la règle transitoire. Si les principes les plus généraux de l’article 2 du Code civil sont au centre des réflexions, ils ne sont pas au centre des décisions. En droit transitoire comme ailleurs, la résolution procède de la règle la plus précise à la règle la plus générale : si elle existe, la règle transitoire particulière, propre à la disposition législative nouvelle, ie une disposition transitoire ; à défaut, une règle transitoire spéciale, propre à la matière ; à défaut, le recours aux principes généraux. Il faut donc partir de la disposition transitoire qui, souvent, existera. Il ne faut pas exclure que celle-ci suffise à résoudre la question « par une simple lecture de la loi nouvelle » [22]. Le raisonnement interprétatif peut donc être rapide. Mais il peut aussi être amené à se prolonger. Une disposition transitoire, comme toute loi, pourra être « défaillante » (C. civ., art. 4 N° Lexbase : L2229AB8), défaillance qui sera généralement révélée par le cas, qu’il ait été oublié par le législateur, qu’il s’insère difficilement dans ses prévisions ou, de façon plus spécifique aux conflits de lois dans le temps, qu’il aboutisse à une solution dérogatoire aux principes généraux du droit transitoire ce qui implique un examen approfondi [23] – bien qu’il ne s’agisse pas d’une « défaillance », signalons rapidement que si la disposition transitoire ordonne la rétroactivité de la loi, elle pourra être soumise aux contrôles rigoureux en la matière. En cas de défaillance, l’interprétation de la disposition transitoire se cherchera d’abord dans la loi elle-même [24], par les différentes méthodes d’interprétation textuelle, mais aussi par la recherche d’une intention transitoire du législateur [25], en fonction de l’objectif poursuivi par la disposition nouvelle, à la lumière des dispositions transitoires de lois antérieures ayant le même objet [26] ou en présumant que le législateur n’a pas voulu porter atteinte aux situations acquises. À défaut de disposition transitoire ou en cas de doute laissé par celle-ci, il faudra se tourner vers les règles transitoires, en commençant donc par les règles spéciales à certaines matières. Ces règles spéciales seront recherchées dans l’abondante jurisprudence, pas toujours très cohérente, mais en voie rapide d’amélioration, éclairée par une doctrine pas toujours éclairante. Les travaux préparatoires des arrêts consultés montrent que la présentation de la règle de conflit applicable peut être un peu chaotique, en accumulant des précédents, parfois un peu de bric et de broc, pris de temps un peu lointains ou dans des matières différentes de celle objet de la discussion [27]. En dépit de ces tâtonnements sur leur source, les règles spéciales, comme les principes généraux, sont connues et identifiées. Plus souvent, les difficultés vont venir de la détermination de la règle spéciale transitoire pertinente pour la loi nouvelle discutée : par exemple, la loi qui modifie l’exercice des recours des tiers payeurs contre les responsables du dommage est-elle une loi de responsabilité civile (la loi applicable est la loi en vigueur au moment de l’accident), une loi qui modifie les droits des tiers payeurs (c’est alors la loi applicable à la date de la subrogation) ou une loi de procédure (elle est immédiatement applicable aux instances en cours) [28] ? Là encore, ce ne sont pas les principes de droit transitoire qui permettront de résoudre cette question, mais plutôt l’interprétation de la loi nouvelle, son objet, l’intention du législateur, l’essence d’une institution ou d’un concept [29].
Appliquer la règle transitoire. La disposition transitoire ou la règle transitoire, spéciale ou générale, étant identifiée, il n’y a plus qu’à l’appliquer, ce qui va générer une nouvelle série de difficulté. Ainsi, le critère retenu par la règle transitoire devra parfois être à son tour précisé pour résoudre la question soulevée par le cas : les « contrats en cours » le sont-ils en cas de renouvellement, reconduction, prolongation ? Les effets sont-ils « légaux » ou contractuels ? Les « demandes postérieures » sont-elles les demandes formées ou reçues ? Les « instances en cours » le sont-elles toujours en cas de recours ? Interpréter le facteur de rattachement pourra se faire en cherchant à nouveau l’intention du législateur ou l’essence juridique de l’institution, par exemple la nature de l’« instance » introduite par la déclaration d’appel [30]. Interpréter le facteur de rattachement pourra également découler de la logique transitoire, puisque sera retenue l’interprétation qui permet d’éviter de remettre en cause les actes déjà réalisés. En effet, c’est généralement au moment de l’application immédiate de la loi nouvelle à une certaine situation temporelle qu’un effet rétroactif peut se révéler.
