Cahiers Louis Josserand n°1 du 28 juillet 2022

Cahiers Louis Josserand - Édition n°1

Éditorial

Les Cahiers Louis Josserand de l'Université Lyon 3 (CLJ) : une nouvelle revue est née !

Lecture: 2 min

N2403BZZ

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Le 27 Juillet 2022

Des chercheurs mais une équipe. Ainsi se présente l’Équipe de Recherche Louis Josserand (ERLJ) laquelle regroupe près de 50 enseignants-chercheurs en droit privé de la Faculté de droit de l’Université Jean Moulin - Lyon 3 répartis en différents centres (droit de la famille, droit pénal, droit de la responsabilité et des assurances, droit de l’entreprise, patrimoine et contrats) et 80 doctorants. Et cette Équipe méritait sa revue afin de rendre compte de la richesse des travaux de ses membres et de son dynamisme. C’est désormais chose faite : bienvenue aux « Cahiers Louis Josserand » et un grand merci à la société Lexbase d’en assurer la diffusion sur son site dédié.  

Ces « Cahiers Louis Josserand » ont une vocation plurielle : s’ouvrir à des auteurs de tous horizons, confirmés ou non ; assurer une revue périodique de la jurisprudence de la cour d’appel de Lyon à destination des praticiens notamment ; diffuser les informations relatives à la « vie de l’équipe », particulièrement les manifestations scientifiques que celle-ci organise. Réfléchir, informer et favoriser les échanges : telle est l’ambition des « Cahiers Louis Josserand ». 

Cette revue met de surcroît en avant certaines de spécificités de l’Équipe Louis Josserand : une recherche à la fois fondamentale et prenant la pratique au sérieux, comme en témoigne les travaux portant sur la jurisprudence locale ; une recherche intégrant les dimensions internationale et philosophique des questions juridiques ; une recherche collective dynamique, qui unit et transcendance les productions individuelles de ses membres, des plus réputés aux plus jeunes chercheurs.

Cet éditorial ne serait évidemment pas complet sans des remerciements sincères adressés à tous ceux qui, à chaque étape de son élaboration, ont rendu possible la parution de ce premier numéro, en particulier Thierry Favario, et se projettent déjà vers le prochain. Nous vous donnons donc d’ores et déjà rendez-vous pour les « CLJ n°2 » dont la parution interviendra courant janvier 2023.

Comité scientifique :

Mme Béatrice Balivet

M. Nicolas Borga

M. William Dross

Mme Dominique Luciani-Mien

M. Patrick Mistretta

M. Aurélien Molière

Mme Virginie Pezzella

Mme Amélie Panet-Marre

Mme Stéphanie Porchy-Simon

Mme Bélinda Waltz-Teracol

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[Doctrine] La jurisprudence de la cour d’appel de Lyon relative au cautionnement (2016-2020)

Lecture: 46 min

N2360BZG

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par Le Master 2 Culture judiciaire (Université Jean Moulin Lyon 3), promotion 2020-2021* – Sous la direction du Professeur Pascale Deumier - avec l’aide du Professeur Olivier Gout - Équipe Louis Josserand – Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

*Liste des contributeurs : Rémi Antoine, Olivia Charrier, Candice Desseigne, Agathe Detz, Juline Hugouvieux, Laurène Klak, Maé Lallemand, Marion Lamelyn, Syriane le Dantec, Myriam Maama, Alix Marchaud, Cédric Marroco-Sage, Lucas Montessuy, Marine Olivier, Léo Pacard-Flammini, Juliette Saintin, et Albanne Sutter.

Mots-clés : jurisprudence, cautionnement 

Cet article présente une étude réalisée par le Master 2 Culture judiciaire (Université Jean Moulin Lyon 3) de septembre à février 2021, et dont l’objet est le contentieux relatif au cautionnement par la cour d’appel de Lyon. Cette analyse a pris en compte les arrêts rendus du 1er janvier 2016 au 9 octobre 2020 par cette cour. En utilisant la base jurisprudence du site Lexis 360, nous avons étudié 429 arrêts, qui touchaient à divers problèmes de droit, tant sur les conditions de formation que d’exécution du contrat de cautionnement. Afin de rendre notre propos le plus pertinent possible, nous avons décidé de focaliser notre attention sur cinq problèmes de droit, particulièrement caractérisés par leur fréquence, et leur intérêt sur le plan juridique. Le premier objectif de cette étude est d’analyser concrètement la manière qu’ont les juges du fond d’appréhender les problèmes de droit relatifs au cautionnement.

Case law, surety

This article focuses on a study conducted by the students from the Judicial Culture Master’s law degree (Master 2 Culture judiciaire of University Jean Moulin Lyon 3) from September 2020 to February 2021. The paper looks into the issue of dispute relating to surety in the Court of Appeal of Lyon. This study has analysed rulings handed down by this Court of Appeal from 1st January 2016 to 30th September 2020. Using Lexis 360, a website offering extensive legal ressources, 429 rulings dealing with several legal issues relating from the formation to the performance of the surety’s contract have been reviewed. To be as relevant as possible, it has been decided to focus on five particularly difficult legal issues, which appear to be both the most frequent and relevant to this article. The primary purpose of this study is to analyse in concreto the way Lyon’s Court of Appeal judges comprehend the legal issues relating to surety.

Ce travail ayant été réalisé dans le cadre de notre Master 2 Culture judiciaire, nous avons dû travailler tous ensemble, et choisir une approche méthodologique précise afin de réaliser un rapport sur la jurisprudence de la cour d’appel de Lyon, relative au cautionnement. Pour analyser les 429 arrêts rendus par la cour d’appel sur cette thématique, nous avons élaboré trois types de grilles : une de droit commun et deux de droits spéciaux, à savoir la loi sur les baux d’habitation de 1989 et le Code de la consommation. En effet, en matière de cautionnement, le droit spécial trouve majoritairement à s’appliquer et notamment le Code de la consommation, qui s’applique dans 357 arrêts sur 429.

La détermination des problèmes de droit récurrents est ce qui a le plus orienté notre analyse. Ces problèmes de droit étaient divers. D’une manière générale, ils se rencontrent à toutes les étapes d’existence du contrat de cautionnement, de sa formation à son extinction. En utilisant deux critères, celui de la fréquence et celui de la pertinence, nous nous sommes rendu compte que cinq problèmes de droit méritaient notre attention. Par ordre d’importance, il s’agit de la disproportion du contrat de cautionnement, les manquements au devoir d’information, l’erreur sur le formalisme de l’engagement de la caution, les vices du consentement et enfin le manquement au devoir de mise en garde.

Pour étudier la façon dont la cour d’appel de Lyon répond à ces différentes questions, nous commencerons par analyser les problèmes de droit relatifs aux conditions de validité du contrat de cautionnement (I), puis ceux relatifs à son exécution (II).


I. Les conditions de validité du contrat de cautionnement

Au titre des conditions de validité du contrat de cautionnement, le problème majeur est celui de la disproportion de l’engagement (A). On retrouve aussi celui concernant les vices du consentement, dont l’erreur et le dol (B), et celui qui a trait au formalisme de l’engagement de la caution (C).

A. La disproportion de l’engagement de la caution : la prétention principale des justiciables dans la recherche de la remise en cause du cautionnement

Disproportion comme condition de validité. Nous avons fait le choix de traiter la disproportion dans les conditions de validité du contrat, dans la logique du Code de la consommation, qui est le fondement légal le plus invoqué.

Observations statistiques. Dans plus de 50 % des arrêts de la cour d’appel de Lyon, la disproportion de l’engagement se trouve invoquée. Sur la totalité des 429 arrêts traités, la disproportion a été en cause dans 225 arrêts.

Une prétention majoritaire appuyée par le droit positif. L’article L. 341-4 du Code de la consommation N° Lexbase : L1602LRR prévoit qu’un « créancier professionnel ne peut se prévaloir d’un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l’engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation ». Cet article a un champ d’application large concernant les parties : la caution doit être une personne physique, mais peu importe qu’elle soit commerçante ou dirigeante de société. Ainsi, l’associé gérant peut se prévaloir de la disproportion du cautionnement (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 5 juillet 2018, n° 16/02073 N° Lexbase : A3084XW7). De même, la protection s’applique à toute caution personne physique, qu’elle soit profane ou avertie. Le créancier doit avoir la qualité de professionnel, tel qu’assureur ou banquier. Aussi, le contrat de cautionnement, en raison des parties qui sont en jeu, se prête à la disproportion.

La disproportion présente également l’avantage de ne pas mettre en cause directement le créancier. Il s’agit d’une analyse factuelle entre deux ordres de grandeur : le montant de l’engagement par rapport au patrimoine de la caution. Il n’y a donc pas d’impact sur la réputation du créancier professionnel, à l’inverse d’un manquement au devoir de mise en garde, qui fait état d’une faute du créancier professionnel.

Du point de vue de la preuve de la disproportion, il existe une division de la charge de la preuve fondée notamment sur l’article L. 341-4 du Code de la consommation N° Lexbase : L1602LRR. De ce fait, la disproportion de l’engagement est un moyen double. En effet, la caution peut s’en servir pour prouver l’existence de la disproportion au moment de la souscription de l’engagement. Réciproquement, le créancier professionnel peut s’en servir pour prouver l’existence de ce qu’on nomme « le retour à meilleure fortune ». Caution et créancier sont donc, selon les arrêts, partie intimée ou partie appelante, faisant valoir leurs prétentions respectives sur la base du même moyen, à savoir la disproportion de l’engagement.

Par ces avantages, on peut comprendre l’attractivité de ce moyen juridique par les requérants.

L’appréciation de la disproportion : une appréciation souveraine et in concreto des juges du fond. Notre travail de recherche démontre que la reconnaissance du caractère disproportionné du cautionnement n’est pas consacrée de façon majoritaire. Autrement dit, il ne suffit pas d’invoquer la disproportion pour qu’elle soit automatiquement admise par les juges du fond.

Au regard des données chiffrées, nous avons observé que les juges du fond soumettent la question de la disproportion du cautionnement à une appréciation souveraine et in concreto. Ils apprécient, au regard des circonstances particulières du cas d’espèce qui leur est soumis, si l’engagement de la caution est disproportionné par rapport à ses ressources personnelles. Par conséquent, nous avons pu analyser une forte casuistique dans les arrêts portant sur le contentieux de la disproportion, entraînant une imprévisibilité de la jurisprudence en la matière. C’est ce qui explique que dans son appréciation, la cour d’appel de Lyon relève minutieusement tous les éléments d’actif et de passif de la caution (en ce sens : CA Lyon, 1re ch. civ. A, 5 juillet 2018, n° 16/03325 N° Lexbase : A2674XWX).

Parallèlement, nous avons observé que si la disproportion est peu retenue, c’est parce que la reconnaissance du caractère disproportionné du cautionnement est étroitement liée à la détermination subjective des biens et revenus de la caution. Pour ce faire, les juges du fond s’en tiennent aux déclarations faites par la caution au moment de son engagement. À titre d’exemple, cela est explicité dans un arrêt de la première chambre civile A de la cour d’appel de Lyon en date du 21 mars 2019 n° 16/06850 N° Lexbase : A5511Y4U : « l’appréciation de la disproportion doit être effectuée au vu des déclarations de la caution concernant ses biens et revenus ». Or la caution peut avoir tendance à présenter son patrimoine sous un jour favorable au moment de conclure, ne reflétant pas sa véritable situation financière et empêchant ainsi, ultérieurement, l’observation de la disproportion quand la caution l’invoque.

Une appréciation circonscrite à la disproportion manifeste. N’étant généralement pas consacrée par les juges du fond, il semble que la disproportion soit appréciée de manière relativement stricte par les juges de la cour d’appel de Lyon. Il résulte d’ailleurs des exigences légales, l’existence d’une disproportion dite « manifeste », que la cour a notamment explicitée dans un arrêt du 10 octobre 2019 (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 10 octobre 2019, n° 17/04221 N° Lexbase : A8238ZQ8). Il est nécessaire qu’au jour de la conclusion du contrat ou, le cas échéant, au jour où la caution sera actionnée, il y ait une certitude quant au fait que le montant du contrat de cautionnement excède les capacités financières de la caution.

L’analyse précise des arrêts rendus par la cour d’appel en la matière permet de constater que, dès lors que l’on procède à un rapport entre le montant du contrat de cautionnement et l’actif de la caution, dans 70 % des cas, le montant du contrat de cautionnement représentait moins de 100 % de son actif. Cela permet de donner un premier élément de réponse quant à l’appréciation de la disproportion manifeste par ces juges ; on pourrait avoir l’impression que les juges sont face à des cautions qui s’engagent pour des montants qui ne semblent finalement pas toujours particulièrement élevés par rapport à leurs capacités. Mais quand on prend en compte la totalité du passif de la caution (en incluant le contrat de cautionnement) par rapport à l’actif, celui-ci est supérieur à l’actif dans 74 % des cas. Si on compare l’intégralité du passif aux seuls revenus annuels, la disproportion est plus flagrante : dans 100 % des cas, le passif est supérieur aux revenus. On voit donc que la disproportion manifeste suppose un rapprochement flagrant entre le taux d’actif et le taux de passif. Inversement, si ceux-ci ne sont pas comparables, et que le taux de passif est bien inférieur, la disproportion ne sera pas retenue. Il est possible ici de mentionner un arrêt (CA Lyon, 3e ch. civ. A, 28 avril 2016, n° 15/04121 N° Lexbase : A4036RL3) : l’appelant invoquait la disproportion de son engagement pour un montant de 82 160 euros, tandis qu’il avait déclaré des revenus mensuels de 6 000 euros ainsi qu’un patrimoine immobilier de 1,3 million d’euros. Dans ces conditions la disproportion n’a pas été reconnue par les juges du fond, car le rapport entre actif et passif ne le justifie pas.

Preuve de la disproportion. C’est à la caution d’apporter la preuve du caractère manifeste de la disproportion. À ce propos, dans un arrêt (CA Lyon, 3e ch. A, 5 janvier 2017, n° 15/08142 N° Lexbase : A7952SY8), les juges n’ont pas été en mesure de consacrer le caractère manifestement disproportionné de certains engagements, à défaut de renseignements suffisants quant au patrimoine et ressources personnelles.

La disproportion est donc un moyen très invoqué, mais peu retenu. Toujours dans les conditions de validité, on trouve les vices du consentement qui, à côté de la disproportion, sont moins prisés par les justiciables.

B. Les vices du consentement : le dol et l’erreur

Considérations préalables sur les autres vices du consentement (hormis le dol et l’erreur). On peut remarquer que le vice du consentement tendant à la violence économique n’a pas été invoqué par les requérants à l’exception d’un arrêt (CA Lyon, 3e ch. A, 13 septembre 2018, n° 17/04662 N° Lexbase : A4299X4Y). Mais, dans cet arrêt, la cour d’appel a préféré reconnaître le dol. Le lien de dépendance aurait sûrement pu être caractérisé, mais pas l’octroi d’un avantage manifestement excessif. La quasi-absence de la violence économique dans le contentieux peut aussi s’expliquer par sa consécration législative en 2016, lors de la réforme du droit des obligations, alors que la plupart des arrêts traités concernent des contrats souscrits avant 2016, pour laquelle la jurisprudence était encore hésitante. D’ailleurs, dans un arrêt du 8 décembre 2016 (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 8 décembre 2016, n° 14/01752 N° Lexbase : A5350SYS), bien que la cour d’appel parle de « violence économique », elle se fonde pourtant pour rejeter la demande sur la violence classique telle qu’envisagée par les articles 1112 N° Lexbase : L1200AB3 et 1131 anciens du Code civil N° Lexbase : L1231AB9.

Observations statistiques générales. Dans les trois types de grilles, les vices du consentement largement invoqués sont l’erreur et le dol. Ils représentent 67 arrêts sur 429. Cela représente donc environ 15,6 % du contentieux (arrondi au 10e près). Le vice du consentement n’est donc pas un moyen très invoqué par les justiciables. 66 % des arrêts concernent le dol (44 arrêts), et 34 % des arrêts concernent l’erreur (23 arrêts). L’erreur est donc un moyen moins avancé que le dol.

Analyses statistiques du contentieux relatif au dol. Dans 89 % des cas (soit 39 arrêts), il n’a pas été retenu par la cour d’appel. Ainsi, les 11 % d’admission représentent 5 arrêts. Sur les 5 arrêts où le dol a été retenu, on retrouve les deux hypothèses classiques de la réticence dolosive et des manœuvres frauduleuses.

Appréciation des manœuvres frauduleuses. Celles-ci sont reconnues dans deux arrêts. Dans un arrêt (CA Lyon, 3e ch. A, 13 septembre 2018, n° 17/04662 N° Lexbase : A4299X4Y) il était question de la régularisation du contrat de cautionnement initial, qui devait être rapide pour que la caution obtienne les fonds. Il y a ici la prise en compte d’un caractère temporel : l’urgence à laquelle étaient confrontées les parties pour pouvoir obtenir leur crédit. Dans la deuxième hypothèse, on retrouve un cas classique de manœuvre frauduleuse à savoir un mensonge non équivoque (CA Lyon, 8e ch., 26 juin 2018, n° 17/05754 N° Lexbase : A9267XTE).

Refus des manœuvres frauduleuses. Nous pouvons évoquer une hypothèse qui concerne le cas où la banque ne donne pas assez d’informations à la caution sur l’application d’un organisme de garantie tiers nommé OSEO (CA Lyon, 3e ch. A, 12 avril 2018, n° 16/09175 N° Lexbase : A8783XKI ; CA Lyon, 1re ch. civ. B, 13 juin 2017, n° 16/02814 N° Lexbase : A6094WH8) ou encore le fait que la banque n’a pas donné assez d’informations sur la cession d’un fonds de commerce, alors que cette cession est extérieure au contrat de cautionnement (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 septembre 2018, n° 17/01828 N° Lexbase : A2107X78). Ces hypothèses recouvrent largement celles de la réticence dolosive (infra), ce qui montre que la distinction entre les deux types de dol n’est pas forcément très établie en pratique. Les requérants préfèrent invoquer généralement la réticence dolosive.

La réticence dolosive : distinction avec les autres vices du consentement. Elle se distingue parfois difficilement de l’erreur, car cette dernière peut porter sur la solvabilité du débiteur. Or la réticence dolosive peut également venir de la connaissance par le créancier de la situation irrémédiablement compromise du débiteur (CA Lyon, 3e ch. A, 3 octobre 2019, n° 17/08119 N° Lexbase : A3679ZQC ; CA Lyon, 1re ch. civ. A, 15 juin 2017, n° 15/05447 N° Lexbase : A0167WIZ). Aussi, ces deux vices peuvent être invoqués simultanément, donnant parfois lieu à une seule motivation par la cour (CA Lyon, 3e ch. A, 11 octobre 2018, n° 17/00782 N° Lexbase : A1386YGG ; CA Lyon, 3e ch. A, 11 octobre 2018, n° 17/00783 N° Lexbase : A1098YGR).

Le dol peut aussi se distinguer difficilement du devoir de mise en garde, surtout lorsqu’il porte sur la solvabilité du débiteur. À ce titre, la cour d’appel rappelle que le requérant doit bien prouver l’existence d’une réticence dolosive, indépendamment du devoir de mise en garde (CA Lyon, 3e ch. A, 24 octobre 2019, n° 18/03655 N° Lexbase : A4691ZSK). Dans ce même arrêt, la cour d’appel rappelle que la qualité de caution non avertie n’a pas d’incidence sur le contentieux concernant le dol, a contrario de celui concernant le devoir de mise en garde.

La réticence dolosive : incidence des parties au contrat. La qualité de la personne a pu tout de même être un élément pris en compte par les juges du fond lorsque la réticence dolosive portait sur l’insolvabilité du débiteur. La cour prend en compte le fait que les cautions soient les parents du débiteur (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 11 juin 2019, n° 17/07606 N° Lexbase : A0184ZEK), ou le fait que la caution soit la personne physique gérante de l’entreprise cautionnée (CA Lyon, 3e ch. A, 3 octobre 2019, n° 17/08119 N° Lexbase : A3679ZQC).

Lien entre réticence dolosive et devoir d’information. Nous pouvons citer l’hypothèse de la rétention d’informations tenant à l’absence de transmission d’éléments essentiels du crédit garanti (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 2 juillet 2020, n° 18/02277 N° Lexbase : A21503QP). La réticence dolosive est liée au devoir d’information, très prégnant dans le contentieux relatif au cautionnement. Les requérants invoquent parfois directement des dispositions de droit spécial, autre que le Code de la consommation, prévoyant un devoir d’information pour justifier l’existence d’une réticence dolosive (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 septembre 2018, n° 17/01828 N° Lexbase : A2107X78) ; ici, la réticence dolosive invoquée se fondait expressément sur le devoir d’information des articles L. 141-1 et suivants du Code de commerce N° Lexbase : L7634LBD.

La réticence dolosive concernant la situation irrémédiablement compromise du débiteur. Outre le fait que la qualité de la caution pouvait jouer (supra), un autre critère a pu être pris en considération : le critère du temps. C’est en se fondant sur ce critère, notamment, le délai entre la souscription de l’engagement et la dénonciation, que la cour a pu déduire une réticence dolosive (CA Lyon, 3e ch. civ. A, 7 avril 2016, n° 15/01156 N° Lexbase : A7280RBA). Cela concerne aussi le délai entre la souscription de l’engagement de la caution et l’intervention d’une procédure collective, qui est apprécié strictement : un délai de deux mois entre la souscription de l’engagement de la caution et le début de la procédure collective ne suffit pas à prouver une réticence dolosive (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 20 décembre 2018, n° 16/04067 N° Lexbase : A3674YRI). A fortiori, un délai de cinq mois ne suffit pas non plus (CA Lyon, 3e ch. A, 3 octobre 2019, n° 17/08119 N° Lexbase : A3679ZQC). En outre, le fait que les comptes du débiteur aient été déficitaires au moment de la souscription du contrat de cautionnement et le refus d’un prêt à ce débiteur ne suffisent pas non plus à prouver la réticence dolosive (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 11 juin 2019, n° 17/07606 N° Lexbase : A0184ZEK).

Cela montre que l’appréciation de la réticence dolosive concernant la situation irrémédiablement compromise du débiteur est très stricte, à tel point qu’elle n’a jamais été reconnue par la cour d’appel de Lyon entre 2016 et 2020.

La réticence dolosive concernant des éléments du contrat de cautionnement. La réticence dolosive peut concerner d’autres informations dont l’importance est déterminante pour le consentement de la caution. Notamment, cela a été retenu concernant le montant des échéances, le coût de l’assurance et le taux effectif global du contrat (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 2 juillet 2020, n° 18/02277 N° Lexbase : A21503QP ; CA Lyon, 1re ch. civ. A, 21 janvier 2016, n° 14/04153 N° Lexbase : A3228N4C). Pour autant, on ne peut pas en déduire un principe général. En effet, dans un autre arrêt rendu par la cour d’appel, celle-ci dit que l’absence de ces mêmes informations ne peut constituer une réticence dolosive en l’absence de tout autre élément.

Des cas de réticences dolosives ont également pu être invoqués par les requérants concernant le manque de compréhension de la portée de leur engagement. Généralement, il était question de contrats annexes au contrat de cautionnement initial, souscrits avec des organismes de garantie (cela concerne principalement la garantie OSEO). En effet, ils l’invoquent de manière récurrente (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 13 juin 2017, n° 17/02814 ; CA Lyon, 3e ch. civ. A, 12 avril 2018, n° 16/09175 N° Lexbase : A8783XKI), croyant que cette garantie empêcherait les cautions d’être appelées en paiement. Les requérants évoquent ainsi une réticence dolosive, mais la cour apprécie strictement la portée de l’engagement de la caution en faisant une distinction entre les différents contrats. Il s’agirait ici d’un critère formel (contrats distincts) et non matériel, permettant d’assurer d’autant plus le principe d’effet relatif des contrats. La cour d’appel rappelle que le caractère inexpérimenté de la caution ne compte pas afin d’apprécier si celle-ci a compris son engagement dans le cautionnement initial (CA Lyon, 3e ch. A, 11 octobre 2018, n° 17/00783 N° Lexbase : A1098YGR).

Dès lors, la cour s’attache à l’engagement pris par écrit (CA Lyon, 3e ch. A, 11 octobre 2018, n° 17/00783 N° Lexbase : A1098YGR), et interprète celui-ci de manière littérale (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 6 novembre 2018, n° 17/03707 N° Lexbase : A0911YKX), qui considère que l’inscription « la société OSEO garantit à hauteur de 50 % », ne signifie pas que l’engagement de la caution en ait pour autant été réduit). Il y a une distinction stricte faite entre les contrats, et a fortiori entre les parties au contrat avec lesquelles la caution s’engage. Pour toutes ces raisons, nous observons que la reconnaissance du dol est strictement encadrée.

Analyse du contentieux relatif à l’erreur. Sur les 23 arrêts où l’erreur a été invoquée, celle-ci n’a jamais été retenue par la cour d’appel.

Appréciation de l’erreur par la cour d’appel. En théorie, elle ne peut concerner que l’erreur sur l’étendue des garanties, ou sur la solvabilité du débiteur, qui semblent être des qualités essentielles dans le cadre d’un contrat de cautionnement.

Le mécanisme de l’erreur sur la solvabilité du débiteur n’a presque pas été invoqué, ce qui peut s’expliquer par le fait que, dans une grande majorité des cas, spécifiquement dans le cadre du droit de la consommation, la caution est souvent le dirigeant personne physique du débiteur personne morale. Dès lors, les deux étant les mêmes personnes, il est préférable d’invoquer la disproportion. Dans des cas isolés, des hypothèses faisant référence à l’erreur sur la solvabilité du débiteur ont pu être invoquées, mais c’est la réticence dolosive qui a été retenue (supra). Nous pouvons expliquer cela par le fait que la réticence dolosive s’apprécie en fonction du comportement du créancier, alors que l’erreur s’analyse du point de vue de la caution. Dans la mesure où le créancier est une banque ayant des informations sur le débiteur, il semble plus adéquat que les cautions invoquent la réticence dolosive.

Toutefois, il a plus souvent été question de l’erreur sur l’étendue des garanties que la caution a elle-même souscrit avec un organisme de garantie tiers. Cette erreur est souvent invoquée avec la réticence dolosive démontrant que la frontière avec celle-ci semble floue, à tel point que les deux moyens sont parfois avancés en même temps (CA Lyon, 3e ch. civ. A, 11 octobre 2018, n° 17/00783 N° Lexbase : A1098YGR), donnant lieu à la même motivation par la cour. Il s’agit ici d’une erreur sur l’étendue des garanties, puisque cela concerne les clauses contenues dans un engagement unilatéral avec l’organisme de garantie OSEO. La cour, comme pour la réticence dolosive, distingue bien ce contrat du contrat de cautionnement qui lie la caution au créancier. En effet, la cour d’appel fait ici encore une application stricte de l’effet relatif des contrats puisqu’elle ne retient pas l’erreur lorsque le requérant s’est trompé sur les termes d’un autre contrat (CA Lyon, 3e ch. A, 18 mai 2017, n° 16/00920 ; CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 septembre 2018, n° 17/01828 N° Lexbase : A2107X78).

Après avoir évoqué les conditions de fond de la validité du contrat de cautionnement, nous allons nous intéresser à présent aux conditions de forme.

C. Les conditions de forme : l’erreur sur le formalisme de l’engagement de caution

Observations statistiques. La question de l’erreur sur le formalisme de l’engagement de cautionnement est le troisième problème de droit le plus récurrent rencontré par la cour d’appel de Lyon. Entre 2016 et 2020, elle a fait l’objet de 73 arrêts sur 429 et a concerné toutes les chambres. Parmi ces 73 arrêts, 13 relèvent de l’application de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH, 56 du droit de la consommation et 4 dépendent du droit commun.

Le critère de reconnaissance d’une erreur sur le formalisme. Il s’agit de comprendre comment les chambres caractérisent ou rejettent la constitution d’une erreur sur le formalisme. Nous constatons que sur 73 arrêts rendus entre 2016 et 2020 relatifs à ce problème de droit, les chambres ont retenu cette erreur vingt-huit fois ce qui représente 38 % des affaires. Plusieurs erreurs sont fréquemment caractérisées par les chambres, mais la plus courante concerne les carences de certains mots ou de certains morceaux de phrases dans les actes de cautionnement. À titre d’exemple, la troisième chambre civile A a pu retenir ce motif six fois sur ses 10 décisions retenant l’erreur de formalisme.

Pour les autres motifs ayant caractérisé l’erreur de formalisme selon la cour d’appel, il s’agit principalement de l’absence de signature de la caution, le fait que l’engagement ne soit pas rédigé directement de la main de la caution comme le prévoit la loi, ou encore l’absence de durée de l’engagement ou du montant de la caution en lettres. Cependant, il apparaît difficile de dégager plusieurs critères communs entre les chambres qui permettent de retenir l’erreur de formalisme tant les situations traitées divergent entre elles. Un arrêt (CA Lyon, 8e ch., 12 septembre 2017, n° 15/07075 N° Lexbase : A4463WRQ ) illustre cela puisque la cour n’a pas retenu l’erreur de formalisme pour absence de montant en lettres alors qu’elle l’a fait en 2018 dans un autre arrêt.

C’est donc en général l’absence d’un élément devant figurer dans les mentions manuscrites qui est le principal critère retenu par la cour pour caractériser l’erreur de formalisme.

La non-reconnaissance de l’erreur. Les cas où l’erreur de formalisme n’est pas retenue par la cour d’appel représentent la majeure partie des arrêts. En effet, sur notre échantillon général de 73 décisions, 45 arrêts ne retiennent pas l’erreur de formalisme, ce qui représente 62 % de refus. Après l’analyse qualitative d’un échantillon d’une quinzaine de ces arrêts, nous pouvons distinguer quelques critères justifiant ce refus. Tout d’abord, la cour d’appel écarte l’erreur de formalisme dans les cas où les parties font preuve d’une mauvaise foi manifeste. Les chambres choisissent soit de rejeter cette prétention, soit de la requalifier en dol. C’est le cas lorsque la caution revendique que l’écriture apposée sur l’engagement de caution ne relève pas de sa main, mais que l’expert graphologique atteste du contraire (CA Lyon, 3e ch. civ. A, 20 septembre 2018, n° 15/07007 N° Lexbase : A4516X7E). Ensuite, les chambres rejettent aussi l’erreur lorsque l’engagement correspond à une autre forme de cautionnement et que ce dernier peut ainsi être requalifié. Par exemple, dans un arrêt (CA Lyon, 8e ch., 8 novembre 2018, n° 17/04762 N° Lexbase : A8404YKH), les juges ont considéré que l’absence du mot « solidairement » ne constitue pas une erreur, mais une requalification de l’engagement en un cautionnement simple.

La position jurisprudentielle de la cour en matière de nullité selon les différents types d’erreurs. Bien qu’une erreur puisse être reconnue, celle-ci n’entraîne pas nécessairement la nullité. Cette subtilité est introduite par un arrêt de la Cour de cassation entre les erreurs matérielles et les erreurs qui affectent le sens et la portée de l’engagement (Cass. civ. 1, 11 septembre 2013, n° 12-19.094, FS-P+B+I N° Lexbase : A1490KLR) et semble avoir été reprise par les juges du fond. Cette distinction a permis d’analyser les effets de cette erreur lorsqu’elle est retenue, afin de déterminer si elle entache ou non la compréhension et le sens du contrat pour la caution.

Analyse du régime des nullités en application de la loi de 1989 sur les baux d’habitation. Si la réforme du 23 novembre 2018 a permis de simplifier considérablement le formalisme en exigeant simplement une signature de la caution à la suite des mentions dactylographiées, le contentieux avant 2018 a été particulièrement dense notamment sur la retranscription des mentions manuscrites de l’article 21-1 de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH. C’est ce contentieux qui a été abordé devant la cour d’appel de Lyon. Cette dernière ne retient pas, comme étant une nullité, l’absence de montant du cautionnement en lettres, même lorsque ce montant en lettres est mentionné, mais erroné. En effet, par une application littérale d’un texte silencieux sur ce sujet, les juges du fond se gardent de prononcer une nullité, n’allant ainsi pas au-delà du texte de loi. Cependant, en cas d’erreur sur un montant de la caution en lettres, la cour d’appel va adopter un raisonnement quelque peu différent puisqu’elle va retenir l’erreur et prendre en compte l’effet que peut avoir cette dernière sur la compréhension de l’engagement par la caution. Ainsi, nous avons pu voir dans les motivations de la cour, la prise en compte des conséquences de cette erreur sur « la portée réelle » de l’engagement de la caution (CA Lyon, 8e ch., 4 juillet 2017, n° 16/03429 N° Lexbase : A8901WLA). Les juges vont dès lors considérer qu’une erreur sur le montant en lettre n’est pas significative.

De manière plus générale, la nullité sera systématiquement prononcée par les juges en cas d’absence significative des mentions prévues par l’article 22-1 de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH. Toutefois, les juges font preuve d’une certaine souplesse lorsqu’ils sont face à des rectifications assez rapides de l’erreur (dans un délai de 24 h) ou en cas de régularisation dans un second engagement de caution.

Analyse du régime des nullités en application du Code de la consommation. Nous avons pu relever des problématiques similaires entre ce contentieux et celui de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH. C’est notamment le cas pour l’absence du montant de la caution en lettres (CA Lyon, 3e ch., 6 avril 2017, n° 15/05604 N° Lexbase : A4183UX9). La cour a adopté le même raisonnement que précédemment énoncé, en restant fidèle à la lettre du texte.

En cas d’absence ou de rajout de mots, de phrases, la cour va analyser au plus près du cas d’espèce l’impact que peuvent avoir ces erreurs sur la portée réelle de l’engagement. Toutefois, une assez grande marge de manœuvre est laissée à la cour dans l’appréciation de l’erreur, puisque parfois, l’absence de deux mots, « paiement » (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 31 janvier 2019, n° 17/00180 N° Lexbase : A6939YUK) et « caution » (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 26 avril 2018, n° 16/00159 N° Lexbase : A9678XLZ) n’aura pas les mêmes conséquences. En effet, l’absence du premier n’entraîne pas la nullité alors que l’absence du second conduit à une nullité de l’engagement.

Toutefois, une question semble être assez spécifique et récurrente au formalisme du cautionnement dans ce contentieux. Si l’absence totale de signature de la part de la caution entraîne systématiquement la nullité du contrat (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 17 janvier 2019, n° 16/09264 N° Lexbase : A3817YTK), la place de la signature fait l’objet d’une application stricte des textes de la part de la cour. En effet, elle a considéré qu’une signature apposée au milieu des mentions manuscrites « affecte la portée des mentions imposées par la loi, dès lors que la signature manifeste le consentement de son auteur » (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 31 janvier 2019, n° 15/05787 N° Lexbase : A7399YUL). La nullité est ainsi systématiquement prononcée.

Analyse du régime des nullités en application du droit commun. Le contentieux sur le formalisme des engagements de caution sur le fondement du droit commun est minime. En effet, il représente 4 décisions sur les 73 rendues entre 2016 et 2020. L’article de référence concernant le formalisme en droit commun est l’article 2292 du Code civil N° Lexbase : L0134L8H qui dispose que « le cautionnement ne se présume point ; il doit être exprès, et on ne peut pas l’étendre au-delà des limites dans lesquelles il a été contracté ». Cependant, le peu d’arrêts rendus dans ce contentieux l’ont été en application d’autres articles du Code civil, adaptés à la situation qui se présentait à la cour d’appel. Nous constatons tout de même que la distinction entre erreur matérielle et erreur qui altère la compréhension de la portée et de l’étendue de l’engagement est également applicable en droit commun. En effet, dans un arrêt (CA Lyon, 3e ch. A, 18 février 2016, n° 14/01818 N° Lexbase : A7792Q84), la cour considère que la mention manuscrite apposée par la caution, bien qu’erronée, n’a pas affecté la validité du contrat de cautionnement puisque la caution a parfaitement pris connaissance de l’étendue de son obligation en lisant la mention prérédigée. Une comparaison des trois autres décisions faisant application du droit commun nous démontre que l’erreur sur le formalisme n’est jamais constatée puisque la cour d’appel rejette les prétentions de la caution ou bien statue de nouveau en ordonnant la vérification de l’écriture et de la signature de la caution. Ainsi, le peu de décisions rendues à propos du formalisme en droit commun ne permet pas d’établir des points de comparaison intéressants avec les autres contentieux.

Après avoir évoqué les problématiques liées aux conditions de formations du contrat, nous allons nous intéresser aux questions de droit soulevées lors de l’exécution du contrat de cautionnement.

II. Le contentieux relatif à l’exécution du contrat de cautionnement

À ce titre, les devoirs à la charge du créancier représentent l’essentiel du contentieux, que ce soit concernant le manquement au devoir d’information du créancier envers la caution (A), ou concernant le manquement au devoir de mise en garde (B).

A. Le manquement au devoir d’information de la caution

Observations statistiques générales. Ce contentieux représente 20 % de la totalité des arrêts que nous avons étudiés (86 sur 429). Le manquement au devoir annuel d’information a été retenu dans 66 % des cas par la cour d’appel, c’est-à-dire dans 57 arrêts, et ne l’a pas été dans 34 % des cas, c’est-à-dire dans 29 arrêts. La reconnaissance du manquement au devoir annuel d’information par la cour d’appel l’a été sur le fondement de trois articles différents : l’article L. 313-22 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L7564LBR (36 arrêts, soit 56 % des cas), l’article L. 341-6 du Code de la consommation N° Lexbase : L1154K7U (19 arrêts, soit 33 % des cas), et enfin par une combinaison des articles L. 314-17 N° Lexbase : L1202K7N et L. 333-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1161K77 (2 arrêts, soit 4 % des cas).

Statistiques sur la sanction du manquement. La sanction du manquement au devoir annuel d’information est la déchéance des intérêts, mais la cour d’appel n’a pas toujours prononcé cette sanction, alors même qu’elle a retenu le manquement. Sur les 57 arrêts où la cour d’appel a retenu le manquement, elle a prononcé la déchéance des intérêts dans 93 % des cas (53 arrêts), et ne l’a pas prononcé dans 7 % des cas (4 arrêts). En effet, dans certains cas, la cour d’appel a considéré que le non-respect de l’obligation d’information n’avait pas d’incidence sur le montant de la créance. C’est notamment le cas lorsque le montant réclamé par le créancier est inférieur au montant pour lequel la caution s’est engagée (CA Lyon, 3e ch. A, 24 septembre 2020, n° 18/00728 N° Lexbase : A79723US), ou inférieur au montant des sommes restant dues (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 20 septembre 2018, n° 16/02010 N° Lexbase : A4375X78).

L’obligation d’informer la caution annuellement sur le montant de l’engagement. À travers l’étude de la jurisprudence de la cour d’appel de Lyon, il a été analysé que tous les articles existants n’ont pas forcément été mis en exergue par les juges du fond au visa de leurs décisions. C’est le cas notamment du droit commun avec l’article 2293 du Code civil N° Lexbase : L0162L8I concernant le contrat indéterminé dans son montant. Cela peut s’expliquer, notamment, par le fait que le droit commun trouve peu à s’appliquer face aux droits spéciaux.

En revanche, deux articles ont été de nombreuses fois rappelés. Il s’agit de l’article L. 313-22 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L7564LBR, qui concerne le contrat de cautionnement établi entre un établissement de crédit et une caution choisie par l’entreprise, en général le dirigeant de cette dernière, et de l’article L. 341-6 du Code de la consommation N° Lexbase : L1154K7U, qui concerne le contrat de cautionnement entre un créancier professionnel et une personne physique. Ces deux articles font peser sur le créancier l’obligation de faire connaître à la caution personne physique, au plus tard avant le 31 mars de chaque année, le montant du principal et des intérêts, commissions, frais et accessoires restant à courir au 31 décembre de l’année précédente au titre de l’obligation garantie, ainsi que le terme de cet engagement.

Si cela n’est pas respecté, les juges du fond de la cour d’appel de Lyon le sanctionnent, et il s’avère que la sanction est identique pour les deux articles : la déchéance des pénalités ou intérêts de retards échus.

En pratique, les statistiques ont montré que sur les 57 arrêts où le manquement au devoir d’information a été retenu, 24 d’entre eux ont été rendus au visa de l’article L. 313-22 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L7564LBR, et 30 d’entre eux ont été rendus au visa de l’article L. 341-6 du Code de la consommation N° Lexbase : L1154K7U, et ce pour diverses raisons.

Par exemple, concernant les modalités de forme de l’information à la caution, elle avait considéré, dans un arrêt du 16 juin 2016 (CA Lyon, 3e ch. A, 16 juin 2016, n° 14/05454 N° Lexbase : A2015RTS), qu’il y avait manquement au devoir d’information annuel sur le montant de l’engagement, lorsque le créancier avait envoyé un simple courrier à la caution à la mauvaise adresse.

De surcroît, concernant les modalités de fond, les juges ont considéré, dans un arrêt du 11 mai 2017 (CA Lyon, 3e ch. A, 11 mai 2017, n° 16/00008 N° Lexbase : A5448WCR), que l’envoi des courriers par la banque aux cautions ne correspondait pas à une information complète et exhaustive sur leurs engagements et leur terme, était de nature à engendrer la reconnaissance d’un manquement au devoir d’information annuel.

Concernant la charge de la preuve en tant que telle, dans un arrêt du 28 mai 2020 (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 28 mai 2020, n° 17/00484 N° Lexbase : A38763MI), la cour avait considéré que les listings établis unilatéralement par la banque correspondant aux lettres envoyées dans le cadre de son obligation d’information ne suffisaient pas, ou encore, dans un arrêt du 13 décembre 2018 (CA Lyon, 3e ch. A, 13 décembre 2018, n° 17/05991 N° Lexbase : A3656YQH), que le simple fait de verser au dossier des copies de lettres d’information ne prouve pas l’envoi de ces lettres. En outre, dans un arrêt du 29 novembre 2018 (CA Lyon, 3e ch. A, 29 novembre 2018, n° 17/01186 N° Lexbase : A5062YNS), elle avait aussi affirmé que le fait pour une banque de ne pouvoir fournir la preuve qu’elle a bien informé la caution, car elle utilisait un système automatisé, n’était pas de nature à la déresponsabiliser de son devoir d’information. Nous observons donc que les juges du fond apprécient largement le manquement au devoir d’information.

En effet, nous comprenons que ce qui importe est la preuve que rapporte ou non le créancier. Généralement, lorsqu’une banque, par exemple, ne parvient pas à prouver qu’elle a bien informé la caution, par n’importe quels moyens d’ailleurs, la cour d’appel est catégorique et statue sur le manquement au devoir d’information annuel et sanctionne donc par la déchéance des intérêts.

Cependant, la cour d’appel rappelle que la preuve du devoir d’information par le créancier ne comprend pas la preuve du fait que la caution ait bien reçu l’information envoyée (Cass. civ. 1, 2 octobre 2002, n° 01-03.921, publié au bulletin N° Lexbase : A9105AZA).

L’obligation d’informer la caution de la défaillance du débiteur. Elle se retrouve à l’article L. 314-17 du Code de la consommation N° Lexbase : L1202K7N, qui concerne le contrat de cautionnement de crédit, y compris immobilier, consenti à des particuliers et à l’article L. 333-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1161K77 qui concerne le contrat de cautionnement de personnes physiques qui s’engagent au profit d’un créancier professionnel.

L’idée générale de ces deux articles est que le créancier professionnel doit informer la caution personne physique de la défaillance du débiteur, et ce, dès le premier incident de paiement non régularisé. La sanction est la même pour les deux articles, on peut notamment la trouver à l’article 47 de la loi n° 94-126 du 11 février 1994 N° Lexbase : O6802BT4 : la caution ne saurait être tenue au paiement des pénalités ou intérêts de retard échus entre la date de ce premier incident et celle à laquelle elle en a été informée.

Sur 57 arrêts où la cour d’appel a décidé de retenir le manquement au devoir d’information de la part du créancier, il s’est avéré que trois d’entre eux ont été rendus aux visas des articles L. 314-17 N° Lexbase : L1202K7N et L. 333-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1161K77.

En pratique, les raisons pour lesquelles le manquement au devoir d’information sur la défaillance du débiteur a pu être retenu sont diverses et démontrent une forme de sévérité de la part des juges d’appel envers les créanciers et donc, par extension, révèlent une réelle protection pour la caution, avertie ou non. Par exemple, concernant la preuve de l’information de la caution, dans un arrêt du 24 septembre 2020 (CA Lyon, 3e ch. A, 24 septembre 2020, n° 18/00728 N° Lexbase : A79723US), la cour considère que l’assignation en paiement ne peut pas constituer la preuve du respect de cette obligation par la banque.

Concernant la défaillance du débiteur en tant que telle, dans un arrêt du 26 janvier 2016 (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 26 janvier 2016, n° 14/02395 N° Lexbase : A6758N43), la cour d’appel de Lyon a considéré que l’arrêt du paiement des obligations du débiteur pendant plusieurs mois sans que la banque ne prévienne le créancier est un manquement à ce devoir. De plus, les juges du fond avaient indiqué que le fait qu’il n’y ait pas de preuve d’information de la défaillance du débiteur après le premier incident de paiement du débiteur caractérise le manquement au devoir d’information.

Enfin, concernant le statut de la caution, dans un arrêt du 8 juin 2017 (CA Lyon, 3e ch. A, 8 juin 2017, n° 16/03895 N° Lexbase : A0083WHK) les juges du fond ont affirmé que l’obligation d’information de la banque à la caution sur la défaillance s’applique, quelles que soient les fonctions que la caution occupe, et donc même si la caution est cogérante de la société. Ainsi, une caution gérante d’une société, société qui se trouve être le débiteur principal du contrat de cautionnement, détient les mêmes droits d’information qu’une caution qui n’a pas de visu et de lien direct avec les activités du débiteur principal. Ainsi, la cour d’appel respecte littéralement les articles L. 314-17 N° Lexbase : L1202K7N et L. 333-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1161K77.

Les juges, à travers toutes leurs décisions, protègent réellement la caution, sûrement du fait qu’il s’agit d’une personne physique. Cela est intéressant, car leurs décisions peuvent dissuader les créanciers professionnels, notamment au travers de la sanction qui en découle.

Après avoir étudié le devoir annuel d’information, nous allons évoquer le devoir de mise en garde, qui en cas de manquement, peut entraîner l’engagement de la responsabilité du créancier.

B. Le devoir de mise en garde

Objectifs du devoir de mise en garde. Le devoir de mise en garde a pour finalité d’alerter la caution de manière circonstanciée. Il a vocation à la protéger contre son propre endettement personnel et l’insolvabilité du débiteur principal né de l’octroi du prêt garanti. À cet effet, il impose au prêteur de prévenir la caution des risques d’endettement et de vérifier sa capacité financière au regard de ses revenus et de son patrimoine.

L’incidence du caractère averti ou non averti de la caution. Pour que le devoir de mise en garde incombe au prêteur, il faut que ce dernier se trouve face à une caution non avertie en principe, c’est-à-dire celle qui n’est pas à même, par les connaissances ou informations en sa possession, d’apprécier les risques liés à l’opération qu’elle cautionne. C’est sur l’appréciation in concreto de cette qualité avertie ou non que se cristallise une grande partie de la jurisprudence de la cour d’appel de Lyon concernant le devoir de mise en garde, et il s’avère que cette question relève essentiellement de la casuistique.

Il est toutefois permis, avec une analyse approfondie de cette jurisprudence, de dégager une tendance générale en la matière. Jusqu’à un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 22 mars 2016 (Cass. com., 22 mars 2016, n° 14-20.216, FS-P+B N° Lexbase : A3599RAK), il était de jurisprudence constante que la qualité de dirigeant social faisait présumer le caractère averti. Mais dans cet arrêt, la Cour de cassation affirme que le fait qu’une caution soit avertie « ne pouvait se déduire de sa seule qualité de dirigeant et associé de la société débitrice principale ». Depuis lors, la cour d’appel applique systématiquement ce raisonnement et s’emploie à faire ressortir le caractère averti ou non de la caution à travers l’analyse de circonstances particulières (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 28 avril 2016, n° 14/01940 N° Lexbase : A4705RLT). Pour ce faire, la cour se réfère aux compétences réelles de la caution en tenant compte de sa formation, de son expérience professionnelle, de l’ancienneté dans l’exercice de ses fonctions, de son implication dans l’activité de la société débitrice, ou encore de son âge (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 10 novembre 2016, n° 15/01619 N° Lexbase : A3930SGN), et ce sur la base de curriculum vitae ou de certificats de travail (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 24 octobre 2019, n° 17/04436 N° Lexbase : A4936ZSM). Le contrat cautionné est également un élément étudié par la cour d’appel dans son raisonnement pour retenir le caractère averti ou non de la caution. À titre d’exemple, la cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 3 mars 2016 (CA Lyon, 3e ch. A, 3 mars 2016, n° 14/09238 N° Lexbase : A1136QES), ne se contente pas de constater que la caution est dirigeante pour retenir qu’elle est avertie, mais retient qu’elle a, en outre, la qualité de gérant du titulaire du compte, dont la seule question de l’ouverture d’une ligne de crédit était discutée, et qu’elle est donc présumée connaître la situation de son entreprise. Ladite caution ne peut alors revendiquer l’exécution d’un quelconque devoir de mise en garde.

Ainsi, la caution avertie ne peut en principe rechercher la responsabilité de la banque, sauf dans une hypothèse. Il s’agit du cas où la banque aurait eu sur son patrimoine, ses revenus et ses facultés de remboursement prévisibles, en l’état du succès escompté de l’opération financée, des informations qu’elle aurait elle-même ignorées.

Ce n’est qu’une fois la qualité de caution, avertie ou non, envisagée que la cour d’appel de Lyon s’emploie à vérifier le caractère disproportionné ou non de l’engagement de caution qui est une condition cumulative.

L’analyse de la disproportion manifeste existante entre le montant du cautionnement et les ressources de la caution par les juges du fond. Le thème de la disproportion est central dans la question du cautionnement, elle peut être le cœur du litige, mais peut également s’ajouter à d’autres problématiques telles que le devoir de mise en garde. Dans ce cadre, elle représente 62 arrêts sur 429. Sur les 62 arrêts concernant le devoir de mise en garde, seulement 2 ont retenu le manquement au devoir. Autrement dit, 97 % ne l’ont pas retenu.

Concernant l’appréciation de cette disproportion, il faut que le cautionnement crée un risque d’endettement excessif chez la caution compte tenu de ses capacités financières, c’est-à-dire au regard de son revenu et du montant du cautionnement, selon la cour d’appel de Lyon (CA Lyon, 3e ch. A, 9 novembre 2017, n° 16/05529 N° Lexbase : A3145WY7).

Le juge est alors tenu de vérifier si le montant de l’emprunt dépasse les facultés de remboursement de l’emprunteur ou de la caution, dans le cadre d’une analyse in concreto (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 22 mars 2016, n° 14/04771 N° Lexbase : A7599Q9C). La situation maritale de la personne est souvent également prise en compte par les juges pour ce faire (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 29 novembre 2018, n° 16/09026 N° Lexbase : A5378YNI).

Nous nous sommes questionnés sur l’utilisation, par la cour d’appel, de cette notion « d’endettement excessif » en lieu et place de la notion de disproportion manifeste. Aussi, nous avons pu constater qu’au travers de cette notion, les juges avaient tendance à examiner minutieusement les capacités de remboursement, et notamment les revenus. Or dans le cadre de la disproportion manifeste, l’analyse est faite sur la totalité du patrimoine en question. De plus, les juges du fond apprécient particulièrement la capacité financière de la caution et non l’opportunité économique de l’opération financée (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 septembre 2018, n° 17/01828 N° Lexbase : A2107X78).

La caution doit, comme en matière de disproportion manifeste, démontrer que lors de la conclusion de son engagement, sa situation financière ne lui permettait pas de faire face au remboursement des prêts consentis. À titre d’exemple, dans un arrêt de la cour d’appel (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 17 janvier 2019, n° 16/04430 N° Lexbase : A4133YTA), la caution n’a pu produire aucun élément comptable établissant qu’à la date de conclusion de l’accord, les engagements pris de réduction du découvert étaient inadaptés aux capacités financières de la société. Il semblerait alors que le devoir de mise en garde de la banque ait pour corollaire un devoir de la caution de mettre à disposition de la banque les documents nécessaires pour apprécier l’éventuel risque d’endettement.

L’étendue du devoir de mise en garde et son application au sous-cautionnement. La cour d’appel a été saisie de la question de savoir si la caution était elle-même tenue d’un devoir de mise en garde envers la sous-caution. Les juges du fond ont estimé que la protection instituée par les articles L. 331-1 nouveau et suivants du Code de la consommation N° Lexbase : L1165K7B consacrés au crédit ne peut être invoquée par la caution que dans ses rapports avec le dispensateur de crédit (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 10 novembre 2016, n° 15/01619 N° Lexbase : A3930SGN).

La charge de la preuve du devoir de mise en garde. En ce qui concerne la charge de la preuve, la cour d’appel (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 28 mars 2019, n° 17/04434 N° Lexbase : A7812Y7H) a rappelé qu’il appartient à l’emprunteur qui invoque le manquement d’une banque à son obligation de mise en garde d’apporter la preuve de l’inadaptation de son engagement par rapport à ses capacités financières ou d’un risque d’endettement qui serait né de l’octroi du crédit. Il appartient alors à la banque qui soutient être dispensée de cette obligation de prouver que l’emprunteur est averti et, lorsque l’existence de l’obligation de mise en garde de la banque est établie, il lui appartient d’établir qu’elle a rempli son obligation.

Lien entre la disproportion et le devoir de mise en garde. Yves Picod nous fait part d’un constat que nous avons également pu remarquer au travers du raisonnement de la cour : le devoir de mise en garde a vocation à s’effacer lorsque l’engagement de la caution est proportionné et, à l’inverse, ce devoir d’alerte se justifie en raison du constat d’une disproportion (Y. Picod, « Devoir de mise en garde de la caution et exigence de proportionnalité : le chemin sinueux de l’autonomie, Cour de cassation, com. 1er juillet 2020 », AJ contrat 2020, p. 572). Cependant, l’absence de disproportion ne légitime pas nécessairement une dispense d’alerter les cautions profanes sur les conséquences de leur engagement. Il faut donc distinguer l’exigence de proportionnalité et le devoir de mise en garde. De plus, le devoir de mise en garde ne s’impose qu’aux cautions non averties, contrairement à l’exigence de proportionnalité.

Les juges du fond se focalisent donc sur l’analyse de la création par le cautionnement d’un risque d’endettement excessif chez la caution compte tenu de ses capacités financières. Cela permet de saisir pourquoi les juges du fond font fi de l’emploi de la notion autonome de disproportion, qui est plus vague. Aussi, l’importance de cette différence est illustrée au travers des divergences de sanctions encourues en cas de manquement au devoir de mise en garde ou de disproportion manifeste.

Les conséquences du défaut de mise en garde par les juges du fond. Le terrain des sanctions constitue un enjeu majeur pour les parties, puisque la survie du contrat peut en dépendre et la sanction applicable en cas de manquement au devoir de mise en garde est moins avantageuse pour la caution qui s’en prévaut que celle applicable en cas de disproportion manifeste, car il s’agit d’une question de responsabilité civile. En effet, le manquement au devoir de mise en garde est sanctionné par l’allocation de dommages et intérêts, qui sont généralement d’un montant égal à celui pour lequel la caution est appelée ; alors que la sanction en cas de disproportion manifeste est l’impossibilité de se prévaloir de l’engagement de caution. La sanction est également moins avantageuse que celle applicable en cas de vice du consentement qui est la nullité pure et simple du contrat.

Cette différence est expliquée clairement par la cour d’appel : la sanction d’un manquement du banquier dispensateur de crédit à son obligation de mise en garde réside dans la réparation de la perte de chance pour la caution de ne pas contracter ; elle donne lieu le cas échéant à l’octroi de dommages-intérêts, mais ne prive pas le banquier de la possibilité de se prévaloir du cautionnement ni n’entraîne la décharge de la caution (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 28 mars 2019, n° 17/04434 N° Lexbase : A7812Y7H). Tant l’enjeu des sanctions est important, les parties peuvent parfois aller jusqu’à arguer que le prêteur a manqué à son devoir de mise en garde à tel point que cela constituerait un vice du consentement, pour obtenir une sanction plus avantageuse. Mais la cour d’appel de Lyon refuse catégoriquement ce genre de raisonnement (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 octobre 2016, n° 15/04394 N° Lexbase : A2580R83).

Pour cette raison, dans les arrêts, le manquement au devoir de mise en garde est un moyen quasi toujours subsidiaire ou infiniment subsidiaire, après une demande de nullité pour vice du consentement ou une demande en disproportion manifeste. Aussi, lorsque la cour d’appel tranche en faveur d’une disproportion, elle s’attarde rarement sur la question du défaut de mise en garde, et lorsqu’elle tranche en faveur d’une nullité, il n’y a pas lieu de se pencher sur la question puisque le contrat de cautionnement est nul en tout état de cause.

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[Agenda] Cahiers Louis Josserand : agenda des manifestations scientifiques de septembre 2022 à avril 2023

Lecture: 4 min

N4412BZG

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Le 17 Février 2023

SEPTEMBRE 2022

 

13 septembre 2022 – colloque

« Entreprises et risques cyber »

Dir. scientifique : Anne-Sophie Chavent-Leclère, Maître de conférences HDR, Centre de droit pénal, Directrice du Master Sécurité Intérieure, cotitulaire de la chaire de sécurité globale

En partenariat avec l’ENSP, l’UTT de Troyes et le Centre Paul Roubier

22 septembre 2022 – colloque

« Enjeux et impacts de la loi de modernisation de la régulation du marché de l’art : aspects institutionnels, professionnels et économiques »

Dir. scientifique : Sylvie Thomasset-Pierre, Maître de conférences HDR, Centre de droit de l’entreprise

NOVEMBRE 2022

 

4 novembre 2022 – colloque

« Que reste-t-il du principe d’autonomie de la personne morale ? »

Dir. scientifique : Régis Vabres, Professeur, Centre de droit de l’entreprise

En partenariat avec l’IDEA, dans le cadre des Journées d’études du DJCE de Lyon

 

18 novembre 2022 – colloque

« Les actifs incorporels et l’entreprise en difficulté »

Dir. scientifique : Nicolas Borga, Professeur, Centre de droit de l’entreprise, Directeur de l’IDEA et Étienne André, Docteur en droit, collaborateur Mandataire judiciaire, MJ Synergie

En partenariat avec l’IDEA

DÉCEMBRE 2022

8 décembre 2022 – conférence

« Les trusts et la fiscalité française »

Conférence de Jean-Luc Pierre, Professeur émérite, Centre de droit de l’entreprise

Dir. scientifique : Georges Cavalier, Maître de conférences HDR, Centre de droit de l’entreprise

15 décembre 2022 – conférence

« Réforme de la justice : à quoi appellent les états généraux de la justice ? La nécessité du grand soir »

Conférence de Christophe Jamin, Professeur à l’École de droit de Sciences Po Paris

Dir. scientifique : François Chénedé, Professeur et William Dross, Professeur, Centre patrimoine et contrats

15 décembre 2022 – conférence

« Le droit de l’interopérabilité »

Conférence d’Emmanuel Moyse, Professeur titulaire, Faculté de droit, Université McGill (Montréal), Centre des politiques en propriété intellectuelle (CIPP)

Dir. scientifique : Pascal Kamina, Professeur, Centre de droit de l’entreprise, Directeur du Centre Paul Roubier

JANVIER 2023

 

24 janvier 2023 – Les rencontres du Centre de droit pénal (cycle de conférences)

« La Belgique face à son passé colonial : la ségrégation des enfants métis, un crime contre l’humanité ? »

Conférence de Jérémiah Vervoort, chercheur en droit pénal et criminologie, Université libre de Bruxelles

Dir. scientifique : Xavier Pin, Professeur et Directeur du Centre de droit pénal

26 janvier 2023 – conférence

« Quel avenir pour la jurisprudence à l’ère de l’open data des décisions judiciaires ?

Réflexions à partir du rapport sur la diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence »

Conférence de Cécile Chainais, Professeur, Université Paris 2 Panthéon-Assas

Dir. scientifique : François Chénedé, Professeur et William Dross, Professeur, Centre patrimoine et contrats

FÉVRIER 2023

1er février 2023 – Les rencontres du Centre de droit pénal (cycle de conférences)

« Génocidaire(s) : au cœur de la justice pénale internationale »

Conférence de Damien Scalia, chercheur en droit pénal et criminologie, Université libre de Bruxelles

Dir. scientifique : Xavier Pin, Professeur et Directeur du Centre de droit pénal

2 et 3 février 2023 – colloque

« Procès et mémoire(s) des crimes de masse – Un colloque en trois actes »

Dir. scientifique : Elisabeth Joly-Sibuet, Maître de conférences HDR, Centre de droit pénal

Cycle de trois colloques en partenariat avec l’Unviersité de Poitiers et la Maison d‘Izieu

3 février 2023 – colloque

« Les aspects fiscaux des transmissions d’entreprises »

Dir. scientifique : Laurent Chesneau, Maître de conférences associé, Centre de droit de l’entreprise

En partenariat avec le Master 2 Droit et Ingénierie financière, Université Jean Moulin Lyon 3

23 février 2023 – Les rencontres du Centre de droit pénal (série de conférences)

« Dix années de recherches en jurimétrie pénale »

Conférence de Sacha Raoult, Maître de conférences HDR en droit privé, Université Aix-Marseille et de Laura Duparc, Doctorante en droit pénal et criminologie, Université Paris-Panthéon-Assas

Dir. scientifique : Xavier Pin, Professeur et Directeur du Centre de droit pénal

MARS 2023

10 mars 2023 – colloque

« Trente ans après la première loi Sapin : où en est-on de la lutte contre la corruption ? »

Dir. scientifique : Alexis Bavitot, Maître de conférences, Centre de droit pénal, François Lichère, Professeur, équipe de droit public, Élise Untermaier-Kerléo, Maître de conférences, équipe de droit public

AVRIL 2023

27 avril 2023 – séminaire

« Nouvelles technologies et preuve pénale : quel encadrement ? »

Dir. scientifique : Emilie Sibelle, Doctorante et ATER, Centre de droit pénal et Ségolène Simonnet, Doctrante et ATER, Centre de droit pénal

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Actualité

[En librairie] Comptes rendus d’ouvrages

Lecture: 13 min

N4424BZU

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Le 17 Février 2023

Droit des assurances, Ellipses, 4e éd. 2022

Sabine Abravanel-Jolly, Maître de conférences HDR, Centre du droit de la Responsabilité et des Assurances, Équipe de recherche Louis Josserand

Matière complémentaire du droit des obligations, le droit des assurances en emprunte en partie les règles, mais en étend aussi le domaine d’application.

En effet, jouant un rôle économique et social fondamental dans la société française, le contrat d’assurance est devenu omniprésent, tant dans la vie privée que dans les relations d’affaires.

Tenant compte de la division, incontournable, dégagée par la réglementation des assurances, entre les branches assurances de dommages et assurances de personnes, ce manuel traite en première partie du « droit commun du contrat d’assurance », où sont envisagés successivement la vie du contrat, les droits et obligations des parties par rapport à chaque élément du contrat d’assurance (risque, prime et sinistre), ainsi que les procédures contentieuses spécifiques au contrat d’assurance.

Dans la deuxième partie, sont ensuite étudiées les « règles propres à chaque catégorie d’assurance » : de dommages, puis de personnes.

L’étude est précédée d’une introduction présentant les spécificités de l’opération d’assurance, la classification des assurances, les règles prudentielles et, enfin, à la différence du contrat de droit commun, les nombreux intervenants au contrat d’assurance, ce qui révèle les nombreuses applications du mécanisme de la stipulation pour autrui.

Cet ouvrage poursuit un objectif tant pédagogique que doctrinal : il présente certes le régime juridique de la matière, mais il fait aussi état des différentes conceptions doctrinales tout en proposant, lorsque cela le nécessite, une autre alternative. Il s’adresse ainsi, non seulement aux étudiants et professionnels du droit, néophytes en droit des assurances, mais aussi aux acteurs avertis de la matière.

Cette quatrième édition est à jour des tout derniers textes, notamment parmi les nouveautés, de la loi n° 2021-402, du 8 avril 2021, relative à la réforme du courtage N° Lexbase : L9832L3K, de la loi n° 2021-1837, du 28 décembre 2021, réformant l’assurance des catastrophes naturelles N° Lexbase : L1734MAH, de la loi n° 2022-270, du 28 février 2022, consacrant la résiliation à tout moment en assurance emprunteur, dite loi « Lemoine » N° Lexbase : L5715MBB, ou encore de la loi n° 2022-1158, du 16 août 2016, sur le pouvoir d’achat N° Lexbase : L7050MDH mettant en place la résiliation « en trois clics ».

***

Droit pénal médical, LGDJ/Lextenso, Les intégrales, vol. 16, 2e édition, 13 décembre 2022, 504 pages Préface François Molins, Procureur général près la Cour de cassation

Patrcik Mistretta, Professeur, Centre de droit pénal, Équipe de recherche Louis Josserand

Le droit pénal médical est constitué de l’ensemble des règles répressives qui permettent et organisent la sanction pénale du médecin ayant commis une infraction à l’occasion ou dans l’exercice de sa profession. Alors que la médecine apparaît aujourd’hui de plus en plus technique, spécialisée et surtout efficace, le malade, jadis protégé par le paternalisme médical, est devenu au XXIe siècle un patient autonome qui n’hésite plus à revendiquer des droits que le législateur contemporain lui a accordés.

Face à un droit pénal médical qui occupe désormais une place prégnante, y compris sur la scène médiatique ainsi que l’a montré depuis 2020 la crise de la Covid, aucun ouvrage d’ensemble n’abordait jusqu’à présent de manière générale, synthétique et critique le contentieux pénal médical. L’ambition de cet ouvrage est donc, d’une part, de combler ce vide, mais aussi de montrer, d’autre part, la réalité du risque pénal médical et d’exposer la norme pénale que le médecin doit respecter afin de lui donner les moyens de comprendre le raisonnement du juge pénal en cas de mise en cause.

À jour de la jurisprudence la plus récente et des dernières évolutions législatives intervenues jusqu’en 2022, cette seconde édition de l’ouvrage ambitionne également de provoquer la réflexion du lecteur sur des sujets sensibles et d’actualité (impact de la crise sanitaire liée à la Covid sur le risque pénal médical, grandes affaires de santé publique notamment le Mediator®, question de la fin de vie et du suicide assisté, violences gynécologiques, etc.) afin de montrer que le droit pénal médical, aussi précoce soit-il, est un droit qui se prête déjà volontiers à la généralisation, à la logique et à la cohérence.

Pour ce faire, l’ouvrage procède d’abord à une étude du droit pénal général médical afin d’envisager tous les principes directeurs ainsi que toutes les règles générales du droit criminel appliquées au domaine particulier qu’est le droit médical. La première partie fait ainsi ressortir le particularisme des techniques d’incrimination, de la responsabilité pénale, des sanctions pénales et des règles procédurales applicables en matière pénale médicale. Patrick Mistretta y dénonce une légalité fuyante à dominante technique, qu’il qualifie de légalité « au rabais » (prolifération d’incriminations par renvoi, incriminations de type ouvert, ambiguïté des infractions réitérées) en décrivant une norme pénale difficilement accessible, voire un droit « abracadabrantesque », notamment à propos des textes difficilement lisibles en matière de bioéthique.

L’ouvrage entend ensuite développer le droit pénal spécial médical pour passer en revue les différentes infractions médicales. En procédant à une vision globale de toutes les infractions qui caractérisent le droit pénal médical, l’auteur met en exergue deux grandes catégories d’infractions qui poursuivent une logique différente et qui constituent le cadre autour duquel s’articule la seconde partie de l’ouvrage.

***

Les jeunes face au numérique (dir. N. Beddiar), Éditions des archives contemporaines, septembre 2022 – Préface par S. Tisseron

Contributions de : E. Barthou, N. Beddiar, P.-X. Chomiac, M. Dagnaud, G. Henaff, M. Lemercier-Gugarin, Ph. Mouron, M. Musson, N. Poirel, E. Potin, L. Romo, F.-X. Roux-Demare, O. Zerhouni,

Margot Musson, Doctorante contractuelle à l’Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3.

Cet ouvrage collectif publié en septembre 2022 en format papier ainsi qu’[en ligne] résulte d’un colloque interdisciplinaire organisé les 1er et 2 avril 2021 par la Chaire de recherche « Enfance et familles » du Centre de recherche sur les relations entre le risque et le droit (Faculté de droit de l’Université catholique de Lille) intitulé « Enfant & écrans ».

Son ambition était de rassembler des chercheurs en droit, en sociologie ainsi qu’en psychologie pour s’interroger sur les relations qu’entretiennent les mineurs avec les nouvelles technologies, les risques qu’entraîne leur usage ainsi que les solutions permettant de prévenir ces effets néfastes. L’ouvrage rend compte de la participation de quelques chercheurs à ce colloque pour mieux comprendre ces phénomènes.

En dehors d’analyses sociologiques et psychologiques tenant par exemple aux dangers des écrans sur la santé des enfants ou aux bénéfices en termes de sociabilité que sont susceptibles d’emporter l’usage des réseaux sociaux, diverses problématiques juridiques ont pu être abordées.

La constatation, d’une part, des pratiques en ligne des mineurs : en particulier, ont pu être soulignées l’évolution de la sexualité à travers la pornographie et le sexting, la consultation et la création de contenus en ligne avec la question du statut de l’enfant influenceur, l’évolution des correspondances ou encore les liens étroits qu’entretiennent réseaux sociaux et droit au respect de la vie privée envisagé dans sa double dimension « intimité » et « sociale ».

La réflexion, d’autre part, autour des mécanismes juridiques permettant de lutter contre les effets pervers du numérique. Le cyberharcèlement constitue l’un des dangers principaux auxquels est confronté l’ensemble des internautes, mais dont les mineurs, en raison de la vulnérabilité qui les caractérise, peuvent davantage souffrir. En outre, la protection de l’enfant est assurée par le biais de l’autorité parentale et de la représentation légale, mais la question se pose de l’équilibre à trouver entre prérogatives parentales et exercice autonome par le mineur de ses droits. Des lacunes dans cette mission de protection ont néanmoins pu être soulignées, en particulier s’agissant de la vérification de l’âge de l’internaute souhaitant accéder à certains services numériques.

***

Les symboles du pénal : entre perte de sens et recherche d’allégorie, L’Irascible n° 9, Campus ouvert, L’Harmattan, 2022, J.-F. Dreuille, J. Ferrand, X. Pin, D. Scalia (dir.)

Xavier Pin, Professeur, Directeur du Centre de droit pénal, Équipe de recherche Louis Josserand

La justice pénale baigne dans un univers symbolique, auquel nul n’échappe. Même celles et ceux d’entre les bien voyants qui n’arpentent pas les palais de justice, ou qui sont insensibles aux ornements, frontispices, statuts et autres décorums des salles d’audience ont forcément un jour ou l’autre été confrontés aux images de la balance, du glaive, du bandeau couvrant les yeux de Dame justice ou encore du maillet de président (qu’aucun magistrat français n’utilise pourtant…).

Ces symboles, c’est leur rôle, frappent l’imaginaire. Ce sont à la fois des jalons et des raccourcis qui donnent à la Justice et à celles et ceux qui la servent non seulement une direction, mais aussi une certaine dimension.

Mais que signifient-ils vraiment ? Quel est leur sens profond ou caché ? Faut-il y voir là une marque d’autorité, ici une garantie d’impartialité ? Là un signe de fermeté, ici une preuve de cécité ? Quel est le message qu’ont voulu faire passer les artistes concepteurs de ces symboles et quelle est la part des interprètes ? Y a-t-il une vérité derrière les images ou ne sont-elles que mirages et illusions ? Derrière l’allégorie, n’y a-t-il pas de l’ironie ? Derrière la beauté, n’y a-t-il pas de l’obscénité ?

Ce sont autant de questions auxquelles ce neuvième numéro de l’Irascible tente de répondre, à une époque où la justice pénale est plus que jamais en perte et en quête de sens.

Le lecteur et la lectrice sont invités à revisiter toute l’iconographie de la justice et du droit pénal, depuis la formulation des interdits, jusqu’à la représentation des peines, en passant par ces figures et institutions les plus symboliques, que sont les juges d’instruction, la cour d’assises ou encore la prison.

***

Les accidents du travail et les maladies professionnelles sur la scène judiciaire

D. Serre, M. Keim-Bagot et X. Aumeran

IERDJ, Rapport n° 17.31, mars 2022, 373 pages

Xavier Aumeran (Université des Antilles, Professeur associé à l’Équipe Louis Josserand)

Menée entre 2017 et 2022, cette recherche initiée dans le cadre du GIP Justice, devenu Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice, met au jour le rôle de l’institution judiciaire dans la reconnaissance et la réparation des atteintes à la santé d’origine professionnelle. Elle étudie les pratiques de jugements et les décisions des tribunaux des affaires de sécurité sociale (TASS) – intégrés depuis le 1er janvier 2019 dans les « pôles sociaux » des tribunaux judiciaires – et des chambres sociales des cours d’appel. Ces juridictions sont compétentes lorsque les assurés font un recours contre la décision de la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) qui n’a pas reconnu leur accident du travail ou leur maladie professionnelle ou lorsqu’ils attaquent leur employeur pour faire reconnaitre sa faute inexcusable et majorer leurs réparations. Ces litiges, qui comportent des enjeux de société majeurs, n’ont été que marginalement étudiés en droit et dans les sciences sociales.

Cette recherche, mêlant les regards du sociologue et des juristes, éclaire ce que ces contentieux représentent statistiquement, subjectivement et professionnellement pour les différents acteurs impliqués et étudie les conditions d’application et d’interprétation du droit.

Les cinq premiers chapitres, rédigés par Delphine Serre, mènent une analyse sociologique du travail judiciaire qui ne sépare pas l’étude du contentieux, des règles juridiques et des décisions prises, de la connaissance des acteurs, de leurs pratiques concrètes et de leurs conditions de travail. Cette analyse repose sur la combinaison de différents matériaux : observations d’audiences dans huit tribunaux, entretiens avec les quinze juges observés et d’autres acteurs impliqués dans les contentieux, analyse statistique et qualitative de plusieurs corpus de jugements. L’enquête montre que la diversité des statuts, des trajectoires et des conditions de travail des juges les empêche de partager une identité collective et explique l’existence de rapports différenciés au contentieux social, aux justiciables et aux organismes de Sécurité sociale. Leur rôle est déterminant dans la formation des assesseurs, qui représentent les organisations de salariés et d’employeurs et qui siègent comme juges profanes à leurs côtés, et dont ils tendent à limiter le rôle à certaines tâches et certaines affaires. L’hétérogénéité des juges se traduit par des pratiques de jugements diverses, notamment en lien avec le regard porté sur le face-à-face inégal entre assurés, majoritairement de classes populaires, et caisses de Sécurité sociale bénéficiant de multiples ressources. Les juges, conscients de ces inégalités d’accès au droit, mettent parfois en œuvre, dans la gestion de leur audience ou dans l’appréciation des pièces, des pratiques d’aide à la construction du dossier qui peuvent corriger, dans certains cas, les difficultés d’accès à la réparation. Ces pratiques, variables selon les juges, varient aussi selon le type de contentieux et les propriétés des justiciables et produisent des effets inégaux et socialement sélectifs.

Les deux derniers chapitres, rédigés par Morane Keim-Bagot et Xavier Aumeran, mènent une analyse juridique des décisions prises par les juges du fond en matière de faute inexcusable de l’employeur, qu’il s’agisse de sa reconnaissance ou de l’indemnisation servie aux victimes dans cette hypothèse. Des différences d’appréciation considérables et une forte insécurité juridique sont notamment mises en évidence s’agissant de la caractérisation de la faute. L’indemnisation relève quant à elle d’un système hybride, utilisant les catégories du droit commun, mais n’autorisant qu’une réparation partielle et laissant au juge l’appréciation de la réalité du préjudice et sa quantification. Malgré le recours à différents barèmes, l’opération est difficile à mener. Les échanges et la confrontation des opinions est décisive, confirmant la pertinence d’un éclairage sociojuridique de ces contentieux.

Le rapport est disponible [en ligne].

Réalisée en partie au sein de l’Équipe de recherche Louis Josserand, cette recherche a également donné lieu à l’organisation d’un colloque à l’Université de Strasbourg, les 8 et 9 novembre derniers. Les actes feront l’objet d’une publication dans un dossier spécial de la revue Droit Social au printemps 2023.

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[Evénement] Retour sur… le séminaire « Les événements sportifs internationaux et le droit », du 18 mars 2022

Lecture: 8 min

N4422BZS

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par Xavier Aumeran (Université des Antilles, Professeur associé à l’Équipe Louis Josserand) et Jean Nicolau (Université de São Paulo)

Le 17 Février 2023

Le 18 mars 2022, l’Équipe organisait, avec l’Université de São Paulo, un séminaire de recherche sur « Les événements sportifs internationaux et le droit ». Cette demi-journée faisait suite à d’autres colloques et séminaires organisés par l’Équipe depuis 2017 sur le droit international du sport.

Un sujet d’une grande actualité, alors même que la France accueille et s’apprête à accueillir de nombreux événements sportifs de niveau mondial. Des enjeux qui sont d’autant plus essentiels, comme le soulignait Olivier Costa dans ses propos introductifs, à l’heure d’une exclusion de la Russie de l’essentiel des compétitions sportives internationales.

Prélude à d’autres recherches, cette demi-journée ambitionnait d’identifier les problématiques juridiques soulevées par les événements sportifs internationaux.

Emmanuel Bayle a d’abord montré l’extrême diversité des manifestations susceptibles d’être incluses dans le champ des « événements sportifs internationaux » : événements organisés par les fédérations sportives internationales ou le mouvement olympique, « méga-événements », événements liés à des causes, ou encore événements organisés par des marques ou des acteurs privés partiellement ou totalement indépendants du mouvement sportif. De ce foisonnement, cinq configurations de régulation sont identifiées par l’universitaire, allant d’événements intégralement organisés et contrôlés par le mouvement sportif à d’autres qui en sont déconnectées. Une interrogation surgit : l’approche du juriste doit-elle être différenciée selon les modèles proposés ? Assurément, à tout le moins, les problématiques soulevées par une coupe du monde de ski ou de football ne sont pas identiques à celles des X Games ou du Rallye Dakar.

En écho, Robert Vincent a ensuite cherché à définir juridiquement l’événement sportif international, notamment en le distinguant de la manifestation sportive. De son point de vue, la manifestation se transformerait en événement sportif si elle présente un caractère exceptionnel ; et deviendrait internationale dès lors qu’elle fait l’objet de règles transnationales. L’événement sportif international serait ainsi celui qui relève du droit sportif transnational. La réflexion est lancée !

Une hétérogénéité des approches entre les deux premiers intervenants, qu’Olivier Costa est venu éclairer en soulignant le développement du financement privé des événements. Face à des citoyens en recherche de sens, le financement public des événements sportifs internationaux serait en voie d’essoufflement. D’ores et déjà, et sans minorer l’engagement des États et collectivités dans la construction et l’entretien des équipements sportifs, l’essentiel du financement des événements sportifs internationaux est d’origine privée. Prenant les traits de contrats de sponsoring, de mécénat, ou encore de naming (Olivier Costa proposant d’ailleurs de réfléchir à des naming à temps partiel), l’avenir donnera probablement à voir un essor des financements privés dématérialisés.

I. Les rapports aux droits des événements sportifs internationaux

L’objet de l’étude mieux cerné, une (vaste) question est posée : comment les événements sportifs internationaux sont-ils saisis par certains droits ? Le séminaire se proposait d’avancer quelques éléments de réflexion.

D’abord par Gustavo Monaco dont l’approche pluraliste et centrée sur le droit international privé, mais aussi public, a permis d’insister sur la notion de coordination des systèmes juridiques. Les divergences constatées en matière de nationalité, entre l’approche des fédérations et celle des États, en constituent une parfaite illustration. Le Professeur brésilien a par ailleurs souligné toute la difficulté à placer les fédérations sportives internationales, ni organisations internationales ni sujets du droit international public, dans le paysage du droit international.

Ensuite, Tatiana Nunes, présidente du tribunal brésilien antidopage, a détaillé les particularités de la lutte antidopage lors des événements sportifs internationaux. Elle a mis l’accent sur le rôle de l’Agence mondiale antidopage (AMA) et sur la vocation universelle du Code mondial antidopage, dont les dispositions s’appliquent notamment aux litiges découlant des compétitions internationales organisées au sein du mouvement sportif.

Enfin, toujours dans le contexte des événements sportifs internationaux, Jean Nicolau a quant à lui souhaité aborder des questions relatives à la compétence de la justice sportive internationale, en précisant la notion d’extranéité en matière de justice sportive. Il a d’abord évoqué la compétence de principe de la fédération organisatrice de l’événement sportif pour trancher des litiges disciplinaires, avant de se pencher sur la compétence de la justice sportive pour apprécier des questions relatives au dopage, puis de s’intéresser à l’application des règles de conformité et aux litiges sportifs de nature financière. Il a enfin conclu que, à quelques exceptions près (surtout en matière de dopage), la nationalité est un élément d’extranéité essentiel en matière sportive : en règle générale, c’est en présence d’une pluralité de nationalités que la justice sportive internationale est appelée à entrer en jeu. 

II. Le droit des événements sportifs internationaux

Ces premiers éléments avancés, une autre interrogation surgie : existe-t-il un droit des événements sportifs internationaux ? De futurs travaux permettront d’y répondre. En revanche, a minima, des dispositions et règles propres à ce type d’événement peuvent être identifiées.

Tel est notamment le cas de l’attribution d’une olympiade par le CIO. Après avoir étudié les différents actes juridiques qui fondent l’attribution d’une olympiade, David Jacotot les qualifie d’« actes de puissance privée », tant au stade de la candidature, qu’au stade de l’exécution. À ce titre, les contrats « ville hôte » sont d’authentiques contrats d’adhésion, préétablis et aucunement négociés entre les parties. De son avis, il serait d’ailleurs vain de chercher à les insérer parmi les qualifications contractuelles connues : il s’agit de contrats sui generis ne correspondant à aucun contrat nommé.

