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N0222BUR
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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
le 16 Janvier 2014
L'article 1384, alinéa 5, du Code civil dispose que "les commettants (sont responsables) des dommages causés [...] par leurs préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés". L'existence d'un lien de préposition entre le commettant et son préposé est ainsi la condition première de la responsabilité prévue par ce texte. C'est ce lien, entre l'auteur du dommage et le responsable pour autrui, qui justifie que le commettant soit tenu de réparer un dommage qu'il n'a pas personnellement causé. Dans le silence du Code sur cette question, c'est à la jurisprudence qu'est revenu le soin d'identifier et de délimiter le lien de préposition. Or on comprend bien que, théoriquement au moins, le lien de préposition puisse être compris de façon plus ou moins "laxiste" (1), selon que l'on entend favoriser ou non l'action de la victime. Un récent arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, rendu le 5 novembre 2013, qui certes règle avant tout une question qui intéresse directement le droit du travail, permet tout de même d'y revenir, et particulièrement d'évoquer une hypothèse qui fait difficulté en pratique, en l'occurrence lorsqu'il s'agit de déterminer non pas tellement le préposé, mais le commettant dans une situation de mise à disposition temporaire d'une main d'oeuvre.
En l'espèce, à l'occasion de l'exécution d'un contrat par lequel la société M. s'était engagée à effectuer le déplacement de machines-outils sur le site de la société L. à Florange, un salarié de la société C. mis avec d'autres salariés, à titre gratuit, à la disposition de la société M., a été mortellement blessé à la suite du basculement d'une armoire électrique. Le responsable des ressources humaines de la société C., qui appartenait au même groupe que la société M., a été poursuivi pour homicide involontaire à raison de la méconnaissance de prescriptions en matière d'hygiène et de sécurité. Et sur les intérêts civils, la Haute juridiction approuve les premiers juges d'avoir considéré qu'il était dirigeant de fait de la société M. et qu'il devait donc répondre du dommage causé. Au-delà de la question qui retiendra sans doute l'attention des travaillistes, l'arrêt est, sur le terrain de la responsabilité civile, intéressant, en ce que, dans son pourvoi, le responsable des ressources humaines faisait valoir que compte tenu de la confusion entre les sociétés C. et M., et en tant que préposé de la première, il était investi pour le compte de la seconde des mêmes fonctions et pouvoirs que ceux dont il disposait dans la société dans laquelle il était salarié. En clair, il soutenait qu'il devait être considéré non pas comme dirigeant de M. mais bien comme préposé de C., et que c'était bien en tant que salarié de cette dernière société qu'il avait été amené à exercer les mêmes fonctions pour M.. On comprend bien la finalité d'une telle argumentation : si, effectivement, il devait être considéré comme un simple préposé de cette société, il aurait pu prétendre, sur le terrain de l'alinéa 5 de l'article 1384 du Code civil (N° Lexbase : L1490ABS), au bénéfice de l'immunité civile dont jouit le préposé depuis la célèbre affaire "Costedoat" (2) : d'ailleurs, c'est bien à cette solution que se référait explicitement le pourvoi, rappelant que "n'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant".
