Cahiers Louis Josserand n°1 du 28 juillet 2022 : Droit des biens

[Chronique] Droit des biens

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N4416BZL

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par Marion Ferrière, Doctorante Centre patrimoine et contrats, Équipe de recherche Louis Josserand et Xavier Mignot, Doctorant, Centre patrimoine et contrats, Équipe de recherche Louis Josserand,

le 17 Février 2023

Usucapion a domino contre publication a non domino

♦ CA Lyon 1re ch. civ. A, 13 janvier 2022, n° 21/00392 N° Lexbase : A19917IL

La cour d’appel de Lyon, saisie après renvoi, confirme la Cour de cassation et en profite pour faire sa loi.

Le conflit oppose deux acquéreurs successifs sur un même bien. Les premiers bénéficient d’une vente de 1961 déclarée parfaite judiciairement en 1980, mais non publiée. Les seconds, eux, acquièrent le bien en 1995 des ayants droit du vendeur et procèdent aux formalités de publicité. Le litige aurait pu ne soulever aucune difficulté si les premiers acquéreurs, a domino, n’avaient pas pris possession du terrain dès les années 1960. Ainsi, lorsqu’en 2013 ils sont assignés en justice par les seconds acquéreurs, primo-publiants, ils invoquent le bénéfice de la prescription acquisitive. L’intérêt de l’affaire résulte de cette opposition entre publication et usucapion.

Le tribunal de grande instance de Lyon, en 2016, fait primer l’usucapion au détriment de la publication. Le jugement est infirmé en 2018 par la cour d’appel de Lyon (CA Lyon 1re ch. civ. B, 4 septembre 2018, n° 16/03444 N° Lexbase : A3313X34), qui fait prévaloir la publication. L’arrêt est cassé par la Cour de cassation en 2020 au motif que « la prescription trentenaire peut être opposée à un titre » (Cass. civ. 3, 17 décembre 2020, n° 18-24.434, FP-P+B+I N° Lexbase : A90114BD). L’affaire retourne devant la cour d’appel de Lyon qui, cette fois, se plie à l’arrêt des juges suprêmes et tranche en faveur des possesseurs. Si la solution doit être approuvée, on constate un obiter dictum niché dans les motifs de l’arrêt surprenant.

En cas de conflit entre acquéreurs successifs sur un même bien, depuis 1955, le droit fait la part belle au primo-publiant (décret n° 55-22, du 4 janvier 1955, portant réforme de la publicité foncière N° Lexbase : L9182AZ4, art. 30). Toutefois, le dilemme se complique en cas de conflit entre usucapion et publication, puisque « l’acquisition par prescription est opposable à tous sans avoir à être publiée » (Cass. civ. 3, 13 novembre 1984, n° 83-13.865, publié au bulletin N° Lexbase : A2500AAT, Bellot, ès qual. c. Mot., D., 1985.I.345, note Aubert ; RD immob., 1985.278, obs. Dagot ; RTD civ., 1985.747, obs. Giverdon et Salvage-Gerest ; v. aussi décret n° 55-22, du 4 janvier 1955, précité N° Lexbase : L9182AZ4, art. 3). À l’origine, pour trancher un litige qui opposait l’usucapion à la publication, on usait du critère d’antériorité. Le titre emportait la propriété uniquement s’il était « antérieur à l’entrée en possession » (Cass. civ., 12 novembre 1907, DP, 1908, 1, 313, note Ripert ; v. aussi. Cass. civ., 22 juin 1864, DP, 1864, 1, 413). Aujourd’hui, le droit a évolué et le possesseur aura gain de cause uniquement en cas d’usucapion achevée. La Cour l’a d’ailleurs affirmé : « il est toujours possible de prescrire contre un titre » (Cass. civ. 3, 4 décembre 1991, n° 89-14.921, publié au bulletin N° Lexbase : A2665ABC, D., 1993. 36, obs. A. Robert ; JCP, 1992. IV. 494 ; JCP, 1992. Doctr. 3581, obs. H. Perinet-Marquet ; JCP N, 1993, n° 101173, obs. J.-Y. Camoz). Lorsque l’usucapion arrive à son terme, qu’elle permet d’acquérir la propriété, elle prime sur la publication. C’est ce que rappelle la cour d’appel de Lyon en confirmant la position de la Cour de cassation : « la prescription trentenaire peut être opposée à un titre » (Cass. civ. 3, 17 décembre 2020, 18-24.434, FP-P+B+I N° Lexbase : A90114BD, D., 2021. 679 obs. G. Sebban ; AJDI, 2021. 619, obs. N. Le Rudulier ; RDI, 2021. 149, obs. J.-L. Bergel). Contrairement au droit allemand où la publication est la clé de voûte du système (BGB, art. 892), la France offre une place prédominante à l’usucapion achevée. Ainsi, à juste titre, les juges font prévaloir la prescription acquisitive en tant que mode d’acquisition de la propriété (C. civ., art. 712 N° Lexbase : L3321ABM) sur la publication qui n’en est pas un (contra G. Sebban, L’usucapion opposée à la publication, D., 2021, p. 679). L’arrêt se justifie aussi en matière de preuve, car « la prescription acquisitive apparaît comme la meilleure des preuves » de la propriété, « les titres venant en second lieu » (F. Terré, P. Simler, Les biens, Dalloz, 2018, n° 527).

