Cahiers Louis Josserand n°7 du 29 juillet 2025 : Droit des personnes

[Chronique] Droit des personnes et de la famille

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par Aurélien Molière - Aurore Camuzat - Margot Musson

le 29 Juillet 2025

Par Aurélien Molière, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3 ; Aurore Camuzat, ATER à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de Droit de la Famille et Margot Musson, Docteure en droit, ATER à l’Université Jean Moulin Lyon III


 

Sommaire : 

Incertitudes et égarements en matière de révocation pour cause d’ingratitude

CA Lyon, 1re civ. B, 15 avril 2025, n° 23/09215 

Rupture du concubinage : la fin ne justifie pas tous les moyens

CA Lyon, 2e ch. A, 15 janvier 2025, n° 23/06856 

Disparition d’un testament du fait du notaire dépositaire : absence de force majeure et exigence d’un écrit

CA Lyon, 1re civ. B, 20 mai 2025, RG n° 24/06838 


Incertitudes et égarements en matière de révocation pour cause d’ingratitude

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 15 avril 2025, n° 23/09215 N° Lexbase : A03740N8

Mots-clefs : donation ; ingratitude ; injure ; refus d’aliments ; révocation

Solution : D’une part, l’injure n’est une cause d’ingratitude que si elle apparaît suffisamment grave, ce qui n’est pas le cas lorsqu’elle est proférée en privé dans un contexte de relation dégradée entre le donateur et le donataire. D’autre part, si le refus d’aliment doit logiquement être prouvé pour justifier la révocation de la donation, la cour semble admettre que ce refus puisse également jouer son rôle révocatoire s’il concerne l’enfant commun des parties.

Portée : L’arrêt illustre bien les difficultés d’appréhension des différents cas d’ingratitude par les juridictions. La tendance qui se dégage ici peut être résumée simplement : une volonté, d’un côté, de limiter le jeu de l’injure en l’excusant par son contexte, ce qui se comprend au regard du critère de gravité, et tout au contraire, d’étendre le domaine du refus d’aliment au-delà de la relation entre le donateur et le donataire, ce qui est des plus discutables.


Donner c’est donner, reprendre c’est voler. L’adage vaut tout autant dans les cours de récréation que devant les cours de justice. Il trouve sa consécration juridique à l’article 894 du Code civil N° Lexbase : L0035HPY, qui fait de la donation un acte irrévocable. Cette irrévocabilité que l’on dit spéciale, en ce qu’elle serait renforcée par rapport à celle du contrat [1], souffre d’exceptions. L’article 955 du Code civil N° Lexbase : L0111HPS prévoit notamment trois causes d’ingratitude qui fondent une possible révocation unilatérale : si le donataire attente à la vie du donateur, s’il se rend coupable envers lui de sévices, délits ou injures graves, ou encore s’il lui refuse des aliments. Ce sont ces deux dernières causes qui étaient discutées dans l’affaire dont la cour d’appel de Lyon a été saisie.

En l’espèce, des concubins avaient créé une société civile immobilière en se répartissant les parts sociales par moitié, puis en procédant à l’acquisition d’un immeuble par la personne morale. Ils se sont mariés, puis se sont séparés et ont finalement divorcé. Entre la séparation de fait et le divorce, l’épouse a consenti par acte notarié la donation de toutes ses parts sociales à son mari. Mais quelques mois après le divorce, elle en a demandé la révocation pour cause d’ingratitude. Elle a soutenu, d’une part, que le donataire a proféré des injures à son encontre et, d’autre part, qu’il a refusé de lui fournir des aliments ainsi qu’à leur enfant commun. Ayant été déboutée en première instance, elle a interjeté appel. Elle succombe une seconde fois devant la cour d’appel de Lyon, qui confirme le jugement attaqué.

I. Sur les injures

L’appelante produit différents messages que lui a envoyé l’intimé dans un langage fleuri. Ceux-ci sont pour le moins discourtois, inélégants, « irrespectueux, voire grossiers », ainsi que le relève la cour. Pour autant, elle estime qu’ils ne constituent pas des injures graves au sens de l’article 955, 2° N° Lexbase : L0111HPS ; sens qui n’est pas explicité par le texte, lequel ne fournit aucune définition. Ce sur quoi doctrine et jurisprudence s’accordent, c’est sur l’autonomie de la notion qui est assurément plus large en droit civil qu’elle ne l’est en droit pénal, puisqu’elle englobe la diffamation, les faux témoignages et la dénonciation calomnieuse ou encore l’adultère. Au-delà de ce consensus, des divergences d’approches peuvent exister, ce qui conduit parfois la jurisprudence à se montrer assez vague au lieu de trancher.