Choisir entre les options disponibles. Arrivés à ce stade, les cas les plus simples auront trouvé leur solution dans une lecture attentive de la disposition transitoire, une application sans difficulté particulière de la règle transitoire ou un précédent parfaitement adapté [31] ; les cas plus difficiles auront demandé un effort argumentatif supplémentaire pour déterminer la règle spéciale pertinente ou la mettre en œuvre. Mais il existe des cas encore plus difficiles, des cas limites. En effet, parfois, les étapes précédentes auront montré que plusieurs interprétations peuvent se justifier d’arguments solides : méthodes d’interprétation et droit transitoire auront alors surtout permis de sérier le jeu des possibilités. Par exemple, les travaux préparatoires de l’avis ALUR montrent que les méthodes d’interprétation classiques permettent de considérer soit que la disposition transitoire a voulu écarter l’article 24 de l’application immédiate, soit qu’il s’agit d’une omission du législateur ; le droit transitoire donne quant à lui les solutions possibles, selon que ce même article 24 est considéré comme d’ordre public, comme touchant aux effets légaux ou ni l’un ni l’autre. En matière de droit transitoire comme en matière d’interprétation en général, il restera donc à choisir entre ces possibilités juridiques, ce qui impliquera des considérations d’opportunité. Elles seront parfois non spécifiques au droit transitoire (par exemple, faire primer la politique de protection voulue par le législateur), parfois spécifiques au droit transitoire (par exemple, le respect des situations établies), et pourront se cumuler [32]. Ainsi, la note explicative de l’avis ALUR indique que « pour résoudre la difficulté, il est apparu préférable de faire appel à la théorie de l’effet légal du contrat » [33], choix qui « ne portait pas une atteinte disproportionnée aux prévisions des parties lors de la signature du contrat et était conforme à l’objectif de la loi nouvelle ». C’est à cet instant que le juge fait sa propre balance entre l’objectif du législateur et les intérêts des particuliers, mais aussi, pour reprendre Gény, qu’il recourt à l’instinct et au sentiment d’équité [34]. L’exercice ne relève pas pour autant du libre arbitre : la solution devra reposer sur des méthodes d’interprétation, se fondre dans le vocabulaire transitoire et se justifier de l’application de l’une des règles transitoires. S’il y a un choix, il s’opère entre un jeu de solutions limitées.
En conclusion, le cheminement interprétatif n’a pas de pouvoir magique, mais il permet peut-être de mettre des mots sur certaines difficultés des conflits de lois dans le temps et de rappeler que leur résolution procèdera de l’interprétation croisée de la loi nouvelle et de la règle transitoire. Et encore, cette ébauche de compréhension n’a pas intégré les complications créées par le législateur qui change successivement les règles, mais aussi leur application dans le temps [35] ou par la conjonction des normes du droit de l’Union européenne et des normes nationales qui les mettent en œuvre [36]. Mais chaque chose en son temps, prenons les choses par étapes…
[1] P. Roubier, Le droit transitoire - Conflits de lois dans le temps, 2e éd., 1960, réed., 2008, Dalloz.
[2] Proposant de prendre la modulation des revirements comme modèle de méthode du droit transitoire, v. P. Bon, Méthodes du droit transitoire en matière civile, LGDJ, 2025.
[3] Il existe déjà des recommandations légistiques en la matière, v. Ch. Touboul, Légiférer et réglementer – Concevoir un texte normatif et comprendre la légistique, Dalloz, Méthodes du droit, 2024, n° 269 et s.
[4] Par exemple, Cass. civ. 3, 16 novembre 2023, n° 22-14.091, F-B N° Lexbase : A58941ZC, qui reprend la solution transitoire de Cass. civ. 3, 19 novembre 2020, n° 19-20.405, FS-P+B+I N° Lexbase : A9460347, en l’appuyant sur un principe de droit transitoire (« Il résulte de l’article 2 du code civil que la loi nouvelle régit les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées ») là où la solution avait été affirmée d’autorité.
[5] Cass. avis, 8 juillet 2022, n° 22-70.005, FS-B N° Lexbase : A72698AH.
[6] Cass. avis, 8 juillet 2022, n° 22-70.005, FS-B, précité.
[7] Cass. avis, 29 octobre 2007 : BICC, 1er février 2008, p. 67, sp. p. 73.
[8] « C’est surtout une question d’appréciation ; c’est, dans chaque hypothèse, une perpétuelle comparaison des avantages et des inconvénients, de l’intérêt public et de l’intérêt privé, qui se trouvent en présence » (Demolombe, Cours de Code Napoléon, Tome 1, éd. Durand, 1867, § 40).
[9] « Distinguer les fortes attentes des faibles attentes pour fixer les limites de la loi dans le temps, ce n’est pas faire avancer la solution juridique d’un pas » (ibid., p. 173).
[10] ex. P. Hébraud, Observations sur la notion de temps dans le droit civil, in Mélanges P. Kayser, PUAM, 1979, tome 2, p. 1, sp. 8.
[11] V. ex. Th. Bonneau, La Cour de cassation et l’application de la loi dans le temps, PUF, 1990.
[12] Cass. avis, 8 juillet 2022, n° 22-70.005, FS-B, précité, sur lequel v. rapport Durin-Karsenty, qui évoque assez rapidement ce contrôle, mais sans le discuter en l’espèce, et avis Aparisi, qui n’en fait pas mention.
[13] Précité, n° 2, sp. p. 5.
[14] P. Louis-Lucas, Traits distinctifs des conflits de lois dans le temps et des conflits de lois dans l’espace, in Mélanges P. Roubier, tome 1, Dalloz et Sirey, 1961, p. 323.
