Cahiers Louis Josserand n°7 du 29 juillet 2025 : Droit transitoire

[Doctrine] Office et méthodes du juge face au ‘vide transitoire’ - Illustration pratique

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par Blandine Mallet-Bricout, Professeure des universités, Avocate générale en service extraordinaire à la Cour de cassation

le 01 Août 2025

« Loi versus décret d’application, qui l’emporte ? Le décret d’application, dont l’absence prolongée aboutit à paralyser la loi avant de pousser à son abrogation ? La loi, qui seule est finalement compétente pour décider de cette disparition, ou la refuser ? » [1]. En définitive, c’est bien au juge qu’il revient de trancher cette question inconfortable, celle du mouvement du droit sur un seul pied, lorsque le législateur et le pouvoir réglementaire n’ont pas, de concert, géré la mise en œuvre concrète du nouveau droit. La situation juridique crée alors, nécessairement, une période de droit transitoire, dans l’attente de l’harmonie de l’ensemble. Un droit transitoire qui repose, de fait … sur un "vide transitoire".

C’est pour porter un regard de praticien que j’ai été conviée à participer à cette réflexion sur le droit transitoire. En l’occurrence le regard du juge, dont on connaît la mission première, qui est celle d’appliquer la loi à l’espèce considérée, et sa mission subsidiaire, particulièrement importante à la Cour de cassation, qui est d’interpréter la loi, voire de combler le vide législatif, lorsque c’est nécessaire.

Si le législateur règlemente de manière claire et complète le droit transitoire applicable dans l’hypothèse d’une succession de lois dans le temps, le juge peut se contenter d’en faire l’application, ce qui devrait constituer une situation normale tant la question du rapport au temps des textes de loi est importante. Dans nombre d’hypothèses, toutefois, le droit transitoire n’est justement pas abordé ou pas précisément réglementé par le législateur.

La mission du juge est alors tout autre, lorsque la succession de textes fait naître des interrogations qui n’ont pas été levées par le législateur. Les grands principes posés dans le Code civil, éclairés notamment par le doyen Roubier, peuvent aider à élaborer des solutions, mais il faut bien reconnaître qu’ils suscitent plus de questions sans doute qu’ils n’en résolvent. Et le constat est accentué par la problématique de l’articulation de normes (entendues au sens large) qui n’ont pas une portée juridique identique en droit interne, ou encore par la problématique de la hiérarchie des normes et de l’intrusion dans ce schéma (notamment) de normes européennes.

Dans de tels cas, des considérations théoriques se mêlent à des enjeux pratiques ; il revient au juge (in fine à la Cour de cassation) de trancher, en fonction, aussi, des conséquences économiques ou sociétales des solutions envisageables. La mise en œuvre, par le juge, des règles de droit transitoire a ainsi pour vocation de participer à la recherche du juste, puisque le législateur n’est pas allé au bout en laissant le droit en suspens durant une période transitoire.

Afin de répondre à une suggestion des organisateurs du colloque, je propose d’illustrer certaines difficultés rencontrées par le juge et la façon dont il peut raisonner, à l’aide d’un exemple concret tiré de dossiers dont j’ai eu à connaître au sein de la première chambre civile. Les difficultés résultent d’une insoutenable attente, celle de mesures réglementaires d’application de la loi. J’aurais pu également envisager une autre attente tout aussi problématique, celle d’une loi de transposition d’une directive européenne. Cette hypothèse a donné lieu à un bel arrêt de la première chambre civile rendu le 25 mai 2023 [2], qui porte sur les limites de l’interprétation conforme à une directive non transposée, en matière de prescription. Dans les deux cas, la lenteur de l’institution tenue de rédiger les textes attendus, qu’il s’agisse du pouvoir réglementaire ou du Parlement, est à l’origine d’un vide juridique sur toute la période où le texte aurait dû exister … mais n’existe pas. [3]