L’arrêt en donne une bonne illustration. Telle que la motivation est formulée, elle ne permet pas précisément de savoir si la cour estime que les messages ne sont pas injurieux ou si, étant constitutifs d’une injure, leur gravité est jugée insuffisante. Il est simplement précisé que pour constituer une cause d’ingratitude, le propos doit porter atteinte à l’honneur et à la réputation du donateur. La question relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond, il ne nous appartient pas de discuter du choix opéré en l’espèce. Cependant, davantage de clarté dans la motivation aurait été appréciée pour connaître avec certitude la raison – absence d’injure ou, plus probablement, gravité insuffisante – de la solution adoptée. Deux observations peuvent être formulées, s’agissant des critères d’appréciation que la Cour d’appel ajoute à la motivation du jugement attaqué.

D’abord, il est indiqué que « les propos ont été tenus ponctuellement lors d’un même échange à une période difficile d’un couple en cours de séparation ». Il est également précisé que, par la suite, « la convention de divorce a été […] signée sans difficultés apparentes signalées ». Ces affirmations apparaissent comme des faits justificatifs visant à atténuer la gravité du contenu des messages au regard du contexte et de la relation entre le donateur et le donataire. Autrement dit, le fait que ce dernier se soit montré injurieux n’est finalement pas si grave dès lors qu’il s’est comporté ainsi au cours d’une période de crise conjugale. Si un tel raisonnement se conçoit au regard de la loi, qui impose une certaine gravité pour que l’injure soit cause de révocation, il faut cependant se montrer extrêmement prudent et se garder d’élever à l’excès le seuil de tolérance.

Ensuite, il est ajouté que ces propos « n’ont pas été tenus en présence de tiers ». Il est assez difficile, une fois encore, de dire à quoi se raccroche le motif. Est-ce à dire que lorsque les injures demeurent privées, elles sont moins graves ? Ou qu’à défaut d’être ébruitées ou proférées en public, elles perdent leur nature d’injures, en ce qu’elles ne portent alors pas atteinte à l’honneur ? En effet, on peut se demander si des propos dont seules les parties ont connaissance peuvent véritablement porter atteinte à la réputation ou à l’honneur du donateur. L’une et l’autre renvoient en effet à l’image publique, contrairement par exemple à l’estime de soi. Il s’évince alors de l’arrêt l’impression que si les messages contenaient des insultes, ils ne constituaient pour autant pas des injures, à défaut de publicité. En réalité, il serait préférable que ce ne soit pas l’interprétation adoptée, car elle s’éloignerait très certainement de l’esprit de l’article 955, 2° N° Lexbase : L0111HPS. L’injure, comme tous les autres cas d’ingratitude, est un manquement au devoir de reconnaissance dont le donataire est débiteur envers le donateur. Un devoir à l’exécution duquel le premier manque s’il adopte un comportement inapproprié à l’égard du second, peu important qu’un tiers en soit témoin. Gageons que ce soit davantage sur le motif de la gravité insuffisante, souverainement appréciée par les juges lyonnais, que la révocation n’a pas été prononcée en l’espèce.

II. Sur le refus d’aliments

Le refus d’aliments constitue le troisième cas d’ingratitude. Il convient immédiatement de rappeler que la donation n’est en aucun cas la source d’une obligation alimentaire qui serait susceptible d’exécution forcée. Les aliments jouent, en effet, un rôle purement révocatoire en la matière, lorsque le donataire refuse d’apporter son aide au donateur alors que celui-ci se trouve dans le besoin. Cela se comprend sans mal : le donateur s’étant dépouillé au profit du donataire qui s’est donc enrichi grâce à lui, il paraît juste, s’il se trouve dans le besoin, que ce dernier lui apporte son secours. Il s’agit là d’une nouvelle manifestation du devoir de reconnaissance que le donataire doit au donateur. Il est vrai également que si le donateur ne s’était pas dépouillé de la chose, il aurait certainement pu compter sur sa valeur pour faire face à ses besoins.

