Jurisprudence : CEDH, 02-07-2002, Req. 48161/99, MOTAIS DE NARBONNE

CEDH, 02-07-2002, Req. 48161/99, MOTAIS DE NARBONNE

A1464AZA

Référence

CEDH, 02-07-2002, Req. 48161/99, MOTAIS DE NARBONNE. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1097264-cedh-02072002-req-4816199-motais-de-narbonne
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Cour européenne des droits de l'homme

2 juillet 2002

Requête n°48161/99

MOTAIS DE NARBONNE





COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


DEUXIÈME SECTION


AFFAIRE MOTAIS DE NARBONNE c. FRANCE


(Requête n° 48161/99)


ARRÊT


STRASBOURG


2 juillet 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Motais de Narbonne c. France,


La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :


MM. A. Baka , président,


J.-P. Costa,


L. Loucaides


C. Bîrsan,


K. Jungwiert,


Mmes W. Thomassen,


A. Mularoni, juges,


et de Mme S. Dollé, greffière de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 septembre 2001 et le 11 juin 2002,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 48161/99) dirigée contre la République française et dont des ressortissants de cet Etat, M. Marie Camille Victor André Augustin Oscar Motais de Narbonne, M. Marie Joseph Edouard Camille Roland Motais de Narbonne, Mme Marie Thérèse Arlette Motais de Narbonne, épouse Bernard, M. Marie Joseph Jean Claude Motais de Narbonne, Mme Marie Thérèse Victoria Hélène Motais de Narbonne, épouse Peyret-Forcade, M. Pierre Victor Marie Dupuy, et Mme Claudine Marie Hélène Dupuy, épouse Cadet, (" les requérants "), ont saisi la Cour les 16 mars 1998 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Me G. Delvolve, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.


3. Les requérants dénonçaient une violation de l'article 1er du Protocole n° 1.


4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.


5. Par une décision du 4 septembre 2001, la chambre a déclaré la requête recevable.


6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).


7. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).


EN FAIT


8. Le premier requérant, M. Marie Camille Victor André Augustin Oscar Motais de Narbonne, est né en 1926. Le second requérant, M. Marie Joseph Edouard Camille Roland Motais de Narbonne, est né en 1927. La troisième requérante, Mme Marie Thérèse Arlette Motais de Narbonne, épouse Bernard, est née en 1929. Le quatrième requérant, M. Marie Joseph Jean Claude Motais de Narbonne, est né en 1931. La cinquième requérante, Mme Marie Thérèse Victoria Hélène Motais de Narbonne, épouse Peyret-Forcade, est née en 1932. Le sixième requérant, M. Pierre Victor Marie Dupuy, est né en 1957. La septième requérante, Mme Claudine Marie Hélène Dupuy, épouse Cadet, est née en 1961.


Mme Marie Thérèse Victoria Hélène Motais de Narbonne réside à Paris et les six autres requérants, dans le département de la Réunion.


M. Pierre Victor Marie Dupuy et Mme Claudine Marie Hélène Dupuy, déclarent agir en qualité d'héritiers de Mme Marguerite Marie Thérèse Motais de Narbonne, épouse Dupuy, leur mère décédée.


I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPECE


9. Par un arrêté du 1er décembre 1982, le Préfet de La Réunion déclara d'utilité publique le projet d'acquisition par le département (représenté par la Société d'Equipement du Département de la Réunion ; " SEDRE ") d'un terrain sis à Saint-Denis et appartenant à Mme Marie Josephine Clémentine Piveteau, née Motais de Narbonne, " en vue de la constitution de réserves foncières destinées à l'habitat très social ". L'ordonnance d'expropriation fut prise le 6 juillet 1983. L'indemnité d'expropriation fut fixée à environ 1 966 700 FRF par un jugement du 24 février 1983.


Le 27 août 1984, le département vendit le terrain à la commune de Saint-Denis. Celle-ci, en mai 1988, en céda une partie à la Société immobilière de la Réunion (" SIDR ") par la voie de l'échange.


10. En 1989, le terrain litigieux étant resté en l'état de friches, Mme Marie Josephine Clémentine Piveteau assigna le Département de la Réunion, la SEDRE, la commune et la SIDR devant le tribunal de grande instance de Saint-Denis pour voir constater que plus de cinq ans s'étaient écoulés depuis l'ordonnance d'expropriation sans que le terrain ait reçu l'affectation prévue par la déclaration d'utilité publique. En outre, elle sollicitait la rétrocession du bien sur le fondement de l'article L. 12-6 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et réclamait une indemnité pour privation de jouissance.


Par la suite, la demanderesse se désista de son action contre la SEDRE, la commune et la SIDR ; elle renonça en outre à demander la rétrocession du bien (vendu à la commune puis, pour partie, cédé à la SIDR, il n'était plus dans le patrimoine du département expropriant) pour requérir la condamnation du département à lui verser le montant de la valeur actuelle du bien sous déduction de l'indemnité d'expropriation perçue.


