Lexbase Droit privé n°554 du 16 janvier 2014 : Propriété

[Chronique] Chronique de droit des biens - Janvier 2014

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par Guillaume Beaussonie, Maître de conférences en droit privé à l'Université François-Rabelais-Tours (CRDP-EA 2116 ; IEJUC-EA 1919), et Séverin Jean, Maître de conférences à l'Université Toulouse 1-Capitole (IEJUC-EA 1919)

le 16 Janvier 2014

Lexbase Hebdo - édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique trimestrielle en droit des biens, tenue par Guillaume Beaussonie, Maître de conférences en droit privé à l'Université François-Rabelais-Tours (CRDP-EA 2116), et Séverin Jean, Maître de conférences à l'Université Toulouse 1-Capitole (IEJUC-EA 1919). Au sommaire de cette nouvelle chronique de droit des biens, on retrouve classiquement le droit des servitudes, que celui-ci concerne le fonds d'un particulier (Cass. civ. 3, 15 octobre 2013, n° 12-19.563, F-P+B) ou, de façon moins orthodoxe, un monument historique (Cass. crim., 11 décembre 2013, n° 12-11.519, FS-P+B). Tout aussi classiquement, on constate une fois de plus qu'une expropriation peut poser des problèmes d'indemnisation (Cass. civ. 3, 4 décembre 2013, n° 12-28.919, FS-P+B). Quant à la privation de propriété à l'issue d'un procès pénal (peine de confiscation), la Chambre criminelle opère un rappel de bon sens (Cass. crim., 5 décembre 2013, n° 12-87.940, F-P+B). Enfin, dans un arrêt très original, la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur la nature juridique des sépultures (Cass. civ. 2, 17 octobre 2013, n° 12-23.375, F-P+B). I - Servitude et indemnisation
  • Lorsqu'une servitude de passage procède de la division conventionnelle d'un fonds, les propriétaires du fonds servant peuvent bénéficier d'une indemnité à la condition de ne pas avoir renoncé dans l'acte de partage à ladite indemnité (Cass. civ. 3, 15 octobre 2013, n° 12-19.563, F-P+B N° Lexbase : A1050KN9)

Lorsque le propriétaire d'un fonds ne dispose pas d'issue sur la voie publique ou lorsque celle-ci est insuffisante, il est en droit de solliciter une servitude pour cause d'enclave prévue aux articles 682 (N° Lexbase : L3280AB4) à 685-1 du Code civil. Plus encore, lorsque la servitude de passage relève de l'article 682 du code précité -sorte de droit commun-, le propriétaire du fonds servant peut obtenir en sus "une indemnité proportionnée au dommage [qu'il subit]". En revanche, lorsque le passage est fixé eu égard aux dispositions de l'article 684 du même code (N° Lexbase : L3282AB8), il semblait difficile d'admettre une telle indemnisation, faute d'être prévue par ce texte. Pourtant, la Cour de cassation, par un arrêt du 15 octobre 2013, autorise le propriétaire du fonds servant à obtenir ladite indemnité.

En effet, à la suite de la division, par partage, d'un fonds unique, le propriétaire de l'un des deux terrains issus de la division assigna les propriétaires, ainsi que le syndicat des copropriétaires de l'autre terrain, en fixation d'un droit de passage sur le fondement de l'article 684 du Code civil. La cour d'appel de Bastia, par un arrêt du 21 mars 2012, après avoir confirmé la fixation du droit de passage, rejeta la demande d'indemnisation formée par les propriétaires du fonds servant, au motif que l'obligation d'indemnisation n'existe que pour la servitude de passage résultant de l'état d'enclave prévue par l'article 682 du code précité. Dès lors, les magistrats du Quai de l'Horloge devaient s'interroger sur la possibilité d'allouer une indemnité sur le fondement de l'article 684 du Code civil. Ces derniers, au visa des articles 682 et 684 du même code, acceptèrent d'indemniser les propriétaires du fonds servant dans la mesure où "l'acte de partage n'avait pas pour effet de modifier le fondement légal de la servitude et ne contenait aucune renonciation [...] à la perception d'une indemnité".