À la lecture de l’arrêt, on pourrait penser que les juges privilégient l’acquéreur a domino sur l’acquéreur a non domino, mais méfions-nous de cette interprétation. Un obiter dictum dissimulé dans les motifs de l’arrêt nous détrompe. On peut y lire : les possesseurs « qui tiennent leur titre du véritable propriétaire ne peuvent bénéficier de la prescription abrégée prévue à l’article 2272 [du Code civil] » (CA Lyon 1re ch. civ. A, 13 janvier 2022, n° 21/00392 N° Lexbase : A19917IL ; simple réaffirmation de sa première saisine : « la prescription abrégée de dix ans ne profite pas à celui qui tient ses droits du véritable propriétaire », CA Lyon 1re ch. civ. B, 4 septembre 2018, n° 16/03444 N° Lexbase : A3313X34). Pour les juges du fond, seul l’acquéreur a non domino peut jouir d’une prescription décennale. Cette particularité reconnue en doctrine est tempérée en jurisprudence. Si en 1914, la Cour de cassation affirmait solennellement que « seuls les tiers détenteurs qui ont reçu l’immeuble a non domino peuvent bénéficier de la prescription de dix ou vingt ans » (Cass. civ., 30 mars 1914, Dame Labrosse c. Desseigne, D., 1917, 1, 180), des jurisprudences postérieures ont atténué cette position. En effet, il est arrivé que les juges permissent à l’acquéreur du verus dominus d’acquérir un bien par prescription abrégée (v. Cass. civ. 3, 13 novembre 1984, n° 83-13.865, publié au bulletin N° Lexbase : A2500AAT). Certains auteurs blâment ce revirement, puisque, rien n’empêchant selon eux la publication aux acquéreurs a domino, l’arrêt les encourage à la négligence en permettant l’acquisition de façon anticipée (C. Giverdon et P. Salvage-Gerest, RTD civ., 1985, p. 749). Face à ce flou jurisprudentiel, l’arrêt de la cour d’appel, par son obiter dictum, semble s’inscrire dans la pensée doctrinale majoritaire selon laquelle l’acquéreur a domino ne peut devenir propriétaire qu’après trente ans de possession continue, paisible, publique et non équivoque.

Cette pensée, qui se heurte au droit romain (v. C. Appleton, Histoire de la propriété prétorienne et de l’action publicienne, E. Thorin, 1889, chapitre IV, p. 48 sqq.) « aboutit à placer celui qui a acquis d’un non-propriétaire dans une situation plus favorable que celui qui tient son droit du véritable propriétaire » (W. Dross, Les choses, LGDJ, 2012, n° 289-2).

Par Marion Ferrière

 

Cahier des charges et prescription

♦ CA Lyon 1re ch. civ. B, 11 janvier 2022, n° 20/01787 N° Lexbase : A07867IX

Visionnaire, la cour d’appel de Lyon anticipe la doctrine du quai de l’Horloge concernant la prescription des actions fondées sur une violation du cahier des charges entre colotis.