11. Le 19 mai 1992, le tribunal jugea que le Département n'avait " pas respecté les dispositions de l'article L. 12-6 du code de l'expropriation ". Relevant que le droit de rétrocession se résolvait en dommages-intérêts dans le cas où l'immeuble exproprié avait quitté le patrimoine de l'expropriant, il dit en conséquence la demande de la requérante fondée en son principe et, ordonnant une expertise, sursit à statuer sur le quantum des dommages-intérêts à verser à la demanderesse. Le jugement comprend notamment le motif suivant :


" (...) la déclaration d'utilité publique en date du 1er décembre 1982 a affecté le terrain exproprié à la constitution de " réserves foncières destinées à l'habitat très social ". Il est constant que dans le délai de cinq années qui a suivi l'ordonnance d'expropriation (6 juillet 1983) aucun habitat de ce [type] n'avait été édifié sur le bien (...) et aucuns travaux pouvant être considérés comme un commencement d'exécution n'avait débuté sur la parcelle. Le fait pour le Département d'avoir, à l'intérieur de ce délai de cinq années, revendu ce terrain à la commune, laquelle l'a en partie échangé à la SIDR, dont l'objet social est précisément d'édifier des constructions relevant de la définition de l'habitat très social, ne peut évidemment être considéré comme ce commencement d'exécution, en l'absence de tout acte matériel sur les lieux. "


12. Le Département interjeta appel de ce jugement. Mme Marie Josephine Clémentine Piveteau décéda en cours d'instance ; ses enfants - les cinq premiers requérants ainsi que Mme Marguerite Marie-Thérèse Motais de Narbonne, épouse Dupuy - reprirent la procédure à leur compte.


Par un arrêt du 9 août 1996, la Cour d'appel de Saint-Denis infirma le jugement entrepris. Elle souligna notamment ce qui suit :


" (...) aucune disposition légale ou réglementaire n'impose à l'expropriant d'affecter dans le délai de cinq ans de l'article L. 12-6 du code de l'expropriation la réserve foncière constituée par voie d'expropriation ; (...) la constitution de réserves foncières a en effet pour finalité de répondre à des besoins d'urbanisation à moyen ou long terme dont la satisfaction, par nature, ne peut être enfermée dans le délai de cinq ans prévu expressément dans les autres cas d'expropriation ;


(...) en l'état rien ne permet d'affirmer que l'opération d'urbanisation initialement prévue ne sera pas réalisée (...). "


13. Par un arrêt du 30 septembre 1998, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par les héritiers au moyen notamment de l'article 1 du Protocole n° 1. L'arrêt précise ce qui suit :


" (...) la cour d'appel a exactement retenu, sans violer l'article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention (...), qu'aucune disposition légale ou réglementaire n'impose à l'expropriant d'affecter, dans le délai de cinq ans de l'article L. 12-6 du code de l'expropriation, la réserve foncière constituée par voie d'expropriation ;


(...)


(...) après avoir relevé que la déclaration d'utilité publique prévoyait que les terrains expropriés seraient affectés à la constitution de réserves foncières en vue de la réalisation à terme de logements sociaux et retenu que le département de la Réunion avait vendu, comme il était en droit de le faire, les terrains expropriés à la commune de Saint-Denis qui les avait elle-même cédés à la SIDR dont l'objet social était la constitution de logements de ce type, la cour d'appel, qui en déduit que rien ne permettait d'affirmer que l'opération d'urbanisation initialement prévue ne serait pas réalisée, a, par ces seuls motifs (...) légalement justifié sa décision de ce chef ".


B. LE DROIT INTERNE PERTINENT


14. Les dispositions pertinentes du code de l'urbanisme sont les suivantes :


Article L. 221-1 :


" L'Etat, les collectivités locales, ou leurs groupements y ayant vocation, les syndicats mixtes et les établissements publics mentionnés aux articles L. 321-1 et L. 324-1 sont habilités à acquérir des immeubles, au besoin par voie d'expropriation, pour constituer des réserves foncières en vue de permettre la réalisation d'une action ou d'une opération d'aménagement répondant aux objets définis à l'article L. 300-1 ".


Article L. 221-2 :


" La personne publique qui s'est rendue acquéreur d'une réserve foncière doit en assurer la gestion en bon père de famille.


Avant leur utilisation définitive, les immeubles acquis pour la constitution de réserves foncières ne peuvent faire l'objet d'aucune cession en pleine propriété en dehors des cessions que les personnes publiques pourraient se consentir entre elles et celles faites en vue de la réalisation d'opérations pour lesquelles la réserve a été constituée. Ces immeubles ne peuvent faire l'objet que de concessions temporaires qui ne confèrent au preneur aucun droit de renouvellement et aucun droit à se maintenir dans les lieux lorsque l'immeuble est repris en vue de son utilisation définitive.