On sait que l'article 684 du Code civil permet au propriétaire du fonds dominant, lorsque l'état d'enclave résulte de la division conventionnelle d'un fonds, de demander un passage, à la condition que celui-ci intervienne sur les terrains qui ont fait l'objet de la division. Cette disposition procéderait de deux idées : d'une part, il y aurait une sorte de garantie d'éviction entre les parties à l'acte de division, à l'image de celle prévue par l'article 1615 du Code civil (N° Lexbase : L1715AB7), mais qui jouerait au-delà de la vente, puisque la division peut procéder, par exemple, d'un échange ; d'autre part, il ne faut pas oublier, qu'à l'origine, le fonds disposait d'un accès à la voie publique, de sorte qu'il est fort naturel que les tiers à l'acte de division ne subissent pas de servitudes sur leurs terrains. Effectivement, à l'image de l'effet relatif des conventions, il apparaît logique de faire supporter exclusivement une telle charge sur l'une des parcelles issues de la division conventionnelle. Au-delà de l'essence de l'article 684 du code précité, on pourrait parfaitement adhérer à l'analyse de la cour d'appel.

A priori, on aurait ainsi pu penser que la servitude était d'origine conventionnelle, puisqu'elle procédait d'un acte de division d'un fonds unique. Dès lors, on peut comprendre le raisonnement des juges du fond qui refusèrent d'allouer une indemnité au profit des propriétaires du fonds servant au motif que seule la servitude de passage résultant de l'état d'enclave prévu par l'article 682 du Code civil ouvrait droit à indemnisation. Pourtant, les magistrats du Quai de l'Horloge battent en brèche cette analyse, considérant que l'acte de partage n'avait pas pour effet de modifier le fondement légal de cette servitude. En d'autres termes, les servitudes des articles 682 et 684 du code précité sont d'origine légale. En réalité, la nature légale de la servitude instituée par l'article 684 du Code civil n'est pas une nouveauté, puisque, depuis 1976 (1), la jurisprudence n'a pas cessé d'aller en ce sens (2). En se positionnant ainsi, la Cour de cassation offre la possibilité au propriétaire du fonds servant de demander au propriétaire du fonds dominant la perception d'une indemnité à l'image de celle instituée par l'article 682 du Code civil. Autrement dit, le jeu de l'article 684 du code précité permet au propriétaire du fonds servant de bénéficier des dispositions de l'article 682 du même code et notamment d'une indemnité.

En définitive, dès lors que le principe de l'indemnité est acquis, il ne reste plus qu'à en déterminer sa nature. Or, à cet égard, il n'y a pas de raison de considérer qu'elle doit s'entendre par référence à l'article 682 du Code civil. Ainsi, il est raisonnable d'estimer qu'elle devra être proportionnée au préjudice -mais rien qu'au préjudice- subi par le propriétaire du fonds servant. Reste que les magistrats du Quai de l'Horloge prennent soin de préciser que l'acte de partage ne contenait aucune renonciation des propriétaires du fonds servant à la perception d'une indemnité. Cette précision laisse entendre que la Cour de cassation reconnaît implicitement que l'indemnisation -contrairement à l'établissement de la servitude elle-même- relève du contrat. Aussi, il semblerait parfaitement possible de prévoir préalablement dans l'acte de division que le propriétaire du fonds servant renonce à toute indemnité.

Séverin Jean

II - Sépulture et commerce juridique

  • L'existence d'une sépulture n'a pas pour effet de rendre inaliénable et incessible la propriété dans laquelle celle-ci est située, la vente de cette dernière étant possible à la condition qu'il en soit fait mention dans le cahier des charges et qu'un accès soit réservé à la famille (Cass. civ. 2, 17 octobre 2013, n° 12-23.375, F-P+B N° Lexbase : A1010KNQ)

Une saisie immobilière peut-elle porter sur un fonds sur lequel se trouve une sépulture ? Si oui, est-il possible de procéder à son adjudication judiciaire ? Si oui, à quelles conditions ? Si l'on en croit l'arrêt rendu par la Cour cassation le 17 octobre 2013, les réponses à ces questions demeurent délicates en raison de la nature juridique, quelque peu déroutante, de la sépulture édifiée sur une propriété privée.