Il n’est pas question de commenter le refus des juges de prononcer la révocation en l’espèce, car elle se fonde sur l’absence de preuve du refus d’aliments, le donataire ayant au demeurant laissé à la donatrice la jouissance d’un appartement dont il était propriétaire en propre tout en continuant à payer différentes charges. En revanche, l’affirmation par laquelle la cour débute sa réponse mérite que l’on s’y attarde, car elle est des plus curieuses et constitue, disons-le d’emblée, une faute de droit. En effet, elle impose de démontrer que le donataire « a manqué à son obligation alimentaire envers [la donatrice] ou plutôt envers l’enfant mineur, qui peut seul être concerné par des aliments ». Cela suscite deux observations.

Premièrement, le refus d’aliments étant un cas d’ingratitude permettant la révocation de la donation, elle joue inter partes. L’article 955, 3° N° Lexbase : L0111HPS est limpide : la donation peut être révoquée à la demande du donateur si le donataire « lui refuse des aliments » (nous soulignons). C’est donc bien le refus de secourir le donateur, et lui seul, qui caractérise l’ingratitude. En aucun cas le refus de fournir des aliments à toute autre personne, peu important qu’elle soit membre de la famille du donateur ou non, et quand bien même il s’agirait de l’enfant commun des parties, ne peut le rendre ingrat et justifier la révocation. Rappelons que la règle constitue une exception à l’irrévocabilité spéciale des donations et qu’elle doit, pour cette raison, être interprétée strictement.

Deuxièmement, en affirmant que seul l’enfant mineur peut être concerné par des aliments, la cour donne l’impression que l’ingratitude pour refus d’aliments joue exclusivement dans le cas où il existe une obligation alimentaire ; d’où l’affirmation implicite qu’une telle obligation est absente entre la donatrice et le donataire, ceux-ci n’étant effectivement plus mariés. Si c’est bien cela que la cour souhaite exprimer, elle se trompe. Toute donation, sans considération ni incidence des liens qui unissent le donateur et le donataire, est susceptible de révocation pour cause d’ingratitude fondée sur un refus d’aliments. Considérer qu’une obligation alimentaire doit préexister entre eux, c’est ajouter au texte une condition qu’il ne prévoit pas ; pour le dire autrement, c’est risquer la cassation pour violation de la loi.

On le voit bien avec cet arrêt, il reste beaucoup à faire en droit des libéralités, en général, et en matière de révocation pour cause d’ingratitude, en particulier, pour clarifier certaines règles et subtilités qui semblent encore échapper à la jurisprudence.

Par Aurélien Molière

 

[1] Pour une remise en question de ce principe, v. W. Dross, L’irrévocabilité spéciale des donations existe-t-elle ?, RTD civ., 2011, p. 25.


Rupture du concubinage : la fin ne justifie pas tous les moyens

♦ CA Lyon, 2e ch. A, 15 janvier 2025, n° 23/06856 N° Lexbase : A54730R7

Mots-clés : Concubinage ; dommages et intérêts ; expulsion ; lésion ; licitation ; logement familial ; préjudice moral ; responsabilité civile ; séparation 

Solution : Le changement unilatéral des serrures d’un logement familial, ayant pour effet d’évincer l’ancien concubin en dehors de toute procédure légale, caractérise une faute ouvrant droit à réparation sur le fondement de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9.

Portée : En-dehors de toute procédure légale, l’éviction brutale d’un concubin du domicile familial engage la responsabilité délictuelle de son auteur.


Au terme d’une séparation conflictuelle entre deux concubins, la cour d’appel de Lyon a eu à se prononcer sur l’annulation d’un acte de licitation, une demande en complément de part pour lésion, ainsi que sur plusieurs demandes de dommages et intérêts, parmi lesquelles figurait une action fondée sur les conditions dans lesquelles le concubin évincé du domicile familial avait été contraint de quitter les lieux. L’arrêt retient l’attention en ce qu’il est à la fois particulièrement motivé et détaillé, et qu’il confirme l’indemnisation d’une expulsion intervenue en dehors de tout cadre légal.