La doctrine fait souvent le constat des redoutables conséquences d’une telle carence, qui reporte sur les épaules du juge la responsabilité de décider alors quel est le droit applicable, ce qui implique même dans certains cas de déterminer sa substance, voire de fixer des conditions contractuelles, ce qui n’est pas a priori son rôle. [4]

La problématique du droit transitoire est éminemment liée à celle du temps. Mais le temps du législateur (au sens large) n’est pas celui du justiciable ni celui de la justice. Le juge devra bien se saisir de la question soulevée par le justiciable, sans avoir la possibilité de reporter sa décision dans l’attente du texte espéré – parfois durant des années. Ce serait sinon un déni de justice. On l’aura compris, le temps du droit est à géométrie variable, selon que l’on s’adresse au juge ou au législateur, le premier devant pallier les lenteurs ou les hésitations du second.

L’illustration qui va suivre sera sans doute plus évocatrice que ces quelques réflexions introductives. Il s’agit d’évoquer le rôle du juge dans l’attente d’une « mesure d’application de la loi » au sens de l’article 1er du Code civil N° Lexbase : L3088DYZ.

Il arrive assez régulièrement que le législateur prévoit, pour l’application du nouveau texte, ou au moins de certaines dispositions de la loi nouvelle, une ou des mesures d’application, au sens de l’article 1er alinéa 1er du Code civil, lequel dispose : « Les lois et, lorsqu’ils sont publiés au Journal officiel de la République française, les actes administratifs entrent en vigueur à la date qu’ils fixent ou, à défaut, le lendemain de leur publication. Toutefois, l’entrée en vigueur de celles de leurs dispositions dont l’exécution nécessite des mesures d’application est reportée à la date d’entrée en vigueur de ces mesures. » [5].

La jurisprudence admet, si le législateur n’a pas expressément réglé la question, que ce n’est que lorsqu’une mesure d’application est indispensable pour la mise en œuvre de la loi que l’entrée en vigueur de celle-ci peut être retardée. Mais les critères du caractère indispensable ou non de la mesure d’application ne ressortent pas clairement de la jurisprudence : le juge dispose manifestement d’une marge d’appréciation en ce domaine, en fonction de la situation précisément visée par la loi concernée. [6] La lecture des décisions et de leurs travaux préparatoires rend compte en réalité de multiples critères d’appréciation : respect d’une exigence constitutionnelle, référence au droit commun en matière civile, recherche de l’intention du législateur, simple affirmation de l’autosuffisance du texte, etc. Aucune méthodologie particulière n’est suivie, ce qui laisse toute latitude au juge pour apprécier chaque situation [7].

On voit bien ici à la fois la gêne et la faille de la jurisprudence : le juge doit pallier le silence du législateur sur l’éventuel report de l’entrée en vigueur de la loi à la date où la mesure d’application est prise et, pour cela, il doit décider seul si cette mesure présente ou non un caractère indispensable pour appliquer le texte ou la disposition législative concernée. Une véritable étude du texte nouveau est alors nécessaire : le contexte dans lequel il a été voté, ses objectifs, la possibilité ou non, concrètement, d’appliquer la loi sans la mesure d’application, etc. L’exercice est périlleux et l’on ne peut que souligner l’importante insécurité juridique que génère une telle situation, car le juge aura alors pour mission de décider si le texte nouveau est d’application immédiate, ou bien inapplicable dans l’attente de la mesure d’application, ce qui renvoie alors la situation juridique au droit antérieurement applicable. 

Une telle hypothèse a donné lieu à trois arrêts rendus par la première chambre civile le 8 mars 2023 [8], qui illustrent bien la difficulté pour le juge de déterminer l’intention du législateur.