Dans le prolongement de cette intervention, Pitágoras Ditz, membre du bureau de l’avocat général de la nation au Brésil, a pu témoigner de son expérience ministérielle lors de l’organisation des Jeux olympiques 2016 de Rio. Ce droit olympique exposé par David Jacotot a, en effet, été appliqué, non sans difficulté, une fois la ville de Rio désignée. Avant même l’attribution des jeux, une loi fédérale avait même été adoptée afin de mettre en œuvre les obligations olympiques. L’attribution de l’événement constituait une condition suspensive d’entrée en vigueur de la loi. À ce titre, le processus observé est d’ailleurs différent de celui suivi par la France pour l’attribution des Jeux olympiques de Paris 2024. En France, des lettres d’engagement du Premier ministre ont été transmises au CIO et la loi olympique n’a été que postérieure à l’attribution des Jeux. Pitágoras Ditz a également montré les enjeux et difficultés pour le Brésil à se mettre en conformité avec les obligations imposées par le CIO, notamment du fait des différentes strates existantes dans cet État fédéral (attributions fédérales, attributions de chaque État, attributions municipales).

Dans un tout autre registre, c’est ensuite Hugo Petit-Jean qui a présenté le projet de Charte sociale européenne des événements sportifs élaborée par EASE (European Association of Sport Employers), notamment en s’appuyant sur la Charte sociale de Paris 2024. Reposant sur trois piliers  : la gouvernance des événements sportifs ; la protection des personnes (les travailleurs, les bénévoles, les athlètes, etc.) ; et les exigences liées aux lieux, cette Charte montre, parmi d’autres illustrations, le développement du droit souple en matière sportive.

Nicolas Martin-Teillard a quant à lui esquissé les règles applicables aux signes distinctifs des événements sportifs internationaux, à travers le droit des marques et le droit d’auteur. Il a notamment souligné la fréquente difficulté pour le droit des marques à s’appliquer à la matière sportive en raison du caractère faiblement distinctif de la marque. S’agissant du droit d’auteur, Nicolas Martin-Teillard s’est particulièrement intéressé au critère phare de la personnalité. À ce titre, l’arrêt de la Cour de cassation dit « Route du Rhum », du 8 octobre 2013 (Cass. com., 8 octobre 2013, n° 11-27.516, F-D N° Lexbase : A6810KM8, a été pris en exemple de cette question récurrente s’agissant des événements sportifs : une compétition est-elle protégeable par le droit d’auteur ? L’arrêt présenté permet de répondre par la positive, au regard des conditions de mise en œuvre de la course et de ses caractéristiques. Au sens du Code la propriété intellectuelle, la Route du Rhum, comme d’autres compétitions, peut être qualifiée d’œuvre.

Enfin, Roberto Barracco, arbitre au TAS et coordinateur scientifique de la Confédération brésilienne de football, a présenté la compétence délocalisée de la justice sportive s’agissant des événements sportifs internationaux. Il a d’abord présenté le concept de juridiction sportive, ainsi que ses diverses branches spécialisées (dopage, discipline, gouvernance). Il s’est ensuite référé à la nécessaire création d’organes décisionnels ad hoc à l’occasion de certaines compétions internationales.

Des réflexions et travaux franco-brésiliens fructueux qui, assurément, continueront à en appeler d’autres.

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[Agenda] Cahiers Louis Josserand : agenda des manifestations scientifiques de septembre 2021 à juin 2022

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Le 27 Juillet 2022

Septembre 2021 

10/09 Soutenance de M. Alexandre Camoz, « La qualification des titres sociaux des époux communs en biens », sous la direction de Mme Sylvie Ferré-André (ERLJ) 

La matinale des jeunes docteurs du CPC, Conférence en live sur la chaîne Youtube Lyon3 

Octobre 2021 

15-16/10 « L’intelligence artificielle et la responsabilité civile », Séminaire international du GRERCA, sous la direction scientifique de M. Olivier Gout (ERLJ) 

22/10 « Les opérations économiques transfrontières », Colloque sous la direction scientifique de M. Laurent Chesneau (ERLJ) 

Novembre 2021 

18/11 « Le rôle du Parquet général de la Cour de cassation », Conférence de M. Philippe Brun, sous la direction de Mme Mallet-Bricout Blandine (ERLJ) 

Décembre 2021 

2-3/12 « Le rôle des procès dans la construction mémorielle des crimes de masse », Séminaire de travail avec la Maison d’Izieu et l’Université de Poitiers, sous la direction de Mme Élisabeth Joly-Sibuet (ERLJ) 

10/12 « Discussion autour de la réforme du droit belge des biens », Séminaire avec M. Vincent Sagaert et Mme Pascale Lecocq, sous la direction de Mme Blandine Mallet-Bricout (ERLJ) 

Mars 2022 

« Le rôle des procès dans la construction mémorielle des crimes de masse », Séminaire à la maison d’Izieu, sous la direction de Mme Elisabeth Joly-Sibuet et M. Xavier Pin (ERLJ) 

17/03 « La preuve de l’état des personnes, questions d’actualité », Colloque à la Cour de cassation, organisé par le Centre de droit de la famille et la Cour de cassation, en collaboration avec la Société de législation comparée et la Commission internationale de l’État Civil et avec le soutien de l’IUF, sous la codirection de M. Hugues Fulchiron et Mme Christine Bidaud (ERLJ) 

24-25/03 « Journées en hommage au Professeur Jacqueline Rubellin-Devichi : 50 ans d’évolutions du droit de la famille », organisées par le Centre de droit de la famille, sous la codirection de M. Hugues Fulchiron et Mme Christine Bidaud (ERLJ) 

Juin 2022 

01/06 « la place de la coutume à Mayotte », Colloque de restitution projet GIP, organisé par M. Étienne Cornut, Mme. Élise RAlser, M. Aurélien Siri (Centre Universitaire de Formation et de Recherche de Mayotte) et  M. Hugues Fulchiron (ERLJ) 

9-10/06 « La guerre d’Algérie et le droit pénal », Colloque organisé par Mme Zerouki-Cottin ( CERCRID St Étienne), M Damien Scalia (Université Nouvelle de Bruxelles) et M. Xavier Pin (ERLJ) 

16/06 « Vingt ans d’applications de la Loi Kouchner en matière de responsabilité médicale », Colloque organisé par Jean-Michel Grandguillotte (Avocat et co-Président de la commission Droit de la Santé) et M. Olivier Gout (ERLJ) 

30/06 « L’assurance du sportif », Wébinaire organisé par le Forum du Droit des Assurances (FDA) et le Centre de droit de la Responsabilité et des Assurances (CDRA), sous la direction scientifique de Mme. Axelle Astegiano-La Rizza et Mme. Sabine Abravanel-Joly 

30/06 « Le principe du contradictoire en droit de la sécurité sociale », organisé par Mme Dominique Bailleux-Asquinazi, M. Thierry Gauthier et M. Xavier Aumeran 

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[En librairie] Comptes-rendus d’ouvrages

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Le 28 Juillet 2022

Les transferts des sportifs dans un monde globalisé (dir. X. Aumeran), LexisNexis, coll. Perspective(s), avril 2021

Xavier Aumeran, Maître de conférences à l’Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3.

Fascination. Objets de passions, d’interrogations, de fantasmes, de contestations, voire de désapprobations, les transferts des sportifs ne cessent de fasciner.

Fascination de tout un chacun, d’abord, tant les départs et arrivées de joueurs au sein des clubs viennent au soutien des ambitions sportives et compétitives. Les montants en jeu ne cessent de croître, attisant les convoitises de toutes parts. Vertigineux, sources de débats sans fin, ils atteignent chaque année, selon les disciplines, plusieurs centaines de millions d’euros, voire plusieurs milliards dans le football masculin. À titre individuel, des sommes considérables sont fréquemment engagées pour le recrutement d’un seul joueur. Dans le basket-ball, le handball ou encore le cyclisme, les montants sont moindres, mais demeurent importants à l’échelle de leurs économies.

Fascination des juristes, ensuite, pour ces opérations d’« achat » et de « vente », ou parfois de « prêt », portant sur des sportifs « marchandisés », objets de tant de contrats, de règlements et de lois. La puissance du marché sur le droit est ici phénoménale. La personne du sportif et sa force de travail sont transformées en actif – doté d’une valeur –, pouvant même faire l’objet de droits réels. Comment concilier les droits fondamentaux de chacun avec la commercialité de la personne ? Sur quelles bases raisonner ? Celle de la protection des travailleurs appartenant parfois à une élite salariale ou du droit des biens ? Quelle est la juste compensation due aux clubs des marchés « exportateurs » affaiblis par les transferts ? L’appréhension de ces questions par le droit n’est pas sans difficulté.

Évolution. En perpétuelle évolution, la pratique des transferts est pourtant ancienne. Dès la fin du XIXe siècle, les footballeurs anglais ne pouvaient changer de club qu’avec l’accord de leur employeur, amenant à une monétisation du consentement. Déjà, par une limitation de la liberté de circulation des intéressés (retain-and-transfer system), il s’agissait d’éviter les changements intempestifs de clubs, mais aussi d’éviter de trop grandes disparités entre les équipes participant à une même compétition. Les autres États européens ont ensuite suivi cette tendance plus ou moins rapidement.

Progressivement, puis rapidement à partir des années 1990, les transferts de sportifs en général, et de footballeurs en particulier, se sont cependant banalisés, puis institutionnalisés. La liberté de circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne constitua l’assise de l’ère dorée du marché sportif des transferts.

Globalisation. Au fil du temps, la géographie de ces mobilités s’est mondialisée. Au sein d’une économie globale, des réseaux de transferts se sont formés et consolidés. Les mouvements de sportifs se structurent entre les différentes régions du globe : par exemple entre l’Europe et les États-Unis au basket, ou entre l’Amérique du Sud ou l’Afrique et certains États européens dans le football. L’internationalisation des échanges s’accroît sans cesse. Si les footballeurs internationaux les plus performants finissent toujours pas évoluer à un moment ou à un autre dans un des grands championnats européens, si les meilleurs joueurs de basket-ball rejoignent habituellement la NBA, des nouveaux flux de migrations sportives se sont récemment développés. La Chine, et d’autres États asiatiques, mais aussi des pays du Moyen-Orient, figurent désormais parmi les marchés « acheteurs », notamment de footballeurs provenant d’Amérique du Sud. Le monde sportif est globalisé, sous-tendu par une pluralité de territoires et de niveaux de régulation. Géographiquement, le terrain de jeu ne cesse de s’étendre.

Pluralisme juridique. Cette globalisation des espaces de mobilité des sportifs est confrontée à l’emprise fragmentée des droits étatiques. La concurrence sportive et économique est mondiale ou continentale, tout comme le sont les marchés du travail au sein desquels les sportifs évoluent ; mais l’encadrement juridique des relations de travail demeure largement national. Des clubs anglais, allemands, français, espagnols, brésiliens ou argentins peuvent s’opposer, mais chacun relève de règles sociales et sportives souvent très différentes.

Une réflexion comparatiste est donc nécessaire à une meilleure compréhension de ces droits. Elle éclaire la compétition internationale à laquelle se livrent les États sur le marché international des normes afin d’attirer les capitaux, compétences et talents. Or, au sein de ce monde sportif et juridique globalisé, l’autonomie de la volonté occupe une place de choix afin de déterminer le droit étatique applicable.

Logiquement, c’est alors une approche par le droit international privé qui s’impose, afin de régler les problématiques liées à la mobilité internationale. Le transfert d’un joueur brésilien depuis un club pauliste vers un club portugais, puis français, soulève à l’évidence d’importantes questions quant à la loi applicable, à la juridiction compétente en cas de litige, ou encore aux règles d’immigrations devant être respectées. De même, du décès d’un joueur dont le transfert vient d’être décidé, lors du vol l’emmenant depuis la France vers le Pays de Galles, le droit international privé ne saurait rester en marge.

Ainsi présentée, l’analyse demeure toutefois très lacunaire. Le droit sportif émanant des fédérations sportives internationales, particulièrement dans une approche globalisée, doit être pris en compte. Les mobilités professionnelles et géographiques des sportifs peuvent directement porter atteinte à la sincérité des compétitions. Les règlements fédéraux veillent ainsi à la stabilité des relations contractuelles, au maintien de conditions loyales de compétitions entre concurrents, et à l’éthique des différents acteurs des opérations de transferts. Il s’agit de contrôler les circulations par la norme. Ce droit sportif national, mais aussi transnational, est omniprésent, faisant souvent fi des territoires des États. Sans avoir besoin d’être reconnu ou intégré par eux pour exister, il encadre avec force les relations de travail et opérations de transfert. La règlementation de la Fédération internationale de football (FIFA) ou de l’Union cycliste internationale (UCI) en la matière l’atteste. Leur juridicité est assurée par les juges du mouvement sportif, qu’ils soient internes aux fédérations internationales ou arbitres du Tribunal arbitral du sport, qui ne cessent de trancher les litiges liés à ces mobilités. C’est bien au cœur de ce droit sportif transnational que se situe aussi la régulation des transferts et de l’activité des acteurs y concourant, en premier lieu desquels les agents sportifs.

Façonnés par des règles émanant d’institutions privées, sans être irréductibles aux ordres juridiques étatiques et supranationaux, les transferts invitent à combiner des normes d’origines diverses, souvent entremêlées. L’articulation des différents niveaux et territoires normatifs ne saurait se résumer à des logiques de subordination ou de subsidiarité. Il y a là, au sein de ce pluralisme juridique, bien davantage  : une coexistence de règles, tout à la fois autonomes et en interactions permanentes. Il en ressort un méli-mélo des droits étatiques et droits sportifs, des réglementations sportives nationales et transnationales, sans occulter l’immixtion fréquente du droit européen et même du droit international. Si ce foisonnement normatif peut dérouter, il enrichit aussi considérablement l’analyse, tout en la complexifiant. La combinaison des ordres juridiques est parfois harmonieuse, mais pas toujours. Des heurts peuvent survenir, ce que le célèbre arrêt Bosman a mis en lumière avec éclat s’agissant de la confrontation des ordres sportifs et européens. En outre, dans les interstices parfois béants nécessairement créés par cette pluralité d’ordres juridiques, les acteurs des marchés de l’emploi sportif, qu’ils soient clubs, joueurs ou agents, sont tentés de s’engouffrer. En matière de transferts, le pluralisme des sources n’est pas toujours voué à vivre une existence paisible.

Objet de la recherche. En prise permanente avec la réalité des pratiques et les inspirations des acteurs, l’opération de transfert ne se laisse pas facilement appréhender. La cerner avec précision est délicat. Tout n’est pas que financier dans les transferts, loin s’en faut. Les droits des contrats, international, social, fiscal et du sport en fixent les conditions de mise en œuvre. Au juriste d’essayer d’en dompter les fondamentaux et d’en comprendre les multiples facettes.

Au sein de ces échanges et flux, la phase préparatoire à la mobilité professionnelle du sportif transféré, celle du recrutement, concentre particulièrement l’attention. La négociation de la future, et encore éventuelle, relation contractuelle de travail est essentielle. Plus que tout autre, un acteur occupe alors un rôle central : l’agent sportif. Il incombe en effet à cet intermédiaire – et aux personnes assimilées, telles que les avocats le sont souvent, par exemple – de pallier les asymétries informationnelles inhérentes à des marchés du travail mondialisés. Les pratiques et droits façonnant les opérations de transfert s’enrichissent encore de l’intervention de ces acteurs.

À l’avenir, le droit applicable aux transferts des sportifs, particulièrement des footballeurs, devrait encore évoluer. De nombreux acteurs du sport professionnel, des fédérations sportives, des États, mais aussi les institutions européennes, en ont exprimé le souhait. La FIFA entend notamment réformer des pans entiers de sa réglementation. La formation pourrait être mieux indemnisée, par une effectivité accrue des prélèvements réalisés à ce titre sur les indemnités de transfert. La pratique des prêts de joueurs serait également amenée à évoluer du fait d’une limitation du nombre de prêts internationaux. Enfin, la réglementation de l’activité d’agent devrait être considérablement réformée, à l’issue d’une large consultation des différentes parties prenantes.

Invitant autant à la réflexion sur les sources du droit confrontées à un espace globalisé, qu’à l’analyse d’un droit vivant, fourmillant de créativité, au carrefour des disciplines, les transferts des sportifs constituent un objet d’étude complexe.

À cet effet, plusieurs colloques internationaux ont été organisés au sein des Universités de Lyon 3 et de São Paulo (USP) en 2018 et 2019.

Contenu de l’ouvrage. L’ouvrage Les transferts des sportifs dans un monde globalisé poursuit cette analyse. Publié chez LexisNexis, au sein de la collection « Perspective(s) », il comprend 300 pages, organisées selon un plan en trois parties.

La première est consacrée à l’opération de transfert, dans une approche par les sources du droit (Ch. Dudognon), mais aussi par le droit des contrats, afin de distinguer l’opération de transfert de l’ingénierie contractuelle qui la met en œuvre (D. Jacotot). Le financement des transferts est également analysé (Charles Bringand).

La deuxième partie est relative au rôle de l’agent sportif dans la négociation du transfert. Riche de quatorze contributions, elle distingue l’environnement normatif (Titre 1) et les modalités d’exercice de l’activité d’agent (Titre 2).

Une approche comparatiste est entreprise avec les droits brésilien, espagnol et portugais (F. Legrazie Ezabella, V. Butruce, R. Torturelli). Le droit belge applicable aux agents, récemment réformé, est également exposé (M. Wathelet). La conciliation de l’exercice de l’activité d’agent avec la liberté de circulation au sein de l’Union européenne fait aussi l’objet de développements (F. Lagarde), avant que l’encadrement par les règlements des fédérations sportives internationales, notamment la FIFA, ne soit approfondi (D. Jacotot, R. De Palma Barracco). Inévitablement, les agents sportifs ne sont pas absents de la jurisprudence du Tribunal arbitral du sport, et plusieurs dizaines de sentences rendues à ce propos ont été analysées (M. Maisonneuve). Le constat est solidement établi : l’agent sportif est au cœur d’un pluralisme juridique (J. Nicolau)

Au titre des modalités d’exercice des agents sportifs, il est d’abord plaidé pour une réglementation plus efficace de cette activité (J.-F. Brocard). Ce sont ensuite les modalités d’accès à la profession d’agent sportif (Ch. Bringand et O. Martin), le traitement fiscal de leurs commissions (F. Le Mentec), et leur implication dans la lutte anti-blanchiment (J.-M. Marmayou), qui sont étudiés. Un essai d’identification de principes généraux régissant l’activité d’agent sportif clôt cette partie (J. Nicolau).

La troisième et dernière partie porte sur le prix du transfert. Les indemnités de transfert focalisent naturellement l’attention (J. Nicolau), ainsi que les indemnités de formation versées à l’occasion d’un transfert (G. Singer). L’approche comparatiste invite toutefois à approfondir l’analyse du prix en s’intéressant aux différentes clauses parfois insérées dans les contrats de travail des sportifs afin de l’anticiper (X. Aumeran). Un minutieux travail de qualification est nécessaire afin de démêler, entre les différents droits, l’objet des clauses pratiquées, parfois imposées ou, au contraire, prohibées, selon les législations. Le regard se tourne alors vers les droits étrangers, qu’ils soient espagnol (R. Torturelli), brésilien (L. Maximo) ou portugais (M. Santos Almeida), tous trois largement à l’avant-garde de ces multiples problématiques relatives au prix du transfert.


Présentation des ouvrages Droit Fiscal et Droit Financier (ouvrage collectif)

Régis Vabres, Professeur agrégé des facultés de droit, Équipe de recherche Louis Josserand, directeur du Master Droit des affaires et fiscalité/DJCE, Université Jean Moulin Lyon 3.

Droit fiscal, Dalloz/Hypercours, 2021, 621 pages

L’ouvrage Droit fiscal, publié dans la collection Hypercours aux éditions DALLOZ, aborde les sources du droit fiscal (influence du droit de l’Union européenne, développement des sources constitutionnelles, poids et rôle de la « doctrine administrative »), la fiscalité des particuliers (impôt sur le revenu, domicile fiscal, impôt sur la fortune immobilière) et la fiscalité des entreprises (bénéfices industriels et commerciaux, impôt sur les sociétés, taxe sur la valeur ajoutée) et des groupes de sociétés. Selon quelles modalités sont taxés les salaires, les dividendes, les plus-values, le patrimoine ou encore le bénéfice des entreprises ? Quels sont les droits et obligations du contribuable en la matière ? Autant d’interrogations qui sont décisives pour comprendre le fonctionnement de notre économie et de notre société, le poids de la fiscalité, ses rapports avec les autres branches du droit et les grandes notions du droit privé (contrat, propriété, biens, personnes). La présente édition, à jour de la loi de finances pour 2021, prend en compte les dernières évolutions de la matière. Destiné principalement aux étudiants de licence et de master, l’ouvrage comporte à la fois les éléments de cours indispensables et des compléments pédagogiques à la fin de chaque chapitre (définition des termes les plus importants, résumés de cours et exercices corrigés). Il comporte également au fil de l’ouvrage plus de 50 encadrés d’exemples appliqués et chiffrés, plus de 80 tableaux explicatifs ou récapitulatifs et plus de 30 schémas pour illustrer la matière. Il donnera lieu à une mise à jour annuelle.

Droit financier, T. Bonneau, P. Pailler, A.-C. Rouaud, A. Tehrani et R. Vabres, LGDJ/Montchrestien, 3e éd., 2021, 1 200 pages

La troisième édition de l’ouvrage Droit financier qui aborde tant le contexte national que les contextes européen et international, a pour objectif de présenter les principales règles applicables aux opérations financières (émission de titres, négociation et cession de titres). Les règles en la matière visent à assurer la protection des investisseurs ainsi qu’un fonctionnement transparent des marchés. Elles trouvent aujourd’hui leurs sources dans le droit de l’Union européenne, même si les autorités nationales jouent encore un rôle essentiel. L’ouvrage traite du fonctionnement et des pouvoirs des autorités compétentes (Autorité des marchés financiers en France et European Securities and Markets Authority à l’échelon européen), mais également des règles encadrant les marchés (plateformes de négociation, processus de marché), les abus de marché (opérations d’initié et manipulations de cours), les émetteurs et les professionnels (prestataires de services d’investissement, chambres de compensation et dépositaires centraux), les produits (titres financiers tels que les actions et les obligations ainsi que les jetons et les contrats financiers) l’information à publier (prospectus), les opérations (introduction en bourse, offres publiques d’acquisition, Initial coin offering et contrats de garantie financière), la gestion collective (OPCVM et FIA) e la fiscalité. La matière étant d’une complexité croissante en raison de la diversité (internationale, européenne et française) et du volume  des sources (des milliers de pages !), la démarche a été de hiérarchiser les notions exposées afin de faciliter l’appréhension de la matière. L’objectif a été également de donner un grand nombre d’informations et d’exprimer des positions afin que l’ouvrage puisse être utile tant aux professionnels qu’aux étudiants. L’ouvrage est à jour des dernières réformes, en particulier du règlement (UE) n° 2020/1503 du 7 octobre 2020 relatif aux prestataires européens de services de financement participatif pour les entrepreneurs, de la Directive (UE) 2020/1504 du 20 octobre 2020 modifiant la directive 2014/65/UE concernant les marchés d’instruments financiers et règlement (UE) 2021/23 du 16 décembre 2020 relatif à un cadre pour le redressement et la résolution des contreparties centrales. Il tient également des projets de textes européens concernant le « Digital Finance Package » et des décisions rendues dans l’affaire Véolia/Suez.

Des systèmes d’information aux blockchains, W. Azan et G. Cavalier, Larcier, 1re édition

Georges Cavalier, Maître de conférences HDR, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3.

Les équipes de recherches EDPL / CERFF et COACTIS ont proposé les 10 et 17 juillet 2020 un colloque à distance (webex) intitulé « Des systèmes d’information aux blockchains : essai de convergences en sciences juridiques et fiscales, économiques et de gestion » ; la phase 2 du projet (réalisation d’un ouvrage) est réalisée depuis septembre 2020, alors que l’un des instigateurs de ce projet est depuis cette date, rattaché à l’ELJ / CDE.

Une blockchain est un registre, une grande base de données partagée simultanément avec tous ses utilisateurs, également détenteurs de ce registre, et qui ont la capacité d’y inscrire des données, selon des règles spécifiques fixées par un protocole informatique sécurisé grâce à la cryptographie. Sous l’égide du collège académique droit-économie-gestion, le colloque interdisciplinaire « Des systèmes d’information aux blockchains » était organisé par Wilfrid Azan (COACTIS) et Georges Cavalier (anciennement EDPL-CERFF, aujourd’hui membre de l’Équipe Louis Josserand [ELJ] – Centre de droit de l’entreprise – CDE).

Ce colloque, qui s’inscrit sur les travaux antérieurs de l’ELJ et du CDE, a analysé l’impact des technologies en forte croissance en termes de transformations et les modifications disciplinaires qui en résultent. En effet, les systèmes d’information possèdent un potentiel disruptif impressionnant (Saurel, Bismuth, 2021), en tant que fait social total, notamment en matière financière. La blockchain pourrait-elle s’analyser en un véritable « système », multilatéral mais non centralisé ? (Causse, 2021). D’un point de vue méthodologique, les travaux sont allés au-delà d’une simple pluridisciplinarité, chacun essayant d’adopter le regard de l’autre (Quiquerez, 2021). Il fallait aussi bien circonscrire l’objet de l’étude, ce qui a été proposé à travers un cas pratique dans l’industrie du logiciel (Ramirez, 2021). Forts de ces interventions, le cœur de la première journée a montré que les applications technologiques de la blockchain convergent autours de principes. Des principes d’information permettent de revisiter le contrat en lui adjoignant les propriétés des smart contracts, le rôle de l’agence (Godé, Bajolle, 2021) et en incitant à compléter la théorie économique d’essence contractualiste (Baron et al., 2021). L’impact sociétal à travers la notion de commun a aussi permis une réflexion fondamentale (Malafosse, 2021).

Une catégorisation des parties prenantes autour de la blockchain (Straub, Tenno de Farias Lira, 2021) traduit cette quête de convergence qui s’est ensuite focalisée sur son application dans la transformation de l’entreprise (Lebraty, Lobre, 2021). La gestion et le modèle économique de certaines activités juridiques et fiscales d’entreprises d’avocats, actives dans le domaine du rapprochement d’entreprises participe de ce constat (Dori, Molino, Afes, 2021). Le design d’un cadre conceptuel général pour insérer la fiscalité de la blockchain (Cavalier, Greggi, 2021) est abordé, en s’appuyant sur les travaux fondamentaux de Von Hayek. Des interrogations philosophiques (Ebaid, 2021) et des perspectives comparatistes (Yuan, 2021) ont conforté des premières conclusions de convergence, dans les méthodes de recherche, la qualification de la blockchain, les économies informationnelles et organisationnelles, tout en soulignant l’incomplétude des règles – notamment fiscales – d’appréhension de la valeur. L’autonomie du droit fiscal et le silence du législateur fiscal en matière de blockchain sont des freins à l’adoption massive de la blockchain en matière fiscale (Bernier, Guédon, 2021). Cela conduit à la création de nouveaux modèles d’organisation, de rapport à l’impôt, adaptés à de nouvelles matérialités (Thomas, Cooreen, 2016 ; Moille, 2021), à une redéfinition de la valeur travail, du droit souple ou non (Abraham, 2021), qui s’inscrivent dans le concept général de « nouvelles méthodes de travail » (NWW ; Azan et al., 2020) et de nouvelles règles fiscales pour appréhender de nouveaux cyberisques (Purpura, 2021).

Ludovic Pailler (Équipe de droit international et comparé) et Xavier Delpech (ELJ) ont également participé à ces travaux.

Un ouvrage résultant de ces travaux est en cours de publication aux éditions Larcier / Bruylant.

Au travers de près de 20 contributions tant en langue française qu’en langue anglaise, L’ouvrage Des systèmes d’information aux blockchains, publié chez Larcier (2021, dir. W. Azan & G. Cavalier) et auquel plusieurs membres du Centre de droit de l’entreprise ont contribué (G. Cavalier, P. Guédon, équipe de recherche Louis Josserand de l’Université Lyon 3 [EA 3707]) analyse l’impact des technologies en forte croissance en termes de transformations et les modifications disciplinaires qui en résultent. En effet, les systèmes d’information possèdent un potentiel disruptif impressionnant, en tant que fait social total, notamment en matière financière.

La blockchain pourrait-elle s’analyser en un véritable « système », multilatéral mais non centralisé ? Une blockchain est un registre, une grande base de données partagée simultanément avec tous ses utilisateurs, également détenteurs de ce registre, et qui ont la capacité d’y inscrire des données, selon des règles spécifiques fixées par un protocole informatique sécurisé grâce à la cryptographie. 

D’un point de vue méthodologique, les travaux sont allés au-delà d’une simple pluridisciplinarité, chacun essayant d’adopter le regard de l’autre. Il fallait aussi bien circonscrire l’objet de l’étude, ce qui a été proposé à travers un cas pratique dans l’industrie du logiciel. Les auteurs démontrent que les applications technologiques de la blockchain convergent autours de principes. Des principes d’information permettent de revisiter le contrat en lui adjoignant les propriétés des smart contracts, le rôle de l’agence et en incitant à compléter la théorie économique d’essence contractualiste. L’impact sociétal à travers la notion de commun a aussi permis une réflexion fondamentale. Une catégorisation des parties prenantes autour de la blockchain traduit cette quête de convergence qui s’est ensuite focalisée sur son application dans la transformation de l’entreprise. La gestion et le modèle économique de certaines activités juridiques et fiscales d’entreprises d’avocats, actives dans le domaine du rapprochement d’entreprises participe de ce constat. Le design d’un cadre conceptuel général pour insérer la fiscalité de la blockchain est abordé, en s’appuyant sur les travaux fondamentaux de Von Hayek. Des interrogations philosophiques et des perspectives comparatistes ont conforté des premières conclusions de convergence, dans les méthodes de recherche, la qualification de la blockchain, les économies informationnelles et organisationnelles, tout en soulignant l’incomplétude des règles – notamment fiscales, d’appréhension de la valeur. L’autonomie du droit fiscal et le silence du législateur fiscal en matière de blockchain sont des freins à l’adoption massive de la blockchain en matière fiscale. Cela conduit à la création de nouveaux modèles d’organisation, de rapport à l’impôt, adaptés à de nouvelles matérialités, à une redéfinition de la valeur travail, du droit souple ou non, qui s’inscrivent dans le concept général de « nouvelles méthodes de travail » et de nouvelles règles fiscales pour appréhender de nouveaux cyberisques.

Version numérique disponible sur :

  • Strada lex Belgique ;
  • Strada lex Luxembourg ;
  • Strada lex Europe.

Droit pénal général 2022, 10/2021 - 13e édition

Xavier Pin, Professeur, Centre de droit pénal, équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3.

Cet ouvrage propose l’étude du droit pénal général à travers trois grands principes fondateurs : le principe de la légalité criminelle, le principe de la culpabilité et le principe de la personnalité.

La première partie est consacrée à la loi pénale, à son interprétation et à son application dans le temps et dans l’espace.

La deuxième partie définit l’infraction comme un fait typique et illicite et en dresse une théorie originale, axée sur sa qualification puis sur son imputation.

Enfin, la troisième partie décrit les peines et les mesures de sûreté, ainsi que les règles qui gouvernent leur prononcé et leur exécution.

À noter que le rythme des réformes et des avancées jurisprudentielles étant très élevé, en la matière, une 14e édition est en préparation pour la rentrée universitaire 2022-2022

Désobéir - Quoi qu’il en coûte - L’IRASCible, n°8

Xavier Pin, Professeur, Centre de droit pénal, équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3.

Date de publication : 21 avril 2021.

Contributions de : Murilo Corrêa, Clémence Demay, Lou Deverchere, Jean-François Dreuille, Jérôme Ferrand, Didier Joubert, Julien Fischmeister, Alexandre Mendes, Xavier Pin, Damien Scalia.

En France, l’esprit de sécurité l’emporte désormais sur l’esprit de liberté. Jamais la liberté de manifestation n’a été autant bridée, ni le droit à la sureté autant bafoué.

C’est à cette question fondamentale de la liberté de manifester, de protester, de désobéir voire de résister que l’IRASCible consacre son nouveau dossier. Les contributions examinent la réaction des pouvoirs publics face aux mouvements ou comportements de colère ou de contestation politique, plus ou moins véhéments, virulents ou violents, ainsi qu’au rôle des contrepouvoirs.

Le focus est mis sur la justice et sa capacité d’entendre ou non celles et ceux qui, humblement, courageusement et le plus souvent pacifiquement, manifestent, s’indignent, protestent, désobéissent ou résistent.

Face à une police toujours plus puissante, la justice peut-elle ou non offrir aux citoyens et citoyennes désobéissants – en colère – un ultime espace d’expression démocratique ? Est-elle prête à reconnaitre comme légitimes des combats politiques virulents, se réclamant de la désobéissance civile ou de l’insoumission, alors qu’ils sont réprimés dans la rue, et très souvent perdus d’avance devant des assemblées parlementaires inféodées ? Et si oui, quels sont les contours de cet éventuel droit de désobéir ?

Les grandes décisions du droit des assurances, dir. J.-M. Do Carmo Silva et D. Krajeski, LGDJ 2022

Ouvrage collectif

Sabine Abravanel-Jolly

Axelle Astegiano-La Rizza

Cet ouvrage collectif a été réalisé par une grande partie des spécialistes du droit des assurances. Il vise à une meilleure compréhension de la place et du contenu de la jurisprudence en droit des assurances, particulièrement foisonnante, et se présente comme un prolongement naturel des encyclopédies, des traités et codes commentés. À ce titre, près de 300 décisions pertinentes ont été retenues.

Retrouvez-y, notamment, les contributions de Sabine Abravanel-Jolly (Maître de conférences, habilitée à diriger des recherches, membre du CDRA) sur :

  • la Déclaration des risques ;
  • la Faute intentionnelle ou dolosive ;
  • les Conditions et Exclusions conventionnelles de garantie ;
  • et les Assurances des véhicules terrestres à moteur.

Et celles d’Axelle Astegiano-La Rizza (Maître de conférences, habilitée à diriger des recherches, membre du CDRA) sur :

  • la Règle proportionnelle de primes ;
  • la Modification du contrat ;
  • la Prescription biennale ;
  • la Durée de la garantie en assurance responsabilité civile ;
  • l’Action directe de la victime ;
  • et les Assurances emprunteurs.

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Affaires

[Chronique] Droit des affaires

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par Mme Cécile Granier, Maître de conférences, Université Jean Moulin Lyon 3, M. Jordi Mvitu-Muaka, Doctorant, Université Jean Moulin Lyon 3 et M. Julien Muller, Doctorant contractuel, Centre de droit de l’entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand

Le 21 Février 2023

Loyers commerciaux et Covid-19 : mise en perspective de la jurisprudence lyonnaise avec la jurisprudence nationale

♦ CA Lyon, 8e chambre, 12 janvier 2022, n° 21/02572 N° Lexbase : A10967IG

♦ CA Lyon, 8e chambre, 6 avril 2022, n° 21/05532 N° Lexbase : A44147SB

1. Devoir ou ne pas devoir ? Telle est la lancinante interrogation qui préoccupe les preneurs depuis plus de deux ans à propos des loyers commerciaux correspondant aux périodes de fermeture administrative imposée par les pouvoirs publics pour lutter contre l’épidémie de Covid-19. Cette incertitude n’a pas tardé à se déverser sur les juridictions et à donner naissance à un abondant contentieux, dont la première étape prend bien souvent la forme d’une action en référé du bailleur visant à obtenir le paiement à titre provisionnel des loyers non versés ou à faire constater l’acquisition de la clause résolutoire du fait du manquement du preneur à son obligation de paiement. La cour d’appel de Lyon ne fait pas exception : durant la période couverte par cette chronique, plusieurs décisions rendues statuent sur des demandes de cette nature et certaines d’entre elles seront au cœur de notre propos.

2. Éclaircissements jurisprudentiels nationaux. Les incertitudes et le contentieux corrélatif devraient cependant se réduire du fait des avancées jurisprudentielles significatives réalisées ces derniers mois. Le 30 juin dernier, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a, tout d’abord et pour la première fois, statué sur la recevabilité des multiples arguments soulevés par les preneurs au soutien des demandes de non-paiement des loyers couvrant les périodes de fermeture administrative (Cass. civ. 3, 30 juin 2022, n° 21-20.127, FS-B N° Lexbase : A858778K, n° 21-20.190, FS-B N° Lexbase : A859678U, n° 21-19.889, FS-D N° Lexbase : A194279S). Le résultat est sans appel et penche nettement en faveur des bailleurs puisqu’aucun fondement n’a trouvé grâce aux yeux de la Cour de cassation. La force majeure (C. civ. art. 1218 N° Lexbase : L0930KZH et C. civ., anc. art. 1148 N° Lexbase : L0865KZ3), le manquement à l’obligation de délivrance du bailleur (C. civ., art. 1719 N° Lexbase : L8079IDL), la perte de la chose louée (C. civ., art. 1722 N° Lexbase : L1844ABW), le manquement à l’exigence de bonne foi (C. civ., art. 1104 N° Lexbase : L0821KZG et C. civ., anc. art. 1134 N° Lexbase : L0857KZR) sont, tour à tour et sans ambiguïté, balayés. La force obligatoire du bail commercial en ressort indemne et les clauses instituant une obligation de paiement restent la loi à laquelle doivent se conformer les preneurs. Ce sont ensuite trois décisions récentes qu’il faut signaler (Cass. civ. 3, 23 novembre 2022, n° 22-13.773, inédit N° Lexbase : A35258XT, n° 22-12.753, FS-B N° Lexbase : A10768UE, n° 21-21.867, FS-B N° Lexbase : A10758UD). Outre le fait que l’une d’entre elles confirme le raisonnement développé quelques mois plus tôt, elles statuent sur la portée de clauses contractuelles invoquées au soutien d’une demande de suspension de paiement des loyers commerciaux, notamment pendant les périodes de fermeture administrative.

3. Comparaison avec la jurisprudence lyonnaise. Cette actualité invite à rapprocher ces solutions nouvelles des décisions relatives à des problématiques semblables rendues antérieurement par la cour d’appel de Lyon. La probabilité que les juges lyonnais reprennent les solutions émanant de la Cour de cassation est en effet conséquente. Rappelons d’ailleurs qu’à défaut de précision, ce qui est le cas dans les décisions citées, les normes jurisprudentielles nouvelles sont directement applicables aux affaires en cours et plus généralement aux faits passés en raison de la nature rétroactive de la jurisprudence. En cas de divergence avec la jurisprudence nationale, l’on peut donc raisonnablement présager une évolution prompte de la jurisprudence lyonnaise. Deux décisions de la cour d’appel de Lyon offrent un matériau adapté pour jouer au jeu des ressemblances puisqu’elles se prononcent sur chacune des problématiques soumises à la Cour de cassation. Dans les deux cas d’espèce, un preneur (le même) avait cessé de payer les loyers des nombreux baux commerciaux qu’il avait conclus dans le cadre de son activité professionnelle à compter du 1er avril 2020. Dans les deux affaires, les bailleurs avaient en réponse saisi le juge des référés pour qu’il soit ordonné au preneur de payer les loyers dus à titre provisionnel sur le fondement de l’article 835, alinéa 2 du Code de procédure civile N° Lexbase : L8607LYG. Dans l’une des hypothèses, les bailleurs demandaient également que soit constatée l’acquisition de la clause résolutoire sur le fondement de l’article 834 du Code de procédure civile N° Lexbase : L8604LYC. Les multiples fondements légaux invoqués par le preneur pour justifier le non-paiement sont, dans les deux décisions, écartés par la cour d’appel de Lyon. Dans une très large mesure, cette solution sera postérieurement confirmée par la Cour de cassation (I). À l’inverse, l’argument contractuel avancé par le preneur, tenant en l’existence de clauses de suspension des loyers applicables à l’épidémie de Covid, fait mouche et conduit la cour d’appel à retenir le caractère contestable de l’obligation de paiement ainsi que l’existence d’une contestation sérieuse. Or dans trois affaires présentant une forte similitude, la Cour de cassation retient une analyse qui, en substance, infirme la solution de la cour d’appel de Lyon (II).

I. Le rejet des fondements légaux confirmé

4. Convergence franche. Dans chacune des affaires et au regard de l’incertitude ambiante, le preneur invoquait une panoplie assez complète de fondements légaux pour démontrer le caractère sérieusement contestable de l’obligation de paiement des loyers ainsi que l’existence d’une contestation sérieuse. Il s’agissait de faire échouer l’action en référé, mais des arguments similaires peuvent être invoqués au fond pour neutraliser l’obligation de paiement du preneur dans des hypothèses voisines. Sont ainsi avancés l’existence d’un événement de force majeure, un manquement du bailleur à son obligation de délivrance justifiant la mise en œuvre d’une exception d’inexécution, la disparition de la cause (C. civ., anc. art. 1131 N° Lexbase : L0829KZQ C. civ. anc.), le manquement à l’exigence de bonne foi et, enfin, la théorie de l’imprévision (C. civ., art. 1195 N° Lexbase : L0909KZP). Dans la décision du 6 avril, de façon étonnante, la cour d’appel ne se prononce pas sur la pertinence de ces arguments pour mieux se focaliser sur la clause de suspension des loyers. À l’inverse, dans la décision du 12 janvier, la juridiction écarte la force majeure, le manquement du bailleur à son obligation de délivrance, la perte de la chose louée, l’absence de cause et in fine la bonne foi. Ce rejet franc et global sera réitéré quelques mois plus tard par la Cour de cassation (v. les arrêts du 30 juin, précités). La Haute juridiction a notamment précisé à propos du manquement à l’obligation de délivrance et de la perte de la chose louée que ces arguments étaient insusceptibles de fonder une contestation sérieuse, confirmant ainsi que la voie du référé est ouverte pour les bailleurs (Cass. civ. 3, 30 juin 2022, n° 21-20.127, FS-B N° Lexbase : A858778K et n° 21-21.867, FS-B N° Lexbase : A10758UD). Sur ces points, la motivation retenue par la cour d’appel de Lyon rejoint globalement celle de la Cour de cassation, qui l’étoffe néanmoins un peu. La non-imputation au bailleur de l’impossible exploitation du fonds de commerce pendant les périodes de fermeture administrative – cela n’étant pas de « son fait », mais de celui du législateur – est une considération déterminante pour la cour d’appel puis pour la Cour de cassation. Pour écarter la perte de la chose louée, les deux juridictions refusent d’assimiler l’interdiction d’exploiter à une destruction de la chose, même partielle. La juridiction lyonnaise le justifie de façon simple et claire en adoptant une conception purement matérielle de la destruction. En se référant au caractère « général et temporaire de la mesure », la Cour de cassation semble adouber cette motivation, bien qu’elle adopte une conception a priori élargie de la destruction en recourant à une formule plus complexe (« l’interdiction étant sans lien direct avec la destination contractuelle des lieux »). Si en ce qui concerne l’essentiel, les décisions de la cour d’appel de Lyon convergent avec les décisions nationales postérieures, il est toutefois possible de déceler quelques légères divergences.

5. Divergences légères. Une première différence concerne la motivation venant au soutien du rejet de la force majeure. Dans sa décision du 12 janvier, la cour d’appel écarte cette qualification en se fondant sur le défaut d’irrésistibilité de la pandémie en considération notamment de la nature monétaire de l’obligation de paiement des loyers. La troisième chambre civile choisit pour sa part de se fonder sur la qualité de la partie invoquant la force majeure au sein du rapport contractuel. Reprenant une solution récente (Cass. civ. 1, 25 novembre 2020, n° 19-21.060, FS-P+B+I N° Lexbase : A551737H), elle a rappelé que seul le débiteur d’une obligation peut invoquer la force majeure (v. les arrêts du 30 juin, précités). Dès lors, le créancier de l’obligation de jouissance du local commercial ne saurait s’en prévaloir. En soi, l’analyse de la cour d’appel de Lyon n’est pas remise en cause, la Cour de cassation se place simplement sur un terrain autre, qui présente l’avantage notable d’éviter toute discussion casuistique sur la caractérisation de la force majeure. Dans le cadre de décisions futures, la cour d’appel de Lyon devrait donc reprendre cet argumentaire, soit en le substituant, soit en l’ajoutant à celui développé dans la décision du 12 janvier. Si cette conception restrictive de la force majeure peut être discutée, elle constitue une source indéniable de sécurité juridique. Remarquons ensuite que l’argument de la bonne foi est rejeté encore plus sèchement que dans la décision de la Cour de cassation du 30 juin où elle est invoquée (Cass. civ. 3, 30 juin 2022, n° 21-20.190, FS-B N° Lexbase : A859678U), alors qu’on avait déjà pu considérer qu’elle y était réduite à « une portion congrue » (voir D., 2022, obs. D. Houtcieff, p. 1145). Aucune obligation de report ou de négociation ne peut être imposée au bailleur sur ce fondement. En effet, selon la cour d’appel, « les bailleurs n’ont fait preuve d’aucune mauvaise foi en se limitant à exiger le paiement d’un loyer incontestablement dû, ce qui n’est que la stricte application du contrat de bail ». Enfin, la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur la pertinence de l’argument fondé sur la cause, à l’inverse de la cour d’appel de Lyon. Cette dernière retient son existence au moment de la formation du contrat, ce qui est suffisant pour conclure au caractère inopérant de cet argument. Le bien-fondé de cette solution classique et la position tranchée de la Cour de cassation devraient a priori la conduire à retenir une solution similaire si la question lui était soumise à l’avenir. On le voit donc, les divergences entre les solutions rendues à propos des arguments légaux invoqués au soutien des demandes de non-paiement restent légères. Il en va différemment concernant l’applicabilité des clauses de suspension des loyers.

II. L’admission de l’argument contractuel infirmée

6. Identification d’une contestation sérieuse par la cour d’appel de Lyon. Dans ses deux décisions, la juridiction lyonnaise ne fait pas droit aux demandes en référé au motif qu’il existe une contestation sérieuse affectant l’obligation de paiement des loyers. À cette fin, elle se fonde sur une clause invoquée par le preneur, dont la teneur est légèrement variable selon le contrat de bail. La stipulation en cause prévoit que, dans l’hypothèse où « la non-sous-location du bien » (sont ici en cause des résidences de tourisme) proviendrait notamment « de la survenance de circonstances exceptionnelles et graves (telles que l’incendie de l’immeuble, etc.) affectant le bien et ne permettant pas une occupation effective et normale », le paiement du loyer sera suspendu jusqu’à un événement contractuellement déterminé (soit jusqu’au mois suivant la fin du trouble de jouissance, soit pendant le trouble de jouissance en fonction des contrats de bail). Ces clauses empruntent au mécanisme légal de la force majeure l’un de ses effets – la suspension de l’exigibilité de l’obligation – tout en s’en émancipant par l’adoption d’une définition autonome des événements susceptibles de générer une telle suspension. Toute la question est donc de savoir si la qualification de « circonstances exceptionnelles et graves affectant le bien et ne permettant pas une occupation effective et normale » peut englober l’épidémie de Covid-19. Pour la cour d’appel, une réponse positive est parfaitement plausible. Elle affirme ainsi dans les deux décisions envisagées que « la pandémie, par sa nature et sa résonance mondiale, est susceptible de constituer une circonstance exceptionnelle et grave, qui a affecté le bien loué et son exploitation puisqu’il ne pouvait plus être occupé », ajoutant même que cette qualification est « à l’évidence » envisageable (v. CA Lyon, 12 janvier 2022, précité N° Lexbase : A10967IG). Cette analyse la conduit à retenir que la clé de résolution de ces deux litiges réside dans l’interprétation de la clause, tant en ce qui concerne son applicabilité aux faits que la durée de ses effets, c’est-à-dire de la suspension de l’obligation de paiement. Or cette tâche n’est plus celle du juge de l’évidence, et nécessite une intervention du juge au fond. La cour d’appel déboute par conséquent les bailleurs de leurs actions en référé. Ces deux décisions étaient donc incontestablement de nature à nourrir les espoirs des preneurs et de leurs conseils ainsi qu’à atténuer la sèche fin de non-recevoir résultant des arrêts du 30 juin. L’éclaircie aura néanmoins été de courte durée, car ces espoirs semblent largement remis en cause par les décisions de la Cour de cassation du 23 novembre dernier.

7. Neutralisation des clauses par la Cour de cassation. Le preneur concerné par les décisions de la cour d’appel de Lyon ayant une activité nationale, d’autres cours avaient été saisies d’une difficulté juridique en tout point similaire. C’était notamment le cas des juridictions d’appel parisienne et nancéienne. À la différence des magistrats lyonnais, ces dernières ont retenu que cette même clause n’était pas susceptible de générer une contestation sérieuse s’opposant aux demandes de paiement provisionnel des loyers (CA Nancy, 5e ch. com., 9 février 2022, n° 21/01758 N° Lexbase : A79067MR ; CA Paris, 1-8, 4 mars 2022, n° 21/11534 N° Lexbase : A61747PD). Saisie de pourvois à l’encontre de ces décisions, la Cour de cassation approuve cette conclusion et conclut à leur rejet. À nouveau, la position nationale penche largement en faveur des bailleurs, puisque la troisième chambre civile approuve de façon assez nette les juridictions du fond d’avoir retenu que la clause litigieuse n’est pas applicable à l’épidémie de Covid-19 et ce, sans même qu’il soit besoin de l’interpréter. En effet, là où le doute semblait largement permis pour la juridiction lyonnaise, les juges nancéiens et parisiens, suivis par la Cour de cassation, ne lui laissent aucune place considérant que le bien, en lui-même, n’est pas affecté par la pandémie. La comparaison de cette motivation avec celle retenue par la cour d’appel de Lyon permet d’identifier le cœur de la divergence. Cette dernière a considéré qu’en l’absence de précisions contractuelles supplémentaires, le terme de « bien » devait s’entendre largement comme visant la chose dans sa dimension matérielle, mais aussi dans ses conditions d’exploitation. Elle semble pour cela s’appuyer sur le fait que « les circonstances exceptionnelles et graves » ont pour effet d’empêcher « une occupation effective et normale » du local, ce qui peut renvoyer à son exploitation. À l’inverse, la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir considéré que les mesures gouvernementales n’affectaient pas le bien en lui-même, mais seulement ses conditions d’exploitation. Cette rhétorique rejoint celle développée pour écarter la perte de la chose louée au sens de l’article 1722 du Code civil N° Lexbase : L1844ABW : ce n’est pas le bien intrinsèquement qui est affecté par les mesures gouvernementales, mais la possibilité d’y exploiter le fonds de commerce qui y est logé. L’une des considérations juridiques déterminantes résidait dans les caractères de la stipulation. Les juges parisiens et nancéiens mettaient en avant la précision et la clarté de la clause pour écarter tout recours à l’interprétation, comme le prévoit l’article 1192 du Code civil N° Lexbase : L0901KZE. Dans ce contexte, il apparaît justifié qu’ils se soient arrêtés au sens littéral des termes sans s’aventurer dans une recherche de la commune intention des parties (C. civ., art. 1188 N° Lexbase : L0905KZK), qui aurait pu tourner à l’avantage des bailleurs. À l’inverse, les juges lyonnais ne se prononcent pas sur ces caractéristiques, mais concluent toutefois à un besoin d’interprétation. Deux hypothèses sont alors envisageables : soit les magistrats ont fait fi de l’article 1192 du Code civil N° Lexbase : L0901KZE, soit ils ont considéré que la clause manquait de précision et de clarté, ce qui les autorisait à ne pas s’arrêter au sens littéral du terme « bien ». Quoi qu’il en soit, voilà les rédacteurs de clause de force majeure prévenus : pour donner sa pleine efficacité à ce type de stipulation, il faudra expressément viser les événements affectant le bien, mais aussi ses conditions d’exploitation.

8. Perspectives. Dans ce contexte et eu égard aux décisions de la cour d’appel de Lyon, deux perspectives sont envisageables. Tout d’abord, dans l’hypothèse où des pourvois auraient été formés contre ces décisions, la reprise de l’argumentation validée par la troisième chambre civile dans les décisions du 23 novembre pourrait bien aboutir à une cassation. Ensuite, l’intégration immédiate des solutions issues de ces décisions par la cour d’appel de Lyon pourrait désormais la conduire à faire droit aux demandes en référé même en présence d’une clause de force majeure, laissant à nouveau les preneurs bien démunis.

Par Cécile Granier

 

Le maintien de l’impossibilité pour la victime d’agissements frauduleux de se prévaloir des règles de vigilance du Code monétaire et financier contre la banque domiciliataire des comptes de l’auteur

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. A, 29 septembre 2022, n° 14/00361

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. A, 13 octobre 2022, n° 16/06692

Sans conteste, le choix du paiement d’une prestation par virement ou prélèvement bancaire offre une apparence de sécurité que ne présente pas le paiement en espèce. Lorsque cette sécurité est entachée par la fraude du bénéficiaire des sommes versées, la victime peut tenter de reprocher à la banque dépositaire des comptes un manquement à son obligation générale de vigilance (Cass. civ. 28 janvier 1930, Ducrocq, RTD civ., 1930. 369, obs. R. Demogue). Parce qu’elle est la plus même de découvrir les opérations frauduleuses de son client dans ses comptes, cette obligation d’origine jurisprudentielle impose, dans certaines circonstances, à la banque de s’immiscer dans les affaires de son client pour effectuer certaines vérifications (J. Lasserre-Capdeville, M. Storck, M. Mignot, J.-Ph. Kovar, et N. Éreséo, Droit bancaire, Dalloz, coll. Précis, 3e éd., 2021, n° 271). Cela dit, l’étendue des cas d’application de ce contrôle est souvent difficile à déterminer, et certaines victimes tentent régulièrement de s’appuyer sur l’échec des mesures de vigilance spécifiquement prévues pour la prévention du blanchiment d’argent et du financement du terrorisme pour parvenir à démontrer la faute de la banque. Par deux arrêts récents, la cour d’appel de Lyon a rejeté cette analyse qui méconnaît la spécificité de l’obligation de vigilance des articles L. 561-5 et suivants du Code monétaire et financier N° Lexbase : L5147LBA, dont le manquement ne peut aboutir qu’à une sanction disciplinaire de la banque fautive (Cass. com., 28 avril 2004, n° 02-15.054, publié au bulletin N° Lexbase : A9943DBU, Bull. civ. IV, n° 72 ; Cass. com., 21 septembre 2022, n° 21-12.335, F-B N° Lexbase : A25258KQ)

Dans le premier des deux arrêts, la victime invoquait le défaut de vigilance de la banque à l’égard d’un client qui exerçait une activité de gestion de patrimoine sans agrément. La société gestionnaire de patrimoine avait reçu sur une courte période les sommes investies par ses clients sur ses comptes et les avait immédiatement transférées vers les comptes détenus par le gérant de la société et son épouse. Cette société fera l’objet d’une liquidation amiable sans que les fonds reçus ne soient restitués à ses clients.

Le second arrêt portait sur l’action de deux époux victimes des manœuvres d’une société de construction fictive dirigée par un gérant faisant l’objet d’une interdiction de gérer et d’une interdiction bancaire. Les époux avaient engagé la société fictive pour les travaux de construction de leur logement. La société de construction interrompit les travaux immédiatement après le paiement fait par les époux. Ces sommes ont au demeurant été immédiatement transférées à une société domiciliée en Lettonie. Les époux ont alors agi contre la banque de la société de construction à qui ils reprochent d’avoir ouvert un compte bancaire à la demande du gérant alors que celui-ci faisait l’objet d’une interdiction bancaire, ceci sans avoir recueilli toutes les informations utiles ni avoir procédé à un examen renforcé que lui imposait l’article L. 561-10-2, II, du Code monétaire et financier N° Lexbase : L5140LBY alors que des sommes importantes avaient été encaissées dès l’ouverture du compte et que ce compte avait présenté de multiples anomalies dans le cadre de son fonctionnement.

Dans les deux arrêts, les règles de vigilance propres à la lutte contre le blanchiment d’argent ont été invoquées (II) parce qu’elles pouvaient apporter plus de souplesse dans l’appréciation des critères de la faute de la banque (I).

I. L’appréciation stricte de la faute de la banque

L’obligation de vigilance est une exception au principe de non-immixtion de la banque dans les opérations effectuées par son client. Cette exception est interprétée de façon stricte. Ainsi, c’est seulement lorsque la banque enregistre une opération qui démontre des anomalies apparentes que sa responsabilité peut être engagée. S’agissant de l’appréciation de l’anomalie apparente, la jurisprudence admet facilement son existence lorsque cette anomalie peut être détectée par le simple examen des actes en raison d’une irrégularité manifeste (imitation grossière d’une signature, falsification, etc.), alors que les irrégularités qui n’apparaissent pas dans les actes, mais résultent du schéma des opérations réalisées, entraînent une sanction lorsque certains éléments du contexte sont caractérisés, par exemple des mouvements très nombreux sans justification apparente et des virements de sommes créditées sur des comptes étrangers (Cass. com., 22 novembre 2011, n° 10-30.101, F-P+B N° Lexbase : A0013H3U, Bull. civ. IV, n° 190 ; JCP, 2012. 105, note J. Lasserre-Capdeville ; JCP E, 2012, n° 5, p. 1349, obs. J. Stoufflet ; RDBF, 2012, comm. 37, obs. F.-J. Crédot et Th. Samin).

Dans les deux arrêts rendus par la cour d’appel de Lyon, les anomalies émanaient moins d’irrégularités matérielles dans les actes liés aux opérations effectuées que des incohérences plus insidieuses liées au contexte des opérations. En effet, les juges d’appel ont fait droit dans leur première décision à la banque qui avançait qu’elle était tenue de constituer le compte de la société de gestion de portefeuille sur la seule base des documents communiqués (statuts, extrait Kbis) de telle sorte qu’il ne pouvait lui être reproché de ne pas avoir vérifié si cette société avait obtenu l’agrément pour exercer des activités de gestion de portefeuille pour le compte de tiers. Dans le second arrêt, les juges déclarent que les diligences de la banque soumise à une demande d’ouverture de compte d’une personne faisant l’objet d’interdiction de gérer et d’une interdiction bancaire se limitent à vérifier les pièces produites par celle-ci, notamment l’injonction de la Banque de France au titre de la procédure dite « du droit au compte » de l’article L. 312-1 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L2068MAT.

La cour d’appel de Lyon considère également non établi le caractère apparent des irrégularités dans l’enregistrement des mouvements de fonds litigieux. Bien souvent, ce qui doit attirer l’attention de la banque sont les flux de fonds qui, par leur montant et par leur répétition, constituent des indices d’une opération illicite réalisée par son client. Dans les deux arrêts, les deux clients exerçaient des activités qui mettaient ces sociétés en disposition d’encaisser des montants élevés. Comme l’indique la cour d’appel de Lyon, l’activité de gestion de portefeuille pour le compte de tiers implique nécessairement des mouvements de fonds nombreux. De même, une société de construction de maisons individuelles est fortement susceptible de percevoir dans le cadre de son activité des sommes importantes liées à la commande de ses prestations. Ainsi, même lorsque ces opérations interviennent dans de périodes courtes, en l’espace de quelques mois par exemple, les montants impliqués ne peuvent pas être considérés en tant que tels comme des indicateurs d’une anomalie apparente.

Face à la difficulté de caractériser l’anomalie de l’opération, les plaideurs tentent continuellement au soutien de leurs prétentions d’utiliser les règles de vigilance propres à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme pour démontrer la faute de la banque. Cet argument, qui entraînait la modification de l’objet de la preuve du fait fautif, n’a pas été suivi par les juges d’appel dans les deux arrêts rendus.

II. La tentative d’assouplissement de la preuve de la faute de la banque

Les articles L. 561-5 et suivants du Code monétaire et financier N° Lexbase : L5147LBA mettent à la charge des banques la vérification des opérations de leurs clients en fonction de la connaissance qu’ils ont de leur activité. Lorsqu’à l’entrée en relation d’affaires la banque remarque des indices laissant supposer que son client pourrait prochainement s’impliquer dans des activités criminelles (corruption, blanchiment d’argent, financement du terrorisme, etc.), elle doit adapter son contrôle des opérations passées par ce dernier. De même, la banque doit toujours être alertée par les transactions passées par un client qui, soit par leur montant, soit par leur répétition, permettent de suspecter la présence d’une activité criminelle liée aux mouvements de fonds effectués. On comprend alors l’intérêt pour les plaideurs de mobiliser ce fondement particulier pour démontrer la faute de la banque. En effet, cette obligation s’impose à la banque même lorsque l’opération passée par son client ne présente pas d’anomalies apparentes. À l’aide de ce fondement, l’objet de la preuve peut changer de portée, car les plaideurs doivent simplement prouver le défaut de contrôle de la banque même lorsque l’illicéité de l’opération ne peut qu’être supposée en raison des circonstances.

La cour d’appel de Lyon rejette cette analyse dans ses deux arrêts. Les juges rappellent avec clarté que cette vigilance spéciale s’inscrit dans la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. De fait, les diligences imposées au titre de la législation anti-blanchiment n’ont pas pour finalité la protection d’intérêts privés, mais uniquement celui de l’intérêt général, ce qui empêche les plaideurs de se prévaloir de l’inobservation d’obligations résultant de ces textes pour réclamer des dommages et intérêts à la banque. Les deux arrêts reprennent une position de la Cour de cassation constante depuis 2004. Cette jurisprudence, force est de le constater, limite donc les possibilités d’actions contre la banque pour les opérations réalisées par son client ayant porté préjudice à un tiers.

Par Jordi Mvitu-Muaka

 

Preuve de la disproportion du cautionnement : le décalage temporel entre l’établissement de la fiche de renseignements et la conclusion du contrat de sûreté versus la mauvaise foi de la caution

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 30 juin 2022, n° 19/04320 N° Lexbase : A4974794

Il n’est plus à démontrer que le législateur français porte un soin particulier au sort des cautions, et particulièrement lorsqu’il s’agit de personnes physiques. Parmi l’attirail des moyens de défense dont celles-ci disposent, figure l’exigence pour le créancier professionnel de ne pas leur faire souscrire d’engagement de caution dont le montant était, lors de sa souscription, manifestement disproportionné à leurs revenus et patrimoines. Les règles gouvernant la preuve de cette disproportion sont essentielles, mais parfois délicates à appréhender, comme l’illustre l’arrêt rendu, le 30 juin 2022, par la cour d’appel de Lyon.

En l’espèce, une caution personne physique s’était engagée au profit d’une banque afin de garantir une partie d’un prêt souscrit par une société. Pour ce faire, la caution a complété, le 10 septembre 2013, une fiche de renseignements, soit près de trois mois avant la conclusion du contrat de cautionnement. En septembre 2015, la société fut placée en liquidation judiciaire et la banque déclara sa créance au titre du prêt. Le créancier, après avoir tenté, sans succès, de poursuivre le débiteur principal, assigna la caution en paiement. Le tribunal de commerce de Lyon, par un jugement du 27 mai 2019, fit droit à la demande du créancier et condamna la caution à y procéder. Cette dernière interjeta appel le 20 juin 2019, en prétendant que son engagement était, lors de sa souscription, manifestement disproportionné à ses biens et revenus. La caution faisait valoir que sa situation patrimoniale avait évolué au cours des trois mois qui séparaient l’établissement de la fiche et la conclusion du contrat de sûreté. En effet, durant cette période, elle a vu ses revenus diminuer en raison du fait qu’elle ait quitté son emploi pour assurer la fonction de gérant de la société emprunteuse. Dès lors, elle entendait que ses revenus lors de la conclusion du cautionnement soient pris en considération pour l’appréciation de la disproportion de son engagement, et non ceux indiqués sur la fiche de renseignements. La cour d’appel ne fait pas droit à sa demande et confirme, sur ce point, le jugement rendu en première instance. Elle relève que la caution avait, onze jours après avoir complété la fiche, sollicité le bénéfice de l’aide au retour à l’emploi (ARE) auprès de Pôle emploi, ce dont il résultait qu’elle « n’a donc pas complété la fiche patrimoniale de manière sincère, de sorte que cette dernière, qui ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, ne saurait utilement reprocher à la banque de ne pas avoir procédé à une actualisation de sa situation patrimoniale ». La cour considère alors qu’il « doit donc être tenu compte de la situation patrimoniale de l’appelante telle que résultant de cette fiche de renseignement ».

Cet arrêt livre un enseignement intéressant concernant la preuve de la disproportion de l’engagement de la caution. En la matière, il revient naturellement à la caution, qui invoque ce moyen de défense, de démontrer que son engagement était disproportionné (v. par exemple Cass. com., 29 novembre 2017, n° 16-19.416, F-D N° Lexbase : A4705W4Z). Cependant, en pratique, bien que ce ne soit pas une obligation (v. Cass. com., 13 septembre 2017, n° 15-20.294, F-P+B+I N° Lexbase : A4157WRE), le créancier professionnel diligent sollicitera de la caution qu’elle remplisse une fiche de renseignements concernant sa situation patrimoniale. Celle-ci permettra non seulement d’apprécier la solvabilité de la caution – et donc la valeur de la sûreté proposée –, mais aussi de mesurer le caractère proportionné de son engagement. Mais ce ne sont pas les seules vertus de l’établissement d’une telle fiche pour le créancier, la jurisprudence considère, en effet, que la caution est tenue par les informations qu’elle y a indiquées. Elle ne peut ensuite démontrer que son engagement était, en réalité, disproportionné en se prévalant d’éléments qui ne figuraient pas sur la fiche ou encore en prétendant qu’elle avait surévalué son patrimoine et ses revenus (v. en ce sens Cass. com., 12 juin 2019, n° 18-11.067, F-D N° Lexbase : A5886ZEQ). Le créancier pouvant alors s’en tenir aux déclarations de la caution, sauf anomalies apparentes (v. par exemple Cass. com., 24 janvier 2018, n° 16-15.118, F-D N° Lexbase : A8602XB9). Cette exception à la liberté de la preuve, dont jouit par principe la caution, met a priori le créancier à l’abri de toute remise en cause ultérieure du cautionnement sur ce fondement. Encore faut-il qu’il n’existe aucun décalage temporel entre l’établissement de la fiche de renseignements et la conclusion du contrat de cautionnement, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. En effet, la cour d’appel laisse entendre que la caution pouvait démontrer que sa situation patrimoniale avait évolué entre les deux dates. Il semble alors que, malgré l’établissement d’une fiche de renseignements, la caution n’est pas nécessairement tenue par celle-ci, dès lors qu’elle n’a pas été établie concomitamment au contrat de cautionnement. Cette appréciation apparaît tout à fait fidèle à la lettre des anciens articles L. 332-1 N° Lexbase : L1162K78 et L. 343-4 N° Lexbase : L1103K7Y du Code de la consommation et à celle du nouvel article 2300 du Code civil N° Lexbase : L0174L8X. Sous réserve du retour à meilleure fortune de la caution, maintenu pour les cautionnements souscrits avant le 1er janvier 2022, ces dispositions prévoient que la disproportion de l’engagement est appréciée au jour de sa souscription et l’établissement d’une fiche de renseignements ne déroge pas à cette règle. Il s’agit simplement d’un outil permettant concrètement d’apprécier son caractère proportionné (rappr. Cass. com., 18 janvier 2017, n° 15-12.723, F-P+B N° Lexbase : A7045S9S), lequel doit être vérifié lors de la conclusion du contrat de sûreté. Ainsi, la caution est liée par ses déclarations uniquement dans la mesure où celles-ci sont concomitantes à son engagement. À défaut, elle demeure libre de démontrer que sa situation patrimoniale a évolué entre ces deux dates (v. en ce sens Cass. com., 3 octobre 2018, n° 17-20.271, F-D N° Lexbase : A5409YE3).

Les conseillers lyonnais subordonnent néanmoins la possibilité pour la caution de démontrer l’évolution de sa situation à ce qu’elle ait fait preuve de bonne foi dans les informations fournies au créancier. En effet, comme l’arrêt le rapporte, la caution avait déclaré les revenus issus de son emploi, alors qu’elle savait pertinemment que, dans les jours qui suivaient, elle allait le « quitter » pour assurer ensuite les fonctions de dirigeant de la société emprunteuse. En atteste la demande de la caution adressée à Pôle emploi afin d’obtenir le bénéfice de l’ARE, formulée onze jours après avoir rempli la fiche de renseignements. L’invocation, en l’espèce, de l’adage nemo auditur propriam turpitudinem allegans illustre l’exigence de loyauté et de bonne foi qui irrigue toute la matière contractuelle (C. civ., art. 1104 N° Lexbase : L0821KZG). Le contrat de cautionnement n’y échappe pas, et ce même lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’engagement souscrit, laquelle se veut, pourtant, uniquement arithmétique et donc objective (v. en ce sens D. Houtcieff, note sous Cass. com., 8 janvier 2020, Rev. sociétés, 2020, p. 293, spéc. n° 5). La mauvaise foi dont la caution a fait preuve dans ses déclarations est sanctionnée, ici, non pas par l’impossibilité d’invoquer ce moyen de défense comme l’ont suggéré plusieurs auteurs (v. en ce sens M. Bourassin, « Quelle réforme pour la formation du cautionnement ? », in Quelle réforme pour le droit des sûretés ?, dir. Y. Blandin et V. Mazeaud, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2019, n° 17 et 23 ; D. Houtcieff, note préc., n° 9), mais par le refus que celle-ci procède à une réévaluation de sa situation. Ainsi, quoique par un moyen détourné, la caution n’a pu échapper à son engagement, les biens et revenus déclarés dans la fiche de renseignements ne laissant pas apparaître de disproportion manifeste au montant du cautionnement souscrit.

Si, depuis l’ordonnance du 15 septembre 2021, le cautionnement disproportionné est moins sévèrement sanctionné pour le créancier – celui-ci subissant dorénavant une simple réduction de son montant et non plus une déchéance totale de son droit à l’égard de la caution –, les créanciers professionnels qui ont eu la prudence de faire établir une fiche de renseignements devront être particulièrement vigilants lorsque cette dernière n’est pas concomitante à la conclusion du contrat de sûreté. Dans cette situation, il ne peut que leur être conseillé d’exiger de la caution qu’elle certifie, à nouveau, l’actualité des informations délivrées antérieurement.

Par Julien Muller

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Affaires

[Chronique] Droit des affaires (mars – avril 2021)

Lecture: 21 min

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par Cécile Granier - Maître de conférences et Jordi Mvitu Muaka - Doctorant, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

Actualité des baux commerciaux 

Mots-clés : baux commerciaux, conditions d’application, loyers, fermeture administrative, Covid-19

♦ CA Lyon, ch. 10, cab 10 H, 1er avril 2021, RG n° 18/07781 N° Lexbase : A09004NN 

♦ CA Lyon, 8e ch., 31 mars 2021, RG n° 20/05237 N° Lexbase : A98784MS 

Comme souvent en droit des affaires, le bail commercial occupe une bonne place au sein de l’actualité contentieuse de la cour d’appel de Lyon. Deux décisions retiendront spécifiquement notre attention dans la présente chronique. L’une se rapporte aux conditions d’application du statut des baux commerciaux ; l’autre est relative à l’exécution du bail commercial et apporte une réponse à la brûlante question du paiement des loyers commerciaux pendant les périodes de fermeture administrative consécutives à la crise sanitaire. 

Une décision datée du 1er avril 2021 est, en premier lieu, venue rappeler la nécessaire identité de la personne titulaire du bail et de celle détenant le fonds de commerce exploité dans les lieux loués pour pouvoir bénéficier du statut des baux commerciaux. La configuration d’espèce aboutissait en effet à une dissociation des qualités de titulaire du bail et de propriétaire du fonds de commerce. Une association avait conclu un bail avec un EPIC portant sur un immeuble afin que soit notamment installée dans les lieux loués une cafétéria. Dès l’origine, il avait été convenu avec le bailleur que ce fonds de commerce de restauration ne serait pas directement exploité par l’association, mais par une société commerciale – une EURL – détenue à 100 % par l’association et constituée spécifiquement à cette fin. Le bail prévoyait dès lors une autorisation de sous-location au profit de l’EURL, autorisation qui fut effectivement utilisée pour conclure un contrat de sous-location entre l’association preneuse et sa filiale à 100 %. À la suite de la mise en redressement du preneur et à la cession du bail à une autre association, le bailleur s’opposa à un renouvellement et fit parvenir au preneur, à l’échéance du contrat, un congé mettant fin au bail. L’association cessionnaire du bail refusa toutefois de quitter les lieux en se prévalant du statut des baux commerciaux et en arguant de la nullité du congé du fait du non-respect de la réglementation protectrice du statut des baux commerciaux.  

Dès lors, ce statut pouvait-il venir au secours du preneur alors que le titulaire du bail (l’association) n’était pas le propriétaire du fonds de commerce exploité dans les lieux (l’EURL) ?  

La réponse apportée par la cour d’appel de Lyon s’avère négative. Pour bénéficier du statut des baux commerciaux, les qualités de titulaire du bail et de propriétaire du fonds doivent être cumulées par une même personne. L’association ne pouvait ainsi se prévaloir du statut protecteur des baux commerciaux. Plusieurs arguments juridiques difficilement contestables plaidaient en ce sens. Tout d’abord, la lettre de l’article L. 145-1 du Code de commerce N° Lexbase : L2327IBS posant les conditions d’application du statut : sont concernés par la réglementation des baux commerciaux, « les baux des immeubles ou locaux dans lesquels un fonds est exploité que ce fonds appartienne, soit à un commerçant ou à un industriel immatriculé au registre du commerce et des sociétés, soit à un chef d’une entreprise immatriculée au répertoire des métiers […] ». Il découle de ce texte que le fonds doit être détenu par un commerçant immatriculé au RCS. Or en l’espèce, seule la société commerciale pouvait se prévaloir d’une telle immatriculation. Du fait de leur défaut de commercialité et d’immatriculation corrélative, les associations se voient traditionnellement refuser l’application du statut des baux commerciaux (voir Rép. min., n° 44492, JOAN, 25 mai 1992). Ajoutons également que la jurisprudence interprète les conditions issues de ce texte comme étant cumulatives : il faut un bail portant sur un immeuble et détenu par le propriétaire du fonds. Ainsi, le locataire-gérant qui n’est pas propriétaire, mais seulement exploitant du fonds ne peut se prévaloir du statut des baux commerciaux (C. com., art. L. 145-1, al. 2 N° Lexbase : L2327IBS ; Cass. com., 27 février 1973, n° 71-10.653, publié au bulletin N° Lexbase : A6836AGB). C’est ensuite le principe de l’effet relatif des contrats qui vient au soutien d’une telle solution. L’EURL ne pouvait opposer au bailleur principal le statut des baux commerciaux puisqu’elle n’était pas partie à ce bail, mais était simplement titulaire d’un contrat de sous-location autorisé. Le principe de l’autonomie patrimoniale des personnes morales achève enfin de convaincre du bien-fondé de la décision. Bien que le propriétaire du fonds soit une filiale à 100 % de l’association, l’EURL et l’association constituent deux personnes distinctes, dotées de deux patrimoines distincts. La filiale ne peut donc se prévaloir de la titularité du bail conclu par l’association. C’est donc fort logiquement que la cour relève qu’il est indifférent que la société commerciale soit entièrement détenue par l’association.  

Dans la configuration d’espèce, comment la société exploitante aurait-elle pu bénéficier du statut des baux commerciaux ?  

Deux solutions semblent envisageables. La première consiste à prévoir une application conventionnelle du statut. Le bailleur peut, en effet, décider de se soumettre volontairement au statut des baux commerciaux dès lors que sa volonté est non équivoque (Cass. civ. 3, 30 mars 2017, n° 16-11.970, F-D N° Lexbase : A0818UTH). En l’espèce, tant l’intitulé du bail (« Contrat de bail soumis aux dispositions du Code civil ») que ses dispositions exprimaient de façon claire la volonté du bailleur de conclure un bail non soumis au statut des baux commerciaux. La seconde solution aurait consisté à conférer la titularité du bail à la société commerciale et non à l’association. C’est d’ailleurs la solution qui est suggérée par la réponse ministérielle précitée relative à la situation des associations. Après leur avoir dénié un droit au statut des baux commerciaux, cette réponse évoque une solution « […] il reste loisible aux associations qui souhaitent développer une activité commerciale dans les meilleures conditions de constituer à cet effet une société qui bénéficiera de tous les droits attachés à ce statut » (Rép. min., n° 44492, préc). Certes, mais encore faut-il conférer directement à la société constituée la titularité du bail ! 

Dans une décision rendue la veille (CA Lyon, 8e ch., 31 mars 2021, n° 20/05237 N° Lexbase : A98784MS), c’est, en second lieu, à une question de forte actualité que fut confrontée la cour d’appel de Lyon : un fondement juridique légitime-t-il le refus d’un preneur de payer les loyers commerciaux correspondant aux périodes de fermeture administrative imposées pendant la crise sanitaire ?  

Dans une affaire où le preneur faisait feu de tout bois en évoquant une multitude d’arguments pour se soustraire au paiement des loyers correspondant à la période du premier confinement, la cour produit un arrêt pédagogique, à la motivation claire, par lequel elle semble fermer la porte à une suspension du paiement des loyers commerciaux en cas de fermeture administrative d’un commerce. Tant l’absence d’ambiguïté de la décision que sa motivation laissent transparaître une volonté de tarir, ou plutôt, de maîtriser un contentieux aux potentialités exponentielles. En l’espèce, le preneur d’un bail commercial plusieurs fois renouvelé avait, en mars 2020, cessé de payer son loyer, après avoir fait part à son bailleur de la nécessité de suspendre leur paiement pendant la période de fermeture administrative. Ne l’entendant pas de la sorte, le bailleur assigne en juin 2020 devant le juge des référés du tribunal judiciaire la société preneuse en paiement des loyers. C’est dans le cadre d’un appel formé contre la décision du juge des référés ayant fait droit à la demande de paiement que la cour rejette, un à un, les arguments développés par l’appelant.  

Sans surprise, c’est au premier chef la force majeure – cause d’exonération de la responsabilité contractuelle en cas d’inexécution d’une obligation – qu’invoque le preneur pour justifier le non-paiement des loyers. L’épidémie de Covid-19 est présentée par ce dernier comme un événement en présentant les caractéristiques : imprévisibilité, irrésistibilité et extériorité. La cour d’appel de Lyon ne souscrit toutefois pas à cette analyse. Affirmant le caractère imprévisible de l’épidémie, elle refuse néanmoins de retenir son irrésistibilité au regard de la nature de l’obligation du preneur. L’obligation concernée est en effet « de nature pécuniaire » dès lors « elle est toujours susceptible, par sa nature d’être exécutée, de simples difficultés d’exécution provisoire, dues en l’occurrence non à l’épidémie elle-même, mais aux mesures administratives prises pour la contenir, n’étant pas de nature à caractériser une irrésistibilité ». La cour d’appel de Lyon rejoint ainsi une position retenue par certains juges des référés ainsi que par la cour d’appel de Grenoble et qui exclut la possibilité d’invoquer la force majeure pour les obligations tenant au paiement d’une somme d’argent (CA Grenoble, ch. com., 5 novembre 2020, n° 16/0453 N° Lexbase : A643333N, Dalloz actualité, 4 décembre 2020, obs. M. Pagès et S. Torrent ; pour une synthèse de la jurisprudence sur cette question, voir R. Boffa, M. Mekki, « Chronique de droit des contrats », D. 2021, p. 310). Notons que l’emploi de l’adverbe « toujours » et la référence à la nature de l’obligation semblent condamner toute exception à cette exclusion de la force majeure. Reste maintenant à savoir si la position de la Cour de cassation sera aussi tranchée et sévère pour les preneurs. 

Est ensuite évoqué l’article 1722 du Code civil N° Lexbase : L1844ABW relatif à l’exécution du bail. Il prévoit que si pendant l’exécution de ce contrat, la chose louée est détruite totalement, le bail est résilié de plein droit et que, si elle l’est partiellement, le bailleur peut demander ou une diminution du prix ou la résiliation du bail. À nouveau, l’argument est rejeté par la cour, qui au terme d’une interprétation à la fois littérale et téléologique du texte, retient que l’impossibilité d’exécution ne peut être assimilée à une destruction (voir dans le même sens, mais au fond, CA Versailles, 12e ch., 6 mai 2021, n° 19/08848 N° Lexbase : A95754WK, Dalloz actualité, 25 mai 2021, obs. P. Jacquot). 

La bonne foi est également appelée en renfort du preneur. Pouvait-elle justifier une suspension, un report ou même une inefficacité de l’obligation de payer ? Pour la cour d’appel de Lyon, cela ne saurait être le cas. Outre l’absence d’éléments étayant la mauvaise foi du bailleur, le fait de demander le paiement d’un loyer sur le fondement du contrat de bail ne saurait être qualifié de comportement de mauvaise foi. Si l’exigence de bonne foi s’impose assurément au stade de l’exécution contractuelle, elle ne peut toutefois priver d’effet les obligations découlant d’un contrat. La solution retenue s’inscrit ainsi dans une jurisprudence traditionnelle selon laquelle l’exigence de bonne foi « n’autorise pas le juge à porter atteinte à la substance même des droits et obligations légalement convenus entre les parties » (Cass. com, 10 juillet 2007, n° 06-14.768, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A2234DXZ). Le contexte spécifique de crise sanitaire ne commande donc pas, pour la cour d’appel de Lyon, un assouplissement de cette limite classique. 

Sont enfin écartées l’absence de cause et l’exception d’inexécution au motif commun que le bailleur est bien, et depuis de nombreuses années, en possession des locaux loués dans lesquels un fonds de restauration est effectivement exploité. La fermeture administrative ne peut dès lors conduire à retenir une absence de cause ou un manquement grave à l’obligation de délivrance du bailleur justifiant la mise en œuvre de l’exception d’inexécution. Remarquons que la cour d’appel insiste sur le fait que l’impossibilité temporaire d’exploiter à laquelle est soumise le preneur n’est pas du fait du bailleur. Pourtant, l’origine de l’inexécution est traditionnellement indifférente au sein de la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l’exception d’inexécution, qui peut être invoquée tant en cas d’inexécution volontaire qu’en cas d’une inexécution résultant d’un événement de force majeure (Cass. civ. 24 février 1981, n° 79-12.710, publié au bulletin N° Lexbase : A5243DNI, Bull. civ. I, n° 65, p. 53). Concluant son raisonnement, la cour d’appel de Lyon estime in fine que la demande de paiement du bailleur ne génère aucune contestation sérieuse et ordonne le paiement des loyers. Avec cette décision, les preneurs qui auraient reporté le paiement des loyers correspondant aux périodes de fermeture administrative sont donc prévenus ! 

 

Par Cécile Granier

 

Responsabilité dans l’exécution du devoir de conseil du notaire et de l’expert-comptable rédacteur d’acte 

Mots-clés : devoir de conseil, responsabilité délictuelle, notaire, expert-comptable

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 16 mars 2021, n° 19/04346 N° Lexbase : A12924LG 

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 6 avril 2021, n° 19/03635 N° Lexbase : A57874NN 

S’il est habituel de trouver un devoir de conseil à chaque fois qu’un tiers professionnel intervient dans la réalisation d’une opération pour le compte d’autrui, il n’est pas toujours aisé d’en déterminer l’objet ni de connaître le préjudice qui découle de sa violation. Par deux arrêts récents, la cour d’appel de Lyon apporte à ces interrogations d’utiles précisions s’agissant particulièrement du notaire et de l’expert-comptable rédacteur d’acte.  