En 2011, les concubins avaient acquis en indivision, à parts égales, une maison destinée à devenir le logement de la famille. En 2017, l’homme avait cédé sa part indivise à sa concubine, au moyen d’un acte de licitation notarié, contre un prix fixé à 250 000 euros. La rupture du couple est intervenue postérieurement, sans que l’ex-concubin ne quitte immédiatement le domicile. En février 2019, il a été contraint de le quitter à la suite d’un changement unilatéral des serrures par son ancienne concubine, qui avait également déposé ses effets personnels à l’extérieur. Estimant avoir été victime d’une expulsion sauvage, sans titre ni décision judiciaire, il a engagé une action en responsabilité devant le tribunal judiciaire de Lyon. Il a également sollicité l’annulation de l’acte de licitation pour vice du consentement et demandé un complément de part pour lésion, ainsi que des dommages et intérêts au titre de la licitation.

Par jugement du 19 juillet 2023, le tribunal a condamné l’ancienne concubine à verser 10 000 euros de dommages et intérêts au titre de l’expulsion brutale du logement familial. En revanche, il a rejeté l’ensemble des autres demandes formées par l’ex-concubin, qui a décidé d’interjeter appel. Il sollicitait d’abord l’annulation de la licitation, en soutenant que son consentement avait été vicié par un état de faiblesse psychologique connu de sa concubine, et aggravé par l’absence d’information et de conseil du notaire. À titre subsidiaire, il demandait un complément de part en raison d’une prétendue lésion résultant d’une sous-évaluation manifeste du logement familial, tenant compte notamment des travaux réalisés et de l’évolution du marché immobilier. Il sollicitait également la réparation du préjudice moral causé par la licitation elle-même, ainsi que la confirmation de la condamnation prononcée en première instance à raison de l’expulsion, qu’il considérait comme préméditée et brutale. De son côté, l’intimée a formé un appel incident afin de contester sa condamnation à indemniser l’expulsion, et de solliciter des dommages et intérêts pour procédure abusive, estimant que son ancien concubin avait multiplié les actions en justice dans le seul but de lui nuire.

Dans un arrêt du 15 janvier 2025 N° Lexbase : A54730R7, la cour d’appel de Lyon a confirmé le jugement dans son intégralité. Elle a d’abord écarté toute cause de nullité de l’acte de licitation, considérant que l’état de fragilité psychologique de l’appelant, médicalement constaté, n’était assorti d’aucune preuve de manœuvre de la part de l’intimée, susceptible de caractériser un vice du consentement au sens des articles 1130 N° Lexbase : L0842KZ9 et suivants du Code civil. La cour a également rejeté la demande en complément de part pour lésion, au motif que l’appelant ne prouvait pas que la valeur vénale du bien, au moment du partage, excédait de plus du quart la part qu’il avait effectivement reçue, ni que les travaux réalisés pouvaient fonder une créance valorisable contre l’indivision. La demande indemnitaire fondée sur le préjudice moral lié à la licitation a également été rejetée, en l’absence de faute imputable à l’intimée lors de la conclusion de l’acte.

La cour a aussi confirmé la condamnation de l’intimée à verser à l’appelant la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts. Elle a relevé que ce dernier avait été évincé du logement familial en dehors de toute procédure légale, à la suite d’un changement unilatéral des serrures et du dépôt de ses effets personnels à l’extérieur. Une telle éviction constitue une faute, au sens de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9. La cour a également confirmé le rejet de la demande fondée sur une prétendue procédure abusive, en considérant que les actions exercées par l’appelant ne revêtaient pas un caractère dilatoire ou malveillant.

Cet arrêt illustre les conditions de remise en cause d’un acte de licitation entre concubins. Entendue au sens strict, la licitation désigne la vente d’un bien par adjudication, ayant pour effet de mettre fin à l’indivision [1]. Entendue au sens large, la licitation peut être amiable et effectuée devant notaire. Elle constitue une modalité de partage, par laquelle un indivisaire rachète la part d’un autre, mettant ainsi fin à l’indivision du bien concerné [2]. Elle obéit aux règles de droit commun des contrats, et peut, à ce titre, être remise en cause pour vice du consentement, ou, dans certains cas, pour lésion. Cette dernière suppose toutefois la preuve d’un déséquilibre de plus du quart entre la valeur vénale du bien et la part reçue par l’indivisaire [3]. En l’espèce, la cour d’appel a estimé, à bon droit, que de telles preuves n’étaient pas rapportées.