En l'espèce, à la suite d'une ordonnance prononçant la vente par voie d'exécution forcée portant sur un fonds sur lequel se situe une sépulture, le propriétaire contesta ladite ordonnance. La cour d'appel de Colmar, par un arrêt du 1er juin 2012, confirma l'ordonnance d'adjudication de l'immeuble litigieux. Le propriétaire forma alors un pourvoi en cassation au moyen "que les tombeaux et le sol sur lequel ils sont élevés, que ce soit [dans] un cimetière public ou dans un cimetière privé, sont en dehors des règles du droit sur la propriété et la libre disposition des biens et ne peuvent être considérés comme ayant une valeur appréciable en argent [de sorte qu'un] tombeau et le sol qui le supporte ne peuvent être l'objet d'une saisie immobilière". Par conséquent, l'adjudication judiciaire ne pouvait pas porter sur la totalité du fonds. La Cour de cassation rejeta malgré tout le pourvoi en considérant "que l'existence d'une sépulture n'a pas pour effet de rendre inaliénable et incessible la propriété dans laquelle celle-ci est située dont la vente amiable ou judiciaire est possible sous réserve qu'il soit fait mention dans le cahier des charges et qu'un accès soit réservé à la famille".

Sans vraiment qualifier juridiquement ladite sépulture, la Cour de cassation autorise, sous conditions, la vente du fonds bien que celui-ci soit, d'une certaine manière, grevé d'un bien particulier : une sépulture. Cet arrêt appelle trois séries d'observations : d'abord, sur la nature juridique de la sépulture ; ensuite, sur le régime juridique applicable à celle-ci ; enfin, sur les conditions à remplir pour pouvoir faire l'objet d'une vente.

Quelle est la nature juridique d'une sépulture ? Est-ce une chose ? Une chose hors commerce ? Est-ce un bien ? Peut-être faut-il partir du moyen au pourvoi pour proposer une qualification juridique. En effet, le demandeur au pourvoi arguait du fait que la sépulture n'avait pas de valeur appréciable en argent (3). Cet argument est, en réalité, peu convaincant, dans la mesure où l'extra-patrimonialité d'une chose ne fait pas obstacle à sa qualification de bien. Par ailleurs, l'article 1128 du Code civil (N° Lexbase : L1228AB4), invoqué au soutien du pourvoi, n'est pas plus séduisant puisque les sépultures peuvent très bien faire l'objet d'actes à titre gratuit comme, par exemple, une renonciation. Dès lors, la sépulture ne saurait être qualifiée de chose hors commerce (4). Aussi faut-il sans doute se tourner vers la solution des magistrats du Quai de l'Horloge qui, comme le souligne à juste titre Monsieur Gantschnig (5), en affirmant que "l'existence d'une sépulture n'a pas pour effet de rendre inaliénable et incessible la propriété dans laquelle celle-ci est située [...]", admettent implicitement l'inaliénabilité et l'incessibilité de la sépulture, sans quoi la question de l'aliénabilité du fonds ne se poserait aucunement. En définitive, on peut raisonnablement convenir qu'une sépulture constitue un bien, mais un bien particulier en ce qu'il est inaliénable et incessible. Les caractéristiques de ce bien ne doivent pas surprendre, dans la mesure où la sépulture appartient d'une certaine manière à toute la famille ou, tout du moins, lui profite. Aussi, si la qualification de bien ne fait guère de doute, en revanche, il est bien plus délicat de déterminer son régime juridique.