La situation juridique est assez technique et relève du droit de la propriété intellectuelle. Il s’agissait de déterminer le montant et les modalités de la rémunération due par des webradios à la Société civile des producteurs phonographiques (la SCPP), qui est un organisme de gestion collective des droits de plus de trois mille producteurs de phonogrammes [9]. Les webradios concernées dans ces trois arrêts sont des radios qui éditent des programmes musicaux accessibles uniquement sur internet, sur des sites tels que RFM.fr, NRJ.fr, nostalgie.fr, virginradio.fr. À ce titre, elles doivent rémunérer les producteurs de phonogrammes via la SCPP, qui gère leur répertoire. Un « contrat général d’intérêt commun » avait ainsi été conclu entre la SCPP et chacune des webradios afin de déterminer les conditions, notamment financières, de l’utilisation des phonogrammes. Mais afin de favoriser le développement des webradios et de simplifier la question de la rémunération des producteurs de phonogrammes, l’article 13 de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine N° Lexbase : L6098MSN, publiée au Journal officiel le 8 juillet 2016, a étendu aux webradios la licence légale qui était jusque-là instituée au seul bénéfice des services de radiodiffusion par voie hertzienne terrestre.

Concrètement, cette loi a dispensé les éditeurs de webradios d’avoir à solliciter l’autorisation préalable des sociétés de gestion collective de producteurs de phonogrammes pour la diffusion des phonogrammes relevant de leur répertoire. Cette diffusion est désormais soumise à une licence légale, prévue par le Code de la propriété intellectuelle (art. L214-1 et suivants du CPI N° Lexbase : L2489K93) dont la « rémunération équitable » est la contrepartie. Or – et l’on en vient au cœur du problème – le Code prévoit que la "rémunération équitable" est fixée soit « par des accords spécifiques à chaque branche d’activité entre les organisations représentatives des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et des personnes utilisant les phonogrammes », soit, à défaut d’accord, par une commission administrative ad hoc. [10]

La loi du 7 juillet 2016 N° Lexbase : L6098MSN ne comporte malheureusement aucune disposition relative à la date d’entrée en vigueur de l’article 13, alors que le législateur a pris soin de fixer des dispositions transitoires pour plusieurs autres articles de la loi. Cette loi ne prévoit pas, de manière expresse, le report de l’entrée en vigueur de l’article 13 à la publication ultérieure d’un texte ou d’une mesure d’application. Or les modalités de la « rémunération équitable » ont finalement été fixées, sous la forme d’un barème, plus de trois ans après la publication de la loi, qui avait étendu aux webradios le mécanisme de la licence légale [11]

Que s’est-il alors passé durant tout ce temps ? Les webradios ont décidé de ne pas renouveler les « contrats généraux d’intérêt commun » précédemment conclus avec la SCPP, se considérant désormais soumises à la licence légale instaurée par la loi du 7 juillet 2016, article 13 N° Lexbase : L6098MSN. Elles ont poursuivi la diffusion de phonogrammes, tout en provisionnant des sommes en vue du règlement de la rémunération des producteurs dès la mise en œuvre des modalités de « rémunération équitable » établies sur le fondement des articles L214-3 N° Lexbase : L9489LB3 et L214-4 N° Lexbase : L2487K9Y du CPI.

Les webradios ont ainsi créé un « vide de rémunération » en quelque sorte, sur une période de trois années, en écho au vide textuel : elles n’ont réglé aucun droit aux producteurs au titre de la licence légale (faute de barème), et n’ont pas davantage versé de droits sur le fondement de la règle fondamentale en propriété intellectuelle de l’autorisation préalable à toute diffusion de phonogrammes, qui prévalait jusqu’à cette évolution législative. Pour la SCPP, elles se sont placées dans une situation de contrefacteurs, en diffusant des œuvres sans aucune autorisation : ni licence légale, ni « contrat général d’intérêt commun ». On comprend l’importance de l’enjeu dans ces espèces : menace de contrefaçon d’un côté, espérance du bénéfice de la « rémunération équitable » de l’autre, qui comme son nom le laisse pressentir, est plus intéressante pour les webradios, parce qu’elle est déterminée selon un barème légal fixe plutôt que négocié (difficilement) avec la société de gestion collective des droits des producteurs.