L’affaire dont il est question débute en 2005. Cette année-là, les propriétaires d’une maison installée dans un lotissement procèdent à l’agrandissement de leur demeure. Ils construisent un étage en élévation de leur garage contigu au mur des voisins. De la sorte, tous les éléments d’une querelle de voisinage sont réunis. Pour cause, alors que le cahier des charges autorisait « la réalisation de construction en bande », les voisins, propriétaires du mur attenant, saisissent le tribunal de grande instance de Saint-Étienne en 2018. Selon eux, la construction empiète sur leur propriété « par appropriation du mur privatif leur appartenant ». Cependant, avant même de se prononcer au fond de l’affaire, le tribunal les déboute de leurs prétentions au motif qu’ils sont prescrits. Insatisfaits du jugement, ils interjettent appel. Par une décision du 11 janvier 2022, les juges lyonnais infirment le jugement. Pour les magistrats du second degré, la contestation de « dispositions contractuelles du cahier des charges » peut procéder d’une « action réelle immobilière » lorsque les stipulations grevaient les lots de charges réelles. En revanche, au fond, ils rejettent l’affaire. Dès lors, contrairement aux requérants, le juriste, lui, appréciera l’arrêt en ce qu’il y devine la future position de la Cour de cassation en matière de prescription (Cass. civ. 3, 6 avril 2022, n° 21-13.891, FS-B N° Lexbase : A32177SX, D., 2022. 704 ; ibid. 1528, obs. Y. Strickler et N. Reboul-Maupin ; RTD civ., 2022. 656, obs. W. Dross ; AJDI, 2022. 451, obs. A. de Dieuleveult ; Défrenois, 2022, n° 22, p. 13, note I. Boismery).

Avec pour enjeu la prescription, l’arrêt des juges du fond éclaire les rapports entre nature contractuelle, actions personnelles et actions réelles. S’il a été maintes fois rappelé par les juges en jurisprudence que « le cahier des charges d’un lotissement constitue un document contractuel » (Cass. civ. 3, 14 février 2019, n° 18-10.601, F-D N° Lexbase : A3293YXA ; v. aussi Cass. civ. 3, 16 mars 1976, n° 74-13.169, publié au bulletin N° Lexbase : A6831CHH, Bull. civ., n° 118 ; Cass. civ. 3, 13 octobre 2016, n° 15-23.674, F-D N° Lexbase : A9609R7Z), on peut tempérer ce postulat. Critiquée en doctrine, cette affirmation semble erronée en droit. En effet, l’article L. 442-9 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L9985LMR vise expressément « les clauses de nature règlementaire du cahier des charges ». On comprend ainsi que ce document, loin d’être un contrat, doit être perçu comme un acte hybride à la lisière entre acte règlementaire et contractuel. Face à un cahier des charges, il faut donc s’intéresser aux clauses individuellement. C’est là une première confusion de l’arrêt. Tout en affirmant que « le cahier des charges est un document contractuel », les juges lyonnais font également l’effort de rechercher la nature de la clause litigieuse et la qualifient de « disposition contractuelle du cahier des charges ». Or cette recherche s’avère inutile du moment où l’on qualifie, en amont, le document de contrat. De la sorte, on comprend la confusion des juges. Ces derniers, tiraillés entre une jurisprudence et un texte législatif, préfèrent respecter les deux plutôt que de se faire casser en droit.

Au reste, une fois qualifiées de contractuelles, les juges affirment que les dispositions « revêtent le caractère de servitude réelle ». Alors, il convient de connaître la nature des actions qui en résultent. Par principe, on assimile la nature contractuelle aux actions personnelles ; pourtant « qui dit contractuel ne dit pas personnel » (W. Dross, Qui dit contractuel ne dit pas personnel : de la prescription des actions naissant de la violation du cahier des charges d’un lotissement, RTD civ., 2022, p. 656). Au vrai, un contrat peut tout à fait être à l’origine d’un droit réel, protégé, dès lors, par une action réelle (C. civ., art. 1196 N° Lexbase : L0908KZN). C’est ce que nous rappelle notre arrêt. Pour les juges, en prévoyant des servitudes réciproques entre colotis, la clause débattue institue une charge réelle, protégée par les actions réelles. Il en résulte donc un élargissement du délai de prescription passant de cinq ans pour les actions personnelles (C. civ., art. 2224 N° Lexbase : L7184IAC) à trente ans (C. civ., art. 2227 N° Lexbase : L7182IAA). En revanche, on n’aboutit pas à l’imprescriptibilité de l’action. C’est d’ailleurs ce qu’affirme, quelques mois plus tard, dans son arrêt de principe, la Cour de cassation : « l’action tendant à obtenir la démolition d’une construction édifiée en violation d’une charge réelle grevant un lot au profit des autres lots en vertu d’une stipulation du cahier des charges d’un lotissement est une action réelle immobilière soumise à la prescription trentenaire » (Cass. civ. 3, 6 avril 2022, n° 21-13.891, FS-B N° Lexbase : A32177SX). Néanmoins, pour dissiper un doute, il convient de rappeler que la démolition d’un empiétement est imprescriptible : elle n’est pas soumise à la prescription trentenaire (Cass. civ. 3, 5 juin 2002, n° 00-16.077, publié au bulletin N° Lexbase : A8518AY7, D., 2003. 1461, note Pillet ; JCP, 2002. II. 10190, note du Rusquec ; Defrénois, 2002. 1310, obs. Atias ; RDI, 2002. 386, obs. Bergel ; la cour d’appel de Lyon le rappelle : « la suppression d’un empiétement est imprescriptible », CA Lyon, 1re ch. civ. A, 4 mars 2021, n° 16/02440 N° Lexbase : A75784II). En effet, une confusion pouvait naître à la lecture de l’arrêt puisque les requérants invoquaient un empiétement. Ainsi, face une demande de démolition, deux solutions en matière de prescription sont à envisager. Soit la démolition est demandée sur le fondement d’un empiétement et alors elle est imprescriptible, soit elle est demandée sur le fondement d’une violation des stipulations contractuelles établissant une charge réelle et alors la prescription est trentenaire.