A s'en tenir ici à la seule question des rapports préposé/commettant, on sait bien que, dans une première approche, le lien de préposition peut être apprécié de manière restrictive. Ainsi, classiquement, enseigne-t-on que c'est "le pouvoir de donner des ordres et de veiller à leur application" qui constitue le critère du lien de préposition (3). Sans constituer en réalité l'unique critère en la matière, il est en tout cas exact que l'état de subordination dans lequel se trouve l'auteur du dommage fait figure de critère dominant en droit positif. La jurisprudence y est en effet fortement attachée, à telle enseigne que la Cour de cassation parle parfois de "lien de subordination" plutôt que de lien de préposition (4). Supposant un rapport d'autorité (5), la subordination implique en effet que le commettant ait pu donner à son préposé, au moment de l'accident, des ordres (6), donc qu'il ait eu un pouvoir de commandement. La Cour de cassation, pour caractériser la subordination requise, prend encore en compte, à la manière de ce qu'elle exige sur le terrain de la garde des choses, "le pouvoir de direction, de surveillance et de contrôle" (7), ou bien relève, ce qui n'est pas sans rapport, la situation de dépendance dans laquelle se trouve le préposé (8). On comprend dès lors que, selon cette approche, le contrat de travail liant le salarié à son employeur soit une circonstance de nature à justifier de l'existence d'un lien de préposition : le salarié, placé sous l'autorité de l'employeur qui dispose d'un pouvoir de commandement, est certainement, sous cet aspect, un préposé au sens de l'article 1384, alinéa 5, du Code civil. C'est en ce sens qu'on a pu dire que le contrat de travail était une source certaine du lien de préposition, certitude qui tient "à la parfaite concordance du critère classique de la préposition et du contrat de travail, la subordination" (9). Sans doute n'ignore-t-on pas pour autant que la jurisprudence a assoupli l'appréciation du lien de préposition nécessaire à la mise en oeuvre de l'article 1384, alinéa 5, du Code civil (10). Ainsi, d'abord, la Cour de cassation a-t-elle jugé que l'indépendance professionnelle n'était pas exclusive d'un lien de préposition (11). La première chambre civile a en effet souligné explicitement "l'indépendance professionnelle intangible dont bénéficie le médecin, même salarié, dans l'exercice de son art", tout en retenant l'existence d'un lien de préposition (12). Ensuite, dans de nombreux arrêts, le lien de préposition ne résulte plus de la subordination et d'un pouvoir dont disposerait le commettant, mais se déduit du seul fait qu'un tiers aura rendu un service à autrui. C'est alors l'activité "au profit de..." qui justifie la mise en oeuvre d'une responsabilité pour autrui (13). Il en ressortirait, a-t-on dit, que "l'élément essentiel pour définir le rapport de préposition n'est plus aujourd'hui la subordination du préposé, à laquelle il est souvent fait allusion de manière quelque peu incantatoire, mais plutôt le fait d'agir pour le compte du commettant et à son profit avec les moyens que celui-ci fournit" (14).
Au cas présent, le problème n'était à vrai dire pas tant de savoir si le lien de préposition devait ou non être entendu de façon étroite ou large ou, si l'on préfère, s'il pouvait, ainsi que peut peut-être le laisser penser certains arrêts, être caractérisé en dehors d'un rapport de subordination. Personne ici ne contestait en effet que c'est du pouvoir de commandement et de donner des ordres que devait se déduire l'existence d'un lien de préposition ; en revanche, la difficulté consistait, à partir de ce critère classique, à régler un problème de mise à disposition temporaire de main d'oeuvre et donc, in fine, de détermination du commettant. L'hypothèse est, évidemment, très fréquente en pratique, qu'il s'agisse d'une mission d'intérim, s'organisant sur la base d'un contrat de travail, dit contrat de mission, conclu entre une entreprise de travail temporaire et un salarié chargé d'exécuter auprès d'une entreprise utilisatrice la mission prévue par une convention de mise à disposition du salarié conclue entre les deux entreprises (15), ou bien encore qu'il s'agisse, ce qui n'est pas rare, de la location d'un véhicule avec chauffeur, d'un engin ou d'un matériel avec le personnel habilité à le faire fonctionner. Dans tous ces cas de figure, la question est, fondamentalement, la même d'ailleurs qui se posait dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 5 novembre 2013 : l'employeur qui a conclu le contrat de travail avec le salarié reste-t-il le commettant, ou bien cette qualité est-elle transférée à celui auprès de qui le personnel est mis à disposition ? Pour y répondre, en l'espèce, et finalement juger que le commettant tenu à réparation était le responsable des ressources humaines de la société qui, pour l'exécution des travaux, avait eu recours à une main d'oeuvre mise à sa disposition par une autre société, et pas cette société qui employait le salarié victime du dommage, la Cour de cassation approuve les premiers juges d'avoir décidé que, au moment de l'accident, il exerçait, de fait, des fonctions de direction au sein de cette société.
On voit bien, en définitive, que tout dépend des circonstances, et notamment du contenu du contrat de mise à disposition. Ce qui importe, au fond, c'est de savoir si l'utilisateur ou son représentant s'est ou non vu transmettre un pouvoir de commandement et, donc, de savoir qui, concrètement, avait au moment du dommage une autorité effective sur le personnel mis à disposition (16).