Comment le juge peut-il alors raisonner dans une telle situation ? Quels éléments de réflexion peut-il prendre en considération, afin de décider si une disposition législative pouvait être appliquée immédiatement ou bien s’il n’y avait d’autre choix que d’attendre la mesure d’application (en l’occurrence un barème) … durant trois ans ?

Le juge peut s’appuyer sur des arguments de légistique :

  • Regarder les travaux préparatoires de la loi de 2016, mais il n’y avait en l’espèce aucun indice.
  • Adopter un raisonnement a contrario en constatant que si le législateur a prévu des dispositions transitoires pour certains articles de la loi et aucune pour l’article 13, cela peut signifier qu’il n’a pas souhaité retarder l’entrée en vigueur de cette disposition, d’autant plus que l’on peut supposer que le législateur avait conscience qu’un certain temps serait nécessaire pour fixer le barème. Mais l’argument paraît assez faible, car c’est justement dans le silence de la loi que le juge doit prendre le relais pour déterminer si la mesure d’application est ou non indispensable.
  • Observer que la décision prise en novembre 2019 par la commission ad hoc pour fixer (enfin !) le barème prévoit sa propre entrée en vigueur au 1er décembre 2019, sans qu’aucun effet rétroactif de l’application du barème n’ait été prévu par la commission (et pas davantage par le législateur en 2016). C’est un indice, mais qui peut sembler faible, car là encore déduit d’un silence.

Le juge peut aussi tenter de s’appuyer sur la jurisprudence relative au caractère indispensable ou non des mesures d’application, mais celle-ci est plutôt rare et difficile à interpréter [12]. Parfois même, la Cour de cassation procède par affirmation, sans motiver son choix [13].

Dans l’esprit du dialogue des juges, qui peut aussi guider le juge judiciaire saisi d’une difficulté, il peut être judicieux de se tourner vers la jurisprudence du Conseil d’État. Un arrêt du Conseil d’État rendu en 2015 [14] pouvait constituer une source d’inspiration, s’agissant d’une hypothèse comparable. La décision concernait une loi relative au financement des EPHAD, qui prévoyait qu’un texte d’application devait préciser les modalités de calcul du forfait global versé à ces établissements. Dans son arrêt, le Conseil d’État a souligné que cette loi restait inapplicable en l’absence de ces modalités et que « la tarification des établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes restait régie par les règles existantes ». Appliquée à notre espèce, cette solution permettait d’envisager que les « contrats généraux d’intérêt commun » conclus par les webradios pouvaient être poursuivis et renouvelés en attendant le barème.

Le juge peut également étudier le contexte juridique du texte en question, afin d’en tirer le cas échéant quelque argument technique. Pour ces espèces, il était possible de soulever un argument de droit des obligations : la licence légale accordée aux webradios est en effet une licence à caractère onéreux, qui impose donc l’existence d’une contrepartie sous la forme d’une rémunération au profit des artistes-interprètes et des producteurs. Or sauf accord contraire des parties, le paiement d’une obligation (son exécution volontaire) est effectué immédiatement si l’obligation ne comporte pas de terme [15]. Sur la base d’un tel principe, le paiement de la rémunération doit avoir lieu dès l’exécution de la diffusion des phonogrammes mis à disposition, le législateur n’ayant prévu aucun report du paiement ou autre modalité particulière de paiement dans le cadre de cette licence.

Or la cour d’appel, dans ces trois espèces, avait distingué, à mon sens artificiellement, le droit à rémunération équitable des modalités de détermination de cette rémunération, ce qui lui avait permis de conclure que l’absence de barème ne rendait pas impossible l’exécution de la loi et qu’il revenait au juge judiciaire de « fixer les indemnités compensatrices dues au titre des exploitations relevant de la licence légale ». Où l’on voit que le juge peut aller très loin dans l’interprétation de l’articulation entre loi et mesures d’application, au point de fixer lui-même la rémunération due pendant trois ans !