Les faits concernaient dans le premier arrêt la réitération en la forme authentique de l’acte de vente d’un immeuble acquis par deux époux. Cet immeuble était loué à un tiers en vertu d’un bail commercial conclu pour une durée de neuf ans, lequel contenait une clause de renonciation à l’indemnité d’éviction du preneur afin de faciliter la reprise de l’immeuble par les époux propriétaires à une date future. De plus, la mise en location de l’immeuble acquis devait permettre aux époux de bénéficier d’une exonération de TVA sur son prix de vente. Cependant, en dépit de la résiliation du bail commercial, les époux durent verser au preneur une indemnité d’éviction du fait de la nullité de la clause de renonciation stipulée dans le bail commercial, et perdirent du reste le bénéfice du régime d’exonération à la TVA sur les ventes d’immeubles. 

Alléguant un manquement au devoir de conseil du notaire, les époux assignèrent celui-ci en responsabilité délictuelle. Il était reproché à l’officier public un défaut d’information sur la validité de la clause de renonciation à l’indemnité d’éviction conformément à l’article L. 145-15 du Code de commerce N° Lexbase : L5032I3R. Les époux reprochaient également au notaire un défaut de mise en garde sur les conséquences fiscales d’une résiliation anticipée du bail commercial qu’ils projetaient de réaliser en amont de la vente et dont le notaire était informé. 

Le second arrêt évoque, pour sa part, la responsabilité de l’expert-comptable rédacteur d’acte. En l’espèce, l’associé-gérant d’une société unipersonnelle avait cédé ses parts à son père tout en maintenant son engagement de caution d’un prêt souscrit quelque temps avant la cession, également garanti par une inscription de nantissement sur le fonds de commerce. La rédaction de l’acte de cession ainsi que toutes les modifications statutaires et les formalités de publicité ont été réalisées par l’expert-comptable. Ce dernier éditait également les comptes d’une autre société dans laquelle l’associé cédant détenait des parts sociales. Plus tard, un avenant au contrat de prêt sera signé par les parties prévoyant à la fois l’annulation de la couverture assurance du cédant et son remplacement par la couverture assurance de l’acquéreur et surtout, le maintien de la caution personnelle et solidaire de l’associé cédant. À cette occasion donc, le cédant a réitéré seul son engagement de caution au profit du créancier. 

L’associé cédant est par la suite appelé en garantie en raison des impayés de la société débitrice. Une fois son engagement de caution exécuté, ce dernier tenta d’engager la responsabilité civile de l’expert-comptable rédacteur de l’acte de cession pour manquement à son devoir de conseil. Il lui reproche un défaut d’information sur les risques pour lui de rester caution du remboursement du prêt auquel il était devenu totalement étranger après la cession de toutes ses parts sociales et de sa démission du mandat de gérant. L’expert-comptable ne pouvait, en effet, ignorer les conditions d’attribution d’un prêt à une société unipersonnelle, ce qui doit nécessairement conduire à envisager la question de la caution de l’associé unique. Pourtant, non seulement la souscription du prêt était antérieure à la cession, mais le cédant caution avait délibérément consenti au maintien du cautionnement. Toujours est-il que ce dernier considère imputable au rédacteur d’un acte de cession de parts sociales l’obligation de s’interroger sur l’existence d’un engagement personnel du dirigeant. Et à ce titre, l’avenant signé ne l’exonère pas de sa responsabilité, car l’engagement de caution préexistait. 

Les deux contentieux se rapportaient donc au contenu du devoir de conseil, d’abord du notaire informé du projet de ses clients, et ensuite de l’expert-comptable chargé de la rédaction d’un acte de cession des parts sociales de l’associé cédant qui s’était porté caution d’une dette de la société. 

Dans les arrêts analysés, la cour d’appel de Lyon reconnaît une faute imputable aux deux professionnels. S’agissant du notaire, l’exercice de sa mission implique d’accorder une « attention de manière complète et circonstanciée sur la portée, les effets, sur les risques des actes auxquels ils sont requis de donner la forme authentique ainsi que sur leurs incidences fiscales ». Il ne se limite pas uniquement à la validité et à l’efficacité du seul acte qu’il authentifie, mais s’étend à toutes les conséquences fiscales et financières de l’opération envisagée par le client. Sur ce point, l’arrêt analysé rejoint la position de la Cour de cassation qui impose la même attention à l’efficacité concrète de l’opération envisagée par les parties. Il est requis en revanche que les intentions des parties soient connues du notaire (Cass. civ. 1, 15 juin 2016, n° 15-14.192, F-D N° Lexbase : A5574RTM), ce qui était le cas en l’espèce, car l’arrêt souligne que le notaire « avait connaissance de la volonté des acquéreurs de mettre fin au bail commercial afin de reprendre leur liberté ». Par ailleurs, cet arrêt se rattache à la jurisprudence de la Cour de cassation quant aux incidences fiscales de l’acte authentifié, d’après laquelle il incombe au notaire non seulement de proposer la solution fiscale la plus avantageuse, mais également de souligner les incertitudes du choix des parties (Cass. civ. 1, 8 janvier 2020, n° 18-23.424, F-D N° Lexbase : A47103AP). Sur ce point également, la portée du conseil est tributaire des informations communiquées au notaire par les parties sur les objectifs de l’opération envisagée. En l’occurrence dans ce litige le notaire devait « compte tenu de leurs projets, les informer de façon claire et intelligible du fait que l’exonération totale de TVA était subordonnée à la location du bien pendant 20 ans et sur le montant de l’imposition applicable s’il était mis fin de façon anticipée au bail ». 

S’agissant ensuite de l’expert-comptable, les juges d’appel considèrent qu’en plus « de s’assurer de la validité et de l’efficacité des actes qu’il confectionne », il est également tenu « d’informer et d’éclairer les parties sur les effets et la portée de l’opération projetée ». Cette obligation implique d’informer le cédant de la persistance de son engagement de caution si ce dernier a conclu un acte de cautionnement. De surcroît, l’existence de cet engagement ne peut échapper à l’expert-comptable, car « il lui appartenait dans tous les cas de se renseigner sur l’ensemble des éléments essentiels pour lui permettre de remplir efficacement sa mission et notamment d’être en mesure d’éclairer utilement son client, au rang desquels figure nécessairement la question de l’existence ou pas de tels engagements ». La solution de cet arrêt ne le souligne pas, mais il est possible d’en déduire que l’avenant ne saurait l’exonérer de sa responsabilité. 

La seconde partie des arrêts analysés traite du préjudice réparable résultant des fautes professionnelles qualifiées. Le préjudice retenu dans ces deux litiges est la perte de chance qui, de manière générale, peut résulter du défaut d’information sur les risques et l’opportunité d’une opération envisagée par une partie. Aussi, les juges d’appel identifient non seulement « une perte de chance pour les époux acquéreurs de négocier le prix de vente ou de s’abstenir de contracter », mais également la perte de chance pour l’associé-cédant « d’obtenir la mainlevée de son engagement de caution ». 

Cependant, son évaluation n’est pas toujours aisée, car la perte de chance doit être « réelle », c’est-à-dire directe et certaine. Cela implique de vérifier que « mieux informé ou mieux conseillé, le créancier de l’obligation se serait trouvé dans une situation différente et plus avantageuse ». Ainsi, le préjudice subi par les époux acquéreurs est considéré comme certain car mieux informés, ces derniers n’auraient possiblement pas conclu le bail commercial sur l’immeuble acquis. Son montant est calculé sur l’indemnité d’éviction versée par les époux acquéreurs. Quant au préjudice de l’associé cédant, les juges d’appel considèrent que la réalité de la perte de chance de son engagement personnel n’est pas démontrée. Le cédant n’avait, en effet, pas réussi à négocier et obtenir la levée de son engagement de caution dans le cadre de l’avenant au contrat de prêt entre la société unipersonnelle et la banque créancière. Par un raisonnement a fortiori, les juges d’appel statuent que même mieux conseillé, celui-ci n’aurait pas pu obtenir la levée de son engagement personnel lors de la cession de ses parts sociales. Ainsi, l’associé-cédant ne peut pas se prévaloir d’un préjudice réparable. 

Par ces deux arrêts donc, la cour d’appel de Lyon rappelle que le devoir de conseil apparaît à chaque fois qu’un tiers professionnel, en l’occurrence un notaire, un expert-comptable, voire un agent immobilier (Cass. civ. 1, 14 novembre 2019, n° 18-21.971, F-P+B+I N° Lexbase : A2144ZY3), accompagne la réalisation d’une opération pour le compte d’autrui.

 

Par Jordi Mvitu Muaka

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Contrats spéciaux

[Chronique] Droit des contrats spéciaux civils

Lecture: 12 min

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par Rebecca Frering, Docteur en droit, Centre patrimoine et contrats, Équipe de recherche Louis Josserand, ATER à l’Université Jean Moulin Lyon 3

Le 21 Février 2023

L’information précontractuelle du consommateur devant la CA de Lyon

♦ CA Lyon, 6e ch., 10 février 2022, n° 20/02544 N° Lexbase : A88207MM

♦ CA Lyon, 6e ch., 16 juin 2022, n° 20/00692 N° Lexbase : A306178U

♦ CA Lyon, 6e ch., 10 mars 2022, n° 20/06796 N° Lexbase : A07937QG

♦ CA Lyon, 6e ch., 24 mars 2022, n° 20/07201 N° Lexbase : A74937RX

I. L’information précontractuelle du consommateur en matière de vente hors établissement

(CA Lyon, 6e ch., 10 février 2022, n° 20/02544 N° Lexbase : A88207MM ; CA Lyon, 6e ch., 16 juin 2022, n° 20/00692 N° Lexbase : A306178U)

Si l’on en croit la jurisprudence, la vente de panneaux photovoltaïques grâce au démarchage est un marché prospère. Les crises énergétique et écologique qui se profilent pourraient bien encourager ces ventes. Le contexte du démarchage – appelé vente hors établissement depuis une Directive communautaire (UE) n° 2011/83, du Parlement européen et du Conseil, du 25 ocotbre 2011, relative aux droits des consommateurs, modifiant la Directive (CEE) n° 93/13, du Conseil et la Directive (CE) n° 1999/44, du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la Directive (CEE) n° 85/577, du Conseil N° Lexbase : L2807IRE – incite le législateur à protéger le consommateur tant que faire se peut, au moyen d’un arsenal législatif important (sur l’évolution de la législation, v. G. Raymond, Contrats conclus hors établissements, JCl. Concurrence – Consommation, fasc. 903, n° 4 et 5). Le consentement du consommateur fait l’objet d’une attention particulière de sa part, qui se manifeste par un important formalisme ad validitatem. Le contrat conclu dans le cadre d’un démarchage doit effectivement porter l’inscription de nombreuses informations à peine de nullité. Cela résulte de la combinaison des articles L. 221-5 N° Lexbase : L1253MAN, L. 221-9 N° Lexbase : L1255MAQ et L. 242-1 N° Lexbase : L1270MAB du Code de la consommation. La cour d’appel de Lyon a eu l’occasion de se prononcer sur cette obligation d’information précontractuelle dans le cadre de la vente hors établissement de panneaux photovoltaïques. Si les articles appliqués par la cour sont des versions antérieures des actuelles dispositions, le contenu de l’information exigée demeure identique : le contrat doit mentionner les caractéristiques du bien vendu.

Les deux contrats litigieux ne respectaient pas cette exigence, puisqu’ils ne mentionnaient pas la marque, la référence, les dimensions et poids des panneaux ni les caractéristiques de micro-onduleurs. Dans les deux cas d’espèce, le prix n’était pas non plus ventilé entre le coût des matériaux et celui de la main-d’œuvre. S’il ne s’agit pas d’une obligation, la cour retient tout de même cette circonstance comme un indice de la volonté du professionnel d’entretenir une certaine confusion auprès du consommateur. Elle rappelle effectivement dans ces deux hypothèses que le professionnel était en mesure de fournir un devis détaillé et que cette absence empêchait le consommateur de procéder à une comparaison avec les prestations proposées par la concurrence. De telles manœuvres pourraient être sanctionnées sur le terrain du dol (v. Cass. civ. 1, 20 janvier 2021, n° 19-14.425, F-D N° Lexbase : A25184EY). Mais là n’était pas l’objet de la demande : les parties sollicitaient l’annulation du contrat au titre du manquement à l’obligation précontractuelle d’information en raison des irrégularités du bon mentionnées. Sans grande surprise, la cour a prononcé cette nullité dans les deux espèces.

Ces irrégularités, susceptibles d’entraîner la nullité du contrat, soulevaient néanmoins deux questions.

Éventuelle confirmation du consommateur qui exécute le contrat. D’abord, dans chacune des espèces, les parties avaient poursuivi l’exécution du contrat de sorte que l’on pouvait se demander s’il n’y avait pas là une confirmation de la nullité de leur part. C’est précisément ce que soulevaient les parties adverses. Un tel acte suppose néanmoins la connaissance du vice affectant le contrat. Or la Cour de cassation a une jurisprudence particulièrement stricte sur ce point, puisqu’elle considère que la seule reproduction des dispositions du Code de la consommation dans les conditions générales de vente acceptées par le consommateur suffit à caractériser la connaissance du vice par le consommateur (Cass. civ. 1, 9 décembre 2020, n° 18-25.686, FS-P N° Lexbase : A585839T ; Cass. civ. 1, 31 août 2022, n° 21-10.741, F-D N° Lexbase : A92928GA ; v. cependant Cass. civ. 1, 14 février 2018, n° 16-25.744, F-D N° Lexbase : A7576XDX considérant que la seule mention du fait que le consommateur a pris connaissance de ces dispositions est insuffisante). De même, elle estime que la mention sur la facture, émise a posteriori de la signature du contrat, des précisions manquantes sur ledit contrat permet de caractériser la connaissance du vice par le consommateur (Cass. civ. 1, 21 octobre 2020, n° 18-26.761, FS-P+B N° Lexbase : A85783YD). Dans les deux cas d’espèce dont la cour d’appel a eu à connaître, la teneur des conditions générales de vente n’est pas évoquée. L’on sait, en revanche, que les factures ne mentionnaient pas les caractéristiques manquantes. La cour d’appel se contente toutefois d’énoncer que le consommateur n’avait, dans chacun de ces cas, pas eu la possibilité de connaître le vice avant l’installation du matériel pour écarter la confirmation, ce qui peut étonner compte tenu de l’appréciation très stricte de la Cour de cassation.

Fautes de l’organisme de prêt accordant le crédit lié à la vente. Ensuite, dans chacun de ces cas d’espèce, la vente des panneaux photovoltaïques avait donné lieu à la souscription d’un contrat de crédit auprès d’un organisme de crédit et interrogeait alors la responsabilité de celui-ci à plusieurs égards. D’une part, l’organisme de crédit qui procède au déblocage des fonds sans s’assurer de la livraison complète commet une faute (v. par exemple Cass. civ. 1, 6 janvier 2021, n° 19-11.277, F-D N° Lexbase : A88734BA), pouvant engager sa responsabilité à condition d’établir l’existence d’un préjudice pour l’acquéreur (v. Cass. civ. 1, 8 septembre 2021, n° 19-22.789, F-D N° Lexbase : A257844A). Dans les deux arrêts, l’organisme de crédit avait débloqué les fonds tout en sachant pertinemment que la prestation n’avait pas été exécutée en sa totalité en l’absence de raccordement. Elle considère néanmoins à chaque fois que le consommateur n’a pas subi de préjudice, le raccordement ayant finalement été réalisé. D’autre part, l’organisme de crédit est tenu de vérifier la régularité formelle du contrat principal. Il commet ainsi une faute susceptible de le priver de sa créance de restitution lorsqu’il ne vérifie pas la présence des mentions imposées au titre de l’obligation précontractuelle d’information, susceptible d’engager sa responsabilité si les acquéreurs rapportent la preuve de l’existence d’un préjudice et d’un lien de causalité avec cette faute (Cass. civ. 1, 22 septembre 2021, n° 19-21.968, F-D N° Lexbase : A451547D). La cour d’appel retient l’existence de cette faute dans les deux cas d’espèce sans pour autant parvenir à la même solution. Dans l’un, elle considère que le consommateur ne subit pas de préjudice dès lors que le vendeur a dû procéder au remboursement du prix en application de l’exécution provisoire du premier jugement (CA Lyon, 6e ch., 10 février 2022, n° 20/02544 N° Lexbase : A88207MM). Dans l’autre arrêt, elle estime qu’un préjudice équivalent au montant du capital prêté et un lien de causalité sont caractérisés. La nullité du contrat principal a effectivement entraîné la restitution des biens par les acquéreurs sans que ceux-ci ne puissent se voir restituer le prix par la société venderesse dès lors que celle-ci a fait l’objet d’une liquidation judiciaire (CA Lyon, 6e ch., 16 juin 2022, n° 20/00692 N° Lexbase : A306178U).

II. La preuve de l’exécution de l’obligation précontractuelle d’information en matière de crédit à la consommation

(Lyon, 6e ch., 10 mars 2022, n° 20/06796 N° Lexbase : A07937QG ; CA Lyon, 6e ch., 24 mars 2022, n° 20/07201 N° Lexbase : A74937RX)

En matière de crédit à la consommation, l’obligation précontractuelle d’information pesant sur le professionnel concerne également le pouvoir de rétractation du consommateur, qu’il peut exercer dans un délai de quatorze jours. L’article L. 312-21 du Code de la consommation N° Lexbase : L1341K7S impose effectivement que l’offre de crédit soit accompagnée d’un bordereau de rétractation satisfaisant les exigences de l’article R. 312-9 du même code N° Lexbase : L1627K8R. L’article L. 341-4 du Code de la consommation N° Lexbase : L1602LRR sanctionne le non-respect de ce formalisme par la déchéance du droit aux intérêts. La Cour de cassation a fait évoluer sa jurisprudence sur cette question, sous l’influence des juges européens. Elle a pu, par le passé, considérer que la clause type, acceptée par le consommateur, selon laquelle il reconnaissait avoir reçu le bordereau permettait de présumer cette remise (Cass. civ. 1, 12 juillet 2012, n° 11-17.595, F-P+B+I N° Lexbase : A7511IQA ; Cass. civ. 1, 16 janvier 2013, n° 12-14.122, FS-P+B+I N° Lexbase : A4083I3M). La question de savoir si cela emportait également la présomption de la régularité du bordereau restait en revanche entière (sur ce point, v. S. Hazoug, Le contentieux en matière de bordereau de rétractation, LPA, 28 juillet 2017, p. 16 ; G. Raymond, CCC, 2013, comm. 92, obs. sous Cass. civ. 1, 16 janvier 2013, préc.). La Cour de justice de l’Union européenne a cependant donné une interprétation suivant laquelle une telle clause type ne doit pas emporter la présomption de l’exécution de l’obligation précontractuelle d’information relative au droit de rétractation et ne peut, au mieux, que constituer un indice de cette exécution devant être corroboré par d’autres éléments de preuve par le prêteur (CJUE, 18 décembre 2014, C-449/13, CA Consumer Finance N° Lexbase : A7873M7Q). La Cour de cassation a alors explicitement opéré un revirement de jurisprudence pour s’aligner sur la position des juges européens (Cass. civ. 1, 21 octobre 2020, n° 19-18.971, FS-P+B+I N° Lexbase : A31913YT).

Dans deux arrêts, la cour d’appel de Lyon est conduite à réformer des jugements de première instance dans lesquels elle considère que les juges se sont livrés à une interprétation extensive de cette jurisprudence. À l’origine de chacune de ces affaires, un couple de particuliers avait contracté un emprunt permettant le regroupement de crédits, et n’avait pas honoré ses échéances, conduisant le prêteur à notifier la déchéance du terme et à les assigner en paiement. Saisis respectivement de ces affaires, les juges des tribunaux de proximité de Nantua et de Belley ont condamné les emprunteurs au remboursement, mais déchu les prêteurs de leur droit aux intérêts. Dans les deux procédures, l’absence de remise du bordereau ou son irrégularité n’était pas soulevée par les emprunteurs, mais les juges relevaient d’office le moyen de la déchéance des intérêts, ainsi que le leur permettait l’article L. 141-4 du Code de la consommation N° Lexbase : L7865IZC, et considéraient que les prêteurs ne rapportaient pas la preuve de l’exécution de leur obligation. Or selon la cour d’appel de Lyon, si les juges ont effectivement la prérogative de soulever d’office ce moyen, rien ne leur permettait de caractériser l’absence de remise du bordereau ou son irrégularité, et de prononcer une telle sanction. Elle considère que la jurisprudence de la Cour de cassation a seulement pour effet de permettre au consommateur d’invoquer l’inexécution de l’obligation précontractuelle d’information malgré la présence d’une clause type, mais n’inverse pas la charge de la preuve en imposant au prêteur de rapporter la preuve de son exécution. Il en résulte qu’il appartient à l’emprunteur qui l’invoque de prouver en premier lieu l’absence de remise du bordereau, ou son irrégularité, en rapportant son exemplaire d’offre de crédit. C’est seulement une fois cette preuve rapportée que le prêteur doit prouver l’exécution de son obligation, la clause type n’étant qu’un indice devant être corroboré par d’autres éléments de preuve. Or dans chacun des jugements, en relevant d’office le moyen de la déchéance du droit aux intérêts et en la prononçant, les juges de première instance sont partis du postulat que les emprunteurs contestaient la remise du bordereau ou bien sa régularité, alors même que leur exemplaire d’offre de crédit ne figurait pas parmi les pièces produites et ne permettait pas de caractériser cette défaillance. En considérant qu’il appartenait au prêteur de prouver son exécution, ils ont, selon la cour d’appel, mal interprété la jurisprudence de la Cour de cassation. Les juges auraient dû a minima ordonner la production de cette pièce pour pouvoir se prononcer sur la bonne exécution par le prêteur de son obligation précontractuelle d’information. La cour d’appel de Lyon a ainsi réformé ces deux jugements sur ce point de la déchéance du droit aux intérêts.

Par Rebecca Frering

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Contrats spéciaux

[Chronique] Droit des contrats spéciaux civils (décembre 2020 – avril 2021)

Lecture: 19 min

N2368BZQ

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par Julia Pinier-Rafer et Chloé Leduque, Doctorantes, Équipe de rechercher Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

L’action en garantie des vices cachés en matière de vente de véhicule devant la cour d’appel de Lyon

Mots-clés : garantie des vices cachés, véhicule 

♦ CA Lyon, 6e ch., 8 avril 2021, n° 20/01598 N° Lexbase : A82234NU

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 16 mars 2021, n° 19/02620 N° Lexbase : A12344LB

♦ CA Lyon, 6e ch., 18 février 2021, n° 19/07991 N° Lexbase : A64534HH

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 2 février 2021, n° 19/07127 N° Lexbase : A33014EY

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 1 décembre 2020, n° 19/03727 N° Lexbase : A348338I

Un récent rapport de l’Insee sur le transport relevait dernièrement que durant l’année 2017, les ménages français ont consacré « 11 % de leur revenu disponible à la voiture » (T. Mainaud, Insee Première, n° 1855, avril 2021 [en ligne]). C’est ainsi qu’après le logement et l’alimentation, celle-ci constitue la part la plus importante des dépenses d’un ménage. Devenir propriétaire d’un véhicule n’est donc pas, en soi, un acte anodin. Qu’il soit neuf ou d’occasion, cet achat conséquent est régulièrement à l’origine de contentieux, principalement parce que les biens achetés ne sont pas toujours conformes aux stipulations contractuelles, qu’il s’agisse d’un simple défaut de conformité ou d’un véritable vice caché.

Pour pallier ces situations, l’acquéreur d’un véhicule peut faire appel à diverses actions juridiques, et notamment recourir à celle prévue par l’article 1641 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8 : la garantie des vices cachés. Le vendeur doit en effet garantir l’acquéreur contre les vices d’une chose qui pourraient la rendre impropre à l’usage auquel elle était destinée. Cette action permet donc à l’acquéreur dont le véhicule présente un vice indécelable au moment de la vente et le rendant totalement ou partiellement impropre à son usage normal – en l’occurrence la circulation – d’obtenir du vendeur, selon son souhait, la résolution du contrat (action rédhibitoire) ou la diminution du prix (action estimatoire).

Les magistrats, qu’il s’agisse des cours d’appel ou de la Cour de cassation, sont régulièrement appelés à se prononcer sur des questions touchant aux contentieux en matière de garantie des vices cachés. Rien d’étonnant alors à ce que la cour d’appel de Lyon, sur la période allant du mois de décembre 2020 au mois de mai 2021, ait pu juger non moins de cinq affaires y afférant. La lecture de ces décisions permet de retracer la mise en œuvre des conditions et effets de la garantie légale pour constater que les juges lyonnais règlent très strictement cet abondant contentieux.

I. Les conditions de mise en œuvre de la garantie des vices cachés

Pour invoquer la garantie des vices cachés, il est nécessaire que l’acquéreur démontre l’existence d’un vice inhérent à la chose qu’il vient d’acheter. En application de l’article 1641 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8, le vice doit alors présenter une gravité suffisante en rendant le bien impropre à son usage normal. Il doit, en outre, être nécessairement antérieur à la vente et ne pas être apparent.

Un vice non apparent. S’agissant, tout d’abord, de la condition tenant au caractère caché du vice, celui-ci doit donc être invisible et ignoré de l’acheteur. C’est le cas notamment « lorsqu’il ne se révèle pas à l’occasion de vérifications immédiates et d’investigations normales » (JurisClasseur Civil Code > articles 1641 à 1649, fasc. 30 : vente – Garantie légale contrats les vices cachés – Objet de la garantie : le vice caché, J. Huet). Les magistrats font alors preuve de bienveillance à l’égard de l’acquéreur profane, puisqu’il est généralement admis que le vice a effectivement un caractère non apparent lorsque le seul moyen de le découvrir est d’avoir recours à une expertise (v. not. en matière de véhicule automobile, CA Versailles, 25 mars 1988, D. 1988, IR 136 : est caché, le défaut du véhicule qui ne pouvait être décelé qu’après des essais sur des terrains variés, avec un moteur froid, et dont la découverte nécessitait des connaissances techniques supérieures à celle d’un automobiliste lambda ; de manière générale, v. Cass. civ. 3, 14 mars 2012, n° 11-10.861, FS-P+B N° Lexbase : A8791IEC, RDC 2013, p. 161, obs. Ph. Brun). C’est ainsi que la cour d’appel de Lyon suit une jurisprudence constante en la matière pour la vente de véhicule. Elle a pu considérer, en ce sens, que la corrosion importante d’une camionnette d’occasion décelée postérieurement à la vente par le biais d’un contrôle technique était un vice caché rendant le véhicule impropre à son usage normal. Dans cette affaire, les magistrats du second degré estimèrent que l’acheteur, au moment de la vente, ne pouvait déceler les vices affectant le véhicule par un examen à l’œil nu, ceux-ci n’ayant pu être révélés qu’après avoir placé le véhicule sur un pont élévateur et avoir réalisé un contrôle technique poussé. Ce n’est donc que postérieurement à la vente que les défauts affectant le bien – une corrosion perforant le châssis – pouvaient être décelés, obligeant alors la cour d’appel à constater leur caractère non apparent. Partant, la juridiction lyonnaise a pu alors prononcer la résolution de la vente sur le fondement de la garantie des vices cachés, tout en accompagnant cette sanction de l’engagement de la responsabilité du vendeur professionnel (CA Lyon, 6e ch., 18 février 2021, n° 19/07991 N° Lexbase : A64534HH).

Un vice antérieur à la vente et d’une gravité suffisante. Le caractère non apparent du vice ne suffit pas à prononcer la résolution de la vente sur le fondement de l’article 1641 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8. Il est nécessaire, en outre, que celui-ci soit antérieur à la vente, bien que la lettre des textes ne fasse pas expressément mention de cette exigence. Ces conditions sont cumulatives. Cependant, la preuve de l’antériorité n’est pas aisée à rapporter et il est nécessaire de préciser qu’elle pèse toujours sur l’acquéreur. Il ne s’agit là que des conséquences logiques de la règle selon laquelle la charge de la preuve pèse sur celui qui réclame l’exécution d’une obligation (C. civ., art. 1353 N° Lexbase : L1013KZK), ce dernier devant donc démontrer que les conditions d’application sont réunies (L. Leveneur, obs. sous Cass. civ. 1, 20 mai 2010, n° 08-21.576, F-D N° Lexbase : A3750EX8, Contrats conc. cons. 2010, comm. 199). La cour d’appel de Lyon a d’ailleurs eu l’occasion de rappeler, par un arrêt en date du 2 février 2021, les exigences légales en la matière. En l’espèce, entre la conclusion de la vente d’une voiture et la date du contrôle technique qui n’a constaté aucun défaut majeur le rendant impropre à la circulation, l’acquéreur du véhicule parcourut 524 kilomètres. Lors du premier trajet effectué avec ledit véhicule, celui-ci constata certains défauts, notamment sur les feux de croisement et de position, la fixation des roues et l’inclinaison du volant. Il demanda en appel la résolution de la vente sur le fondement de la garantie des vices cachés. La cour en refusa toutefois l’application de manière lapidaire. Elle estima, notamment, que le caractère antérieur du vice n’était pas démontré, puisque l’acquéreur avait parcouru une longue distance entre la conclusion du contrat et la constatation des désordres par le contrôle technique, et qu’il ne produisait pas d’élément de preuve suffisant pour établir l’antériorité du vice.

De plus, s’il est classiquement admis que le vice doit présenter une gravité suffisante de sorte qu’il rende la chose impropre à l’usage auquel elle est destinée (v. not. CA Nîmes, 18 décembre 1980, D. 1983, p. 29, note Ch. Larroumet pour des défauts d’agrément ne constituant pas un vice caché ; à l’inverse, Cass. civ. 1, 7 mars 2000, n° 97-17.511, publié au bulletin N° Lexbase : A4429CG7), cette gravité fait l’objet d’une appréciation différente en fonction des particularités d’espèce. Plus précisément, il faut remarquer qu’en matière de vente de biens d’occasion, les magistrats font preuve d’une plus grande sévérité en exigeant que les éléments relevés fassent état de « défauts d’une particulière gravité ». En la matière, l’acquéreur ne peut légitimement s’attendre à recevoir un bien d’une qualité équivalente à celle d’un bien neuf. S’il doit faire preuve d’une vigilance toute particulière (Cass. civ. 1, 10 mars 1993, n° 91-12.319, publié au bulletin N° Lexbase : A5735AHU, RTDCom. 1994. 98, obs. B. Bouloc), il ne peut, quoi qu’il en soit, espérer recourir aux sanctions de l’article 1641 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8 dans les mêmes conditions lorsqu’il achète un bien neuf ou un bien d’occasion. C’est ce que prend soin de rappeler la cour d’appel dans l’arrêt sous examen. En l’espèce, le vice caché n’est pas avéré suivant les constatations du contrôle technique, car « en matière de véhicule d’occasion, la garantie des vices cachés ne peut s’appliquer qu’à des défauts d’une particulière gravité échappant à l’examen attentif au moment de l’achat et rendant le véhicule impropre à l’usage auquel il était normalement destiné en tant que machine d’occasion, de tels véhicules présentant nécessairement un état d’usure ». La solution n’est pas nouvelle, la cour d’appel de Paris ayant eu l’occasion d’affirmer, dès 1963 que « l’acheteur doit s’attendre, en raison même de l’usure dont il est averti, à un fonctionnement d’une qualité inférieure à celui d’un véhicule neuf sortant de l’usine ; il faut admettre ainsi qu’en matière de vente d’automobiles d’occasion, la garantie prévue par l’article 1641 du Code civil ne peut s’appliquer qu’à des défauts d’une particulière gravité […] rendant le véhicule impropre à l’usage auquel il était normalement destiné en tant que machine d’occasion » (CA Paris, 6 novembre 1963, Gaz. Pal. 1964, p. 314 ; D. 1964, p. 253 ; RTDCiv. 1964, p. 573 et s., obs. G. Cornu.).

L’arrêt de la cour d’appel de Lyon présente donc le double avantage pour les juges lyonnais, de rappeler la stricte application des conditions cumulatives de l’article 1641 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8 (vice caché et antérieur à la vente) et les particularités d’appréciation de celles-ci en matière de vente de véhicules d’occasion (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 2 février 2021, n° 19/07127 N° Lexbase : A33014EY).

La charge de la preuve. Pour que la garantie des vices cachés trouve matière à s’appliquer, le vice ne doit pas simplement être caché et antérieur à la vente. Il doit, de plus, être prouvé par l’acquéreur (Cass. com., 12 octobre 2004, n° 03-12.632, FS-P+B N° Lexbase : A6135DDL). La cour d’appel a d’ailleurs eu l’occasion de rappeler cet impératif (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 16 mars 2021, n° 19/02620 N° Lexbase : A12344LB). Les juges lyonnais apportent un soin tout particulier à l’analyse de la preuve du vice caché par l’acquéreur en énonçant clairement qu’il « appartient à [celui-ci] de démontrer que sont réunies les diverses conditions de mise en œuvre [de l’article 1641 du Code civil], en ce qui concerne l’existence du vice, sa gravité, son caractère apparent et son antériorité par rapport à la vente ». Ils raisonnent alors sur la base d’une appréciation in concreto de chaque cas d’espèce, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière (v. en ce sens, Cass. com., 6 juillet 1999, n° 97-15.351, publié au bulletin N° Lexbase : A5196AWD, DMF 2000, p. 523, obs. Ph. Delebecque). Cette appréciation casuistique est d’autant plus frappante que dans l’arrêt du 18 février 2021, la cour d’appel accepte de caractériser l’existence d’un vice caché au regard d’une corrosion ayant endommagé le châssis, alors même qu’il a pu être jugé, par le passé, que l’état extrêmement dégradé d’un véhicule de quarante-cinq ans lié à une corrosion avancée, était un vice apparent dont l’acquéreur avait pu se convaincre lui-même (Cass. civ. 1, 1er juillet 2012, n° 10-27.250 N° Lexbase : A3544ICA, RD 2013, p. 161, obs. Ph. Brun). Enfin, les magistrats rappellent implicitement que le doute profite toujours au vendeur en refusant de faire jouer la garantie étudiée, « faute pour la société [se prévalant du vice caché], d’établir le caractère défectueux du châssis ».

La transmission de l’action dans le cadre d’une chaîne de contrats. L’arrêt du 16 mars 2021 est également l’occasion, pour la Cour, de rappeler que « dans le cadre d’une chaîne de contrats, l’action résultant d’un vice caché se transmet avec la chose de sorte qu’elle peut être exercée par le sous-acquéreur à la fois contre le vendeur intermédiaire et contre le vendeur originaire » (ibid.). En l’espèce, l’action qui fut rejetée faute de preuve, avait toutefois été déclarée recevable contre le vendeur en ce qu’elle avait été exercée par l’assureur de l’appelante contre le vendeur originaire. Or en la matière, il est établi de longue date que la garantie des vices cachés se transmet automatiquement avec le bien aux acquéreurs successifs (Cass. ass. plén., 7 février 1986, n° 83-14.631 et 84-15.189, publié au bulletin N° Lexbase : A2559AAZ, GAJC, t. 2, 13éd., 2015, n° 268). La cour d’appel de Lyon applique donc strictement la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de chaînes de contrats.

En somme, quant au contentieux relatif aux conditions de mise en œuvre de la garantie des vices cachés devant la cour d’appel de Lyon, les juges demeurent fidèles, au fil des décisions, aux conditions de l’article 1641 du Code civil. Il en va de même quant aux effets de l’action.

II. Les effets de la garantie des vices cachés

Les effets de l’action : restitution du prix et indemnisation de l’acquéreur – Les effets de la garantie des vices cachés sont doubles. Au terme de l’article 1644 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8, « l’acheteur a le choix de rendre la chose et de se faire restituer le prix [action rédhibitoire], ou de garder la chose et de se faire rendre une partie du prix [action estimatoire] ». Le Code laisse donc à l’acquéreur le droit d’opter en faveur d’une de ces deux actions et lui accorde, en outre, la possibilité de bénéficier d’une indemnisation au titre du préjudice subi (sur le caractère autonome de l’action indemnitaire, v. not. Cass. com., 1 décembre 1984, Bull. civ. III, n° 352 ; Cass. com., 19 juin 2012, n° 11-13.176, FS-P+B N° Lexbase : A5033IP4, RTD civ. 2012, p. 741, obs. P.-Y. Gautier). Ainsi, seul le vendeur de mauvaise foi engage sa responsabilité lorsqu’il avait connaissance des vices au moment de la vente (C. civ., art. 1645 N° Lexbase : L1748ABD). Au contraire, s’il ignorait leur existence, il sera seulement tenu de restituer le prix et les frais occasionnés par le contrat (C. civ., art. 1646 N° Lexbase : L1749ABE). Classiquement, la jurisprudence fait peser sur le vendeur professionnel une présomption de mauvaise foi (Cass. civ. 1, 19 janvier 1965, n° 61-10.952, publié au bulletin N° Lexbase : A8455AXG, D. 1965, p. 389 ; plus spécialement à propos d’un garagiste, v. Cass. civ. 1, 9 octobre 1979, n° 78-12.502, publié au bulletin N° Lexbase : A4538AZ4, Bull. civ. I, n° 241). À l’inverse, les choses se compliquent sensiblement lorsque le vendeur est profane, comme en témoigne un arrêt de la juridiction lyonnaise en date du 8 avril 2021. Dans les faits, à la suite d’une vente de véhicule d’occasion entre particuliers, l’acquéreur a assigné en justice le vendeur afin que soit prononcée la résolution de la vente et la condamnation de ce dernier au paiement de dommages et intérêts pour des dysfonctionnements rendant le véhicule impropre à son usage. Le vendeur, profane, a été condamné à la restitution du prix, mais sa responsabilité, en revanche, ne fut pas engagée faute d’avoir pu démontrer qu’il avait connaissance des vices affectant le véhicule. Les deux parties ont interjeté appel. Après une jonction des procédures, la cour d’appel de Lyon a finalement confirmé la résolution de la vente. Mais à la différence de la première instance, le vendeur fut également condamné à une indemnisation des frais d’assurance. Cette condamnation en appel s’explique par les preuves rapportées par l’acquéreur (fausses factures) – qui n’étaient pas établies devant les juges du premier degré – démontrant que le vendeur ne pouvait ignorer les défauts du véhicule au moment de la vente. Par cette décision, les juges lyonnais rappellent expressément qu’aucune présomption de connaissance du vice ne pèse sur le vendeur profane. C’est bel et bien à l’acquéreur de démontrer que le vendeur non professionnel ne pouvait ignorer les vices inhérents à la chose au moment de la conclusion du contrat (CA Lyon, 6e ch., 8 avril 2021, n° 20/01598 N° Lexbase : A82234NU).

Encore une fois, les juges lyonnais restent fidèles aux sanctions classiques attachées à la garantie. Sans surprise, le constat n’est pas différent quant aux délais de l’action.

Les délais de l’action : les délais biennal et quinquennal. Pour que la garantie s’applique, encore faut-il respecter les délais stricts imposés par celle-ci. Selon l’article 1648 alinéa 1er du Code civil N° Lexbase : L9212IDK, l’action rédhibitoire doit être intentée dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice. Cependant, celle-ci est également enfermée dans le délai de prescription quinquennale de droit commun imposé en matière d’actions personnelles ou mobilières (C. civ., art. 2224 N° Lexbase : L7184IAC). La Cour de cassation rappelle régulièrement ce principe (v. notamment Cass. civ. 1, 8 avril 2021, n° 20-13.493, F-P N° Lexbase : A12774PY). Ici encore, la cour d’appel de Lyon reste fidèle à la lettre du Code. En l’espèce, un couple a acheté une Chevrolet le 20 juillet 2010 à un concessionnaire de la marque, pour un prix de 24 900 euros. Les acquéreurs constatent des désordres affectant le véhicule en 2014. Mais ce n’est que le 21 juillet 2015 qu’ils assignent le concessionnaire et la société Chevrolet France en garantie des vices cachés, et ce afin d’obtenir une diminution du prix cinq ans après la conclusion de la vente. Le double délai encadrant la garantie conduit toutefois les magistrats à rejeter leur demande, en première instance comme en appel. Le couple disposait en effet de deux ans pour agir à compter de la découverte du vice en 2015. Théoriquement, l’action en garantie n’était pas prescrite selon l’article 1648 du Code civil, le vice ayant été découvert moins d’un an auparavant. C’était toutefois sans compter sur la mise en œuvre de l’article 1648, car sur le terrain du droit commun, l’action était prescrite depuis le 20 juillet 2015. C’est pourquoi, très logiquement, sans s’attarder sur la vérification de la réunion des conditions de mise en œuvre de la garantie, la cour d’appel a confirmé le jugement de première instance en déclarant simplement l’action irrecevable sans aucune autre forme de justification (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 1 décembre 2020, n° 19/03727 N° Lexbase : L9212IDK). L’on peut néanmoins regretter, sur ce point, le manque de motivation des juges lyonnais, qui, laissant le soin au concessionnaire et à la société Chevrolet de développer, dans leurs conclusions, l’analyse du délai de prescription de la garantie, ne rappellent pas le principe et se contentent de déclarer l’action irrecevable. Cette motivation succincte est malheureuse tant la question de la prescription en matière de vices cachés peut parfois susciter des difficultés. L’on pense notamment aux problématiques liées à la recevabilité des actions en matière de ventes successives de véhicules automobiles entachés d’un vice découvert tardivement par le dernier acquéreur (v. notamment en ce sens, Cass. civ. 1, 6 novembre 2019, n° 18-21.481, publié au bulletin N° Lexbase : A3969ZUK, obs. H. Gourdy, « La fonction du délai de prescription de droit commun en matière de garantie des vices cachés : une mise à l’épreuve », D. 2020, p. 919). Mais tel n’est déjà plus le débat…

Finalement, il ressort de cette analyse que l’action en garantie des vices cachés lors d’une vente de véhicule fait l’objet d’un lourd contentieux devant la cour d’appel de Lyon. En quelques mois, pas moins de cinq arrêts ont été rendus sur la question. Pourtant, la juridiction lyonnaise demeure très conservatrice et n’accorde que peu de place à l’originalité. Les règles relatives à la garantie sont strictement appliquées par les juges. Or le contentieux ne se tarit pas. Peut-être, au fond, acheteurs et vendeurs de véhicules mériteraient d’être davantage informés sur cette garantie pour diminuer les conflits… Un nouveau rôle pour les assureurs pourrait-il alors être en train de se dessiner ?

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation - La prise en charge des dommages liés à la crise sanitaire" : propos introductifs

Lecture: 4 min

N2365BZM

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par Olivier Gout - Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, codirecteur de l’Équipe Louis Josserand et Jonas Knetsch - Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Le 27 Juillet 2022

Parce que l’homme a la mémoire courte et qu’il avait oublié jusqu’à l’existence des épidémies et pandémies qui ont jalonné l’histoire de l’humanité (peste, grippe espagnole, virus H1N1), notre collectivité a été prise au dépourvu par la survenance du nouveau coronavirus « Covid-19 », qui s’est distingué par la vitesse de sa diffusion à travers la planète. 

Si la pandémie a constitué et constitue toujours un défi majeur pour les soins de santé, c’est aussi une redoutable épreuve pour l’économie ainsi que pour notre système de droit. Les règles de la vie en société ont été fortement bousculées par une série de mesures auxquelles personne n’échappe dans sa vie tant publique que privée ou professionnelle. 

Depuis le début de cette crise, les questions juridiques posées sont multiples, ne laissant de côté aucune branche du droit :  

  • en droit public, on s’interroge sur les pouvoirs de coercition dont disposent les pouvoirs publics afin d’assurer la mise en œuvre des mesures sanitaires qui ont été adoptées pour endiguer la pandémie. Ces mesures mettent à l’épreuve la conception que nous avions de nos libertés individuelles et de leur rapport avec l’ordre public. De même, la question se pose de la répartition des pouvoirs de lutte contre la crise entre les autorités centrales et les autorités locales, certaines municipalités s’étant distinguées par des règles particulièrement strictes, s’agissant du port du masque de protection ou de la restriction des activités sportives ou culturelles. Le débat porte encore sur l’encadrement normatif de la recherche et de la distribution d’un éventuel traitement ou vaccin contre ce nouveau virus ; 
  • en droit pénal, la question s’est posée de savoir s’il était pertinent de sanctionner les individus pour mieux protéger la collectivité et, le cas échéant, par quels moyens. Par ailleurs, les très nombreuses plaintes déposées par les particuliers conduisent à s’interroger sur la responsabilité pénale de nos élus, des responsables politiques ainsi que de ceux qui les conseillent dans la gestion de la crise ; 
  • enfin, en droit privé, il fallait régler le sort des contrats qui ne pouvaient plus être exécutés du fait de la crise sanitaire. Quid par ailleurs de la santé des travailleurs et des mesures qui doivent être prises par leurs employeurs ? Quelles doivent être les responsabilités des entreprises dans la gestion de la crise et comment concilier nos libertés individuelles et le rôle que les technologies peuvent jouer pour lutter contre la pandémie ? 

Ce ne sont bien sûr que des illustrations, mais elles montrent à quel point le chantier d’investigation est immense pour les juristes et la période de la crise sanitaire propice à la réflexion. Parmi les nombreuses questions qui ont préoccupé (et préoccupent encore) la recherche juridique, nous avons souhaité approfondir en particulier les aspects relatifs à la prise en charge des personnes qui ont été touchées, directement ou indirectement, par l’épidémie de Covid-19. Dès lors, pour contribuer à l’effort collectif de la recherche en droit et avec le soutien précieux de Taro Nakahara, professeur à l’Université de Tokyo, nous avons constitué un groupe de travail qui soit en mesure d’étudier ces questions, à la fois en droit français et dans une perspective de droit comparé.  

Composé d’une quinzaine d’universitaires français et japonais, ce groupe s’est appuyé sur une collaboration entre plusieurs centres de recherche : l’unité de recherche Louis Josserand de l’Université Jean Moulin Lyon 3, le laboratoire CERCRID (UMR 5137) de l’Université Jean Monnet Saint-Étienne et la Graduate School of Law and Politics de l’Université de Tokyo. Ont également contribué aux travaux des membres de l’unité de recherche de droit public de Lyon 3 ainsi que des universitaires d’autres établissements (Université de Bourgogne, University of Essex). 

Nous sommes heureux de pouvoir publier, dans ce numéro des Cahiers Louis Josserand, la version écrite des contributions à la première session de travail qui s’est tenue les 30 juin et 1er juillet 2021 à Lyon ainsi que par visioconférence. Celle-ci a eu pour but de dresser un état des lieux des différentes responsabilités envisageables dans le cadre de la crise sanitaire. Les contributeurs ont abordé des sujets aussi variés que la responsabilité de la puissance publique à raison de la gestion politique de la crise sanitaire, l’incidence de la pandémie sur l’exécution des contrats et la pertinence du régime de prise en charge des accidents du travail et des maladies professionnelles. Si, à l’évidence, toutes les questions n’ont pu être abordées, le panorama établi par ces études permet tout de même de mesurer l’ampleur des défis juridiques qui résultent de la crise sanitaire sur le seul terrain du droit de la responsabilité (au sens large) et auxquels seront confrontées les juridictions dans les années à venir. 

Prévue en novembre 2022 à Tokyo, la deuxième rencontre portera sur la réparation des dommages liés à la crise sanitaire. La publication des travaux est envisagée dans l’un des prochains numéros des Cahiers Louis Josserand.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la possibilité d’engager la responsabilité administrative pour les dommages causés par les mesures de lutte contre la Covid-19

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N2390BZK

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par Tomonari Tsuda - Professeur adjoint à l’Université d’Hokkaido

Le 28 Juillet 2022

Introduction

1. Dans le contexte de crise sanitaire de la Covid-19, est-il possible qu’une responsabilité, pour faute ou sans faute, des personnes publiques soit reconnue pour les dommages subis par les particuliers en raison des actions ou des omissions de l’administration (ou du législateur, selon le cas) ? En France, on cite divers exemples, comme les faits générateurs pour lesquels la responsabilité administrative peut être reconnue [1]. Au Japon toutefois, le débat s’est concentré sur la responsabilité administrative liée aux mesures restrictives pour certains établissements tels que les restaurants. La possibilité d’engager la responsabilité en raison d’autres faits générateurs a été peu discutée [2]. Cela peut s’expliquer par le fait que le nombre de cas d’infection et de personnes décédées au Japon est plus faible qu’en Europe et qu’aux États-Unis [3] et que la question de l’insuffisance de la politique d’indemnisation pour les établissements soumis à des mesures restrictives a fait l’objet d’un débat public considérable.

2. Il est important de noter que, contrairement à la France, où des mesures fortement restrictives, telles que la fermeture de plusieurs lieux ou le confinement de la population, assorties de sanctions, ont été prises, l’administration japonaise a eu recours à des mesures moins restrictives. Un exemple typique de ces mesures est la « demande d’abstention d’ouverture » pour les restaurants et certains autres établissements. Il s’agit d’une demande du gouverneur [4] des départements envers les établissements principalement considérés comme présentant un risque élevé d’infection, sous la forme « Veuillez fermer » ou « Veuillez réduire les heures d’ouverture ». Cette demande n’est pas un ordre qui oblige légalement le destinataire, mais une simple demande, de sorte que le destinataire a le choix de s’y soumettre ou pas, et qu’il ne peut faire l’objet d’aucune sanction juridique pour ne pas s’y être soumis.

3. Néanmoins, pendant cette crise sanitaire, la majorité des établissements au Japon a accédé à la demande d’abstention d’ouverture et a ainsi fermé ou réduit ses heures d’ouverture [5]. Cela a fatalement entraîné des pertes temporaires d’exploitation. Le gouvernement et les départements ont mis en place des mesures d’indemnisation, mais celles-ci peuvent être insuffisantes, selon la taille de l’établissement et d’autres facteurs. Dans ce cas, est-il possible que la responsabilité administrative soit engagée ? La principale tâche de ce rapport est d’apporter une certaine réponse à cette question [6].

4. Nous allons ainsi expliquer en premier lieu la position légale de la demande d’abstention ou les faits qui s’y rapportent, avant d’examiner la possibilité d’engager la responsabilité administrative du fait de la demande d’abstention d’ouverture.

I. Qu’est-ce que la « demande d’abstention » ?

5. Dans cette section, nous expliquerons le régime juridique lié à la demande d’abstention, afin de démontrer sa position légale ou son caractère juridique. Ensuite, nous présenterons, par ordre chronologique, comment le gouverneur réalise effectivement cette demande d’abstention. Cela permettra de mettre en évidence une caractéristique des mesures de lutte contre la Covid-19 au Japon : la dépendance au droit souple [7].

A. La position légale de la demande d’abstention

6. En l’espace d’environ un an, le gouverneur des départements a demandé à plusieurs reprises aux citoyens de s’abstenir de sortir et à certains établissements de s’abstenir d’ouvrir. Ces demandes d’abstention se fondent essentiellement sur la Loi sur les mesures spéciales pour la lutte contre les nouveaux types de grippe et certaines autres maladies infectieuses [8] (ci-après « loi pandémique »). La déclaration d’état d’urgence au Japon, qui correspond à la déclaration de l’état d’urgence sanitaire en France, doit être émise conformément à l’article 32 de cette loi [9].

7. Le gouverneur des départements peut, s’il le juge nécessaire pour la mise en œuvre précise et rapide de la lutte contre certaines maladies infectieuses comme la Covid-19, demander aux organisations publiques ou privées ou aux particuliers la coopération, sur la base de l’article 24, alinéa 9 de la loi pandémique (ci-après « demande de l’article 24 »). En outre, en cas de déclaration de l’état d’urgence, afin de prévenir la propagation de telles maladies, de protéger la vie et la santé de la population, et d’éviter de perturber la vie et l’économie nationale, le gouverneur peut, s’il le juge nécessaire, exiger que certains établissements [10] prennent des mesures spécifiques, conformément à l’article 45, alinéa 2 de la loi (ci-après « demande de l’article 45 ») [11]. Pour effectuer la demande d’abstention d’ouverture de certains établissements en vertu de ces dispositions, le gouverneur consulte l’État et écoute l’avis d’experts.

8. Comme indiqué précédemment, ces deux demandes ne sont pas des « ordres » qui imposent des obligations légales à leurs destinataires, mais de simples « demandes ». Ces dernières sont classées comme un type d’activité administrative (acte matériel) appelé « directive administrative [12] » (article 2, n° 6 du Code de procédure administrative [13]). La caractéristique de celle-ci est que le fait de s’y conformer ou non est laissé au choix du destinataire, et que l’administration ne doit pas désavantager le destinataire au motif que celui-ci ne s’y est pas conformé (article 32 du même code).

9. La différence évidente entre la demande de l’article 24 et celle de l’article 45 est que cette dernière ne peut être faite que dans le cas d’une déclaration d’état d’urgence [14]. Le cas échéant, ces deux types de demandes peuvent être utilisés. Le gouverneur peut appliquer la demande d’abstention d’ouverture à l’ensemble des établissements visés en vertu de l’article 24, puis la demande individuelle à un établissement qui ne se conforme pas à cette demande en vertu de l’article 45. Il a également la possibilité d’effectuer la première demande en vertu de l’article 45. En outre, lorsqu’un établissement ne se conforme pas à la demande de l’article 45 sans « raisons justifiables [15] », le gouverneur peut ordonner à celui-ci de fermer ou de réduire ses heures d’ouverture sur la base de l’article 45, alinéa 3 (ci-après « ordre de l’article 45 ») [16]. Si l’établissement ne se conforme pas à cet ordre, des sanctions (une amende non pénale pouvant atteindre 300 000 yens) sont imposées (article 79 de la même loi) [17]. Lorsque le gouverneur effectue la demande ou l’ordre, il peut faire une annonce publique à cet effet (article 45, alinéa 5 de la même loi).

B. Les illustrations de la « demande d’abstention »

10. Nous mentionnons ici des exemples concrets de demandes d’abstention présentées dans le cadre de la loi pandémique à Tokyo, où l’on a trouvé le plus grand nombre de personnes infectées jusqu’à présent. Au printemps 2020, le Japon a été confronté à une première vague de l’épidémie ; le 7 avril, le Premier ministre a déclaré l’état d’urgence. Le gouverneur de Tokyo, dont le département a fait l’objet de la déclaration, a demandé aux citoyens de s’abstenir de sortir sauf en cas d’urgence, et a demandé à divers établissements de s’abstenir d’ouvrir. Plus précisément, le gouverneur a exigé des restaurants de réduire leurs heures d’ouverture à partir du 11 avril, demande qui a finalement été levée le 18 juin. Il a également demandé la fermeture, à partir du 11 avril, de certains établissements tels que les karaokés, les boîtes de nuit, les clubs de sport, les salons de pachinko [18], les cinémas, et de ceux d’une superficie supérieure à 1 000 mètres carrés (universités, grands magasins, musées, zoos, bibliothèques, etc.), demande finalement levée dans son intégralité le 12 juin. À ce moment-là, la majorité des établissements s’est conformée à ces demandes.

11. Une enquête sur les voies d’infection menée pendant la première vague a montré que le risque de transmission par gouttelettes était particulièrement élevé dans les restaurants qui servent de l’alcool ou dans les bars à hôtes ou hôtesses [19], ainsi que dans les karaokés, où les gens chantent fort [20]. En conséquence, les types d’établissements soumis à la demande d’abstention d’ouverture ont été progressivement limités. En fait, lorsque la deuxième vague est arrivée, à l’été 2020, le gouverneur de Tokyo a demandé la réduction des heures d’ouverture uniquement aux restaurants qui servent des boissons alcoolisées et aux karaokés. Plus tard, lors de la troisième vague, à la fin du mois de novembre, il a effectué une demande similaire. Cependant, la situation liée à l’épidémie ne s’étant pas améliorée, une deuxième déclaration d’urgence a été émise le 7 janvier 2021. Le gouverneur de Tokyo a alors étendu la demande de réduction des heures d’ouverture à tous les restaurants.

12. La situation s’est légèrement améliorée de février à mars, et la déclaration d’urgence a été levée le 25 mars. Cependant, sous l’influence de l’apparition du « variant Alpha » (B.1.1.7 : surnommé variant anglais) hautement infectieux, le virus s’est à nouveau propagé en avril. Une troisième déclaration d’urgence a ainsi été prononcée le 25 avril. Le gouverneur de Tokyo a demandé aux restaurants qui ne servent pas de boissons alcoolisées de réduire leurs heures d’ouverture, et a demandé à ceux qui en servent ou qui sont dotés d’un équipement de karaoké, ainsi qu’à certains établissements tels que les clubs de sport, les salons de pachinko, les cinémas, les grands magasins, les musées ou encore les zoos, de fermer, en fonction de leur taille [21]. La majorité des établissements s’est conformée à ces demandes, mais depuis la deuxième déclaration de l’état d’urgence, quelques-uns, notamment en raison de difficultés de gestion, s’y sont refusés. En fait, en mars et en mai, le gouverneur de Tokyo a ordonné à environ soixante-dix établissements, qui ne s’étaient pas conformés à la demande de l’article 45, de réduire leurs heures d’ouverture ou de fermer et a rendu cela public (article 45, alinéa 3 et 5 de la loi pandémique).

13. Depuis que le gouvernement a déclaré au printemps 2020 qu’il n’indemniserait pas de manière directe les pertes d’exploitation subies par les établissements faisant l’objet de telles demandes, les gouverneurs de chaque département, sur la base de leur propre budget, ont versé des subventions aux établissements ayant coopéré [22]. Toutefois, ces subventions correspondent le plus souvent à un montant fixe, indépendant de la taille de l’entreprise [23]. Ainsi, si certaines petites entreprises peuvent obtenir davantage d’argent que le chiffre d’affaires qu’elles réalisaient avant la crise sanitaire, ce n’est souvent pas suffisant pour les moyennes et grandes entreprises.

14. Par ailleurs, le gouvernement a mis en œuvre diverses politiques d’indemnisation pour les entreprises ayant eu des difficultés à gérer leurs affaires en raison de la crise sanitaire [24], telles que l’octroi de subventions au maintien des entreprises en activité (semblables au Fonds de solidarité en France), à l’adaptation à l’emploi (équivalent du dispositif d’activité partielle en France) et à l’aide au paiement des loyers [25]. Nos connaissances ne sont malheureusement pas suffisamment pointues et exhaustives pour juger si ces politiques d’indemnisation sont suffisantes dans l’ensemble (notamment par rapport à d’autres pays). Toutefois, ce qui est sûr, c’est qu’un certain nombre de citoyens japonais considère ces indemnisations comme insuffisantes. Alors, lorsque ces derniers chercheront un recours auprès d’un tribunal, quelle décision celui-ci prendra-t-il, leur donnera-t-il gain de cause ?

II. La possibilité d’engager la responsabilité administrative pour les dommages causés par la demande d’abstention d’ouverture

15. D’une part, si l’intéressé faisant l’objet de la demande d’abstention d’ouverture considère que cette demande est illégale, il peut saisir le tribunal judiciaire [26] pour obtenir réparation du dommage par le département, sur la base de l’article 1, alinéa 1 de la Loi sur la responsabilité de l’État de 1947 (Kokka-baisho-hō[27]. Cette disposition prévoit que « lorsqu’un agent public chargé de l’activité de puissance publique a illégalement causé, dans l’exercice de ses fonctions, un dommage à autrui, par faute volontaire ou d’imprudence, l’État ou la collectivité publique concernée est obligé de le réparer [28] ». D’autre part, si l’intéressé estime la demande légale, il peut de même saisir le tribunal, sur la base de l’article 29, alinéa 3 de la Constitution de 1946. Cette disposition prévoit que « la propriété privée peut être utilisée pour cause d’utilité publique, moyennant une juste compensation » [29].

16. Bien qu’il soit difficile de comparer simplement les types de responsabilités au Japon et en France, les deux responsabilités susmentionnées peuvent être rapprochées, respectivement, de la responsabilité pour faute et de la responsabilité sans faute [30] (la responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques) en France [31]. Dans ce qui suit, j’examinerai d’abord la responsabilité pour faute en vertu de l’article 1, alinéa 1 de la Loi sur la responsabilité de l’État, puis la responsabilité sans faute en vertu de l’article 29, alinéa 3 de la Constitution [32].

A. La responsabilité pour faute

17. L’une des conditions [33] pour engager la responsabilité sur la base de l’article 1, alinéa 1 de la Loi sur la responsabilité de l’État est que la demande d’abstention en question soit illégale. L’existence ou non de cette illégalité est le point essentiel [34]. Il convient de noter ici que, dans la jurisprudence japonaise, une violation objective des dispositions légales (une « illégalité » dans une action en annulation) n’est pas nécessairement évaluée comme « illégale » dans une action en responsabilité ; cette « illégalité » est définie comme une « violation d’un de ses devoirs de fonction par l’agent » [35]. En premier lieu, l’article 24, alinéa 9, et l’article 45, alinéa 2 de la loi pandémique, qui sont à la base de la demande d’abstention, sont des dispositions très abstraites et générales. Cela laisse une très large marge d’appréciation (c’est-à-dire un très large pouvoir discrétionnaire) au gouverneur. Sur la base de ces dispositions, il n’est donc pas facile pour le tribunal de déterminer de manière concrète le contenu du devoir imposé au gouverneur [36].

18. D’autre part, il ne faut pas oublier que l’un des buts de la loi pandémique est « de minimiser l’impact sur la vie et l’économie nationale » (article 1). De même, l’article 5 prévoit que les restrictions aux libertés et aux droits du peuple doivent être maintenues au « minimum nécessaire » pour la lutte contre les maladies infectieuses. Il est donc concevable que l’intéressé invoque l’illégalité de la demande d’abstention d’ouverture au motif qu’elle viole le principe de proportionnalité, c’est-à-dire du devoir du gouverneur d’agir conformément à ce principe [37].

19. Par exemple, en ce qui concerne le fait de demander uniformément à tous les restaurants de s’abstenir d’ouvrir, l’intéressé peut soutenir que la demande faite aux établissements qui ont pris certaines mesures [38] de lutte contre l’infection et qui, par conséquent, peuvent être considérés comme présentant un risque relativement faible d’infection, viole le principe de proportionnalité. En d’autres termes, l’intéressé peut faire valoir que le gouverneur prend des mesures trop restrictives, alors qu’il existe des moyens moins restrictifs, comme l’application de cette demande uniquement aux établissements n’ayant pas mis en place de telles mesures. De même, l’intéressé exploitant un cinéma ou un musée peut soutenir que cette demande envers son établissement constitue une mesure trop restrictive et viole le principe de proportionnalité. En fait, dans ces lieux, à la différence des restaurants, le risque d’infection par gouttelettes est relativement faible, car les clients ne sont pas obligés d’ôter leur masque, de plus on y fait généralement très peu la conversation.

20. Toutefois, le fait que de telles interprétations juridiques soient théoriquement possibles ne signifie pas que le tribunal les adoptera en pratique. Bien qu’il soit difficile de prédire la décision que prendra le tribunal, car il n’existe guère de jurisprudence pertinente [39], l’intéressé peut rencontrer plusieurs difficultés pour obtenir la qualification d’illégalité. La première est liée au moment où la demande en question a été effectuée et notamment au manque de données et de preuves scientifiques à cet instant [40]. Ainsi, on peut considérer les demandes en avril 2020 de fermer certains établissements tels que cinémas et musées, où le risque d’infection par gouttelettes est relativement faible par rapport aux restaurants, comme une restriction excessive du point de vue actuel, étant donné les données et les preuves accumulées sur les caractéristiques de la Covid-19 et son mécanisme d’infection. Pourtant, le tribunal peut hésiter à établir l’illégalité au motif que ces données et preuves n’étaient pas suffisamment nombreuses à l’époque, et qu’il n’y avait donc pas de prévisibilité ou d’évitabilité, ou qu’il s’agissait d’une mesure de précaution acceptable [41].

21. La deuxième difficulté est liée aux ressources administratives. En ce qui concerne la possibilité susmentionnée d’une demande d’abstention visant uniquement les établissements n’ayant pas mis en place des mesures de lutte contre l’infection, le gouverneur pourrait faire valoir qu’il ne dispose pas de moyens humains ou matériels suffisants pour assurer l’efficacité de cette demande, par exemple, plus précisément, pour vérifier si de telles mesures sont effectivement prises dans chaque établissement [42]. Dans ce cas, le tribunal pourrait-il démontrer que le gouverneur du département en question aurait pu prendre des mesures moins restrictives, en ayant recours aux technologies modernes comme des applications mobiles ou en recrutant le personnel nécessaire aux vérifications, et ce, dans les limites financières des collectivités territoriales ? De plus, pourrait-il prouver que ces mesures alternatives auraient pu endiguer l’épidémie autant que les mesures effectives prises par le gouverneur ?

22. Enfin, la troisième difficulté est liée au pouvoir discrétionnaire du gouverneur. Par exemple, en ce qui concerne la demande de fermeture [43], en avril 2021, de divers établissements autres que les restaurants, le gouverneur peut faire valoir les arguments suivants : à la suite de l’apparition du « variant Alpha » considéré comme plus contagieux que le coronavirus classique, il n’était plus possible de porter des jugements fondés uniquement sur des données et des preuves antérieures [44] ; les mesures restrictives prises principalement dans les restaurants n’ayant effectivement pas été suffisamment efficaces, il était donc nécessaire de réduire le flux de personnes en réglementant certains établissements recevant un grand nombre de clients, quand bien même le risque d’infection par gouttelettes y serait relativement faible. Face à ces arguments, un tribunal pourrait-il encore estimer que ces demandes étaient excessives ? Il n’est pas improbable qu’il juge qu’une telle décision politique en matière de santé publique, prise par le gouverneur après avoir entendu les avis des experts, reste dans le cadre du large pouvoir discrétionnaire de celui-ci [45]  [46].

 B.  La responsabilité sans faute

23. Pour que la responsabilité administrative sur la base de l’article 29, alinéa 3 de la Constitution puisse être engagée, il est nécessaire que le préjudice en question relève du « sacrifice spécial » imposé à une personne déterminée dans l’intérêt général, et excède les charges qui doivent être normalement supportées par celle-ci (limitations inhérentes à la garantie juridique de la propriété privée elle-même) [47]. Un cas typique dans lequel cette disposition est appliquée est celui de l’expropriation d’un terrain. Ainsi, pour la construction d’une route ou d’un aéroport, certains habitants subissent un « sacrifice spécial » en ce sens qu’ils sont privés de leurs terrains dans l’intérêt général. Dans ce cas, une « juste compensation [48] » doit leur être versée du point de vue de l’égalité devant la charge publique [49]. La jurisprudence [50] ayant interprété que cette disposition s’appliquait non seulement aux cas d’expropriation, mais également à d’autres cas d’atteinte à la propriété privée, celle-ci devrait pouvoir s’appliquer à la demande et à l’ordre émis sur la base de la loi pandémique, qui empêche certains établissements de générer du chiffre d’affaires. Cependant, dans le cas de l’action en responsabilité sans faute, de nombreuses difficultés attendent l’intéressé, peut-être même davantage que lors de l’action en responsabilité pour faute [51].

24. L’intéressé faisant l’objet de la demande d’abstention d’ouverture peut d’abord se heurter à la difficulté liée au « caractère obligatoire » de l’acte en question (acte que l’intéressé considère comme une atteinte à sa propre propriété). En effet, selon l’interprétation générale de la doctrine, l’article 29, alinéa 3 de la Constitution, s’applique uniquement à l’acte à caractère obligatoire, c’est-à-dire à l’acte qui impose une obligation légale à ses destinataires. Si un tribunal adopte cette interprétation, il décidera que la responsabilité ne peut pas être engagée pour cette demande, à laquelle le destinataire est libre de se conformer ou non. Ce serait le pire des scénarios pour l’intéressé, mais il y a de fortes chances que cela se produise. Toutefois, certains auteurs considèrent que ce caractère obligatoire n’est pas nécessaire et que, même s’il est nécessaire, il n’est pas impossible d’interpréter la demande comme ayant effectivement un caractère obligatoire [52]. En effet, la liberté de se conformer ou non à la demande est fortement limitée en raison de la structure juridique de celle-ci, qui sera suivie d’un ordre assorti de sanctions (cas de l’article 45), sans oublier la pression sociale [53] et d’autres facteurs [54].

25. Ensuite, il s’agit de déterminer s’il y a un sacrifice spécial. Généralement, pour cela, la « particularité », l’« intensité » et le « but » de l’acte en question sont pris en compte de manière globale. Premièrement, en ce qui concerne la particularité, le fait que l’objet de l’acte en question ait un caractère général est ordinairement considéré comme un facteur excluant l’existence d’un sacrifice spécial. Par exemple, dans le cas de dommages causés par un acte de guerre engagé par l’État, le sacrifice spécial n’est pas reconnu, car une grande majorité de la population subit des dommages [55]. Plus l’objet est limité, plus il est facile de reconnaître un sacrifice spécial, comme dans le cas de l’expropriation d’un terrain mentionné ci-dessus. Toutefois, les critères de détermination de cette particularité ne sont pas clairs, et il est difficile de prévoir la décision du tribunal. Théoriquement, selon le point de vue adopté, dans un département, il est possible d’interpréter une demande déterminée comme ayant une portée limitée [56]. Dans la pratique, cependant, il se peut que le tribunal hésite à reconnaître un sacrifice spécial par crainte de l’effet d’entraînement de son propre jugement, car il existe de nombreux établissements [57] dans tout le pays à qui les gouverneurs ont demandé de s’abstenir d’ouvrir, pendant cette crise sanitaire [58].

26. Deuxièmement, en ce qui concerne l’intensité, plus l’atteinte au droit de propriété en question est grave, plus il est facile de reconnaître un sacrifice spécial. Selon la taille de l’établissement, certains établissements ont subi d’énormes pertes d’exploitation, et ce facteur peut donc jouer en leur faveur. En outre, lorsque la loi pandémique a été adoptée, il était initialement prévu que la période effective de la demande serait d’environ une à deux semaines [59]. Or, dans le cadre de cette crise sanitaire, elle s’est prolongée bien au-delà. Pourtant, beaucoup d’établissements ont reçu, à un certain degré, des indemnités pour leurs pertes via les diverses politiques d’indemnisation, de sorte que le tribunal est contraint de prendre des décisions difficiles ici aussi.

27. Enfin, en ce qui concerne le but, le fait que le but de la réglementation en question ne soit pas positif (promotion du bien-être public [60]), mais négatif (maintien de l’ordre public, protection de la vie, de la santé et de la sécurité des personnes, ou prévention des dangers) est généralement considéré comme un facteur permettant de nier l’existence d’un sacrifice spécial [61]. La demande d’abstention d’ouverture ayant un but négatif, du moins formellement, il est fort possible que le tribunal attache de l’importance à ce point et nie l’existence d’un sacrifice spécial. En d’autres termes, si certains établissements, qui présentent un risque de menace pour la vie, la santé ou la sécurité du public en propageant une infection, subissent en raison de la demande d’abstention une perte, celle-ci reste dans les limites des charges qui doivent être normalement supportées par les établissements [62]. Toutefois, au moins théoriquement, il n’est pas totalement impossible d’affirmer l’existence d’un sacrifice spécial, car les critères qualifiant le but de positif ou négatif ne sont pas absolus et la distinction entre eux n’est pas claire. En particulier, une réglementation uniforme qui inclut des établissements pouvant être considérés comme présentant un faible risque d’infection (par exemple les restaurants qui prennent certaines mesures de lutte contre l’infection, ou les cinémas et les musées présentant un risque relativement faible d’infection par gouttelettes par rapport aux restaurants), peut être interprétée comme excédant les inconvénients que doivent normalement supporter, dans l’intérêt général, les établissements [63].

Conclusion

28. Comme expliqué ci-dessus, il n’est certes pas totalement impossible d’engager la responsabilité administrative du fait de la demande d’abstention d’ouverture, mais afin d’obtenir réparation devant un tribunal, l’intéressé faisant l’objet de cette demande devra surmonter un certain nombre de difficultés. À moins qu’il ne s’agisse d’un cas exceptionnel, où le nombre de victimes est limité et où l’existence de l’illégalité ou du sacrifice spécial est claire, l’intéressé peut s’attendre à un combat difficile. Si le tribunal ne répond pas à son attente, l’intéressé, qui considère les politiques d’indemnisation mises en œuvre par l’exécutif et le législatif comme insuffisantes, peut remettre en question la raison d’être du pouvoir judiciaire dans les régimes démocratiques organisés selon le principe de la séparation des pouvoirs.

29. Cependant, il ne faut peut-être pas en attendre trop du tribunal quand celui-ci est confronté à un problème fondamental et pratique. Ce problème est lié aux limites du pouvoir judiciaire, dont la légitimité démocratique est relativement faible par rapport aux pouvoirs exécutif et législatif. L’ampleur des dommages subis par les particuliers et les entreprises dans le cadre de cette crise sanitaire est énorme, et une fois la réparation accordée par le tribunal, la décision aura un caractère politique extrêmement fort ; l’ampleur de la réparation pourrait bien se chiffrer en centaine de milliards ou en billions de yens [64]. En outre, si la réparation ne devait être accordée qu’à certains intéressés, alors que la quasi-totalité des particuliers ou des entreprises subit des dommages à des degrés divers, il y aurait des plaintes concernant l’équité des traitements (sauf dans des cas exceptionnels) [65]. Il est possible que le tribunal « s’abstienne » de reconnaître la responsabilité des personnes publiques en raison de ces préoccupations. En d’autres termes, le tribunal pourrait considérer cette question non pas comme un problème à résoudre par le pouvoir judiciaire dans le cadre de la « responsabilité administrative [66] », mais par les pouvoirs exécutif et législatif, dotés de la légitimité démocratique, dans le cadre de la « politique d’indemnisation » ou de la « redistribution des richesses » [67]. Ainsi, l’action en responsabilité liée à cette crise sanitaire peut être l’occasion pour le juge de s’interroger à nouveau sur l’étendue de sa fonction, de sa mission et de son pouvoir.

30. Il existe de nombreuses différences entre le Japon et la France en matière, notamment, de contexte de contamination, de dispositif juridique de lutte contre l’infection, de mesures administratives pour faire face à la pandémie et de système juridique concernant la responsabilité administrative [68]. Par conséquent, la réponse à la question d’ouverture ou les facteurs pris en compte seront inévitablement différents. Ceci pourrait apporter de nouvelles perspectives aux deux pays, et permettre de faire évoluer leur système juridique et leurs interprétations juridiques. Par ailleurs, dans les similitudes observées pourraient également se dégager une pensée et certains principes juridiques universels. Nous espérons que ce rapport contribuera à cette évolution.

 

[1] O. Beaud, D. Rebut et C. Broyelle, « La responsabilité des ministres et de l’État dans la gestion de la crise du Coronavirus », Le club des juristes, 23 mars 2020 [en ligne] ; A. Jacquemet-Gauché, « La parole présidentielle, source pétrifiante du droit de la responsabilité ? », A.J.D.A., 2020, p. 913 ; A. Jacquemet-Gauché, « Pénurie de masques : une responsabilité pour faute de l’État ? », J.C.P. G., 2020, n° 317 ; S. Du Puy-Montbrun, « Crise sanitaire du Covid-19 et responsabilité administrative », J.C.P. A., 2020, n° 2149 ; T. Dal Farra, « La responsabilité de l’État et de ses représentants dans la gestion de l’épidémie de covid-19 », A.J.D.A., 2020, p. 1463 ; C. Otero et G. Tréguier, « Covid-19 et responsabilité : quand la raison d’État masque l’état de raison », R.D.S., n° 96, 2020, p. 639 ; C. Lantero, « Quelles responsabilités publiques liées à la crise sanitaire ? », R.G.D.M., n° 76, 2020, p. 97 ; H. Muscat et C. Paillard, « La responsabilité administrative de l’État à l’heure de la covid-19 », in dir. G. Le Floch, Covid-19, approches de droit public et de science politique, Paris, Berger-Levrault, 2021, p. 277.

[2] Par exemple, en France, on discute la possibilité d’une responsabilité administrative pour les dommages corporels causés par les mesures insuffisantes ou retardées pour protéger la santé publique ou par le manque de masques et de matériel médical. Au Japon toutefois, du moins jusqu’à présent, il n’y a pas eu de débat sur de tels faits générateurs. Il en va de même pour l’autorisation spéciale de médicaments pour le traitement de la Covid-19, comme le remdesivir (Veklury). En premier lieu, nous ne savons pas si des personnes saisiront le tribunal concernant ces faits générateurs.

[3] À la fin du mois de mai 2021, le nombre cumulé de cas confirmés de Covid-19 en France (environ 67 millions d’habitants au 1er janvier 2020) était d’environ 5,7 millions, et le nombre cumulé de décès d’environ 110 000, tandis que le nombre cumulé de cas confirmés au Japon (environ 126 millions d’habitants au 1er janvier 2020), était d’environ 740 000, et le nombre cumulé de décès d’environ 13 000. Bien qu’il soit difficile de comparer simplement ces chiffres en raison des différences de politique de dépistage et d’autres facteurs, les nombres cumulés de cas confirmés et de décès au Japon représentent respectivement environ 1/14e et 1/16e de ceux de la France, proportionnellement à la population [en ligne] (Service d’information du Gouvernement [en ligne], ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales).

[4] Le gouverneur des départements au Japon n’est pas le représentant de l’État dans le département comme le préfet en France, mais un chef du département élu au suffrage universel direct.

[5] On souligne souvent que l’une des raisons pour lesquelles la majorité des établissements se conforme à ces demandes sans aucune obligation légale est qu’il existe une très forte pression implicite (et parfois explicite) pour forcer à penser et agir comme beaucoup d’autres dans la société japonaise, que l’on appelle « dōchō atsuryoku ». En d’autres termes, une pression sociale force les établissements à accepter ces demandes d’abstention d’ouverture. Par conséquent, bien que les établissements paraissent s’abstenir d’ouvrir volontairement, en réalité, leur liberté de se conformer ou non à ces demandes est limitée.

[6] Dans le présent rapport, nous ne traitons pas des questions auxquelles s’appliquent le Code civil ou les régimes spéciaux d’indemnisation, sauf exception (v. infra n° 13 et 14). Ainsi, les accidents médicaux ou les infections nosocomiales qui surviennent dans les hôpitaux publics sont soumis aux règles du droit privé, articles 709 et suivants du Code civil japonais, et non aux règles du droit de la responsabilité administrative, articles 1 et 2 de la Loi sur la responsabilité de l’État en tant que droit spécial (v. infra note 34). De plus, les agents publics infectés par la Covid-19 dans le cadre de leurs fonctions peuvent bénéficier d’une indemnité versée par le Fonds d’indemnisation des accidents de service. De même, pour les préjudices imputables à une vaccination, l’indemnisation est assurée par un régime spécial (article 15 de la Loi sur la vaccination préventive de 1948).

[7] Cela exprime, au moins pour la forme (v. supra note 5 et infra n° 24), l’intention du gouvernement japonais d’éviter, dans la mesure du possible, de porter atteinte à la liberté d’aller et venir ou à la liberté d’entreprendre.

[8] Cette loi a été initialement adoptée en 2012, à la suite de l’épidémie de grippe aviaire A (H5N1) et de la nouvelle grippe A (H1N1) dans les années 2000. Elle a été modifiée en mars 2020 pour s’appliquer également à la Covid-19.

[9] Pour un aperçu du système juridique relatif aux maladies infectieuses au Japon, voir T. Isobe et H. Kawashima, « La santé publique face à la crise sanitaire au Japon », R.D.S., n° 96, 2020, p. 618.

[10] Par exemple, les écoles, les crèches, les établissements de soins de santé pour les personnes âgées dépendantes, les établissements d’enseignement, les théâtres, les cinémas, les halls d’exposition, les grands magasins (à l’exception des lieux vendant des produits de première nécessité), les hôtels ou les auberges japonaises (uniquement la partie utilisée pour les réunions), les établissements sportifs, les établissements de divertissement tels que les salons de pachinko, les salles d’arcade et les parcs d’attractions, les musées, les bibliothèques, les établissements de plaisir tels que les cabarets et les boîtes de nuit, les salons de coiffure, les restaurants, les cafés (pour certains d’entre eux, la superficie doit dépasser certains critères). Les restaurants et les cafés ont été ajoutés à cette liste par modification en février 2021.

[11] Le gouverneur peut appliquer une demande similaire dans le cadre des mesures de prévention de la propagation en état de semi-urgence (article 31-6, alinéa 1 de la même loi).

[12] Au Japon, la directive administrative est fréquemment utilisée dans divers domaines (v. H. Shiono, « Administrative Guidance in Japan (Gyosei-Shido) », International Review of Administrative Sciences, vol. 48, n° 2, 1982, p. 239 ; J. Obata, « Le droit administratif face à la diversification de l’action administrative », R.F.A.P., n° 73, 1995, p. 117). Elle ne peut pas, en principe, faire l’objet d’une action en annulation, ce qui équivaut à un recours pour excès de pouvoir en France (v. Y. Noda, Introduction au droit japonais, Paris, Librairie Dalloz, 1966, p. 121-126 ; T. Takizawa, « Les contrôles juridictionnels et non juridictionnels », R.F.A.P., n° 73, 1995, p. 106-108).

[13] Une traduction de référence en anglais de ce code est disponible dans la base de données du ministère de la Justice [en ligne].

[14] Dans les situations où la déclaration d’état d’urgence n’a pas été émise, sur la base de l’article 24, alinéa 9 de la loi, le gouverneur peut appliquer la demande d’abstention d’ouverture à l’ensemble des établissements visés, puis la demande individuelle à un établissement qui ne se conforme pas à la demande initiale.

[15] Selon la communication administrative aux gouverneurs des départements du 12 février 2021 du directeur du Bureau du Secrétariat du Cabinet pour la promotion de la lutte contre les infections par de nouveaux types de coronavirus, si, par exemple, un colloque important lié à la lutte contre certaines maladies infectieuses comme la Covid-19 est organisé dans un certain établissement, l’existence de « raisons justifiables » est reconnue. En revanche, cela n’est pas le cas pour un établissement qui ne se conformerait pas à la demande en raison de difficultés de gestion [en ligne].