S'il s'agit d'un bien, alors rien n'interdit qu'il fasse l'objet d'un droit de propriété. Cela étant, un problème survient immédiatement : qui est propriétaire de la sépulture ? La famille, puisqu'un accès doit être réservé à cette dernière. Or, la famille n'a pas encore, en droit positif, de personnalité juridique. En revanche, rien n'interdit de considérer, comme une partie de la doctrine et parfois même la jurisprudence (6), que la sépulture est l'objet d'une copropriété familiale, dès lors qu'elle accueille pour la première fois une dépouille. Pour autant, il semble au signataire que le régime le plus approprié serait davantage l'indivision forcée et perpétuelle. La doctrine a eu l'occasion de démontrer que faute de pouvoir délimiter un bien, il convenait de le soumettre au régime de l'indivision forcée et perpétuelle (7). Le recours à ce régime s'explique en raison de l'impossibilité de délimiter un bien. Dès lors, l'impossibilité d'attribuer une sépulture du fait de sa nature si particulière à un seul membre de la famille, laquelle n'a pas de personnalité juridique, justifierait de recourir à une indivision forcée et perpétuelle. Ce régime aurait le mérite de s'adapter à la nature si originale tant de la sépulture que de la famille. Quoi qu'il en soit, il n'en demeure pas moins qu'il génère une relation peu orthodoxe entre le propriétaire du fonds sur lequel est située la sépulture et les copropriétaires -ou coïndivisaires- de celle-ci. En effet, en reconnaissant un droit d'accès à la famille, les magistrats du Quai de l'Horloge imposent au propriétaire du fonds de supporter les visites de la famille. Par ailleurs, à l'occasion d'une question écrite au Gouvernement, il semblerait que le propriétaire du fonds ne puisse ni détruire, ni transférer la sépulture peu important l'état dans lequel elle se trouve (8). En définitive, la sépulture est un bien, inaliénable et incessible, pouvant faire l'objet d'une copropriété familiale ou d'une indivision forcée et perpétuelle qui n'interdit pas la vente de la propriété dans laquelle elle est située. Toutefois, la Cour de cassation assortit la vente d'une double condition.

D'une part, la présence d'une telle sépulture doit être mentionnée dans le cahier des charges. Destinée à informer les futurs acquéreurs, pour une partie de la doctrine, ce n'est pas tant l'information en elle-même qui devrait compter, mais les conséquences de l'existence d'une telle servitude qui devraient être indiquées (9). On songe alors au notaire qui instrumenterait une vente de ce genre : engagerait-il sa responsabilité civile professionnelle au titre de son devoir de conseil ? Quoi qu'il en soit, les conséquences d'une telle acquisition sont suffisamment importantes pour ne pas se contenter de mentionner seulement l'existence d'une sépulture.

D'autre part, l'acquéreur doit être en mesure d'offrir un accès à la sépulture à la famille. Si l'on en croit la jurisprudence ancienne en la matière, la voie d'accès à une sépulture était considérée comme l'accessoire indispensable à ladite sépulture (10). Pour autant, peut-on parler seulement d'un accès comme semble le penser la Cour de cassation, ou doit-on aller plus loin en consacrant un véritable droit de passage ? La seconde solution devrait selon nous s'imposer, dans la mesure où si la sépulture n'appartient pas au propriétaire du fonds sur lequel elle se situe, il serait logique que les copropriétaires -ou coïndivisaires- de la sépulture puissent y accéder. Pour ce faire, on pourrait alors recourir aux dispositions des articles 682 et suivants du Code civil relatifs au droit de passage. En effet, en vertu de l'article 682 du code précité, dès lors qu'un fonds est enclavé et qu'il ne dispose pas d'une issue sur la voie publique, le propriétaire du fonds servant doit un passage au propriétaire du fonds dominant. Si l'on veut bien voir un fonds constitué par la sépulture et sol lui servant de support, alors cette servitude légale est envisageable d'autant qu'elle n'interdit pas au propriétaire du fonds servant d'obtenir une indemnité proportionnée au préjudice qu'il subit.