En somme, si le contrat ne préjuge pas du caractère personnel de l’action qui en découle, il agit sur le délai de prescription des démolitions en les limitant à trente ans en cas d’action réelle.

Par Marion Ferrière

 

Du domaine des servitudes légales de vue

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 11 janvier 2022, n° 19/04005 N° Lexbase : A12167IU

Jusqu’où faut-il étendre la sujétion grave que constituent les servitudes légales de vue ? L’arrêt rapporté, du 11 janvier 2022, invite à y réfléchir.

Un couple de propriétaires fait réaliser devant leur maison une aire de retournement pour leurs véhicules. Les voisins, prétendant que l’aire permet l’exercice d’une vue droite à moins d’1m90 de leur héritage, réclament la remise en état des lieux. La cour d’appel de Lyon, confirmant la décision des premiers juges, rejette leur demande, au motif que, si une partie de l’aire est effectivement située en deçà des distances légales, la présence d’arbres touffus à la limite de la ligne divisoire, du côté des défendeurs, fait obstacle au regard.

En droit, la décision est excellente. Elle rappelle combien les servitudes légales de vue ne sauraient se réduire à une question d’arpentage, purement arithmétique. Le Code civil, en prescrivant une distance de dix-neuf décimètres (C. civ., art. 678 N° Lexbase : L3277ABY), a voulu éviter que des regards indiscrets pussent trop facilement se porter jusque dans le fonds voisin. Mais aussitôt qu’un obstacle vient s’interposer entre le regard et le fonds voisin, il n’y a point de vue ; la distance alors importe peu. La solution était enseignée de longue en ce qui concerne les murs : « on pourrait avoir des vues, dit Baudry-Lacantinerie, à une distance moindre que la distance légale, s’il y avait entre elles et le fonds voisin un mur assez élevé pour empêcher de porter les regards sur ce fonds » (Baudry-Lacantinerie, Précis de droit civil, t. I, 2e éd., 1885, n° 1539 ; v. déjà Toullier, Le droit civil français, t. III, Bruxelles, 1824, n° 528). Certes, on pourrait craindre que l’obstacle ne disparût un jour : c’est bien d’ailleurs ce qu’affirmaient les demandeurs, faisant valoir que « ces arbres ne sont pas nécessairement amenés à rester en place ». Mais rien ne leur interdira, une fois les arbres coupés, d’agir à nouveau en suppression de la vue, sans que leurs voisins puissent alors prétendre l’avoir usucapée, la vue n’ayant pas été possédée tant que l’obstacle existait.