[16] Le gouverneur ne peut donner cet ordre que s'il le juge particulièrement nécessaire afin de prévenir la propagation de telles maladies, de protéger la vie et la santé de la population, et d’éviter de perturber la vie et l’économie nationale. Ainsi, les conditions requises pour que le gouverneur puisse donner cet ordre sont plus exigeantes que celles de la demande de l’article 45, de sorte que le contrôle juridictionnel peut être relativement strict. En outre, pour déterminer s’il est nécessaire ou non d’appliquer cette demande ou cet ordre, le gouverneur doit, au préalable, entendre l’avis de personnes ayant une connaissance approfondie des maladies infectieuses et d’autres personnes compétentes (article 45, alinéa 4 de la même loi).

[17] La modification de la loi pandémique en février 2021 a remplacé le mot « indiquer » par « ordonner », et une sanction a été établie pour la violation de cet ordre.

[18] Le pachinko est un jeu de hasard combinant un flipper et une machine à sous, par lequel on parie de l’argent.

[19] Au Japon, il existe des clubs où les clients ou les clientes s’assoient à côté d’hôtesses ou d’hôtes et prennent plaisir à boire et à discuter. Le gouvernement et les gouverneurs ont expliqué que les quartiers dits « de la vie nocturne », où se trouvent beaucoup de ces clubs et bars, sont la principale source d’infection.

[20] V. la Politique de base pour la lutte contre les infections à nouveaux types de coronavirus décidée par le gouvernement [en ligne].

[21] Le gouverneur a depuis assoupli la demande de fermetures en une demande de réduction des heures d’ouverture pour certains établissements. En outre, il a exigé, dans un premier temps, que les événements sportifs professionnels et divers événements se déroulent sans spectateurs, mais a ensuite permis qu’ils se tiennent avec un public limité.

[22] L’État accorde des subventions temporaires aux collectivités locales afin qu’elles puissent fournir des aides financières dans le contexte de la crise sanitaire. L’Association nationale des gouverneurs, composée des gouverneurs des départements de tout le pays, a fait plusieurs propositions demandant à l’État d’accorder des subventions ou d’en augmenter les montants [en ligne].

[23] Par exemple, en ce qui concerne les demandes d’abstention d’ouverture effectuées à partir du 11 avril 2020, le gouverneur de Tokyo a accordé à deux reprises, aux petites et moyennes entreprises qui ont pleinement coopéré, 500 000 yens pour celles exploitant un seul établissement, et 1 million de yens pour celles exploitant plus d’un établissement. Après la deuxième déclaration de l’état d’urgence, ces subventions sont devenues accessibles aux grandes entreprises, et les montants ont augmenté.

[24] L’article 63-2, alinéa 2 de la loi pandémique, qui a été ajouté par modification en février 2021, prévoit que l’État et les collectivités locales prennent des mesures financières et d’autres mesures efficaces, nécessaires au soutien des personnes exerçant une activité économique.

[25] D’autres mesures comprennent le délai de paiement de presque tous les impôts, y compris l’impôt sur les bénéfices des sociétés et d’autres personnes morales, des prêts sans intérêts ni garanties, octroyés par les établissements financiers publics, des réductions de l’impôt foncier et d’autres impôts, ainsi que des mesures de soutien de garantie pour les prêts auprès d’établissements financiers privés.

[26] Le système de tribunal administratif français n’existe pas au Japon. Le tribunal judiciaire japonais est compétent pour apprécier la responsabilité administrative, et lui applique la loi sur la responsabilité de l’État.

[27] Pour la formation historique de cette loi, voir S. Harada, « La formation historique du droit de la responsabilité administrative au Japon (1889-1947) », R.D.P., 2019, p. 413.

[28] Cette disposition est calquée sur le droit allemand, § 839 du Code civil couplé avec l’article 34 de la Loi fondamentale (v. A. Jacquemet-Gauché, La responsabilité de la puissance publique en France et en Allemagne. Étude de droit comparé, Paris, L.G.D.J., 2013 ; A. Jacquemet-Gauché, « La responsabilité administrative en Allemagne : comparaison avec le droit français à partir de quelques cas pratiques », R.F.A.P., n° 147, 2013, p. 625 ; A. Jacquemet-Gauché, « Allemagne », in dir. A. Antoine et T. Olson La responsabilité de la puissance publique en droit comparé, Paris, Société de législation comparée, 2016, p. 39).

[29] L’article 29, alinéa 1 de la Constitution, dispose que « le droit de propriété ou de possession de biens est inviolable » et l’article 29, alinéa 2, que « les droits de propriété sont définis par la loi, conformément au bien-être public ».

[30] L’article 2 de cette loi prévoit la responsabilité administrative pour défaut d’aménagement ou d’entretien de l’ouvrage public. Il s’agit d’une responsabilité similaire à la « responsabilité pour dommages de travaux publics » ou à la « responsabilité sans faute pour risques » en France. L’ouvrage public comprend non seulement les biens immobiliers tels que les chemins, les cours d’eau et les bâtiments, mais aussi les meubles tels que les voitures de police, les armes et les chiens policiers (par exemple, une route accidentée ou un pistolet déficient).

[31] V. H. Le Griel, « 3es Journées juridiques franco-japonaises (Paris-Lyon, 19 septembre-3 octobre 1992) », R.I.D.C., vol. 45, n° 1, 1993, p. 240-245 ; M. Kobayakawa, « La responsabilité administrative en droit japonais », in Études de droit japonais, vol. 2, Paris, Société de législation comparée, 1999, p. 221 et s.

[32] Concernant la responsabilité personnelle de l’agent public, contrairement à la France, la jurisprudence au Japon ne reconnaît pas la possibilité d’engager la responsabilité personnelle d’un agent public vis-à-vis de la victime s’il agit dans l’exercice de ses fonctions, même s’il y a une faute volontaire ou d’imprudence grave (Cour suprême, 19 avril 1955, Minshū, vol. 9, n° 5, p. 534). Toutefois, l’article 1, alinéa 2 de la Loi sur la responsabilité de l’État prévoit que l’État ou la collectivité publique a la possibilité d’exercer une action récursoire contre son agent qui a commis une faute volontaire ou d’imprudence grave. Or, au Japon, l’État ou la collectivité publique exerce rarement une action récursoire contre ses agents. D’ailleurs, en France, on discute aussi activement la responsabilité pénale des agents publics dans cette crise sanitaire, sur la base de l’article 121-3 du Code pénal N° Lexbase : L2053AMY (article L.3136-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L8575LWI) et d’autres dispositions (v. O. Beaud, D. Rebut et C. Broyelle, supra note 1 ; T. Dal Farra, supra note 1, p. 1467-1469). En revanche, au Japon, de telles dispositions n’existent pas et ne font l’objet d’aucune discussion.

[33] Les conditions de cette responsabilité sont l’action ou l’omission de l’agent public chargé de l’activité de puissance publique, dans l’exercice de ses fonctions, l’illégalité de l’action ou l’omission, la faute volontaire ou d’imprudence de l’agent, la causalité adéquate et le dommage. Alors que la jurisprudence française exige parfois une faute lourde pour engager la responsabilité administrative dans les domaines des services de contrôle et de surveillance (CE Contentieux, 30 novembre 2001, Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie c./ M. et Mme Kechichian N° Lexbase : A7508AXD, Rec. 587, concl. A. Seban), de la justice (CE Ass. SS, 29 décembre 1978, Darmont N° Lexbase : A4002AI3, Rec. 542) et de police (CE, 18 juillet 2018, Mme Monnet et autres, Rec. 900), la jurisprudence japonaise ne l’exige pas, du moins pas formellement.

[34] L’activité de puissance publique, au sens de l’article 1, alinéa 1 de la Loi sur la responsabilité de l’État, désigne toutes les actions de l’État ou de la collectivité publique (les actions administratives comme les actions judiciaires et législatives), à l’exception des actions économiques purement privées (telles que les traitements médicaux dans les hôpitaux publics auxquels s’applique le Code civil) et des actions d’aménagement ou d’entretien de l’ouvrage public (v. supra note 30). La demande d’abstention d’ouverture semble donc incontestablement incluse dans l’activité de puissance publique.

[35] À la différence de la jurisprudence française (CE Contentieux, 26 janvier 1973, Driancourt N° Lexbase : A7586B8H, Rec. 77 ; CE 1/6 SSR., 30 janvier 2013, Imbert N° Lexbase : A4379I4X, Rec. 9), une décision administrative qui a été annulée, car étant « illégale » dans une action en annulation, ce qui équivaut à un recours pour excès de pouvoir en France, peut être jugée comme n’étant pas « illégale » dans une action en responsabilité, s’il ne peut être évalué que l’agent public a manqué à son devoir de diligence qu’il doit exercer dans le cadre de ses fonctions. On explique cette divergence dans les interprétations de l’illégalité par le but propre à l’action en responsabilité : la réparation équitable du préjudice. En outre, en raison de l’objectivation de la faute d’imprudence, celle-ci est interprétée comme une « violation objective du devoir de diligence » ou une « violation du devoir d’éviter les conséquences dommageables ». Par conséquent, la distinction avec l’illégalité, interprétée comme une « violation du devoir dans l’exercice des fonctions », devient relative. Ainsi, dans certains cas, les appréciations de l’illégalité et de la faute d’imprudence se regroupent effectivement (si l’existence de l’illégalité est reconnue, celle de la faute d’imprudence l’est également sans considération particulière).

[36] Les facteurs à prendre en compte pour juger de l’équilibre à trouver entre la protection de la santé publique et le maintien de l’activité économique sont extrêmement nombreux et fluctuants, et le jugement est de nature hautement politique.

[37] V. Y. Abe, « La demande de fermeture comme lutte contre la crise du coronavirus et responsabilité administrative », Hanrei-chihō-jichi, 2020, n° 464, p. 104.

[38] Par exemple, encourager le lavage et la désinfection des mains, assurer une ventilation régulière, limiter le nombre d’entrées dans un établissement, prévoir une distance suffisante entre les tables, et installer des parois de protection contre l’infection par gouttelettes.

[39] À l’exception de quelques rares cas où la proportionnalité dans l’usage des armes était en cause, il y a peu de jurisprudences qui appliquent explicitement le principe de proportionnalité (v. Tribunal de première instance de Tokyo, 28 janvier 1970, Ka-Minshū, vol. 21, n° 1-2, p. 32).

[40] V. H. Muscat et C. Paillard, supra note 1, p. 280 et 283-285.

[41] Il n’est pas certain que cette demande d’abstention découle du principe de précaution, mais on peut y voir cet esprit (Y. Abe, supra note 37, p. 104 ; v. également T. Nakahara, « Le principe de précaution et la responsabilité civile en droit japonais », in dir. Y. Lequette et N. Molfessis, Quel avenir pour la responsabilité civile, Paris, Dalloz, 2015, p. 105).

[42] Le département de Tokyo a commencé à contrôler le respect des mesures de lutte contre l’infection dans les restaurants et autres établissements en avril 2021 [en ligne]. Cependant, il n’y a que 200 inspecteurs pour environ 120 000 établissements visés. On s’interroge donc sur leur efficacité.

[43] Par rapport à la demande effectuée en avril 2020, il est certain qu’il sera plus difficile pour le gouverneur d’invoquer le manque de données et de preuves.

[44] Notons qu’il existe également un débat scientifique sur la possibilité de transmission par voie aérienne [en ligne].

[45] De manière générale, on considère que le tribunal ne devrait pas adopter une interprétation juridique grossière qui refuse facilement la responsabilité administrative sur la base du pouvoir discrétionnaire politique ou des circonstances financières. Pourtant, il est tout à fait possible que le tribunal fasse une telle interprétation juridique (même si elle est implicite) dans les actions concernant cette crise sanitaire (v. infra n° 29).

[46] Comme nous l’avons déjà mentionné (v. supra note 2), il n’y a pas de débat au Japon sur la responsabilité du fait de la carence fautive de l’administration dans cette crise sanitaire. Certes, les restrictions d’entrée et les mesures de quarantaine insuffisantes, ou les systèmes médicaux défectueux, pourraient poser problème. Certains considèrent ces faits comme une faute « politique ». Toutefois, celle-ci ne constitue pas nécessairement une faute « juridique ». Nous pensons qu’il y a moins de probabilité que la responsabilité pour ces faits générateurs soit engagée que par rapport à la demande d’abstention d’ouverture. En particulier, il semble très difficile pour le juge de déterminer avec suffisamment de précision le contenu de l’obligation imposée à l’administration (v. H. Muscat et C. Paillard supra note 1, p. 284-285). Les difficultés susmentionnées (notamment, la difficulté liée au pouvoir discrétionnaire des autorités compétentes) se manifesteront sans doute également sous une forme différente en ce qui concerne ces faits générateurs. De plus, lorsque ces derniers sont en cause, il peut être difficile, dans de nombreux cas, de reconnaître l’existence d’un lien de causalité (v. H. Muscat et C. Paillard, supra note 1, p. 288). En outre, il est théoriquement possible d’agir pour obtenir réparation des dommages dus à la carence du législateur au motif que celui-ci n’a pas adopté de législation qui aurait permis à l’administration de prendre les mesures restrictives et financières nécessaires pour mettre en œuvre des politiques plus efficaces de gestion de l’infection et d’indemnisation. Cependant, au Japon comme en France, la responsabilité de l’État du fait de l’action ou de l’omission du législateur n’est reconnue que dans des cas exceptionnels, en raison de considérations de légitimité démocratique (Cour suprême, 21 novembre 1985, Minshū, vol. 39, n° 7, p. 1512). Il est donc extrêmement peu probable qu’une telle responsabilité soit reconnue dans cette crise sanitaire. Soit dit en passant, contrairement au Conseil d’État qui ne reconnaît pas, du moins explicitement, la faute du législateur (CE ass. 8 février 2007, Gardedieu, n° 279522 N° Lexbase : A2006DUT, Rec. 78, concl. L. Derepas ; CE Contentieux, 24 décembre 2019, Société hôtelière Paris Eiffel Suffren, n° 425983 N° Lexbase : A2871Z99, Rec. 488, concl. M. Sirinelli), la Cour suprême du Japon l’a explicitement reconnue (Cour suprême, 14 septembre 2005, Minshū, vol. 59, n° 7, p. 2087).

[47] V. Cour suprême, 26 juin 1963, Keishū, vol. 17, n° 5, p. 521.

[48] Selon la jurisprudence en matière de compensation en cas d’expropriation d’un terrain, la « juste compensation » équivaut à un montant raisonnable calculé à partir de l’évaluation du prix dans les conditions économiques du moment, mais qui n’est pas nécessairement toujours complètement conforme à ce prix (Cour suprême, 11 juin 2002, Minshū, vol. 56, n° 5, p. 958).

[49] Normalement, lorsqu’une compensation est requise en vertu de l’article 29, alinéa 3 de la Constitution, comme dans le cas de l’expropriation d’un terrain, il existe des dispositions sur la compensation dans les lois individuelles (par exemple, les articles 68 et suivants de la Loi sur l’expropriation de terrain de 1951). Ainsi, l’article 62 de la loi pandémique prévoit qu’une compensation sera versée en cas d’utilisation obligatoire de bâtiments tels que des hôpitaux aux fins de quarantaine (article 29) ou pour l’utilisation d’un terrain afin d’y créer un centre médical temporaire, sans le consentement du propriétaire du terrain (article 49). Pourtant, en ce qui concerne les demandes des articles 24 et 45 ainsi que l’ordre de l’article 45, la loi pandémique ne contient aucune disposition relative à la compensation, et le gouvernement estime également que la compensation prévue à l’article 29, alinéa 3 de la Constitution n’est pas nécessaire. Selon le commentaire administratif au moment de l’adoption de cette loi, les restrictions d’ouverture de certains établissements fondées sur l’article 45 sont considérées comme des restrictions sociales inhérentes aux activités de l’entreprise, car le contenu des restrictions des droits est limité, et que de nombreux citoyens sont également censés s’abstenir de sortir et subissent certaines restrictions liées à l’état d’urgence concernant les nouveaux types de grippe et certaines autres maladies infectieuses. Les raisons pour lesquelles le contenu des restrictions des droits est considéré comme limité sont les suivantes : ces restrictions sont mises en œuvre, car l’ouverture des établissements visés entraîne la propagation de la maladie infectieuse en question ; il faut s’abstenir d’exercer des activités intrinsèquement dangereuses ; ces restrictions sont prises lors de la déclaration de l’état d’urgence, en tenant compte de la période d’incubation de ladite maladie, et sont temporaires ; ces restrictions n’obligent pas la fermeture des établissements visés par le biais de sanctions (Réunion d’études sur la lutte contre les nouveaux types de grippe et certaines autres maladies infectieuses, Commentaire : Loi sur les mesures spéciales pour la lutte contre les nouveaux types de grippe et certaines autres maladies infectieuses, Chuō-hōki, 2013, p. 161-162). Or, la jurisprudence permet à l’intéressé de demander une juste compensation sur la base directe de l’article 29, alinéa 3 de la Constitution (Cour suprême, 27 novembre 1968, Keishū, vol. 22, n° 12, p. 1402), même en l’absence d’une loi prévoyant une telle compensation. Toutefois, aucune demande de ce type n’a jamais été reconnue par la Cour suprême japonaise.

[50] V. Cour suprême, 27 novembre 1968, Keishū, vol. 22, n° 12, p. 1402.

[51] La doctrine japonaise considère majoritairement qu’il est peu probable qu’une responsabilité administrative liée à cette demande et cet ordre soit reconnue devant le tribunal. V. S. Etō, « Le pouvoir anonyme : les maladies infectieuses et la Constitution », Hōritsu-jihō, 2020, vol. 92, n° 9, p. 74 ; R. Yamamoto, « Pandémie et problèmes de droit public », Ronkyū-Julist, 2020, n° 35, p. 8 ; Y. Ōhashi, « Restriction d’activités pour la prévention des infections et compensation », Ronkyū-Jurist, 2020, n° 35, p. 47 ; R. Minami, « La relation entre les restrictions aux droits de propriété par des demandes de fermeture, etc., sur la base de la Loi sur les mesures spéciales pour la lutte contre les nouveaux types de grippe et certaines autres maladies infectieuses, et la Constitution », Reference, 2020, n° 838, p. 31 et s. ; G. Koyama, « Abstention, compensation et annonce publique : approche réglementaire informelle », Hanrei-jihō, 2020, n° 2460, p. 146 ; T. Isobe, « Réflexion de droit administratif médical sur le mécanisme de la loi relative à la prévention des maladies infectieuses et de la loi relative aux nouveaux types de grippe », Hōritsu-jihō, 2021, vol. 93, n° 3, p. 64 ; M. Yamamoto, « Problèmes constitutionnels sur la compensation pour fermeture : la “compensation” est-elle obligatoire en vertu de la Constitution ? », in Droit constitutionnel face au coronavirus, Kō-bun-dō, 2021, p. 139 et s. ; H. Harada, « Coronavirus, droits de l’homme et démocratie », Hōritsu-jihō, 2021, vol. 93, n° 4, p. 1. Pour un avis contraire, voir K. Itagaki, « Impressions diverses sur le nouveau type de coronavirus : demande d’abstention, fermeture et compensation, confinement de la ville », Yokohama-hōgaku, 2020, vol. 29, n° 1, p. 192-197 ; Y. Taira, « Peut-on juridiquement dire que “l’abstention et la compensation doivent aller de pair” ? », Bijyutsu-techō, 10 janvier 2021, [en ligne].

[52] Si une telle interprétation est adoptée, un problème se posera en ce qui concerne le caractère facultatif des directives administratives dans les actions en responsabilité pour faute (v. supra n° 8).

[53] V. supra note 5.

[54] Si la partie intéressée qui s’est conformée à la demande de l’article 45 ne peut pas demander l’indemnisation des préjudices subis, alors que la partie intéressée qui ne s’est pas conformée à cette demande, mais s’est conformée à l’ordre de l’article 45 peut le faire, le risque est d’aboutir à une situation déraisonnable où ceux qui coopèrent avec l’administration en se conformant rapidement à la demande subiront une perte pendant que ceux qui ne s’y conforment pas seront gagnants.

[55] V. Cour suprême, 27 novembre 1968, Minshū, vol. 22, n° 12, p. 2808.

[56] Par exemple, concernant la demande, au cours de l’été 2020, du gouverneur de Tokyo de réduire les heures d’ouverture des restaurants qui servent des boissons alcoolisées et des karaokés (v. supra n° 11), il est possible d’interpréter que l’objet est limité, si l’on adopte le point de vue selon lequel ce sont les seuls établissements à faire l’objet d’une restriction d’exploitation tandis que les autres peuvent fonctionner normalement.

[57] Par exemple, il y a plus de 80 000 restaurants à Tokyo et, comme indiqué ci-dessus, les restaurants ne sont pas les seuls à faire l’objet de la demande d’abstention d’ouverture. En outre, cette demande est également effectuée dans des départements autres que Tokyo, principalement dans les grandes villes.

[58] Il convient de noter que le nombre d’établissements qui ne se sont pas conformés à la demande de l’article 45 et qui ont fait l’objet de l’ordre de l’article 45 est extrêmement faible, de sorte qu’il est relativement facile de reconnaître une « particularité » en ce qui concerne ces établissements. Or, si tel est le cas, il existe un risque de résultat déraisonnable où ceux qui coopèrent avec l’administration en se conformant à la demande à un stade précoce subiront une perte pendant que ceux qui ne s’y conforment pas seront gagnants (v. également supra note 54).

[59] V. supra note 49.

[60] Par exemple, les règlements pour la protection des patrimoines culturels et pour la préservation de l’environnement naturel (v. les articles 8 et 9 de la Loi de préservation des anciennes capitales de 1966 et les articles 25 et 33 de la Loi sur la conservation de la nature de 1972).

[61] V. Cour suprême, 26 juin 1963, Keishū, vol. 17, n° 5, p. 521.

[62] Par exemple, dans le cas où le gouverneur d’un département ordonne la suspension des activités d’un restaurant où sévit une intoxication alimentaire (article 55 de la Loi sur l’hygiène alimentaire de 1947), ou l’abattage du bétail dans une étable où sévit une maladie contagieuse (articles 16 et 17 de la Loi sur la prévention des maladies infectieuses des animaux domestiques de 1951), ou encore lorsque les pompiers détruisent un bâtiment susceptible de propager le feu en cas d’incendie (article 29, alinéa 2 de la Loi sur la lutte contre l’incendie de 1948), la compensation n’est pas requise en vertu de l’article 29, alinéa 3 de la Constitution. Toutefois, il existe des cas où une indemnité partielle est prévue à titre de politique d’indemnisation (article 58 de la Loi sur la prévention des maladies infectieuses du bétail).

[63] Dans les cas cités dans la note précédente, l’intoxication alimentaire, la maladie contagieuse ou l’incendie s’est réellement produit sur le lieu concerné ; l’existence de risques est donc relativement claire. En revanche, dans le cadre de cette crise sanitaire, des réglementations ont également été imposées aux établissements où aucune infection ne s’est réellement produite, ou du moins où l’on ignore si elle s’est produite.

[64] Cela pourrait conduire à la création effective d’une loi sur l’indemnisation par le juge. Certes, il y a eu des affaires dans lesquelles le tribunal a ordonné à l’État d’indemniser de nombreuses victimes, comme dans le cas de la maladie de Minamata (Cour suprême, 15 octobre 2004, Minshū, vol. 58, n° 7, p. 1802), l’hépatite B (Cour suprême, 16 juin 2006, Minshū, vol. 60, n° 5, p. 1997) ou l’amiante (Cour suprême, 9 octobre 2014, Minshū, vol. 68, n° 8, p. 799), mais le nombre de personnes à indemniser, dans cette crise sanitaire, pourrait dépasser de beaucoup celui de ces affaires.

[65] Il sera très difficile pour le tribunal de décider quelles entreprises doivent recevoir la réparation ou non.

[66] Toutefois, la distinction entre la « responsabilité administrative » et l’« indemnisation » n’est pas toujours claire, et les rapports entre les deux évoluent quotidiennement (v. J. Knetsch, Le droit de la responsabilité et les fonds d’indemnisation : analyse en droits français et allemand, Paris, L.G.D.J., 2013, Bibliothèque de droit privé, n° 344-348).

[67] L’observation de M. Mongoin (v. dans ce numéro), selon laquelle « dans de telles situations, qui affectent la population tout entière, le traitement indemnitaire individuel paraît inadapté ; la (bonne) réponse semble devoir être collective et fondée sur la solidarité nationale », pourrait également s’appliquer au Japon. V. également O. Beaud, D. Rebut et C. Broyelle, supra note 1 ; H. Muscat et C. Paillard, supra note 1, p. 291.

[68] On en trouve également en termes de systèmes judiciaire, politique et médical, de situation géographique, de situation sociale, de culture, d’histoire, de caractère national ou encore de sens du sentiment de solidarité entre les citoyens.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité administrative

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par Hervé de Gaudemar - Professeur de droit public, Doyen de la Faculté de droit, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

Le coronavirus consacre, en ce début de XXIe siècle, le règne de l’Administration. Durant cette crise sanitaire, l’Administration a été omniprésente. Écrasante diraient certains, pesante à tout le moins. Certainement pas arbitraire en tout cas. Car l’Administration, si puissante a-t-elle été, est restée derrière les lignes de l’État de droit, celles qui forment pour l’action administrative, dans le régime administratif inhérent au système juridique français, les limites issues des notions de légalité et de responsabilité administratives.

Pendant la crise du coronavirus, les limites de la légalité administrative ont montré une grande élasticité au point qu’il n’a pas été rare d’entendre le reproche d’une domestication de la justice administrative. La réalité est moins polémique. L’assouplissement des conditions de légalité en période de crise fait partie du régime administratif. La Première Guerre mondiale a lancé le mouvement. Il en est né la théorie des circonstances exceptionnelles. C’est dans ce cadre que le Premier ministre s’est d’abord placé pour décider du premier confinement de la population par un décret du 16 mars 2020 qui comportait notamment les visas suivants : « Vu les circonstances exceptionnelles découlant de l'épidémie de Covid-19 ; Vu l’urgence ». Bâtie en toute hâte par des cabinets ministériels exaltés, mais adoptée au sein d’assemblées parlementaires clairsemées, la loi du 23 mars 2020 a ensuite pris le relais en instituant le régime de l’état d’urgence sanitaire. Introduit dans le Code de la santé publique, aux articles L. 3111-12 et suivants, il constitue aujourd’hui encore le socle des mesures nationales de police administrative liées à la situation sanitaire. À la demande du Conseil d’État (avis sur le projet de loi n° 2020-290, du 23 mars 2020 N° Lexbase : L5506LWT), ce régime prévoit notamment une exonération de responsabilité́ des professionnels de santé en cas de dommages résultant de mesures administratives, ainsi que la prise en charge de l’indemnisation des préjudices par l’Office national d'indemnisation des accidents médicaux (CSP, art. L. 3131-20 N° Lexbase : L5647LW3).

Pour garantir leur bonne participation à l’action administrative, les possessionnels de santé ont été protégés. Les préjudices qu’ils sont susceptibles d’occasionner relèvent d’un régime administratif de responsabilité sans faute reposant sur la solidarité nationale. Est-ce à dire que la consécration, du fait la crise sanitaire, du règne de l’Administration pourrait se doubler d’un avènement du règne de la responsabilité administrative ? Le régime de la responsabilité administrative qui s’est bâti par voie jurisprudentielle à l’orée du XXe siècle se montrera-t-il, dans cette hypothèse, suffisamment adapté pour répondre aux enjeux d’une crise sanitaire inédite, qui constitue à ce jour la plus grande pandémie du XXIe siècle ?

La responsabilité administrative liée à la Covid-19 pourra être examinée à la lumière des précédentes crises sanitaires. Nous nous interrogerons ensuite sur le cas spécifique de la campagne de vaccination.

I. Covid-19 et responsabilité administrative à la lumière des précédentes crises sanitaires

À la lumière du passé, on peut facilement mettre en évidence l’existence d’une administration de crise qui repose sur des actions communes aux différentes crises traversées aussi bien d’un point de vue matériel (crises sanitaires, crises environnementales), qu’historique (depuis la grippe espagnole jusqu’à la pandémie de la Covid-19).

Cette administration de crise a des répercussions sur le terrain de la responsabilité administrative, où l’on peut symétriquement déceler un certain nombre d’invariants. Deux principaux peuvent être ici exposés :

  • la carence fautive comme fondement principal de l’engagement de la responsabilité administrative ;
  • la mobilisation de la solidarité nationale à titre complémentaire.

A. La carence fautive

La question de la faute humaine dans la survenue des catastrophes naturelles a été bien balayée sur le terrain philosophique par le débat ayant opposé deux philosophes des Lumières, Voltaire et Rousseau, à l’occasion du terrifiant tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1775. Au hasard mis en avant par le premier pour souligner l’absence de responsabilité s’opposait pour le second celle de l’Homme dans la construction d’une ville de si forte densité en bord de mer.

« Faire ou ne pas faire », là n’est pas la question sur le terrain du droit administratif. La faute de nature à engager la responsabilité administrative peut être tout aussi bien une faute d’action qu’une faute d’inaction. La faute d’inaction, dite aussi carence fautive, est cependant la plus fréquemment invoquée en temps de crise, à l’exception notable de l’affaire de la tempête Xynthia (CAA Nantes, 2e ch., 10 décembre 1999, n° 18NT01531, 18NT01546, 18NT01620, 18NT01621, 18NT01642 N° Lexbase : A89183TH, ministre de la Transition écologique et solidaire, Commune de la Faute-sur-Mer, Association syndicale autorisée de la Vallée du Lay, Consorts M.). Ce sont bien des carences fautives que l’on trouve au cœur des autres grandes crises sanitaires les plus emblématiques de la période contemporaine, qu’il s’agisse du sang contaminé (CE Contentieux, 9 avril 1993, n° 138653, Bianchi N° Lexbase : A9437AMH), de l’amiante (CE, ass., 3 mars 2004, n° 241153 N° Lexbase : A4306DB4), du Mediator (CE, 1e-6e ch. réunies, 9 novembre 2016, n° 393902 N° Lexbase : A0619SGZ et n° 393108 N° Lexbase : A0615SGU et n° 393904 N° Lexbase : A0616SGW) ou encore des prothèses mammaires PIP (TA Montreuil, n° 1800068, 29 janvier 2019 N° Lexbase : A5141YUX).

La carence fautive relève en matière de police sanitaire d’un régime de faute simple. La démarche du juge est très pragmatique : elle consiste à apprécier si l’État a agi comme il devait le faire au regard des connaissances du danger qu’il pouvait avoir.

En vérité, l’appréciation de la carence fautive est particulièrement délicate. À partir de quel délai l’inaction est-elle constitutive d’une faute ? Ce délai est évidemment variable et dépend de l’état des connaissances scientifiques sur les risques encourus, sur la connaissance de ces risques par l'Administration.

Pour prendre des exemples récents, on peut rappeler que le juge administratif a retenu la date du 7 juillet 1999 pour la crise du Mediator. À cette date, l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), informée d'un cas d'hypertension artérielle pulmonaire et d'un cas de valvulopathie cardiaque imputables au benfluorex, aurait dû suspendre le Mediator et le retirer du marché, ce qu'elle a fait seulement dix ans plus tard (CAA Paris, 3e ch., 31 juillet 2015, n° 14PA04082, ministre des Affaires sociales et de la Santé N° Lexbase : A3175NNW ; CE, 1e-6e ch. réunies, 9 novembre 2016, n° 393902, Mme A. N° Lexbase : A0619SGZ). Dans l’affaire des prothèses mammaires PIP, le juge administratif a considéré que cette même agence s'est fautivement abstenue d'agir entre avril 2009 et le 18 décembre 2009 et a engagé la responsabilité de l'État pour carence des services de la police sanitaire (TA Montreuil, n° 1800068, 29 janvier 2019 N° Lexbase : A5141YUX, AJDA 2019, 951, note C. Lantero).

Quelle date retenir pour la Covid-19, sachant que la Covid-19 a été identifiée le 30 janvier 2020 comme une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI) au sens du Règlement sanitaire international (RSI) du 23 mars 2005 ?

Une carence de l’État est-elle décelable ? Des mesures d'urgence sanitaire ont été prises rapidement par le Gouvernement sur le fondement de l'article L. 3131-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L7288L4P, qui autorise le ministre chargé de la Santé, « en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas d'épidémie », à prescrire toute mesure nécessaire pour prévenir et limiter les conséquences sur la santé de la population. Ce régime d'urgence, instauré en 2004, a déjà été mobilisé à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie, par exemple en 2009 lors de l'épidémie de la grippe A (H1N1). La ministre de la Santé de l’époque avait imposé l'organisation d'une campagne de vaccination ainsi que des mesures d'information et de contrôle dans les aéroports.

C’est dans ce modèle que les premières mesures réglementaires se sont inscrites. Plusieurs arrêtés du ministre de la Santé ont d’abord uniquement concerné les personnes ayant séjourné dans les zones atteintes par l’épidémie, c’est-à-dire à Wuhan, en Chine (arrêté du 30 janvier 2020 relatif à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie 2019-nCov N° Lexbase : L2485LXC ; arrêté du 20 février 2020 relatif à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie du virus Covid-19 N° Lexbase : L1671LWS). La logique du confinement individuel n’ayant pas suffi, pour différentes raisons, à enrayer l’arrivée du virus sur le territoire, les textes réglementaires ont ensuite privilégié des mesures plus générales, et non plus seulement individuelles. La liberté de réunion s’est trouvée visée au premier chef avec la multiplication des interdictions de rassemblement (arrêté du 4 mars 2020 interdisant tout rassemblement mettant en présence de manière simultanée plus de 5 000 personnes en milieu clos N° Lexbase : Z01118SP ; arrêté du 9 mars 2020 descendant cette jauge à 1000 personnes N° Lexbase : Z05018SP ; arrêté du 13 mars 2020 la ramenant à 100 personnes en milieu clos ou ouvert N° Lexbase : Z24812SP).

L’épidémie ayant continué à progresser, des mesures plus contraignantes encore ont été prises. Un arrêté du 14 mars 2020 N° Lexbase : Z29840SP a d’abord prévu la fermeture immédiate au public des salles de spectacles, des centres commerciaux, des restaurants et débits de boisson, des bibliothèques et des musées et suspendu l’accueil des bébés, enfants, adolescents et étudiants au sein des crèches, écoles, collèges, lycées et universités. Puis, le Premier ministre, au titre de son pouvoir propre de police administrative générale sur l’ensemble du territoire national (CE Contentieux, 8 août 1919, n° 56377 ; Labonne N° Lexbase : A5793B7P), a édicté le décret n° 2020-260, du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19 N° Lexbase : L5030LW9. C’est par ce décret que le premier confinement a été institué.

Aucune carence ne peut être décelée dans la réaction de l’État en ces premières semaines de crise sanitaire. Et s’il a pu être reproché au Gouvernement par un collectif de médecins de ne pas avoir ordonné de confinement total de la population sur l’ensemble du territoire, sur le modèle de ce qui se faisait en Chine, le juge des référés du Conseil d’État n’y a pas vu une carence grave et manifestement illégale (CE, ord. réf., 22 mars 2020, n° 439674, Syndicat des jeunes médecins N° Lexbase : A03603KK).

Sans doute doit-on raisonner différemment pour le port du masque qui a tardé à être ordonné du fait de stocks insuffisants. Une carence de l’État pourrait être identifiée dans la gestion des stocks ou dans leur utilisation. Elle serait alors fautive et pourrait ouvrir un droit à indemnisation à toute victime qui serait en mesure de prouver un préjudice corrélé à cette carence.

B. La solidarité nationale

La responsabilité sans faute est l’un des marqueurs essentiels de la jurisprudence administrative depuis que le Conseil d’État en a admis le principe dans son arrêt Cames du 21 juin 1895 sur les conclusions du commissaire du Gouvernement Romieu. Elle n’est cependant pas adaptée à la crise de la Covid-19. Si la responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques est, en premier lieu, de manière générale de nature à engager la responsabilité du fait d’actes administratifs légaux en cas de préjudice anormal et spécial, il n’en va pas de même en matière de police sanitaire. En la matière, selon une jurisprudence administrative bien établie (CE Contentieux, 30 juillet 1997, n° 118521, Boudin N° Lexbase : A0619AEN ; CE, 3e-8e ssr., 20 octobre 2014, n° 361686, Sopropêche N° Lexbase : A0629MZC), eu égard aux objectifs de protection de la santé publique, qu’une telle responsabilité sans faute ne peut pas être engagée en l’absence de dispositions législatives expresses en ce sens.

En second lieu, exception faite du cas circonscrit des agents publics et collaborateurs occasionnels, les caractères jurisprudentiels de la responsabilité pour risque ne sont pas susceptibles d’être réunis pour la population dans la crise de la Covid-19. Mais une telle responsabilité se déploie sur le terrain législatif dans le cadre d’un dispositif de solidarité nationale comme dans cela s’est fait dans de nombreuses crises précédentes : sang contaminé, amiante, prothèses mammaires PIP, H1N1, benfluorex, Mediator, etc.

Le législateur a, selon l’explication résultant des travaux préparatoires de la loi n° 2020-290, du 23 mars 2020 N° Lexbase : L5506LWT, admis au sein de l’article L. 3131-20 du Code de la santé publique N° Lexbase : L5647LW3, « l’extension à l’état d’urgence sanitaire des décharges de responsabilité des professionnels de santé et de l’industriel fabricant pour toute prescription médicamenteuse faite en-dehors des indications thérapeutiques lorsque celle-ci est rendue nécessaire par les circonstances. Il prévoit également la réparation par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam) de tout accident médical, affection iatrogène ou nosocomiale, associés à la prise de mesures consécutives à l’état d’urgence sanitaire. »

La clarté de ces propos tranche avec l’inintelligibilité de l’article L. 3131-20 qui procède par renvoi à d’autres articles : l’article L. 3131-20, dispose en effet que : « Les dispositions des articles L.  3131-3 et L. 3131-4 sont applicables aux dommages résultant des mesures prises en application des articles L. 3131-15 à L. 3131-17. Les dispositions des articles L. 3131-9-1, L. 3131-10 et L. 3131-10-1 sont applicables en cas de déclaration de l’état d’urgence sanitaire. » Comprenne qui voudra !

Mais en faisant l’effort qui convient, on comprend par exemple qu’un médecin marseillais, qui administrerait de l’hydroxychloroquine à un porteur de la Covid-19, conformément à la réglementation adoptée dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, ne pourrait voir sa responsabilité engagée (CSP, art. L. 3131-3 N° Lexbase : L9615HZ7).

Il en irait de même, en application de la même disposition, pour le fabricant ou le titulaire d’une autorisation de mise sur le marché (AMM), qui n’aurait pas à indemniser le patient si ce dernier venait à subir un dommage imputable à un médicament utilisé dans le cadre de la crise sanitaire en dehors des indications thérapeutiques ou des conditions normales d’utilisation prévues par son autorisation.

Les professionnels de santé sont donc exonérés de responsabilité par le législateur, qui a également garanti aux victimes d’un dommage dû à la Covid-19 un droit à indemnisation par le jeu de la solidarité nationale. Aux termes de l’article L. 3131-4 du Code de la santé publique N° Lexbase : L9616HZ8, la victime est en droit d’obtenir une indemnisation intégrale des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales imputables à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. L’indemnisation est alors « assurée par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales mentionné à l’article L. 1142-22 ».

Contrairement au droit commun de la responsabilité médicale, la victime n'a pas à démontrer que son préjudice est supérieur à un seuil de gravité : tout préjudice est réparé, quelle que soit l'ampleur des dommages corporels subis. On sait que deux cent cinquante demandes d’indemnisation en lien avec la Covid-19 ont été reçues par l’Oniam mi-septembre 2021. Si les indemnisations devraient être facilitées par un régime plus souple que le régime ordinaire de la responsabilité médicale, les défaillances passées de l’Oniam, soulignées notamment par le rapport public annuel de la Cour des comptes de 2017, n’augurent guère d’un traitement rapide. En se référant aux dossiers de demandes d’indemnisation imputables à la crise sanitaire du H1N1, on peut en effet constater qu’un contentieux s’est noué dans un nombre significatif de cas, les problèmes de causalité étant souvent les plus saillants (CAA Bordeaux, 5 mars 2018, n° 17BX031355 N° Lexbase : A5915XLN ; CAA Nancy, 3e ch., 4 juillet 2017, n° 17NC00649 N° Lexbase : A8567WLU ; CE, 5e ch., 4 novembre 2016, n° 397729 N° Lexbase : A9170SGQ), mais pas seulement.

II. L’impact de la campagne de vaccination sur la responsabilité de l’Administration

A. Une responsabilité de l’État assumée pour les vaccinés

Dans la mesure où la vaccination n’a jamais été imposée, y compris dans le cadre de l’instauration du « passe vaccinal », elle n’entre pas dans le champ de l’article L. 3111-9 du Code de la santé publique N° Lexbase : L8875LH8 sur les vaccinations obligatoires, issu d’une loi n° 64-643, du 1er juillet 1964, qui institue un régime de solidarité nationale dont la gestion est confiée à l’Oniam.

Mais les campagnes de vaccination liées à la Covid-19, à l’instar de la campagne relative à la crise de la grippe A H1N1 qui a été couverte au titre du régime des menaces et crises sanitaires graves, entrent dans le champ de l’article L. 3131-20 du Code de la santé publique N° Lexbase : L5647LW3 sur l’urgence sanitaire.

Le décret n° 2021-10, du 7 janvier 2021, modifiant les décrets n° 2020-1262, du 16 octobre 2020 et n° 2020-1310, du 29 octobre 2020, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de Covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire N° Lexbase : L6523LZM introduit en effet un article 55-1 ainsi rédigé :

« I.- Une campagne de vaccination contre la Covid-19 est organisée dans les conditions prévues au présent article.

Les vaccins susceptibles d'être utilisés sont ceux dont la liste figure en annexe 6. Par dérogation à la procédure prévue à l'article L. 5132-7 du Code la santé publique, ils sont classés sur la liste I définie à l'article L. 5132-6 du Code de la santé publique.

Les vaccins sont achetés par l'Agence nationale de santé publique. Leur mise à disposition est assurée dans les conditions prévues au présent article, à titre gratuit. »

La campagne de vaccination est, par conséquent, même si elle n’est pas obligatoire, couverte par l’Oniam au titre de l’article L. 3131-20 du Code de la santé publique N° Lexbase : L5647LW3 en tant qu’activité de prévention réalisée dans le cadre des mesures d’urgence sanitaire.

Devant l’Oniam, les victimes n’ont pas à démontrer l’existence d’un défaut du produit. Mais elles doivent malgré tout établir un lien entre l’administration du vaccin et le dommage subi. 

B. Une garantie moins assumée à l’égard des fabricants

Un halo de mystère plane sur les contrats anticipés d’achat de vaccins. Pour le vaccin contre la grippe A H1N1 (Rapport Sénat, La grippe A (H1N1) : Retours sur « la première pandémie du XXIe siècle », Commission d'enquête sur la grippe A, 2010 [en ligne]), les contrats conclus par la France prévoyaient que « … le titulaire [le fabricant de vaccin] s’engage à demander l’autorisation de mise sur le marché et à accomplir toute démarche de droit en vue de l’obtenir. Une fois l’autorisation de mise sur le marché obtenue, le titulaire s’acquittera de toutes les obligations du titulaire d’une telle autorisation comme prévu dans le Code de la santé publique, y compris les obligations de pharmacovigilance.

L’administration déclare que l’utilisation des vaccins objet du présent marché ne se fera qu’en cas de situation épidémiologique le nécessitant. Dans ces conditions, les opérations de vaccination de la population seront décidées par la seule administration et seront placées sous la seule responsabilité de l’État.

Dans ce cadre, le titulaire est, en principe, responsable du fait des produits défectueux.

Toutefois, à titre dérogatoire et considérant les circonstances exceptionnelles qui caractérisent l’objet du présent marché, l’État s’engage à garantir le titulaire contre les conséquences de toute réclamation ou action judiciaire qui pourraient être élevées à l’encontre de ce dernier dans le cadre des opérations de vaccination sauf en cas de faute du titulaire ou sauf en cas de livraison d’un produit non conforme aux spécifications décrites dans l’autorisation de mise sur le marché ou, à défaut d’autorisation de mise sur le marché, aux caractéristiques du produit telles qu’elles figurent dans le dossier d’autorisation de mise sur le marché dans l’état où il se trouvait au moment de chaque livraison. »

On peut supposer que de mêmes analogues figurent dans les contrats de commande des vaccins contre la Covid-19 qui ont été conclus par l’Union européenne.

Faisant face à une polémique naissante sur l’exonération des laboratoires de toute responsabilité, la Commission européenne a cru devoir rappeler dans une communication du 24 septembre 2020 que les contrats qu’elle négocie « respectent et protègent pleinement les droits des citoyens, conformément à la directive sur la responsabilité du fait des produits. »

La responsabilité incombant aux producteurs de produits défectueux en application de la Directive (CEE) n° 85/374, du 25 juillet 1985 N° Lexbase : L9620AUT, transposée en France par les articles 1245 à 1245-17 du Code civil N° Lexbase : L0945KZZ, serait donc pleinement applicables aux fabricants du vaccin contre la Covid-19. À ce titre on peut rappeler qu’aux termes de l’article 1245 du Code civil : « Le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime. »

Mais les contrats sembleraient avoir prévu l’institution d’une garantie des fabricants par les États membres de l’Union européenne. Dans la communication précitée du 24 septembre 2020, la Commission européenne a en effet souligné « qu’afin de compenser les risques pris par les fabricants en raison du délai exceptionnellement court pour la mise au point des vaccins, les contrats d’achat anticipés prévoient que les États membres indemnisent le fabricant pour les éventuelles responsabilités encourues uniquement dans les conditions spécifiques définies dans les contrats d’achat anticipés. » Si les contrats d’achat anticipés sont publiés sur le site de la Commission européenne, ils le sont dans une version expurgée qui ne permet pas de prendre connaissance des clauses de garantie des fabricants de vaccin.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité en droit constitutionnel dans le cadre de la Covid-19

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N2377BZ3

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par David Mongoin - Professeur de droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

Une épidémie de pneumonie d’allure virale et d’étiologie inconnue a émergé dans la ville de Wuhan (province de Hubei, Chine) en décembre 2019. Ce nouveau virus, agent responsable d’une nouvelle maladie infectieuse respiratoire appelée Covid-19, s’est propagé de façon exponentielle dans l’ensemble des pays, emportant des effets aussi divers (économiques, sociaux, politiques, juridiques…) que radicaux. Dans le cadre de cette contribution, il s’agira plus spécifiquement de mettre en exergue son « effet papillon » sur la thématique de la responsabilité en droit constitutionnel.

Avant toute chose, il convient de préciser que les mécanismes de responsabilité envisageables s’inscrivent dans un état du droit exceptionnel que l’on a qualifié en France d’« état d’urgence sanitaire ». Celui-ci constitue un dispositif juridique inédit créé par la loi du 23 mars 2020 qui a modifié, sur un plan constitutionnel, le jeu institutionnel, rompant ainsi avec un exercice de l’État que l’on dira, par contraste, normal. Il est certes inspiré de l’état d’urgence de droit commun issu de la loi du 3 avril 1955, que l’on peut désormais qualifier de classique, mais s’en distingue par ses motifs, tenant à une menace majeure pour la santé de la population ; par son régime, bouleversant plus profondément les compétences constitutionnelles ; et surtout par son contenu bien plus restrictif pour les libertés. Les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire ne sont toutefois pas limitées à la gestion de la seule crise de la Covid-19 puisqu’il s’agit de dispositions pérennes, introduites dans le Code de la santé publique (codifié aux articles L. 3131-12 et s. du Code de la santé publique, et qui seront donc susceptibles d’être mobilisées à l’avenir en cas de nouvelles crises sanitaires.

En jouant sur la double signification du terme de « responsabilité », singulièrement en droit constitutionnel (avoir des responsabilités et être responsable), on peut également souligner que la crise sanitaire a été l’occasion de voir apparaître un instrument de gestion spécifique, le Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), dit aussi Conseil de défense sanitaire, puisque cette crise, et la lutte antiterroriste avant elle, a été gérée essentiellement à travers lui. Il s’est ainsi réuni à plus de 40 reprises [1] dans le cadre de la gestion épidémique car il présente de nombreux avantages. Il est très opérationnel, pouvant être réuni rapidement par le chef de l’État qui en est le véritable « patron », puisqu’il décide de l’ordre du jour et des personnes présentes et permet de faire remonter à l’Élysée la prise de décision, ce qui éclipse le Premier ministre, pourtant en charge de coordonner l’action des ministres et des administrations (articles 20 et 21 de la Constitution). De plus, son format restreint et le classement secret-défense de ses délibérations permettent de tenir des échanges plus directs qu’en Conseil des ministres et de limiter drastiquement le risque de fuites. Il a suscité des critiques, à l’instar de celle de Jean-Luc Mélenchon qui a relié le plus finement la question de son existence même à la problématique de la responsabilité en droit constitutionnel. Dans une tribune du 3 novembre 2020, il a ainsi dénoncé un « comité secret » réunissant des participants n’ayant de compte politique à rendre à personne et pointant donc « une situation constitutionnelle tout à fait inouïe avec un pays où l’irresponsabilité constitutionnelle du chef de l’État […] est transférée par le biais d’un Conseil de défense à 4 personnes décisives du Gouvernement, et [où] le Gouvernement en exécutant les décisions du Conseil de défense est lui-même placé hors de toutes responsabilités ». On peut effectivement s’interroger sur l’opportunité d’une pratique institutionnelle accentuant la verticalité du pouvoir sous la Ve République par l’utilisation d’un organe destiné originellement à la défense militaire, mais force est néanmoins de relever qu’un tel organe rentre dans le champ de l’article 15 de la Constitution [2] et que la levée du secret-défense peut toujours être demandée par un juge. Au-delà d’une réelle et problématique concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif, c’est aussi l’affaiblissement du contrôle politique du Parlement qui nous intéressera sur le chapitre de la responsabilité.

À la faveur de cette crise sanitaire, on s’aperçoit que les membres de l’exécutif sont littéralement sur une ligne de crête : d’un côté, accusés de ne pas protéger suffisamment la population, ils voient leur responsabilité pénale engagée en lieu et place de la responsabilité politique du Gouvernement (I) et d’un autre côté, accusés d’abuser de leur pouvoir et notamment de restreindre à l’excès les libertés, est dénoncée la constitution d’un véritable paradigme de l’état d’exception permanent (II).

 I.  La responsabilité constitutionnelle et la Covid

« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. [3]»

Après avoir mis en relief la responsabilité constitutionnelle à la lumière de la Covid (A), il s’agira de présenter les mécanismes d’engagement de la responsabilité constitutionnelle (B).

A. La responsabilité constitutionnelle à la lumière de la Covid

Étymologiquement, le terme « responsabilité » renvoie à « celui qui répond ». Il fait partie de ces termes qui relèvent du fonds commun du droit et que l’on retrouve donc à la fois en droit privé et en droit public. Au sens juridique, désignant « l’ensemble des procédures qui organisent les actions en dommages et intérêts » [4], il emporte un rapport d’imputation. En ce sens, la responsabilité se distingue de ce que Herbert Hart appelle la « responsabilité causale » [5] en ce qu’elle vise à établir une relation entre l’auteur d’une action, et donc possiblement d’une abstention, et un dommage, qui résulte du système juridique lui-même. En droit civil plus particulièrement, c’est une obligation spécifique de réparer un dommage causé par une faute ou dans certains cas déterminés par la loi, et conditionnée par la trinité : faute – lien de causalité – dommage.

À l’imitation du droit privé, la responsabilité politique des gouvernants se présente usuellement comme une « obligation juridique » avec le même lien d’automaticité entre le fait générateur et la sanction et avec cette même idée de réparation ou de punition. C’est donc par analogie avec la notion civiliste de responsabilité qu’on définit la responsabilité politique [6], conduisant à considérer qu’elle « implique l’obligation pour les gouvernants de répondre devant le Parlement des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions selon une procédure déterminée par la Constitution » [7]. Si la responsabilité politique demeure usuellement définie, conformément à la responsabilité en général, comme une obligation juridique, garantie par une sanction, celle-ci a néanmoins pour double particularité d’émaner d’une institution politique, en l’occurrence le Parlement, et de ne pas porter sur un patrimoine. On relèvera, par ailleurs, qu’une telle analogie apparaît assez problématique, car elle doit conduire logiquement à dénier une nature politique à toute forme de responsabilité devant le peuple (responsabilité électorale par le truchement du renouvellement de mandat ou question de confiance posée par le truchement du référendum [8]) dans la mesure où il n’existe pas, rigoureusement parlant, de sanction. Or, dans un régime démocratique, la première forme de responsabilité politique, pour des titulaires de mandats, ne peut s’effectuer pourtant que devant le peuple, nous y reviendrons.

En tout cas, en droit constitutionnel, sont distinguées classiquement deux formes de responsabilité des gouvernants : politique et pénale.

Précisons d’abord que s’il ne peut exister à proprement parler de responsabilité civile, au sens de pécuniaire, des gouvernants dans l’exercice de leurs fonctions, c’est tout simplement « parce qu’il y a une telle disproportion entre la faute politique commise et ses conséquences pécuniaires que l’on ne peut pas faire jouer le mécanisme des misérables patrimoines privés » [9]. Plus profondément, cela tient au caractère largement « objectif » du droit constitutionnel, et plus généralement du droit public, par rapport au caractère plus « subjectif » du droit privé. Les autorités publiques, titulaires non pas de droits subjectifs mais de compétences objectives, agissent ultimement au nom de l’État, induisant que la responsabilité civile de leurs actes et actions lui sont imputables.

Reconnaissons ensuite que la doctrine constitutionnelle ne parvient pas à tenir un discours consensuel sur la frontière entre les deux autres formes de responsabilité : les responsabilités pénale et politique [10]. Cela tient sans nul doute à la nature fondamentalement politique de ce droit, nature brouillant le tracé de la frontière entre la politique et le juridique. Quoi qu’il en soit sur ce point qui mériterait sans nul doute de plus denses développements mais qui seraient ici hors de propos, il ne paraît pas absurde de considérer que la responsabilité politique consiste essentiellement pour une autorité politique à rendre compte de ses actes devant le Peuple, directement ou indirectement, alors que la responsabilité juridique, au sens de juridictionnel, et donc notamment pénale, consiste à rendre des comptes de ses mêmes actes devant la Justice.

Ordonnées à des finalités distinctes, ces deux types de responsabilité n’ont par ailleurs ni le même fondement ni le même champ d’application.

Sur le terrain du fondement, alors que la responsabilité juridique est individuelle (celle de chacun des ministres ou celle du président de la République), en vertu du principe d’autonomie de la volonté individuelle, la responsabilité politique quant à elle est collective, en vertu du principe de solidarité gouvernementale, constitutif du parlementarisme. Ce point mérite la précision suivante : le principe de solidarité gouvernementale, dans le cadre d’un régime parlementaire, conduit à réputer toute décision gouvernementale comme émanant du Gouvernement lui-même et donc imputable à tous ses membres.

Sur le terrain du champ d’application, alors que la responsabilité juridique est censée ne porter que sur la légalité, la responsabilité politique, quant à elle, a vocation à porter sur l’opportunité des décisions politiques [11]. C’est tout le sens de la « responsabilité » dans ce que l’on appelle les démocraties libérales : gouverner, au sens générique, c’est prendre des décisions, mais c’est aussi et indissolublement en rendre compte. Guy Carcassonne rappelait ainsi que « la responsabilité est la première dette du pouvoir » [12], induisant que la responsabilité est le passif qui vient équilibrer, en quelque sorte, l’actif du pouvoir. Nul gouvernant, en tout cas dans le cadre de ces régimes, ne saurait se voir confier une responsabilité, au sens de pouvoir, sans être concomitamment investi d’un devoir, celui d’en assumer la responsabilité, notamment devant celui qui le lui a confié. C’est dire si la responsabilité est essentielle au fonctionnement des démocraties libérales, expliquant d’ailleurs, de façon plus ou moins anecdotique, que dans le délicat exercice typologique des régimes politiques, le discriminant de la responsabilité politique est principalement retenu pour opérer le départ entre les régimes démocratiques et les régimes non démocratiques [13] et, au sein des premiers, pour différencier les régimes parlementaire et présidentiel.

Une fois ce cadre générique tracé, nous pouvons envisager les mécanismes spécifiques d’engagement de la responsabilité constitutionnelle.

B. Les mécanismes d’engagement de la responsabilité constitutionnelle

Il est d’abord possible d’évoquer, mais superficiellement en tant qu’elle se rattache unanimement à la responsabilité administrative [14], la responsabilité pour faute de l’État lui-même, différente de la responsabilité des ministres concernés au nom duquel ils agissent. Juridiquement, une telle action est tout à fait envisageable. La doctrine a d’ailleurs assez largement considéré que la tardiveté et l’insuffisance dans l’adoption de certaines mesures de gestion, à l’instar du manque de masques FFP2 [15], constitueraient un fait générateur plausible [16], et même probable [17], dans la mesure où toute personne physique ou morale (les personnes atteintes par le virus, leurs proches, mais également les victimes collatérales, comme les entreprises dont l’activité a été suspendue avec le confinement), estimant que son dommage est imputable à l’État, pourrait saisir le juge administratif en lui reprochant de ne pas en avoir assez fait (abstention fautive) ou au contraire d’en avoir trop fait (action fautive, notamment en termes de restriction des libertés). L’obstacle majeur sera néanmoins la reconnaissance par le juge d’une telle faute, non pas parce qu’il s’agit d’une « faute lourde » au sens du contentieux administratif, mais parce que le juge devra apprécier l’existence d’une faute de l’État au prisme de cette interrogation : au regard des connaissances objectives sur le danger encouru, l’État a-t-il agi subjectivement comme il devait le faire ? Cette responsabilité sera donc appréciée à l’aune des circonstances exceptionnelles et dans de telles situations, qui affectent par nature la population tout entière, le traitement indemnitaire individuel paraît peu adapté, la moins mauvaise réponse semblant devoir être collective et fondée sur la solidarité nationale.

On peut ensuite évoquer la responsabilité du fait des lois déclarées inconstitutionnelles, puisque cette voie de droit a été tout récemment reconnue par le Conseil d’État par trois arrêts d’Assemblée, Société Paris Clichy et autres, rendus le 24 décembre 2019 (CE, ass., 24 décembre 2019, n° 425981 , CE, ass., 24 décembre 2019, n° 425983 , CE, ass., 24 décembre 2019, n° 428162 ). Le Conseil d’État a en effet reconnu pour la première fois la possibilité d’engager la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées inconstitutionnelles par le Conseil constitutionnel, selon la méthode éprouvée de l’arrêt de revirement-rejet. On peut d’ailleurs discerner dans ces arrêts une authentique modification informelle de la Constitution en ce sens qu’in fine ils ajoutent un alinéa à l’article 62 de la Constitution qu’il serait possible de libeller en ces termes : « En cas d’abrogation d’une loi par le Conseil constitutionnel, cette abrogation peut engager, à certaines conditions, la responsabilité de l’État [18]. » Comme il y a des révisions-conservations en droit constitutionnel – par exemple en 1962 lorsque de Gaulle a entendu changer la constitution (relativement au mode de désignation du président de la République) pour que rien ne change (dans l’interprétation présidentialiste de la Constitution) –, on a ici un bel exemple d’arrêt que l’on peut qualifier de revirement-confirmation : revirement car il y a bien la reconnaissance d’une nouvelle responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles, mais aussi confirmation dans le sens où ce revirement est réalisé à conception institutionnelle et normative constante. En tout cas, si on savait déjà que la loi pouvait mal faire (justification du contrôle de la validité constitutionnelle), on apprend qu’elle peut faire du mal (justification de l’engagement de responsabilité) au regard non seulement des engagements internationaux de la France [19], mais aussi désormais de la Constitution. À lire la doctrine majoritaire, il semble que le Conseil d’État ait ainsi réparé ce que de nombreux auteurs considéraient comme une sorte d’anomalie [20]. Il en allait ni plus ni moins, pour reprendre les termes de la rapporteure publique Marie Sirinelli, que « de l’effectivité des principes de légalité et de responsabilité, inhérents à l’État de droit » [21]. On peut pourtant être réservé devant un État de droit qui prend la forme essentielle d’une soumission exponentielle et irréfléchie de l’État au droit, et s’inquiéter, sous ce nouvel horizon, des conséquences de l’inversion progressive de logique qui, jusqu’alors soucieuse de contrecarrer l’irresponsabilité de la puissance publique, tend aujourd’hui à en présumer la responsabilité (demain « générale et absolue » ?).

Trois conditions viennent en tout cas encadrer ledit principe : tout d’abord, une demande de réparation n’est possible que dans les limites fixées par la décision du Conseil constitutionnel qui peut notamment en exclure le principe ; ensuite, les dommages doivent trouver leur cause directe dans l’application de la loi inconstitutionnelle ; enfin, la demande doit être faite dans les quatre années suivant la date à laquelle les dommages sont connus dans toute leur étendue, selon la règle de la déchéance quadriennale.

Le pas théorique étant franchi, reste à savoir s’il y aura des applications pratiques, notamment dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, car on sait que, faute d’application pratique, la responsabilité sans faute de l’État du fait des lois (ordinaires) avait été légitimement qualifiée par René Chapus de « produit de luxe » et que la solution précitée Gardedieu n’a jamais donné lieu à des applications positives, du fait du faible nombre d’inconventionnalité « relevé » par le juge ordinaire. Un tel exercice prospectif est à l’évidence difficile car si d’un côté, certains éléments laissent à penser qu’il pourrait en aller différemment dans ce cas de figure – et ce pour deux raisons : d’une part, à la différence de la responsabilité sans faute, il n’est pas subordonné à l’existence d’un préjudice grave et spécial ; d’autre part, surtout, à la différence du régime de la jurisprudence Gardedieu, limité par le faible nombre de déclarations d’inconventionnalité, les déclarations d’inconstitutionnalité sont relativement nombreuses, plus de 200 décisions de non-conformité totale ou partielle depuis 2010 – d’autres éléments plaident résolument en sens inverse – et ce, là encore, pour deux raisons : la possibilité pour le Conseil constitutionnel d’en exclure le principe et les conditions drastiques posées par le Conseil d’État, notamment celle du lien de causalité entre l’inconstitutionnalité de la loi et le préjudice invoqué. Pour que ce régime de responsabilité pour faute du Parlement puisse être utilement utilisé dans le cadre de la Covid-19, il faudrait que certaines dispositions législatives relatives à la gestion de la crise sanitaire soient soumises, par la voie de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), à la censure du Conseil constitutionnel et que ce dernier n’exclut pas le principe d’une indemnisation qu’il reviendrait ensuite au Conseil d’État d’apprécier. Même si elle demeure incertaine, cela reste à l’évidence une possibilité, puisque le contrôle opéré dans le cadre d’une QPC porte, a contrario du contrôle a priori de constitutionnalité, non sur la loi elle-même, mais sur son application. Si des personnes ont subi des dommages (pertes financières, préjudices de toutes sortes, etc.) du fait direct de l’application d’une loi jugée inconstitutionnelle, avant son abrogation, elles pourront ainsi en obtenir réparation en saisissant le juge administratif. La difficulté majeure pour les requérants, dans ce cas de figure, sera de prouver que les dommages trouvent leur cause directe dans l’application de la loi déclarée inconstitutionnelle.

Enfin et surtout, il convient d’évoquer la responsabilité constitutionnelle des ministres [22], qu’il s’agisse de leur responsabilité politique collective devant le Parlement, mais aussi de leur responsabilité pénale individuelle devant la Cour de justice de la République. Un glissement se discerne, même s’il lui est antérieur, lors de la crise sanitaire : leur responsabilité pénale (2) tend à se substituer à leur responsabilité politique (1).

1) La responsabilité politique

Sous la Ve République, si l’article 20 de la Constitution de 1958 dispose que le Gouvernement est « responsable devant le Parlement », l’article 50 précise que seul un vote émis par l’Assemblée nationale, soit la chambre basse, peut entraîner la démission du Gouvernement. Une présomption de confiance existe donc au profit du Gouvernement, à charge pour les députés de la renverser… en le renversant ! Armel Le Divellec a pu parler à cet égard de « variante négative du parlementarisme » ou de « parlementarisme négatif » [23].

Trois procédures distinctes d’engagement de la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sont consignées dans l’article 49 de la Constitution. La première est l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou sur une déclaration de politique générale (Const., art. 49, al. 1 ), couramment dénommé « question de confiance ». La deuxième est l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un texte (Const., art. 49, al. 3), couramment dénommé « vote bloqué ». La troisième et dernière est l’adoption d’une « motion de censure » à l’initiative d’un certain nombre de députés (Const., art. 49, al. 2). Une telle adoption contraint le Premier ministre à présenter au président de la République la démission du Gouvernement (Const., art. 50) [24], sanction juridique de la responsabilité politique.

Durant la crise sanitaire, aucune de ces procédures n’a été mise en œuvre. Deux procédures auraient pourtant pu l’être. Le Gouvernement aurait pu engager, à l’Assemblée nationale, sa responsabilité politique sur le vote d’une des lois relatives à l’urgence (Const, art. 49, al. 3 de la Constitution) afin de forcer les députés à ne pas s’opposer à ses projets sinon au prix de sa chute. De même, l’Assemblée nationale, quant à elle, aurait pu soulever une motion de censure qui est à portée d’opposition puisque la signature de 58 députés (un dixième au moins des membres) est suffisante pour son dépôt [25]. Ces deux procédures n’ont pas été activées et cela  tient au fait qu’il s’agit de normes d’habilitation, laissant aux organes qui en sont les destinataires l’opportunité de leur actualisation. L’Assemblée nationale, et singulièrement l’opposition, a dû juger qu’en période d’exception, une certaine unité nationale excluait le recours à la motion de censure, argument pourtant parfaitement réversible.

En tout état de cause, seul l’article 50-1 de la Constitution a été activé. Il dispose que « [d]evant l’une ou l’autre des assemblées, le Gouvernement peut, de sa propre initiative ou à la demande d’un groupe parlementaire au sens de l’article 51-1, faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ». Dans ce cadre, le Premier ministre Jean Castex a prononcé le 1er avril 2021, au lendemain des annonces présidentielles sur le déconfinement, une déclaration au Parlement, suivie d’un débat et d’un vote devant les deux Chambres [26]. Ce débat s’est tenu le matin à l’Assemblée nationale et au Sénat l’après-midi sur le fondement donc de l’article 50-1 de la Constitution qui n’engage pas, au sens négatif du terme, la responsabilité du Gouvernement [27]. Un même débat s’était d’ailleurs tenu le 29 octobre 2020, après l’annonce du reconfinement de l’automne.

Il en découle que le sentiment le plus largement répandu est que cette responsabilité politique équivaut à une irresponsabilité de fait. Il convient pourtant d’éviter de commettre un raisonnement sophistique en tirant argument du fait que l’absence de renversement de Gouvernement prouve que la responsabilité politique ne joue pas, conduisant in fine à conclure à une irresponsabilité politique de fait des gouvernants.

Si l’on considère que la responsabilité politique fonctionne mal, n’est-ce pas aussi parce qu’on l’apprécie mal ? Le critère du bon fonctionnement de la responsabilité politique ne saurait être le seul renversement du Gouvernement, car cela signifierait qu’il ne peut y avoir de responsabilité sans instabilité. On juge trop souvent que la responsabilité politique s’épuise dans la figure du divorce – consommation de la séparation – et non dans la vie commune [28]. Cette « obsession » doctrinale française pour la défiance et la rupture, reflet possible d’une culture politique bien peu consensuelle, trahit finalement l’essence même de la responsabilité politique. S’il est vrai que juridiquement la responsabilité politique désigne la procédure par laquelle il est mis fin unilatéralement à la fonction de l’organe responsable, le fond de la responsabilité politique comporte une signification beaucoup plus profonde que le simple effet de droit qui la sanctionne. Elle désigne dans un régime parlementaire à la fois le lien de solidarité qui unit deux organes, ici le Parlement et le Gouvernement, et qui emporte pour le second l’obligation de rendre des comptes devant le premier, mais aussi le lien de confiance reliant un organe de l’État (ici le Gouvernement) et le peuple, et qui induit pour le premier la nécessité de rendre compte de sa politique devant le second. On peut en effet distinguer un versant positif (rendre compte) et un versant négatif (rendre des comptes) de la responsabilité politique. Dans les deux cas, la responsabilité politique est bien ordonnée à une même finalité, en l’occurrence une sanction, mais au sens d’approbation pour le premier versant (donner sa sanction), et au sens, désormais hégémonique, de punition pour le second (prendre une sanction).

Dans le cas de la crise sanitaire, la responsabilité politique, dans son versant positif, a bien fonctionné. Le Gouvernement a rendu compte de son action à la fois devant le peuple (par le biais des médias traditionnels, des conférences de presse, des interventions solennelles, des réseaux sociaux, etc.), mais aussi devant le Parlement (réponses aux questions écrites et orales, interventions devant les commissions d’enquête, etc.). Pour retenir un exemple plus précis, comme l’Assemblée nationale avant elle, le Sénat a créé une commission d’enquête pour l’évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la Covid-19 et de sa gestion, à la demande du président du Sénat. Les deux rapports parlementaires, qui en ont découlé, ont permis de mettre en lumière certaines défaillances dans la gestion de la crise Covid, notamment un manque d’anticipation et une « gestion chaotique » de la crise en raison de nombreux « manquements ».

Le sentiment qui prévaut néanmoins, notamment à la suite de ces rapports, est un manque de conséquences effectives [29]. Le sentiment de crise de la responsabilité politique gît tout autant dans l’absence d’aboutissement d’une motion de censure [30] – même si un juriste, en tout cas bien sous tous rapports, dira que l’effectivité factuelle relève d’un autre monde que celui de la validité juridique –, que dans son inadéquation à répondre aux besoins d’une société aussi exigeante que défiante. En d’autres termes, dans le cadre de la crise sanitaire, ce n’est pas tant que la responsabilité politique n’a pas fonctionné, c’est que désormais elle ne semble plus suffire : il ne suffit plus de rendre compte de son action (versant positif), il faut rendre des comptes (versant négatif). Cette insuffisance est assurément la cause essentielle de la criminalisation de la vie politique. En effet, le constat de la crise Covid confirme une tendance lourde : l’individu-requérant va rechercher la responsabilité pénale des ministres faute pour l’individu-citoyen d’avoir vu jouer, à tort ou à raison, la responsabilité politique du Gouvernement [31].

2) La criminalisation de la vie politique

Depuis la révision constitutionnelle du 27 juillet 1993, initiée par l’affaire du sang contaminé, les ministres sont, en tant que « membres du Gouvernement », soumis à une « juridiction » spéciale, la Cour de justice de la République (C.J.R.), lorsqu’ils font l’objet d’une action pénale. En effet, cette Cour, et non le tribunal correctionnel, est alors compétente pour les juger en raison « des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions » qui seraient des « crimes ou délits au moment où ils ont été commis » (Const., art. 68-2 ) [32]. Sans revenir sur l’historique de sa naissance, relevons simplement que la création d’une telle Cour, qui a marqué une inflexion sérieuse en criminalisant la responsabilité des ministres, entérinait en un sens l’absence de distinction nette entre responsabilité pénale et responsabilité politique.

En termes procéduraux, il faut, d’abord, un examen par la Commission des requêtes, puis éventuellement la saisine par celle-ci de la commission d’instruction de la C.J.R., et enfin, le cas échéant, le renvoi par celle-ci des ministres devant cette Cour composée aux quatre cinquièmes de parlementaires [33]. La Cour, accusée d’être une justice d’exception et condamnée à brève échéance à la disparition [34], est donc seule compétente pour juger les membres du Gouvernement qui sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, qualifiés de crimes ou délits au moment où ils ont été commis. Les infractions non rattachables avec l’exercice de leurs fonctions sont, quant à elles, du ressort des juridictions pénales de droit commun.

Or, et c’est certainement un des paradoxes institutionnels de ces deux dernières années, rarement une institution promise à la disparition n’aura été autant sollicitée. En effet, la Cour de justice de la République a été saisie, depuis mars 2020, de plus de 150 plaintes contre la gestion de la crise sanitaire par le Gouvernement (pointage fin avril 2021) [35]. Les personnalités politiques ciblées sont, notamment, l’ex-Premier ministre Édouard Philippe, l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn et son successeur, Olivier Véran ou encore le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer, accusé par un collectif d’enseignants (« les stylos rouges ») de ne pas les avoir protégés suffisamment face au virus et qui a saisi la Cour de justice de la République pour « mise en danger de la vie d’autrui », le mardi 30 mars 2021. Neuf plaintes à ce jour, visant notamment l’ancien Premier ministre (Édouard Philippe) et son successeur (Jean Castex), le ministre de la Santé (Olivier Véran) et son prédécesseur (Agnès Buzyn), ont été jugées recevables à l’ouverture d’une information judiciaire pour abstention volontaire de combattre un sinistre, par la commission des requêtes.

D’où vient ce phénomène et de quoi est-il le nom ? Ce qui rend socialement possible ce glissement, c’est assurément cette « envie de pénal », pour reprendre la formule néo-freudienne de Philippe Murray [36]. Cette « envie de pénal » de l’individu engendre une « peur du pénal » du ministre [37] et la dérive de la responsabilité politique vers le « tout pénal ».

Sur un plan plus philosophique, ce phénomène semble fondé sur le principe de raison suffisante (nihil est sine ratione[38] : en toute chose, il y a une cause, ce qui, dans un monde désenchanté comme le nôtre, ne signifie pas autre chose qu’un homme responsable, et donc, par une bien problématique équivalence, coupable. Un tel principe explique en tout cas pourquoi les catastrophes sanitaires, notamment, sont désormais perçues non plus comme étant liées à la contingence, mais liées à des responsabilités humaines et donc imputables à des « responsables », le souvent publics, qui ont par définition faillis.

Si nous délaissons ces considérations que d’aucuns jugeraient certainement extra-juridiques, ce qui rend juridiquement possible ce glissement, ce sont les potentialités miraculeuses nichées dans l’exercice de la qualification juridique des faits. Celles-ci permettent toujours de dénicher, derrière des fautes qualifiables de politiques (mauvaise appréciation des faits, négligence, imprudence…) des délits permettant de mettre en œuvre la responsabilité pénale des membres du Gouvernement. À cet égard, l’infraction la plus mobilisée dans le cadre de la crise sanitaire est le délit d’abstention volontaire de prendre ou de provoquer les mesures permettant de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes prévu par l’article 223-7 du Code pénal , puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Il s’agit en fait d’un délit complémentaire du délit de non-assistance à personnes en danger prévu par l’article 223-6, alinéa 2 du Code pénal. C’est un délit qui n’a presque jamais été appliqué depuis sa création en 1992. Le délit use du terme de « sinistre », ce qui renvoie littéralement et intuitivement à un événement catastrophique naturel, mais une pandémie pourrait assurément être qualifiée tel, dès lors qu’elle concerne une maladie potentiellement mortelle.

Il n’y a pas par nature d’obstacle juridique qui interdise d’appliquer ce délit à des décisions politiques dès lors qu’elles en présentent les éléments constitutifs. La principale difficulté réside dans la caractérisation de l’élément intentionnel. L’article 223-7 du Code pénal punit une abstention volontaire, ce qui signifie que l’auteur doit avoir su qu’un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes était en cours. Cette connaissance doit a priori être certaine au sens où des doutes ou des incertitudes ne devraient pas suffire à l’établir. Mais il faut signaler que la jurisprudence rendue en matière de non-assistance à personne en danger est assez sévère sur ce point puisque la connaissance du danger est établie dès lors qu’il n’était pas possible de se méprendre sur lui ou quand l’auteur ne s’en est pas préoccupé alors que des signes extérieurs auraient réclamé de s’en inquiéter. Cette jurisprudence pourrait être applicable au délit d’abstention de prendre ou provoquer les mesures permettant de combattre un sinistre compte tenu de sa proximité avec le délit de non-assistance à personne en danger. Par exemple, une plainte pénale contre Édouard Philippe et Agnès Buzyn repose sur le fait qu’ils auraient eu « conscience du péril et disposaient des moyens d’action, qu’ils ont toutefois choisi de ne pas exercer ». Pour étayer leur argumentaire, les plaignants s’appuient notamment sur les déclarations d’Agnès Buzyn dans le journal Le Monde du 17 mars 2020 où elle affirme avoir alerté dès le mois de janvier 2020 le Premier ministre, Édouard Philippe, sur la gravité de l’épidémie de coronavirus et lui avoir soutenu que « les élections [municipales] ne pourraient sans doute pas se tenir ».

Que penser de ce phénomène de criminalisation des responsables politiques qui ne concerne d’ailleurs pas seulement les membres du Gouvernement ?

Dans une tribune parue dans Le Monde du 19 avril 2020 intitulée « Les plaintes contre les ministres : l’impasse du pénal », Olivier Beaud a poursuivi sa dénonciation, inaugurée par son livre de 1999 Le sang contaminé [39], d’un glissement de la responsabilité politique vers la responsabilité pénale. Avec la crise de la Covid, on pourrait même pointer, au-delà d’un simple glissement, une véritable substitution, puisque si la responsabilité politique d’un Gouvernement se mesure à l’aune de la politique conduite solidairement, ici ce sont surtout des manquements individuels qui sont mis en exergue. Si un tel phénomène peut se comprendre in abstracto tant il est vrai que l’émergence de la responsabilité pénale vient compenser le vide ressenti par l’absence de mise en œuvre de la responsabilité politique, au sens négatif du terme, elle reste doublement problématique : elle constitue en effet une « impasse juridique » et une « aporie démocratique » [40].

Elle constitue d’abord d’une impasse juridique pour des raisons de stricte technique juridique car elle suppose la réunion de conditions difficiles à remplir : le lien de causalité, notamment, est délicat à prouver, les dispositions du Code pénal étant en principe d’interprétation stricte et la charge de la preuve incombant au(x) plaignant(s). Elle l’est aussi compte-tenu de la composition et du fonctionnement de la Cour de justice de la République. Une fois les plaintes jugées recevables, leur instruction durera des années, tandis que d’autres plaintes pénales viendront se surajouter, notamment celles mettant en cause M. Salomon, Directeur général de la Santé et relevant cette fois du droit commun et des juridictions ordinaires. Bref, l’existence plus que probable de procédures parallèles pour des faits identiques, comme ce fut le cas non seulement dans l’affaire du sang contaminé, mais aussi dans les affaires Pasqua (2010) ou encore Tapie-Lagarde (2015), engendrera les mêmes redoutables difficultés tenant notamment à l’administration de la preuve. En matière de responsabilité des agents de l’administration, puisque la France dispose d’un régime parlementaire, bien que singulier, la théorie du « ministre-écran » s’applique. En effet, dans le cadre du régime parlementaire, contrairement au régime présidentiel, il n’y a pas de relation directe entre l’administration et le Parlement, mais des relations médiatisées par le Gouvernement [41]. S’applique donc ici ce qu’il est possible d’appeler, de façon certes quelque peu facétieuse, la théorie du « ministre-écran », dans la mesure où le ministre sert bel et bien juridiquement d’écran entre le Parlement et l’administration [42]. Dans cette optique, le Parlement n’a pas à demander des comptes à l’administration [43], mais seulement au ministre qui est à sa tête. La règle veut donc qu’un ministre endosse politiquement la responsabilité des erreurs ou des fautes de son administration, afin de garantir la cohésion de l’action de l’État et concomitamment de protéger la neutralité politique de la fonction publique. En un sens, la fameuse formule utilisée dans le cadre de l’affaire du sang contaminé par la ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale du Gouvernement Fabius, « responsable, mais pas coupable » [44], illustre assez justement une telle théorie. Mais cette formule l’invalide, en un autre sens, car elle induit une inversion des positions, en faisant des fonctionnaires l’écran qui protège le ministre du Parlement et des citoyens. À cet égard, est tout à fait symptomatique la place prise par Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, numéro 2 du Ministère de la Santé, qui ne tarda pas à être affublé de l’étiquette de « M. Coronavirus », tout comme le sont les accusations portées contre lui [45]. L’épuisement de la responsabilité politique, réelle ou ressentie, ne saurait conduire à l’exclusivité de la responsabilité personnelle (c’est-à-dire pénale) des hauts fonctionnaires, car cela reviendrait à considérer comme « normal » qu’en cas de grave dysfonctionnement de l’État, ce n’est plus le Parlement, mais un juge d’instruction qui est compétent et légitime pour exiger des comptes de la part des administrateurs. Sur le fondement d’une telle « doctrine », aussi vertueuse qu’elle puisse paraître en première approximation, les gouvernants éluderaient leur propre responsabilité politique, en tant que chefs d’administration. L’avenir nous dira si la crise sanitaire va participer de ce mouvement, qui a déjà été discerné, de substitution de la responsabilité des hauts fonctionnaires ou des entourages ministériels au détriment de celle des gouvernants stricto sensu [46], mais le risque, à ce jour, n’est pas mince.

Cette impasse juridique se double d’une aporie démocratique. Un ministre médiocre – ce que l’on ne saura d’ailleurs que de façon rétrospective – n’équivaut pas à un ministre délinquant. Il n’est pas certain que pénaliser la médiocrité en politique constitue un gain démocratique très appréciable. Dans un régime démocratique, il ne saurait y avoir d’exercice de responsabilités sans engagement de responsabilité. Dans un régime parlementaire, c’est au Parlement d’engager la responsabilité des gouvernants, sans quoi ce sera le peuple qui, par l’élection, fera le gouvernant, mais le juge qui le défera. C’est un modèle possible, mais il faut l’assumer et repenser alors complètement la place du juge (ici ordinaire) dans l’économie du jeu institutionnel. On peut considérer au contraire que la décision politique doit d’abord être jugée dans son ordre et selon sa nature, c’est-à-dire à l’aune de critères ou de considérations politiques et non de considérations juridiques, ou alors pas exclusivement. La responsabilité politique est attachée à une fonction, et plus précisément aux conditions d’exercice d’une fonction gouvernementale et non à une personne, et plus précisément à la commission par ses actes d’une infraction. Puisque l’essentiel des membres du Gouvernement sont encore en fonction, à l’exception de l’ancien Premier ministre M. Philippe, remplacé par M. Castex, et de l’ancienne ministre de la Santé Mme Buzyn, remplacée par M. Véran, c’est aux parlementaires de leur demander de rendre des comptes, le cas échéant en posant une motion de censure. Ce n’est pas parce qu’une motion de censure n’a pas renversé le Gouvernement que l’on peut dire que la responsabilité politique n’a pas fonctionné. On doit donc se méfier de ce glissement qui fait peser sur la responsabilité pénale des promesses non seulement impossibles à tenir, mais également dangereuses. Bref, la responsabilité pénale semble inadéquate pour saisir les fautes de gestion de l’État commises par des autorités ministérielles. La responsabilité politique semble la moins mauvaise solution, complétée par la responsabilité administrative pour indemniser les victimes.