Séverin Jean

III - Expropriation, restitution et indemnisation

  • Le propriétaire illégalement exproprié qui n'est pas en mesure de retrouver son bien a droit à une indemnité correspondante à la valeur réelle du bien au jour de la décision constatant l'absence de restitution (Cass. civ. 3, 4 décembre 2013, n° 12-28.919, FS-P+B N° Lexbase : A8439KQM)

L'alinéa 2 de l'article L. 12-5 du Code de l'expropriation pour cause d'utilité publique (N° Lexbase : L2914HLI) dispose qu'"en cas d'annulation par une décision définitive du juge administratif de la déclaration d'utilité publique ou de l'arrêté de cessibilité, tout exproprié peut faire constater par le juge de l'expropriation que l'ordonnance portant transfert de propriété est dépourvue de base légale". Dès lors que l'exproprié se trouve dans cette situation, il peut espérer retrouver son bien ou, à défaut, obtenir des dommages et intérêts. En effet, l'article R. 12-5-4 du code précité (N° Lexbase : L3093HL7) prévoit deux situations : soit le bien est en état d'être restitué, auquel cas "le juge désigne chaque immeuble ou fraction d'immeuble dont la propriété est restituée", soit le bien n'est pas en mesure d'être restitué, de sorte que "l'action de l'exproprié se résout en dommages et intérêts". Si le texte est clair, il n'en demeure pas moins que la détermination du quantum de ces dommages et intérêts peut conduire à des appréciations divergentes, comme en témoigne l'arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 4 décembre 2013.

En l'espèce, par ordonnance, le juge de l'expropriation prononça le transfert de propriété d'une parcelle au profit d'une commune dans la perspective de l'agrandissement d'un terrain de sport. Toutefois, les arrêtés portant déclaration d'utilité publique et de cessibilité furent, par la suite, annulés par le juge administratif. Dès lors, la propriétaire expropriée saisit le juge de l'expropriation pour faire constater, conformément à l'alinéa 2 de l'article L. 12-5 du Code précité, la perte de base légale de l'ordonnance, afin d'obtenir la restitution de la parcelle litigieuse, des dommages et intérêts ainsi que la démolition, aux frais de la commune, des ouvrages édifiés. La cour d'appel de Riom considéra que la parcelle n'était pas en mesure d'être restituée en raison de la nature d'ouvrage public des installations de sorte que la commune devait allouer des dommages et intérêts au propriétaire exproprié. La Cour de cassation, par un arrêt du 5 octobre 2011 (11), cassa l'arrêt d'appel au motif que les juges du fond n'avaient pas suffisamment caractérisé que le bien indûment exproprié n'était pas en état d'être restitué. L'affaire fut ainsi renvoyée près la cour d'appel de Lyon qui, par un arrêt du 2 octobre 2012, confirma que seule l'allocation de dommages et intérêts était possible dans la mesure où le bien n'était pas état d'être restitué. En outre, les juges du fond considérèrent que la somme de 60 000 euros, comme montant de l'indemnisation, était largement satisfactoire lorsqu'on la rapporte à celles tirées de ventes de parcelles voisines présentant les mêmes caractéristiques. Dès lors, les magistrats du Quai de l'Horloge devaient répondre à deux questions : d'une part, la parcelle n'était-elle pas en mesure d'être restituée ? D'autre part, le quantum de l'indemnisation devait-il être ainsi calculé ? Si la Cour de cassation, le 4 décembre 2013, confirme que les exigences d'intérêt général s'opposaient à la restitution, en revanche, elle casse l'arrêt d'appel au motif que l'indemnisation doit correspondre à "la valeur réelle de l'immeuble au jour de la décision constatant l'absence de restitution sous la seule déduction de l'indemnité déjà perçue augmentée des intérêts au taux légal".

En réalité, la solution de la Cour de cassation n'est pas nouvelle, mais vient confirmer le principe établi trois ans plus tôt par un arrêt du 17 novembre 2010 (12). En effet, la formulation de l'arrêt commenté est en tout point identique. Lorsque la restitution du bien exproprié illégalement est impossible, les dommages et intérêts doivent permettre de réparer l'intégralité du préjudice subi en déduisant naturellement la somme préalablement versée au titre de l'expropriation. Ainsi, en fixant l'indemnité à la valeur réelle au jour de la décision constatant l'absence de restitution, il devient possible de tenir compte de la plus-value apportée au bien.

Faut-il s'en étonner ? Certainement pas !