Dans cette recherche de la solution la plus juste, le juge peut également s’intéresser aux effets concrets des différentes alternatives. En l’espèce, un argument de l’absurde, en quelque sorte, pouvait être relevé : si l’on allait au bout du raisonnement de la cour d’appel, que se passerait-il alors si le texte ou la mesure d’application ne survenait … jamais ? Ce n’est malheureusement pas une hypothèse d’école : nombre de lois n’ont jamais pu être concrètement appliquées dans l’attente de la parution d’un décret ou d’une mesure d’application qui ne venait pas, ce que la doctrine a pu dénoncer comme « ces lois qui sont là sans y être » [16]… À suivre le raisonnement des webradios, ce n’est pas pendant trois ans que les producteurs n’auraient pas été rémunérés, mais alors éternellement. Et la provision des sommes n’y aurait rien changé. N’est-ce pas totalement contraire à l’équilibre d’une licence légale accordée à titre onéreux ?

Cette remarque amène enfin, au-delà de ces considérations proprement juridiques ou de raisonnement logique, à s’intéresser à l’équilibre économique de la relation entre les parties, en l’occurrence les webradios et les producteurs, via la société de gestion collective des droits. À nouveau, c’est bien par défaut que le juge se trouve contraint d’évaluer un tel équilibre, déterminé par les parties dans le cadre des « contrats généraux d’intérêt commun », ou bien par le législateur dans le cadre de la « rémunération équitable » imposée aux parties [17]

Pour se faire une idée des enjeux de l’espèce et de l’équilibre global des relations, le juge doit alors élargir son angle de vue. Au sein de la Cour de cassation, le parquet général assure à cet égard un rôle important, par les consultations qu’il peut initier et par ses recherches sur le contexte et les enjeux économiques ou sociétaux du dossier sur lequel il doit rendre un avis [18]

En l’espèce, on pouvait relever que l’équilibre économique de l’industrie des œuvres musicales ne pouvait être préservé que grâce au versement des rémunérations par les diffuseurs de phonogrammes. La rémunération des producteurs dépendait donc du versement de la contrepartie due par les webradios, la SCPP ne faisant pas l’avance de cette rémunération. Et l’on pouvait douter que le caractère rétroactif de cette rémunération, qui relève de la fiction juridique, puisse suppléer les effets concrets du retard de paiement. D’autant plus que le même type de mécanisme existe pour la rémunération des artistes-interprètes, et l’on sait que la question de la rémunération des acteurs de la culture musicale est, de manière plus générale, un sujet sensible. Quels que soient les acteurs concernés de l’industrie musicale [19], attendre x années le versement de leurs droits via des sociétés de gestion collective, dans l’espérance de la publication d’un barème, n’est pas neutre. De plus, les webradios, en l’espèce, ne pouvaient être considérées comme des parties faibles, dans la mesure où elles font partie de solides groupes radiophoniques. La base contractuelle antérieure permettait ainsi, sans difficulté a priori, de faire la transition entre l’entrée en vigueur de la loi, le 9 juillet 2016, et l’entrée en vigueur du barème, le 1er décembre 2019. [20]

On l’aura compris, le raisonnement adopté pouvait tenir lieu de précédent pour l’interprétation de dispositifs législatifs similaires, le cas échéant, et notamment pour les artistes-interprètes.

Quelle fut alors la solution adoptée par la Cour de cassation dans ses trois arrêts du 8 mars 2023 ? La première chambre civile a interprété le silence du législateur sur les dispositions transitoires dans l’article 13 de la loi du 7 juillet 2016 N° Lexbase : L6098MSN, pour considérer que la rémunération équitable n’était pas subordonnée à la publication d’un décret d’application. Elle a jugé alors que « le droit à rémunération équitable, contrepartie de la licence légale, trouvait à s’appliquer au bénéfice des titulaires de droits, quand bien même le barème de rémunération et les modalités de versement de la rémunération n’auraient pas encore été établis, […] et qu’en conséquence l’article 13 de la loi du 7 juillet 2016 était entré en vigueur, par application des dispositions de l’article 1er du Code civil, le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel, soit le 9 juillet 2016. ». Bien que rendus en formation de section [21], les trois arrêts n’ont toutefois pas été publiés. Peut-être la première chambre civile a-t-elle considéré qu’il ne fallait pas créer de précédent, sur cette question toujours très délicate des « mesures d’application » au sens de l’article 1er du Code civil N° Lexbase : L3088DYZ. Peut-être aussi a-t-elle opté pour la solution de l’application immédiate de la loi en dépit de l’absence de barème, car le barème avait été entre-temps publié. Si tel n’avait pas été le cas, la Cour de cassation aurait-elle rendu la même solution, c’est-à-dire décidé l’application immédiate d’un texte, alors même que sa mise en œuvre concrète était impossible ?