Terminons sur ce point en remarquant que cette menace latente d’engagement de la responsabilité juridique des gouvernants n’est pas sans conséquence sur l’exercice effectif des responsabilités politiques. En découle, de façon générale, une sorte d’axiome politique contemporain : plus il y a de responsables, moins il y a de responsabilité. Il s’agit d’un axiome faussement contre-intuitif puisque l’augmentation des responsables engendre inéluctablement la dilution du principe de responsabilité.

Plus spécifiquement, la conséquence particulière principale a été, semble-t-il, la transformation du principe constitutionnel de précaution [47] en véritable principe de gouvernance politique [48], le politique ayant tendance à se décharger ou en tout cas à fonder strictement ses décisions sur le scientifique (logique de que l’on appellera l’effet paratonnerre) et toute décision politique ayant tendance à remonter le plus haut possible afin de se couvrir (logique de l’effet parapluie) [49].

Cette remontée de toute décision au plus haut sommet de l’État, c’est-à-dire au président de la République, aboutit en France à renforcer l’irresponsabilité puisque le président de la République « n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité » (Const., art. 67), c’est-à-dire pour les actes rattachables à l’exercice de ses compétences, et bénéficie d’une inviolabilité matériellement absolue – couvrant les domaines pénal, civil et administratif –, mais temporairement relative – solidaire du mandat, elle prend fin un mois après son terme – pour les actes détachables de l’exercice de ses compétences. Son irresponsabilité politique de principe n’est tempérée que par deux exceptions : il peut être poursuivi devant la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité (Const., art. 53-2 ) et peut être soumis à une procédure de destitution « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat » (Const., art. 68 ). Dans cette hypothèse, il est jugé par la « Haute Cour » (composé uniquement de parlementaires) qui n’est pas, pour le Conseil constitutionnel, une « juridiction chargée de juger le Président de la République pour des infractions commises par lui en cette qualité », mais « une assemblée parlementaire compétente pour prononcer sa destitution en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat » (Cons. const., décision n° 2014-703 DC, du 19 novembre 2014, Loi organique portant application de l'article 68 de la Constitution ). La crise sanitaire ne modifie en rien cet état de droit et, pour l’instant, une telle procédure de destitution n’a pas été envisagée de façon sérieuse [50]. L’épisode historique de la crise sanitaire est donc loin d’invalider le diagnostic dressé par Bastien François et Arnaud Montebourg : « Tout le problème – la perversité devrait-on dire – de la Ve République est là, dans son incapacité à articuler pouvoir et responsabilité [51]. » Il n’est donc pas possible, ou à tout le moins difficile, de mettre en jeu la responsabilité de celui à qui est précisément imputé la responsabilité de mettre en place un véritable paradigme de l’exception.

II. Le paradigme de l’exception et la responsabilité en droit constitutionnel

« L’ennemi, c’est l’esprit de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit en accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment » [52].

La crise de la Covid a suscité de nombreux écrits de penseurs et d’universitaires, dont certains de juristes qui, n’hésitant pas à briser tous les conformismes et facilités de pensée, ont dénoncé à l’occasion de la crise sanitaire les dérives liberticides d’un pouvoir politique ivre de puissance. On pourra pointer, exemple topique, les errements réflexifs de certains philosophes consacrés, tel Giorgio Agamben, pour qui « une fois le terrorisme épuisé comme justification des mesures d’exception, l’invention d’une épidémie [a pu] offrir le prétexte idéal pour étendre celles-ci au-delà de toutes limites » [53]. Au-delà de cette bouffée de chaleur complotiste gît pourtant assurément de réelles questions avec lesquelles il s’agit de se confronter et notamment celle du danger de l’institutionnalisation de l’exception régulièrement pointé par les juristes [54] et relayé par certains de nos plus éminents philosophes politiques [55].

Mais encore faut-il bien faire le départ entre deux aspects : d’un côté, la dénonciation de l’exception comme étant hors-norme (A) et d’un autre côté le constat d’une institutionnalisation de l’exception, c’est-à-dire d’une situation où l’exception devient la norme (B).

A. La dénonciation de l’exception comme hors-norme

D’un point de vue historique, l’exception est en France irrémédiablement frappée de suspicion, certainement parce que, dans l’ordre des représentations, elle renvoie à l’Ancien Régime : l’exception évoque en effet irrémédiablement le privilège [56]. On s’en aperçoit aisément, par exemple, dans l’équivalence opérée entre justice d’exception et privilège de juridiction qui justifie désormais la disparition de la Cour de justice de la République [57]. S’opère en effet désormais une double dénonciation des privilèges en général et des immunités juridictionnelles en particulier : au nom de la logique égalitariste classique de la démocratie, dans la mesure où elle anéantit toute revendication par quiconque, personne publique comprise, d’un privilège qui revêtirait la forme d’un droit subjectif supérieur, d’un droit d’exception ; et au nom de la tradition libérale plus récente de l’État de droit dont la commune soumission de toutes les personnes, y compris publiques, aux règles juridiques et plus encore aux mêmes règles juridiques, est un des éléments constitutifs. Il ne saurait donc exister un « privilège » ordonné à la protection d’un droit subjectif du gouvernant, mais, au mieux et au plus, à celle de cet intérêt commun des membres de la communauté étatique qui autorisait et légitimait hier encore une intelligence de l’État et de ses exigences, et donc des limites inhérentes aux libertés des individus.

D’un point de vue épistémologique, l’exception est souvent considérée comme un « révélateur », au sens physique du terme, de l’essence d’un objet. Il faut convenir que les juristes n’échappent pas à cette forte attraction, a priori paradoxale. En témoigne, exemple archétypal, Carl Schmitt qui assénait cette formule à la concision toute attique : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. [58] » L’illustre aussi en un sens les sectateurs de la doctrine dite réaliste de l’interprétation qui ne font finalement que s’inscrire sur cette même tendance lourde de l’esprit humain, consistant à s’adosser sur les singularités plutôt que sur les régularités, faisant des cas « limites », par nature exceptionnels, la norme explicative du droit, si on peut le dire ainsi. À l’encontre des sciences sociales qui font « de l’analyse des séries et de l’identification des propriétés types les clés de voûte de [leur] compréhension du monde social » [59], cette approche « scientifique » du droit tire ici un argument en faveur de son autonomie dans cette saisie singulière de l’exception. Une tendance doctrinale peut même se discerner, qui laisse entendre que le droit se définit par ses exceptions, le plus souvent au bénéfice d’une indistinction pourtant fort problématique entre normativité et normalité.

Reste qu’il convient de rappeler que l’exception en droit n’est pas une exception du droit. C’est à la seule faveur d’une confusion entre le principe et la règle (de droit) que l’exception est jugée hors-norme, alors que la règle (de droit) comprend tout à la fois le principe et l’exception [60]. On est presque gêné de devoir rappeler qu’une exception est d’abord une dérogation suspensive à une règle générale. C’est le sens même de l’adage juridique devenu sentence commune : c’est l’exception qui confirme la règle. Cette expression provient de l’expression latine Exceptio probat regulam in casibus non exceptisi (l’exception confirme la règle dans les cas non exclus), souvent raccourcie en Exceptio probat regulam (l’exception confirme la règle). Elle ne signifie pas que l’existence d’une exception confirme la validité d’une règle générale dans la mesure où par nature elle y déroge, mais que l’existence même d’une exception confirme l’existence d’une règle générale, dans la mesure où il ne peut pas y avoir d’exception à une règle qui n’existe pas… On sait d’ailleurs qu’en droit, c’est bien parce que l’exception confirme la règle que prévaut le principe d’une interprétation restrictive des exceptions : Exceptio est strictissimae interpretationis. Enfin, si l’exception ne peut pas exister et être pensée en dehors du principe d’une règle, en revanche, un tel principe peut tout à fait exister et être pensé sans référence à une exception. Il existe en effet, au moins sur le plan théorique, des règles de droit et des droits qui ne tolèrent aucune exception à l’instar des droits dits intangibles ou absolus, au sens d’absous de toute exception.

L’exception entretient donc des rapports singuliers avec la règle de droit que l’on dira, par contraste, « normale », puisqu’elle est tout à la fois inclusive et exclusive : si l’exception est extraite du champ d’application de cette règle de droit normale, elle demeure étroitement subordonnée à cette dernière, qui la conditionne tant dans son existence que dans ses limites :

  • quant à son existence, premièrement, dans la mesure où la compétence d’excepter est une manifestation de la compétence de poser une règle. Si la vulgate interprétative des dispositifs d’exception revient souvent à soutenir qu’ils autorisent à s’écarter de l’ordre normatif ordinaire tant sur le plan procédural que sur le plan du fond du droit, l’analyse des limites qui leur sont opposables offrent une toute autre vue. Les institutions d’exception limitent les écarts par rapport aux normes et ce de deux façons : d’une part en bornant le temps pendant lequel ces écarts sont autorisés, et d’autre part en exigeant une confirmation spéciale selon laquelle les circonstances justifient ces écarts. Cette confirmation spéciale pose une exigence procédurale : l’approbation par un corps politique autre que celui qui exercera ce pouvoir, garantissant que la nécessité éventuelle de s’écarter des normes n’est pas laissée au seul jugement des agents chargés de faire face à la situation d’exception. Ici, c’est le Parlement et lui seul qui peut autoriser l’état d’urgence sanitaire. Elle pose également une exigence substantielle impliquant de prévoir de façon précise dans la loi les conditions concrètes qui doivent se présenter pour autoriser un écart par rapport à la norme. C’est précisément ce que fait la législation française de l’« état d’urgence sanitaire » ;
  • quant aux limites assignées aux restrictions des libertés par le juge, secondement, car elles demeurent largement les mêmes, comme l’a très bien illustré la crise sanitaire par le refus de toute interdiction « générale et absolue » pour mieux privilégier une approche en termes de « proportionnalité », c’est-à-dire une approche que l’on dira classique en matière de libertés publiques, même devenues droits fondamentaux.

Dès lors, de quoi l’exception est-elle le révélateur ?

Ce que révèle l’exception, ce sont surtout les présupposés normatifs et les effets d’orthodoxie des discours qui conduisent à la dénoncer en tant que telle. À cet égard, il devrait aller de soi, mais il semble nécessaire d’y revenir, que dans les systèmes politiques qui ne sont pas ordonnés et structurés par des règles juridiques, les dispositifs juridiques d’exception n’ont tout simplement pas d’objet. En d’autres termes, il ne peut y avoir de régimes d’exception que dans les États de droit. Bien loin d’être antinomiques, les dispositifs juridiques d’exception sont donc d’abord et avant tout des révélateurs de l’idée même d’État de droit, au moins au sens kelsénien du terme. Bien sûr, on assigne désormais à l’expression d’État de droit, au-delà de sa stricte saisie formelle, une dimension axiologique qui est précisément le plus souvent mobilisée pour dénoncer l’écart jugé intolérable entre l’état (réel) du droit et l’État (idéal) de droit. Mais justement, quel contenu donnons-nous et quelle fin assignons-nous à l’État de droit ? Telle est la seule question qui mériterait d’être posée et qui l’est pourtant si peu par les juristes. La fuite en avant des droits subjectifs fait une société de droits, mais certainement pas un État de droit.

Plus encore, on remarquera, notamment à travers ses usages discursifs, que toute exception n’est pas exception ! Si l’on s’en tient aux discours majoritaires des juristes, l’exception en droit prend en effet toujours la forme d’une restriction du droit, en tout cas réputée telle. Lorsqu’une juridiction reconnaît un « droit » nouveau, les juristes ne parlent pas d’une exception, mais d’un progrès, et ce au bras d’une conception que l’on pourrait qualifier de néo-hégélienne. Ce fut le cas, par exemple, quand le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle du « principe de fraternité » dans la décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018, « M. Cédric H. et autre », induisant qu’il en découlait « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». La portée authentiquement exceptionnelle de la décision réside d’ailleurs moins dans le changement d’échelle de la fraternité [61] – la fraternité passant de « valeur » à « principe » constitutionnel – que dans l’extension du domaine de la fraternité, si on nous autorise cette formule houellebecquienne, donc dans un changement de nature. Il s’agit même d’un double changement de nature : un changement, certes encore plus ou moins souterrain de la légitimité du juge, et un changement de nature de l’identité de l’individu. C’est dire que cette décision a pourtant tous les atours d’une « exception ». Une telle jurisprudence illustre en tout cas, pour ce qui nous intéresse ici, que dans les discours des juristes, ce n’est pas tant son rapport à la normalité du droit dont il est question avec l’exception, que son rapport à l’extension des droits.

Encore plus profondément, selon nous, la dénonciation sans mesure de toute exception est le révélateur de ceux qui voient dans l’exception un révélateur de la nature même de l’État. Ce point nous semble, à tort ou à raison, absolument central. Ceux qui pensent, au fond d’eux-mêmes, consciemment ou inconsciemment, c’est-à-dire honnêtement ou par pure posture, que l’état d’exception est un révélateur de l’état de l’État sont souvent les mêmes qui pensent que l’exception permet à l’État d’accomplir pleinement sa nature profonde : oppressive, liberticide, dominatrice, etc. En d’autres termes, il y a le plus souvent une conviction irréductiblement libertaire derrière la dénonciation de l’exception. Cette conviction est le plus souvent viscérale et donc soustraite à la discussion rationnelle tant il est vrai que « ce qui est viscéral est irréfutable », pour reprendre un puissant aphorisme du marcheur de Sils-maria. Beaucoup d’auteurs, et notamment des juristes, évoquent dans leurs écrits la colombe de Kant. Dans l’introduction de la Critique de la raison pure, ce dernier consigne en effet la formule suivante : « La colombe légère qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide [62]. » Même si Kant déploie ici un propos à visée épistémique, cette dénonciation de l’illusion libertaire peut être mobilisé pour se prémunir contre une conception des libertés sans restrictions. En effet, si l’air s’apparente à une résistance au vol de la colombe, elle en est également la condition ; de même, si une restriction s’apparente à une résistance au déploiement d’une liberté juridique, elle en est également la condition de possibilité.

Le discours majoritaire sur l’état d’exception permet de discerner le glissement profond qui s’opère sous nos yeux dans notre représentation de l’État. L’idéologie libérale-étatiste sur laquelle s’est construite le droit français, et singulièrement le droit public, est désormais puissamment concurrencée par l’idéologie libérale-individualiste, anglo-saxonne si l’on préfère. Il en découle une conception renversée de l’État : l’État n’est plus un instrument d’émancipation, mais un instrument de domination. Bourdieu a remplacé Durkheim ! « On nous change notre État », cette formule fameuse de l’un de nos plus illustres publicistes, n’est plus de mise : ce n’est pas tant l’État qui change, ou alors dans l’autre sens, c’est d’abord et surtout notre rapport à l’État.

À l’encontre d’une conception qui validerait a priori la signification et l’apport heuristiques de l’exception, il convient donc de la cantonner dans sa fonction propre : celle de dérogation suspensive et non celle d’instrument critique. Dit différemment, on ne peut critiquer l’état juridique d’exception que par rapport à son genre qu’est l’exception comme on ne peut critiquer la normalité que par rapport à son genre qu’est la normalité. La question du danger de l’institutionnalisation de l’exception est, quant à elle, bien plus sérieuse.

B. Le danger de l’institutionnalisation de l’exception : quand l’exception devient la règle

Pour le dire d’un trait léger, le danger du constitutionnalisme contemporain ne serait plus le coup d’État permanent, mais l’état d’urgence permanent. Si le recours régulier à des dispositifs juridiques d’exception, par-delà les contextes politiques et les cultures juridiques – ce que Bernard Manin a symptomatiquement appelé « le paradigme de l’exception » [63] – dit leur nécessité et donc, en un sens, leur légitimité, la constitution d’un possible « paradigme de l’exception » ne va pas sans soulever de profondes questions [64].

Pour dire les choses de façon grossière, mais peut-être non sans justesse, le jugement porté sur l’exception et son institutionnalisation semble largement décidé par le « geste de pensée » de chaque auteur [65], et plus précisément sur le danger de la toute-puissance de l’État ou au contraire de sa toute-faiblesse.

On pourrait convenir in fine que tout cela procède d’une simple divergence de vue sur la localisation du « lieu » de la menace contre les libertés : ceux qui dénoncent, à l’instar de François Sureau, l’« extase sécuritaire » [66] de l’État liée à l’extension illimitée de ses pouvoirs, singulièrement d’exception, et ceux qui critiquent, à l’instar de Marcel Gauchet, l’extension jugée illimitée des droits des individus et l’évidement de l’État et de ses pouvoirs par l’État de droit. D’un côté donc, ceux qui s’indignent d’une régression des droits et de l’autre ceux qui déplorent leur prolifération, ou dit encore différemment ceux qui consentent à payer un certain prix pour les désordres inhérents au mouvement même de la liberté et ceux qui entendent promouvoir une certaine résistance à ce mouvement, au nom précisément de l’ordre. Les premiers consentent un prix, que les seconds jugeront trop élevé, de désordre public par abus de liberté, les seconds un sacrifice que les premiers jugeront trop élevé de liberté par abus de pouvoir. Tout cela n’est sans nul doute pas totalement erroné, mais ne semble pas suffisant.

Puisque l’on a cité des auteurs précis, on doit d’abord préciser que leurs positions semblent en fait bien moins tranchées qu’il n’y paraît à première vue. En effet, si François Sureau, dans son « tract » roboratif, dénonce l’« État liberticide », c’est pour mieux faire peser ultimement la charge de la responsabilité sur l’individu emmuré dans ses droits. Sauf à l’avoir mal lu, dans sa perspective ce n’est pas l’État qui a changé, mais « c’est le citoyen qui a disparu », « l’idéal des libertés [ayant été remplacé] par le culte des droits » [67]. On discerne donc chez lui des interrogations et un constat que partagent ses supposés adversaires et notamment Marcel Gauchet : une société d’ayants droits peut-elle faire communauté au sens plénier du terme ? Ce qu’il semble donc ultimement dénoncer, c’est l’abolition de la concitoyenneté, celle qui donne toute sa profondeur à la « fraternité » de la devise républicaine (et qui est bien éloignée de la décision du Conseil constitutionnel précitée…) et postule que le citoyen se préoccupe non seulement de lui mais aussi des autres : les autres « moi », c’est-à-dire ses concitoyens ; celui en d’autres termes qui croit pouvoir encore assigner un certain sens et un certain contenu à ce « moi commun » qu’évoque Rousseau dans Du Contrat social [68]. De même, si Marcel Gauchet se révèle être, depuis le début des années 1980, un penseur critique des droits de l’homme, l’objet de ses critiques ne porte pas sur les droits de l’homme en eux-mêmes, mais sur leur élévation au rang de politique [69], ce qui, selon lui, met en crise le régime démocratique contemporain.

Au-delà même de ces précisions, on peut s’interroger sur les limites de cette opposition sur le « lieu » de la menace contre les libertés pour cerner la situation actuelle. En effet, la singularité de notre époque ne vient-elle pas du fait que c’est la faiblesse et même l’impuissance de l’État qui constitue la raison même de son inclination à l’autoritarisme ? Certains éléments sont de nature à offrir une certaine consistance à une telle vue. C’est le cas, par exemple, des restrictions relatives au droit de manifestation qui ont été décidées notamment lors de la crise sanitaire. Si l’État, ne semblant pouvoir (vouloir ?) empêcher des participants usant du droit de manifester de commettre des violences, il est conduit à restreindre le droit de manifester lui-même. Cet exemple particulier pourrait être étendu : les restrictions contemporaines à la liberté d’expression ne trahissent-elles pas autre chose que l’impuissance de la « puissance publique » devant les discours de haine, notamment ceux propagés sur Internet ? Penser un possible autoritarisme de l’impuissance implique assurément un investissement réflexif plus intense que la dénonciation d’un État systématiquement liberticide !

Par ailleurs, certains juristes ne sont-ils pas les victimes, certes parmi bien d’autres, d’une confusion entre l’abaissement du seuil de sensibilité à la transgression des normes et l’augmentation effective des restrictions aux libertés par les pouvoirs publics ? Ce discours de « la violation des libertés », du « règne de l’arbitraire », du « retour de la censure » qui innerve – autant qu’il peut énerver, on l’aura compris – désormais le discours de nombreux juristes n’en est-il pas l’exact reflet ? Les frontières de la « normalité » (au sens d’acceptabilité) se sont considérablement étendues, de par notamment la fréquence accrue des transgressions, creusant l’écart entre l’anciennement « anormal » (censuré) et le nouvellement normalisé (accepté). D’où un effet de loupe donnant une plus grande visibilité à la « sanction », à la « restriction », et à sa perception par nature arbitraire. Ce qui était l’exception (censurable) devient la norme (acceptable) de sorte que la censure devient l’exception, et en tant que telle censurable (il est scandaleux de censurer, ou pour les nostalgiques de Mai 68, interdit d’interdire…). On peut considérer que nous assistons, non pas tant à une augmentation des cas de restriction – par exemple, toute tentative d’entrave à la diffusion d’une production de l’esprit est désormais ipso facto qualifiée de censure –, qu’à une totale délégitimation de celle-ci. Le phénomène marquant qu’aura permis de saisir la crise sanitaire n’est donc pas l’intolérance exponentielle des censeurs envers les libertés, mais l’intolérance grandissante des libéraux envers les limites des libertés. Là encore, il s’agit bien toujours de responsabilité et on peut même avoir la fatuité de penser que l’on est au cœur de sa problématique.

Pour revenir plus précisément sur le danger d’une institutionnalisation de l’exception, c’est-à-dire la situation où l’exception devient la règle, il dépend des significations possiblement assignables au terme de « règle » : d’une part, l’exception peut devenir la règle au sens de mesure, de standard, c’est-à-dire ce qui est courant, répandu ; d’autre part, l’exception peut devenir la règle, au sens de principe, ce qui supposerait, en sens inverse, que le principe puisse devenir l’exception.

Pour s’en tenir à cette dernière acception, deux dangers distincts pointent immédiatement : la régression de l’espace du droit commun, normal, telle qu’elle substitue l’exception à la règle, soit une dénaturation du droit commun [70] ; et l’intrusion des dispositifs, sinon de la logique, de l’exception dans le droit commun, soit une « adultération du droit commun » [71].

Le premier danger désigne donc le risque que la multiplication et la banalisation des exceptions soient telles qu’elles remettent en cause la prééminence de la règle sur les exceptions, c’est-à-dire renversent le rapport logique entre le principe et la dérogation, la règle générale et l’exception particulière : l’exception se substitue à la règle.

Le second danger renvoie, quant à lui, à la tendance par laquelle les exceptions consenties au droit commun sur le fondement de « circonstances exceptionnelles », au sens générique de l’expression, finissent irrémédiablement par s’insinuer dans ce droit commun, comme par contamination : l’exception relativise la règle.

Ces deux dangers sont incontestablement bien réels, même si c’est peut-être moins la constitution d’un possible « paradigme de l’exception » (état du droit) qui doit susciter l’alerte que la récurrence du recours aux dispositifs d’exception qui doit mériter la réflexion (état du monde). Dans cette perspective, on peut s’interroger, pour conclure, sur la pertinence de continuer à raisonner selon le schème sécurité / liberté, c’est-à-dire dans le cadre de la dialectique entre ordre public et libertés individuelles pour l’énoncer dans un langage plus juridique. Au-delà même de son arrière-fond utilitariste [72], et donc en partie illibérale [73], une telle vue se heurte à de lourdes objections et principalement à celle qui fait que traiter des restrictions des libertés sous le sceau de l’exception est un détournement de l’esprit, comme il y a des détournements de pouvoir, dans la mesure où les libertés ne se définissent en droit qu’à travers leur restriction, ou leur condition si l’on préfère un terme moins urticant. En témoigne de façon paradigmatique le libellé de l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Une telle formule peut certes se lire d’abord comme posant le principe que la liberté est la règle (le « pouvoir faire tout ») et la limite (« ce qui nuit à autrui ») l’exception [74], mais elle dit surtout que les libertés ne se définissent juridiquement que par leurs limites. Comme le soulignait Georges Burdeau, l’ordre public ne saurait donc se concevoir comme un cimetière des droits et libertés, mais comme un agencement de ceux-ci, car « si finalement il n’y a pas, sur le plan du droit, contradiction entre l’ordre et la liberté, c’est parce qu’il n’existe que des libertés définies, c’est-à-dire conditionnées par leur usage social, par leur utilisation dans l’ordre » [75]. Bref, en droit positif, il ne saurait exister que des droits négatifs.

 

[1] Ce texte a été actualisé pour la dernière fois au début du mois de septembre 2021.

[2] Cet article dispose : « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale. »

[3] J. de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste.

[4] F. Ewald, « Présentation », Risques, n° 10, avril-juin 1992, p. 12, cité par D. Lochak, « Réflexion sur les fonctions sociales de la responsabilité administrative à la lumière des récents développements de la jurisprudence et de la législation », in Le droit administratif en mouvement, PUF/CURAPP, 1993, note 1, p. 275.

[5] H. L. Hart, « Postscript : Responsibility and Retribution », in Punishment and Responsibility, Oxford, Oxford University Press, 1968, p. 214 et s.

[6] Sur les usages discursifs, voir É. Millard, « La signification juridique de la Responsabilité politique », in Ph. Ségur (dir.), Gouvernants, quelle responsabilité ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Juridiques », 2000, p. 81-100.

[7] Ph. Ségur, La Responsabilité politique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1997, p. 17.

[8] Par exemple, l’abandon de la pratique référendaire dont usait le général de Gaulle a supprimé une forme effective, même si elle n’était pas sans effets pervers, de responsabilité politique.

[9] M. Hauriou, « Introduction à l’étude du droit administratif français », préface à la 5e édition de son Précis de droit administratif et de droit public général, Paris, Librairie de la Société du Recueil général des lois et des arrêts, 1903, p. XXV.

[10] La littérature doctrinale sur la thématique de la responsabilité du président de la République découlant de l’article 68 de la Constitution est assez exemplaire à ce titre : responsabilité pénale pour le plus grand nombre, mais responsabilité politique pour certains, voire responsabilité mixte pour d’autres.

[11] On aurait cependant tort de durcir à l’excès une telle distinction : de la même façon que le contrôle juridictionnel n’est pas dénué de considérations d’opportunité (par exemple dans le choix du juge de l’intensité de son contrôle), le contrôle politique du Parlement n’est pas non plus dénué de considérations de légalité.

[12] G. Carcassonne, La Constitution, introduite et commentée, Paris, Seuil, 11e éd., 2013, p. 25.

[13] La responsabilité politique « constitue l’un des acquis majeurs du constitutionnalisme moderne. Une telle procédure qui permet de mettre fin à l’exercice du pouvoir politique par un homme ou une équipe qui ne jouissent plus de la confiance des gouvernés trace une ligne de clivage réelle entre dictature et démocratie », écrit D. Maus dans son entrée « Responsabilité », in O. Duhamel et Y. Mény (dir.), Dictionnaire constitutionnel, Paris, PUF, 1992, p. 926.

[14] Voir la contribution de notre éminent collègue Hervé de Gaudemar dans ce dossier.

[15] Sur ce point, la carence ne devrait être retenue qu’à partir du moment où il est établi que l’État, c’est-à-dire ici l’organe exécutif, a pris connaissance de la crise sanitaire à venir et a tardé pour agir. Aux dires d’Agnès Buzyn, ancienne ministre de la Santé (JORF, n° 0041 du 18 février 2020), cette date serait celle du 20 décembre 2019.

[16] C. Broyelle, La responsabilité des ministres et de l’État dans la gestion de la crise du Coronavirus, Le Club des juristes, 23 mars 2020, [en ligne].

[17] À chaque grande catastrophe sanitaire a correspondu un recours en responsabilité contre l’État : sang contaminé (CE Contentieux, 9 avril 1993, n° 138653 N° Lexbase : A9437AMH), amiante (CE, Contentieux, 3 mars 2004, n° 241153 N° Lexbase : A4306DB4), Médiator (CE, 9 novembre 2016, n° 393902 N° Lexbase : A0619SGZ ; n° 393108 N° Lexbase : A0615SGU ; n° 393904 N° Lexbase : A0616SGW, 3 arrêts)…

[18] La nature même de la QPC s’en trouve en tout cas modifiée car elle a été originellement conçue comme un pur contentieux de normes, aux enjeux strictement objectifs, visant à faire sortir de l'ordonnancement juridique les dispositions législatives portant atteinte « aux droits et libertés que la Constitution garantit ». À l’origine, il s’agit d’un « procès fait à un acte » (pour reprendre une formule célèbre chez les administrativistes), comme l’illustre le fait que ni l’article 61-1 de la Constitution ni les dispositions de l’article 62 ne font état d'une éventualité indemnitaire. Le contentieux constitutionnel français est donc doté désormais d’une dimension indemnitaire par essence subjective.

[19] CE Contentieux, 8 février 2007, n° 279522 « Gardedieu » N° Lexbase : A2006DUT.

[20] Voir, par exemple, Th. Ducharme, La responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », 2019.

[21] L’auteur remercie Mme la rapporteure pour l’envoi de ses conclusions (publiées à l’AJDA, 2020, n° 1, p. 7 et s.).

[22] Les responsabilités envisagées concernent essentiellement les membres du Gouvernement, mais aussi la députée du Bas-Rhin, Martine Wonner (ex-LREM, membre du groupe Libertés et Territoires à l'Assemblée nationale) contre laquelle l'Ordre des médecins a porté plainte le 7 juin 2021, lui reprochant d’alimenter la désinformation médicale en relayant de fausses allégations sur le Covid-19 (elle a notamment pris position publiquement contre les vaccins à ARN messager, le port du masque et les traitements anti-Covid).

[23] Pour une première évocation, voir Armel Le Divellec, « La chauve-souris. Quelques aspects du parlementarisme sous la Ve République », in Mélanges Pierre Avril, Paris, Montchrestien, 2001, p. 349-362.

[24] Bien sûr, on doit également évoquer, même rapidement, la coutume constitutionnelle qui a posé le principe d’une révocation du Premier ministre par le président de la République. On notera une forme d’individualisation coutumière de la responsabilité politique puisque désormais, en situation de fait majoritaire, chaque ministre est individuellement responsable devant le président de la République (de Jacques Soustelle, démis de ses fonctions en 1960 par le général de Gaulle, jusqu’à Delphine Batho, démise de ses fonctions en 2013 par le président Hollande). On peut faire découler cette coutume d’une disposition expresse de la Constitution (Const., art. 8 ) si l’on fait abstraction des exigences de forme (« sur proposition du Premier ministre »).

[25] Une fois recevable, la motion de censure doit réunir les voix de la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale, soit aujourd’hui 289 voix. En cas d’adoption, le Premier ministre doit remettre au Président de la République la démission de son Gouvernement. Cette procédure n’a abouti qu’une seule fois sous la Ve République, à l’encontre du Gouvernement de Georges Pompidou le 5 octobre 1962. Cet unique précédent demeure néanmoins fâcheux pour les parlementaires dans la mesure où il a immédiatement entraîné la dissolution de la chambre basse.

[26] Dans sa déclaration, il a d’ailleurs eu cette formule symptomatique : « C’est la caractéristique profonde de cette crise ; elle fait appel au sens des responsabilités de tous et de chacun » ; un sens des responsabilités qui n’emportait pas visiblement la nécessité d’engager la responsabilité du Gouvernement devant la représentation nationale.

[27] Cet article dispose : « Devant l’une ou l'autre des assemblées, le Gouvernement peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un groupe parlementaire au sens de l'article 51-1, faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité. »

[28] Denis Baranger dégage l’essence de la responsabilité politique en ces termes ; « Avant d’être une possibilité de censure, c’est une relation de travail positive ; c’est une façon pour un exécutif et une majorité de gouverner ensemble, c’est une façon de se mettre d’accord sur une politique commune et de conduire celle-ci en faisant voter les lois et les budgets nécessaires. C’est un mariage avant d’être un divorce. Or, parce que nous sommes intellectuellement obsédés par le divorce, nous constatons qu’il est rare ; et qu’il y a peu de motions de censure qui aboutissent, peu de gouvernements forcés à la démission par des majorités parlementaires ». D Baranger, « Intervention », in Rapport du groupe de travail sur l’avenir des institutions, Paris, La Documentation française, 2015, p. 519-520.

[29] Cela explique pourquoi la dissolution de la commission d’enquête consacrée à la gestion de l’épidémie de Covid-19 le 27 janvier 2021 a été si vigoureusement critiquée par l’opposition. Le président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale, Damien Abad, fustigeant « un naufrage démocratique », a dénoncé un acte « totalement irresponsable et irrespectueux des droits du Parlement ».

[30] Pierre Avril note finement que « l’idée de gouvernement responsable peut prêter à confusion si on la réduit à ce dispositif procédural, car on risque alors de mettre en doute la pertinence d’un principe que le parlementarisme majoritaire aurait fait tomber en désuétude et qui ne serait plus qu’une fiction. En réalité, c’est parce que le droit s’attache naturellement aux effets qu’il est dans sa vocation de déterminer qu’il ne saisit la responsabilité que sous la forme négative de la sanction, alors qu’il est impuissant à organiser l’objet positif de la responsabilité en matière constitutionnelle, c’est-à-dire les comportements politiques qu’elle implique, au-delà des formes procédurales. » « Responsabilité et accountability », in O. Beaud et J.-M. Blanquer (dir.), La Responsabilité des gouvernants, Paris, Descartes et Cie, coll. « Droit », 1999, p. 87.

[31] Voir A.-M. Le Pourhiet, « La responsabilité publique en France : de l’isoloir au prétoire », Revue générale de droit, 2006, vol. 36, n° 4, p. 529-542.

[32] La saisine peut être double : soit la « personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit » (Const., art. 68-2, al. 2), soit le parquet, et plus précisément le Procureur général près la Cour de cassation.

[33] Pour être plus précis, la procédure de saisine comprend trois étapes : la commission des requêtes, composée de sept magistrats issus de la Cour de cassation, du Conseil d’État et de la Cour des comptes, décide de l’engagement des poursuites. Ce filtre est mis en place afin que le nouveau droit offert aux particuliers ne devienne pas une arme politique contre l’action gouvernementale. La personne qui se déclare victime saisit la commission des requêtes. Cette dernière décide de la transmission de la plainte au procureur général près la Cour de cassation afin de saisir la Cour de justice de la République. Elle peut, à l’inverse, prononcer le classement de la procédure. Si la plainte est déclarée recevable, la commission d’instruction, composée de trois magistrats de la Cour de cassation, procède aux auditions des personnes se déclarant victimes et des personnes incriminées. Elle décide ou non du renvoi de ces dernières devant la C.J.R. La formation de jugement, composée de trois magistrats et de douze parlementaires, se prononce à la majorité absolue et à bulletin secret sur la culpabilité du prévenu puis, en cas de culpabilité, sur l’application de la peine infligée. Son arrêt peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation. En cas de rejet de ses décisions, la Cour doit être recomposée avant de rejuger l’affaire.

[34] La création de la C.J.R. est une proposition du Comité consultatif pour la révision de la Constitution présidé par le doyen Vedel en 1993 et sa disparition, une proposition de la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, présidée par Lionel Jospin en 2012. Dans le projet de loi constitutionnelle du 28 août 2019 (mais non encore adopté à ce jour), il est prévu qu’en raison de suppression de la Cour de Justice de la République, les ministres seront jugés par la Cour d’appel de Paris.

[35] Des modèles de lettres sont même disponibles sur internet et ont été téléchargés plus de 200 000 fois ! Une vingtaine de plaintes, toutes formalisées sur le même modèle, invoquant le crime de génocide, ont été rapidement classées sans suite.

[36] Ph. Murray, « L’envie du pénal », in Essais, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 741-744.

[37] « Si je commence à penser à ma responsabilité personnelle ou pénale, je ne suis pas sûr que je prendrai les décisions dans l’intérêt du pays ! » a précisé le Premier ministre Jean Castex, lors de son audition devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale le 17 novembre 2020. « Je ne vais pas dire que je n’y pense jamais […] – je n’ignorais pas, quand j’ai pris mes fonctions, ce risque et cette réalité avérée –, mais je l’ai intériorisé. Ma seule boussole, c’est l’intérêt du pays », a-t-il conclu.

[38] S’il est possible de discerner des formulations antérieures assez proches, c’est bien Leibniz qui semble le premier formuler ce principe. Il s’agit d’un des grands principes du raisonnement, avec le principe de non-contradiction. Il se ramasse en l’expression latine nihil est sine ratione : rien n’est sans raison. Leibniz désignait Dieu comme « la raison ultime » de toutes choses, la raison pour laquelle quelque chose existe plutôt que rien (quoddité) et existe ainsi plutôt que différemment (eccéité). La formule est entre guillemets car tous les mots sont importants. Il s’agit bien de « La », car on cherche un point d’imputation unique ; une explication monocausale, simple, non pas ici au sens de bête mais d’unique, de la complexité du monde. Il s’agit bien de la « raison » mais dans sa double acception, c’est-à-dire à la fois comme réflexion (la raison-réfléchissante) et la raison comme cause (la raison-causalité). On introduit ici la notion d’« ultime », qui est importante, car ce que cherchent ceux qui ont cette disposition d’esprit est une raison dernière ou première, ce qui renvoie ici à la même chose.

[39] Voir O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité, Paris, PUF, coll. « Béhémoth », 1999.

[40] Voir O. Beaud et J.-M. Blanquer, « Le principe irresponsabilité. La crise de la responsabilité politique sous la Ve République », Le Débat, n° 108, 2000, p. 32 et s. Voir l’ouvrage dirigé par ces deux mêmes auteurs, La responsabilité des gouvernants, Paris, Descartes et Cie, coll. « Droit », 1999.

[41] En se fondant sur le cas anglais, Jacqueline Dutheil de La Rochère décrit une sorte d’échelle de responsabilité en ces termes : « Les fonctionnaires d’un ministère sont responsables devant leur ministre, qui à son tour est responsable individuellement et collectivement – solidaire avec le Gouvernement – devant la Chambre des Communes », dans « Parlement et administration en Grande-Bretagne », in Ch. Debbasch (dir.), Parlement et administration en Europe, Centre de recherches administratives d’Aix-Marseille, Paris, Éditions du CNRS, 1982, p. 37.

[42] Julien Laferrière, pour privilégier un auteur classique, consignait la formule suivante : « C’est le ministre seul qui répond devant le Parlement de la marche de ses services », Manuel de droit constitutionnel, Paris, Domat-Montchrestien, J. Loviton & Cie, 1943, p. 731.

[43] La justification d’un tel contrôle est fondée sur l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui dispose : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Délaissant la démocratie directe pour lui préférer le régime représentatif, c’est assez naturellement à l’organe parlementaire qu’est revenu l’exercice effectif de la fonction de contrôle à l’égard de l’administration.

[44] Cette formule est extraite d’une réponse apportée dans le cadre d’une interview de Georgina Dufoix sur la chaîne de télévision TF1 le 4 novembre 1991 : « Je me sens profondément responsable ; mais pour autant, je ne me sens pas coupable, parce que vraiment, à l’époque, on a pris des décisions dans un certain contexte, qui étaient pour nous des décisions qui nous paraissaient justes. » Elle sera relaxée le 9 mars 1999 par la Cour de justice de la République du crime d’homicide involontaire.

[45] La commission d’enquête du Sénat sur la gestion de la crise sanitaire, dans son rapport, a désigné Jérôme Salomon comme étant le principal responsable de la pénurie de masques à laquelle la France a été confrontée au début de la crise sanitaire. On notera plus précisément que le rapport de la commission d’enquête du Sénat a mis en évidence que « l’analyse de courriels échangés entre la direction générale de la santé et Santé publique France atteste d’une pression directe de M. Salomon sur l’agence afin qu’elle modifie la formulation des recommandations de ce rapport avant sa publication au grand public ». À la suite de ce rapport, le collectif de médecin C19, à l’origine de la plainte déposée en mars 2020 à l’encontre d’Édouard Philippe, Agnès Buzyn et Olivier Véran, a demandé au parquet de Paris en charge du dossier de le faire auditionner par le juge d’instruction et de le mettre en examen.

[46] O. Beaud, « Le transfert de la responsabilité politique du ministre vers ses proches subordonnés », in O. Beaud et J.-M. Blanquer (dir.), La Responsabilité des gouvernants, op. cit., p. 203 et s.

[47] L’article 5 de la Charte de l’environnement dispose : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

[48] Alors qu’à l’origine, il devait constituer un principe pour guider l’action, il semble être devenu désormais essentiellement un principe d’abstention. Une telle dénaturation peut sembler surprenante, mais elle est finalement assez logique car comment adopter des mesures proportionnées face à un risque incertain ?

[49] Sous couvert de légitimation par la science, le processus politique décisionnel se complexifie et les responsabilités s’entremêlent au point que le scientifique soit paradoxalement perçu comme un contrepoids nécessaire aux gouvernants, tout en étant dénoncé pour son manque de légitimité démocratique. Ainsi, en France, le Conseil scientifique Covid-19 a été mis en place le 10 mars 2020 pour permettre au Gouvernement de disposer des dernières informations scientifiques susceptibles de l’aider dans ses décisions : en un peu plus d’un an, 29 avis et 10 notes d’éclairage ou d’alerte ont été rendus, touchant des enjeux aussi divers que la prolongation de l’état d’urgence sanitaire, la tenue des élections ou encore le confinement et la stratégie vaccinale.

[50] À notre connaissance, seul le candidat souverainiste à la future élection présidentielle, Nicolas Dupont-Aignan, s’est demandé fin janvier 2021, lors de ses vœux à la presse, s'il fallait « en arriver à » la destitution d'Emmanuel Macron pour « qu'il cesse de nuire » et de « détruire la démocratie ».

[51] B. François et A. Montebourg, La Constitution de la VIe République. Réconcilier les Français avec la démocratie, Paris, Odile Jacob, 2005 (titre II).

[52] Formule de George Orwell extraite d’une préface inédite de 1945 rédigée pour La ferme des animaux, reprise dans George Orwell, Essais, Articles, Lettres, trad. A. Kief et J. Semprun, Paris, Éditions Ivrea, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 1998, vol. 3 (1943-1945), p. 518 (traduction légèrement modifiée).

[53] Formule extraite de sa tribune publiée dans le journal Il Manifesto « Coronavirus et état d’exception », du 26 février 2020.

[54] Michel Troper relève ainsi que « [L]’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », in S. Théodorou (dir.), L’exception dans tous ses états, Paris, Éditions Parenthèse, coll. « Savoirs à l’œuvre », 2007, p. 175.

[55] Dans un entretien accordé au journal Le Figaro daté du 23 avril 2020, Pierre Manent dénonce, par exemple, le risque de voir cette crise « fournir à l’État une justification permanente pour un état d’urgence permanent ».

[56] Le préambule de la Constitution de 1791 procède à l’abolition des distinctions et énonce qu’il « n’y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les Français ».

[57] On peut peut-être également discerner une réticence quasi naturelle du juriste envers l’exception en ce qu’elle heurte une conviction dogmatique, consciente ou non : avec l’exception, c’est le fait qui décide du droit. Or cela ne peut que déplaire aux juristes qui vivent sur la conviction que c’est le droit qui décide du fait, puisqu’il renvoie aux règles (juridiques) qui doivent dicter les comportements (factuels) des sujets de droit.

[58] C. Schmitt, Théologie politique, I, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1992 [1922], p. 16. Schmitt juge également que « la règle ne vit que par l’exception » (ibid., p. 25).

[59] I. Ermakoff, « Épistémologie de l’exception », Sociétés Plurielles, Presses de l’INALCO, 2017, n° 1, p. 1.

[60] On se reportera à M. Fatin-Rouge Stéfanini et A. Vidal-Naquet (dir.), La norme et ses exceptions. Quels défis pour la règle de droit ?, préf. X. Philippe, Bruxelles, Bruylant, coll. « À la croisée des droits », 2014, et notamment aux propos introductifs d’Ariane Vidal-Naquet, « De l’exception à la règle ou quand l’exception devient la règle ».

[61] Sur la notion, voir notamment S.-Ch. Kolm, La bonne économie. La réciprocité générale, Paris, PUF, coll. « Politique d’aujourd’hui », 1984 ; M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 1993 ; La devise de la République « Liberté, égalité, fraternité », PUF, Paris, coll. « Que sais-je ? » 1997 ; J.-C. Colliard, « Liberté, égalité, fraternité », Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 89-103. Voir, enfin, la « porte étroite » de Michel Borgetto pour l’Association de défense des libertés constitutionnelles dans le cadre des QPC 2018-717  et 2018-718 ], RDLF, 2018, chron. n° 14.

[62] E. Kant, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques I. Des premiers écrits à la Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1980, p. 763-764 (traduction légèrement modifiée).

[63] Voir B. Manin, « The Emergency Paradigm and the New Terrorism », in S. Baume et Β. Fontana (dir.), Les usages de la séparation des pouvoirs, Paris, Michel Houdiard, 2008, p. 135-171. Une version française, sous le titre « Le paradigme de l’exception. L’État face au nouveau terrorisme », a été publiée dans La vie des idées en 2015 [en ligne].

[64] Nous ne ferons ici qu’en évoquer certaines, et ce de façon assurément bien trop superficielle.

[65] Nous reprenons ici certains développements de notre Philosophie du droit, Dalloz, coll. « Précis », 2022.

[66] F. Sureau, Sans la liberté, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2019, n° 8, p. 8.

[67] Ibid., respectivement p. 17 et p. 39.

[68] J.-J. Rousseau, Du Contrat social, livre I, chap. 6, in Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Pléiade », 1964, vol. III, p. 361.

[69] On se reportera à l’article originel de Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique » (Le Débat, n° 3, 1980) repris dans La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002, p. 1-26. Pour suivre l’évolution de sa pensée, on se reportera également à son article « Quand les droits de l’homme deviennent une politique » (Le Débat, 2000, n° 110) également repris dans l’ouvrage précité, et, plus récemment, à l’entretien réalisé avec Valérie Toranian et Jacques de Saint Victor, « Que faire des droits de l’homme ? », Revue des Deux Mondes, février-mars 2018, p. 8-24.

[70] Si la règle peut se déduire de l’exception comme l’exception ne peut se comprendre que par rapport à la règle, on ne saurait assimiler la règle par l’exception qui y contrevient.

[71] F. Sureau, Sans la liberté, op. cit., p. 19.

[72] Utilitariste au moins de deux façons : d’abord avec l’idée, dérivant de l’individualisme méthodologique, que chaque individu est le meilleur juge de ses propres droits et intérêts et ensuite avec l’idée d’utilité et d’un « calcul » des plaisirs et des peines, d’une « proportion » diront les juristes.

[73] « La doctrine utilitaire n’est pas seulement, elle n’est peut-être pas fondamentalement libérale : elle est encore une doctrine autoritaire, qui exige l’intervention consciente et en quelque sorte scientifique du Gouvernement pour réaliser l’harmonie des intérêts », écrit Élie Halévy, dans son Histoire du peuple anglais au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1912, vol. 2, p. 379.

[74] Elle évoque à cet égard la fameuse formule du commissaire du Gouvernement Edmond Corneille, dans ses conclusions sous l’arrêt du Conseil d’État de 1917 Baldy (CE Contentieux, 10 août 1917, n° 59855, Baldy ; conclusions reprises dans H. de Gaudemar et D. Mongoin, Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, vol. 1. 1831-1940, Paris, Lextenso éditions, 2015, conclusions n° 66) : « [T]oute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle, et la restriction de police l’exception. » N’oublions pas néanmoins que cette emblématique formule doit se comprendre non comme un constat dressé par Corneille de l’état du droit positif de son temps, mais au contraire comme une invitation faite au Conseil d’État pour avoir, enfin, quelques égards envers l’individu et ses droits.

[75] G. Burdeau, Les libertés publiques, Paris, LGDJ, 1961, 2e éd., p. 32.

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[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité des établissements accueillant des personnes âgées

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par Nicolas Rias - Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3 Centre de droit de la responsabilité et des assurances – Équipe Louis Josserand

Le 28 Juillet 2022

Les établissements accueillant des personnes âgées, encore désignés sous l’acronyme d’Ehpad – lequel renvoie à « établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes » – sont des structures dont l’activité est soumise aux dispositions du livre 3e du Code de l’action sociale et des familles consacré à l’« action sociale et médico-sociale mise en œuvre par des établissements et des services ». À l’intérieur de ce livre 3e, ils relèvent plus précisément, en tant qu’établissement exerçant une activité soumise à autorisation et non pas à simple déclaration [1], du titre 1er.

Le cadre juridique de l’accueil des personnes âgées par les Ehpad est fixé à l’article L. 311-4 du Code de l’action sociale et des familles, alinéa 2 N° Lexbase : L4862LWY. Il consiste, dans la plupart des hypothèses, dans un contrat de séjour et, de manière résiduelle, dans un document individuel de prise en charge.

Le contrat de séjour est normalement obligatoire lorsque l’accueil de la personne âgée est d’une durée prévisionnelle, en continu ou en discontinu, supérieure à deux mois. La Cour de cassation a eu l’occasion de préciser récemment que la qualification de contrat de séjour était exclusive de la qualification de contrat de louage de chose [2]. Il faut notamment en déduire qu’il n’est pas possible de retenir une qualification distributive de contrat de séjour pour les prestations de prise en charge médico-sociale et de contrat de bail pour les prestations d’hébergement. Cette solution n’est pas sans incidence sur le régime de la responsabilité applicable, notamment en matière de responsabilité du fait des incendies, puisque la présomption pesant sur le locataire est sans objet à l’égard d’une personne âgée hébergée en Ehpad. Il faut toutefois le signaler d’emblée, elle n’a pas d’impact sur le cas particulier de la réparation des dommages causés par la crise sanitaire, dans la mesure où il est généralement admis que le contrat de bail ne met pas à la charge du bailleur une obligation de sécurité autonome [3].

Le document individuel de prise en charge est quant à lui élaboré lorsque la durée du séjour, en continu ou discontinu, est inférieure à deux mois, lorsque l’accueil ne nécessite pas de prestation d’hébergement ou encore lorsque la personne âgée ou son représentant refuse de signer le contrat de séjour [4]. La nature de ce document individuel de prise en charge interroge. En effet, l’article D. 311 du Code de l’action sociale et des familles prévoit qu’il peut – et non doit – être contresigné par la personne accueillie ou son représentant légal. Par suite, contrairement à ce qu’il est parfois soutenu, notamment par certains professionnels du secteur médico-social, il ne semble pas que ce document puisse systématiquement recevoir la qualification de contrat. En réalité, il doit être considéré comme un acte juridique unilatéral qui émane de l’établissement d’accueil et qui peut être, en application des articles 1100 N° Lexbase : L0590KZU et 1100-1 du Code civil N° Lexbase : L0591KZW, créateur d’obligations s’il n’est pas signé par le résident. En revanche, si le résident signe, comme il en a la faculté, le document individuel de prise en charge, la question se pose de savoir si sa nature juridique ne s’en trouve pas modifiée et ne passe de la catégorie des engagements unilatéraux à celle des contrats. La réponse est encore discutée. Cela étant, du fait de l’acceptation du document que le résident exprime à travers sa signature, la qualification de contrat semble pouvoir être retenue.

La lecture des textes spécialement applicables aux Ehpad fait apparaître que s’il existe, en matière de responsabilité, un certain nombre de règles particulières, elles ne concernent cependant que la responsabilité pénale ou la responsabilité administrative à finalité punitive. Ainsi, les articles 313-22 N° Lexbase : L0717KWH et 313-22-1 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L1593LIT érigent en infraction pénale la violation des règles relatives aux modalités d’exercice et de contrôle de l’activité d’accueil des personnes âgées. De même, l’article L. 314-14 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L1818K7H sanctionne d’une amende administrative notamment le fait d’héberger une personne âgée sans avoir conclu un contrat de séjour ou encore le fait de facturer les services rendus sans respecter les règles prévues en la matière.

Pour ce qui est de la responsabilité dont la finalité est de réparer les dommages qui peuvent être causés par les établissements – ou leurs préposés – aux résidents, il convient donc de convoquer le droit commun. Ses modalités d’application peuvent néanmoins soulever quelques difficultés compte tenu de la spécificité de la situation.

Les établissements accueillant des personnes âgées peuvent tout aussi bien être des personnes morales de droit public que des personnes morales de droit privé. Dans le premier cas, l’action en réparation intentée par un résident à raison des dommages qu’il a subis au sein de l’établissement qui l’héberge relève de la responsabilité administrative [5] telle qu’elle a été consacrée par le Tribunal des conflits dans le célèbre arrêt « Blanco » rendu le 8 février 1873 [6]. Cette hypothèse de l’établissement personne morale de droit public ne sera pas développée ici, puisque le thème de la demi-journée est consacré à la seule responsabilité civile à l’exclusion de la responsabilité administrative. Dans le second cas, celui de l’établissement personne morale de droit privé, l’action en réparation relève logiquement des règles de la responsabilité civile. C’est lui qui retiendra ici l’attention.

La crise sanitaire causée par la Covid-19 a été à l’origine, dans les Ehpad, d’essentiellement deux grandes catégories de dommages que sont d’une part la contamination virale des résidents et, d’autre part, l’atteinte à leurs droits fondamentaux provoquée par les mesures de confinement. Certes, d’autres types de dommages en lien avec les Ehpad et susceptibles d’être causés par la Covid-19 peuvent a priori être identifiés. Par exemple, un membre de la famille qui serait contaminé par le virus à l’occasion de la visite de son parent pourrait possiblement chercher à mettre en œuvre la responsabilité de l’établissement. Cependant, outre qu’il s’agit d’un aspect finalement très résiduel de la problématique soulevée, la question pourra, d’un point de vue théorique en tout cas, être assez facilement réglée : en l’absence de contrat conclu entre le visiteur et l’établissement, et face à l’impossibilité de mobiliser le principe général de responsabilité du fait d’autrui [7], seule la responsabilité civile extracontractuelle pour faute pourra éventuellement être activée.

Ces précisions étant faites, la responsabilité des établissements accueillant des personnes âgées sera évoquée à travers les seules hypothèses qui justifient le plus fréquemment qu’elle puisse être recherchée. Ainsi, dans un premier temps, elle sera envisagée sous le prisme de la contamination virale des résidents (I) et, dans un second temps, sous celui de l’atteinte aux droits fondamentaux des résidents (II).

I. La responsabilité consécutive à la contamination virale des résidents

La contamination des résidents par le virus de la Covid-19 pose la question de la nature de la responsabilité que ces derniers sont susceptibles de rechercher à l’égard de l’établissement qui les accueille (A). Une fois cette question réglée, celle de la mise en œuvre de ladite responsabilité vient à se poser (B).

A. La nature de la responsabilité

Il a été vu que l’accueil des personnes âgées dans les Ehpad pouvait se faire dans le cadre juridique d’un contrat de séjour ou d’un document individuel de prise en charge.

Lorsqu’un contrat de séjour a été conclu, la réponse à la question de savoir si la responsabilité encourue au titre de la réparation des dommages liés à la contamination par le virus de la Covid-19 est contractuelle ou extracontractuelle, dépend du contenu dudit contrat. L’existence d’une obligation de sécurité invitera à conclure à la nature contractuelle de la responsabilité. Au contraire, l’absence d’obligation de sécurité invitera à conclure à la nature extracontractuelle de la responsabilité.

L’article L. 311-4, alinéa 2 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L4862LWY consacré notamment au contrat de séjour énonce que celui-ci « […] définit les objectifs et la nature de la prise en charge ou de l'accompagnement dans le respect des principes déontologiques et éthiques, des recommandations de bonnes pratiques professionnelles et du projet d'établissement ou de service. Il détaille la liste et la nature des prestations offertes ainsi que leur coût prévisionnel ». La lecture de cette disposition laisse sans réponse certaine la question de l’existence d’une obligation de sécurité dans le contrat de séjour. Par ailleurs, la consultation du contrat de séjour type mis à la disposition des Ehpad n’est pas d’une plus grande utilité. En effet, le document élaboré par la Fédération hospitalière de France mentionne de sa page 7 à la page 10, l’ensemble des prestations devant être fournies. Il s’agit de : l’administration générale, l’accueil hôtelier, la restauration, le blanchissage, l’animation de la vie sociale, l’accompagnement des actes essentiels de la vie quotidienne ou encore les soins et la surveillance médicale et paramédicale. L’analyse détaillée du contenu de chacune d’entre elles ne permet pas de déceler l’existence d’une obligation de sécurité susceptible de leur être rattachée directement ou même seulement indirectement.

En réalité, c’est dans l’article qui précède, celui consacré à la présentation du contrat de séjour, que la sécurité des personnes accueillies est évoquée. En effet, l’article L. 311-3 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L4910LWR dont l’objet est de présenter l’ensemble des droits reconnus aux personnes séjournant dans les Ehpad énonce : « L'exercice des droits et libertés individuels est garanti à toute personne prise en charge par des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Dans le respect des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, lui sont assurés : 1° Le respect de sa dignité, de son intégrité, de sa vie privée, de son intimité, de sa sécurité et de son droit à aller et venir librement ; […] ».

Peut ainsi être décelée, sur le fondement de cette disposition, une obligation de sécurité mise à la charge des Ehpad. Celle-ci est-elle une obligation légale ou une obligation contractuelle ? La lettre du texte pourrait légitimement amener à privilégier la première hypothèse. Cependant, il est avéré que la jurisprudence n’hésite pas à en faire une obligation contractuelle [8].

Ainsi, il s’en déduit qu’en cas de contamination d’un résident par le virus de la Covid-19 au sein de l’établissement qui l’accueille, la responsabilité de celui-ci peut être recherchée par celui-là sur le fondement contractuel, et donc à l’exclusion du fondement extracontractuel, ce en application du principe du non-cumul des responsabilités [9].

Lorsqu’aucun contrat de séjour n’a été conclu, un document individuel de prise en charge a alors été nécessairement élaboré. Même dans cette hypothèse, la nature de la responsabilité encourue ne semble pas devoir être différente. Certes, en l’absence de lien contractuel, il peut paraître a priori énigmatique de soutenir que la responsabilité de l’Ehpad doit être recherchée sur un fondement contractuel. Cependant, il a été expliqué que ce document individuel, qui a en pratique le même contenu que le contrat de séjour, est constitutif d’un engagement unilatéral de la part de l’établissement accueillant la personne âgée. Or cet engagement unilatéral est, par définition, créateur d’une obligation, laquelle se trouve être soumise, en application des dispositions de l’article 1100-1 du Code civil N° Lexbase : L0591KZW, au régime des obligations contractuelles [10]. Aussi, par analogie avec la jurisprudence rendue à propos du contrat de séjour, il y a lieu de considérer qu’il existe une obligation de sécurité issue du document individuel de prise en charge, obligation de sécurité dont la violation obéit aux mêmes règles que celles qui sont applicables à la violation des obligations contractuelles dès lors qu’elles sont compatibles. Or la responsabilité contractuelle, au-delà de l’obstacle terminologique, semble pouvoir être rationnellement mobilisée en cas de manquement à une obligation issue d’un engagement unilatéral.

Le fondement contractuel de la responsabilité des Ehpad en cas de contamination des résidents étant avéré, reste à déterminer comment cette responsabilité va pouvoir concrètement être mise en œuvre.

B. La mise en œuvre de la responsabilité

Classiquement, pour que la responsabilité contractuelle puisse valablement être mise en œuvre, la triple preuve d’un dommage, d’un manquement contractuel et d’un lien de causalité entre celui-là et celui-ci est exigée.

Dans l’hypothèse particulière qui retient ici l’attention, la question de la caractérisation du dommage ne soulève pas de véritables difficultés puisqu’il suffit, en définitive, de produire un test PCR positif pour, ensuite, en tirer les conséquences juridiques à travers des demandes indemnitaires qui seront formulées en fonction des différents postes de préjudices concernés dans la nomenclature Dintilhac.

Ce qui, en revanche, interroge davantage est sans doute l’établissement du manquement contractuel et du lien de causalité.

S’agissant du manquement contractuel, se pose plus précisément la question de savoir si l’obligation de sécurité dont sont débiteurs les Ehpad est une obligation de moyens ou une obligation de résultat. Il faut, en effet, constater que l’intensité de l’obligation de sécurité n’est pas spécialement précisée à l’article L. 311-3 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L4910LWR. Il ressort de la jurisprudence que l’obligation de sécurité est qualifiée d’obligation de moyens lorsque le dommage subi par le pensionnaire est en lien avec l’exercice de sa liberté d’aller et de venir [11]. Force est en revanche de constater que la jurisprudence n’a pas eu à se prononcer sur la question de l’intensité de l’obligation de sécurité dans le cas où sa violation résulte d’une contamination virale. La réponse reste donc actuellement en suspens et il convient d’apporter les éléments qui pourraient permettre de mettre un terme à l’incertitude. Le critère de la distinction entre l’obligation de moyens et l’obligation de résultat est classiquement fondé sur le rôle actif ou non du créancier de l’obligation. En matière de contamination virale, et pour le cas particulier du virus de la Covid-19, chacun étant censé respecter les gestes barrière décrits par les autorités sanitaires, il pourrait être considéré que les résidents ont une part plus ou moins active dans l’exécution de l’obligation de sécurité des Ehpad. Cela étant, la situation particulière des résidents en Ehpad invite à nuancer fortement le propos. Est-ce à dire que l’obligation de sécurité des Ehpad doit être considérée comme étant de résultat ? Il ne le semble pas. En effet, il a pu être relevé en doctrine que lorsque la prestation principale du débiteur contractuel consiste dans un hébergement ou un accueil, l’obligation de sécurité était généralement constitutive d’une obligation de moyens [12]. C’est la raison pour laquelle il y a tout lieu de penser que l’obligation de sécurité des Ehpad est, s’agissant de la contamination virale de ses résidents, une simple obligation de moyens et non pas une obligation de résultat [13].

Il ressort de la qualification d’obligation de moyens que la responsabilité contractuelle des Ehpad ne pourra valablement être retenue, du point du vue du fait générateur, que si une faute est établie [14]. Reste à déterminer en quoi peut consister la faute reprochée aux Ehpad. À cet égard, il ne semble pas que le débat doive s’éterniser. En effet, il paraît logique de considérer que les Ehpad sont en faute lorsqu’ils n’ont pas respecté les protocoles sanitaires qui ont été arrêtés par les autorités publiques et qui sont applicables dans leurs structures [15]. Par exemple, le non-respect des gestes barrière à l’intérieur de l’établissement, le non-respect des mesures d’entretien collectif des locaux (règles de nettoyage et de ventilation), ainsi que le non-respect des règles de mise à l’isolement, qui sont autant de points très clairement évoqués dans les protocoles sanitaires, peuvent légitimement être considérés comme fautifs. Cela étant, il convient de garder à l’esprit que, pour les contaminations survenues en début de crise sanitaire, la faute des Ehpad sera beaucoup plus difficile à établir : il ne saurait en effet leur être reproché de ne pas avoir respecté ce que personne ne leur avait jusqu’alors demandé de respecter.

Pour ce qui est maintenant du lien de causalité entre la faute de l’Ehpad et la contamination par le virus de la Covid-19 de ses résidents, il doit nécessairement être direct.

L’exigence du caractère direct s’évince des dispositions de l’article 1231-4 du Code civil N° Lexbase : L0616KZT qui énonce que « dans le cas même où l’inexécution du contrat résulte d’une faute lourde ou dolosive, les dommages et intérêts ne comprennent que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution ». Elle signifie, en d’autres termes, selon que l’on sollicite la théorie de la causalité adéquate ou celle de l’équivalence des conditions, que la faute de celui dont la responsabilité est recherchée doit être soit la cause la plus probable de la survenance du dommage, soit l’une des causes parmi bien d’autres de la survenance du dommage. En l’occurrence, quel que soit la théorie de la causalité retenue, l’établissement du caractère direct du lien de causalité ne semble pas devoir constituer un point d’achoppement dans l’activation de la responsabilité des Ehpad. En effet, les protocoles sanitaires sont établis de telle manière qu’ils sont censés sinon anéantir, du moins réduire très sensiblement la propagation du virus. Leur violation constitue donc une cause très probable de contamination et, a fortiori, une cause parmi d’autres. Le lien de causalité direct entre la faute et le dommage peut alors être considéré comme avéré.

Si la contamination des résidents par le virus de la Covid-19 est la première hypothèse pouvant justifier la recherche de la responsabilité des Ehpad, elle n’en est pas pour autant la seule. En effet, la crise sanitaire a parfois pu conduire à ce que soient prises des mesures attentatoires aux droits des résidents, lesquelles peuvent a priori justifier que soit recherchée, là encore, la responsabilité des Ehpad.

II. La responsabilité consécutive à l’atteinte aux droits fondamentaux des résidents

Comme dans le cas précédemment évoqué, la question de la nature de la responsabilité encourue par les établissements qui accueillent des personnes âgées se pose lorsque ces derniers portent atteinte, à travers les décisions qu’ils sont amenés à prendre, aux droits fondamentaux de leurs résidents (A). Et comme dans le cas précédemment évoqué là encore, une fois cette question réglée, celle de la mise en œuvre de ladite responsabilité vient à se poser (B).

A. La nature de la responsabilité

Pas plus qu’il ne le faisait à propos de l’obligation de sécurité, l’article L. 311-4, alinéa 2 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L4862LWY qui, rappelons-le, présente le contrat de séjour ou le document individuel de prise en charge, n’apporte de précisions quant aux droits fondamentaux dont peuvent se prévaloir les personnes âgées accueillies dans les Ehpad. De même, la consultation du contrat de séjour type mis à la disposition des Ehpad n’est pas d’une plus grande utilité. En réalité, là encore, c’est l’article L. 311-3 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L4910LWR qu’il s’avère utile de mobiliser. Il indique en substance que l'exercice des droits et libertés individuels des résidents en Ehpad doit leur être garanti dans le respect des dispositions législatives et réglementaires en vigueur. Les droits fondamentaux qui y sont envisagés sont le respect de la dignité, de l’intégrité, de la vie privée, de l’intimité ainsi que de la liberté d’aller et venir.

Cet article L. 311-3 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L4910LWR a déjà été évoqué à propos de l’obligation de sécurité. Il a été constaté que cette dernière, bien que visée par ledit texte, était de nature non pas légale mais contractuelle, en vertu d’une jurisprudence bien établie. La solution peut-elle être transposée aux droits fondamentaux de la personne accueillie dans un Ehpad ? Autrement dit, le respect des droits fondamentaux constitue-t-il une obligation contractuelle ? Une réponse négative semble devoir s’imposer. En effet, il faut ici garder à l’esprit que, aux termes de l’article 6 du Code civil N° Lexbase : L2231ABA, « on ne peut déroger par des conventions particulières aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs ». Or faire du respect des droits fondamentaux des personnes séjournant en Ehpad une obligation contractuelle, c’est permettre plus ou moins directement, et dans une mesure plus ou moins importante, mais qui ne peut être réduite à néant, de l’aménager. L’article 6 du Code civil ne l’autorise pas. En réalité, comme cela a pu être très clairement rappelé à propos de la liberté d’aller et venir – mais l’affirmation peut être étendue aux autres droits fondamentaux – « si l’établissement doit garantir la sécurité des personnes qu’il accueille, il n’est pas pour autant habilité à prendre des mesures restreignant leur liberté. La liberté d’aller et venir est une liberté fondamentale. Suivant le degré de contrainte que l’on fait peser sur la liberté de mouvement, deux libertés différentes sont susceptibles d’être affectées. Des mesures simplement restrictives de liberté impliquent ainsi la liberté d’aller et venir stricto sensu. Des mesures privatives de liberté, tel l’internement dans une institution psychiatrique, affectent quant à elles la liberté individuelle ou sûreté de la personne. Les restrictions apportées à la liberté d’aller et venir, quelle que soit leur intensité, doivent être légalement prévues et justifiées. » [16]

Par suite, dès lors qu’il n’est juridiquement pas concevable de contractualiser le respect des droits fondamentaux des personnes accueillies dans des Ehpad, une conséquence immédiate semble devoir s’imposer : la responsabilité des établissements concernés, lorsqu’elle est recherchée à raison de la violation des droits fondamentaux de leurs résidents, ne doit pouvoir être envisagée que sous l’angle d’un fondement extracontractuel. Ce sont donc les articles 1240 et suivants du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9 qui ont vocation à être utilement mobilisés en l’occurrence. Reste à s’intéresser aux modalités de la mise en œuvre de cette responsabilité civile extracontractuelle.

B. La mise en œuvre de la responsabilité

Sur le terrain extracontractuel, parmi les différents fondements envisageables de la responsabilité des Ehpad, peuvent être inventoriées la responsabilité pour faute telle que prévue aux article 1240 N° Lexbase : L0950KZ9 et 1241 du Code civil N° Lexbase : L0949KZ8, ainsi que la responsabilité des commettants du fait des préposés, telle que prévue à l’article 1242, alinéa 5 du Code civil N° Lexbase : L0948KZ7. Le premier fondement pourra être activé lorsque l’atteinte aux droits fondamentaux résulte directement d’une décision prise par l’Ehpad lui-même, tandis que le second fondement pourra être utilement mis en œuvre lorsqu’elle procède d’une initiative de l’un de ses salariés.

La mise en œuvre de ces deux régimes de responsabilité est classiquement subordonnée, au-delà des conditions qui leur sont propres, par l’existence d’un dommage, d’un fait générateur et d’un lien de causalité entre celui-ci et celui-là.

Pour ce qui est du dommage, il va consister pour l’essentiel dans un préjudice moral qui découlera de l’atteinte soit à la liberté d’aller et de venir, soit au respect de la vie familiale. En effet, le rapport du défenseur des droits consacré aux droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad [17] a pu mettre en évidence que la crise sanitaire liée à la Covid-19 a été à l’origine d’atteintes manifestes à ces deux prérogatives essentielles reconnues à tout sujet de droit. Les limitations de sortie et les restrictions de déplacement au sein des Ehpad (accès au jardin, aux salles communes) ont incontestablement entravé la liberté d’aller et venir des résidents, ce dont certains se sont d’ailleurs plaints auprès du défenseur des droits. De même, des entraves à la vie privée et familiale ont pu être constatées du fait de la limitation des visites dans les Ehpad. De plus, lorsque des visites étaient admises, les conditions dans lesquelles elles étaient organisées n’étaient pas satisfaisantes, certains ayant pu avoir l’impression, selon le défenseur des droits, d’aller visiter au parloir une personne détenue. Il n’est pas contestable que ces atteintes aux droits fondamentaux ont généré, pour ceux qui les ont subies, un préjudice moral qui présente les caractères requis pour pouvoir être indemnisé à savoir qu’il est certain, personnel et légitime.

Cela étant, l’existence d’un préjudice réparable ne suffit pas à justifier l’engagement de la responsabilité civile de celui dont il est prétendu qu’il en est à l’origine. Encore faut-il qu’il soit possible d’imputer à ce dernier un fait générateur. Il a été déjà précisé que c’est la responsabilité du fait personnel de l’Ehpad et la responsabilité du fait de ses préposés qui pouvaient, a priori, être utilement mobilisés dans l’hypothèse envisagée.

S’agissant de la responsabilité du fait personnel, celle-ci est conditionnée par une faute directement commise par l’Ehpad. Se pose alors la question de savoir en quoi peut précisément consister, dans le contexte particulier de la crise sanitaire, cette faute à l’origine d’une atteinte aux droits fondamentaux des résidents.

La réponse à apporter est pour le moins délicate. Ce qu’il semble possible ici de soutenir est que toute décision prise par un Ehpad qui entrave les droits fondamentaux d’un résident ne sera pas fautive si l’atteinte portée est valablement justifiée par des impératifs de protection sanitaire, peu important à cet égard que la charte des droits et libertés de la personne accueillie ne soit pas respectée [18]. Autrement dit, l’existence ou non d’une faute va dépendre du caractère proportionné, au regard de l’objectif poursuivi, de l’atteinte aux droits fondamentaux résultant d’une décision d’un Ehpad.

Or il ne faut pas se le cacher, l’appréciation du caractère ou non proportionné de l’atteinte est lui-même problématique, du moins lorsque ladite atteinte résulte de décisions prises en début de crise sanitaire, à un moment où les connaissances scientifiques sur le virus n’étaient pas suffisamment précises pour arrêter des règles parfaitement adaptées.

En réalité, il semble possible de soutenir qu’une faute d’un Ehpad sera très difficile à établir lorsque l’atteinte a été subie au début de la crise sanitaire. L’absence de connaissances scientifiques précises et le nombre extrêmement élevé de décès journaliers dans les établissements concernés justifiaient, à cette époque-là, que des mesures drastiques soient prises notamment au nom de la sécurité sanitaire des résidents.

En revanche, la faute sera plus facile à caractériser lorsque la décision attentatoire aux libertés a été prise alors que la crise sanitaire s’était installée depuis un certain temps, de sorte qu’il n’est plus nécessaire de céder aux sirènes d’un « principe de précaution renforcé ». Le contrôle de proportionnalité sera en tout cas effectué selon des critères plus exigeants. C’est ce qui ressort très clairement d’un arrêt du Conseil d’État en date du 3 mars 2021 [19], aux termes duquel il a été décidé à propos de l’interdiction de sortie préconisée par le ministère de la Santé, laquelle présente un caractère général et absolu, qu’elle « ne peut manifestement pas être regardée comme une mesure nécessaire et adaptée et, ainsi, proportionnée à l’objectif de prévention de la diffusion du virus. En effet, apparaissent désormais compatibles avec la sécurité de l’ensemble des résidents et du personnel de l’établissement, selon la décision du responsable de celui-ci et dans les conditions qu’il définit, notamment des sorties de résidents ayant été vaccinés, ce en fonction de la taille de l’établissement, de la nature de la sortie envisagée, du taux de vaccination des résidents et des personnels ou encore de la proportion constatée des nouveaux variants au niveau départemental ou infra départemental et accompagnées de l’application de mesures de protection renforcée lors du retour dans l’établissement. Par suite, les requérants sont fondés à soutenir que cette prescription qui porte une atteinte grave à la liberté d’aller et venir est manifestement illégale. »

Il est à noter que les directives du ministère de la Santé précisent qu’il appartient à chaque directeur d’Ehpad de prendre des mesures proportionnées après consultation non seulement des résidents et de leur famille mais également des personnels concernés. Il n’y a donc pas, en la matière, sur le plan national, de règles uniformisées dans les Ehpad. Par suite, un choix inapproprié dans les mesures décidées au niveau d’un établissement est facilement envisageable et la possibilité par ce dernier de commettre une faute attentatoire aux droits fondamentaux des résidents s’en trouve renforcée.

À titre d’illustration, pourrait être considéré, à l’heure actuelle, comme constitutif d’une faute engageant sa responsabilité, le fait pour un Ehpad de continuer à interdire les visites, le fait de contraindre les résidents à demeurer dans leur chambre et de les empêcher ainsi de se rendre dans les salles de vie communes, ou encore le fait de contraindre les résidents à accepter la vaccination.

S’agissant de la responsabilité des commettants du fait des préposés, la faute commise doit être celle non pas du responsable mais celle du subordonné. Par suite, un Ehpad qui aurait adopté un protocole sanitaire parfaitement adapté, s’il échappe à sa responsabilité du fait personnel, n’échappe pas pour autant, nécessairement, à la responsabilité des commettants du fait de ses préposés. La raison en est que, particulièrement dans le contexte de la crise sanitaire où des injonctions contradictoires sont parfois formulées, il n’est pas à l’abri d’une décision personnelle et inappropriée de l’un de ses salariés, susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux des résidents. Dans ce cas, l’Ehpad devra en répondre.

Enfin, la troisième et dernière condition devant être satisfaite pour pouvoir engager la responsabilité civile extracontractuelle d’un Ehpad est celle relative au lien de causalité entre le fait générateur – fait personnel ou fait du commettant – et le dommage dont réparation est sollicitée – l’atteinte aux droits fondamentaux du résident. Ce lien de causalité doit classiquement être direct et certain. En l’occurrence, les deux caractères exigés pourront être assez aisément vérifiés, aucune difficulté juridique liée à la particularité des atteintes aux droits fondamentaux survenues dans le cadre de la crise sanitaire n’ayant vocation à se manifester.

Compte tenu de ses très nombreuses répercussions préjudiciables, la crise sanitaire liée à la Covid-19 a très logiquement été l’occasion de susciter de nouveaux questionnements en droit de la responsabilité civile. En tant qu’acteur de la vie sociale prenant en charge des personnes extrêmement vulnérables face à la Covid-19, les Ehpad ne sont naturellement pas restés en dehors du champ de la discussion. Si les dommages causés au sein de ces établissements peuvent être assez aisément identifiés, leur prise en charge sur le fondement de la responsabilité civile sera loin d’être facile à obtenir, l’obstacle principal étant celui de la caractérisation d’une faute sur laquelle se concentrera très certainement l’essentiel du débat juridique qui se tiendra devant une juridiction saisie d’une action en réparation.

 

[1] CASF, art. L. 312-1, 6° N° Lexbase : L4824MBB.

[2] Cass. civ. 3, 3 décembre 2020, n° 19-19.679.

[3] Cass. civ. 3, 29 avril 1987, n° 84-10.558, publié au bulletin N° Lexbase : A8203AA3, Bull. civ. III, n° 90, R.T.D.Civ. 1988, p. 149, obs. Ph. Rémy ; Cass. civ. 3, 8 avril 2010, n° 08-21.410, publié au bulletin N° Lexbase : A8203AA3, Bull. civ. III, n° 73.

[4] CASF, art. D. 311 N° Lexbase : L8301LB3.

[5] Par exemple : CAA Paris, 1re ch., 19 septembre 1989, n° 89PA00259 N° Lexbase : A9683A87.

[6] T. confl., 8 février 1873, n° 00012.

[7] L’accueil des personnes âgées dans les Ehpad se fait dans un cadre contractuel ou dans un cadre qui peut lui être assimilé. Or il est connu que le principe général de responsabilité du fait d’autrui découvert dans l’arrêt n° 89-15.231, dit « Blieck », rendu par l’assemblée plénière de la Cour de cassation le 29 mars 1991 N° Lexbase : A0285AB8 (Bull. civ. n° 1) ne peut valablement être activé lorsque la prise la charge de la personne concernée à un fondement contractuel (Cass. civ. 1, 15 décembre 2011, n° 10-25.740, F-P+B+I N° Lexbase : A2912H8D, Bull. civ. I, n° 220).

[8] Cass. civ. 1, 16 avril 1996, n° 94-14.660, publié au bulletin N° Lexbase : A8514ABX.

[9] Sur la règle du non-cumul des responsabilités, voir par exemple : Cass. civ., 11 janvier 1922, GAJC, Coll. Grands Arrêts, Dalloz, 12e éd., 2008, n° 181 ; Cass. civ. 2, 26 mai 1992, Bull. civ. II, n° 154 ; RTD civ. 1992. 766, obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 1, 28 juin 2012, n° 10-282.

[10] Article 1100-1 du Code civil N° Lexbase : L0591KZW : « Les actes juridiques sont des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit. Ils peuvent être conventionnels ou unilatéraux. Ils obéissent, en tant que de raison, pour leur validité et leurs effets, aux règles qui gouvernent les contrats. »

[11] Par exemple : C.A. Montpellier, 1re ch., sect. D, 8 avril 2014, n° 12/05267 N° Lexbase : A9344MIW ; C.A. Montpellier, 1re ch., sect. D, 25 novembre 2014, n° 12/06581 N° Lexbase : A0600M4Y.

[12] F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, F. Chénedé, Droit civil. Les obligation, Coll. Précis, Dalloz, 12e éd., 2018, n° 856.

[13] La qualification d’obligation de résultat serait d’ailleurs extrêmement sévère pour les établissements accueillant des personnes âgées dès lors que par définition, la maîtrise de la propagation d’un virus est par nature aléatoire, quand bien même toutes les précautions ont été prises et respectées.

[14] Si l’obligation avait été qualifiée de résultat, le seul fait qu’un résident soit contaminé aurait permis d’établir le manquement contractuel, et donc, le fait générateur de responsabilité contractuelle. 

[15] Par exemple : protocoles sanitaires élaborés par le ministère des Solidarités et de la Santé du 13 mars 2021 et du 19 mai 2021.

[16] Cl. Lacour, « La liberté d'aller et venir en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes », in Alzheimer, étique et société (sous la dir. de F. Gzil et E. Hirsch), Coll. « Espace éthique - Poche », Erès, 2012, p. 365 et s.

[17] Défenseur des droits, « Rapport : Les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en EHPAD », 2021 [en ligne].

[18] La charte des droits et libertés de la personne accueillie, mentionnée à l’article L. 311-4 du Code de l’action sociale et des familles N° Lexbase : L4862LWY, est annexée à l’arrêté du 8 septembre 2003.

[19] CE, 3 mars 2021, n° 449759 N° Lexbase : A66304IE.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité civile des « entrepreneurs » en cas de contamination par la Covid-19

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N2381BZ9

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par Ohsawa Ippei - Professeur à l’Université Senshu, Tokyo, Japon

Le 28 Juillet 2022

1. Objet. – Notre intervention a pour but d’esquisser les fondements et conditions de la responsabilité de l’employeur et des établissements d’accueil pour personnes âgées. Ce thème large peut se décliner en diverses problématiques. [1] Nous nous concentrerons ici sur la responsabilité des entreprises privées envers leurs employés et des établissements privés envers leurs usagers [2] en cas de contamination par la Covid-19. Dans un objectif de simplification, cette intervention utilisera le terme « entrepreneur » comme notion qui englobe l’employeur et l’établissement.

En effet, c’est littéralement au quotidien que l’on est confronté, que ce soit dans les actualités télévisées ou les journaux, à des cas de foyer (cluster) dans un bureau, une usine ou un établissement pour les personnes âgées. Alors qu’il n’existe à l’heure actuelle aucun jugement des tribunaux concernant la responsabilité civile des entrepreneurs [3], il est possible que, dans un futur proche, celle-ci soit invoquée au cours d’un litige et devra donc être appliquée.

2. Les régimes applicables. – Une contamination par la Covid-19 peut entraîner de graves conséquences, dont le décès ou des séquelles, lesquelles sont rattachées à la catégorie des dommages corporels. Lorsque ce dommage est causé à l’occasion du travail ou au sein de l’établissement, les deux régimes de la responsabilité civile, à savoir la responsabilité contractuelle et celle extracontractuelle, peuvent s’appliquer.

Il faut ajouter quelques précisions afin d’esquisser les grandes lignes du système de responsabilité et d’indemnisation.