[15] Sur le jeu variable de cette relation entre dispositions transitoires et article 2 du Code civil N° Lexbase : L2227AB4, la jurisprudence semblant parfois donner plus de poids aux premières, parfois au second, S. Gaudemet, L’article 2 du Code civil et les sources du droit. Dialogue entre l’article 2 et les dispositions transitoires, RDA, 2020, n° 20, p. 73.
[16] Ch. Moyne-Ropars, L’application de la loi dans le temps aux statuts de sociétés, dir. R. Mortier, Rennes, 2023.
[17] Raison pour laquelle l’emprunt méthodologique donne de biens meilleurs résultats pour résoudre les rapports de systèmes, v. P. Deumier, Les outils de résolution des conflits de normes entre systèmes, in Traité des rapports entre ordres juridiques, B. Bonnet (dir.), Lextenso, 2016, p. 497.
[18] Ibid., p. 163.
[19] V. Rapport Abgrall sur Cas. mixte, 21 juillet 2023, n° 20-10.763 N° Lexbase : A85511BC, p. 42 s. ; rapport Mme Bacache, p. 22 et s. et avis Mallet-Bricout, p. 18 sur Cass. mixte, 21 juillet 2023, n° 21-19.936 N° Lexbase : A85481B9.
[20] V. Rapport R. Parneix et avis Y. Charpenel sur Cass. avis, 16 février 2015 (loi ALUR), n° 14-70.011 N° Lexbase : A6002NBW : BICC, 15 mai 2015, p. 8 et s.
[21] V. rapport Mme Durin-Karsenty et avis Aparisi sur Cass. avis, 8 juillet 2022, n° 22-70.005, FS-B, précité.
[22] F. Meuris, Les conflits de lois dans le temps en droit de la propriété intellectuelle, thèse, Paris-Est, 2011, dir. C. Caron.
[23] Ex. avis Charpenel, précité., sp. p. 33 ; rapport Durin-Karsenty, précité.
[24] Ex., sur l’avis du 8 juillet 2022, précité, le rapport recourt à l’interprétation littérale de l’énoncé (« toutefois »), la recherche de l’intention de l’exécutif et « le sens et la portée des dispositions nouvelles, par rapport aux anciennes », établissant ainsi la volonté de couper court à une interprétation jurisprudentielle ; l’avis de l’avocat général ajoute, entre autres argument, l’effet utile de la disposition transitoire, une position doctrinale autorisée en ce sens, la pratique des juges du fond et des avocats également ce sens.
[25] V. Th. Bonneau, La Cour de cassation et l’application de la loi dans le temps, PUF, 1990, n° 198 s.
[26] Rapport R. Parneix, précité.
[27] Ex. les travaux préparatoires sur l’avis du 8 juillet 2022, précité.
[28] V. Cass. avis, 29 octobre 2007, n° 07-00.015 N° Lexbase : A2872DZE, rapport Grignon-Dumoulin et avis Mazard : BICC, n° 375, 1er février 2008.
[29] Ex., sur la « nature » du droit de suite, taxe ou droit substantiel, R. Lindon, sur Cass. civ. 1, 10 juin 1968 : D., 1968, p. 633, qui cite le moyen selon lequel « il résulte tant de l’esprit et de la loi de la loi […] que de la nature du droit suite ».
[30] Ex. Cass. civ. 2, 12 janvier 2023, n° 21-16.804 , FS-B N° Lexbase : A646887P : « l’instance devant une cour d’appel, introduite par une déclaration d’appel, prend fin avec l’arrêt que rend cette juridiction. Elle ne se poursuit pas devant la Cour de cassation, devant laquelle est introduite une instance distincte ».
[31] Ex. les conclusions de R. Lindon expéditives sur le moyen pris d’une atteinte aux droits acquis : « La réponse est fournie à ces deux branches par un arrêt de votre Cour du 24 juillet 2017 (D.P. 1917. 1. 81) […]. Par application de cette jurisprudence, la fille légitime du premier mariage de W., demanderesse au pourvoi, ne peut prétendre avoir des droits acquis. » : D., 1971, p. 142, sur Cass. civ. 1, 21 octobre 1970.
[32] Par exemple, lorsqu’un avocat général conclut : « cette solution, qui se justifie au regard du principe de proportionnalité qui doit s’appliquer à la notion de droits acquis, laquelle n’a pas de caractère absolu, est conforme à celle qui a été dégagée par le Conseil d’État dans son avis, sur des fondements différents. Elle assure une prise en compte immédiate et effective de la volonté du législateur d’assurer aux victimes une réparation économique conforme à l’équité », Mazard, précité, sp., p 78.
[33] BICC, 15 mai 2015, p. 10.
[34] F. Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, 2e éd., LGDJ, tome 2, réed., 1954, n° 163.
[35] Ex. pour la réforme du droit des contrats, v. D. Mainguy, JCP, 2018, 694 ; F. Rouvière, RTD civ., 2018, 1022.
[36] Ex., application des règles antérieures à la loi de transposition, bien que ces règles anciennes ne puissent faire l’objet d’une interprétation conforme au droit de l’UE, Cass. com., 19 octobre 2022, n° 21-19.197, FS-B N° Lexbase : A01968QC.
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