Tout au plus peut-on se demander si les arbres, vu la densité et la persistance saisonnière de leur feuillage, préservaient suffisamment l’intimité des voisins, à peu près comme peut le faire un mur. C’est là une question de fait livrée à l’appréciation souveraine des juges du fond. On se contentera d’observer ici la faiblesse de la motivation. La persistance du feuillage semble acquise, s’agissant de conifères, mais il eût fallu constater expressément qu’ils sont sempervirents, ce que la Cour omet de faire. Les demandeurs prétendaient de toute façon que l’obstruction était seulement partielle, et l’expert lui-même, en qui la Cour place toute sa foi, parle de vues « partiellement obstruées ». Or loin d’empêcher la vue, un obstacle faisant obstruction partielle, en camouflant le curieux, est de nature à faciliter au contraire l’indiscrétion que le Code civil veut combattre. L’expert n’a d’ailleurs aucune qualification particulière à cet égard. Il appartient au juge de s’instruire complètement et l’on serait bien inspiré, dans un tel cas et d’une façon générale en matière de propriété foncière, de recourir plus souvent à un transport sur les lieux (CPC, art. 179 N° Lexbase : L1589H4M).

Du reste l’article 678 du Code civil N° Lexbase : L3277ABY était-il seulement applicable à l’ouvrage litigieux ? On sait que cette disposition vise précisément les « vues droites ou fenêtres d’aspect, balcons ou autres semblables saillies ». Le dernier terme de cette énumération pittoresque a très tôt servi de prétexte à une lecture attrape-tout qui accueille volontiers « terrasses, plates-formes ou autres exhaussements de terrain d’où l’on peut exercer une servitude de vue sur le fonds voisin » (Cass. civ. 3, 39 novembre 1983, n° 82-14.155, publié au bulletin N° Lexbase : A5064CKR, Bull. civ. III, n° 247). L’arrêt rapporté, en qualifiant de « plate-forme » l’ouvrage des défendeurs, paraît s’inscrire bien dans ce courant jurisprudentiel. Toute la question souffre en réalité d’un défaut de conceptualisation théorique, et la jurisprudence semble sans boussole ni système.

Il faut revenir un instant au paradoxe que constituent les servitudes légales de vue. Sur un terrain nu, en effet, à la ligne divisoire, la vue est illimitée et parfaitement licite sur l’héritage voisin. D’où vient alors que le propriétaire n’a pas le droit d’y faire des fenêtres sans garder ses distances, alors qu’en construisant ainsi, loin de développer ses vues, il les réduit considérablement ? C’est que les fenêtres d’aspect facilitent l’exercice de la vue, de deux manières parfaitement bien décrites par Demolombe. D’une part, elles permettent la dissimulation derrière les murs de la demeure : la vue « ne s’exerce plus palam, mais d’une façon clandestine et furtive » (Demolombe, Traité des servitudes, t. II, Paris, 1868, n° 561). D’autre part, elles rendent la vue « en quelque sorte permanente, puisqu’elle peut être constamment exercée par les personnes qui l’habitent » (n° 527).

Ces deux considérations fondent alternativement l’extension de l’article 678 du Code civil N° Lexbase : L3277ABY à d’autres ouvrages que le code ne prévoit pas, en même temps qu’elles lui impriment ses limites. On ne voudra pas restreindre le domaine des servitudes légales de vue aux seuls bâtiments d’habitation, comme on continue parfois de le soutenir (W. Dross, Droit civil. Les choses, Paris, 2012, n° 370-1) : un simple mur de clôture doit tomber sous l’empire de l’article 678 du Code civil N° Lexbase : L3277ABY si des ouvertures y sont pratiquées (CA Angers, 9 février 1849, S., 1849.2.277  ; D., P., 1849.2.250), car l’exercice de la vue est rendu plus commode par la faculté de se cacher derrière la muraille. Il en va de même d’une terrasse aménagée, parce qu’elle a pour objet et effet de pourvoir à un séjour plus fréquent et plus agréable que ce que peut offrir la terre brute (Cass. civ., 28 décembre 1863, D., P., 1864.1.163).