Comme cela est relevé fréquemment dans la littérature comparative franco-japonaise, il faut souligner en premier lieu que le droit japonais adopte le principe de « cumul » des deux responsabilités. En d’autres termes, la victime peut choisir le régime sur lequel elle fonde sa demande en réparation. Dans la plupart des cas, la victime choisira d’invoquer la responsabilité contractuelle, surtout lors d’un accident du travail, puisque le droit japonais de la responsabilité extracontractuelle exige en principe une faute du responsable (article 709 du Code civil japonais), et une faute de l’employé pour retenir la responsabilité de l’employeur (article 715, alinéa 1er du même code). De plus, la responsabilité du fait des choses, c’est-à-dire sans faute, est limitée aux dommages causés par le fait d’« un ouvrage élevé sur le sol » (article 717 du même code). C’est pourquoi notre intervention se concentrera sur la responsabilité contractuelle.

En second lieu, il nous faut prêter attention à la différence entre les deux pays concernant le système de l’indemnisation de l’accident du travail et l’influence de cette différence sur la réparation par le droit de la responsabilité. En droit japonais, la prestation des accidents du travail est forfaitaire et ne couvre pas l’intégralité des préjudices subis par la victime. Cependant, la victime peut également agir contre son employeur en alléguant la responsabilité civile contractuelle ou extracontractuelle pour obtenir la réparation des préjudices subis non couverts par l’indemnisation des accidents du travail (article 84, alinéa 2 de la loi sur les normes de travail [Rodo Kijun Ho]). La responsabilité civile vient ainsi compléter l’arsenal à la disposition de l’employé pour obtenir la réparation des préjudices subis.

3. Les caractéristiques de la Covid-19 et la responsabilité civile. – Pour mettre en œuvre le droit de la responsabilité contractuelle, les caractéristiques de la Covid-19 nous invitent à réfléchir aux conditions et aux effets de son application.

La première spécificité qui vient en tête lorsqu’on pense à la Covid-19 est sa forte transmissibilité. Un contact « normal », proche et sans masque, entre des personnes peut facilement entraîner la transmission du virus, et une personne infectée, même si elle est asymptomatique, peut le transmettre aux autres. C’est pourquoi il est souvent difficile de reconstituer l’itinéraire de la contagion, c’est-à-dire de vérifier quand, dans quelle situation et par qui un patient a été infecté. Cela concerne, sur le terrain du droit de la responsabilité, évidemment le lien de causalité, mais aussi le manquement au contrat, puisque cette forte transmissibilité oblige à prendre des mesures préventives contre la contamination, lesquelles peuvent faire l’objet d’une obligation contractuelle dans le cadre du contrat de travail et d’installation de l’établissement des personnes âgées.

De plus, si l’infection au Covid-19 peut à elle seule entraîner un résultat très grave, la présence de certains facteurs contribue à aggraver l’état de maladie : l’âge, l’obésité, le tabagisme, par exemple. Lorsque la victime présente un ou plusieurs de ces facteurs, la question se pose de savoir si le responsable doit assumer l’intégralité des préjudices subis par la victime.

I. Manquement au contrat

4. Annonce. – Lorsqu’infectée au sein de l’établissement ou pendant le temps de travail, la victime peut invoquer un manquement à l’obligation de sécurité de l’entrepreneur. En effet, il ne fait aucun doute que l’entrepreneur est obligé de prendre des mesures préventives contre la transmission du virus, dans le cadre de son obligation de sécurité. Toutefois, cette obligation ne couvre que certains des risques, ce qui nous amène à envisager un élargissement de sa responsabilité.

A. L’obligation de sécurité

5. L’origine de l’obligation de sécurité. – L’insuffisance de mesures préventives peut constituer le manquement à l’obligation contractuelle de sécurité. Quant à la responsabilité de l’employeur, en premier lieu, cette obligation envers l’employé a été admise par la jurisprudence dès les années 1970 [4], avant de faire l’objet d’une reconnaissance législative par l’article 5 de la loi du contrat du travail en 2007. Quant à la responsabilité des établissements d’accueil de personnes âgées, en second lieu, nonobstant l’absence de disposition spéciale, la pratique et la doctrine admettent unanimement l’obligation de l’établissement de protéger la vie, la santé ou les biens de leurs résidents. Ainsi, l’entrepreneur peut être responsable de son manquement aux mesures protectrices.

6. L’obligation de sécurité comme obligation de moyens. – La limite du recours à l’obligation de sécurité réside dans le fait que la jurisprudence ne l’admet que comme une obligation de moyens [5]. En d’autres termes, même si l’entrepreneur accomplit son devoir, il est possible que le risque ne disparaisse pas. En outre, il y a des risques qui ne sont pas couverts par l’obligation de sécurité.

Certes, lorsque l’entrepreneur ne prend que des mesures « matérielles », telles que l’installation de ventilateurs ou de cloisons, cela pourra facilement être considéré comme un manquement à l’obligation de sécurité. Cependant, pour éviter la contamination, il faut aussi adopter des comportements adéquats par l’ensemble des personnes concernées : ouvrir les fenêtres pour ventiler, se désinfecter les mains, porter un masque, manger son repas sans parler avec ses collègues, etc. Lorsque l’entrepreneur a incité ou obligé les employés à appliquer ces mesures, il pourra être exonéré de sa responsabilité contractuelle même si les mesures ne sont pas mises en œuvre par les employés, dans la mesure où il a fait de son mieux pour éviter la contamination. En effet, la jurisprudence a refusé d’admettre la responsabilité d’un employeur dans un accident routier causé par une faute de son employé, au motif que l’employeur n’a pas à supporter le risque d’une violation par son employé d’un « devoir établi par les lois qui doivent être respectées par tous les conducteurs » [6]. Si les gestes barrières sont considérés comme un devoir « général », l’employeur peut compter sur les comportements adéquats des personnes concernées.

De plus, même si, pour éviter la propagation du virus dans l’établissement ou dans le bureau, il est souhaitable que les employés ne se rendent pas dans les bars ou restaurants ni ne mangent avec leurs amis et collègues, l’employeur n’a pas le pouvoir de contrôler leurs comportements hors du temps de travail. Alors qu’il est possible que l’employeur soit responsable, par exemple s’il a demandé à son employé malade de venir au bureau, il n’est pas responsable des comportements à risques des employés en dehors de leur temps de travail.

Ainsi, ce ne sont pas tous les risques qui sont supportés par l’obligation de sécurité de l’entrepreneur. Cependant, la pandémie nous invite à faire peser les risques nés d’un contexte professionnel sur l’employeur, puisque le travail « sur site » constitue en elle-même un risque pour les employés, et qu’il ne semble pas suffisant d’obliger l’employeur à minimiser le plus possible les risques dans le lieu de travail.

B. Vers une responsabilité renforcée de l’employeur ?

7. L’obligation d’adopter le télétravail. – En période de pandémie, le risque d’infection à la Covid-19 apparaît dès qu’il y a un contact avec d’autres personnes. Même si l’employeur prend le maximum de mesures pour éviter une infection sur le lieu de travail, le risque reste présent. En revanche, si le télétravail est adopté, le risque d’infection dans le cadre de travail disparaît. Peut-on alors en déduire que l’employeur est obligé d’adopter le télétravail ?

En effet, au Japon, alors qu’il a été recommandé par l’État dans cette crise sanitaire, le télétravail n’a jamais été rendu obligatoire, même durant l’état d’urgence. Au début de la crise, en avril 2020, de nombreuses entreprises, principalement les grandes entreprises, ont opté pour le télétravail, mais, malgré cela, le télétravail ne s’est pas bien développé au Japon. La nécessité ou l’efficacité de travailler « sur site » a souvent été invoquée pour rejeter le recours au télétravail. Est-il donc possible de sacrifier la santé des employés pour la nécessité ou l’efficacité du travail, et le cas échéant, dans quelle situation ?

En considérant l’impératif de protéger la vie et la santé humaine, on pourra difficilement admettre un risque superflu. En d’autres termes, l’employeur manque à son obligation contractuelle de sécurité lorsqu’il ordonne de travailler au bureau alors qu’il y a d’autres manières raisonnables et plus sécurisées de travailler, notamment le télétravail. Cependant, l’évaluation de ce manquement sera particulièrement délicate.

De toute évidence, on ne peut pas exclure le cas où les employés doivent venir sur le lieu de travail, en se préparant au risque d’être infecté.

8. Vers une obligation de résultat de sécurité ? – Lorsque l’infection d’un employé a été causée « sous le contrôle de son employeur » [7], l’employé peut obtenir l’indemnisation des accidents du travail, même si l’employeur a rempli son devoir de sécurité (article 7, alinéa 1er, 1° de la loi de l’indemnisation des accidents du travail). Le système de cette indemnisation est une sorte d’assurance, financée en totalité par la prime d’assurance payée par l’employeur (article 31 de la loi de la perception de la prime de l’assurance de travail) [8]. Cependant, comme nous l’avons déjà indiqué, cette indemnisation est forfaitaire et ne couvre donc pas l’intégralité des préjudices subis par l’employé. Même si l’employeur a pris les mesures les plus adaptées, le risque d’infection à l’occasion du travail est partagé par l’employeur et l’employé.

Est-ce que cette solution se justifie ? Certes, comme le risque de la contamination à la Covid-19 est présent dans toutes les activités sociales, on ne peut pas vivre sans ce risque. De la sorte, on pourra penser que l’employé doit assumer ce risque, au moins celui qui est considéré comme « suffisamment réduit », car le travail est indispensable pour la vie sociale. En revanche, on pourra aussi mettre en doute cette solution, puisque, lorsque l’employé est obligé de se rendre sur le lieu de travail pour la nécessité de ses fonctions, c’est-à-dire pour le profit de l’employeur, une indemnisation intégrale est nécessaire. Dans ce contexte, on pourra envisager, à l’avenir, l’obligation contractuelle de sécurité comme une obligation de résultat [9].

Pour la mise en œuvre de la responsabilité contractuelle, il faut également établir le lien de causalité.

II. Le lien de causalité

9. Difficulté de reconstituer les chaînes de transmission de la Covid-19. – En ce qui concerne le lien de causalité, on peut se heurter à plusieurs difficultés liées aux caractéristiques de la Covid-19. En effet, depuis le début de cette crise, les autorités japonaises ont consacré beaucoup de ressources, surtout humaines, pour reconstituer les chaînes de transmission du virus dans de très nombreux cas, ce qui a contribué à mettre en lumière les situations ou les comportements à risque [10]. Cependant, il est toujours difficile d’identifier l’itinéraire précis. Comme la transmission du SARS-Cov-2 est très simple, il y a de multiples possibilités de voies de contamination, car il y a des risques « partout » dans notre vie sociale. De plus, la durée d’incubation du virus, qui est de quelques jours avant de présenter des symptômes, vient augmenter cette difficulté.

10. Pratique de l’indemnisation des victimes d’accidents du travail. – En ce moment, l’indemnisation des accidents du travail, dont s’occupe l’Office de l’inspection des conditions de travail, rattaché au ministère du Travail et de la Santé, se heurte à cette difficulté en raison du fait que l’indemnisation des accidents du travail est allouée pour la blessure, la maladie, l’infirmité et le décès causé « à l’occasion du travail » (article 7, alinéa 1er, 1° de la loi de l’indemnisation des accidents du travail). Alors que l’infection dite « traditionnelle », c’est-à-dire celle des personnes qui s’occupent des services médicaux, est présumée causée par leur travail par un arrêté d’application de la loi sur les conditions de travail (annexe 1-2), il faut une évaluation « au cas par cas » pour les autres catégories d’employés.

Pour cette évaluation, le ministère du Travail et de la Santé a présenté plusieurs principes [11] selon lesquels l’indemnisation est allouée lorsque le service d’un employé présente un haut risque d’infection alors que son activité hors travail n’en présente pas, même si la chaîne de transmission n’est pas clairement établie. En suivant ces principes, l’Office a déjà admis une indemnisation au profit d’employés non-médicaux [12].

11. La jurisprudence concernant le cas d’infection par le virus de l’hépatite B à la suite de la vaccination de masse. – En effet, ces principes posés par le ministère s’inspire, nous semble-t-il, de la jurisprudence concernant le cas d’infection par le virus de l’hépatite B à la suite de la vaccination de masse des enfants pendant les années 1960 et 1970 [13]. La Cour suprême y a constaté le lien de causalité en affirmant que « le risque d’infection par le virus de l’hépatite B était généralement bas pour les enfants à cette époque, sauf en cas d’utilisa­tion successive de la même seringue sans changement d’aiguille lors de la vaccination » et qu’« il n’y avait que des risques généraux et abstraits pour la victime en dehors de la vaccination ». En d’autres termes, le juge pourra constater le lien de causalité en vérifiant la probabilité de chaque source possible.

Cette manière de déterminer le lien de causalité pourra se généraliser, mais elle pourrait se heurter à des difficultés s’il y a plusieurs sources concrètes d’infection.

12. Plusieurs possibilités concrètes. – Comme la Covid-19 peut se propager facilement, le risque d’infection est omniprésent dans notre vie quotidienne. Il est donc possible que le juge ne puisse pas déterminer une seule chaîne de transmission, lorsque plusieurs sources concrètes sont envisageables. Dans ce cas, le juge devra-t-il nier alors le lien de causalité entre l’infection et toutes les causes possibles ?

Alors que la jurisprudence garde le silence, selon la majorité de la doctrine le lien de causalité entre le résultat et chaque cause possible pourra être retenue dans la mesure où les risques concrets se cumulent pour aboutir au résultat. Cependant, la difficulté se trouve dans la justification de la solution, car on considère traditionnellement que le lien de causalité est constaté en principe lorsque l’équivalence des conditions (but-for test [14]) est remplie. Comme nul ne nie que le bon sens exige d’admettre le lien de causalité, cette solution s’expliquera par l’existence du danger qui peux causer en lui-même un dommage [15].

Ainsi, la présence d’une autre cause possible de contamination ne suffit pas à écarter le lien de causalité, lorsque le manquement invoqué par la victime est suffisamment dangereux pour causer l’infection.

Reste à savoir si l’entrepreneur responsable doit assumer la réparation de tous les préjudices causés.

III. La réparation (réduite ?) des préjudices

13. Une société de « partage des charges ». – Même si l’entrepreneur est qualifié de responsable des préjudices causés aux employés ou aux résidents de l’établissement, il est possible que sa responsabilité soit réduite. Le texte du Code civil japonais ordonne clairement l’exonération ou la réduction partielle de la responsabilité contractuelle, lorsqu’« une faute du créancier a contribué à l’apparition du préjudice ou à son aggravation » (article 418) [16].

De plus, en l’absence même de tout fondement textuel, la jurisprudence a élargi la possibilité d’une exonération partielle basée sur les prédispositions physiques ou mentales de la victime. Selon une voix autorisée, le Japon est une société de « partage des charges », ce qui expliquerait le fait que le droit  de la responsabilité civile est plus favorable à l’exonération partielle du responsable au Japon qu’il peut l’être dans d’autres pays à, c’est-à-dire à partager la charge de la réparation entre le responsable et la victime à cause des prédispositions de celle-ci [17]. Dans cette perspective, dans les espèces de contamination à la Covid-19, il faudra examiner l’exonération liée non seulement à un manquement aux gestes barrières, mais aussi celle basée sur l’âge ou l’obésité de la victime.

14. Exonération pour faute du créancier. – Comme nous l’avons précédemment indiqué, la partielle exonération se fonde sur l’existence d’une faute du créancier ayant contribué à l’apparition du préjudice ou à son aggravation. Cependant, il nous faut préciser le contenu de cette « faute ». Il y a beaucoup de gestes barrières ou de mesures préventives recommandés contre la Covid-19, mais leur non-respect constitue-t-il systématiquement une faute de la victime ?

S’agissant du manquement à la désinfection, surtout des mains, il n’y aura aucune difficulté à appliquer cette exonération, puisque l’on pratique la désinfection non seulement pour éviter la propagation du virus, mais aussi pour se protéger soi-même. Ce manquement sera, en principe, considéré comme une faute du créancier, c’est-à-dire de l’employé ou du résident de l’établissement [18]. En revanche, un manquement au port de masque apparaît moins évident. En effet, au début de la crise, le port du masque était recommandé, car celui-ci pouvait limiter la propagation du virus. En d’autres termes, le port du masque avait pour objet de protéger les autres, mais pas le porteur du masque. Dans ce contexte, on doutera que ce manquement constitue une faute de la victime infectée. Cependant, des recherches récentes ont révélé que le port du masque est aussi efficace pour protéger son porteur. Si l’on prend en compte cet état de fait, il n’y aura aucun obstacle à considérer le non-port du masque comme une faute [19].

Mais on se heurte de nouveau au problème du lien de causalité, puisque le port du masque n’est pas totalement efficace pour se protéger. Même si la victime portait un masque, elle pourrait toujours être infectée. Peut-on, dans ce cas, retenir le lien de causalité entre le manquement au port du masque et l’infection ? Rappelons ici la solution envisagée ci-dessus, concernant le lien de causalité, car, de nouveau, on se retrouve dans un cas où les risques se cumulent. Le manquement au contrat du débiteur et celui du créancier contribuent, tous les deux, à l’infection, ce qui n’affecte pas le lien de causalité entre le préjudice et les deux causes. Cette solution conviendra lorsque la victime a commis un manquement aux gestes barrières dans un contexte autre que celui d’un contact avec l’entrepreneur-débiteur.

Ainsi, en présence d’une faute du créancier-victime, le débiteur-responsable est exonéré partiellement. Mais le débiteur-responsable l’est-il aussi en présence d’un facteur non fautif mais contribuant à l’aggravation de la Covid-19 ?

15. Exonération pour prédispositions de la victime. – Comme cela a déjà été dit plus haut, le risque de l’infection au SARS-Cov-2 est variable selon l’état des infectés : l’âge, les antécédents, l’obésité etc. Il y a différents facteurs qui influencent la progression de la maladie. On peut donc imaginer le cas où le débiteur-responsable invoquerait ces prédispositions. Même pour la responsabilité extracontractuelle, la jurisprudence japonaise a ouvert un débat très animé dans la doctrine, qu’on pourra étendre à la responsabilité contractuelle.

En effet, alors que le texte n’a jamais admis l’exonération basée sur des éléments autres que la faute de la victime (article 722, alinéa 2 du même Code), la jurisprudence a exonéré, dans plusieurs arrêts, le responsable en cas de prédispositions physiques ou mentales de la victime [20]. Mais quelles prédispositions peuvent entraîner une exonération partielle ? Selon la formule de la jurisprudence, le responsable est exonéré partiellement lorsqu’une prédisposition est qualifié de « maladie » et lorsqu’il n’est pas équitable de faire assumer toute la charge du préjudice par le responsable. Cependant, cette formule n’est que tautologique et n’est pas suffisamment concrète pour en tirer une solution applicable à chaque espèce.

Il sera convenable ici de présenter un arrêt très remarqué, concernant le suicide d’une employée d’une grande entreprise publicitaire, dû à l’excès de travail [21]. Le litige portait notamment sur le point de savoir si la personnalité ou le tempérament de l’employée, qui ont pu contribuer au suicide, devaient entraîner une exonération partielle de la responsabilité. La Cour a répondu de manière négative, en affirmant que « même si la personnalité de l’employée a contribué à son suicide, dans la mesure où les personnalités des employés dans une entreprise sont inévitablement très variables, l’employeur doit prendre en compte les caractères d’un employé et sa manière d’accomplir sa fonction ayant contribué, lors de l’excès de travail, à l’apparition du dommage ou à son aggravation, lorsque ceux-ci sont envisageables pour l’employeur » et que « l’employeur peut prendre en considération les caractères de ses employés lorsqu’il répartit les tâches à chaque employé ». En s’en inspirant, on pourra penser que, dès lors qu’il est possible pour l’entrepreneur de prévoir l’état de santé très variable des employés et des résidents d’un établissement, l’exonération partielle n’est pas admise.

16. Conclusion. – La plupart des problèmes soulevés par la pandémie ne sont pas fondamentalement nouveaux. Cependant, l’application concrète des solutions précédemment admises n’est pas évidente. Nul doute que notre expérience face à cette épidémie s’ajoute aux exemples dans les traités et manuels, qui contribuera à éclairer ou à évoluer notre droit positif.


[1] Cette contribution fait partie d’un projet de recherche financé par une subvention du JSPS KAKENHI (sous le numéro 20K13375).

[2] La responsabilité des secteurs publics est sujette à la loi de la responsabilité de l’État (Kokka Baisho Ho), donc située hors du droit privé.

[3] Selon un journal [en ligne] vu le 13 janvier 2022), les proches d’une victime décédée des suites d’une contamination par la Covid-19 ont intenté un procès contre une entreprise de soins à domicile au motif que la visite de son employé avait causé la contamination de la victime. Ce litige s’est soldé par un retrait de l’action, un mois plus tard, et les parties ont confirmé l’irresponsabilité de l’entreprise aux termes d’une transaction extrajudiciaire.

[4] Le premier arrêt de la Cour suprême ayant eu recours à la notion de « l’obligation de sécurité » date de 1977, concernait un accident ayant eu lieu dans les Forces d’Auto-Défense, mais la Cour a généralisé le champ d’application de cette notion, en l’appliquant au contrat « privé » de travail (Cour suprême, 10 avril 1984, Minshû, vol. 38, t. 6, p. 557).

[5] Y. Shiomi, Shin Saiken Soron (Régime général des obligations, nouvelle édition), Shinzansha, 2017, t. 1, p. 174.

[6] Cour suprême, 27 mai 1983, Minshû, t. 37, vol. 4, p. 477.

[7] Cour suprême, 29 mai 1984, Rodo Hanrei, t. 431, p. 52.

[8] Sauf pour les accidents de trajet dont l’indemnisation est partiellement financée par les primes des employés.

[9] Quelques auteurs ont déjà proposé d’introduire une obligation de résultat de sécurité.

[10] Il s’agit de l’expression très fameuse de 3 mitsu, traduit par « 3C » en anglais : crowded places, close-contact settings and confined spaces (lesquels doivent être évités).

[11] L’avis du 28 avril 2020 concernant l’indemnisation des accidents du travail aux cas de l’infection à la Covid-19, par le chef du bureau de l’indemnisation dans l’office des conditions de travail du ministère du Travail et de la Santé.

[12] [En ligne] lu le 13 janvier 2022.

[13] Cour suprême, 16 juin 2006, Minshû, t. 60, vol. 5, p. 1997.

[14] Y. Hirai, Saïken Kakuron II Fuho Köi (Sources des obligations, t. 2, La responsabilité extracontractuelle), Kobundo, 1994, p. 82 et s.

[15] Y. Shiomi, Fuho Köi Ho (Droit de la responsabilité extracontractuelle), 2e éd., 2009, t. 1, p. 362 et s.

[16] Quant à la responsabilité délictuelle, cette exonération est aussi admise lorsqu’« une faute de la victime existe » (article 722, alinéa 2 du même Code). En effet, alors que le texte de l’ancien article 418 était identique à cet article et n’exigeait donc pas clairement de lien de causalité, la réforme en 2019 a clarifié sa nécessité.

[17] Y. Nomi, « L’exonération partielle à cause de la contribution ou la prédisposition de la victime » (Kiyodo Genseki), in : Le développement des théories en droits civil et du fiducie, Mélanges offerts à Kazuo Shinomiya, Kobundo, 1986, p. 215.

[18] Cette exonération peut être mise en œuvre même si le résident d’un établissement est privé de discernement, puisque, selon la majorité de la doctrine, l’exonération à cause de la faute du créancier se fonde sur la répartition des risques déterminée par le contrat et qu’elle est donc indépendante de la capacité du créancier.

[19] On pourra se demander si l’on peut qualifier de « fautif » le manquement au port du masque durant la période où l’effet protecteur du masque sur le porteur n’était pas démontré.

[20] Cour suprême, 21 avril 1988, Minshû, t. 42, vol. 4, p. 243 ; 25 juin 1992, Minshû, t. 46, vol. 4, p. 400. En revanche, l’arrêt du 29 octobre 1996 (Minshû, t. 50, vol. 9, p. 2474) n’a pas pris en compte le cou un peu plus long que la moyenne comme cause d’exonération partielle, car ce n’est pas « une maladie » et la victime n’était pas obligée de se comporter plus attentivement à cause de cette particularité.

[21] Cour suprême, 24 mars 2006, Minshû, t. 54, vol. 3, p. 1155.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : Covid-19 et responsabilité de l’employeur au prisme du droit de la sécurité sociale

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par Morane Keim-Bagot - Professeur de droit privé, Université de Strasbourg

Le 28 Juillet 2022

Depuis le début de la crise sanitaire, les travailleurs français ont été soumis à de très nombreux risques : risque économique, pour leurs emplois, et tout à la fois risque de désocialisation avec le confinement et le déploiement du télétravail et risque d’hyper-connectivité. Enfin et omniprésent dans les esprits : le risque de contamination au Sars-CoV-2 qui a considérablement réinterrogé les questions de santé au travail sans pour autant bousculer fondamentalement la responsabilité de l’employeur. Il a imposé aux entreprises le respect de divers protocoles sanitaires successifs qui, bien que dépourvus de valeur normative en théorie, se sont rapidement imposé sans réserve. [1]

La question de la responsabilité de l’employeur, en matière de santé au travail, [2] doit s’envisager classiquement sous deux angles : ceux du droit du travail et du droit de la sécurité sociale. Depuis le compromis social de 1898, et l’insertion du droit des risques professionnels dans la Sécurité sociale en 1946, le droit de la sécurité sociale a compétence exclusive dès lors qu’un dommage s’est réalisé. En revanche, les mécanismes de droit du travail demeurent mobilisables lorsque le travailleur a seulement été exposé à un risque qui ne s’est pas encore matérialisé.

Or, l’inadaptation du droit des risques professionnels, partant du droit de la sécurité sociale, à appréhender les conséquences du Covid-19 sur la santé des travailleurs avait poussé de nombreux acteurs à demander la création d’un fonds d’indemnisation, dès le début de la pandémie. [3] Cette revendication s’est même matérialisée sous la forme d’une proposition de loi qui n’a jamais abouti. [4]

C’est l’appréhension des dommages corporels par la législation des risques professionnels qui fera l’objet de cette courte étude. Après avoir exposé les mécanismes d’imputabilité et de responsabilité en droit de la sécurité sociale, nous en présenterons les limites.

I. Mécanismes d’imputabilité et de responsabilité en droit de la sécurité sociale

Le droit des risques professionnels institué en 1898 pour les accidents du travail [5] et enrichi en 1919 par la législation des maladies professionnelles [6] ne repose pas, en principe, sur un mécanisme de responsabilité, mais sur un mécanisme d’imputabilité. Le « deal en béton » repose sur une reconnaissance facilitée de l’origine du dommage, associée en contrepartie à une réparation seulement forfaitaire servie aux victimes. L’on s’arrête trop souvent à cette présentation sommaire, en omettant la deuxième concession imposée aux victimes : l’immunité civile de l’employeur. Ainsi, l’article L. 451-1 du Code de la sécurité sociale N° Lexbase : L4467ADS dispose-t-il que sous réserve des actions contre le tiers responsable ou de la faute intentionnelle ou inexcusable de l’employeur, aucune action de droit commun ne saurait être exercée par la victime du risque professionnel ou ses ayants droit. La qualification de risque professionnel enferme alors les travailleurs dans un système propre au droit de la sécurité sociale, qu’il s’agisse de la reconnaissance ou de l’indemnisation. De la qualification de risque professionnel dépendra l’éventuelle reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.

A. La qualification de risque professionnel…

Avant d’entrer dans le détail des qualifications d’accident du travail et de maladie professionnelle, il est permis de s’interroger sur l’intérêt de celles-ci en termes de réparation. En effet, si ce n’est le bénéfice des indemnités journalières qui sont plus élevées en cas d’arrêt pour risque professionnel [7], la réparation des éventuelles séquelles, forfaitaire [8] depuis la loi de 1898, ne semble présenter que peu d’avantages [9]. Outre la protection du lien d’emploi [10], seule la possibilité de demander la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur peut présenter un attrait en termes d’indemnisation [11], dès lors que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver les salariés [12]. En l’absence de séquelles permanentes toutefois, la réparation ne pourra couvrir que les préjudices subis pendant la période traumatique [13] au prix de procédures qui se compteront le plus souvent en années.

Le traitement juridique de la contamination par le virus, même pour ceux touchés dans la sphère professionnelle semble témoigner de ce que l’État semble souhaiter « confiner » ce risque dans la sphère de la santé publique, sans qu’il soit appréhendé comme un risque au travail. En effet, le dispositif mis en place pour indemniser les séquelles des travailleurs contaminés exclut la plus grande partie d’entre eux, ne se concentrant que sur ceux dont la santé est le métier. En quelque sorte, une forme de retour à une conception surannée dans laquelle on penserait le risque professionnel comme le seul risque du métier. [14]

Le 23 mars 2020, le ministre de la Santé avait d’abord déclaré que le coronavirus serait, « automatiquement et systématiquement reconnu comme maladie professionnelle pour les soignants ». De son côté, dans son communiqué du 3 avril, l’Académie nationale de médecine avait, quant à elle, recommandé que « les cas de maladie liée à̀ une contamination professionnelle puissent être déclarés comme affection imputable au service pour les agents de l’État et des collectivités, en accident du travail pour les autres ». Le 21 avril suivant, il réaffirmait devant l’Assemblée nationale que cette automaticité, sans démonstration de l’imputabilité au travail serait réservée aux seuls soignants quel que soit leur statut ou leur condition d’emploi ; les autres travailleurs pouvant bénéficier des dispositifs préexistants nécessitant de démontrer cette imputabilité [15]. Évidemment, ce hiatus entre les soignants d’un côté et la masse hétérogène de tous les autres travailleurs de l’autre interrogeait tant sur le plan de la justice sociale que des techniques.

Le 14 septembre 2020, pourtant, paraissait un décret permettant la reconnaissance du Covid comme maladie professionnelle pour les seuls professionnels de santé [16], dans des conditions extrêmement drastiques [17]. Ainsi ne sont concernées que les personnes ayant souffert, d’affections respiratoires aiguës causées par une infection au SARS-CoV2, cette affection doit avoir été confirmée par examen biologique ou scanner ou, à défaut, par une histoire clinique documentée (compte rendu d’hospitalisation, documents médicaux) [18]. Ces affections respiratoires doivent avoir nécessité une oxygénothérapie ou toute autre forme d’assistance ventilatoire. Ces éléments doivent avoir été attestés par des comptes rendus médicaux, ou ayant entraîné le décès [19]. Les premiers symptômes doivent avoir été objectivés dans un délai de 14 jours après la cessation de leur exposition au risque [20]. Ce sont là des conditions particulièrement restrictives.

Pour tous les travailleurs qui ont présenté ces symptômes mais ne sont pas des professionnels de santé, pour tous ceux qui ont présenté ces symptômes, sont des professionnels de santé mais les ont présentés après l’expiration du délai de 14 jours, ou pour tous ceux qui ont présenté d’autres affections que celles décrites au tableau : troubles neurologiques, troubles cardio thoraciques, troubles digestifs, a été mis en place un comité régional de reconnaissance des maladies professionnel ad hoc, unique en France, composé de deux médecins pour déterminer, le cas échéant, si la maladie présentait un lien direct ou un lien direct et essentiel avec le travail habituel de la victime [21]. Les chiffres des reconnaissances disponibles à ce titre sont tout à fait éloquents. 82 % des personnes ayant demandé le bénéfice de la reconnaissance sont des soignants. Au 10 février 2021, il y aurait eu 10866 déclarations de maladies professionnelles : 408 personnes reconnues immédiatement et 29 par le comité de reconnaissance unique. D’après ces derniers chiffres officiels, pour plus de 10.000 demandes, il n’y a eu que 437 reconnaissances : on est bien loin du caractère automatique et systématique de la reconnaissance promise pendant le premier confinement. Des propos dans l’entourage du ministre de la Santé évoquaient néanmoins une montée en puissance du système qui devait devenir plus efficace. Au 11 juin de la même année, – ce sont les derniers chiffres connus – la reconnaissance avait atteint 895 prises en charge au titre du tableau 100, 262 par le CRRMP, dont 64 au titre de l’article L. 461-1, al. 7 du Code de la sécurité sociale N° Lexbase : L8868LHWet des maladies dites « hors-tableau ».

Au-delà de la seule qualification de maladie professionnelle, l’attention doit être portée sur celle d’accident du travail de la contamination. Avant l’instauration du tableau 100 pour le régime général et 60 pour le régime agricole, elle a pu sembler comme une voie à explorer. Rappelons que l’accident du travail se définit généralement comme la lésion soudaine survenue au temps et au lieu du travail [22]. Une maladie, telle que le Covid-19, peut-elle constituer une telle lésion soudaine ? Durant les dix-huit années de débat qui ont procédé l’adoption de la loi du 9 avril 1898, s’est posée la question des pathologies d’évolution progressive qui se révèlent instantanément [23]. Dans la zone grise qui demeure entre l’accident et la maladie, ces « maladies accidentelles », d’apparition brusque devaient-elles être prises en charge au titre de l’accident ? Dans son arrêt Gendre du 25 juin 1964 [24], la Cour de cassation a borné la possibilité pour une maladie d’être prise en charge au titre de l’accident. Les juges de la chambre sociale estimaient contrairement à ceux d’appel « que la lésion survenue en dehors du temps de travail ne peut être réparée au titre de la législation sur les accidents du travail que si elle a sa cause dans un traumatisme survenu au cours du travail ». À la suite de la résistance de la cour d’appel de renvoi, l’Assemblée plénière devait réaffirmer la solution en précisant que « la simple contagion ne peut être assimilée à un traumatisme » [25].

Dans le cadre du contentieux de la prise en charge de la sclérose en plaques consécutive à la vaccination contre l’hépatite B, un assouplissement est intervenu par un arrêt du 2 avril 2003 (Cass. soc., 2 avril 2003, n° 00-21.768, publié au bulletin N° Lexbase : A6375A7A), redéfinissant l’accident comme « l’événement ou la série d’événements survenus à des dates certaines par le fait ou à l’occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle » [26]. De la seule apparition brusque des lésions au travail, la définition de l’accident était étendue à l’événement soudain qui devait, plus tard, engendrer une maladie ne se révélant pas nécessairement au temps et au lieu du travail. Ont ainsi pu être reconnues au titre de l’accident du travail, la dépression nerveuse de manifestation soudaine [27], le paludisme dû à une piqûre de moustique [28] ou encore l’infection au VIH par contact avec une aiguille souillée [29].

Pour autant, il ne faut pas s’y tromper, l’accident du travail demeure caractérisé par sa soudaineté, qu’il s’agisse de l’évènement à l’origine de la lésion ou de la manifestation de la lésion [30]. L’un ou l’autre doivent prendre place à l’occasion du travail. Concrètement, cela signifie qu’il faudrait que la victime puisse démontrer – la preuve de la matérialité de l’accident reposant sur elle [31]  – soit un ou plusieurs faits accidentels soudains survenu au travail à des dates certaines et qui l’auraient exposée à la maladie, soit un déclenchement brutal des symptômes au travail également, pour que l’accident du travail puisse être reconnu [32].

Ce sont tout de même 6053 demandes de reconnaissance à ce titre qui ont été adressées aux caisses primaires d’assurance maladie. L’accident étant caractérisé par sa soudaineté, il pouvait, en effet, être argué d’une exposition qui se serait manifestée brutalement au travail ou de symptômes qui se seraient déclenchés de façon soudaine au travail.

Par une lettre réseau, c’est-à-dire une circulaire du 13 août 2020 [33], la Caisse nationale d’assurance maladie a donné pour instruction aux agents des caisses primaires d’assurance maladie de rejeter ces demandes sans les instruire en invitant les salariés à les réorienter au profit de demandes de reconnaissance au titre de la seule maladie professionnelle.

Ainsi, le nombre des dommages reconnus au titre du risque professionnel est marginal, l’immense majorité des coûts générés par les contaminations, même si elles sont liées au travail, reviendra alors, non aux employeurs qui financent exclusivement la branche accidents du travail et maladies professionnelles, mais à la collectivité dans son ensemble, à travers l’Assurance maladie.

B. conditionnant la reconnaissance de la faute inexcusable

Sur le terrain du droit de la sécurité sociale, toujours, l’indemnisation du risque professionnel pour les victimes est seulement forfaitaire et versée par les caisses primaires d’assurance maladie. L’intervention de la Sécurité sociale dans la réparation des séquelles des travailleurs génère ainsi une relation triangulaire entre les salariés, les caisses et les employeurs. Pour la réparation forfaitaire, est actionnée la seule relation entre la caisse et le salarié. Les coûts ne sont pas directement imputés aux entreprises mais sont répercutés sous la forme de cotisations AT-MP, calculées à travers le mécanisme complexe de la tarification [34], fruit de la relation entre caisse et employeur, auquel le salarié ne prend pas part.

Aussi, la seule action directement portée par le salarié à l’encontre de l’employeur, en matière de risques professionnels, concerne la faute inexcusable de ce dernier [35].

Dès la loi du 9 avril 1898 ont été créées les fautes inexcusables de l’employeur et du salarié. Il s’agissait, par ce biais, de restaurer une forme de moralisation au sein du système. Alors que le droit français n’avait pas encore connu le vaste mouvement d’objectivation de la responsabilité, observable au courant du XXe siècle, l’immunité des parties, patron et ouvrier, quelles que soient les conditions de survenance de l’accident apparaissant comme présentant un caractère profondément immoral [36]. Le patron ne pouvait ainsi être dégagé de son impardonnable incurie [37]. Et il eût été impensable de voir un ouvrier « renté et pensionné aux frais de celui-là même qu’il a peut-être ruiné [38] » alors même qu’il avait provoqué l’accident. La faute inexcusable a pour seul effet, on le voit, d’ajuster à la hausse ou à la baisse les indemnités versées au travailleur : il souffre d’une réduction de son indemnisation lorsqu’il a commis la faute, et bénéficie d’une majoration lorsque la faute est le fait de son employeur [39].

La faute inexcusable de l’employeur, qui ne relève pas d’une responsabilité de droit commun et qui n’ouvre pas droit à une réparation intégrale, se définit comme un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité et de protection de la santé du travailleur lorsqu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel il exposait le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver [40].

Or, la condition sine qua non préalable à la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur est la prise en charge du dommage au titre du risque professionnel par la caisse primaire d’assurance maladie. Aussi, le contentieux, sera tout aussi classique qu’il sera marginal si les chiffres de la reconnaissance se maintiennent. S’il devait y avoir contentieux, il sera extrêmement difficile pour l’employeur d’invoquer une absence de conscience de danger, en revanche il pourra tenter de démontrer qu’il a mis tout ce qu’il pouvait en œuvre pour tenter de juguler la contamination.

L’on constate ainsi qu’il n’existe pas de mécanisme de responsabilité de l’employeur dans le droit de la sécurité sociale. La faute inexcusable – seul instrument juridique éventuellement mobilisable – ne relevant pas de la responsabilité stricto sensu, ne permettra pas la mise en œuvre de cette responsabilité dégradée.

II. Limites des mécanismes de sécurité sociale face aux questions de santé publique et responsabilité de l’employeur

L’incapacité du droit des risques professionnels à appréhender Le Covid et ses conséquences met en exergue des phénomènes qu’il convient de pointer en matière d’accident du travail et de maladie professionnelle : d’abord, celui ancien et bien identifié de l’absence du législateur dans ce champ ; un second ensuite, plus trouble, plus difficile à saisir, qui relève des liens entre santé au travail et santé publique.

A. Un législateur absent du débat

Depuis 1898 et l’adoption de la loi sur la réparation des accidents du travail, le législateur apparaît en effet comme le grand absent. Si l’on prend les dispositions du Code de la sécurité sociale en son livre IV, rares sont les modifications législatives intervenues depuis la grande loi de 1898. Dans les années 90, déjà, de très nombreux auteurs ont fait état de cet archaïsme, archaïsme de la reconnaissance, archaïsme de la réparation dans un contexte de développement du droit du dommage corporel [41]. Le droit des risques professionnels, qui a été conçu pour prendre en charge les affections soudaines ou non des ouvriers à la grande époque de l’industrie souffre d’un cruel besoin de modernisation. Celle-ci n’implique évidemment pas une révolution du droit des risques professionnels, mais à tout le moins une remise à plat. La crise sanitaire le révèle une fois de plus, avec la contamination au Covid mais également en raison de l’explosion des pathologies psychiques des travailleurs, contraints au télétravail depuis un an, isolés, dont la charge de travail a connu une croissance exponentielle. Or, notre système actuel est particulièrement défaillant pour la prise en charge des psychopathologies [42].

L’inertie du législateur en la matière depuis toujours peut trouver une explication dans une volonté ancrée de maintenir le caractère paritaire de la détermination des règles qui gouvernent le risque professionnel, le fameux compromis social de la loi de 1898, ce que le professeur Dupeyroux désignait sous le terme de « deal en béton » [43]. En somme, en matière de risques professionnels, ce serait aux partenaires sociaux de déterminer les règles applicables, les risques pris en charge.

Pour autant, si l’on se penche sur la conception du tableau Covid, point de paritarisme : les commissions spécialisées auprès du conseil d’orientation des conditions de travail ont été mises devant le fait accompli. Alors qu’elles sont le lieu de concertation et de la négociation sur la création et la révision des tableaux de maladies professionnelles, au terme d’un processus parfois long et fastidieux, il n’y a eu cette fois qu’une réunion, unique, où leur a été présenté le tableau élaboré par les services gouvernementaux.

B. Santé au travail, santé publique et responsabilité de l’employeur

Ce que fait également apparaître ce rapide tour d’horizon, ensuite, c’est une forme d’ambivalence des relations entre considérations de santé publique et de santé au travail. Les frontières mouvantes entre sante publique et santé au travail avaient déjà été explorées de façon extrêmement intéressante au début des années 2000 [44] et ont donné lieu dans les derniers mois à un certain nombre de publications dans les revues de droit social, après l’adoption de la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail N° Lexbase : L4000L7B dont le Titre premier est : « Renforcer la prévention au sein des entreprises et décloisonner la santé publique et la santé au travail » [45].

En l’occurrence, comment concilier l’enjeu de santé publique qui consiste à éviter la propagation du virus dans la population avec la nécessité de maintenir le travail ? Une hypothèse peut être formulée : celle selon laquelle la crise Covid a révélé, à l’instar du scandale de l’amiante, une forme de transfert des risques de la santé publique vers l’entreprise [46]. En effet, face à la crise, l’employeur est érigé comme un acteur à part entière de la santé publique sans véritablement qu’on lui en donne les moyens.

Or, si la protection de la santé des travailleurs est l’affaire de la société entière dans le cadre d’un ordre public et social, pourquoi avoir fait reposer la prévention sur l’entreprise sous le prisme de la santé au travail ? Ce, alors même que ni le chef d’entreprise, ni les services de santé au travail ne disposent de pouvoirs de police sanitaire. Loïc Lerouge évoquait, déjà en 2005, l’idée de conférer au chef d’entreprise un pouvoir de police semblable à celui du maire ou du préfet dans le domaine sanitaire, consistant à faire respecter un « ordre public sanitaire » au sein de ses établissements [47]. Si la proposition pourrait donner lieu à de nombreuses réflexions passionnantes quant à l’opportunité de sa mise en œuvre et aux implications des acteurs en termes de responsabilité, il n’est évidemment pas souhaitable qu’elle fasse son apparition comme moyen improvisé de gestion d’une crise sanitaire. Si c’est bien le cas, rappelons que les pouvoirs de police sanitaire de l’État sont assortis de garanties pour les citoyens, de contrepouvoirs. Or, un tel transfert, spontané, sans cadre juridique pour le définir et le circonscrire entraîne nécessairement des écueils.

De nombreuses questions demeurent : pourquoi avoir restreint à ce point la prise en charge du Covid et de ses conséquences pour des travailleurs que l’État a manqué protéger ?

Au regard de la prise en charge mise en place, il apparaît que le Covid n’est considérée comme un risque au travail que pour les seuls professionnels de santé. Or, si l’on s’attache à la période du premier et seul véritable confinement strict de 2020, ils n’étaient pas les seuls à être surexposés au virus du fait de leur travail. Si l’on admet que le confinement est un choix de protection du public, nombreux sont les travailleurs qui ont toutefois dû poursuivre leur activité professionnelle parce que, sans ces travailleurs dorénavant dits de deuxième ligne, le pays aurait tout simplement sombré. Caissiers, caissières, éboueurs, chauffeurs-livreurs, auxiliaires de justice, pompiers, policiers : ces travailleurs et d’autres encore n’étaient pas protégés et connaissaient une surexposition liée à leur travail. Il leur a fallu se déplacer, emprunter parfois les transports en commun, être en contact avec des usagers, des clients, des collègues, alors que les masques n’étaient pas disponibles, sans aucune mesure de protection [48]. Ne s’agit-il pas alors d’un risque au travail ou lié au travail ? À cet égard, on pourrait se demander de façon un peu provocante, si les primes exceptionnelles défiscalisées annoncée pour ces travailleurs de deuxième ligne [49] ne ressembleraient pas à s’y méprendre à des primes de risque ?


[1] G. Loiseau, « À propos de la force normative du protocole national sanitaire en entreprise », JCP S. 2020, act. 450 ; « La santé au travail, le droit mou et la Covid-19, Compte rendu de la conférence de l’AFDT du 6 mai 2021 ? », Liaisons sociales quotidien, 19 août 2021, p. 1.

[2] Il en est ainsi en matière de préjudice d’anxiété, v. pour les dernières évolutions jurisprudentielles Cass. ass. plén., 5 avril 2019 ; Cass. soc. 13 octobre 2021.

[3] J.-P. Teissonière, S. Topaloff, Le Monde, Tribune, 1er avril 2020 ; « Coronavictimes, Lettre au premier ministre », 29 avril 2020 ; ANDEVA, communiqué du 7 avril 2020 ; FNATH, communiqué du 9 avril 2020 ; CFDT, communiqué de presse, 8 avril 2020).

[4] Proposition de loi visant à reconnaître la Covid-19 comme maladie professionnelle pour les professionnels de santé, les agents des services publics régaliens et les personnels des professions exposées au public, déposée au Sénat le 7 avril 2020 [en ligne].

[5] Loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités dans les accidents du travail, JORF, 10 avril 1898, p. 2209 [en ligne].

[6] Loi du 25 octobre 1919 étend aux maladies d’origine professionnelle la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, JORF, 27 octobre 1919, p. 11973 [en ligne].

[7] CSS, art. L. 433-1 et s N° Lexbase : L7370LUI.

[8] J.-J. Dupeyroux, « Un deal en béton », Dr. soc. 1998, p. 631.

[9] Y. Saint-Jours, « Les lacunes de la législation des accidents du travail », Dr. soc. 1990, p. 692 ; F. Meyer, « La problématique de la réparation intégrale », Dr. soc. 1990, p. 718 ; F. Muller, « Périple au royaume des préjudices indemnisables », SSL 2013, n° 1599, p. 77.

[10] C. trav, art. L. 1226-7 N° Lexbase : L9746INB ; D. Asquinazi-Bailleux, Le risque professionnel et la protection de l’emploi, Thèse, Nice, 1995.

[11] CSS, art. L. 452-1 N° Lexbase : L5300ADN.

[12] Cass. soc., 28 février 2002, notamment : n° 99-17.201, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0761AYT.

], n° 00-11.793, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0602AYX, n° 99-21.255, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0773AYB, n° 99-18.389, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0766AYZ, n° 00-13.172, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0610AYA, n° 99-17.221, publié au bulletin N° Lexbase : A0762AYU, Bull. civ. V, n° 81, Dr. ouvr. 2002, p. 166, note F. Meyer ; Y. Saint-Jours, « La dialectique conceptuelle de la faute inexcusable de l’employeur en matière de risques professionnels », Dr. ouvrier 2003, p. 41.

[13] Il s’agira alors exclusivement de la prise en charge des soins et des préjudices économiques temporaires qui sont forfaitisés.

[14] Sur le risque du métier v. notamment, dir. B. Cassou, D. Huez, M.-L. Mousel, C. Spitzer, A. Touranchet-Hebrard, Les risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte, coll. « l’état du monde », 1985 ; C. Kermisch, Les paradigmes de la perception du risque, Tec&Doc, Lavoisier, coll. « science du risque et du danger », 2010 ; A. Thébaud Mony, La reconnaissance des maladies professionnelles, La Documentation française, 1991, spéc., p. 24 ; E. Henry, Amiante, un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, PUR, « res publica », 2007, spéc., p. 38.

[15] P. Jourdain, Recherche sur l’imputabilité en matière de responsabilité civile et pénale, Thèse, Paris 2, 1982 ; P. Ricœur, « Le concept de responsabilité, essai d’une aventure sémantique », in Le Juste, Seuil, coll. « Esprit », 1993, p. 44.

[16] Troisième colonne du tableau.

[17] Décret n° 2020-1131, du 14 septembre 2020, relatif à la reconnaissance en maladies professionnelles des pathologies liées à une infection au SARS-CoV2 N° Lexbase : L1786LYS, JORF, n° 0225, 15 septembre 2020.

[18] Tableau 100 : « affections respiratoires aigües liées au Sars-Cov2 ».

[19] Première colonne du tableau.

[20] Première colonne du tableau.

[21] Le système de reconnaissance des maladies professionnelles en France repose sur des tableaux annexés au Code de la sécurité sociale. Divisés en trois colonnes (désignation de la maladie, délai de prise en charge, liste de travaux), ils permettent au salarié qui en remplit toutes les conditions de bénéficier d’une présomption d’origine professionnelle de sa pathologie. En 1993 a été instauré un système complémentaire, permettant aux travailleurs qui ne remplissent pas toutes les conditions des tableaux, où dont la maladie ne figure pas dans le tableau d’en obtenir la prise en charge après expertise par un Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Particulièrement fastidieuse, la procédure a pu être qualifiée de labyrinthique ou encore de « parcours du combattant ». Sur le système complémentaire de reconnaissance des maladies professionnelles, v. A. Marchand, Reconnaissance et occultation des cancers professionnels : le droit à réparation à l’épreuve de la pratique, Thèse, 2018 ; M. Keim-Bagot, De l’accident du travail à la maladie : la métamorphose du risque professionnel, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, Dalloz, vol. 148, 2015.

[22] CSS, art. L. 451-1 N° Lexbase : L4467ADS ; Cass. civ., 17 février et 23 avril 1902 : D. 1902. I. 271, 1re et 3e esp ; A. Rouast, note sous Civ. 25 juillet 1935 et 24 mai 1936, D. 1936.1.137 ; Y. Saint-Jours, « Accidents du travail, l’enjeu de la présomption d’imputabilité », D. 1995, chron., n° 14 ; E. Cheysson, « Les accidents du travail », Revue de la prévoyance et de la mutualité, 1899, t. VIII, p. 1-19.

[23] G. Loubat, Traité sur le risque professionnel ou commentaire de la loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, Librairie Marescq, Paris, 2e éd., 1900.

[24] Cass. soc., 25 juin 1964, n° 64-90.193, publié N° Lexbase : A9621CI8 ; J.-J. Dupeyroux, « La notion d’accident du travail », D. 1964, chron. 23.

[25] Cass. ass. plén., 21 mars 1969, n° 66-11.181, publié au bulletin N° Lexbase : A1181ABD.

[26] Cass. soc. 2 avril 2003, n° 00-21.768, publié au bulletin N° Lexbase : A6375A7A  ; L. Milet, Dr. soc. 2003, p. 673 ; H. Kobina-Gaba, D. 2003. 1724.

[27] Cass. civ. 2, 1er juillet 2003, n° 02-30.576, FS-P N° Lexbase : A0610C9H ; D. Asquinazi- Bailleux, JCP E. 2004, p. 877, n° 14.

[28] Cass. civ.2, 7 mai 2009, n° 08-12.998, F-D N° Lexbase : A9768EGU.

[29] Cass. civ. 2, 21 juin 2006, n° 03-30.664, F-D N° Lexbase : A9649DHT.

[30] D. Asquinazi-Bailleux, « Critère de distinction entre la maladie professionnelle et l’accident du travail : le critère de soudaineté », comm. sous Cass. civ. 2, 18 octobre 2005, JCP S. 2005. p. 1423.

[31] Cass. soc., 21 novembre 1963, Bull. civ. V, n° 816.

[32] D. Asquinazi-Bailleux., Infarctus du myocarde et présomption d’imputabilité au travail, Bull. Joly Travail novembre 2019, n° 11, p. 37.

[33] Sur la force normative des circulaires et leur usage immodéré pendant la crise sanitaire, v. M. Keim-Bagot, N. Moizard, « Santé au travail et pandémie : les droits du salarié en recul », RDT 2021 p. 25.

[34] CSS, art. D. 242-6-2 et s. N° Lexbase : L5526LEE.

[35] CSS, art. L. 451-1 N° Lexbase : L4467ADS.

[36] G. Marty, P. Raynaud, Droit civil, Sirey 1962, t. 2, vol. 1, n° 432.

[37] J. Cabouat, précité, p. 222.

[38] Ibid.

[39] CSS, art. L. 452-2 N° Lexbase : L7113IUY et L. 452-3 N° Lexbase : L5302ADQ.

[40] Cass. soc. 28 févr. 2002, not. n° 99-18389, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0766AYZ.

[41] Y. Saint-Jours, « Les lacunes de la législation des accidents du travail », Dr. soc. 1990, p. 692 ; H. Blaise, « L’indemnisation des accidents du travail. Des progrès mais aussi des anachronismes », in Les orientations sociales du droit contemporain, Écrits en l’honneur de Jean Savatier, PUF 1992, p. 69 ; G. Lyon-Caen, « Les victimes d’accidents du travail, victimes aussi d’une discrimination », Dr. soc. 1990, p. 737 ; L. Mélennec, « Pour la suppression pure et simple du régime des accidents du travail », Médecine & Droit, 1996, p. 1 ; F. Meyer, « La problématique de la réparation intégrale », Dr. soc. 1990, p. 718.

[42] C. Willmann, « Pathologies psychiques : le tableau sombre des maladies professionnelles », Dr. soc. 2020, p. 995 ; D. Asquinazi-Bailleux, « Le Covid 19 au prisme de la législation des risques professionnelles », JCP S. 2020. 2011.

[43] J.-J. Dupeyroux, « Un deal en béton », Dr. soc. 1998, p. 631.

[44] L. Lerouge, La reconnaissance d’un droit à la protection de la santé mentale au travail, Bibliothèque de droit social, t. 40, 2005.

[45] Loi n° 2021-1018, du 2 août 2021, pour renforcer la prévention en santé au travail, JO   août 2021, texte n° 2 N° Lexbase : L4000L7B ; L. Gamet, M.-A. Godefroy, JCP S. 2021, 1250 ; L. Lerouge, H. Lanouzière, « Que faut-il attendre (ou non) du décloisonnement entre santé au travail et santé publique », RDT 2021, p. 423.

[46] M. Keim-Bagot, N. Moizard, précité.

[47] L. Lerouge, précité, n° 1287 s.

[48] V.  Dares, « Quelles sont les conditions de travail des métiers de la “deuxième ligne” de la crise Covid ? », mai 2021 [en ligne].

[49] Appelées primes exceptionnelles de pouvoir d’achat ou encore « Primes Macron », elles atteignent des montants pouvant s’élever jusqu’à 2000 euros.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité médicale appliquée au traitement des malades de la Covid

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par Stéphanie Porchy-Simon - Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 CDRA, Équipe de recherche Louis Josserand

Le 28 Juillet 2022

La survenance de l’épidémie liée au virus de la Covid-19 a été la source de changements sociaux d’ampleur historique, dont le droit a très vite dû se saisir [1]. Parmi les innombrables questions posées dans ce domaine, celle de la mobilisation des règles de la responsabilité médicale s’impose car, en tête des préoccupations majeures liées à cette épidémie, figure celle de la prise en charge des malades par le système de santé. Or, compte tenu des bouleversements auxquels celui-ci a été, à cette occasion, confronté, la possibilité d’engager la responsabilité des professionnels ou établissement de santé lors du traitement de ces malades sera très probablement dans l’avenir une question majeure du droit de la responsabilité médicale.

La question apparaît toutefois dès l’abord vertigineuse. Vertigineuse par son ampleur potentielle compte tenu du nombre de personnes hospitalisées en lien avec ce virus depuis la première vague épidémique ; vertigineuse ensuite par les inconnus, scientifiques et juridiques auxquels elle nous confronte, car sur quelles bases envisager les données d’une telle responsabilité dans un contexte aussi instable ? Vertigineuse enfin par la multiplicité des questions juridiques potentielles que cette responsabilité engendre.

Le temps imparti pour cette intervention ne permettra pas de développer tous les aspects de cette question fort complexe, dont on n’a certainement pas encore mesuré tous les enjeux. C’est donc ici une étude tout à la fois sélective et sans doute très incomplète qui sera présentée ici.

Ainsi nous concentrerons-nous, dans ce cadre nécessairement restreint et mouvant, sur deux des aspects principaux de notre sujet en évoquant successivement les fondements possibles de la responsabilité médicale ici envisagée [2] puis les difficultés principales auxquelles la mise en jeu de celle-ci peut se trouver confrontée.

I. Typologie des responsabilités appliquées au traitement des malades de la Covid

Les hypothèses où un professionnel ou établissement de santé peut être tenu d’indemniser la victime au titre de la responsabilité sont énumérées à l’article 1142-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4429DLM qui envisage successivement, en son alinéa 1, le cas d’une responsabilité subjective fondée sur la faute, et, en son alinéa 2, une responsabilité objective relative aux infections nosocomiales. Ces deux fondements pourraient être utilement mobilisés dans le cas des malades atteints de la Covid-19.

A. La responsabilité pour faute appliquée au traitement des malades de la Covid

Depuis toujours, la responsabilité médicale est par principe fondée sur la faute, puisque les nombreux aléas entourant l’acte médical ne sauraient permettre d’imposer aux professionnels ou établissements de santé une responsabilité liée au simple échec de l’acte médical. Ce principe, acquis bien avant l’adoption de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé N° Lexbase : O3700A9W [3], est aujourd’hui rappelé par l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique selon lequel « Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute ». Ce texte ne définit toutefois pas la faute ici envisagée, conçue, conformément à la tradition, comme un standard juridique que le juge doit adapter au cas par cas. De manière traditionnelle, à la suite du Procureur général Matter, on considère toutefois que, dans le contentieux médical, la faute peut se décliner de deux manières : la faute de conscience, pouvant naître d’un comportement contraire à l’éthique, et la faute de technique, en cas de non-respect des règles de l’art. Cette dualité peut bien entendu trouver à s’appliquer dans le cas des patients atteints par la Covid.

Au titre des fautes éthiques, on pense principalement à la problématique liée au défaut d’information. Selon les termes de l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4848LWH, « Toute personne a le droit d’être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu’ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus ». Or, dans le cas de la Covid, la principale difficulté d’application de ce texte, surtout dans les premiers temps ayant suivi l’apparition de l’épidémie, ou par la suite, d’un de ses variants, porte évidemment sur le degré de connaissances des professionnels de santé sur ce virus, ses traitements et ses conséquences. En droit commun, la jurisprudence subordonne en effet cette obligation à la connaissance des informations par le médecin, tout en précisant que l’absence d’identification de tous les risques ne dispense pas nécessairement le professionnel de toute obligation [4]. Or, cette connaissance ne sera pas toujours présente dans le cas de la Covid où se sont temporellement enchaînés des manques de données scientifiques sur la nature même de la maladie, la manière de la prévenir, ses risques et les moyens de la traiter. À cet égard, la problématique diffère évidemment du tout au tout entre le cas d’un malade hospitalisé en février 2020 et celui qui le serait aujourd’hui, et l’obligation d’information doit donc être modulée au regard de ces éléments.

Une autre difficulté d’ordre éthique peut résider dans le fait de s’abstenir de diligenter des soins aux patients, question pouvant se rencontrer principalement à deux moments de la prise en charge. Ce refus peut tout d’abord être initial, l’épidémie de la Covid ayant donné lieu à des controverses sur un éventuel « tri des patients ». Cette crainte a notamment été exprimée au plus fort de l’épidémie lorsque les capacités des services de réanimation ne semblaient pas nécessairement permettre l’admission en soins intensifs de toutes les personnes affectées. La question n’est certes pas spécifique à cette maladie, puisque dans bien d’autres cas, le médecin doit décider, compte tenu de l’état de la personne qu’il reçoit, de la nécessité, ou de la possibilité, de lui donner des soins. En effet, selon l’article L. 1110-5-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4208KYI « Les actes de prévention, d’investigation ou de soins ne doivent pas, en l’état des connaissances médicales, lui faire courir de risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté. Ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable ». Le refus de l’acte excessif ne peut toutefois conduire à une absence de tout geste médical. Rappelons à cet égard les termes de l’article L. 1110-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4820MB7 selon lequel « Le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne », les obligations découlant des articles L. 1110-3 dudit Code N° Lexbase : L8021MBP relatifs à la continuité de la prise en charge, et celles des articles L. 1110-5-1 et suivants du Code précité N° Lexbase : L4208KYI, notamment en termes de soulagement de la douleur. Le Conseil de l’Ordre des médecins s’est d’ailleurs prononcé sur cette question dans un avis du 6 avril 2020, considérant, au sujet de la priorisation des soins, qu’« une telle réponse extrême ne saurait être retenue qu’en l’absence avérée de toute autre possibilité et s’il est constaté qu’aucune alternative ne se présente au terme d’une appréciation collégiale tracée dans le dossier, fondée sur l’état du patient, prenant en compte notamment ses comorbidités. L’âge du patient, sa situation sociale, son origine, une maladie mentale, un handicap ou tout autre facteur discriminant ne peuvent être l’élément à retenir » [5].

La décision d’arrêt des soins peut également se poser dans le cas des patients admis en réanimation, lorsque la dégradation de leur santé peut conduire à une obstination déraisonnable. Tel est notamment le cas, dans le cadre de la Covid, de la situation où les risques liés à l’état antérieur, à l’âge ou aux séquelles imputables aux mesures parfois très lourdes de réanimation, peuvent interroger sur la nature de la prise en charge thérapeutique. Cette question est largement encadrée par le Code de la santé publique, qui tout en prohibant une continuité des soins dans de telles circonstances [6], aménage dans le détail la procédure pouvant mener à leur arrêt [7], qui devra donc être respectée.

La responsabilité éventuelle des professionnels ou établissements de santé ne doit toutefois pas être envisagée seulement au regard des manquements éthiques mais doit également l’être au regard de la satisfaction aux exigences techniques auxquelles ceux-ci sont soumis. Dans le cas de la Covid, des fautes peuvent, comme en droit commun, potentiellement exister à tous les niveaux de la prise en charge des patients.

Cette faute peut ainsi tout d’abord résulter d’un défaut de diagnostic de la maladie, étant toutefois rappelé que la simple erreur dans ce domaine ne suffit pas à engendrer la responsabilité, mais que la victime doit établir un réel manquement aux règles de l’art dans son établissement. La jurisprudence prend toutefois en compte les difficultés particulières auxquelles les professionnels ont été confrontés. Tel est notamment le cas les circonstances qui entouraient l’acte médical, telles que l’urgence [8], les difficultés particulières d’interprétation des symptômes [9], notamment lorsque le risque d’erreur d’interprétation est élevé [10] ou que les symptômes pouvaient être confondus avec ceux d’une autre affection [11]. Ces éléments risquent de rendre difficile de retenir cette faute dans le cas des malades atteints par la Covid dans les premiers temps de l’épidémie, alors que l’amélioration des connaissances comme la généralisation des mesures de dépistage devrait conduire à une plus grande sévérité des juges par la suite.

La faute peut également résulter dans le choix de la thérapeutique, bien que le médecin bénéficie par ailleurs d’une liberté de prescription. De ce point de vue, le feuilleton relatif au rôle joué par l’hydroxychloroquine illustre les tensions auxquelles le corps médical a été soumis. La prescription hors autorisation de mise sur le marché (AMM) de ce médicament avait en effet été temporairement autorisée par un décret n° 2020-314, du 25 mars 2020, complétant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de Covid-19 dans le cadre de l'état d’urgence sanitaire N° Lexbase : L5675LW4, avant qu’il soit mis fin à cette autorisation par un nouveau décret n° 2020-630, du 26 mai 2020, modifiant le décret n° 2020-548, du 11 mai 2020, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire N° Lexbase : L2057LXH, étant rappelé que le patient ne peut imposer au médecin, qui reste maître de la liberté de prescription, le traitement qu’il souhaiterait voir mis en œuvre. Il en résulte donc que pendant la période où l’hydroxychloroquine a été autorisée, le médecin ne pourra sans doute encourir de responsabilité pour l’avoir prescrit mais il pourrait l’être dans la période ultérieure, une fois acquise, d’un point de vue scientifique, l’inefficacité de ce médicament [12].

La faute peut enfin être commise dans la mise en œuvre des soins. Dans le cas des malades de la Covid, une difficulté peut notamment se présenter, lors de la première vague, concernant le cas de médecins appelés à prêter main-forte aux services de réanimation, hors de leur domaine de compétence. Les circonstances exceptionnelles alors présentes semblent suffire à justifier une telle intervention. Rappelons toutefois que les conséquences en découlant relèveraient très probablement d’une indemnisation au titre de la solidarité nationale, puisque, selon l’article L. 1142-1-1, 2° du Code de la santé publique N° Lexbase : L1859IEL, ouvrent droit à réparation à ce titre « Les dommages résultant de l’intervention, en cas de circonstances exceptionnelles, d’un professionnel, d’un établissement, service ou organisme en dehors du champ de son activité de prévention, de diagnostic ou de soins ».

B. La responsabilité sans faute liée aux infections nosocomiales appliquée aux malades de la Covid

Une autre difficulté liée à la responsabilité appliquée aux malades de la Covid peut résider dans la possibilité d’appliquer, notamment dans le cas de contamination dont l’origine peut être liée à la prise en charge du patient au sein d’une structure de soins, le régime spécifique des infections nosocomiales. Quel pourra donc être le fondement de l’indemnisation des covids nosocomiales ?

Rappelons qu’en ce domaine, ce ne sont pas moins de quatre régimes qui coexistent au sein des articles L. 1142-1 et suivants du Code de la santé publique N° Lexbase : L1910IEH mais que, compte tenu de l’objet de ce séminaire, seuls ceux rattachés à une technique de responsabilité seront ici évoqués [13]. À cet égard, une distinction doit être faite selon la qualité du défendeur.

Le professionnel de santé ne peut en effet être tenu responsable des conséquences d’une infection nosocomiale qu’en cas de preuve d’une faute d’asepsie, sur le fondement général de l’article L. 1142-1, I, alinéa 2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1910IEH, ce qui rend, de fait, très complexe la mobilisation de ce fondement, la difficulté en la matière étant justement celle de la preuve d’un tel manquement.

L’établissement de soins est quant à lui responsable sur la base d’une responsabilité sans faute, puisque, selon l’article L. 1142-1, I, alinéa 2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1910IEH « Les établissements, services et organismes susmentionnés sont responsables des dommages résultant d’infections nosocomiales, sauf s’ils rapportent la preuve d’une cause étrangère. » Les principales difficultés d’application de ce régime aux patients atteints de la Covid seront relatives à la preuve du caractère nosocomial de l’infection [14]. Dans des périodes d’épidémie généralisée et de grande ampleur, la certitude que la maladie a été contractée au sein de l’établissement de soins, et que l’intéressé n’était pas déjà malade lors de son admission, peut poser des difficultés. Celles-ci seront particulièrement intenses lors de la première vague où les mesures de prévention étaient balbutiantes et les tests de dépistage antérieurs aux hospitalisations n’existaient pas. Par la suite, la pratique systématique des structures de soins subordonnant l’accueil du patient à un test PCR négatif a évidemment modifié les termes du débat. On peut donc penser que les difficultés de qualification vont surtout se poser pour les infections contractées lors de la première vague épidémique.

D’une manière générale, l’infection nosocomiale est définie comme celle contractée dans l’établissement de soins, l’article R. 6111-6 du Code de la santé publique N° Lexbase : L3664INZ visant quant à lui « les infections associées aux soins contractées dans un établissement de santé ». Le flou de cette notion a conduit la jurisprudence à devoir en affiner les contours, aux termes de solutions ayant un intérêt particulier dans le cadre de la Covid.

La première précision est relative à l’éviction de la distinction des infections exogènes et endogènes. Peu importe donc que le patient soit éventuellement porteur du germe lors de son admission, le Conseil d’État ayant, sur ce point, rallié la Cour de cassation par un arrêt de principe du 10 octobre 2011 [15]. Mais encore faut-il toutefois, pour que l’infection soit qualifiée de nosocomiale, que celle-ci présente un lien avec l’hospitalisation. En ce sens, le Conseil d’État a donc affirmé, dans une décision de principe du 21 juin 2013, que l’infection nosocomiale est celle « survenant au cours ou au décours d’une prise en charge et qui n’était ni présente, ni en incubation [16] » lors de celle-ci, tout en admettant la possibilité d’une preuve contraire à partir d’un arrêt du 23 mars 2018 [17]. La notion paraît toutefois fort accueillante dans la jurisprudence contemporaine puisqu’un tout récent arrêt de la Cour de cassation du 6 avril 2022 a pu retenir une telle qualification dans le cas d’une personne porteuse de staphylocoques lors de son hospitalisation, indiquant que « l’existence de prédispositions pathologiques et du caractère endogène du germe à l’origine de l’infection » ne permettait pas « d’écarter tout lien entre l’intervention réalisée et la survenue de l’infection [18] ».

L’appréciation du caractère nosocomial repose donc sur des critères de lieux et de durée. Ce dernier élément est notamment fondamental puisqu’un laps de temps est généralement requis entre l’hospitalisation et les premiers symptômes, délai qui doit être apprécié au cas par cas selon le type de germe en cause. Dans le cas de l’infection par la Covid, c’est donc en pratique la durée du délai d’incubation qui conditionnera le plus souvent la qualification d’infection nosocomiale. Lors de la première vague, la Cnamed avait ainsi considéré que lorsque les premiers symptômes étaient apparus après l’hospitalisation, ce caractère était improbable si le délai était de 2 jours ou moins, peu probable si le délai était de 3 ou 4 jours, vraisemblable si le délai était de 5 ou 7 jours, et certaine, au-delà de 7 jours. Ces chiffres sont toutefois susceptibles de changer au gré des variants pour lesquels les périodes d’incubation peuvent changer, risquant donc de poser de graves difficultés de qualification et d’identification du régime de la réparation.

Rappelons également que dans l’hypothèse d’un patient pris en charge successivement dans plusieurs établissements, pouvant conduire à un doute sur la structure au sein de laquelle la Covid a été contractée, la jurisprudence pourrait mobiliser à nouveau la théorie dite de la causalité alternative déjà mise en œuvre dans le cas des infections nosocomiales [19].

Les fondements pouvant permettre d’engager la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé du fait de la prise en charge des malades de la Covid sont donc extrêmement variés, comme l’a démontré cet exposé qui n’envisage toutefois pas les questions de manière exhaustive. Cet éventail de fondements risque toutefois de se heurter en pratique à des difficultés de mise en œuvre qui pourraient s’avérer assez rédhibitoires.

II. Difficultés de mise en œuvre des responsabilités appliquées au traitement des malades de la Covid

Les difficultés de mise en œuvre sont en effet liées tout à la fois aux circonstances dans lesquels les actes médicaux ont été pratiqués et à l’imputabilité des séquelles à ceux-ci.

A. Les difficultés liées aux circonstances des actes médicaux

Le contexte dans lequel a été réalisée la prise en charge des malades de la Covid, principalement lors de la première vague épidémique, a été marqué par un cumul de circonstances rendant extrêmement complexe l’intervention des professionnels de santé. Instabilité voire absence de connaissances médicales sur ce nouveau virus puis sur la manière de le prévenir et de le traiter, situation d’urgence de la prise en charge dans un contexte de désorganisation des hôpitaux, patients inconscients lors de leur arrivée en soins intensifs etc. : cette épidémie, surtout à ses débuts, s’est déployée dans un contexte qui a profondément déstabilisé le système de santé, mais aussi les concepts juridiques permettant d’appréhender la responsabilité pouvant découler de la prise en charge des patients.

Le standard d’appréciation de la faute s’en est en effet trouvé fortement perturbé. Selon la formule consacrée par l’arrêt Mercier, reprise constamment par la jurisprudence postérieure, le médecin doit en effet donner « des soins, non pas quelconques (…) mais consciencieux, attentifs et, réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science [20] ». L’appréciation du comportement du médecin doit donc être opérée par rapport à un standard : celui des règles de l’art admises par la communauté scientifique. En droit commun, la jurisprudence, après avoir pendant un temps opéré une référence aux données actuelles de la science, est revenue à la conception traditionnelle retenue depuis l’arrêt Mercier en se référant aux données acquises, appréciées donc à la date des soins [21]. Cette solution est d’ailleurs reprise par l’article L. 1110-5 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4249KYZ se référant au droit pour le patient de recevoir « les traitements et les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire ».

Comment toutefois procéder à une telle appréciation lorsque ces connaissances médicales, comme dans le cas de la Covid, ont été tout d’abord inexistantes, puis très fortement évolutives, et remises en partie en cause lors de l’apparition de chaque variant ?

Cette référence aux données de la science ne doit pas laisser penser que l’instabilité des connaissances médicales entraîne nécessairement une absence de responsabilité. L’arrêt Mercier réservait d’ailleurs déjà l’hypothèse de « circonstances exceptionnelles » permettant de déroger à ce standard. À défaut de ce modèle, le comportement reproché peut en effet toujours être comparé à une norme générale de conduite du professionnel « raisonnable », placé dans d’identiques circonstances, et être apprécié sur cette base par le juge.

La rapidité de l’évolution des connaissances sur ce virus peut en revanche poser davantage de difficultés. Si le comportement doit en effet être apprécié au regard des connaissances acquises au moment où la faute est invoquée, l’expert pourra-t-il toujours restituer l’état exact de celles-ci, compte tenu de la rapidité avec lesquelles elles n’ont cessé d’évoluer lors des différentes vagues épidémiques ? Ce doute entache la phase de diagnostic mais aussi celle du traitement de la maladie, tel que l’illustre l’exemple précité de l’hydroxychloroquine, celui lié au champ exact de l’impératif vaccinal, ou du rythme des rappels.

À ces éléments, s’ajoutent des difficultés liées à certaines modalités de réalisation de l’acte médical qui se sont développées notamment lors du premier confinement, telle par exemple, la télémédecine. Certes, cette pratique n’est pas née avec la Covid et est d’ailleurs encadrée par le Code de la santé publique [22]. Elle était toutefois demeurée assez marginale, et n’avait donc jusqu’alors guère suscité de contentieux. L’épidémie de la Covid sera donc peut-être l’occasion pour la jurisprudence ou les CCI de préciser la manière dont elles apprécieront les fautes dans de telles circonstances, dans un contexte juridique qui reste donc fortement incertain.

Dans cette situation, peut donc se poser la question de la nécessité d’adapter les règles de notre droit de la responsabilité médicale à cette épidémie. Certains l’ont jugé nécessaire et on peut citer à titre d’exemple la proposition faite par le Comité exécutif de l’Institut de droit européen (European Law Institute) qui a publié un document recensant des principes pour faire face à la crise de la Covid [23]. Parmi ceux-ci, le principe 14 s’intéresse à la responsabilité des professionnels de santé, pour lesquels il recommande une exonération de responsabilité pour faute non grave, indiquant que « Compte tenu des circonstances urgentes et dramatiques dans lesquelles les médecins, les professionnels de la santé et les autres prestataires du secteur médical ont dû fournir des services, les États devraient veiller à ce que ces professionnels ne soient pas tenus responsables des événements indésirables liés au COVID-19, sauf en cas de faute grave ».

La solution ne nous paraît pas appropriée en droit français, très largement étranger à un système de gradation des fautes, qui, intrinsèquement discutable, poserait en outre la question de la définition de la faute grave. Elle peut paraître en outre peu utile puisque l’article L. 3131-4 du Code de la santé publique N° Lexbase : L9616HZ8, impute déjà à l’ONIAM l’indemnisation des dommages causés par des mesures d’urgence nécessaires pour préserver la santé publique. Ce texte n’a été, jusqu’à aujourd’hui, qu’exceptionnellement mobilisé, car de telles mesures n’ont que très rarement été adoptées [24]. Elle risque toutefois de connaître un regain d’application dans le cadre des mesures prises lors des différentes phases de l’épidémie de la Covid, notamment dans les périodes où l’état d’urgence sanitaire a été déclaré (CSP, art. L. 3131-12 et s N° Lexbase : L5643LWW). Dans un tel cas, selon l’article L. 3131-4 du Code de la santé publique N° Lexbase : L9616HZ8, « Sans préjudice des actions qui pourraient être exercées conformément au droit commun, la réparation intégrale des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales imputables à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisées en application de mesures prises conformément aux articles L. 3131-1 ou L. 3134-1 est assurée par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux ».

B. Les difficultés liées à l’imputabilité des séquelles

À supposer résolues les questions relatives à l’existence et l’appréciation de la faute, demeure enfin une dernière série de difficultés pour engager la responsabilité des professionnels ou établissements de santé, tournant autour du lien de causalité entre les dommages constatés et le manquement éventuel.

La première, courante en matière médicale, mais se rencontrant sans doute de manière quasi systématique dans le cas de la Covid, est celle de l’état antérieur du patient. Une grande part des malades ayant gardé de graves séquelles ou étant décédés à la suite de l’infection par ce virus présentait en effet des facteurs de risques liés notamment à l’âge, au surpoids, ou des facteurs de comorbidité. Les études menées par le groupement d’intérêt scientifique EPI-PHARE, constitué par la Cnam et l’ANSM ont notamment démontré le rôle majeur de l’âge. Ainsi lors de la première vague, « Par rapport aux 40-44 ans, le risque d’hospitalisation est doublé chez les 60-64 ans, triplé chez les 70-74 ans, multiplié par 6 chez les 80-84 ans et par 12 chez les 90 ans et plus. L’association est encore plus marquée pour le risque de décès avec, par rapport aux 40-44 ans, un risque multiplié par 12 chez les 60-64 ans, par 30 chez les 70-74 ans, par 100 chez les 80-84 ans et par presque 300 chez les 90 ans et plus » [25], le même constat ayant été réalisé lors de la deuxième vague. Les maladies préexistantes ont également joué un rôle majeur, dont notamment, aux termes de l’étude réalisée lors de la deuxième vague, la trisomie 21 (risque multiplié par 10 pour l’hospitalisation et 28 pour le décès), le retard mental (risque multiplié par 4 pour l’hospitalisation et 6 pour le décès), une transplantation rénale préalable (risque multiplié par 5 pour l’hospitalisation et 6 pour le décès), ou du poumon (risque multiplié par 4 pour l’hospitalisation et 12 pour le décès), la mucoviscidose (risque multiplié par 2,5 pour l’hospitalisation), ou une insuffisance rénale en dialyse (risque multiplié par 3,5 pour l’hospitalisation et 3 pour le décès) [26].

Comment donc appréhender juridiquement cette réalité des états antérieurs ? On sait que la jurisprudence opère le plus souvent une distinction entre deux cas. Dans celui d’un état antérieur latent, demeuré asymptomatique, la Cour de cassation rappelle constamment que « le droit de la victime à obtenir indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d’une prédisposition pathologique, lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable » [27]. En revanche, l’état patent a une incidence sur l’étendue du droit à indemnisation, selon son rôle causal dans la survenance du dommage. Dans le cas des malades de la Covid, cette appréciation risque toutefois de s’avérer très délicate car, aux difficultés habituelles, s’ajoute ici la relativité des connaissances scientifiques sur la part exacte de ces facteurs aggravant sur le développement ou la gravité de la maladie. Dans certains cas toutefois, et on pense à l’exemple d’une personne âgée, cumulant les facteurs de risques, on peut penser que la faute éventuelle du médecin dans la prise en charge, n’aura le plus souvent joué qu’un rôle causal très marginal, voire inexistant dans le décès. Tout au plus pourrait-on sans doute indemniser une perte de chance de survie, dont l’étendue risque d’ailleurs de demeurer très faible.

Une autre difficulté causale peut également survenir, liée à la difficulté d’imputer au virus certaines conséquences subies par le patient, du fait de doutes sur la causalité scientifique d’un tel rattachement. On pense ici notamment aux cas dits de Covid longs, dont la médecine commence à caractériser l’existence sans qu’on n’en comprenne encore parfaitement les mécanismes, et qu’on identifie avec certitude la nature des symptômes pouvant y être rattachés. Si un patient souffre ainsi, du fait d’une prise en charge imparfaite, de séquelles plus de six mois après la fin de sa maladie, celles-ci pourront-elles être imputées à cette faute ?

La confrontation des principes de la responsabilité médicale au traitement des malades de la Covid soulève des questions multiples, dont les réponses demeurent incertaines du fait, non seulement du caractère encore inédit de cette question en droit positif, mais également de celui des grandes incertitudes scientifiques entourant encore ce virus.


[1] La forme orale de l’intervention a été conservée. Les notes de bas de page sont donc réduites au strict minimum.

[2] Une réparation des préjudices sur le fondement d’un régime d’indemnisation, notamment au titre de la solidarité nationale, pourrait être envisagée mais ne sera pas traitée dans le cadre de cet article exclusivement consacré à la question des responsabilités.

[3] Pour un rappel du droit antérieur, v. par exemple D. Duval-Arnould, Droit de la santé, Dalloz référence 201962020, n° 212-30 et s.

[4] V. CE, 4e-5e ch. réunies, 10 mai 2017, n° 397840 N° Lexbase : A1107WCY, indiquant que l’utilisation d’une technique médicale récente oblige à informer le patient « sur le fait que l’absence d’un recul suffisant ne permet pas d’exclure l’existence d’autres risques ».

[5] CNOM, « Décisions médicales dans un contexte de crise sanitaire et d'exception », 6 avril 2020, consultable sur le site du Conseil national de l’ordre des médecins [en ligne].

[6] CSP, art. L. 1110-5 N° Lexbase : L4249KYZ.

[7] CSP, art. L. 1111-4 et s N° Lexbase : L4849LWI.

[8] Cass. civ 1, 30 octobre 1967 n° 66-12.246, publié au bulletin N° Lexbase : A7404AHP.

[9] Cass. civ 1, 31 mai 2007, n° 06-12.6411, F-D N° Lexbase : A5130DWW

[10]Cass. civ 1, 4 janvier 1974, RTDciv. 1974, p. 822.

[11]Cass. crim., 25 mars 1998, RCA. 1998, comm. 253 ; Cass civ. 1, 17 juin 2015, n° 14-19725, F-D N° Lexbase : A5262NLH ; CA Lyon, 28 juillet 2016, n° 14/08630 N° Lexbase : A0385RYW ; CA Amiens, 14 mars 2019, n° 17/03302 N° Lexbase : A8019Y3E.