Sur le terrain de la responsabilité, cette solution rappelle en filigrane la distinction entre la liberté de rompre une union de fait, inhérente au concubinage [4], et les circonstances de la rupture ; en l’espèce, les modalités d’éviction d’un ancien partenaire du logement familial sont susceptibles, en cas de faute, d’ouvrir droit à indemnisation. Le grief ne porte pas sur la rupture elle-même, mais sur l’expulsion brutale du domicile. Le prononcé de dommages et intérêts apparaît ici fondé, dans le cadre de la responsabilité délictuelle de droit commun, sur la réunion des trois conditions traditionnelles [5] : la faute, constituée par le recours à une éviction illégale et l’existence d’un préjudice moral, consécutif à cette éviction. Cet arrêt rappelle l’adage classique selon lequel la fin ne saurait justifier tous les moyens.

Par Aurore Camuzat

 

[1] G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, coll. « Quadrige », 14e éd., Paris, 2022, pp. 617-618.

[2] Ibid.

[4] P. Malaurie et H. Fulchiron, Droit de la famille, LGDJ, coll. « Droit civil », 7e éd., Paris, 2020, n° 283, p. 216.

[5] C. civ., art. 1240 N° Lexbase : L0950KZ9


Disparition d’un testament du fait du notaire dépositaire : absence de force majeure et exigence d’un écrit

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 20 mai 2025, RG n° 24/06838 N° Lexbase : B1628ABW

Mots-clefs : testament ; disparition ; preuve ; force majeure ; notaire.

Solution : La disparition d’un testament au sein de l’office du notaire dépositaire ne constitue pas un cas de force majeure permettant à la personne qui se prévaut de ses dispositions de prouver l’existence et le contenu de l’acte par tous moyens.

Portée : La personne se prévalant de sa qualité de légataire universelle à raison d’un testament ainsi perdu ne saurait voir sa demande de délivrance accordée.


La fille de la première épouse du de cujus a assigné la conjointe survivante et le procureur de la République aux fins d’envoi en possession en se prévalant de sa qualité de légataire universelle, et d’annulation du mariage in extremis contracté par son ex-beau-père. Le notaire en charge de la succession a informé la conjointe survivante de la perte, dans des circonstances indéterminées, du testament olographe rédigé par le de cujus.

Le 15 juin 2020, le tribunal judiciaire de Mâcon a débouté l’ex-belle-fille de sa demande, jugement partiellement infirmé le 24 mars 2022 par la cour d’appel de Dijon qui a ordonné l’envoi en possession. Elle s’est pour cela fondée sur les déclarations constantes et concordantes du notaire et des témoins qui suffisaient, selon elle, à établir la réalité du legs universel. Un pourvoi a été formé par la conjointe survivante. Par un arrêt du 3 juillet 2024 [1], la Cour de cassation a partiellement cassé l’arrêt d’appel sur ce point, en rappelant que l’envoi en possession d’un légataire universel est subordonné à une opposition et à l’absence d’héritier réservataire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, car le mariage entre le défunt et la conjointe survivante n’ayant pas été annulé, cette dernière a la qualité d’héritier réservataire. L’ex-belle-fille était donc tenue de demander la délivrance de son legs à la conjointe survivante.

La cour d’appel de Lyon a été amenée à statuer sur renvoi après cassation, sur la demande de délivrance du legs formulée par l’ex-belle-fille du défunt. Les juges du fond l’ont déboutée de cette demande, en raison de l’absence de preuve de l’existence et du contenu du testament au moyen d’un écrit.

Comme l’explique la Cour de cassation dans son arrêt du 3 juillet 2024, il convient de vérifier selon la présence ou non d’héritiers réservataires. Ce n’est que dans la seconde hypothèse que le légataire universel institué par un testament olographe est effectivement saisi ; dans la première, l’entrée en possession des biens légués est subordonnée à une demande de délivrance adressée aux héritiers réservataires. La délivrance a pour but la reconnaissance des droits du légataire par les héritiers saisis qui, par là même, peuvent assurer la police de l’hérédité[2]. La demande initiale d’envoi en possession formulée par l’ex-belle-fille du défunt se comprend, puisqu’elle était couplée à une demande d’annulation du mariage in extremis contracté par celui-ci. Si le mariage avait été annulé, l’ex-conjointe n’aurait plus eu la qualité d’héritier réservataire et, partant, elle aurait bénéficié de la saisine.