D'abord, cette décision obéit à la même logique que celle qui préside en matière de réparation du préjudice subi en raison d'une rétrocession impossible du fait de la vente du bien par l'expropriant à un tiers (13). Ensuite, la solution de la Cour de cassation se rapproche de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) relative à l'absence d'utilisation par l'expropriant du bien exproprié. Dans cette situation, la CEDH a notamment jugé que l'absence de réalisation de l'opération projetée, qui a justifié une expropriation, ne reposait pas sur une quelconque raison d'utilité publique, de sorte que le maintien du bien exproprié en réserve avait engendré une plus-value dont les expropriés avaient été indûment privés. En somme, les expropriés étaient "fondés à soutenir qu'ils ont été indûment privés d'une plus-value engendrée par le bien exproprié et ont, en conséquence, subi une charge excessive du fait de l'expropriation litigieuse" (14). Enfin et surtout, en se positionnant ainsi, la jurisprudence place le propriétaire exproprié dans une situation comparable à celle du propriétaire exproprié pour qui la restitution en nature est possible. En effet, lorsque la restitution est possible, le propriétaire exproprié qui recouvre son bien profite éventuellement de la plus-value, de sorte que l'on voit mal pourquoi il n'en irait pas ainsi du propriétaire exproprié qui n'est pas en mesure de retrouver le sien. Reste à savoir -bien que ce serait tout aussi logique- si la moins-value serait elle aussi supportée par l'exproprié dont le bien ne peut pas être restitué...

Séverin Jean

IV - Confiscation et propriété

  • Le juge d'instruction ne peut ordonner la remise à l'AGRASC d'un bien n'appartenant pas à une personne poursuivie (Cass. crim., 5 décembre 2013, n° 12-87.940, F-P+B N° Lexbase : A8256KQT)

A l'issue d'un procès pénal, la privation de la propriété est une peine envisageable. Mais il n'apparaît pas toujours opportun d'attendre la condamnation d'une personne pour la priver d'un ou de plusieurs de ses biens, de manière provisoire et, parfois, définitive. Encore est-il nécessaire, pour que puisse être de la sorte anticipée une telle privation, que ce soit le propriétaire en personne qui fasse l'objet des poursuites pénales. Tel est le rappel de bon sens effectué par la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans cet arrêt.

En l'espèce, un juge d'instruction avait cru trouver dans l'article 99-2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7674IPW) le pouvoir d'ordonner la remise à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC), en vue de son aliénation, d'un trimaran, préalablement saisi et acquis par une société off-shore. Problème : ladite société n'avait à aucun moment été visée par les poursuites ; seul celui qui en avait acquis l'intégralité des parts l'était. Ainsi, en dépit du fait que la société litigieuse avait davantage le caractère d'un instrument au service exclusif de l'auteur physique d'une infraction, elle n'en était pas moins, en tant que personne morale, la seule véritable propriétaire d'un bien dont la confiscation était alors tributaire de sa mise en cause pénale.

La décision pourrait aisément s'expliquer par la seule application de l'article 99-2 du Code de procédure pénale, qui dispose que la remise à l'AGRASC concerne "des biens meubles placés sous main de justice appartenant aux personnes poursuivies" (nous soulignons). Il aurait, en conséquence, suffit de poursuivre la société tout autant que celui qui en possédait les parts, ou il aurait encore été possible de confisquer les parts sociales plutôt que le catamaran.

Toutefois, la décision est surtout intéressante par sa confrontation avec deux autres textes. Le premier est l'article 41-5 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7676IPY), qui pose, en matière d'enquête, une règle similaire à celle que contient l'article 99-2 en matière d'instruction ; similaire, mais pas identique : nulle référence n'y est effectivement faite à l'appartenance du bien confisqué à la personne poursuivie. Le second est l'article 131-21 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9506IYQ), qui concerne la peine de confiscation et l'autorise pour des biens dont un condamné a "la libre disposition", ce que, de façon contestable, la Cour de cassation n'assimile pas à la propriété (15). Dès lors, où l'article 99-2 du Code de procédure pénale cantonne la confiscation à la propriété d'un mis en cause, les articles 41-5 et 131-21 du Code de procédure pénale l'ouvrent à la propriété de quiconque, à condition bien sûr que celle-ci ait un lien avec l'infraction poursuivie. Il n'est pas certain, cependant, que ce lien suffise à justifier la privation d'une propriété qui ne serait de la sorte pas justifiée par la sanction du comportement du propriétaire (16)...