Cela posé, que penser d’une aire de retournement comme celle de l’espèce ? Surface plane, elle n’offre, d’une part, aucune facilité à se dissimuler. Elle n’a pas vocation, d’autre part, à être un lieu de station ou de repos pour les personnes, mais seulement une commodité pour les véhicules, lesquels ne peuvent eux-mêmes, étant meubles, être soumis aux distances légales (Cass. civ. 3, 13 juillet 2005, n° 04-13.137, FS-P+B N° Lexbase : A9334DIK, Bull. civ. III, n° 161 ; JCP G, 2006. I. 127, obs. H. Périnet-Marquet). Il ne suffirait pas de dire que l’exhaussement de terrain obtenu a créé peut-être une vue plus plongeante, donc plus intrusive, sur l’héritage voisin : car alors toute toiture devrait respecter les dix-neuf décimètres, ce qu’on ne saurait admettre, sauf précisément si le toit est aménagé comme un espace de vie (Demolombe, op. cit., n° 572 ; CA Basse-Terre, 1re ch. civ., 30 avril 2018, n° 17/00692 N° Lexbase : A2301YHP, à propos d’une toiture carrelée) ; de même on ne comprendrait pas que des arbres puissent être plantés à la limite (par exemple, si les usages du pays, auxquels renvoie le code, l’autorisent, comme à Paris : Cass. civ. 3, 14 février 1984, n° 82-16.092, publié au bulletin N° Lexbase : A0431AA9, Bull. civ. III, n° 36), s’il fallait craindre qu’on ne prît quelque vue redoutable en grimpant aux branches. Parce que les distances légales « stérilisent une utilité du fonds » (W. Dross, op. cit., n° 370) et donc attentent à l’absolutisme de la propriété, on ne doit pas étendre leur domaine au-delà du raisonnable : il faut considérer la destination, l’affectation normale de l’ouvrage. Par ses caractéristiques, une aire de retournement pour véhicules ne peut être qu’accidentellement un poste d’observation pour les personnes (comp. Cass. civ 3, 30 octobre 2012, n° 10-28.287, F-D N° Lexbase : A3383IW9, appliquant les distances légales à un exhaussement de terrain créant une « allée »). L’article 678 du Code civil N° Lexbase : L3277ABY était ici exclu.

Par Xavier Mignot

 

La propriété contre elle-même

♦ CA Lyon, 6e ch., 17 mars 2022, n° 21/06286 N° Lexbase : A74567Q9

La cour d’appel de Lyon prend sa revanche. Elle avait été censurée, il y a dix ans, pour avoir modéré le montant d’une astreinte au moment de la liquider, compte tenu de la « disproportion flagrante entre la somme réclamée et l’enjeu du litige » (Cass. civ. 2, 26 septembre 2013, n° 12-23.900, F-D N° Lexbase : A9476KLK). Mais l’onde de choc du contrôle de conventionalité in concreto a depuis lors bousculé toutes les branches du droit civil. Réformant sa jurisprudence antérieure, la Cour de cassation, sur le fondement du Protocole n° 1 à la CEDH, impose dorénavant au juge liquidateur « d’apprécier de manière concrète s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel il liquide l’astreinte et l’enjeu du litige » (Cass. civ. 2, 20 janvier 2022, trois arrêts, n° 20-15.261, FS-B+R N° Lexbase : A79507IB, n° 19-23.721, FS-B+R N° Lexbase : A79567II et n° 19-22.435, FS-B+R N° Lexbase : A79547IG, où l’astreinte assurait le respect de droits personnels). L’arrêt rapporté du 17 mars 2022 livre à peine deux mois plus tard une des toutes premières applications de cette nouvelle doctrine, cette fois en matière de droit réel.

Il y est question d’une servitude de passage ainsi que d’une servitude de passage de réseaux (emportant obligation réelle de réaliser les réseaux) grevant la parcelle de la défenderesse au profit d’un terrain nu contigu. Les propriétaires du fonds dominant se plaignent bientôt de ce que leur voisine, qui construisait un lotissement sur sa parcelle, d’une part a rendu impraticable leur droit de passage, du fait des travaux de décaissement et de l’édification d’un mur de soutien, d’autre part n’a pas fait réaliser les réseaux. En 2020, la cour d’appel de Lyon condamne la propriétaire à libérer la servitude de passage et à faire réaliser les réseaux, sous astreinte provisoire de 800 euros par jour de retard pendant quatre mois. La liquidation ayant été ensuite demandée, la Cour constate l’inexécution, mais observe que la somme de 97 600 euros serait disproportionnée au regard de l’utilité actuellement nulle des deux servitudes, le fonds dominant n’étant pour l’instant pas constructible. Pour ces raisons, la Cour, réformant le jugement entrepris, réduit l’astreinte à 30 000 euros, soit le tiers environ de la somme initialement due.