(...) ".


Article L. 300-1 :


" Les actions ou opérations d'aménagement ont pour objet de mettre en uvre un projet urbain, une politique locale de l'habitat, d'organiser le maintien, l'extension ou l'accueil des activités économiques, de favoriser le développement des loisirs et du tourisme, de réaliser des équipements collectifs, de lutter contre l'insalubrité, de permettre le renouvellement urbain, de sauvegarder ou de mettre en valeur le patrimoine bâti ou non bâti et les espaces naturels.


(...) ".


15. L'article L. 12-6 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique est ainsi rédigé :


" Si les immeubles expropriés en application du présent code n'ont pas reçu dans le délai de cinq ans la destination prévue ou ont cessé de recevoir cette destination, les anciens propriétaires ou leurs ayants droit à titre universel peuvent en demander la rétrocession pendant un délai de trente ans à compter de l'ordonnance d'expropriation, à moins que ne soit requise une nouvelle déclaration d'utilité publique. (...) "


EN DROIT


I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 1er DU PROTOCOLE N° 1


16. Les requérants dénoncent une atteinte disproportionnée à leur droit de propriété, contraire à l'article 1 du Protocole n° 1, aux termes duquel :


" Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.


(...) ".


Ils exposent que le bien exproprié n'a pas reçu la destination fixée en décembre 1982 par la déclaration d'utilité publique. Ils soulignent que l'opération d'aménagement prévue n'a pas été réalisée à ce jour et que, " compte tenu des dispositions adoptées par le département de la Réunion et la société immobilière du département de la Réunion ", elle ne le sera jamais. A cet égard, ils relèvent que le département, autorité expropriante, a, en 1984, vendu le bien à la commune de Saint-Denis sans que l'acte de vente ne fasse mention d'un engagement de la commune quant à l'affectation à lui donner, ni ne contienne un cahier des charges ; la commune aurait ainsi écrit dans ses conclusions devant la cour d'appel " que la session a été faite dans un cadre ordinaire et de droit sans obligation particulière pour [elle] ". Par ailleurs, dans ses conclusions devant cette même juridiction, la SIDR, société à laquelle le bien fut cédé en 1988, aurait déclaré " que l'acte d'échange (...) ne comportait aucune obligation particulière de construire ou autre à la charge de la SIDR ". En outre, contrairement à ce qu'affirme le Gouvernement, la SIDR n'aurait pas pour objet la construction de logements sociaux mais la réalisation de logements résidentiels ; pour preuve, les requérants produisent des plaquettes publicitaires dont il ressort que cette société commercialise actuellement deux projets immobiliers résidentiels aux prix respectifs de 9 600 et 13 110 FRF le m² environ.


17. Le Gouvernement souligne que l'expropriation dénoncée a été réalisée " en vue de la constitution de réserves foncières destinées à l'habitat très social ". Il ne conteste pas que le terrain en cause n'a reçu aucun aménagement, mais soutient que la Cour de cassation a confirmé en l'espèce sa jurisprudence selon laquelle l'article L. 12-6 du code de l'expropriation ne s'applique pas aux réserves foncières constituées par voie d'expropriation et qu'en conséquence, le délai de 5 ans prévu par ce texte pour l'affectation du bien à l'utilisation prévue par la déclaration d'utilité publique ne s'impose pas à l'expropriant. Il ajoute que le terrain litigieux a été légalement cédé à la SIDR, dont l'objet social " principal " est précisément la construction de logements sociaux, ce qui correspondrait à l'objet même de l'expropriation. Il souligne que la SIDR, société d'économie mixte, est le principal organisme de logement social de l'outre mer ; sur le parc de ses logements locatifs, 83 % des locataires auraient ainsi des revenus imposables inférieurs de 40 % au revenu plafond permettant l'accès aux logements sociaux. Si la SIDR réalise également, à la demande des collectivités, des opérations de promotion ordinaires (telles que celles mentionnées par les requérants), il s'agirait là d'une activité marginale, ne portant que sur une cinquantaine de logements par an alors que la production globale annuelle de cette société se situerait autour de six à sept cent logements. Par ailleurs, le prix de vente réalisé par la SDIR se situerait parmi les plus bas du marché immobilier actuel et les acquéreurs se recruteraient pour environ 50 % auprès de familles souhaitant bénéficier des mesures mises en place par l'Etat pour développer une offre locative intermédiaire grâce à la " défiscalisation ". Bref, il ne saurait être soutenu que le terrain en question n'a pas reçu l'affectation prévue au moment de l'expropriation.

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