Guillaume Beaussonie

V - Prescription, servitude et monuments historiques

  • Il ne serait pas impossible d'acquérir un droit par prescription sur un immeuble inscrit au titre des monuments historiques (Cass. crim., 11 décembre 2013, n° 12-11.519, FS-P+B N° Lexbase : A3492KRR)

Ces biens particulièrement protégés que représentent les monuments historiques se différencient selon qu'ils ont fait l'objet d'un classement ou d'une inscription. La différence réside dans l'exigence : où le classement nécessite la démonstration que la conservation de tels biens présente, au point de vue de l'histoire ou de l'art, un intérêt "public" (17), l'inscription nécessite que soit prouvé un intérêt d'histoire ou d'art simplement "suffisant" pour en rendre désirable la préservation (18). Parallèlement, la différence implique la dissemblance : le régime des biens classés n'est pas tout à fait le même que celui des biens inscrits, l'idée étant que la protection des premiers va justifier encore plus de limitations aux droits de leurs propriétaires que la protection des seconds jusqu'à, éventuellement, permettre le recours à une expropriation (19). L'arrêt du 11 décembre 2013 manifeste bien cette différence, dont la maîtrise par les propriétaires de tels biens s'avère indispensable tant elle conditionne leur emprise sur ces derniers.

En l'espèce (20), une société civile immobilière avait acquis une ancienne salle de jeu de paume, dont au moins deux façades avaient été inscrites à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques le 27 juin 1946. L'ancien propriétaire de cette salle avait obtenu par convention de son voisin, l'Office public d'aménagement et de construction de Tours (OPAC) devenu Tours habitat, la concession d'une servitude de jour, afin qu'il puisse recréer des ouvertures dans l'une des deux façades ayant fait l'objet de l'inscription. Existant originellement, de telles ouvertures avaient en effet été condamnées depuis plus de trente ans, tout droit d'en user de nouveau ayant par là même été anéanti (21). La société souhaitant bénéficier d'une servitude de vue plutôt que d'une servitude de jour, bref voulant installer des vitres translucides plutôt que des vitres dépolies, elle se prévalait pourtant d'une antériorité de vue qui, selon elle, rendait nulle la convention passée avec l'OPAC pour absence de cause. De plus, elle prétendait que la convention avait en réalité grevé son fonds d'une servitude d'affectation, puisqu'il y avait été prévu que seuls des bureaux pourraient êtres installés dans la salle -plus exactement au rez-de-chaussée, qui était exclusivement en cause-. Selon elle, tout cela heurterait alors l'article L. 621-17 du Code du patrimoine (N° Lexbase : L7047DYN), en vertu duquel "nul ne peut acquérir de droit par prescription sur un immeuble classé au titre des monuments historiques".

Contrairement à la cour d'appel, qui a répondu à chacun de ces arguments de façon détaillée, la Cour de cassation a, pour confirmer la décision rendue par les juges du fond, simplement rappelé que le moyen était inopérant, "l'article L. 621-17 du Code du patrimoine ne régissant que les bâtiments classés monuments historiques et non les bâtiments inscrits au titre des monuments historiques". Classement et inscription conduisent bien à deux régimes différents.

Tout raisonnement concernant une inscription menée sur le fondement d'une règle relative au classement était donc inéluctablement tronqué, ce qui n'aurait peut-être pas dû empêcher la Cour de cassation de souligner que, à l'instar de ce qu'a rappelé la cour d'appel, la perte par le propriétaire du fonds dominant du bénéfice d'une servitude ne conduit pas à faire acquérir un droit au propriétaire du fonds servant.