Après la cassation, l’ex-belle-fille du défunt a donc saisi la cour d’appel de renvoi pour obtenir la délivrance de son legs, en demandant aux juges de constater « l’existence irrévocable » du testament, « non remise en cause par la Cour de cassation » selon elle. La cour d’appel de Lyon réfute cette interprétation de l’arrêt du 3 juillet 2024 : il appartient à l’ex-belle-fille d’apporter la preuve de l’existence et du contenu du testament, afin d’obtenir la délivrance de son legs.

Le problème réside dans la disparition du testament dans des circonstances indéterminées. Pour apporter la preuve de l’existence et du contenu du testament, l’ex-belle-fille invoquait la force majeure entourant sa disparition. L’existence d’un cas de force majeure permet de contourner les règles probatoires de l’article 1359 du Code civil N° Lexbase : L1007KZC exigeant un écrit : la preuve peut être rapportée par tous moyens, selon l’article 1360 N° Lexbase : L1006KZB [3]. Pour démontrer cette force majeure, la requérante s’appuie sur les circonstances de la disparition du testament. Le notaire dépositaire en a donné lecture à l’épouse du défunt puis ne l’a pas remis dans le coffre-fort ; la disparition a été constatée quelques jours après ce rendez-vous et les recherches au sein de l’office ont été infructueuses. Le notaire a porté plainte pour vol contre la conjointe survivante, laquelle a été classée sans suite. Selon l’ex-belle-fille, cette disparition était donc extérieure à sa volonté, imprévisible et irrésistible.

Néanmoins, ces arguments ne convainquent pas la cour d’appel de Lyon qui rejette l’existence d’un cas de force majeure, conformément à l’approche stricte qui guide les juridictions pour empêcher toute fraude [4]. Il en résulte que la preuve par l’ex-belle-fille du contenu du testament est sans effet. L’inscription au fichier central des dispositions de dernières volontés du testament est également sans importance : si elle atteste de l’existence du testament, il n’en est rien concernant le contenu du testament et, dans tous les cas, l’admission de ce mode de preuve reste subordonnée à la démonstration préalable d’un cas de force majeure.

Cette position peut sembler surprenante au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation qui a déjà retenu la force majeure dans l’hypothèse de la perte d’un testament [5]. Dans cette espèce, pourtant, le testament n’avait pu être retrouvé à la suite du décès de l’expert graphologue auquel il avait été remis par le notaire dépositaire. Les faits sont bien différents dans l’espèce commentée, puisque la disparition de l’acte résulte du comportement du notaire qui, de toute évidence, a été négligent. La condition d’extériorité est bien remplie, la disparition étant le fait d’un tiers [6] qui n’entretient pas de lien avec le légataire [7]. C’est la condition d’imprévisibilité qui semble donc manquer pour caractériser la force majeure. Dans une autre espèce, la Cour de cassation n’était saisie que de la nécessité de rapporter la preuve de l’authenticité de l’écriture du défunt dans le cadre de la perte du testament par le notaire dépositaire [8]. Reste que la jurisprudence de la cour d’appel d’Orléans qui, dans cette affaire, a retenu le cas de force majeure, aurait pu être suivie par la cour d’appel de Lyon.

L’ex-belle-fille voit donc s’envoler son héritage, malgré la preuve de la réalité de ses droits. À elle d’attaquer en justice le notaire négligent afin d’engager sa responsabilité civile et espérer obtenir une compensation financière.

Par Margot Musson

 

[1] Cass. civ. 1, 3 juillet 2024, n° 22-17.175, F-D N° Lexbase : A35515NT

[2] Ch. Vernières, Chapitre 245 – Transmission et administration de la succession : saisine, in Dalloz action Droit patrimonial de la famille, 2025/2026 (dir. M. Grimaldi), Dalloz, 2025, n° 246.21 et s.

[3] V. Rép. civ. Dalloz, Preuve, n° 113

[4] G. Lardeux, Rép. civ. Dalloz, Preuve : modes de preuve, n° 113

[5] Cass. civ. 1, 31 mars 2016, n° 15-12.773, F-P +B N° Lexbase : A1479RBE

[6] G. Lardeux, Rép. civ. Dalloz, Preuve : modes de preuve, n° 1370

[7] contra : Cass. civ. 1, 12 novembre 2009, n° 08-17.791, FS-P+B+I N° Lexbase : A9953EML, lorsque la perte du testament est le fait du notaire du légataire

[8] Cass. civ. 1, 2 mars 2004, n° 01-16.001, FS-P N° Lexbase : A3976DBU

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