À la recherche du juste, lorsque le droit transitoire n’a pas été déterminé dans la loi, le juge peut ainsi se saisir d’un ensemble d’éléments de réflexion ; et l’on voit, au bout du chemin, que ce qui est juste pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres. Le juge ne peut que se joindre aux appels de la doctrine à l’égard du législateur et du pouvoir réglementaire [22], pour que ceux-ci ne laissent pas s’installer de telles situations d’attente des mesures d’application, hors délai raisonnable – voire hors délai prévu par la norme juridique elle-même [23]. En tout état de cause, le vide juridique durablement laissé par le législateur ne pourra qu’être imparfaitement comblé par le juge. Imparfaitement, car le juge devra alors nécessairement trancher entre des intérêts contradictoires en recourant à des procédés en quelque sorte contre nature, comme ces espèces l’illustrent bien. Quelle alternative était ouverte en définitive à la Cour de cassation ? La Haute cour pouvait soit aller dans le sens, durant la période transitoire, d’un forçage de contrats précédemment conclus, mais non renouvelés entre les parties ; soit consacrer une lecture très abstraite de la loi nouvelle avec une perspective rétroactive qui ne pouvait se justifier qu’en raison du temps de la procédure judiciaire… et de la survenance, entre-temps, de la mesure d’application attendue.

 
*Le style oral est conservé dans cette contribution.

[1] P. Deumier, Loi vs/ décret d’application, RTD civ., 2011, p. 499.

[2] Cass. civ. 1, 25 mai 2023, n° 21-23174 N° Lexbase : A84622RT. Pour une analyse détaillée, voir les travaux préparatoires de l’arrêt sur le site Judilibre de la Cour de cassation.

[3] Voir notamment les observations du professeur Libchaber, qui relève « le penchant de l’exécutif pour une certaine abstention, empêchant ainsi la loi incomplète de s’appliquer en posant un "veto suspensif à l’entrée en vigueur des lois" » (R. Libchaber, RTD civ., 1998, p. 788).

[4] La professeure P. Deumier souligne à cet égard une importante insécurité juridique, car « dans l’attente de ces décisions, il sera parfois difficile de prédire si un texte nouveau sera considéré comme auto applicable ou jugé inapplicable, faute de mesure d’exécution » (Introduction générale au droit, LGDJ, 4e éd., 2017, n° 261).

[5] L’article 1er alinéa 1er du Code civil N° Lexbase : L3088DYZ, modifié en 2004, reprend une jurisprudence ancienne et stable (V. Cass. soc., 22 mars 1989, Bull. civ. V, n° 242).

[6] Voir, par exemple, Cass. soc., 10 octobre 2018, n° 17-10248, FS-P+B N° Lexbase : A3334YGL ; Cass. civ. 2, 11 juillet 2019, n° 17-27540,FS-P+B+I N° Lexbase : A3413ZKM ; Cass. civ. 2, 21 juin 2012, n° 11-20578, FS-P+B N° Lexbase : A4890IPS.

[7] La doctrine relève ainsi, à l’aide d’exemples, l’absence de tendance jurisprudentielle en faveur ou en défaveur du report de l’entrée en vigueur de la loi (Voir notamment J-P. Gridel, Effectivité du droit à rémunération des titulaires de droits voisins, D., 2001, p. 2969, partie II).