La responsabilité des organisateurs de manifestations ou de compétitions sportives fait l'objet d'un contentieux important : que cette responsabilité soit recherchée sur le terrain contractuel, ce qui pose alors la question de savoir si l'organisateur est tenu d'une obligation de moyens ou d'une obligation de résultat ; ou bien qu'elle le soit sur le terrain délictuel, et que l'on se demande alors, si l'action est fondée sur l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), si l'acceptation des risques par la victime a vocation à faire reculer le seuil de la faute, ou que l'on discute du point de savoir si une responsabilité sans faute peut éventuellement être engagée. On ne reviendra pas, dans ce cas de figure, sur la responsabilité des associations sportives pour les dommages causés par leurs membres, nul n'ignorant en effet plus que, à la suite de l'arrêt "Blieck" ayant déclaré civilement responsable des dommages causés par un handicapé mental une association ayant accepté la charge d'organiser et de contrôler, à titre permanent, le mode de vie de cet handicapé (17), la Cour de cassation a, entre autres, jugé que les associations sportives ayant pour mission d'organiser, de diriger et de contrôler l'activité de leurs membres au cours des compétitions sportives auxquelles ils participent sont responsables, au sens de ce texte, des dommages qu'ils causent à cette occasion (18). Et l'on sait que la Cour a même encore amplifié ce mouvement en décidant, pour retenir la responsabilité d'une association de majorettes pour le dommage causé par l'un de ses membres au cours d'une manifestation qu'elle avait organisée, qu'il n'y a pas lieu, pour mettre en oeuvre l'article 1384, alinéa 1er, du Code civil, de tenir compte de la dangerosité potentielle de l'activité exercée (19). Quant à la responsabilité du fait des choses, il faudra composer avec les dispositions de la loi n° 2012-348 du 12 mars 2012, tendant à faciliter l'organisation des manifestations sportives et culturelles (N° Lexbase : L3775ISM), dont l'article 1er a inséré dans la partie législative du Code du sport un nouvel article L. 321-3-1 (N° Lexbase : L3837ISW), aux termes duquel "les pratiquants ne peuvent être tenus pour responsables des dommages matériels causés à un autre pratiquant par le fait d'une chose qu'ils ont sous leur garde, au sens du premier alinéa de l'article 1384 du Code civil, à l'occasion de l'exercice d'une pratique sportive au cours d'une manifestation sportive ou d'un entraînement en vue de cette manifestation sportive sur un lieu réservé de manière permanente ou temporaire à cette pratique" (20). C'est bien, en tout cas, de responsabilité contractuelle dont il était question dans l'affaire ayant donné lieu à un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 19 décembre 2013.
En l'espèce, alors qu'il participait à une compétition de motocross organisée par une association sportive, le pilote a été victime, au passage d'une bosse, d'une chute, qui l'a rendu tétraplégique. C'est dans ce contexte qu'il a, avec ses parents, assigné l'association et son assureur, afin d'être indemnisé des conséquences de l'accident. Déboutés par la cour d'appel de Paris qui, par un arrêt rendu le 12 juin 2012, a estimé que la preuve d'un manquement de l'association à son obligation de sécurité n'était pas rapportée, ils formèrent ensuite un pourvoi en cassation, soutenant, en dehors de la violation d'un certain nombre de dispositions du Code du sport relatives à l'interdiction de sauts multiples sur une piste plane ou bien encore à l'homologation de la piste, que "le seul respect des obligations de sécurité fixées par les instances sportives est insuffisant pour exonérer un organisateur de manifestation sportive de ses devoirs en matière de sécurité puisque, au-delà d'un strict respect des prescriptions sportives, il existe à sa charge une obligation de prudence et de diligence" et que, en l'occurrence, ayant admis que "quelques coups de pelle avaient été donnés sur les arêtes" d'une des bosses de la piste, celle où la victime avait chuté, l'organisateur avait par là-même reconnu le caractère dangereux de l'obstacle. Aussi dramatiques puissent être les conséquences de l'accident, la Cour de cassation, s'abritant d'ailleurs sur les circonstances de fait appréciées par les juges du fond, rejette le pourvoi, au motif "qu'ayant retenu, par une appréciation souveraine de la portée des éléments de preuve qui lui étaient soumis, que la présence de sauts multiples n'avait joué aucun rôle causal dans l'accident puisque M. X avait chuté sur la première bosse en raison non pas de la configuration de cette dernière mais de la vitesse excessive avec laquelle il avait abordé cet obstacle, la cour d'appel a, par ces seuls motifs, nonobstant les motifs surabondants critiqués par les première et deuxième branches du moyen, légalement justifié sa décision".