[12] Il pourrait toutefois essayer d’arguer de l’article L. 5121-12-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L2606MAR autorisant la prescription hors AMM pour justifier son choix.

[13] La prise en charge au titre de la solidarité nationale peut en effet être opérée soit au titre de l’article L. 1142-1-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1859IEL pour les infections les plus graves, soit de manière beaucoup plus résiduelle au titre de l’article L. 1142-1, II du même Code N° Lexbase : L1910IEH.

[14] L’autre difficulté relative à l’incidence de l’état antérieur sera évoquée infra dans le II, B.

[15] CE, 10 octobre 2011, O. Gout, D. 2012, 55, AJDA 2011, 1926 ; D. Cristol, RDsan. et Soc. 2011, 1158. V  ant. CE, 11 février 2011, Arnaud A., D. Cristol, RDsan. et Soc 2011. 553, admettant une présomption de caractère exogène du germe.

[16] CE, 4e-5e SSR, 21 juin 2013, n° 347450 N° Lexbase : A2090KHU, C. Lantero, AJDA 2013, 2171 ; CE, 4e-5e ch. réunies, 8 juin 2017, n° 394715 N° Lexbase : A6116WKQ ; CE, 4e-5e ch. réunies, 30 juin 2017, n° 401497 N° Lexbase : A1794WLZ. V. également sur le rôle de l’expert : B. Gachot et P. Corita, « Le risque médico-judiciaire des infections nosocomiales », Méd. et droit 2019, n° 159, p. 137 ; M. Le Coq et alii, « Pourquoi le diagnostic d’infection nosocomiale est-il si difficile à poser en expertise ? », RFDC 2021-3, p. 297.

[17] CE Contentieux, 23 mars 2018, n° 402237 N° Lexbase : A8527XHB ; L. Marion, AJDA 2018, 1230. D. 2018, 674. Cette solution a été récemment reprise par CE, 5e-6e ch. réunies, 1er février 2022, n° 440852 N° Lexbase : A12737LQ.

[18] Cass. civ. 1, 6 avril 2022, n° 20-18.513, F-B N° Lexbase : A32187SY.

[19] Cass. civ. 1, 3 mai 2018, n° 17-13.561, FS-P+B N° Lexbase : A4382XMA, D. 2018, 1017, Ch. Quezel-Ambrunaz, « La fiction de la causalité alternative », D. 2010. 1162 ; Cass. civ.1, 17 juin 2010, O. Gout, JCP 2010, 870 ; C. Bonnin, « La reconnaissance de la condamnation in solidum pour les infections nosocomiales », D. 2011, p. 283.

[20] Cette formulation se trouve reprise, presque à l'identique, par l'article 32 du Code de déontologie médicale, aujourd'hui codifié à l'article R. 4127-32 du Code de la santé publique N° Lexbase : L8270GTH.

[21] Cass. civ. 1, 6 juin 2000, n° 98-19.295, publié au bulletin N° Lexbase : A9072AG4 : RCA. 2000, comm. 303 ; G. Mémeteau, JCP G 2001, II, 10447.

[22] V. l’exemple de la téléconsultation, régie par l’article L. 6316-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L6174LR4. Pour une étude d’ensemble : D. Duval-Arnoud, Droit de la santé, Dalloz action, 1re éd. 2019-2020, n° 148 et s.

[23] European Law institute, « Les principes ELI pour la crise du Covid », 2020 [en ligne].

[24] V. toutefois, CE, 4e-5e ch. réunies, 27 mai 2016, n° 391149 N° Lexbase : A0384RRN ; V. Vioujas, « L'indemnisation par la solidarité nationale des préjudices résultant d'une vaccination réalisée dans le cadre d'une menace sanitaire grave », JCP (A) 2017, 2136.

[25] « Maladies chroniques, états de santé et risque d'hospitalisation et de décès hospitalier pour COVID-19 lors de la première vague de l’épidémie en France : Étude de cohorte de 66 millions de personnes »9 février 2021, « Étude sur les facteurs de risques d’hospitalisation et de décès pour Covid 19 lors de la deuxième vague de 2020 », consultables sur ce site : [en ligne].

[26] « Étude sur les facteurs de risques d’hospitalisation et de décès pour Covid-19 lors de la deuxième vague de 2020 », préc.

[27] Prédispositions de la victime et réparation intégrale du dommage : S. Hocquet-Berg, « L’incidence de l’état antérieur de la victime sur la réparation de son dommage corporel », Bruylant collection Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance (GRERCA), 2017, p. 223 ; N. Martial, « L’indifférence des prédispositions de la victime dans l’indemnisation du préjudice : appréciation critique » RCA 2010, et n° 3. – Juris. Constante. V. parmi les illustrations récentes : Cass. civ. 2, 29 septembre 2016, n° 15-24541, F-D N° Lexbase : A7112R48 (absence de réduction du droit à indemnisation en raison d’une prédisposition pathologique quand l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable, dans l’hypothèse de la décompensation d’un état antérieur) ; Cass. civ. 2, 3 mai 2018, n° 17-14985, F-D N° Lexbase : A4357XMC (même solution concernant des troubles psychiatriques) ; Cass. civ. 2, 20 mai 2020, n° 18-24.095, FS-P+B+I N° Lexbase : A06753MX, S. Hocquet-Berg, RCA. 2020, comm. 147. Dans le même sens : CE, 5e ch., 15 février 2019, n° 415988 N° Lexbase : A3489YXI.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité des producteurs de vaccins contre la Covid-19 – regards de droit anglais

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N2379BZ7

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par Emmanuelle Lemaire - Lecturer in Law à l’Université d’Essex (Royaume-Uni)

Le 28 Juillet 2022

« Cela fait maintenant presque un an que l’humanité est tourmentée par la COVID. À travers le monde, la production économique s’est effondrée et un million et demi de personnes sont mortes. Et pendant tout ce temps, nous avons attendu et espéré que vienne le jour où les rayons lumineux de la science identifieraient notre ennemi invisible et nous donneraient le pouvoir d’arrêter cet ennemi de nous rendre malade – et maintenant, les scientifiques l’ont fait. Et ils ont utilisé le virus […] pour le retourner contre lui-même sous la forme d’un vaccin » [1].

Par ces quelques mots prononcés le 2 décembre 2020, le Premier ministre britannique annonçait l’approbation du premier vaccin, conçu par Pfizer/BioNTech, pour sa distribution prochaine au Royaume-Uni. Depuis cette date, près de 42 millions de personnes ont été entièrement vaccinées au Royaume-Uni [2] et le Gouvernement britannique aurait conclu des accords permettant l’acquisition de sept autres vaccins. À ce jour, seuls trois de ces vaccins sont disponibles sur le marché britannique [3] : en plus du vaccin conçu par Pfizer/BioNTech, ceux conçus par AstraZeneca/Oxford et par Moderna sont administrés respectivement depuis janvier et avril 2021.

Dès mars 2021, les premiers cas de thromboses atypiques associés au vaccin d’AstraZeneca survenaient et, depuis lors, 412 cas post-vaccination ont été recensés au Royaume-Uni [4] ; le vaccin est également soupçonné d’entraîner le développement de syndromes de Guillain-Barré [5], même si les données actuelles de la science ne permettent pas encore à l’Agence britannique de régulation des médicaments et des produits de santé (ou MHRA) de confirmer ou d’exclure l’existence d’un tel lien causal. [6] Puis, en juin dernier, cela a été au tour du vaccin de Pfizer, soupçonné d’entraîner de rares inflammations du muscle cardiaque [7] chez les jeunes hommes en particulier, de se retrouver sous les feux de la rampe.

Qu’un vaccin puisse entraîner de possibles effets secondaires, nul ne le contestera. Mais précisément parce que la survenance de potentiels effets indésirables post-vaccination est prévisible, la question de l’éventuelle responsabilité des producteurs de vaccins l’est tout autant. D’ailleurs, la rapidité avec laquelle les vaccins contre la Covid-19 ont été développés et mis à disposition a suscité bien des interrogations, et une certaine méfiance de la part du public : ces vaccins sont-ils vraiment sûrs et efficaces ? Qui supportera la responsabilité (juridique et financière) en cas de dommage lié à la vaccination ?

Les producteurs des vaccins contre la Covid-19 ont eu, très tôt, conscience du risque de responsabilité civile susceptible de peser sur eux, risque qu’ils ont cherché à minimiser le plus possible. Et il faut le reconnaître, au Royaume-Uni, les producteurs des trois vaccins susmentionnés (Pfizer, AstraZeneca et Moderna) y sont parvenus avec un certain succès : d’une part, ces producteurs jouissent d’une protection – légale ou contractuelle – qui limitera, dans une large mesure, les risques de responsabilité civile pesant sur eux (I) ; d’autre part, si la protection légale offerte à certains producteurs ne s’étend pas à la responsabilité du fait des produits défectueux, il n’en reste pas moins que le risque de reconnaissance de leur responsabilité civile demeure assez faible (II).

I. Une protection extensive offerte aux producteurs de vaccins contre le risque de responsabilité civile

Au Royaume-Uni, les producteurs des vaccins contre la Covid-19 sont susceptibles de bénéficier de deux types de protection. En premier lieu, certains producteurs jouissent d’une immunité partielle de responsabilité civile. Il s’agit là d’une protection offerte par la loi, qui limite ainsi le risque juridique de responsabilité civile auquel ces producteurs sont exposés (A). En second lieu, par le jeu de clauses contractuelles (indemnity clauses) insérées dans les contrats de fourniture de vaccins conclus entre les producteurs et le Gouvernement britannique, les producteurs des vaccins actuellement disponibles sur le marché britannique semblent financièrement couverts par l’État, dans le cas où leur responsabilité civile serait engagée. Cette protection contractuelle limite ainsi, quant à elle, le risque financier encouru par les producteurs de vaccins (B).

A. Une protection légale contre le risque juridique de responsabilité civile

Tous les producteurs du vaccin contre la Covid-19 ne peuvent prétendre bénéficier de l’immunité partielle de responsabilité civile. Il est donc important d’identifier, d’abord, qui sont les bénéficiaires de cette protection légale (1), avant d’examiner l’étendue de la protection dont ils bénéficient (2).

1) Le champ ratione personae de la protection légale

À la différence des producteurs du vaccin Moderna, les producteurs des vaccins Pfizer et AstraZeneca pouvaient bénéficier, jusque récemment, de l’immunité partielle de responsabilité civile.

Cette différence de traitement entre les producteurs de vaccins s’explique par le fait que les vaccins contre la Covid-19 n’ont pas été distribués sous le même régime d’autorisation. Pour être mis sur le marché, les médicaments (y compris les vaccins) doivent en effet normalement bénéficier d’une autorisation de mise sur le marché, que l’on peut qualifier d’autorisation « classique » ou « complète » (full marketing authorisation). Pour le moment, aucun vaccin contre la Covid-19 ne dispose d’une telle autorisation au Royaume-Uni. Toutefois, à côté de cette autorisation classique, d’autres types d’autorisations peuvent être délivrées, pour assurer une diffusion plus rapide des médicaments, lorsque les circonstances le justifient.

L’autorisation temporaire d’utilisation (temporary authorisation under reg. 174) en fait partie, et il faut bien comprendre que ce type d’autorisation ne constitue, en aucune manière, une autorisation de mise sur le marché. Cette autorisation permet en fait seulement l’utilisation et la distribution temporaires d’un médicament non autorisé, qui est justifiée par une situation d’urgence telle que celle de la propagation de pathogènes. Cette procédure d’autorisation, qui résulte d’une directive européenne, [8] existe au Royaume-Uni depuis 2012 [9]. Prévue par les régulations 174 et 174A du Human Medicines Regulations 2012, elle est particulièrement intéressante pour deux raisons :

  • premièrement, elle offre une marge de manœuvre assez importante aux États, puisque ce sont eux qui déterminent tant les données scientifiques requises pour accorder cette autorisation que les conditions de l’utilisation temporaire du médicament ;
  • secondement, elle déclenche l’application de la régulation 345 du Human Medicines Regulations 2012, laquelle prévoit que lorsque l’utilisation temporaire du médicament (non autorisé) est recommandée par une autorité nationale compétente, alors les entreprises pharmaceutiques responsables de la mise sur le marché du médicament sous la régulation 174, les fabricants – ou plus exactement les façonniers – du médicament, les professionnels de santé et toute personne autorisée à administrer le médicament bénéficient d’une immunité partielle de responsabilité civile en cas de dommages liés à une utilisation du médicament conforme aux recommandations [10].

Précisément, les vaccins respectivement conçus par AstraZeneca/Oxford [11] et Pfizer/BioNTech [12] ont jusqu’à présent été distribués sous cette autorisation temporaire d’utilisation [13], avec toutes les conséquences qui s’y attachent. Les producteurs de ces deux vaccins sont ainsi couverts par l’immunité partielle de responsabilité civile pour les lots distribués sous cette autorisation [14].

La situation est maintenant amenée à changer puisque les vaccins d’AstraZeneca/Oxford et de Pfizer/BioNTech commencent à être distribués sous le régime d’autorisation de mise sur le marché dite « conditionnelle » (conditional marketing authorisation). Le vaccin de Moderna [15] est, quant à lui, distribué sous cette autorisation depuis le 31 mars 2021 [16].

Par comparaison avec l’autorisation temporaire d’utilisation, l’autorisation de mise sur le marché conditionnelle est un type d’autorisation de mise sur le marché. Cette autorisation est accordée dans l’hypothèse où le médicament envisagé répond à un besoin médical non satisfait, lorsque les données cliniques complètes du médicament ne sont pas encore disponibles, mais le seront prochainement, et uniquement lorsque les bénéfices pour la santé publique l’emportent sur les risques liés à une incertitude résultant de l’évaluation incomplète du médicament [17].

Les détenteurs de l’autorisation temporaire d’utilisation peuvent, on le sait, se prévaloir de la régulation 345 du Human Medicines Regulations 2012, autrement dit de l’immunité partielle de responsabilité civile. Quid des détenteurs d’une autorisation de mise sur le marché conditionnelle ? L’hypothèse mérite d’être explorée. À suivre la régulation 345, l’immunité partielle de responsabilité civile s’applique notamment lorsque l’autorité compétente [18] a recommandé ou requis l’utilisation d’un produit médicinal « ne disposant pas d’une autorisation », en réponse à la propagation suspectée ou confirmée d’agents pathogènes [19].

Dans le cas d’espèce, l’utilisation des vaccins conçus par Pfizer, AstraZeneca et Moderna, a bien été recommandée par l’autorité compétente en réponse à la propagation confirmée d’un agent pathogène, le virus SARS-CoV-2. Reste désormais à savoir si les détenteurs d’une autorisation de mise sur le marché dite « conditionnelle » disposent d’une « autorisation » au sens de la régulation 345. À première vue, il est permis d’hésiter. La notion d’« autorisation » nous dit la régulation 345(5), signifie « autorisation de mise sur le marché, certificat d’enregistrement, enregistrement de produits à base de plantes traditionnelles, ou autorisation sous l’article 126a ». La question se pose alors de savoir si la notion d’« autorisation de mise sur le marché » (marketing authorisation) est limitée aux autorisations « complètes » (première interprétation), ou si elle inclut également les autorisations « conditionnelles » (seconde interprétation) ?

Si la première interprétation (stricte) prévaut, alors les vaccins de Pfizer, AstraZeneca et Moderna distribués sous l’autorisation de mise sur le marché conditionnelle, ne sont pas « autorisés » au sens de la régulation 345. Par suite, la régulation – et l’immunité partielle de responsabilité civile – pourrait éventuellement être invoquée par les fabricants.

Si, en revanche, la seconde interprétation (large) prévaut, alors les trois vaccins sont bien « autorisés » au sens de la régulation 345. En conséquence, l’immunité partielle de responsabilité civile n’est pas applicable aux détenteurs d’autorisation de mise sur le marché conditionnelle.

Entre ces deux interprétations, la seconde l’emportera sûrement. En effet, il ne faut pas oublier que l’autorisation de mise sur le marché conditionnelle est bien un type d’autorisation de mise sur le marché, contrairement à l’autorisation temporaire d’utilisation ; dans ces conditions, il n’y a, selon nous, aucune raison d’opérer une distinction entre les autorisations de mise sur le marché « classiques » (ou complètes) et les autorisations de mise sur le marché « conditionnelles ». Toutes entrent bien dans la catégorie d’autorisation de mise sur le marché. Il est donc fort probable que les producteurs des vaccins de Pfizer, AstraZeneca et Moderna ne puissent pas (ou plus – pour les deux premiers) se prévaloir de l’immunité partielle de responsabilité civile.

En résumé, il apparaît que les producteurs des vaccins Pfizer et AstraZeneca bénéficient de l’immunité partielle de responsabilité civile pour les vaccins mis à disposition sous le régime de l’autorisation d’utilisation temporaire ; en revanche, les producteurs susmentionnés ainsi que les producteurs du vaccin Moderna ne semblent pas pouvoir se prévaloir de celle-ci pour les vaccins mis à disposition sous le régime d’autorisation de mise sur le marché conditionnelle. Au-delà des conséquences juridiques (importantes !) qui s’attachent aux différents régimes d’autorisation, il est tout de même permis de s’interroger sur les raisons qui ont poussé le Royaume-Uni à faire le choix, dans un premier temps, de l’autorisation temporaire d’utilisation pour les vaccins conçus par Pfizer et par AstraZeneca.

Ce choix nous semble pouvoir s’expliquer par l’existence d’une tension entre une volonté d’un côté, et une impossibilité de l’autre, que seule l’autorisation temporaire d’utilisation permettait de résoudre. D’un côté, le Gouvernement britannique souhaitait lancer la campagne de vaccination contre la Covid-19 le plus rapidement possible, seule solution durable pour « sortir » de la crise sanitaire (et des confinements répétés) ; d’un autre côté, jusqu’à la fin de la période de transition liée au Brexit, soit jusqu’au 31 décembre 2020 inclus, le Royaume-Uni demeurait tenu par l’application des règles européennes dans le domaine sanitaire. Par conséquent, jusqu’au 31 décembre 2020, seule la Commission européenne, après avis de l’Agence européenne des médicaments, était à même de délivrer une autorisation de mise sur le marché (conditionnelle ou non) pour les vaccins contre la Covid-19 [20]. Dans ce contexte, la seule solution permettant de lancer la campagne de vaccination dès la fin de l’année 2020 sans enfreindre les règles européennes était d’avoir recours à la procédure d’autorisation temporaire d’utilisation, procédure issue du droit européen et existant dans tous les États membres de l’Union européenne. C’est cette technique qui a ainsi permis à Margaret Keenan, âgée de 90 ans, de recevoir le premier vaccin (Pfizer) contre la Covid-19 au Royaume-Uni, dès le 8 décembre 2020. [21]

2) Le champ ratione materiae de la protection légale

L’immunité de responsabilité civile bénéficiant à certains producteurs de vaccins contre la Covid-19 n’est cependant que partielle. Il convient, dès lors, de s’intéresser à l’étendue de la protection qui leur offerte. En particulier, cette protection est limitée de deux manières.

D’abord, l’immunité de responsabilité civile ne s’étend pas aux actions fondées sur la responsabilité du fait des produits défectueux (Consumer Protection Act 1987), comme nous l’enseigne la régulation 345(4) [22] du Human Medicines Regulations 2012. Cette exclusion est cohérente avec le fait que les règles de responsabilité du fait des produits défectueux sont d’ordre public. Il n’est donc pas possible d’exclure l’application de ce régime, comme le précise d’ailleurs la section 7 du Consumer Protection Act 1987 (ci-après CPA 1987) : « la responsabilité d’une personne […] envers un tiers, subissant un dommage causé entièrement ou partiellement par un défaut du produit, envers une personne que le tiers a à sa charge, ou envers un membre de sa famille, ne saurait être limitée ou exclue par une clause contractuelle, par notification ou par tout autre moyen » [23]. À la lumière de la section 7 du CPA 1987, il est même permis de se demander si la précision formulée au sein de la régulation 345(4) était nécessaire.

Ensuite, l’immunité de responsabilité civile est perdue dans le cas où le vaccin n’est pas utilisé conformément aux recommandations de l’autorité compétente. À cet égard, le Gouvernement britannique est venu préciser, par un acte réglementaire datant d’octobre 2020 [24], les conditions déclenchant la perte de cette immunité pour les durcir, renforçant par la même occasion la protection dont jouissent les bénéficiaires de l’immunité. La perte de l’immunité est en effet conditionnée à la preuve de deux éléments [25] ; il faut démontrer 1/ Que l’une des conditions attachées à la vente et à l’approvisionnement du vaccin a été violée ; et 2/ Que le risque de décès ou de dommage corporel attribuable en partie ou en totalité à cette violation est tel qu’une personne raisonnable bénéficiant d’une expertise pertinente dans ce domaine considèrerait cette violation « suffisamment sérieuse » pour justifier de mettre de côté la recommandation de l’autorité compétente.

Hormis ces deux limites, les producteurs bénéficiaires de l’immunité de responsabilité civile sont protégés. Par conséquent, sur le plan de la responsabilité extracontractuelle [26], ils sont a priori protégés de toute action entreprise sur le fondement d’un tort. En la matière, c’est le délit de négligence (tort of negligence) qui est le plus pertinent et qui est donc fermé aux victimes de dommages causés par le vaccin contre la Covid-19, distribué sous le régime de l’autorisation temporaire d’utilisation (Reg. 174). Certains producteurs de vaccins contre la Covid-19 sont donc particulièrement avantagés.

Dans tous les cas, qu’ils bénéficient ou non de l’immunité partielle de responsabilité civile, les concepteurs et fabricants des trois vaccins (Pfizer, AstraZeneca et Moderna) semblent, au surplus, protégés du risque financier lié aux responsabilités juridiques susceptibles de peser sur eux.

 

B. Une protection contractuelle contre le risque financier de responsabilité civile

Les contrats conclus entre les producteurs et le Gouvernement britannique pour la vente des doses de vaccin sont accessibles au public [27], même si de nombreuses informations restent encore confidentielles. Toutefois, lorsqu’un ministère se propose d’assumer une dette particulière, il doit le notifier au Parlement, en communiquant notamment les détails de la responsabilité qu’il entend assumer [28].

Par ces deux biais, l’on sait ainsi que tous les contrats passés par le Gouvernement britannique et les producteurs de vaccins contiennent des clauses contractuelles particulières appelées « indemnification clauses » [29], ou clauses d’indemnisation. Ces clauses, relativement courantes dans les contrats commerciaux anglais, constituent un outil de gestion des risques financiers attachés à un contrat. Elles constituent un moyen assez commode de transférer le risque financier d’une responsabilité encourue par l’une des parties au contrat vers l’autre partie. Ainsi, pour les contrats passés entre le Gouvernement britannique et les producteurs de vaccins, le Gouvernement britannique s’engage en fait à indemniser les producteurs de vaccins, dans le cas où ces producteurs engageraient leur responsabilité envers un tiers. Généralement, la partie qui indemnise (donc ici le Gouvernement britannique) s’engage à couvrir les dommages et intérêts, les montants accordés par la voie transactionnelle, ou encore les coûts et dépenses liés aux actions juridiques, par exemple. C’est donc dire si l’engagement pris est important.

Pour cette raison, la clause définit assez précisément les circonstances déclenchant et excluant son application, la procédure à suivre, les types de dommages couverts, parfois même le montant à partir duquel la clause prendra effet, ou au contraire le montant maximal pris en charge par la partie débitrice de l’obligation.

En définitive, si les producteurs des vaccins Pfizer, AstraZeneca et Moderna sont reconnus juridiquement responsables dans les conditions prévues par la clause contractuelle, c’est alors le Gouvernement britannique qui supportera in fine la dette de responsabilité.

Toute la question est donc celle de l’étendue de la protection offerte via le jeu de ces clauses contractuelles : quels fondements de responsabilité et quels dommages sont couverts ou au contraire exclus ? Quelles sont les circonstances permettant de déclencher l’applicabilité de la clause ? Ces questions demeurent malheureusement sans réponse en raison de la confidentialité des clauses d’indemnisation [30].

Cela étant, bien qu’on ne puisse l’affirmer avec certitude, il est probable que ces clauses contractuelles protègent les producteurs des actions en responsabilité entreprises sur le fondement du fait des produits défectueux. En effet, d’une part, en ce qui concerne les vaccins de Pfizer et d’AstraZeneca, la responsabilité du fait des produits défectueux est la seule voie qui demeure véritablement ouverte aux éventuelles victimes de vaccins distribués sous l’autorisation temporaire d’utilisation (Reg. 174), les producteurs bénéficiant de l’immunité de responsabilité civile dans les autres cas ; d’autre part, la responsabilité du fait des produits défectueux est celle qui a le plus de chance d’être invoquée dans les contentieux portant sur les dommages liés à une vaccination.

Dans ces conditions, il est utile d’envisager les chances de succès des actions en responsabilité entreprises sur ce fondement [31].

II. La reconnaissance de la responsabilité des producteurs de vaccins du fait des produits défectueux : un risque faible

La responsabilité du fait des produits défectueux est un régime de responsabilité sans faute, transposée d’une directive européenne au sein du Consumer Protection Act 1987. Trois conditions cumulatives sont nécessaires au succès de ces actions : la victime doit démontrer l’existence d’un défaut du produit, d’un dommage et d’un lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage survenu. Rapporter la preuve de ces trois conditions constituera sans doute l’obstacle le plus important au succès des actions en responsabilité entreprises par les éventuelles victimes de la vaccination contre la Covid-19 (A). Les difficultés ne s’arrêtent pourtant pas là. Les producteurs de vaccins disposent, en effet, de certains moyens de défense qu’ils peuvent invoquer pour s’exonérer de leur responsabilité. Dans le contexte étudié, c’est l’exonération dite pour « risque de développement » qui risque d’être principalement mise en œuvre (B). Dès lors, le risque de responsabilité juridique encouru par les producteurs de vaccin s’avère, là encore, finalement assez faible.

A. Les difficultés de preuve des conditions de la responsabilité du fait des produits défectueux

La preuve des trois conditions de responsabilité susmentionnées repose sur les demandeurs. Si ces derniers n’auront probablement aucun mal à prouver le dommage, on ne peut pas en dire autant de la preuve du défaut du produit (1) et du lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage (2).

1) Les difficultés de preuve du défaut du produit

À ma connaissance, la plupart des actions en responsabilité liées à un produit de santé, et fondées sur le Consumer Protection Act 1987, se sont soldées par un échec [32]. Dans ce type d’affaires, la difficulté principale tient souvent à la preuve du défaut du produit, problème que l’on risque de retrouver dans le contexte des contentieux liés aux vaccins contre la Covid-19. Le défaut d’un produit est, en effet, apprécié par référence à « la sécurité que les personnes sont généralement en droit d’attendre » [33], et implique, en droit anglais, une séparation entre deux étapes : la première consiste à déterminer quel est ce fameux « niveau de sécurité » auquel le public est en droit de s’attendre ; la seconde vise à évaluer si le produit présente ou non une sécurité inférieure au niveau défini [34].

En ce qui concerne la première étape, la jurisprudence anglaise considère qu’il est nécessaire de tenir compte de toutes « les circonstances pertinentes » pour définir objectivement le niveau de sécurité ; toute la question est alors précisément de savoir ce qui peut constituer une circonstance pertinente. Certaines de ces circonstances sont envisagées dans la loi elle-même, comme la présentation du produit, l’utilisation qui peut être raisonnablement attendue du produit, et la date à laquelle le produit a été mis en circulation [35]

Mais la liste n’est pas exhaustive et la jurisprudence récente est venue la compléter : il semblerait que la comparaison entre les bénéfices et les risques du produit soit désormais une circonstance pertinente (ce qui n’a pas toujours été le cas) [36] ; la jurisprudence procède parfois à une comparaison entre le produit en question et d’autres produits analogues alternatifs pour compléter l’analyse bénéfices-utilité sociale/risques du produit ; le caractère évitable du risque ainsi que le coût des mesures préventives peuvent maintenant constituer des circonstances à prendre en compte, de même que la conformité ou non aux standards industriels et au cadre réglementaire. Au-delà de ces éléments, il est assez difficile de délimiter le périmètre exact des « circonstances pertinentes » prises en compte par le juge : par exemple, dans le cas spécifique des vaccins contre la Covid-19, les juges considèreront-ils que le contexte de pandémie sanitaire soit une circonstance pertinente dont il faut tenir compte pour délimiter le niveau de sécurité que le public est en droit d’attendre vis-à-vis des vaccins ? On ne saurait l’affirmer avec certitude [37].

À partir de là, hormis l’hypothèse dans laquelle un lot particulier de vaccins serait affecté d’un défaut de fabrication, il est donc difficile de prévoir si, et dans quelles circonstances, les vaccins contre la Covid-19 sont susceptibles d’être considérés défectueux.

L’hypothèse d’un défaut de fabrication est certes résiduelle, mais ne doit pas être totalement écartée, comme en témoigne la récente décision des autorités japonaises de suspendre la distribution des vaccins de Moderna, après la découverte de contaminants (des particules d’acier inoxydable) dans trois lots de vaccins [38]. S’il est établi qu’un lot de vaccins contre la Covid-19 est un lot « non-standard », c’est-à-dire qu’il s’agit un lot présentant une déviation par rapport à l’intention du producteur [39], alors la preuve d’un défaut du produit devrait être relativement aisée [40]. Par exemple, il est fort probable qu’un lot de vaccins « non-standard », contenant par exemple des particules d’acier inoxydable, soit considéré défectueux par les juges anglais. Dans l’hypothèse d’un défaut de fabrication, le problème pour faire reconnaître la responsabilité du producteur tiendra sans doute plutôt à la preuve du lien de causalité entre le défaut et le dommage [41], qu’à celle du défaut du produit.

La preuve du défaut du vaccin risque, en revanche, d’être plus compliquée dans l’hypothèse d’un défaut dit « de conception ». Ce que l’on sait actuellement, c’est que les bénéfices de la vaccination continuent de l’emporter sur les risques à l’échelle nationale, y compris pour le vaccin d’AstraZeneca. Cependant, le 7 avril 2021, le comité conjoint de la vaccination et de l’immunisation (Joint Committee on Vaccination and Immunisation) a indiqué qu’après considération de la balance des bénéfices et des risques, il serait souhaitable que les adultes de moins de quarante ans ne présentant aucune condition médicale se voient proposer une alternative au vaccin d’AstraZeneca [42]. Ce détail a son importance. En effet, si l’on en revient à la question du défaut du vaccin, les juges pourraient-ils alors adopter une approche différenciée de la comparaison des bénéfices et des risques du vaccin en fonction de la catégorie d’âge ? Si cette approche était retenue, elle pourrait emporter des conséquences importantes sur la qualification du défaut du produit. Par exemple, si l’on imagine que les risques d’un vaccin particulier l’emportent sur les bénéfices de la vaccination pour les moins de quarante ans, le produit pourrait-il être considéré défectueux pour cette catégorie d’âge seulement ? L’hypothèse, bien que peu probable, ne doit pas être nécessairement exclue.

La présence ou non d’une mise en garde des risques liés au produit est également prise en compte par le juge dans l’appréciation du défaut. Justement, les risques de thromboses atypiques liés à certaines spécialités de vaccin, bien que rares, font déjà l’objet d’une mise en garde : dans ces circonstances, il sera donc assez difficile de prouver l’existence du défaut.

Quid de la comparaison d’un vaccin particulier contre la Covid-19 avec d’autres vaccins analogues ? Imagions que l’on puisse démontrer que le vaccin X présente, d’une part, une efficacité moins importante que le vaccin Y et, d’autre part, un risque de maladie plus important que le vaccin Y ; cela suffirait-il pour considérer que le vaccin X est défectueux ? Cela est discutable ; en effet, ce n’est pas parce qu’un produit éventuellement « meilleur » est sur le marché qu’il faut nécessairement en conclure que l’autre produit est pour autant défectueux [43].

Dans tous les cas, une chose est certaine : prouver que le vaccin contre la Covid-19 est un produit défectueux ne sera pas chose aisée.

2) Les difficultés de preuve du lien de causalité

Prouver l’existence d’un lien de causalité entre le défaut du vaccin et le dommage survenu risque de s’avérer tout autant difficile.

D’abord, il faut reconnaître que le test de causalité applicable dans ce contexte demeure, pour tout dire, incertain. Le test traditionnel de causalité est indéniablement le test du but for, autrement dit la victime doit démontrer que le dommage ne serait probablement pas survenu si le vaccin ne présentait pas le défaut en question. Mais, si le défaut tient à l’existence d’un risque anormal de dommage en lien avec le produit, alors la jurisprudence anglaise n’a pas fermé la porte à l’utilisation d’autres tests de causalité alternatifs (comme le test du doubling the risk ou le test de contribution significative au risque de dommage) [44]. Dans le cas des vaccins contre la Covid-19, on peut assez bien concevoir que la question du défaut sera tournée autour des risques du produit. Par conséquent, il est difficile de prévoir le test de causalité qui trouvera à s’appliquer.

Ensuite, avant même que l’on n’arrive à la question de la causalité entre le défaut du vaccin et le dommage, la question de la causalité scientifique risque de faire rapidement surface. Par exemple, la victime pourra-t-elle prouver que le vaccin X est, dans l’absolu, susceptible de causer, selon toute probabilité, de rares cas de thrombose atypique ? En la matière, le standard de preuve est celui de la balance des probabilités, autrement dit « le plus probable que non ». À ce stade, l’Agence sanitaire britannique a conclu que l’existence d’un lien entre certaines spécialités de vaccin et la survenance rare de thromboses atypiques était seulement possible [45]. De même, en ce qui concerne l’existence d’un lien causal entre certaines spécialités de vaccins et la survenance de syndromes de Guillain-Barré, l’Agence sanitaire britannique n’est pas encore en mesure de se prononcer, dans un sens ou dans l’autre [46]. En d’autres termes, l’existence du lien causal est, là encore, seulement possible. Mais une causalité possible n’est pas une causalité probable [47]. Dès lors, prouver que l’existence du lien de causalité est possible sur le plan scientifique serait insuffisant au regard des conditions exigées en droit anglais, comme en témoigne la décision Loveday v. Renton [48].

Ces quelques éléments laissent déjà entrevoir qu’au-delà de la preuve du défaut du vaccin, celle de la causalité entre le défaut du vaccin et le dommage est susceptible de constituer un obstacle important au succès des actions entreprises sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux.

B. La possibilité d’invoquer l’exonération pour risque de développement

Si l’on imagine que les éventuelles victimes d’une vaccination contre la Covid-19 parviennent à passer toutes ces étapes, leur succès n’est pas pour autant garanti. Les producteurs peuvent, en effet, invoquer l’un des six moyens de défense prévus dans la section 4 du Consumer Protection Act 1987. En particulier, dans le contexte des vaccins contre la Covid-19, c’est probablement l’exonération pour risque de développement qui aura le plus de chance d’être invoquée. Cette cause d’exonération a précisément pour but de protéger les producteurs lorsque l’état des connaissances scientifiques et techniques rend l’existence du défaut objectivement indécouvrable au moment de la mise en circulation du produit. Lorsque le défaut du produit est lié aux risques du produit, cette cause d’exonération protège en fait les producteurs contre les risques objectivement inconnaissables au moment de la mise en circulation, comme nous l’enseigne la décision A v. National Blood Authority [49]. Il faut cependant l’admettre, cette cause d’exonération semble devoir être interprétée de manière assez stricte.

Par exemple, il est clair que le producteur ne pourrait pas s’exonérer dans le cas où l’existence du défaut est objectivement connaissable, tout en étant indécouvrable dans un exemplaire particulier. Dans ce cas, le producteur continue de produire et de fournir le produit à ses risques. En d’autres termes, il doit se protéger financièrement en ayant recours au mécanisme de l’assurance [50].

De même, il semblerait que les producteurs ne soient plus couverts par l’exonération lorsqu’une étude scientifique isolée révèlerait l’existence du risque, à condition toutefois que cette étude soit considérée accessible [51]. Dans le cas des vaccins contre la Covid-19, les risques de thrombose atypique, de syndrome de Guillain-Barré, de péricardite ou de myocardite ne sont certes pas clairement établis, mais on ne peut plus dire qu’ils sont totalement inconnus non plus. Précisément, l’hypothèse d’existence d’un lien entre certaines spécialités de vaccin et ces potentiels effets indésirables a maintenant été formulée : il est donc douteux que le producteur puisse échapper à sa responsabilité en invoquant l’exonération pour risque de développement. En revanche, pour les tout premiers cas survenus peu après le début de la campagne de vaccination, la question pourrait éventuellement se poser. Le succès de l’invocation de la cause d’exonération dépendra, alors, du point de savoir si la survenance d’un tel effet secondaire était véritablement inconnaissable, en l’état des connaissances scientifiques et techniques disponibles les plus avancées au niveau mondial, au moment de la mise en circulation.

À la lumière des éléments présentés, ce que l’on peut dire, c’est que la reconnaissance de responsabilité des producteurs de vaccins sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux sera globalement assez difficile, en droit anglais.

En conclusion, les producteurs de vaccins contre la Covid-19 semblent bénéficier d’une position finalement assez confortable au Royaume-Uni.

D’abord, le risque d’un engagement de leur responsabilité juridique est somme toute assez faible : d’une part, certains producteurs bénéficient d’une immunité partielle de responsabilité civile ; d’autre part, bien que la responsabilité du fait des produits défectueux soit toujours ouverte aux victimes de la vaccination, les difficultés probatoires (défaut et lien de causalité) sont de taille. D’autant que les producteurs ne se priveront sans doute pas d’invoquer l’exonération pour risque de développement.

Ensuite, le risque financier que les producteurs encourent est, lui aussi, assez faible : par le jeu de clauses contractuelles insérées dans les contrats de fourniture de vaccins, les producteurs seront financièrement couverts, dans une certaine mesure, par le Gouvernement britannique qui assumera en pratique la dette de responsabilité.

Et les victimes, dans tout ça ? Le Gouvernement britannique ne les a pas totalement oubliées. Le 2 décembre 2020, alors que le Premier ministre annonçait l’approbation du premier vaccin contre la Covid-19 au Royaume-Uni, le secrétaire d’État pour la Santé et la Protection sociale signait le Vaccine Damage Payments (Specified Disease) Order 2020 [52], ouvrant ainsi une nouvelle voie d’indemnisation aux victimes de la vaccination contre la Covid-19. Depuis le 31 décembre 2020, date d’entrée en vigueur de cette ordonnance, les victimes peuvent faire une demande d’indemnisation auprès d’un fonds, le Vaccine Damage Payments Scheme [53]. Ne nous réjouissons cependant pas trop vite, car l’obtention d’une indemnisation par cette voie est un véritable parcours du combattant [54]. Les victimes doivent, en effet, présenter un taux d’incapacité d’au moins 60 % [55] et prouver que leur dommage a été causé, selon toute probabilité, par la vaccination contre la Covid-19 [56]. En d’autres termes, seules les victimes souffrant d’un handicap grave sont éligibles ; la preuve de la causalité risque d’être (ici aussi) un frein sérieux au succès de ces demandes. Cela, pour obtenir une somme fixe d’un montant de £120 000. Cet élan de « solidarité » envers celles et ceux qui se sont fait vacciner dans l’intérêt de tous est donc tout à fait insuffisant : au Royaume-Uni, il est maintenant impératif de réfléchir aux moyens d’améliorer la réparation des dommages subis par les éventuelles victimes de la vaccination contre la Covid-19 [57].

 


[1] Libre traduction d’un extrait du discours prononcé par Boris Johnson, le 2 décembre 2020 : B. Johnson (MP), Prime Minister’s statement on coronavirus (COVID-19), Prime Minister’s Office, 10 Downing Street, 2 December 2020. Consulté le 24/08/2021 [en ligne].

[2] Voir sur le site du Gouvernement britannique, mis à jour le 23 août 2021 et consulté le 24/08/2021 [en ligne].

[3] Le vaccin Janssen conçu par Johnson & Johnson a été approuvé le 28 mai 2021 et devrait être distribué d’ici la fin de l’année 2021. Voir Department of Health and Social Care, Janssen coronavirus (COVID-19) vaccine authorised by UK medicines regulator, press release, 28 May 2021 [en ligne].

[4] Medicines & Healthcare products Regulatory Agency (MHRA), Coronavirus vaccine – weekly summary of Yellow Card reporting, rapport mis à jour le 19 août 2021 et consulté le 24/08/2021 [en ligne].

[5] Ibid. : 383 cas à la suite de l’administration du vaccin d’AstraZeneca, à la date du 11 août 2021.

[6] Ibid.

[7] Supra n° 4 : myocardites (182 cas post-Pfizer) et péricardites (153 cas post-Pfizer).

[8] Directive (CE) n° 2004/27 du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004 modifiant la directive 2001/83/CE instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain N° Lexbase : L1899DYY, (J.O.C.E n° L 136 du 30 avril 2004, p. 0034-0057, article 1, 4) modifiant l’article 5 de la Directive (CE) n° 2001/83, du Parlement européen et du Conseil, du 6 novembre 2001 N° Lexbase : L4483BHI.

[9] Human Medicines Regulations 2012, Reg. 174 et 174A.

[10] Human Medicines Regulations 2012, Reg. 345(3).

[11] Le vaccin d’AstraZeneca/Oxford a bénéficié d’une autorisation de mise sur le marché « conditionnelle » en Grande-Bretagne, le 24 juin 2021. Voir Medicines & Healthcare products Regulatory Agency (MHRA), Public Assessment report: national procedure, Vaxzevria (previously COVID-19 Vaccine AstraZeneca, suspension for injection COVID-19 Vaccine (ChAdOx1-S [recombinant]), July 2021, p. 4, consulté le 26/08/2021 [en ligne].

[12] Public Health England, COVID-19 vaccination programme: information for healthcare practitioners, version 3.10, 6 August 2021, p. 43, consulté le 26/08/2021 [en ligne}.

[13] Pour le vaccin Pfizer/BioNTech [en ligne] ; pour le vaccin AstraZeneca/Oxford [en ligne].

[14] En ce qui concerne le vaccin conçu par Pfizer/BioNTech, il est important de noter que si le vaccin s’est vu accordé une autorisation de mise sur le marché dite « conditionnelle », les lots de vaccin distribués sous l’autorisation temporaire d’utilisation continueront de l’être jusqu’à leur épuisement. Ainsi, le vaccin conçu par Pfizer est actuellement distribué, de manière concomitante, sous deux régimes d’autorisation différents. Après le 9 juillet 2021, les producteurs du vaccin Pfizer continuent de bénéficier de l’immunité partielle de responsabilité civile pour les lots distribués sous le régime d’autorisation temporaire (temporary use under reg. 174) [en ligne].

[15] Le vaccin Moderna a d’abord bénéficié d’une autorisation temporaire d’utilisation le 8 janvier 2021. Cependant, aucun vaccin n’a été distribué sous ce régime d’autorisation : le 31 mars 2021, le vaccin Moderna a obtenu une autorisation de mise sur le marché conditionnelle, et la première administration de ce vaccin date du 7 avril 2021.

[16] MHRA, Summary of the Public Assessment Report for Spikevax, updated 20 August 2021, consulté le 26/08/2021 [en ligne].

[17] Cette procédure nationale prend effet en Grande-Bretagne (excluant l’Irlande du Nord) le 1er janvier 2021 et est modelée sur la procédure d’autorisation de mise sur le marché « conditionnelle » européenne. Cette autorisation est valable un an et est renouvelable annuellement. V. par exemple [en ligne], consulté le 26/08/2021.

[18] La régulation 345 mentionne l’Autorité compétente pour accorder les licences (Licensing Authority). Aux termes de la régulation 6 du Human Medicines Regulations 2012, le Licensing Authority est défini comme le Secrétaire d’Etat et le ministre de la Santé, des services sociaux et de la sécurité publique, agissant ensemble ou non.

[19] Human Medicines Regulations 2012, Reg. 345 (1) et (2).

[20] C. Vagnoni, S. Barber, « Regulatory approval of COVID-19 vaccines in the UK », UK Parliament Post, 2 December 2020. Consulté le 26/08/2021 [en ligne].

[21] BBC News, « Covid-19 vaccine: First person receives Pfizer jab in UK », 8 December 2020. Consulté le 26/08/2021 [en ligne].

[22] « This regulation does not apply in relation to liability under section 2 (liability for defective products) of the Consumer Protection Act 1987 or article 5 of the Consumer Protection (Northern Ireland) Order 1987. »

[23] [Italiques ajoutés par nous] Traduction libre de la section 7 du CPA 1987 : « The liability of a person [by virtue of this Part] to a person who has suffered damage caused wholly or partly by a defect in a product, or to a dependant or relative of such a person, shall not be limited or excluded by any contract term, by any notice or by any other provision. »

[24] Voir The Human Medicines Regulations 2012, Reg. 174A ajoutée par The Human Medicines (Coronavirus and Influenza) (Amendment) Regulations 2020 (SI 2020/1125).

[25] Voir The Human Medicines Regulations 2012, Reg. 174A (3).

[26] La responsabilité contractuelle présente assez peu de pertinence dans le contexte de dommages subis par les personnes vaccinées à raison de l’administration du vaccin contre la Covid-19, car il n’existe pas de relation contractuelle entre les producteurs du vaccin et les personnes vaccinées.

[27] Pour AstraZeneca : AstraZeneca UK Limited and Secretary of State for Business, Energy and Industrial Strategy, Supply Agreement for AZD1222 (execution copy), 28 August 2020, clause 18. Consulté le 07/09/2021 (voir la pièce jointe) [en ligne] ; pour Pfizer : Terms and Conditions for the Supply of Centrally Procured Vaccines between The Secretary of State for Business, Energy & Industrial Strategy, 7 June 2021, Consulté le 07/09/2021 (voir la pièce jointe) [en ligne] ; pour Moderna: Supply Agreement SARS-CoV-2 mRNA Vaccine between the Secretary of State for Business, Energy & Supply Agreement and Moderna Switzerland GmbH (execution copy), 16 November 2020, consulté le 07/09/2021 (voir la pièce jointe) [en ligne].

[28] Pour Pfizer : N. Zahawi (Parliamentary Under Secretary of State, Minister for COVID Vaccine Deployment), Vaccine Update, déclaration prononcée le 8 septembre 2020 [en ligne] ; pour AstraZeneca : M. Hancock (Secretary of State for Health and Social Care), Vaccine Update, déclaration prononcée le 6 janvier 2021 [en ligne] consulté le 26/08/2021 ; pour Moderna : N. Zahawi (Parliamentary Under Secretary of State, Minister for COVID Vaccine Deployment), Vaccine Update (Moderna), déclaration prononcée le 13 avril 2021 [en ligne] consulté le 26/08/2021.

[29]  Supra, n° 27 et 28.

[30] Pour consulter les contrats conclus : voir supra les références sous note 27.

[31] Nous n’envisagerons donc pas la responsabilité pour faute (tort of negligence) dans cette contribution.

[32] En Angleterre : XYZ & others v. Schering Health Care Ltd [2002] EWHC 1420 (QB) (pilule dite « de troisième génération ») ; Wilkes v. DePuy International Ltd [2016] EWHC 3096 (QB) (prothèse de hanche dite « métal sur métal ») ; Colin Gee & others v. DePuy International Ltd [2018] EWHC 1208 (QB) (prothèse de hanche dite « métal sur métal ») ; Bailey & others v. GlaxoSmithKline [2019] EWCA Civ. 1924 (affaire du Seroxat) ; en Écosse : Hastings v. Finsbury Orthopaedics Ltd [2019] SCOH 96 ; [2021] CSIH 6 (prothèse de hanche dite « métal sur métal »). À notre connaissance, le seul contentieux lié à un produit de santé qui ait connu le succès sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux est : A v. National Blood Authority [2001] 3 All ER 286 (affaire du sang contaminé par le virus de l’hépatite C).

[33] Consumer Protection Act 1987, s. 3(1).

[34] Voir nos précédents travaux : E. Lemaire, Risques sanitaires sériels et responsabilité civile : étude comparée des droits français et anglais, préf. M. Goré, Paris : L’Harmattan, coll. « Logiques Juridiques » (à paraître). Voir aussi : Gee, préc, n° 32, [84] (Andrews. DBE J.) ; Hastings, préc, n° 32, [111] (Lord Tyre).

[35] Consumer Protection Act 1987, s. 3(2).

[36] Comme on a pu l’observer dans le domaine des produits de santé. Par exemple, certaines circonstances jugées non-pertinentes dans A v. National Blood Authority sont aujourd’hui considérées pertinentes : V. Wilkes ; Gee et Bailey, préc, n° 32.

[37] Le juge pourrait tenir compte de cette circonstance à travers la « date de mise en circulation ». Voir D. Fairgrieve, P. Feldschreiber, et al., « Products in a Pandemic: Liability for Medical Products and the Fight against COVID-19 », 11(3) European Journal of Risk Regulation 565, 2020, spéc. p. 583-584.

[38] Joint Statement from Moderna and Takeda on the Investigation of Suspended Lots of Moderna’s COVID-19 Vaccine in Japan, 1 September 2021. Consulté le 06/09/2021 [en ligne].

[39] Pour reprendre les termes de D. Fairgrieve, P. Feldschreiber, et al., supra n° 37, spéc. p. 585.

[40] En ce sens : D. Fairgrieve, R. Goldberg, Product Liability, 3e éd., Oxford University Press, 2020, p. 379-384.

[41] Par exemple, deux Japonais s’étant vus administrer une dose de vaccin Moderna appartenant à l’un des trois lots « non-standards » sont décédés. Voir Joint Statement from Moderna and Takeda on the investigation of Suspended Lots of Moderna’s COVID-19 Vaccine in Japan, préc, n° 38 (traduction libre) : « Pour le moment, il n’existe aucune preuve que ces deux décès tragiques suivant l’administration du vaccin Moderna contre la Covid-19 (provenant du lot 3004734) soient, d’une quelconque manière, liés à l’administration du vaccin. La relation [entre ces deux événements] est considérée être le résultat d’une coïncidence ».

[42] Department of Health and Social Care, Use of the AstraZeneca COVID-19 (AZD1222) vaccine: updated JCVI statement, 7 May 2021, consulté le 06/09/2021 [en ligne].

[43] Consumer Protection Act 1987, s. 3(2).

[44] Wilkes, préc. [135]-[137] (Hickinbottom LJ) où le juge, bien que réticent à admettre l’applicabilité du test de contribution significative au risque de dommage, ne ferme pas totalement la porte ; Gee, préc. [179]-[186], spéc. [186] (Andrews LJ) où le juge reconnaît que le test du doubling the risk pourrait permettre de prouver le lien de causalité.

[45]  Medicines and Healthcare products Regulatory Agency, MHRA issues new advice, concluding a possible link between COVID-19 Vaccine AstraZeneca and extremely rare, unlikely to occur blood clots, Press release, 7 April 2021, consulté le 06/09/2021 [en ligne].

[46] Voir supra, n° 4.

[47] Loveday v. Renton [1990] 1 Med. L. Rev. (QBD), (Stuart-Smith LJ). Bien qu’il s’agisse d’une action en responsabilité fondée sur le tort of negligence, la décision rendue concernait uniquement la question préliminaire tenant à la causalité générale. À cet égard, le juge indique clairement (p. 185) : « je suis maintenant parvenu à la claire conclusion que le demandeur échoue à me convaincre, selon la balance des probabilités, du fait que le vaccin anti-coqueluche peut causer un dommage cérébral permanent chez les jeunes enfants. Il est possible que tel soit le cas ; le contraire ne peut pas être prouvé. Mais en conclusion, l’action du demandeur doit être rejetée ».

[48] Ibid.

[49] [2001] 3 All ER 289.

[50] A v. NBA, préc. [74] (Burton J.).

[51] A v. NBA, préc. [49] (Burton J.).

[52] S.I. 2020/1411.

[53] Vaccine Damage Payments Act 1979.

[54] Pour une vue détaillée des difficultés liées à ce fonds d’indemnisation : S. Pywell, « A Critical Review of the Recent and Impending Changes to the law of Statutory Compensation for Vaccine Damage » 4 JPIL 246, 2000 ; S. Pywell, « The Vaccine Damage Payments Scheme : A Proposal for Radical Reform » 9(2) JSSL 73, 2002 ; R. Tindley, « A Critical Analysis of the Vaccine Damage Payments Scheme » 19(2) Eur. Bus. Law Rev. 321, 2008 ; E. Rajneri, J.-S. Borghetti et al., « Remedies for Damage Caused by Vaccines: A Comparative Study of Four European Legal Systems » 1 Eur. Rev. Priv. Law 57, 90, 2018.

[55] Vaccine Damage Payments Act 1979, s. 1(1) et s. 1(4).

[56] Ibid., s. 1(1). Le standard de preuve est là encore celui de la balance des probabilités, ce qui risque de remettre en cause le succès des demandes d’indemnisation présentées au fonds d’indemnisation. 

[57] Voir en ce sens, certaines propositions : D. Fairgrieve, S. Holm, et al., « In favour of a bespoke COVID-19 vaccines compensation scheme », 21(4) The Lancet (Infectious Diseases), 448, 2021.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : les responsabilités liées à la vaccination contre la Covid-19 – droit français

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N2384BZC

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par Jonas Knetsch - Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Le 28 Juillet 2022

Pendant que la campagne de vaccination contre la Covid-19 continue à se déployer dans le monde entier, les interrogations se multiplient quant aux conséquences juridiques d’éventuels effets indésirables graves. Bien que la littérature médicale fasse état de l’efficacité et de la sécurité des vaccins mis sur le marché [1], il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de produits pharmaceutiques qui, comme tout médicament, présentent des risques d’effets secondaires dont certains peuvent être graves [2]. Dès lors, l’identi­fication des éventuelles responsabilités juridiques liées à la vaccination contre la Covid-19 est indispensable pour anticiper les contentieux à venir et mieux accompagner les autorités publiques dans l’élaboration de leur stratégie de lutte contre l’épidémie.

Dès janvier 2020, alors que les médias se faisaient l’écho des premières vagues de contamination en Chine, plusieurs entreprises pharmaceutiques et établissements publics se sont engagés dans le développement d’un vaccin contre la Covid-19. Au fil des mois, ces initiatives se sont multipliées au point de devenir une véritable course contre la montre pour endiguer la propagation du virus et, dans le même temps, commercialiser rapidement des vaccins que de nombreux pays cherchaient à précommander en grandes quantités [3].

La mise sur le marché des premiers vaccins en décembre 2020 et janvier 2021 a marqué le début des campagnes de vaccination massive en France et partout ailleurs dans le monde. Au début de l’été 2022, près de 892 millions de doses des vaccins Pfizer-BioNTech, Moderna, AstraZeneca, Janssen et Novavax ont été administrés à l’échelle de l’Union européenne [4]. La protection immunitaire que ces produits confèrent aux vaccinés est considérée par les autorités publiques comme un élément central dans la protection de la société contre les risques sanitaires, économiques et sociaux liés à la pandémie [5]

Si les effets secondaires graves sont rares au sein de la population vaccinée, on ne saurait cependant ignorer l’existence de personnes qui subissent des troubles pouvant être attribués à l’administration du vaccin. Le droit français leur offre une large protection à travers de nombreux mécanismes de prise en charge [6]. La Sécurité sociale assure une couverture des besoins fondamentaux, les prestations servies par les caisses d’assurance maladie étant destinées à garantir à tout malade le financement de ses soins et du repos, nécessaires pour un rétablissement dans les meilleures conditions. Les assurances complémentaires santé peuvent, le cas échéant, apporter des prestations supplémentaires et, dès lors, compléter ce premier niveau de prise en charge.

Si cette couverture de base paraît satisfaisante pour les situations les plus bénignes (poussées de fièvre, douleurs articulaires), il arrive qu’une vaccination engendre des pathologies et des souffrances qui dépassent ces effets secondaires ordinaires et qui appellent une prise en charge plus complète [7]. Régi par le principe de la réparation intégrale, le droit de la responsabilité peut alors offrir à ces patients une indemnisation complémentaire aux prestations de la Sécurité sociale, couvrant – au moins en théorie – l’ensemble des répercussions, patrimoniales ou extrapatrimoniales, de leur maladie.

L’objectif de cette contribution est de présenter les cas dans lesquels les personnes concernées par des dommages vaccinaux pourraient mobiliser le droit de la responsabilité pour obtenir une réparation intégrale des préjudices attribués au vaccin. Pour cela, nous distinguerons les phases de développement et d’administration des produits pharmaceutiques litigieux, en abordant successivement la responsabilité civile des fabricants de vaccins (I) et la responsabilité des autres acteurs (II).

I. La responsabilité civile des fabricants de vaccins

Contrairement à d’autres systèmes juridiques, le droit français ne connaît pas de régime spécial de responsabilité pour les produits pharmaceutiques [8]. Outre la responsabilité pour faute de l’article 1240 du Code civil [9] N° Lexbase : L0950KZ9, le demandeur pourra invoquer les règles sur la responsabilité du fait des produits défectueux, codifiées aux articles 1245 et suivants du même Code N° Lexbase : L0945KZZ. Si l’application des conditions de ce régime soulève des difficultés similaires à celles que l’on observe pour d’autres produits de santé (A), sa mise en œuvre présente une particularité du fait des clauses d’indem­nisation insérées dans les contrats d’achats anticipés conclus entre la Commission européenne et les laboratoires pharmaceutiques (B).

A. Les conditions de la responsabilité civile des laboratoires pharmaceutiques

Le régime de responsabilité du fait des produits défectueux est issu de la Directive communautaire n° 85/374 N° Lexbase : L9620AUT par laquelle les autorités européennes ont imposé une harmonisation des règles régissant la responsabilité des fabricants au sein du marché commun [10]. Transposées en droit français avec presque dix ans de retard, celles-ci figurent aujourd’hui aux articles 1245 et suivants du Code civil N° Lexbase : L0945KZZ et font peser sur le fabricant une responsabilité qui peut être qualifiée d’objective [11].

Pour engager la responsabilité d’un fabricant, la législation impose au demandeur de démontrer un défaut du produit à l’origine de son dommage, l’article 1245 du Code civil disposant que « le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu’il soit ou non lié par un contrat avec la victime ». Si la responsabilité est imputée à titre principal au fabricant du produit fini, le demandeur peut également s’adresser au producteur d’une matière première, à l’importateur du produit ou, à titre subsidiaire, au vendeur ou à « tout autre fournisseur professionnel » [12].

Appliquée aux dommages causés par un vaccin contre la Covid-19, la réglementation fait apparaître trois séries d’obstacles pour l’engagement de la responsabilité civile d’un laboratoire pharmaceutique.

Tout d’abord, le demandeur se heurtera à la preuve du défaut de sécurité, qui lui incombe en vertu du droit commun de la preuve et de l’article 1245-8 du Code civil [13] N° Lexbase : L0628KZB. En effet, la caractérisation du défaut de sécurité suscite des difficultés particulières en présence d’un produit pharmaceutique qui comporte, par nature, des risques d’effets secondaires. Compte tenu de l’origine européenne du régime de responsabilité et de l’objectif d’harmonisation maximale, il convient d’accorder une attention particulière à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

Dans deux arrêts remarqués de 2015 et de 2017 [14], celle-ci a tenté d’adapter le standard de la défectuosité aux médicaments en estimant qu’il fallait rechercher si les produits litigieux présentaient un « potentiel anormal de dommage ». Si l’on s’accorde à dire que des réactions bénignes à l’administration d’un vaccin, telles que les maux de tête, les douleurs musculaires et la fatigue, ne suffisent pas pour caractériser un défaut du produit, il n’y a pas de seuil précis au-delà duquel un effet secondaire peut révéler le caractère défectueux du médicament.

À cette première incertitude s’ajoute celle concernant la possibilité de procéder à une mise en balance des bénéfices et des risques du médicament. Les juridictions nationales des États membres de l’Union européenne adoptent, à ce sujet, des positions étonnamment différentes et instables [15]. Longtemps hostile à une telle méthode, la jurisprudence française s’est orientée progressivement vers une appréciation des risques du médicament au regard de ses bénéfices attendus [16]. Pourtant, c’est dans le contentieux concernant le vaccin contre l’hépatite B que la Cour de cassation s’est montrée le plus réfractaire à exiger des juges du fond la mise en balance des bénéfices et des risques [17]. S’il existe des indices qui laissent penser à un abandon de cette position dans ce domaine [18], la première chambre civile ne s’est pas encore clairement prononcée sur ce point.

On peut également s’interroger sur l’incidence que peut (ou doit) avoir la situation pandémique sur l’appréciation du défaut d’un médicament développé en urgence pour stopper une pandémie. Ne serait-il pas nécessaire d’adapter le standard du niveau de sécurité « à laquelle on peut légitimement s’attendre » au contexte de crise dans lequel a été conçu le produit ? Bien que la jurisprudence française ne semble guère encline à procéder à un abaissement du standard et, partant, à faire preuve d’indulgence vis-à-vis des producteurs, la question reste ouverte et mériterait d’être posée. Compte tenu des évolutions jurisprudentielles décelables à l’étranger, il n’est pas impossible que la question de l’interprétation de la notion de défaut en temps de crise puisse devenir l’un des aspects les plus discutés en matière de responsabilité du fait des produits.

Ensuite, le demandeur pourra rencontrer des difficultés pour démontrer l’impu­tabilité du dommage au vaccin et pour établir que, dans son cas précis, la vaccination était bien à l’origine d’un défaut du vaccin. Conformément à l’article 1245-8 du Code civil N° Lexbase : L0628KZB, il appartient au demandeur « de prouver […] le lien de causalité entre le défaut et le dommage », formule que la Cour de cassation interprète en ce sens que « la simple imputabilité du dommage au produit incriminé ne suffit pas à établir son défaut ni le lien de causalité entre ce défaut et le dommage » [19]. II en résulte que la preuve doit porter sur ce double lien (imputabilité du dommage au produit et causalité entre défaut et dommage), ce qui constitue régulièrement un obstacle de taille.

Il est vrai que, pour répondre à une question préjudicielle posée par la Cour de cassation française, la Cour de justice de l’Union européenne a admis dans un arrêt du 21 juin 2017 N° Lexbase : A1281WKN que les juridictions nationales pouvaient, en l’absence de preuves certaines et irréfutables, conclure au défaut d’un vaccin et à l’existence d’un lien causal entre celui-ci et une maladie sur la base d’un faisceau d’indices graves, précis et concordants, dès lors que ce faisceau d’indices lui permet de considérer, avec un degré suffisamment élevé de probabilité, qu’une telle conclusion correspond à la réalité [20]. Malgré cette ouverture, les juridictions françaises n’admettent, à ce jour, que dans des circonstances exceptionnelles une présomption du défaut et du lien causal à partir des éléments du dossier [21].

Enfin, il ne faut pas oublier que la cause d’exonération relative au risque de développement est également un obstacle potentiel à l’action en réparation d’une personne vaccinée. L’article 1245-10, 4° du Code civil N° Lexbase : L0630KZD prévoit en effet que le producteur échappe à sa responsabilité si « l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ». Un laboratoire pharmaceutique pourrait donc s’abriter derrière l’existence d’un risque de développement pour s’exonérer de sa responsabilité dans le cas où un demandeur parviendrait à établir l’ensemble des conditions de sa responsabilité [22].

Pour autant, le risque de voir les juridictions débouter un demandeur pour cette raison est faible. Un peu partout en Europe, la jurisprudence a restreint considérablement la portée de cette cause d’exonération. En interprétant de manière extensive la notion d’« état de connaissances scientifiques et techniques » [23] et en considérant que la mise en circulation visée par l’article 1245-10, 4° du Code civil N° Lexbase : L0630KZD correspond à la mise en vente du lot de médicaments auquel appartenait le produit administré au demandeur [24], la Cour de cassation a rendu quasiment impossible une exonération pour risque de développement [25].

Alors que l’engagement de la responsabilité de l’un des fabricants du vaccin contre la Covid-19 se heurte à de sérieux obstacles juridiques et probatoires, les laboratoires pharmaceutiques ont obtenu des États membres de l’Union européenne d’impor­tantes garanties afin de ne pas supporter le coût d’éventuelles condamnations civiles.

B. La mise en œuvre de la responsabilité civile des laboratoires pharmaceutiques

La distribution du vaccin contre la Covid-19 au sein de l’Union européenne a donné lieu à d’importants efforts de coordination entre la Commission européenne et les États membres. Dans une communication du 17 juin 2020, la Commission a présenté une stratégie concernant les vaccins, qui repose entre autres sur l’idée d’une centralisation de l’achat de vaccins, laquelle aurait pour avantage d’éviter la concurrence entre les États membres et de donner plus de poids à l’Union dans ses négociations avec l’industrie pharmaceutique [26]. À l’exception du Royaume-Uni (dont la sortie de l’Union européenne est devenue effective le 31 janvier 2020), l’ensemble des États membres ont respecté cet accord et renoncé à conclure des contrats avec des laboratoires avec lesquels la Commission avait engagé des négociations [27].

Approuvée par les chefs d’État et de gouvernement des vingt-sept États membres, cette stratégie reposait notamment sur la négociation de contrats dits « d’achats anticipés » avec les entreprises pharmaceutiques. Rédigés en langue anglaise, ces contrats stipulent qu’en échange du droit d’acheter un certain nombre de doses de vaccin à un prix déterminé, l’Union européenne contribue au financement du développement du vaccin par l’intermédiaire de l’instrument d’aide d’urgence, lequel fut institué peu après le début de la crise sanitaire [28]. Si un auteur a pu qualifier ces contrats d’« accords cadre » [29], on peut observer que les stipulations qu’elles contiennent visent à la fois le développement, la production et la commercialisation des vaccins, c’est-à-dire des opérations qui donnent généralement lieu à des contrats-cadres distincts. Certes, la situation d’urgence a rendu nécessaire la conclusion rapide d’un ensemble contractuel. Il n’en demeure pas moins que le fait de vouloir traiter des différentes phases de la mise sur le marché d’un vaccin dans des contrats uniques n’a pas facilité leur compréhension [30], suscitant même un contentieux quant à l’interprétation de certaines clauses [31].

À la demande des laboratoires pharmaceutiques, l’ensemble de ces contrats d’achats anticipés contiennent des clauses de confidentialité, faisant obstacle à leur publication. Or sur l’insistance du Parlement européen[32] et sur pression de la société civile, la Commission européenne a fini par divulguer une version expurgée de plusieurs clauses confidentielles [33]. Les passages non divulgués concernent notamment les modalités de livraison des vaccins, le prix de vente et d’autres données chiffrées [34], ce qui n’a pas manqué de susciter suspicion et critique tant dans la société civile [35] qu’au sein de la doctrine juridique [36]. Des versions intégrales, non tronquées, de certains contrats d’achats anticipés ont cependant été mises en ligne par des journalistes d’investigation de la chaîne de radiotélévision italienne RAI, permettant de comprendre la logique d’ensemble des accords contractuels [37].

Parmi les stipulations non accessibles intégralement dans les documents rendus publics par la Commission européenne, figurent des clauses dites de dédommagement (indemnification clause[38]. Inspirées des pratiques contractuelles des pays de Common Law, ces clauses prévoient que dans le cas où un laboratoire engagerait sa responsabilité civile vis-à-vis d’une tierce personne, l’État membre participant devra le dédommager, le dégager de toute responsabilité et même prendre en charge les frais de procédure vis-à-vis d’une personne ayant subi une atteinte « à l’intégrité physique, psychique et émotionnelle » ou un dommage matériel, liés à l’administration du vaccin sur son territoire, ainsi que vis-à-vis des proches de celle-ci. Empruntant un style alambiqué, typique des contrats conclus dans les pays de Common Law [39], les parties entendent ainsi protéger les laboratoires pharmaceutiques des conséquences financières d’une éventuelle responsabilité civile à l’égard des personnes vaccinées. Selon les termes du contrat, afin de pouvoir revendiquer un dédommagement, les laboratoires sont tenus de notifier à l’État membre toute demande d’indemnisation venant d’un tiers [40].

Comme cela a été souligné par des auteurs, il n’y a pas de doute sur la licéité d’une telle clause. Rien dans la législation sur la responsabilité du fait des produits n’empêche le fabricant de transférer le coût de la réparation d’éventuels dommages sur la personne avec laquelle il a contracté pour commercialiser son produit. En particulier, la clause de dédommagement n’affecte aucunement les droits des victimes en raison de l’effet relatif des contrats qui s’applique aux contrats d’achats anticipés [41].

En revanche, on peut douter de l’opportunité de cette clause en raison des obstacles juridiques, déjà mentionnés, pour la mise en cause de la responsabilité civile des laboratoires pharmaceutiques. Par ailleurs, divulguée dans un contexte de sensibilisation du public à l’innocuité du vaccin, l’obtention de telles garanties étatiques par les entreprises n’a pas tellement contribué à renforcer la confiance du public dans le vaccin [42]. Même s’il est peu probable que la clause de dédommagement, qui n’est évoquée que sporadiquement dans les publications du mouvement « antivax » [43], ait réellement contribué à accroître le « vaccino-scepticisme » dans les États membres de l’Union européenne, elle n’en constitue pas moins une stipulation dont les effets juridiques restent pour l’heure incertains.

En particulier, on peut s’interroger sur la nature juridique de la garantie fournie par les États membres de l’Union européenne. Alors qu’elles recourent à une figure juridique bien établie dans les systèmes juridiques de Common Law, qui est même l’objet d’une définition légale [44], les clauses de dédommagement sont peu connues des droits d’Europe continentale. À mi-chemin entre sûreté personnelle et opération d’assurance, les indemnification clauses ne se prêtent guère à une qualification juridique dans les catégories connues des pays de droit civil, et ce alors même que les parties ont opté pour le droit belge comme droit applicable au contrat [45].

Surtout, l’existence des clauses de dédommagement soulève la question de la mise en œuvre concrète de la garantie promise par les États membres. La garantie implique-t-elle une démarche proactive de la part des États, consistant à indemniser directement les victimes qui se sont manifestées auprès des laboratoires pharmaceutiques ? La création d’un dispositif d’indemnisation dédié est-elle indispensable pour l’exécution d’un tel engagement [46] ? Or selon la lettre des clauses, la garantie n’oblige pas l’État à prendre directement en charge les dommages-intérêts dus aux victimes, la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques n’étant pas affectée par le contrat d’achats anticipés.

Devant les incertitudes qui concernent l’engagement de la responsabilité civile de l’industrie pharmaceutique et compte tenu du transfert du coût financier vers les États membres de l’Union européenne, il convient d’envisager également la responsabilité des acteurs mettant en œuvre la campagne de vaccination contre la Covid-19.

II. Les responsabilités des acteurs de la campagne de vaccination

Dans les États membres de l’Union européenne, la campagne de vaccination contre la Covid-19 a débuté au mois de décembre 2020. Une mobilisation exceptionnelle des autorités européennes et nationales, des établissements hospitaliers, des collectivités locales et des professionnels de soins a permis à ce jour d’administrer le vaccin à près de 338 millions de personnes [47]. Il s’agit là de l’une des plus importantes actions sanitaires jamais entreprises dans l’histoire de l’humanité.

Or derrière les apparences d’une campagne de vaccination visant le plus grand nombre de personnes en un temps record et menée selon des procédures désormais bien rodées, l’on découvre une réalité complexe qui fait intervenir de nombreux acteurs pouvant engager leur responsabilité. Qu’il s’agisse de l’autorisation de mise sur le marché des vaccins, de l’édiction de recommandations vaccinales pour les personnes à risque et les mineurs, de la prescription de la vaccination par un médecin et de l’administration à proprement parler du vaccin par les professionnels habilités, les questions de responsabilité sont nombreuses. Pour les aborder de manière synthétique, nous envisagerons d’abord les responsabilités des autorités sanitaires (A), puis celles des professionnels de soins (B).

A. La responsabilité des autorités sanitaires

Les autorités publiques interviennent essentiellement à deux niveaux dans la mise en œuvre de la campagne de vaccination.

En amont, les autorités de sécurité sanitaire se prononcent sur la mise sur le marché des vaccins qui sont administrés à la population [48]. En vertu de l’article L. 5121-8 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1651ITC, « toute spécialité pharmaceutique ou tout autre médicament fabriqué industriellement » doit faire l’objet d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) délivrée par la Commission européenne ou par l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM). Pour pouvoir mettre en vente un médicament, un laboratoire pharmaceutique doit suivre l’une des quatre procédures en vigueur dans l’Union européenne : la procédure purement nationale [49], les procédures décentralisées et de reconnaissance mutuelle [50] ou la procédure centralisée [51]. En fonction du type de médicament, le choix de la procédure est plus ou moins encadré, la procédure centralisée étant obligatoire pour certains médicaments, facultative pour d’autres.

S’agissant des vaccins contre la Covid-19 qui sont administrés en France, c’est la procédure centralisée qui a été choisie par les laboratoires, désireux de pouvoir commercialiser leur produit dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne. L’article 3, § 2, du règlement n° 726/2004, du 31 mai 2004 N° Lexbase : L1989DYC, autorise les fabricants d’y recourir si le « médicament présente une innovation significative sur le plan thérapeutique […] ou que la délivrance d’une autorisation […] présente, pour les patients […], un intérêt au niveau communautaire », ce qui est indubitablement le cas pour un médicament destiné à lutter contre une pandémie [52].

Comme cela a été souligné dans les médias [53], l’AMM des vaccins contre la Covid-19 a été accordée dans un laps de temps relativement court par comparaison avec d’autres produits pharmaceutiques. Il ne s’agit pas là d’une entorse à la réglementation européenne, l’article 14, § 9, du règlement n° 726/2004, du 31 mars 2004 N° Lexbase : L1989DYC, prévoyant précisément une procédure d’évaluation accélérée (fast track) pour les médicaments qui « présent[e]nt un intérêt majeur du point de vue de la santé publique et notamment du point de vue de l’innovation thérapeutique » [54]. Il ressort des rapports des autorités européennes que, quelques mois seulement après l’apparition des premiers cas de Covid-19 en Asie, plusieurs grands laboratoires pharmaceutiques ont soumis des demandes d’AMM à l’Agence européenne des médicaments. Le comité des médicaments à usage humain (CHMP) de celle-ci les a instruites au cours de l’été et de l’automne 2020. Le CHMP ayant rendu un avis positif sur quatre vaccins, la Commission a pu délivrer les AMM entre décembre 2020 et mars 2021 [55].

Il convient de préciser que l’AMM accordée aux laboratoires pharmaceutiques pour les vaccins contre la Covid-19 est une autorisation conditionnelle [56]. Une telle AMM peut être octroyée lorsque le comité constate que, bien que des données cliniques complètes concernant la sécurité et l’efficacité du médicament n’aient pas été fournies, le rapport-bénéfice sur risque du médicament est positif, qu’il est probable que le demandeur pourra fournir par la suite les données cliniques manquantes, que le médicament répond à des besoins médicaux non satisfaits et surtout que « les bénéfices pour la santé publique découlant de la disponibilité immédiate du médicament concerné sur le marché l’emportent sur le risque inhérent au fait que des données supplémentaires sont encore requises » [57].

Dans ces conditions, il paraît quasiment impossible d’envisager la mise en cause de la responsabilité de l’Union européenne [58]. Dès lors que la réglementation prévoit expressément la possibilité d’une autorisation provisoire au terme d’un processus d’évaluation accéléré, on ne saurait invoquer le risque inhérent à un médicament pour lequel une partie des données cliniques n’est pas (ou n’était pas) encore disponible au moment de l’obtention de l’instruction du dossier. On ne voit pas, en effet, comment il serait possible de démontrer un acte ou comportement illégal de la part de la Commission européenne, si l’AMM est accordée au terme d’une mise en balance entre les bénéfices « pour la santé publique découlant de la disponibilité immédiate du médicament » et les risques inhérents à l’indisponibilité de certaines données cliniques. En particulier, il est difficile de reprocher à la Commission une « méconnaissance manifeste et grave des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation » [59], surtout depuis que des études cliniques, publiées depuis lors, démontrent une efficacité importante du vaccin. En tout état de cause, la Cour de justice des Communautés européennes a pu constater dès 1999 que, dans le domaine des autorisations de mise sur le marché des médicaments, la Commission « est appelée […] à effectuer des évaluations complexes [et] jouit de ce fait d’un large pouvoir d’appréciation dont l’exercice est soumis à un contrôle juridictionnel limité qui n’implique pas que le juge communautaire substitue son appréciation des éléments de fait » à celle de la Commission [60]. Une telle interprétation limite encore davantage les possibilités de voir engagée la responsabilité de l’Union européenne [61].

Quant aux autorités sanitaires françaises, leur rôle dans l’autorisation des vaccins contre la Covid-19 est réduit à une simple vérification des lots de vaccins au regard du dossier permanent de l’antigène vaccinant, document réglementaire obligatoire pour la mise sur le marché de médicaments immunologiques [62].

Une fois la mise sur le marché des vaccins autorisée par la Commission européenne, les autorités nationales interviennent encore pour formuler des recommandations sur l’administration des vaccins. Alors que l’autorisation des vaccins se caractérise, dans l’Union européenne, par un régime uniforme à travers le principe d’une AMM unique, l’édiction des recommandations destinées aux professionnels de soins relève des administrations nationales. En France, c’est la Haute autorité de santé (HAS) qui, missionnée par le ministère de la Santé, se charge de formuler des recommandations, notamment sur la stratégie de priorisation des populations à vacciner [63], sur le type de vaccin à utiliser pour la seconde dose chez les personnes de moins de 55 ans ayant reçu une première dose du vaccin AstraZeneca [64] et sur les populations éligibles à une dose de rappel du vaccin [65].

La comparaison des recommandations émise par la HAS avec celles de ses homologues étrangers révèle cependant une grande diversité des pratiques. Alors que certains gouvernements ont recommandé tel vaccin pour telle partie de la population, d’autres autorités nationales ont conseillé au contraire d’éviter le recours au même vaccin pour le même type de patients. À l’heure actuelle, c’est la question de la vaccination des mineurs et de la nécessité d’une deuxième dose de rappel qui suscite des appréciations divergentes entre les États membres.

Pourrait-on alors envisager de mettre en cause la responsabilité des autorités nationales dès lors que l’une des recommandations s’avère erronée et a conduit à des effets secondaires chez les personnes vaccinées en application de ces préconisations ?

On définit généralement les recommandations de bonne pratique (RBP) comme des « propositions développées selon une méthode explicite pour aider le praticien et le patient à rechercher les soins les plus appropriés dans des circonstances cliniques données » [66]. En cela, elles ont pour objectif d’améliorer la prise en charge des maladies et la qualité des soins et de guider les professionnels de soins dans le choix de leurs actes thérapeutiques et de prévention.

Depuis que les autorités publiques ont officialisé la pratique des RBP, les juridictions judiciaires et administratives se sont prononcées, bien qu’indirectement, sur leur statut normatif [67]. À l’occasion d’un contentieux opposant les laboratoires Servier à l’ancienne AFSSAPS (aujourd’hui remplacée par l’ANSM), le juge administratif a confirmé que l’information de pharmacovigilance contenue dans une RBP était une décision faisant grief et qu’elle pouvait ainsi faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir [68]. En revanche, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a adopté une position plus nuancée en décidant qu’une RBP édictée par des autorités administratives indépendantes (en l’occurrence par la HAS et l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et des services sociaux et médico-sociaux) ne pouvait fonder, à elle seule, le refus d’une prestation d’aide sociale par une collectivité territoriale [69]. Si la Cour de cassation évite, dans cette affaire, de se prononcer ouvertement sur la valeur juridique des recommandations de bonne pratique, elle semble rejoindre l’idée, exprimée également dans un rapport annuel du Conseil d’État, selon laquelle les RBP constituent des instruments de « droit souple », dotés d’une valeur inférieure aux textes législatifs et réglementaires ainsi qu’aux actes administratifs individuels [70].

Une telle analyse devrait dès lors s’opposer à ce que les avis de la HAS puissent être l’objet d’un recours en plein contentieux et en particulier d’une action en responsabilité administrative pour faute. Bien que la jurisprudence reconnaisse progressivement une certaine force normative aux règles de droit souple, il n’en demeure pas moins que les RBP se limitent à une fonction d’aide à la décision médicale et ne constitue, du moins en théorie, qu’un élément d’appréciation parmi plusieurs pour le professionnel de soins [71]. Surtout, il apparaît difficile de démontrer une négligence alors que le consensus scientifique sur les modalités de vaccination de certaines populations n’émerge qu’au fur et à mesure de la publication des études cliniques.

La faible normativité des recommandations de bonne pratique invite ainsi à se tourner vers les acteurs qui se trouvent en première ligne de la campagne de vaccination, c’est-à-dire les professionnels de soins qui prescrivent et administrent le vaccin aux personnes éligibles.

B. La responsabilité des professionnels de soins

Selon l’article L. 1142-1, I du Code de la santé publique N° Lexbase : L1910IEH, « les professionnels de santé […], ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables [de ces actes] qu’en cas de faute ». La vaccination étant un acte de prévention, le principe de responsabilité pour faute s’applique donc aux conséquences dommageables imputables à l’administration d’un vaccin contre la Covid-19 [72]. Encore faut-il identifier à quel niveau une faute est susceptible d’être commise dans ce contexte.

S’agissant des personnes habilitées à administrer le vaccin, leur responsabilité ne devrait pouvoir être engagée que dans des circonstances exceptionnelles. Pour accélérer la campagne de vaccination, le Gouvernement français a autorisé un large éventail de professionnels de santé, tels que les techniciens de laboratoire, les manipulateurs de radiologie médicale, les sapeurs-pompiers, les étudiants en santé et les vétérinaires, à injecter le vaccin [73]. Malgré cette extension à des professionnels peu habitués à la vaccination, les erreurs dans l’administration du vaccin semblent, pour l’heure, très rares. Rapportés au nombre de doses injectées, les quelques dysfonctionnements signalés dans les médias (injection de doses périmées, erreur de dosage, injection de sérum physiologique au lieu du vaccin) [74] paraissent d’autant plus insignifiants qu’ils n’ont guère eu de conséquences sur la santé des vaccinés.

La question de la responsabilité médicale se pose davantage pour les professionnels ayant prescrit le vaccin contre la Covid-19. À l’instar de ce qui a été décidé pour l’administration du vaccin, les autorités publiques ont également élargi le cercle des personnes habilitées à le prescrire. Le vaccin contre la Covid-19 étant un médicament soumis à une obligation de prescription au sens de l’article 71 de la directive n° 2001/83, du 6 novembre 2001 [75] N° Lexbase : L4483BHI, il est indispensable pour les personnes éligibles d’obtenir au préalable une décision de prescription.