[8] Cass. civ. 1, 8 mars 2023, n° 21-24087, FS-D N° Lexbase : A29239HQ, n° 21-24088, FS-D N° Lexbase : A28679HN et n° 21-24070, FS-D N° Lexbase : A28589HC.

[9] À ce titre, elle autorise pour le compte de ses adhérents la reproduction, la mise à la disposition du public et la communication à celui-ci des phonogrammes et collecte les droits à rémunération prévus par les dispositions de l’article L213-1 du Code de la propriété intellectuelle N° Lexbase : L3318ADA, en contrepartie de ces exploitations.

[10] Sur les modalités (complexes) de la rémunération, voir la Décision du 7 novembre 2019 de la commission prévue à l’article L214-4 du Code de la propriété intellectuelle, JO 29 novembre 2019.

[11] Aucun accord spécifique n’est intervenu entre la SCPP et les webradios, et la commission ad hoc dédiée aux services de radios sur internet, prévue par défaut à l’article L214-4 du CPI N° Lexbase : L2487K9Y, n’a été créée par arrêté ministériel que le 13 février 2017 ; sa décision arrêtant le barème et les modalités de rémunération a été adoptée le 7 novembre 2019, soit plus de trois ans après l’entrée en vigueur de la loi du 7 juillet 2016.

[12] Cf. les références citées supra note 7.

[13] Voir Cass. civ. 2, 11 juillet 2019, précité.

[14] CE, 25 novembre 2015, n° 380708 N° Lexbase : A0972NYN.

[15] Voir J. François, Les obligations, Régime général, in Traité de droit civil (dir. C. Larroumet), Economica, 6e éd., 2022, p. 17.

[16] Selon l’expression de P. Deumier, art. cit. (« Les juridictions composent comme elles peuvent avec ces lois qui sont là sans y être »).

[17] À cet égard (autre manifestation du dialogue des juges), une décision QPC du Conseil constitutionnel, relative au dispositif mis en place par la loi du 7 juillet 2016 N° Lexbase : L6098MSN à l’égard des radios, pouvait donner quelques pistes de réflexion (C. constit., 4 août 2017, n° 2017-649 QPC N° Lexbase : A2518WPX).

[18] Selon l’article L432-1 alinéa 3 du Code de l’organisation judiciaire N° Lexbase : L2547LBX, le procureur général près la Cour de cassation (et par délégation, les avocats généraux) « rend des avis dans l’intérêt de la loi et du bien commun. Il éclaire la cour sur la portée de la décision à intervenir ».

[19] La solution retenue était amenée à s’appliquer tout aussi bien à la SCPP, qui défend les droits de très gros producteurs qu’à la SPPF, qui gère les droits de producteurs indépendants plus modestes, ou encore aux organismes de gestion collective des droits des artistes-interprètes, qui relèvent eux aussi de l’article L214-1 du CPI N° Lexbase : L2489K93 et donc de la licence légale.

[20] C’était le sens de l’avis rendu par l’avocat général de la Cour de cassation dans ces dossiers.

[21] Soit un délibéré d’une dizaine de magistrats.

[22] Un auteur résumait déjà sévèrement la situation en 2001, à propos de la rémunération équitable des producteurs et artistes-interprètes : « Proclamer un droit ou une liberté est une chose, aménager des mécanismes de mise en œuvre fonctionnant de façon effective, harmonieuse et continue en est une autre. Parfois, la satisfaction déduite du seul effet d’annonce, les situations catégorielles impliquées, les diverses inerties jouent leurs rôles immobilistes, préparant alors les lendemains qui déchantent, les situations ubuo-kafkaïennes, et, pour finir, la perte de crédibilité du droit. » (J-P. Gridel, Effectivité du droit à rémunération des titulaires de droits voisins, D., 2001, p. 2969).

[23] Mme la députée Untermaier, lors du colloque, suggérait à cet égard que le Parlement « travaille sur le contrôle des textes réglementaires attendus ».

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