En l'espèce, point de doute, la responsabilité de l'organisateur de la compétition ne pouvait être recherchée que sur le terrain contractuel, et non pas délictuel. C'est en effet l'existence d'un contrat entre la victime et le responsable qui doit exclure la mise en oeuvre des règles de la responsabilité délictuelle. La solution, commandée par le principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle, n'est au demeurant pas inédite. Ainsi avait-il déjà été jugé, dans une affaire dans laquelle un mineur, confié à un institut spécialisé à la demande de sa famille, avait causé un dommage à d'autres mineurs pensionnaires du même institut, que "la responsabilité de l'association ne pouvait être recherchée que sur le fondement de l'article 1147 du Code civil", et ce au bénéfice du constat que l'association gérant l'institut "avait en charge les victimes en dehors de toute décision de l'autorité publique" (21). La solution avait ensuite, dans des circonstances de fait d'ailleurs comparables, été reprise par un arrêt du 24 mai 2006, assortie cependant d'une curieuse motivation : contrairement à ce qu'avait énoncé l'arrêt, aux termes duquel la responsabilité de l'association "ne pouvait être retenue du chef de la situation personnelle de la victime mais exclusivement au regard des conditions de placement du mineur ayant commis le fait dommageable", c'était bien la situation personnelle de la victime qui justifiait d'écarter l'application de l'article 1384, alinéa 1er, au profit des règles contractuelles. C'est en effet parce que le placement de la victime ne résultait pas d'une décision judiciaire prise dans le cadre de l'assistance éducative ou à la suite d'une condamnation pénale, mais qu'il avait eu lieu sur une base contractuelle, que la responsabilité ne pouvait être appréciée que sur le terrain contractuel (22). Un autre arrêt avait du reste, dans la foulée, paru rétablir une plus grande orthodoxie juridique en censurant des juges du fond qui avaient retenu la responsabilité délictuelle d'une institution pour enfants alors qu'ils avaient constaté que l'enfant victime lui avait été confié volontairement par ses représentants légaux, circonstance qui justifiait que la responsabilité ne puisse être que contractuelle (23). Enfin, la Cour de cassation a, plus récemment, jugé qu'une maison de retraite ne peut être considérée comme responsable, au titre de l'article 1384, alinéa 1, du Code civil, des dommages causés par l'un de ses pensionnaires au motif qu'il y était hébergé "en vertu d'un contrat", en réalité, fallait-il comprendre, au motif que le dommage avait été causé à un autre pensionnaire lui aussi lié contractuellement à l'établissement hospitalier (24).
Au cas présent, où la responsabilité de l'organisateur de la compétition ne pouvait évidemment, pour les raisons évoquées, être que contractuelle, la mise en oeuvre de sa responsabilité supposait non seulement que soit rapportée la preuve d'un manquement à son obligation de sécurité, qui n'est ici que de moyens (25), mais encore, bien entendu, d'un lien de causalité entre l'éventuel manquement qui lui serait imputable et l'accident. Que l'obstacle sur lequel la victime avait chuté ait été dangereux ne suffisait pas : d'abord parce qu'il semble bien que l'organisateur avait pris des précautions élémentaires, notamment en rabotant les arêtes de l'obstacle, ce qui était de nature à exclure toute faute de sa part ; ensuite parce que, quoi qu'il en soit, la cause de la chute de la victime paraissait résider dans la vitesse excessive du pilote, et pas dans la configuration des obstacles eux-mêmes.
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