Bien sûr, la loi est loin, qui autorise seulement le juge à tenir compte du comportement du débiteur et des difficultés qu’il a rencontrées pour exécuter (CPCEx., art. L. 131-4 N° Lexbase : L5818IRW). La CEDH est cependant, comme on le sait, un abîme de ressources inépuisables pour parer d’oripeaux juridiques cette mystérieuse équité que les tribunaux auraient reçue en dépôt. Ce n’est pas le lieu ici de commenter à fond cette jurisprudence qui, quoi qu’on en dise en se réclamant de Carbonnier (N. Cayrol, La proportionnalité de l’astreinte liquidée, RTD civ., 2022.452), énerve inutilement l’astreinte, dont la liquidation est livrée à l’arbitraire, alors que le juge, au moment d’en fixer le quantum, avait déjà précédemment pesé et soupesé les intérêts.

Mais l’arrêt rapporté, en mettant le droit des biens aux prises avec lui-même, donne à la question un éclairage nouveau. Car le droit des biens canal historique (la servitude) s’y heurte bien vite à l’idée autrement plus haute que s’en fait la juridiction strasbourgeoise. Cette dernière a développé, on le sait, une « notion autonome » des biens dont elle assure la protection (X. Dupré de Boulois, Droits des libertés fondamentales, PUF, 3e éd., 2022, n° 620). L’extension en devient si grande qu’on va jusqu’à considérer que « des droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des droits fondamentaux et donc des biens au sens du protocole 1er » (CEDH, 29 mars 2010, Req. 34044/02, Depalle c/ France N° Lexbase : A2354EUQ). La Cour de cassation, et à sa suite la cour d’appel de Lyon, ont logiquement tiré les conséquences de cette avidité conceptuelle. Elles vont plus loin encore, en rattachant sans états d’âme ces nouveaux biens au « droit de propriété du débiteur ».

Pourtant de quoi parle-t-on au juste ? L’astreinte constitue, comme le rappellent les magistrats lyonnais, une « condamnation pécuniaire ». C’est donc un coup porté au patrimoine du débiteur, ou plus exactement à sa face active, qui répond du passif. Est-ce à dire que l’astreinte affecte les biens qu’il contient, partant la propriété ? L’article 2285 du Code civil N° Lexbase : L1113HI3 le laisse entendre, d’après lequel « les biens du débiteur » sont « le gage commun de ses créanciers ». Pour peu qu’on entende largement cette notion de biens (en y incluant les créances), la propriété paraît sérieusement menacée. Au vrai, la poursuite n’atteint que ce que l’incurie du débiteur lui a offert en holocauste ; encore faut-il que l’enveloppe contienne quelque chose sur quoi le créancier puisse se désintéresser, et qu’au surplus cette chose ne se trouve pas sanctuarisée d’une manière ou d’une autre (insaisissabilité). En somme, l’atteinte au droit de propriété est tout à la fois hypothétique et indéterminée. À moins que l’universalité patrimoniale ne soit en elle-même « une forme de bien », et que les droits personnels « grèvent le patrimoine comme un droit réel grève un bien » (F. Zenati-Castaing et T. Revet, Les biens, PUF, 3e éd., 2008, n° 210). Tel est bien, peut-être, le sens de la nouvelle jurisprudence que les magistrats lyonnais appliquent ici scrupuleusement.

Il y a quelque chose d’étrangement post-ginossarien dans cette défaite du vieux droit réel prédial, sous les coups mêmes de la propriété passée au service d’un nouveau maître. Tout étant devenu objet de propriété, la lutte se joue au poids, c’est-à-dire à la valeur : une astreinte de 97 600 euros pèse plus lourd – donc trop lourd – que deux médiocres servitudes dépourvues d’intérêt actuel. La propriété, « méconnaissable » (W. Dross, Une approche structurale de la propriété, RTD civ., 2012.419), se dissout alors dans sa propre omniprésence. Elle n’est plus rien, pour avoir voulu être tout. Elle n’est plus discriminante ni par conséquent décisoire, puisque tout procède d’elle. Elle n’est plus que le prétexte formel (Protocole n° 1) du jugement en équité, qui peut la retourner contre ses propres bases historiques, dans un verdict de la dernière dérision : le fonds de terre s’incline, au nom de la propriété, devant les « actifs » du débiteur. Cette conception qui ne jure que par la valeur (les « intérêts substantiels ») perd de vue entièrement la spécificité du rapport de l’individu aux choses, plus encore aux choses immobilières. L’espèce le fait suffisamment bien sentir. La terre offre à l’homme son seul repos dans l’errance, peut-être même son vrai soulas dans la solitude intransitive du sujet. Il n’y a pas de comparaison possible avec le « patrimoine », cette abstraction sans forme, sans saveur et sans histoire.

Par Xavier Mignot

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