Guillaume Beaussonie


(1) Cass. civ. 3, 23 novembre 1976, n° 75-10.968 (N° Lexbase : A7509CIX), Bull. civ. III, n° 420.
(2) Cass. civ. 3, 7 mars 1990, n° 88-16.340 (N° Lexbase : A9758CNQ). Voir encore, par exemple, Cass. civ. 3, 21 juillet 1999, n° 97-10.900, Bull. civ. III, n° 186 (N° Lexbase : A4466CIA).
(3) Déjà dans ce sens : Cass. Req., 23 janvier 1894, S. 1894, I, 315 ; Cass. civ., 11 avril 1938, DH 1938, 321.
(4) Contrairement au droit à sépulture qui lui, selon la Cour de cassation, est hors du commerce juridique. En ce sens, voir Cass. civ. 1, 17 mai 1993, n° 91-15.780 (N° Lexbase : A3673ACZ), Bull. civ. III, n° 183.
(5) D. Gantschnig, De la sépulture sur terrain privé à la propriété familiale sur le fonds d'autrui (à propos de l'arrêt commenté), Gaz. Pal., à paraître.
(6) Cass. civ. 3, 19 juin 2002, n° 01-01.201 (N° Lexbase : A9398AYQ), Bull. civ. III, n° 145.
(7) G. Beaussonie, L'indivision faute de mieux pour les "biens non délimités", JCP éd. N, 20 mars 2009, n° 12.
(8) QE n° 105719, JOAN, 20 mars 2007, Ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire.
(9) D. Gantschnig, préc. ; JCP éd. G, 2013, 1300, note J.-J. Barbieri.
(10) Cass. Req., 23 janvier 1894, préc. ; Cass. civ., 11 avril 1938, préc..
(11) Cass. civ. 3, 5 octobre 2011, n° 10-30.121 (N° Lexbase : A6050HYQ), Bull. civ. III, n° 163.
(12) Cass. civ. 3, 17 novembre 2010, n° 09-16.797 (N° Lexbase : A5793GKR), Bull. civ. III, n° 203. Voir X. Couton, Propriétaire indûment exproprié : l'indemnisation doit couvrir au moins la perte de la plus-value, Const. et Urb., 2011, n° 1, comm. 2 ; JCP éd. G., 2011, chron. 802 ; R. Hostiou, Perte de base légale de l'ordonnance et impossibilité de restituer un bien exproprié illégalement, RDI, 2011, p. 96 ; A. Lévy, Expropriation irrégulière et impossibilité de restituer le bien, AJDI, 2011, p. 460.
(13) Cass. civ. 3, 19 novembre 2008, n° 07-15.705 (N° Lexbase : A3401EBL), Bull. civ. III, n° 176.
(14) CEDH, 2 juillet 2002, Req. 48161/99, M. c/ France (N° Lexbase : A1464AZA) ; AJDA, 2002, p. 1226, note R. Hostiou ; JCP éd. G, 2003, I, 109, n° 25, obs. F. Sudre.
(15) Cass. crim., 23 mai 2013, n° 12-87.473, FS-P+B+I (N° Lexbase : A8189KDN) ; RPDP 2013-2, p. 385, avec nos obs..
(16) Ces dispositions n'en ont pas moins été déclarées conformes à la Constitution : voir notamment Cons. const., décision n° 2010-66 QPC du 26 novembre 2010 (N° Lexbase : A3868GLT).
(17) C. patrim., art. L. 621-1 (N° Lexbase : L3980HCE) pour les immeubles et art. L. 622-1 (N° Lexbase : L3964HCS) pour les meubles.
(18) C. patrim., art. L. 621-25 (N° Lexbase : L3947HC8) pour les immeubles et art. L. 622-20 (N° Lexbase : L1526IEA) pour les meubles.
(19) C. patrim., art. L. 621-18 (N° Lexbase : L3945HC4).
(20) Passablement complexe, dont la compréhension nécessite par là même la consultation de l'arrêt de cour d'appel : CA Orléans, 24 octobre 2011, n° RG 10/02153 (N° Lexbase : A4237HZX).
(21) C. civ., art. 706 (N° Lexbase : L3315ABE).

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