Contrairement à ce qui a été décidé dans d’autres pays, les autorités françaises ont encouragé l’administration des vaccins dans les centres de vaccination à grande échelle (« vaccinodromes »), tout en sollicitant les médecins traitants, les infirmiers libéraux, les pharmaciens et les sages-femmes afin de proposer également une offre de vaccination de proximité [76]. Pour mener à bien une telle vaccination de masse, les règles ordinaires de la prescription du vaccin ont dû être amendées [77], en particulier pour les « vaccinodromes ». La prescription y est effectuée par un médecin désigné par l’Agence régionale de santé après un entretien préalable, plus ou moins sommaire, fondé sur  les réponses à un questionnaire médical destiné à identifier d’éventuelles contre-indications.

Au regard des circonstances, on imagine aisément qu’un médecin prescripteur, par exemple dans un centre de vaccination, ne puisse procéder à une anamnèse complète du candidat à la vaccination ni lui prodiguer des conseils approfondis sur le choix du vaccin et les risques liés à la vaccination en présence de certains antécédents médicaux [78]. De plus, la variation des recommandations de bonne pratique rend plus difficile encore l’information médicale, ce qui a pu conduire, dans certains cas isolés, à la prescription de vaccins inadaptés au profil du candidat à la vaccination ou même à des prescriptions vaccinales en présence de personnes auxquelles une vaccination n’était pas recommandée [79].

Afin de rassurer les professionnels de santé, le ministre des Solidarités et de la Santé a adressé le 23 décembre 2020, une lettre au président de l’Ordre national des médecins, lequel avait averti le ministre « sur le degré de responsabilité auquel les médecins pourraient être confrontés » dans le cadre de la campagne de vaccination [80]. Dans cette lettre, le ministre des Solidarités et de la Santé affirme que « la réparation intégrale des accidents médicaux imputables à des activités de soins réalisés à l’occasion de la campagne sera […] assurée par l’Oniam au titre de la solidarité nationale » et qu’au regard des « dispositions protectrices des articles L. 3131-3 et L. 3131-4 [du Code de la santé publique], […] la responsabilité des médecins ne pourra pas être engagée au motif qu’ils auraient délivré une information insuffisante aux patients sur les effets indésirables méconnus à la date de vaccination » [81].

Or à la lecture des textes invoqués par le ministre, on peine à trouver une confirmation de l’immunité civile des médecins prescripteurs, pourtant proclamée dans la lettre du 23 décembre 2020. Si l’article L. 3131-3, al. 1er du Code de la santé publique N° Lexbase : L9615HZ7 instaure effectivement une immunité pour les professionnels de santé qui ont prescrit ou administré un médicament en cas de « menace sanitaire grave », celle-ci est subordonnée à des conditions précises [82]. Pour bénéficier de la protection, un médicament doit avoir été prescrit ou administré « en dehors des indications thérapeutiques ou des conditions normales d’utilisation » ou en l’absence même d’autorisation de mise sur le marché ou d’autorisation temporaire d’utilisation. Or aucune de ces conditions n’est remplie dans le cas présent, les vaccins contre la Covid-19 ayant bénéficié d’une autorisation de mise sur le marché [83] et ayant été utilisés conformément aux conditions normales d’utilisation et aux indications thérapeutiques [84].

Un autre fondement de l’immunité civile des prescripteurs du vaccin contre la Covid-19 pourrait résulter de l’article L. 3131-20 du Code de la santé publique N° Lexbase : L5647LW3, adopté par la loi n° 2020-290, du 23 mars 2020, d’urgence pour faire face à l’épidémie N° Lexbase : L5506LWT. Ce texte étend le champ d’application de l’exemption « aux dommages résultant des mesures prises en application des articles L. 3131-15 à L. 3131-17 », lesquels visent notamment « toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ». Faut-il en déduire que la « mise à disposition » vise également la prescription et l’administration des vaccins ? Surtout, le renvoi à l’article L. 3131-3, al. 1er du Code de la santé publique N° Lexbase : L9615HZ7 supprime-t-il les conditions strictes de l’immunité, tenant notamment à une utilisation du médicament « en dehors des conditions normales d’utilisation » ou en l’absence d’une AMM, conditions qui – rappelons-le – ne sont pas réunies en l’occurrence [85] ?

Si l’on comprend la volonté des services ministériels de rassurer la communauté médicale sur les risques de responsabilité découlant de la campagne de vaccination, force est de constater que les déclarations sur une immunité des médecins ne se trouvent pas confirmées, sans ambigüité, par les textes législatifs en vigueur. Il appartiendra, dès lors, aux juridictions d’apprécier dans quelle mesure l’Oniam, appelé à indemniser les victimes d’effets indésirables graves de la vaccination contre la Covid-19, est en droit d’exercer un recours subrogatoire contre le médecin prescripteur n’ayant pas délivré une information médicale complète.

Pour autant, malgré les doutes qui planent sur le fondement de leur immunité, il est fort probable que les médecins ne verront que rarement leur responsabilité civile engagée, et ce en raison de la marge d’appréciation de l’Oniam dans l’exercice d’une action récursoire. Il n’est pas exceptionnel en effet que, pour des raisons de pragmatisme politique, le conseil d’admini­stration de l’office renonce à faire valoir des droits à indemnisation contre une catégorie de professionnels de santé, dans l’objectif de ne pas fragiliser le système de santé publique, tel que l’a révélé l’affaire du Mediator [86].

En définitive, la question des responsabilités liées à la vaccination contre la Covid-19 ne saurait être abordée sans examiner le rôle des régimes spéciaux d’indemnisation en la matière. Durant la crise sanitaire, l’appel à la « solidarité nationale » a été d’autant plus fort que le droit français se singularise par un nombre important de dispositifs indemnitaires catégoriels. Dans quelle mesure une prise en charge au titre de la solidarité nationale pourra se substituer aux mécanismes traditionnels de responsabilité, d’assurance et de protection sociale ? Voilà une question essentielle qu’il conviendra d’aborder dans la deuxième partie de ce séminaire…


[1] V. par exemple S. Korsia-Meffre, « Variants de SARS-CoV-2 : quelle efficacité pour les vaccins en vie réelle ? », Vidal.fr 20 juillet 2021, disponible sur le site internet [en ligne]. L’article renvoie à de très nombreuses études médicales.

[2] Sur le site internet de l’Agence européenne des médicaments, on peut suivre en temps réel le nombre d’effets secondaires déclarés. Ainsi, pour 649 millions de doses du vaccin Pfizer-BioNTech, un peu plus de 848 000 cas d’effets secondaires ont été déclarés dans l’Union européenne au 26 juin 2022 (ce qui fait un ratio d’un peu plus d’un cas sur 100 000) [en ligne].

[3] V. not. E. Callaway, « The race for coronavirus vaccines: a graphical guide », Nature 2020 (vol. 580), p. 576.

[4] Les chiffres émanent de l’Agence européenne des médicaments [en ligne].

[5] V. par exemple l’allocution d’Emmanuel Macron le 9 novembre 2021 (« Mon premier message est ainsi un appel. Un appel à l’esprit de responsabilité des six millions d’entre vous qui n’ont encore reçu aucune dose de vaccin. Vaccinez-vous. Vaccinez-vous pour vous protéger »). V. également le discours d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, devant le Parlement européen le 23 novembre 2021 (« Let us continue to follow the science ! Booster jabs help us to keep immunity against the virus high. The vaccinations are, without doubt, our best protection against the pandemic »).

[6] Sur l’articulation entre les mécanismes de prise en charge des victimes, v. l’ouvrage collectif dirigé par nos soins Quelle prise en charge des dommages corporels au XXIe siècle ? Recherches sur l’articulation entre droit de la responsabilité, Sécurité sociale et assurances privées, EN3S/UJM, 2020, 132 p.

[7] Pour un panorama des (possibles) effets secondaires graves, v. le rapport, commandité par l’ANSM, Enquête de pharmacovigilance du vaccin VAXZEVRIA®, CRPV Amiens/CRPV Rouen, 2021 [en ligne].

[8] Sur le régime spécial existant en droit allemand, v. en langue française I. Schwenzer, « L’adaptation de la directive communautaire du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux en Allemagne fédérale », RID comp., 1991, p. 57, spéc. p. 60 ainsi que J.-S. Borghetti, La responsabilité du fait des produits. Étude comparée, th. Paris 1, LGDJ, 2004, n° 143 et s. Pour plus de détails, v. en langue allemande W. Rolland, « Zur Sonderstellung des Arzneimittelherstellers im System des Produkthaftungsrechts », in Festschrift zum siebzigsten Geburtstag von Werner Lorenz, J.C.B. Mohr, 1991, p. 193.

[9] L’existence du régime spécial de la responsabilité du fait des produits « ne port[e] pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité » (C. civ., art. 1245-17 al. 1er N° Lexbase : L0637KZM).

[10] Pour une présentation d’ensemble, v. en particulier J.-S. Borghetti, La responsabilité du fait des produits, th. préc., 3e partie ; M. Cannarsa, La responsabilité du fait des produits défectueux, th. Lyon 3/Turin, Giuffrè, 2005, 2e partie ; S. Taylor, L’harmonisation communautaire de la responsabilité du fait des produits défectueux, th. Paris 1, LGDJ, 1999 ainsi que déjà Y. Markovits, La directive CEE du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux, th. Paris 2, LGDJ, 1990. 

[11] En y regardant de plus près, la nature de ce régime de responsabilité doit être qualifiée d’hybride. Sur cette question, v. l’étude récente d’O. Robin-Sabard, « La vraie nature de la responsabilité du fait des produits défectueux », à paraître in Mélanges en l’honneur du professeur Suzanne Carval, IRJS éditions, 2022, p. 819.

[13] Selon ce texte, « le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage ».

[14] CJUE, 5 mars 2015, aff. C-503/13, 504/13, Boston Scientific Medizintechnik GmbH c. AOK Sachsen-Anhalt N° Lexbase : A6837NC9, spéc. § 40 ; CJUE, 21 juin 2017, aff. C-621/15, W. et autres c. Sanofi Pasteur MSD SNC N° Lexbase : A1281WKN, spéc. § 23, 32 et 41.

[15] Pour une présentation, v. D. Fairgrieve et al., « Products in a Pandemic: Liability for Medical Products and the Fight against COVID-19 », European Journal of Risk Regulation, 2020, p. 565, spéc. p. 587 (avec des références).

[16] V. en particulier Cass. civ. 1, 26 septembre 2018, n° 17-21.271, FS-P+B N° Lexbase : A1962X88 (« en se déterminant ainsi, sans rechercher […] si nonobstant les mentions figurant dans la notice, la gravité du risque thromboembolique encouru et la fréquence de sa réalisation excédaient les bénéfices attendus du contraceptif en cause et si, par suite, les effets nocifs constatés n’étaient pas de nature à caractériser un défaut du produit au sens de l’article 1245-3 du code civil, la cour d’appel a privé sa décision de base légale »). Pour une analyse doctrinale, v. par exemple J.-S. Borghetti, « Comment caractériser le défaut de sécurité d’un médicament ? », JCP G, 2018, 1337. Pour une étude comparative, v. M. Santos Silva et al., « Relevance of Risk-benefit for Assessing Defectiveness of a Product: A Comparative Study of Thirteen European Legal Systems », European Review of Private Law, 2021, p. 91.

[17] V. par exemple Cass. civ. 1, 26 septembre 2012, n° 11-17.738, FS-P+B+I N° Lexbase : A6301ITK (« en se déterminant ainsi, par une considération générale sur le rapport bénéfice/risque de la vaccination […] la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision »).

[18] Cass. civ. 1, 18 octobre 2017, n° 15-20.791, FS-P+B+I N° Lexbase : A0214WWT (« le fait que Mme Y... ait été en bonne santé avant la vaccination, comme 92 à 95 % des malades atteints de scléroses en plaques, et qu’elle soit issue d’une population faiblement affectée par la maladie sont insuffisants, à eux seuls, à établir le défaut du produit »).

[19] Cass. civ. 1, 29 mai 2013, n° 12-20.903, FS-P+B+I N° Lexbase : A3723KEM et 27 juin 2018, n° 17-17.469, FS-P+B N° Lexbase : A5679XUU. Sur cette solution, v. par exemple Ph. Brun, « Une invention remarquable du droit prétorien : la condition "préalable" et "implicite" de la responsabilité, ou les affres de la causalité démembrée », D. 2013, p. 1723 ainsi que la note de P. Jourdain, RTD civ., 2018, p. 925.

[20] CJUE, 21 juin 2017, aff. C-621/15 N° Lexbase : A1281WKN, arrêt préc., spéc. § 43 (« l’article 4 de la directive 85/374 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à un régime probatoire national […] en vertu duquel […] le juge du fond peut considérer […] que, nonobstant la constatation que la recherche médicale n’établit ni n’infirme l’existence d’un lien entre l’administration du vaccin et la survenance de la maladie dont est atteinte la victime, certains éléments de fait invoqués par le demandeur constituent des indices graves, précis et concordants permettant de conclure à l’existence d’un défaut du vaccin et à celle d’un lien de causalité entre ce défaut et ladite maladie »).

[21] V. par exemple Cass. civ. 1, 18 octobre 2017, n° 15-20.791, FS-P+B+I N° Lexbase : A0214WWT et 4 juillet 2019, n° 18-16.809, F-D N° Lexbase : A3026ZIW. Sur cette jurisprudence, v. J.-S. Borghetti, « Contentieux du vaccin contre l’hépatite B : au bon plaisir des juges du fond », D., 2018, p. 490 et C. Corgas-Bernard, « Vaccinations contre l’hépatite B et sclérose en plaques : des présomptions impossibles ? », Rev. Lamy Dr. civil, 2018 (n° 155), p. 17 ainsi que, de manière plus détaillée, L. Friant, La réparation des dommages causés par les produits de santé, th. Chambéry, PU Savoie Mont Blanc, 2019, n° 59 (selon l’auteur, qui se réfère à des arrêts de cour d’appel, « le nombre d’indemnisations accordées par les juridictions civiles […] est extrêmement réduit »).

[22] Pour une présentation détaillée, v. les études récentes d’E. Lemaire, Risques sanitaires sériels et responsabilité civile, th. Paris 2, L’Harmattan, 2021, n° 479 et s. ainsi que de L. Friant, La réparation des dommages causés par les produits de santé, th. préc., n° 27 et s.

[23] CJCE, 29 mai 1997, aff. C-300/95, Commission c. Royaume-Uni N° Lexbase : A2009AIA, § 26 (« sans aucune restriction, l’état des connaissances scientifiques et techniques, en ce compris son niveau le plus avancé, tel qu’il existait au moment de la mise en circulation »).

[24] Cass. civ. 1, 20 septembre 2017, n° 16-19.643, FS-P+B+I N° Lexbase : A3786WSZ (affaire du Mediator). Sur ce point, v. E. Lemaire, Risques sanitaires sériels et responsabilité civile, th. préc., n° 483.

[25] V. cependant Cass. civ. 1, 5 mai 2021, n° 19-25.102, F-D N° Lexbase : A33374RZ (cet arrêt, non publié, a été interprété comme reconnaissant pour la première fois le jeu de l’exonération pour risque de développement).

[26] Cette communication (réf. COM(2020) 245 final) peut être consultée sur le site internet [en ligne].

[27] Selon l’accord, les États membres qui avaient indiqué ne pas vouloir être partie prenante d’un contrat proposé par la Commission pouvaient engager des discussions avec la même entreprise une fois le contrat signé par la Commission. Par ailleurs, les États membres sont restés libres d’acquérir des vaccins autres que ceux ayant obtenu de la Commission une autorisation de mise sur le marché pour l’ensemble des États membres de l’Union. Seules la Hongrie et la Slovaquie ont usé de cette dernière possibilité, en important les vaccins chinois Sinopharm et russe Spoutnik.

[28] Article 4, 5 (b) du règlement n° 2016/369, du 15 mai 2016, relatif à la fourniture d’une aide d’urgence au sein de l’Union européenne N° Lexbase : L0374K7Y, tel que modifié par le règlement n° 2020/521, du 14 avril 2020, portant activation de l’aide d’urgence […] pour tenir compte de la propagation de la Covid-19 N° Lexbase : L6819LWH (« Une aide d’urgence en vertu du présent règlement peut être accordée sous l’une des formes suivantes : […] une passation de marché menée par la Commission pour le compte d’États membres, sur la base d’un accord conclu entre la Commission et des États membres »).

[29] A. d’Ornano, « Les contrats d’achats anticipés de vaccins », Rev. crit. DIP, 2021, p. 474, spéc. n° 2 (« ces contrats ont la forme d’accords-cadres définissant le principe et les conditions d’achats à venir de vaccins »).

[30] V. aussi la critique d’E. Schanze, « Die Mängel der Impfstoffverträge », ZIP – Zeitschrift für Wirtschaftsrecht, 2021, p. 882, spéc. p. 883 et s.

[31] Ainsi, les retards de livraison d’AstraZeneca ont conduit la Commission européenne à intenter une action en référé et au fond devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Pour une analyse du jugement rendu le 18 juin 2021, v. C. von Bary, « Best efforts? Der Impfstoffstreit zwischen der EU und AstraZeneca », ZIP – Zeitschrift für Wirtschaftsrecht, 2021, p. 1902.

[32] V. par exemple la question prioritaire avec demande de réponse écrite posée par le débuté européen Marc Botenga (réf. P-004650/2020 ; [en ligne]).

[33] Les documents sont disponibles sur le site de la Commission européenne [en ligne].

[34] Il n’est pas aisé d’identifier la logique qui a présidé à la non-divulgation de telles ou telles clauses. Comp. L’observation critique d’E. Schanze, « Die Mängel der Impfstoffverträge », ZIP – Zeitschrift für Wirtschaftsrecht, 2021, p. 882, note 5 (« Nach welchen Prinzipien die Löschungen erfolgten, ist kaum zu entschlüsseln. »). V. en ce sens aussi P. Boulet et al., Advanced Purchase Agreements for Covid-19 Vaccines. Analysis and Comments, The Left in the European Parliament, 2021, p. 21 (« the present report concludes that far more than commercially sensitive confidential information is being hidden from these contracts, as suggested by the sheer volume of redactions »).

[35] V. par exemple C. Lesueur, « Faut-il lever le secret des contrats de vaccins négociés par la Commission européenne ? », La Croix, 19 novembre 2020, p. 8 ainsi qu’en langue anglaise, J. Deutsch, « Shot in the dark: Commission under fire for lack of vaccine transparency », Politico.eu, 2 décembre 2020 [en ligne].

[36] S. de la Rosa, « Que sait-on des contrats d’achats de vaccins conclus entre la Commission européenne et les laboratoires pharmaceutiques ? L’exemple de l’accord concernant Astra Zeneca », Blog du Club des juristes 15 février 2021 [en ligne].

[37] V. par exemple la version intégrale du contrat passé avec AstraZeneca sur le site internet [en ligne].

[38] Le sens du terme anglais indemnification n’est pas tout à fait identique à celui du terme français indemnisation, le mot anglais renvoyant au fait de garantir quelqu’un contre une perte plutôt qu’à la compensation d’un dommage.

[39] Pour une traduction française de la clause insérée dans le contrat conclu avec AstraZeneca, v. J.-S. Borghetti/D. Fairgrieve/E. Rajneri, « La clause d’indemnisation contenue dans le contrat conclu entre la Commission européenne et AstraZeneca », D., 2021, p. 972, spéc. n° 3.

[40] V. par exemple § 14.2 du contrat conclu avec AstraZeneca (« The Indemnified Person shall give […] the Participating Member State(s) […] prompt notice of any claim or lawsuit served upon the Indemnified Person […] stating the nature and basis of such Third Party Claim and the maximum estimated amount »).

[41] J.-S. Borghetti/D. Fairgrieve/E. Rajneri, art. préc., D., 2021, p. 972, spéc. n° 8.

[42] En ce sens J.-S. Borghetti/D. Fairgrieve/E. Rajneri, art. préc., D. 2021, p. 972, spec. n° 8 ainsi que J.-S. Borghetti et al., « Procurement of Covid-19 vaccines: why were legal liabilities transferred to the public sector? », InDret, 2/2021, p. 364, spéc. p. 365.

[43] V. par exemple les sites internet référencés par [en ligne].

[44] V. par exemple § 2772 du Code civil californien. Selon ce texte, il s’agit d’un « engagement par lequel une partie s’oblige à protéger l’autre contre les conséquences juridiques d’un comportement de l’une des parties ou d’une autre personne » (texte original : « a contract by which one engages to save another from a legal consequence of the conduct of one of the parties, or of some other person »).

[45] Sur le choix de la loi applicable, v. aussi le commentaire de L. Leveneur, « Le coronavirus, les vaccins et les contrats », Contrats concurrence consommation, 2021, repère 3. Sur d’autres incohérences des contrats d’achats anticipés, v. également en langue allemande E. Schanze, art. préc., ZIP – Zeitschrift für Wirtschaftsrecht 2021, p. 882.

[46] Sur la création d’un régime d’indemnisation spécifique, v. par exemple l’étude de K. Watts/T. Popa, « Injecting Fairness into COVID-19 Vaccine Injury Compensation: No-Fault Solutions », Journal of European Tort Law, 2021 (vol. 12), p. 1.

[47] Ce chiffre émane de ce site internet [en ligne].

[48] Sur les régimes de responsabilité applicables aux autorités compétentes pour la mise sur le marché des médicaments, v. déjà D. Cristol, « La responsabilité des autorités nationale et communautaire relative au contrôle de la mise sur le marché des médicaments », RDSS, 2004, p. 132.

[49] La procédure n’est purement nationale que si la demande d’AMM n’est déposée que dans un État membre. Elle est régie par la Directive n° 2001/83, du 6 novembre 2001 N° Lexbase : L4483BHI, telle que révisée, notamment, par la Directive n° 2004/27, du 31 mars 2004 N° Lexbase : L1899DYY. Pour une présentation plus détaillée, v. not. N. de Grove-Valdeyron, Médicament, Rép. Dr. eur., 2021, n° 78.

[50] Ces deux procédures s’appliquent lorsqu’une AMM est demandée pour un même médicament dans plusieurs États membres. Conformément aux articles 27 à 29 de la Directive 2001/83, du 6 novembre 2001 N° Lexbase : L4483BHI, la procédure de reconnaissance mutuelle s’applique, lorsque, au moment de la demande, le médicament a déjà obtenu dans un État membre une AMM dont le titulaire demande l’extension à d’autres États membres. Quant à la procédure décentralisée, elle s’applique lorsque le demandeur ne possède pas encore d’AMM ; dans ce cas, un État membre agira en qualité d’État membre de référence. Pour davantage de détails, v. N. de Grove-Valdeyron, Médicament, fasc. préc., n° 79 et s.

[51] Pour une présentation d’ensemble, v. par exemple M. Baumevieille, « Autorisation de mise sur le marché », in FM Litec. Droit pharmaceutique, LexisNexis, 2018, fasc. 33 à 35 ; N. de Grove-Valdey­ron, Médicament, fasc. préc., n° 48 et s. ainsi que M. Gobert, « Les autorisations de mise sur le marché des médicaments – médicaments à usage humain », Rev. eur. dr. cons. 2009 (n° 2/3), p. 239. Pour des études récentes plus approfondies, v. aussi S. Bister, L’encadrement par le droit de l’Union européenne de la qualité et de la sécurité des médicaments et dispositifs médicaux : implications en droit français, th. Toulouse, 2017, spéc. p. 280 et s. ; C. Bortoluzzi, La sécurité des médicaments. Législation pharmaceutique européenne et indemnisation des risques médicamenteux, th. Paris 2/Pise, 2017, spéc. p. 186 et s.

[52] Sur ce double critère de l’innovation significative et de l’intérêt au niveau communautaire, v. M. Baumevieille, in : FM Litec. Droit pharmaceutique, LexisNexis, fasc. 34, n° 2 ainsi que S. Bister, L’encadrement par le droit de l’Union européenne de la qualité et de la sécurité des médicaments et dispositifs médicaux, th. préc., n° 707 et 709.

[53] V. par exemple K. Lentschner/S. Roy, « Covid-19 : les vaccins dans la dernière ligne droite », Le Figaro, 23 novembre 2020, p. 2 (« Si les essais cliniques ont été bouclés en un temps record, il reste des incertitudes sur le timing et l’organisation de la campagne vaccinale. »).

[54] Sur cette procédure, v. N. de Grove-Valdeyron, Médicament, fasc. préc., n° 67 ; C. Bortoluzzi, La sécurité des médicaments, th. préc., spéc. n° 216 ainsi que Lamy Droit de la santé, n° 438-74. V. également le document de travail élaboré par l’Agence européenne des médicaments Guideline on the scientific application and the practical arrangements necessary to implement the procedure for accelerated assessment pursuant to article 14(9) of regulation (EC) No 726/2004, réf. EMA/CHMP/697051/2014-Rev. 1, 2016 [en ligne].

[55] V. par exemple l’autorisation de mise sur le marché délivrée à la société BioNTech pour le vaccin Comrinaty (JOUE 24 décembre 2020, C 447 1/1). Pour une présentation plus complète, v. le site internet de l’ASMR [en ligne], qui renvoie aux dossiers de l’Agence européenne des médicaments.

[56] Sur ce type d’AMM, v. F. Mégerlin, « L’AMM conditionnelle issue du règlement communautaire n°507/2006 et l’urgence de santé publique », RDSS, 2006, p. 691 ainsi que, de manière plus détaillée, C. Bortoluzzi, La sécurité des médicaments, th. préc., spéc. n° 251 et s. ; S. Bister, L’encadrement par le droit de l’Union européenne de la qualité et de la sécurité des médicaments et dispositifs médicaux, th. préc., n° 789 et s.

[57] Article 4 du règlement n° 507/2006, du 29 mars 2006, relatif à l’autorisation de mise sur le marché conditionnelle de médicaments à usage humain relevant du règlement (CE) n° 726/2004 du Parlement européen et du Conseil N° Lexbase : L9378HHS.

[58] Sur cette question, v. S. Bister, L’encadrement par le droit de l’Union européenne de la qualité et de la sécurité des médicaments et dispositifs médicaux, th. préc., n° 1279 et s.

[59] Jurisprudence constante. V. en dernier lieu CJUE, 29 juin 2016, aff. C-337/15, Médiateur c. Staelen N° Lexbase : A4554XDZ, § 37. Sur cette formule, v. not. F. Picot, J.-Cl. Europe Traité, Fasc. 371, 2021, n° 32 avec d’autres références.

[60] CJCE, 21 janvier 1999, aff. C-120/97, Upjohn c. The Licensing Authority N° Lexbase : A1999AIU, § 34.

[61] S. Bister, L’encadrement par le droit de l’Union européenne de la qualité et de la sécurité des médicaments et dispositifs médicaux, th. préc., n° 1303 (selon l’auteur, « ce régime s’apparente fortement à celui de la faute lourde en droit interne »).

[62] Directive n° 2003/63, du 28 janvier 2003 N° Lexbase : L3508A9S, modifiant la Directive n° 2001/83 instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, partie III, pt. 1.2. Sur ces textes, v. Lamy Droit de la santé, n° 438-54 (sous b) ; N. de Grove-Valdeyron, Médicament, fasc. préc., n° 45.

[63] V. par exemple le document intitulé « Stratégie de vaccination contre le SARS-CoV-2 – Recommandations préliminaires sur la stratégie de priorisation des populations à vacciner » (mise en ligne le 30 novembre 2020).

[64] Avis n° 2021.0027/AC/SEESP du 8 avril 2021 (le texte intégral des avis de la HAS peut être consulté sur ce site internet [en ligne].

[65] Avis n° 2021.0061/AC/SEESP du 23 août 2021.

[66] E. Caniard, Les recommandations de bonnes pratiques : un outil de dialogue, de responsabilisation et de diffusion de l’innovation, Rapport remis au ministre de la Santé, 2002, p. 7 (cette définition s’inspire de celle des recommandations pour la pratique clinique).

[67] Sur cette question, la littérature est abondante : O. Smallwood, « La normalisation des règles de l’art médical : une nouvelle source de responsabilité pour les professionnels de santé ? », Méd. & Droit, 2006 (n° 79/80), p. 121 ; J.-P. Markus, « Nature juridique des recommandations de bonnes pratiques médicales », AJDA, 2006, p. 308 ; P. Véron, « L’évolution du contrôle des recommandations de bonnes pratiques », Méd. & Droit 2015 (n° 132), p. 53 ; C. Mascret, « Le statut juridique des recommandations de bonnes pratiques en matière médicales », Petites Affiches 20 septembre 2011, p. 7  et de la même autrice déjà « La valeur juridique des recommandations en matière de santé au regard de la pratique médicale », Petites Affiches, 9 janvier 2007, p. 3. V. également C. Rolland/F. Sicot, « Les recommandations de bonne pratique en santé. Du savoir médical au pouvoir néo-managérial », Gouvernement et action publique, 2012 (n° 3), p. 53.

[68] CE, 1e-6e ssr., 27 avril 2011, n° 334396 N° Lexbase : A4347HPP. V. également en dernier lieu CE, 1e-4e ch. réunies, 23 décembre 2020, n° 428284 N° Lexbase : A25504B3.

[69] Cass. civ. 2, 8 novembre 2018, n° 17-19.556, F-D N° Lexbase : A6802YK7. Sur cette décision, v. F. Tiberghien, « Une recommandation d’une autorité administrative indépendance n’est pas la loi », AJDA, 2019, p. 702.

[70] Conseil d’État, Le droit souple, La Doc. française, coll. Les rapports du Conseil d’État, 2013, spéc. p. 77 et s.

[71] V. déjà M.-F. Callu, « Les recommandations de bonnes pratiques confrontées au droit de la responsabilité médicale », Rev. dr. et santé, 2007 (n° 15), p. 29 ; J.-P. Markus, « La faute du médecin et les bonnes pratiques médicales », AJDA, 2005, p. 1008. En ce sens aussi F. Savonitto, « Les recommandations de bonne pratique de la Haute Autorité de santé », RFDA, 2012, p. 471.

[72] Pour une illustration de la responsabilité pour faute en matière vaccinale, v. Cass civ. 1, 14 novembre 2018, n° 17-27.980 et 17-28.529, FS-P+B N° Lexbase : A7905YLD.

[73] Pour une liste complète, v. article 5 de l’arrêté du 1er juin 2021, prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire N° Lexbase : Z20006TX.

[74] V. par exemple M. Catalano, « Doses de vaccins Pfizer périmées : l’ARS lance un audit », Le Progrès (édition de Saint-Étienne), 1er octobre 2021, p. 11 ; Rédaction, « 91 personnes rappelées après une erreur de dosage dans la vaccination », La Dépêche de Midi, 4 mai 2021, p. 18 ; A. Eymes, « Sept personnes vaccinées par erreur... au sérum physiologique », Le Progrès (édition de l’Ain), 2 juillet 2021, p. 13.

[75] Selon l’article 5, I, al. 2, « les vaccins susceptibles d’être utilisés [dans la campagne de vaccination] sont classés sur la liste I définie à l’article L. 5132-6 du Code de la santé publique ». Ce dernier texte vise les substances et préparations vénéneuses, relevant de la catégorie des médicaments à prescription obligatoire.

[76] Sur les stratégies nationales de vaccination, v. aussi Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Rapport sur la stratégie vaccinale contre la Covid-19, Doc. AN, 2020, n° 3695 et Doc. Sénat 2020-2021, n° 234, p. 40 et s.

[77] Ainsi, la prescription des vaccins a été étendue (sauf pour les femmes enceintes, les personnes ayant des troubles de l’hémostase ou des antécédents de réactions anaphylactiques) à tous les pharmaciens, aux infirmiers et aux chirurgiens-dentistes, sous réserve d’une formation comparable à celle des pharmaciens pour la grippe saisonnière (article 5 de l’arrêté du 1er juin 2021 N° Lexbase : Z20006TX prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire).

[78] Sur l’organisation des centres de vaccination, v. ministère des Solidarités et de la Santé, Guide de bonnes pratiques observées dans les centres de vaccination, 2021 [en ligne].

[79] On peut ainsi trouver, sur le site internet d’un collectif « anti-vaccins » [en ligne], des données de pharmacovigilance communiquées par l’ANSM le 9 août 2021. Celles-ci font état de deux cas d’erreurs de prescription, sans effet indésirable.

[80] Lettre du ministre des Solidarités et de la Santé au président de l’Ordre national des médecins, 23 décembre 2020 (le texte est consultable sur le site internet du ministère [en ligne]).

[81] Ibid.

[82] Sur ce régime d’exemption de responsabilité, v. not. Lamy Droit de la santé, n° 438-180.

[83] V. supra.

[84] Les conditions restrictives de cette immunité des professionnels de santé résultent probablement du contexte dans lequel le texte a été rédigé en 2004, en réponse au risque d’une situation d’urgence ou d’une menace sanitaire grave dont on ne pouvait alors guère imaginer les contours. V. sur ce point D. Truchet, « L’urgence sanitaire », RDSS, 2007, p. 411 (« L’article L. 3131-3 répond à une hypothèse très concrète : à l’heure actuelle, les rares médicaments que l’on suppose efficaces contre une pandémie humaine de grippe aviaire devraient être administrés “hors AMM” »).

[85] Les (rares) commentateurs de l’article L. 3131-20 du Code de la santé publique N° Lexbase : L5647LW3 ne retiennent pas une telle interprétation. V. Code de la santé publique. Annoté. Commenté en ligne, Dalloz, 35e éd. 2021, version en ligne (le commentaire fait état d’un « encadrement strict » de l’immunité). Sur le caractère inintelligible de ce texte, v. aussi A. Lami, in FM Litec. Droit médical et hospitalier, LexisNexis, 2020, fasc. 7-7, n° 82. Sur la question connexe de l’utilisation de médicaments hors AMM dans le traitement de la Covid, v. E. Vogel, « L’accès aux traitements en état d’urgence sanitaire – Covid-19 et utilisation de médicaments sans ou hors AMM », Rev. Dr. & Santé, 2020 (n° 96).

[86] Sur la politique des actions récursoires de l’Oniam dans le cadre du dispositif instauré pour les victimes du benfluorex (« Mediator »), v. l’article « La quasi-totalité des prescripteurs de Mediator épargnés par les conséquences juridiques », La Revue Prescrire, 2020 (n° 438), p. 304. À notre connaissance, l’Oniam n’a engagé à ce jour aucun recours subrogatoire contre un médecin ayant prescrit le Mediator hors AMM.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : accidents de vaccination et responsabilité civile en droit japonais

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N2388BZH

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par Morimichi Sumida - Université métropolitaine d’Osaka

Le 28 Juillet 2022

Il va sans dire que nous faisons face à une crise sanitaire mondiale avec cette « guerre » contre le SARS-CoV-2 [1]. C’est donc évidemment aussi le cas au Japon. La campagne de vaccination contre la Covid-19 a commencé tardivement en mars 2020 pour les professionnels de santé. Et pour le dire franchement, la discussion sur le droit de la responsabilité civile concernant la Covid-19 n’est pas assez vive au Japon. Il est par conséquent inutile de présenter aujourd’hui la situation actuelle au droit japonais. Mais cela ne signifie pas que le système japonais n’est pas du tout préparé. Il existe même une loi sur l’indemnisation des dommages imputables à la vaccination ainsi que plusieurs décisions sur les accidents consécutifs à des vaccinations, avant la Covid-19. Le Japon mobilisera ces différents fondements pour la Covid-19.

Ce rapport a donc pour but de présenter brièvement l’évolution de la jurisprudence sur les accidents médicaux surtout en présence de dommages causés par une vaccination. Loin d’être anachronique, une telle approche révèle non seulement la méthode possible pour invoquer la responsabilité civile médicale en droit japonais, mais aussi la raison pour laquelle le débat juridique est peu actif. D’ailleurs, la réponse à la question « Quel(s) droit(s) applicable(s) à l’indemnisation des victimes pour la nouvelle crise ? » varie d’un pays à l’autre (droit commun de la responsabilité civile, la responsabilité de l’État, loi spéciale sur la responsabilité ou celle hors de responsabilité…) [2]. Ce rapport est destiné à présenter la situation au Japon et à identifier la place occupée par le droit japonais de la responsabilité civile sur cette question.

Pour ce faire, il convient, en premier lieu, de rechercher dans quelle mesure la vaccination peut être une source de responsabilité et, en second lieu, les solutions jurisprudentielles sur les accidents de vaccination.

I. La vaccination dans le droit de la responsabilité civile : fait générateur

L’un des principes du droit privé, adoptés par le Code civil japonais depuis la modernisation du Japon, est le principe de la responsabilité délictuelle pour faute [3] énoncé par l’article 709 [4]. Cet article est une clause générale [5], comme l’article 1240 du Code civil français N° Lexbase : L0950KZ9, et porte sur les sources de dommage très diverses : querelles, diffamations, atteintes à l’intimité, nuisances et aussi accident médical [6], etc. [7] Selon la doctrine traditionnelle, la notion de négligence (ou faute non-intentionnelle) renvoie à l’idée d’un comportement sans égard pour la ou les conséquence(s) que l’on a pu prévoir, par suite d’inattention. Le système du droit de la responsabilité classique serait basé sur la possibilité d’éviter des accidents avec suffisamment d’attention. L’acte qui peut causer des dommages prévisibles peut et doit être évité.

Mais cette manière d’envisager le droit de la responsabilité civile a complètement changé avec le progrès scientifique. L’acceptation de la vaccination exige que l’on modifie l’interprétation d’une partie des conditions de la responsabilité civile. Les individus ne peuvent pas se passer d’une technique scientifique utile, mais qui comporte un risque imparable. Personne ne prévoit concrètement de « tirer au sort pour l’enfer »[8], en mettant ses espoirs dans la vaccination. En l’absence d’interdiction a priori d’utiliser une chose comme un vaccin, l’on est forcé de reconsidérer le système de la responsabilité, eu égard à l’efficacité des choses qui peuvent malgré tout se révéler potentiellement dangereuses. C’est la raison pour laquelle il faut en tenir compte dans l’appréciation de la faute civile. La doctrine y ajoute, pour déterminer la portée des obligations du médecin, la considération d’un élément : l’efficacité (ou la valeur) [9] du traitement médical en cas de vaccination [10]. Elle ne déduit pas directement l’obligation ou la faute d’un médecin de l’existence d’un accident prévisible [11].

La considération de l’efficacité, c’est-à-dire du rapport bénéfices/risques dans la faute suscite toujours des difficultés. Paradoxalement, plus le vaccin montre une efficacité pour une majorité des personnes, moins cela présente un avantage pour les rares personnes-victimes qui ont malheureusement subi un effet secondaire.

Il en va de même pour la responsabilité des fabricants dans la loi spéciale de la responsabilité fondée sur le défaut des produits (responsabilité sans faute) [12]. Face à l’aléa incontrôlable, l’appréciation du défaut se fait au regard des caractéristiques du vaccin : une chose utile et irremplaçable dont le risque ne peut pas être complètement éliminé. Là encore, il n’est pas possible d’en déduire directement que l’existence d’un effet secondaire potentiel constitue forcément un défaut du vaccin, surtout si les fabricants informent suffisamment sur le risque probable dans la notice accompagnant le produit. Certes, s’agissant de la charge de preuve, cette loi est favorable aux victimes, par comparaison avec la responsabilité pour faute, les victimes n’ayant pas la nécessité de prouver la prévisibilité du dommage. Néanmoins, l’on peut penser que les éléments nécessaires ne sont pas différents pour l’appréciation de l’efficacité qui déterminent l’appréciation du défaut [13]. À moins que le défaut inconnu soit connu à l’avenir, il reste toujours difficile pour les victimes de le prouver. D’ailleurs, le fabricant doit suivre des procédures préalables strictes pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché [14]. Si un défaut avait pu être trouvé, ces produits n’auraient été ni vendus ni utilisés !

Malgré cela, les ouvrages juridiques mentionnent des décisions où les victimes de vaccinations ont obtenu des réparations sur le fondement de la responsabilité. Pourquoi et comment ?

II. Faute médicale et lien de causalité dans la jurisprudence sur la responsabilité civile

A. Jurisprudence traditionnelle en matière médicale

Vers 1950, un professeur parisien de droit civil a tenté de réaliser des recherches sur le droit civil japonais. Il n’a pu satisfaire sa curiosité, car à ce moment-là, la jurisprudence japonaise était quasi-inexistante [15]. Cependant, les décisions n’ont fait qu’augmenter depuis. Il en est ainsi notamment pour la responsabilité médicale [16].

Dans un premier temps, la jurisprudence a retenu une obligation stricte du médecin, sans aller jusqu’à consacrer une « obligation de résultat » au sens du droit français. Cette solution est applicable non seulement à la vaccination, mais aussi à d’autres actes médicaux. Selon un arrêt célèbre et régulièrement cité [17], il convient d’imposer au professionnel de santé l’obligation de prendre les meilleures précautions [18] pour prévoir le risque, en fonction de la nature des pratiques médicales.

Quant à la causalité, un autre arrêt [19] a jugé qu’il est nécessaire de prouver l’existence du lien de la causalité non pas d’une manière scientifique, mais de nature à démontrer une probabilité élevée permettant d’affirmer le lien entre un certain fait et un certain résultat, sans qu’il y ait de doute pour un citoyen raisonnable.

Ces arrêts constituent à présent la base des décisions rendues en matière d’accident médical, y compris de vaccination. En l’absence de régime de responsabilité sans faute dans ce domaine, le principe de la responsabilité pour faute y domine toujours [20].

B. En cas d’accident de vaccination

1) Lien de causalité

Durant les années 1960-70, les accidents résultant d’une vaccination obligatoire et recommandée [21] sont devenus un vrai problème social en raison d’une augmentation du nombre de victimes. Auparavant, la cause des accidents n’était pas du tout connue. Les victimes, plus précisément les parents des victimes directes, qui n’avaient pas renoncé à l’invoquer, ont commencé à intenter des procès en responsabilité. Les conditions de la faute et de la causalité étaient évidemment l’objet du débat devant le juge, les contentieux ayant débuté avant l’adoption de la loi de 1994 sur la responsabilité des défauts du produit [22]. D’abord quant au lien de causalité entre la vaccination et l’effet secondaire, les tribunaux et les cours ont respecté la jurisprudence citée ci-dessus et rappelée par un médecin qui l’avait mise en avant comme témoin dans un procès. À quelques nuances près, les juges considéraient que l’on pouvait affirmer l’existence du lien de causalité quand les trois conditions suivantes sont remplies : la proximité dans le temps et l’espace entre la vaccination et les symptômes des victimes ; l’explication raisonnable au point de vue médical et l’absence d’autres causes [23].

Le problème est ici de savoir si l’on peut établir la probabilité élevée du lien causal, qui est demandée par la jurisprudence. À supposer que les conditions de preuve soient moins strictes, l’on ne peut pas exclure la possibilité que de « fausses victimes » puissent obtenir une indemnisation. Du moins, certains médecins se sont prononcés dans ce sens. À l’inverse, le fait d’exiger des conditions plus strictes imposerait aux « vraies victimes » de rapporter une preuve impossible. D’ailleurs, le mécanisme physiologique des effets indésirables chez ces victimes n’est pas encore totalement élucidé [24]. Il n’est pas déraisonnable de prendre en compte cette particularité [25].

2.) Faute médicale

En ce qui concerne la faute, plusieurs décisions ont retenu la faute simple des médecins [26] : par exemple, un manquement à l’obligation de ne pas insérer une quantité d’injection plus que nécessaire, celle de ne pas donner la seconde dose sans respecter un certain laps de temps après la première dose [27] etc. La question principale, au Japon, réside cependant dans l’obligation pour le médecin d’interroger le patient afin d’obtenir concrètement les informations sur l’état de santé de celui-ci [28].

En 1976, la Cour suprême s’est prononcée une première fois sur un accident de vaccination (influenza[29]. Comme indiqué ci-dessus, il pèse toujours sur le médecin une obligation stricte de prendre les moyens adéquats envers ses patients. En l’espèce, il s’agissait de l’obligation d’interroger le patient [30] au moment de la consultation médicale pour connaître les contre-indications à la vaccination. Selon cet arrêt, si le médecin ne procède pas à un entretien adéquat et administre donc par erreur la vaccination sans connaître la contre-indication de la ou des personne(s), en raison d’une consultation insuffisante, la faute du médecin est présumée [31]. Dès lors, il incombe au défendeur de prouver le contraire, par exemple, l’imprévisibilité des effets secondaires, leur probabilité extrêmement faible ou la pertinence de la vaccination compte tenu d’une comparaison entre sa nécessité concrète et le risque. Il est compréhensible que la Cour suprême a eu l’intention de renverser la charge de la preuve pour des raisons d’équité [32]. En effet, la preuve de l’imprévisibilité ou de l’appréciation de la pertinence au moyen d’une mise en balance nécessité/risque [33] incombe au défendeur. Sur la base de cette jurisprudence [34], un autre jugement a constaté la faute civile du médecin dans le cas de vaccination privé [35]. Dans certaines décisions postérieures, le lien de causalité entre la faute (la cause de la vaccination) et l’effet secondaire est également présumé [36]. Un autre arrêt de la Haute juridiction a aussi été rendu en faveur des victimes [37].

3) D’autres voies que la responsabilité civile

Depuis 1980, les victimes peuvent recevoir une indemnisation par un fonds spécifique dans le cas où leur dommage résulte d’une vaccination « privée » [38]. En revanche, l’indemnisation des victimes de dommages lié à une vaccination « non privée » a été beaucoup plus discutée. Au milieu des années 1970, sous la pression de la société civile, une loi sur l’indemnisation par l’État pour la vaccination non-privée est entrée en vigueur (loi de 1976) [39]. Malgré une rédaction imprécise [40], les victimes obtiennent plus facilement une indemnisation en vertu de cette loi. Elles ne doivent plus prouver ni faute ni défaut du vaccin, mais seulement le lien entre la vaccination et le dommage. Cependant, un comité spécial d’examen créé par cette loi apprécie cette condition pour déterminer si le demandeur est en droit de réclamer des prestations du ministère de la Santé et du Travail. C’est donc ce comité qui va l’apprécier en se conformant à l’impératif de rapidité. Dans le cas où la demande d’indemnisation est rejetée et que la victime intente une action en réparation, les juges peuvent constater aussi l’existence du lien de causalité, compte tenu de l’esprit de cette loi qui a pour but de donner aux victimes une indemnisation rapide [41]. Comme cela a été dit, un système d’indemnisation spécifique existe pour les dommages résultant d’une vaccination « privée », ce qui facilite encore davantage la prise en charge des victimes.

Toutefois, l’indemnisation prévue par la loi n’est pas considérée comme suffisante en raison de son plafonnement. Pour cette raison, une partie des victimes n’a pas renoncé à intenter le procès. En plus d’invoquer une faute du médecin, les victimes ont choisi la voie directe de la responsabilité administrative [42] pour obtenir une réparation intégrale (sauf dans le cas d’une vaccination « privée »), ce qui dépasse les limites de cette étude. Les cours d’appel [43] ont affirmé la responsabilité du ministère de la Santé au motif qu’aucun système n’avait été mis en place pour identifier des patients présentant des contre-indications. Ces arrêts ont reproché au ministère la stratégie vaccinale alors destinée faire avancer la promotion de vaccination. En suivant le plan d’action sur la vaccination de masse, un médecin pouvait vacciner jusqu’à 100 personnes en une heure, soit seulement 36 secondes par personne. Les juges ont considéré qu’il s’agissait là d’une faute de service, car le système était incompatible avec l’identification des contre-indications [44].

La jurisprudence japonaise affirme que le médecin est tenu d’une obligation stricte. Pour indemniser plus facilement les victimes de dommages vaccinaux, elle reconnaît depuis longtemps la possibilité d’agir sur le fondement d’un manquement à l’obligation d’interroger le patient. Pour les accidents de la vaccination contre la Covid-19, la loi de 1976 a été rendue applicable par une loi de décembre 2020.

L’inexécution de l’obligation d’interrogation est sans doute accessoire dans le cas du vaccin contre la Covid-19, parce que même si la situation s’est améliorée s’agissant de l’entretien préalable, il reste encore le risque inconnu au niveau scientifique. En ce sens, une faute médicale n’est donc pas la panacée pour les victimes. Malgré cela, les juristes japonais continuent à accorder de l’importance à la consultation médicale lors de la vaccination. Dès lors que le risque du vaccin ne peut être exclu, il convient d'en tenir écartées les personnes disposant de contre-indications, afin de ne pas « tirer au sort pour l’enfer ». Pour cela, il nous faut faire tous les efforts [45] pour la vie humaine. Sinon, le droit de la responsabilité civile ne serait pas opérationnel en présence d’un contentieux de vaccination.


[1] Je tiens à remercier les responsables, messieurs les professeurs O. Gout, J. Knetsch et T. Nakahara, pour l’invitation à contribuer à ce séminaire. Par ailleurs, je souhaiterais exprimer tous mes remerciements pour leurs bons conseils à Mme G. Wester ainsi qu’à M. Ph. Lavocat.

[2] V. K. Uga, « Analyse sur le droit de la responsabilité de l’État » (en japonais), Yuhikaku 1988, p. 354 et p. 397-398, qui traite des relations entre la responsabilité des fabricants et celle de l’État en droit américain.

[3] V. M. et L. Mazeaud, « Notions fondamentales de la responsabilité civile en droit français et en droit japonais », in Mélanges Sugiyama, Association japonaise des juristes de langue française et maison franco-japonaise, 1940, p. 205 ; T. Kawashima, « La nécessité de la faute dans la responsabilité civile en droit japonais », in Les problèmes fondamentaux de la responsabilité civile en droit japonais, Rapports japonais présentes au Congrès International du Canada, Association japonaise des juristes de langue française, 1940, p. 50 et s. ; M. Ishimoto, « L’influence du Code civil français sur le droit civil japonais », RIDC 1954, p. 744 et s, surtout p. 750 et s. ; Y. Noda, Introduction au droit japonais, Dalloz, 1966, p. 217 ; T. Awaji et T. Nomura, « La responsabilité civile en droit japonais », in Études de droit japonais, v. 2, Société de législation comparée, 1999, p. 187 et s. ; S. Koyanagi, « Les droits subjectifs et la responsabilité civile en droit japonais : Histoire du droit de la responsabilité », in dir. D. Mazeaud, M. Mekki, N. Kanayama et K. Yoshida, Les notions fondamentales de droit civil : regards croisés franco-japonais, LGDJ, 2014, p. 183 ; T. Nakahara, « La responsabilité », in Droit du Japon, Association Henri Capitant, 2016, p. 79 et s. En plus sur la notion de préjudice, v. « Le préjudice : entre tradition et modernité », Journées franco-japonaise, Association Henri Capitant, IRDA et ARIDA, Bruylant/LB2V, 2015. Quant à l’idée proche de la « perte d’une chance » en droit japonais de la responsabilité médicale, v. I. Osawa, « La responsabilité civile médicale au Japon », Journal de Droit de la Santé et de l’Assurance Maladie, 2019, n° 23, p. 61-62.

[4] Selon l’article 709 du Code civil japonais, « quiconque a, volontairement ou par négligence, porté atteinte au droit ou à l’intérêt protégé juridiquement d’autrui est tenu de réparer le préjudice qui en résulte ».

[5] S. Koyanagi, op. cit., p. 183 ; encore T. Awaji, « Les japonais et le droit », RIDC 1976, p. 238-239.

[6] I. Osawa, op. cit., p. 54 et s.

[7] Sur la loi spéciale, par exemple T. Nomura, « Le droit japonais de la responsabilité des dommages nucléaires et son évolution après l’accident de Fukushima », Revue juridique de l’environnement 2014, p. 629 et s. ; T. Otsuka, « Les répercussions sur l’homme : l’accident de Fukushima », Revue juridique de l’environnement 2015, p. 242 et s.

[8] Cette expression se trouve dans les articles et les livres sur les accidents de vaccination. Il me semble que cela ait son origine dans le cri des victimes de ces accidents ou de leurs avocats.

[9] Dans la théorie générale sur la notion faute, cet élément s’appelle le prix à payer pour éviter le résultat, autrement dit la valeur des intérêts à sacrifier. Sur cette formule célèbre, Y. Hirai, Théorie du droit de la responsabilité civile (en japonais), Tokyodaigaku-syuppankai, 1970.

[10] A. Morishima, Cours du droit de la responsabilité délictuelle (en japonais), YUHIKAKU, 1987, p. 197 et s. ; sur l’état actuel de la jurisprudence, v. N. Segawa, « L’article 709 » (en japonais), in dir. T. Hironaka et E. Hoshino, 100 ans du Code civil, vol. 2, Yuhikaku, 1998, p. 578-579 ; Pour passer au travers un mur entre le civil et le commercial (en japonais), Shinsedaihouseisakugaku-kenkyu, n° 7, 2010, p. 237, note 57. Quand il y a du profit pour les victimes, cette considération n’est plus convenable. Sinon, elle ne serait pas du tout appropriée.

[11] La doctrine a  tendance à s’opposer fortement à de pareilles considérations, surtout en cas des nuisances industrielles. V. T. Awaji, Théorie de la réparation des nuisances industrielles, version augmentée (en japonais), Yuhikaku, 1978, p. 99 ; Y. Sawai, Gestion d’affaires, enrichissement injustifié et responsabilité délictuelle (en japonais), 3e éd., Yuhikaku, 2001, p. 179.

[12] L’article 3 de la loi sur la responsabilité du fait des produits prévoit que le fabricant indiqué à l’article 2 « sera responsable des préjudices résultant de l’atteinte à la vie, au corps ou à la propriété d’autrui causée par le défaut du produit livré », sauf le cas où les dommages se produisent uniquement à l’égard de ce produit. Selon l’article 2 alinéa 2, la condition du défaut signifie « un manque de sécurité que le produit devrait normalement fournir ». Pour apprécier le défaut, est tenu compte de « la nature du produit, de la manière ordinairement prévisible d’utilisation du produit, du moment où le fabricant a livré le produit, et d’autres circonstances du produit ». Enfin, l’article 4 consacre l’exonération pour risque de développement. Ces règles sont applicables au vaccin. En plus, pour assurer la fourniture de vaccins contre la Covid-19, le Gouvernement peut conclure un contrat de fourniture avec les fabricants, le cas échéant avec une clause selon laquelle le Gouvernement les garantit contre l’engagement de leur responsabilité du fait de ces produits (annexe à l’article 6 de la loi sur la vaccination). La discussion ne s’engage pas non plus au Japon, cependant on peut trouver déjà l’analyse française sur l’opportunité de la clause, v. J.-S. Borghetti, « La clause d’indemnisation contenue dans le contrat conclu entre la Commission européenne et AstraZeneca », D. 2021, p. 972.

[13] A. Morishima, La notion du défaut dans responsabilité des fabricants (en japonais), Nagoyahouseironsyuu, n° 192, 1992, p. 210. Un jugement avant la loi sur la responsabilité des fabricants a indiqué les éléments suivants pour décider de l’efficacité d’un médicament et, partant, pour apprécier la faute du fabricant de médicalement) : 1° ampleurs des effets du médicament ; 2° l’existence d’un médicament de remplacement ; 3° la gravité des effets secondaires ; 4° les maladies auxquelles le médicament est applicable ; 5° la réversibilité du effet secondaire ; 6° la fréquence des effets secondaires ; 7° les particularités du patient. V. TGI de Fukuoka, 14 novembre 1978, Hanrei-jihou, n° 910, p. 93.

[14] K. Nishino, « Accident de vaccination » (en japonais), in Droit de procédure sur la responsabilité de l’État, Seirinsyoin, 1987, p. 484 ; S. Yonemura, « Accident sur les produits » (en japonais), in Nouveau commentaire du Droit civil, vol. 15, Yuhikaku, 2017, p. 345.

[15] M. de la Morandière, « Les travaux de la Semaine internationale de droit de Paris », 1950, p. 894, cité par Y. Noda, Introduction au droit japonais, Dalloz, 1966, p. 198.

[16] I. Kato, Recherches sur le droit de la responsabilité délictuelle (en japonais), Yuhikaku, 1961, p. 3.

[17] Cour suprême, 16 février 1961, Minsyu, vol. 15-2, p. 244. Il s’agissait d’un dommage corporel lié à une transfusion sanguine réalisée avant la mise en place du système actuel de don du sang. Un médecin avait procédé à une prise du sang auprès d’un donneur habituel (qui s’est révélé syphilitique) avant de réaliser, sur place, la transfusion au demandeur. Le donneur avait présenté un certificat médical de test négatif, mais il a eu une relation sexuelle avec une personne atteinte de syphilis deux jours avant le prélèvement sanguin. La Cour suprême a considéré que le médecin était fautif, car il aurait pu prévoir la survenance du dommage, s’il avait posé au donneur les questions adéquates.

[18] Ce qui est apprécié d’après le niveau d’exigence médicale clinique au moment du traitement (Cour suprême, 30 mars 1982, Hanrei-times, n° 468, p. 76). Le niveau est déterminé en prenant en considération les caractéristiques des établissements médicaux ainsi que l’environnement médical (Cour suprême, 9 juin 1995, Minsyu, vol. 49-6, p. 1499).

[19] Cour suprême, 24 octobre 1976, Minsyu, vol. 29-9, p. 417 (à propos d’une victime qui a conservé des séquelles à la suite d’une ponction lombaire).

[20] En cas d’infection nosocomiale, les décisions (dont beaucoup traitent du SARM) ont tendance à envisager la faute médicale sur le retard des soins après la découverte des maladies infectieuses après la contamination, parce que les hôpitaux et les médecins ont souvent pris des mesures préventives strictes et l’on peut difficilement y trouver une faute. V. T. Kuroyanagi, « Jurisprudence sur les infections nosocomiales » (en japonais), Hanrei-times, 2002, n° 1098, p. 46 ; K. Tanaka, « Obligation de soins de l’hôpital ou du médecin dans les infections nosocomiales » (en japonais), Shikokuishi, 60-5/6, 2004, p. 148 ; J. Fujita et al., « Analyse de la jurisprudence sur l’infection nosocomiale SARM » (en japonais), Kankyokansenshi, 23-5, 2008, p. 319. V. encore TGI de Yokohama, 24 mai 2012, LEX/DB 25481424.

[21] Il y a trois sortes de vaccinations en fonction du degré d’implication de l’État : obligatoires, recommandées et purement privées. Même en cas de vaccination recommandée par l’État, le caractère du pouvoir public est affirmatif.

[22] Toutefois les demandeurs ont invoqué la responsabilité fondée sur le défaut du produit pour pouvoir se prévaloir de la présomption de l’imputabilité. Le tribunal n’a pas accepté cette argumentation, puisque la loi spéciale sur les produits défectueux n’était alors pas encore adoptée. V. TGI Sapporo, 26 octobre 1982, Hanrei-times, n° 484, p. 180 (il s’agit du jugement de première instance dans l’affaire tranchée par la Cour suprême en 1991 ; v. infra note 37). Le tribunal a fait remarquer l’inexistence du défaut en indiquant l’absence d’autres victimes au même centre, l’état de santé de la victime, la nécessite de ce vaccin pour la prévention sociale etc. Il en va ainsi pour plupart d’autres décisions. V. par exemple TGI Osaka, 13 mars 2003, Hanrei-times, n° 11152, p. 164. À notre connaissance, il n’y a pas encore de décisions dans lesquelles cette loi spéciale a été appliquée à un accident de vaccination.

[23] A. Nishino, Droit et vaccination (en japonais), Ichiryusya, 1995, p. 87-88. Plus précisément, certains jugements ont exigé explicitement un 4e élément : l’effet secondaire doit être plus fort qu’en présence d’autre causes.

[24] Un jugement a retenu que si ces conditions étaient remplies, « la probabilité était raisonnablement élevée » (Cour d’appel de Tokyo, 18 décembre 1992, Hanrei-jihou, n° 1445, p. 3).

[25] A. Nishino, op. cit., p. 87.

[26] TGI Tokyo, 31 janvier 1977, Hanrei-times, n° 345, p. 139 ; TGI Tokyo, 18 mai 1984, Hanrei-jihou, n° 1118, p. 28 ; TGI Nagoya, 31 octobre 1985, Hanrei-jihou, n° 1175, p. 3 ; TGI Fukuoka, 18 avril 1989, Hanrei-jihou, n° 1313, p. 17. Dans ces affaires, la faute n’avait pas nécessairement causé les effets secondaires, alors même que la violation d’une réglementation administrative sur la vaccination, qualifiée de fautive, a été à l’origine de l’action. C’est une question du fait.

[27] Ces fautes, commises sur le lieu de vaccination, sont rapportées régulièrement dans les journaux, alors que les personnes vaccinées ne subissent heureusement aucun effet indésirable.

[28] TGI Sapporo, 26 octobre 1982, Hanrei-times, n° 1060, p. 22 ; TGI Naogoya, 31 octobre 1985, Hanrei-jihou, n° 1175, p. 3 ; TGI Fukuoka, 18 avril 1989, Hanrei-jihou, n° 1313, p. 17.

[29] La spécificité de ce cas était liée au fait que, sous la pression d’un mouvement social, le Gouvernement avait décidé en 1970, avant l’adoption de la loi d’indemnisation, d’aider les victimes en leur accordant une prestation pécuniaire. Dans l’affaire, le demandeur avait déjà reçu cette prestation, ce qui revenait pour le gouvernent à admettre la causalité entre la vaccination et l’effet indésirable.

[30] Les méthodes énumérées dans le règlement administratif pour connaître la contre-indication de la vaccination étaient « l’interrogation, l’inspection, l’auscultation, la percussion etc. » (l’ancien article 4 du règlement). Selon cette jurisprudence, ce règlement a pour but de protéger la sécurité de la vie ou du corps des candidats à la vaccination.

C’est l’entretien avec le patient qui est indispensable pour trouver les informations sur la contre-indication. V. N. Onodera, « Vaccination, Collection de pratique juridictionnelle », in dir. H. Nemoto , Droit de procédure sur l’accident médical, vol. 17, Seirinsyoin, 1990, p. 654 et 658.

[31] Selon la formule de cet arrêt, le médecin est présumé ne pas avoir anticipé l’effet indésirable, alors qu’il aurait pu le prévoir, dans le cas où il a, par erreur, administré le vaccin à une personne sur la base de la consultation insuffisante.

[32] En général, la présomption suppose la prise en compte de données empiriques. Or, ici la présomption ne peut pas être fondée sur de telles données : l’effet secondaire est une conséquence inévitable de la vaccination, même si le taux de mortalité ou d’effets graves est très bas. Par conséquent, certains auteurs interprètent cet arrêt comme affirmant un renversement de la charge de preuve.

[33] Autrement dit, l’inexistence d’une obligation d’éviter l’effet dommageable. V. Y. Maeda, Droit de la responsabilité délictuelle (en japonais), Yuhikaku, 3e éd., 2017, p. 24-25.

[34] Ici, la distinction entre le lien de causalité et la faute n’est pas claire, alors que sont distingués le lien de causalité et celui entre la vaccination et le dommage (v. supra sous II.A.). Un praticien déduit même de cette distinction une présomption de causalité (v. dir. M. Akiyama et al., D’aide aux victimes de la vaccination, p. 58). Mais un autre auteur propose plutôt de substituer à l’analyse de la causalité entre la faute et le dommage, celle du but de la règle de droit (ce qui serait l’idée de la « relativité aquilienne » en droit français). V. T. Maeda, Droit de la responsabilité délictuelle (en japonais), Seirinsyoin, 1980, p. 120 et s.

[35] TGI Tokyo, 21 décembre 1988, Hanreijihou, n° 1309, p. 95.

[36] K. Nishino, op. cit., p. 483.

[37] En 1991, la Cour suprême est allée plus loin (19 avril 1991, Minsyu, vol. 45-4, p. 367). D’après cet arrêt, si des effets indésirables sont apparus après la vaccination, l’on doit également présumer une contre-indication pour la personne vaccinée, dans le cas où il y a un lien de causalité entre vaccination et dommage. La Cour a estimé que deux éléments du côté des victimes sont la cause principale des séquelles graves résultant d’une vaccination : la contre-indication (A) ou un facteur prédisposant (B). Or, la possibilité de (A) a l’avantage sur celle de (B). Ainsi elle a retenu une présomption, à condition qu’il n’y ait pas de circonstances exceptionnelles : « le médecin n’a pas pu trouver de fait correspondant à une contre-indication, alors qu’il avait bien procédé à la consultation préliminaire nécessaire pour identifier les personnes dont l’état de santé constitue une contre-indication, ou celles qui ont un facteur prédisposant etc. ». Si l’on administre le vaccin aux personnes qui présentent une contre-indication, des effets secondaires n’apparaissent pas nécessairement, mais la jurisprudence a admis dans ce cas-là une présomption en faveur de la victime. Cet argument n’était pas non plus incontestable, mais les victimes ont bénéficié d’un traitement plus avantageux grâce à cette solution. Elles n’ont plus besoin de prouver les éléments constitutifs à la faute médicale, elles doivent seulement rapporter la preuve de la causalité. La cour de renvoi (Cour d’appel de Sapporo, 6 décembre 1994, Hanreijihou, n° 1526, p. 61), après la cassation de 1991, a été sollicitée par la victime aux fins de confirmer cette solution. En l’espèce, il s’agissait d’une vaccination obligatoire (un enfant de 6 mois avait été vacciné contre la variole avant l’apparition de séquelles). Il ne s’agissait pas à proprement parler d’un cas de responsabilité civile, mais la doctrine dominante estime que cette solution est aussi applicable à la responsabilité civile.

[38] N. Yamaguchi, « Système de l’aide aux victimes d’effet secondaire de médicaments » (en japonais), in dir. F. Ito , Théorie et pratique du droit du dommage corporel, Hokenmainichi-shinbunsya, 2018, p. 462 et s. V. I. Osawa, op. cit., p. 55, n° 7.

[39] I. Osawa, op. cit., p. 55, n° 6.

[40] Y. Narita, « Sur le caractère juridique de système de l’indemnisation du dommage imputable à l’accident de vaccination » (en japonais), in dir. S. Ichihara et Y. Sugihara, Problèmes fondamentaux du droit publique, Yuhikaku, 1984, p. 449. La question de savoir s’il s’agit là d’une question de responsabilité (pour ou sans faute) ou d’indemnisation sans responsabilité n’est pas tranchée. Le débat est similaire à celui qui s’est tenu en France à propos de la loi relative à l’indemnisation des victimes contaminés au VIH. V. J.-M. Pontier, « L’indemnisation des victimes contaminés par le virus du SIDA (loi n° 91-1406 du 31 décembre 1991) », ALD 1992, p. 36-37. De toute façon, ce sont l’État et les collectivités locales qui se chargent des dépenses.

[41] Les critères d’évaluation sont les suivants : explication médicale de l’apparition des symptômes, rationalité du moment après la vaccination, considération d’autres possibilités. V. A. Nishino, op. cit., p. 70 et s.

[42] V. M. Kobayakawa, « La responsabilité administrative en droit japonais », in Études de droit japonais, v. 2, Société de législation comparée, 1999, p. 224 ; I. Osawa, op. cit., p. 55, n° 10. Depuis 1947, il existe une loi spéciale sur la responsabilité administrative. Selon l’article 1er, lorsqu’un fonctionnaire qui exerce le pouvoir public a causé un préjudice à autrui, par intention ou négligence et illégalement, dans l’exercice de ses fonctions, l’État ou la collectivité locale doit le réparer. À la différence de l’article 709 du Code civil, la condition « illégalement » (illicéité) est ajoutée. Toutefois la doctrine traditionnelle a proposé de remplacer l’illicéité par « l’atteinte au droit ou… » du Code civil (v. T. Nakahara, « Le préjudice économique pur, Rapport japonais », in Le préjudice : entre tradition et modernité [supra note 2], p. 57 ; S. Koyanagi, op. cit., p. 192). Dans la pratique, il n’y a pas de différence substantielle entre les deux lois pour caractériser un accident médical (atteinte à la vie ou au corps). V. K. Kunii, « L’article 1er de la loi sur la réparation de l’État : illicéité et négligence » (en japonais), in dir. H. Nishira, T. Ikuyo, et I. Sonobe, Collection du droit sur l’indemnisation par l’État, vol. 3, Jurisprudence sur la loi de la responsabilité administrative, Nihon­hyouronsya, 1988, p. 14-15. Dans le cadre de la loi japonaise relative à la responsabilité administrative, l’État ou la collectivité locale ne dispose d’un droit de recours contre le fonctionnaire à l’origine du dommage (y compris le médecin en cas de vaccination « non privée ») qu’en cas de faute intentionnelle ou grave de la part de ce dernier (art. 1er, al. 2). En ce qui concerne l’unification de procès, v. I. Osawa, op. cit., p. 57.

[43] Cour d’appel de Tokyo, 18 décembre 1992, Hanrei-jihou, n° 1445, p. 3 ; Cour d’appel de Fukuoka, 10 août 1993, Hanrei-jihou, n° 1471, p. 31 ; Cour d’appel d’Osaka, 16 mars 1994, Hanrei-jihou, n° 1500, p. 15. La doctrine japonaise interprète ces décisions comme reconnaissant une faute d’organisation du ministre de la Santé.

[44] La doctrine et une partie des tribunaux (TGI Tokyo, 18 mai 1984, Hanrei-jihou, n° 1118, p. 28) sont favorables à l’idée de consacrer un droit à indemnisation fondé sur la théorie de la Aufopferungshaftung du droit allemand. Il s’agit là d’une application au cas du dommage corporel de la même idée que celle qui sous-tend le droit à une indemnité juste et préalable en cas de privation de la propriété pour nécessité publique au sens de l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Au Japon, le problème est que la victime ne reçoit aucune indemnité en raison d’un acte légal de puissance publique, ce qui est désigné par l’expression de la « vallée » entre la responsabilité et l’indemnité de l’article 29, al. 3 de la Constitution japonaise. Or, il est possible de procéder à un « comblement de cette vallée » par la création d’une nouvelle norme. V. 3es Journées juridiques franco-japonaises (Paris-Lyon, 19 septembre – 3 octobre 1992 [compte-rendu], RIDC 1993, p. 240-241).

[45] Il faudrait élaborer un système plus sûr avec la collaboration et la juste répartition des missions entre les médecins et aussi le concours de l’État, ce qui du reste mettrait en relief les deux types de responsabilité : civile et administrative.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité des médecins appliquée au traitement des malades de la Covid-19 – regards de droit anglais

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N2378BZ4

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par Emmanuelle Lemaire - Lecturer in Law à l’Université d’Essex (Royaume-Uni)

Le 28 Juillet 2022

D’après les dernières données disponibles sur le site de l’OMS, le Royaume-Uni serait le septième pays comptant le plus grand nombre de décès liés à la Covid-19, derrière les États-Unis, le Brésil, l’Inde, le Mexique, le Pérou et la Russie [1]. Selon le Gouvernement britannique, plus d’un demi-million de personnes atteintes de Covid-19 ont été admises à l’hôpital depuis le début de l’épidémie [2] ; en particulier, durant les deux principaux pics de l’épidémie, soit en mars 2020 et en janvier 2021, l’on a pu recenser, en moyenne, entre 3000 et 4000 admissions hospitalières quotidiennes liées à la Covid-19. [3] C’est donc peu que de dire que le système de santé britannique a été contraint d’opérer « sous-tension », avec un mot d’ordre : adaptation. [4]

Adaptation sur le plan technique, d’abord. On citera, par exemple, la construction d’hôpitaux de fortune en prévision du dépassement de la capacité d’accueil des malades de la Covid-19 [5], l’annulation d’opérations non urgentes pour libérer des lits ou encore la mise en place de consultations à distance par les cabinets de médecins généralistes.

Adaptation sur le plan humain, ensuite. Les professionnels de santé retraités et les étudiants en dernière année de médecine, notamment, ont répondu à l’appel du Gouvernement pour venir rejoindre les rangs du système national de santé (ou NHS) ; les professionnels de santé encore en service ont parfois été amenés à exercer en dehors de leur champ de spécialité pour prêter main-forte aux unités de soin intensif.

Adaptation face à l’évolution des connaissances scientifiques, enfin : mise à jour constante des protocoles, recommandations, conseils et guides de bonnes pratiques à destination des professionnels de santé ; nécessité d’une prise de décision des médecins quant à l’utilisation de certains produits contestés, comme la chloroquine ou l’hydroxychloroquine par exemple, pour traiter les malades de la Covid-19. 

Dans ce contexte incertain et inédit, on ne saurait s’étonner de l’inquiétude grandissante des professionnels de santé quant à l’engagement de leur éventuelle responsabilité médicale. Dès avril 2020, cette inquiétude a conduit certaines organisations professionnelles chargées de défendre les intérêts des professionnels de santé (comme le Medical Defence Union [6]) à appeler le Gouvernement britannique à suivre l’exemple de certains États américains, en introduisant une immunité de responsabilité civile pour le NHS et les professionnels de santé travaillant au sein, ou en partenariat avec le NHS, pour tout dommage ou décès prétendument subi à raison d’actes ou d’omissions accomplis de bonne foi durant la crise de la Covid-19 [7].

Cet appel à l’immunité civile, relayé par certains médias anglais [8], a tout de même de quoi surprendre : le risque de responsabilité médicale encouru par le NHS (et ses employés) serait-il donc si grand qu’il justifierait l’introduction d’une immunité de responsabilité civile ? Autrement dit, est-il vraiment nécessaire d’introduire une immunité de responsabilité civile pour protéger les professionnels de santé [9] du risque de responsabilité médicale dans le contexte de la Covid-19 ?

Deux éléments permettent, selon nous, d’en douter. D’une part, les obstacles à surmonter pour parvenir à faire reconnaître la responsabilité des professionnels de santé dans le contexte de la Covid-19 sont importants. Dès lors, la crainte d’une augmentation de la reconnaissance de responsabilité médicale dans ce contexte n’est pas, selon nous, justifiée (I). D’autre part, quand bien même l’on observerait une augmentation de la reconnaissance de responsabilité médicale, ce ne sont pas, de toute façon, les professionnels de santé eux-mêmes qui en supporteraient le poids financier (II).

I. La crainte injustifiée d’une explosion de la reconnaissance de responsabilité médicale dans le contexte de la Covid-19

Il est utile de commencer par présenter brièvement les règles de responsabilité médicale, telles qu’elles s’appliquent en temps « normal » (A). En effet, comme le relevait le National Audit Office dans son rapport publié le 3 mai 2001, l’indemnisation des victimes est généralement assez difficile dans le contexte médical, en raison notamment de la preuve des conditions de responsabilité que ces victimes doivent apporter [10]. Ces difficultés traditionnelles, loin de disparaître, risquent d’être au contraire exacerbées dans le contexte de la Covid-19 (B).

A. La difficile reconnaissance de responsabilité médicale en temps « normal »

De manière générale, les patients traités par le National Health Service (NHS) ne sont pas contractuellement liés au médecin qui les traite ou à l’hôpital dans lequel ils reçoivent des soins [11] ; par conséquent, la principale source de responsabilité médicale est, en droit anglais, extracontractuelle et fondée sur le délit civil de négligence (tort of negligence).

L’action en négligence implique traditionnellement que la victime démontre, premièrement, qu’un devoir de diligence (duty of care) lui est dû par le défendeur ; deuxièmement, que ce devoir de diligence a été violé par le défendeur (breach of duty of care) ; troisièmement, que la violation du devoir de diligence lui a causé un dommage (causation) ; et enfin, naturellement que le dommage soit lui-même réparable (actionable damage). Ce sont là les quatre conditions classiques de responsabilité médicale.

Les première et quatrième conditions ne posent généralement aucun problème.

La première condition pose assez peu de difficultés [12], car la jurisprudence reconnaît en effet de longue date que les médecins et le NHS sont tenus d’un devoir de diligence envers leurs patients [13]. Parfois même, le médecin peut, dans certaines circonstances, être tenu d’un devoir de diligence envers un tiers. Par exemple, certains auteurs semblent considérer que le médecin serait probablement tenu d’un devoir de diligence envers un tiers contaminé par une maladie contagieuse qui lui aurait été transmise par un patient que le médecin aurait imprudemment laissé sortir de l’hôpital [14]. La question la plus délicate à cette étape tient en fait souvent à l’étendue du devoir de diligence dont le médecin est tenu envers le patient, et il faut reconnaître que les juges continuent d’en préciser les contours au fur et à mesure de leurs décisions. Ce qui est certain, c’est qu’un médecin doit exercer un soin raisonnable notamment lorsqu’il fournit des conseils [15], pose un diagnostic ou prodigue un traitement au patient [16].

La quatrième condition n’est pas non plus problématique, car les victimes dans le contexte médical souffrent souvent d’un dommage corporel ou psychiatrique, éventuellement d’un dommage matériel, types de dommages réparables dans le cadre du tort of negligence.

Si la preuve de l’existence du devoir de diligence et d’un dommage réparable entraînent rarement des difficultés, on ne peut pas en dire de même de la preuve de la violation du devoir de diligence, autrement dit de la faute médicale. La victime doit en effet démontrer que « le professionnel n’a pas atteint le niveau de diligence du médecin (ou autre professionnel de santé) avisé » [17], ce qui implique d’abord de déterminer le niveau de diligence (standard of care) auquel le médecin doit se conformer.

Dans la grande majorité des cas [18], le niveau de diligence est apprécié par référence à l’arrêt Bolam v. Friern Hospital Management Committee [19]. Selon cette décision, un médecin n’est pas considéré fautif s’il a agi « en conformité avec une pratique jugée raisonnable par un groupe compétent d’experts médicaux travaillant dans la même spécialité » [20]. Par conséquent, si le médecin parvient à démontrer que la pratique qu’il a suivie est raisonnable, alors il ne sera pas considéré fautif et ce, quand bien même une autre pratique aurait pu être suivie [21]. La conformité du médecin aux guides de bonnes pratiques, recommandations et protocoles établis par les organismes professionnels constitue souvent un indice fort de l’absence de faute ; néanmoins, un médecin qui ne se serait pas conformé à ces différents guides ou protocoles n’est pas nécessairement fautif si cette pratique est jugée « raisonnable » par un groupe compétent d’experts médicaux exerçant dans la même spécialité.

Il faut toutefois se garder d’en conclure que le caractère raisonnable de la pratique suivie est laissé à l’appréciation seule de ce groupe. En effet, encore faut-il que le juge soit convaincu que l’avis de ce groupe d’experts est lui-même logique et raisonnable, tempérament apporté par l’arrêt Bolitho v. City and Hackney Health Autority [22]. Par suite, un médecin qui se serait conformé à un guide de bonne pratique que le juge considérerait dépourvu de logique pourrait être considéré fautif. Il faut tout de même bien le reconnaître : il est rare qu’un juge parvienne à la conclusion qu’une pratique soit elle-même totalement dépourvue de fondement [23], particulièrement si cette pratique est communément admise [24].

Par conséquent, en dépit du tempérament apporté par l’arrêt Bolitho, l’application du test Bolam rend souvent difficile la preuve d’une négligence médicale.

La preuve du lien de causalité est, elle aussi, souvent problématique dans le contexte médical.

C’est souvent à l’étape de la cause in fact que les difficultés sont les plus importantes. Les juges appliquent généralement le test traditionnel du but for (cause sine qua non), même s’ils ont parfois pu adopter une approche plus souple [25]. Le standard de preuve étant celui de la balance des probabilités, le demandeur doit ainsi démontrer qu’il est plus probable que non probable que, sans la négligence médicale, le dommage ne serait pas survenu. Le test implique donc d’entreprendre une analyse contrefactuelle, consistant à s’interroger sur ce qu’il se serait probablement passé si le médecin n’avait pas commis la négligence médicale, ceci afin de déterminer si la négligence médicale a vraiment participé à la survenance du dommage [26]. Cette analyse est particulièrement complexe puisqu’elle peut aboutir à devoir envisager la conduite hypothétique qu’aurait adopté, selon toute probabilité, un demandeur (par exemple dans les cas où est en cause un défaut d’information du patient tenant aux risques d’un traitement particulier), un défendeur (par exemple dans les cas où est en cause un acte négligent accompli par le défendeur dans le cadre d’un traitement), ou parfois même un tiers (par exemple dans les cas où l’action d’un défendeur aurait dû entraîner l’intervention d’un tiers).

Cette analyse causale est également très complexe en cas de causes concurrentes, comme le démontre l’arrêt Wilsher v. Essex Area Health Authority [27]. Dans ce contentieux, un bébé né prématurément souffrait d’une rétinopathie, affection de la rétine courante chez les nouveau-nés, qui avait entraîné son aveuglement presque total. Cette condition médicale pouvait, en l’espèce, avoir été causée par cinq causes différentes, dont l’une seulement était génératrice de responsabilité médicale. Aucun élément de preuve ne permettait, dans cette affaire, d’attribuer le dommage souffert par l’enfant à la cause « fautive » plutôt qu’à l’une des quatre autres causes. Refusant d’adopter un test de causalité plus souple, la Chambre des lords a, par application du test traditionnel du but for, rejeté la responsabilité de l’autorité régionale de santé d’Essex, responsable de l’administration de l’hôpital dans lequel l’enfant était né.

En matière médicale, il faut bien reconnaître que la preuve de la causalité confine souvent à une véritable probatio diabolica.

Parvenir à faire reconnaître la responsabilité des professionnels de santé n’est pas une tâche aisée en temps « normal », en raison des difficultés probatoires s’attachant à la preuve d’une faute médicale et du lien de causalité [28]. Nul doute que ces difficultés seront également présentes dans le cadre d’actions en responsabilité médicale entreprises dans le contexte de la Covid-19.

B. La reconnaissance de la responsabilité médicale dans le contexte de la Covid-19

Il est encore trop tôt pour voir apparaître les premières décisions judiciaires à propos d’actions en responsabilité médicale dans le contexte de la Covid-19. Néanmoins, rien ne nous empêche d’envisager, dès maintenant, certaines des situations qui pourraient se présenter aux juges anglais. Le propos sera limité à la responsabilité des médecins : médecins généralistes, d’une part (1) et médecins employés dans un hôpital du NHS, d’autre part (2).

1) La responsabilité des médecins généralistes

En ce qui concerne les médecins généralistes, trois situations pouvant appeler une responsabilité médicale seront envisagées. La première concerne l’erreur de diagnostic du médecin qui n’aurait pas détecté que son patient était infecté par le virus SARS-CoV-2 (a). La deuxième est liée à la décision erronée du médecin généraliste de ne pas transférer un patient atteint de Covid-19 à l’hôpital (b). La troisième situation, enfin, tient à la décision d’un médecin généraliste de prescrire de la chloroquine ou de l’hydroxychloroquine pour soigner un patient, malade de la Covid-19 (c).

a. L’erreur de diagnostic

Première situation, un médecin n’a pas su détecter que son patient était atteint du virus SARS-CoV-2. Si l’on imagine que ce patient décède ensuite de la maladie de Covid-19 ou bien qu’il subisse les effets à long terme de cette maladie (ce que l’on a pu appeler « Covid long »), la responsabilité du médecin généraliste qui a commis une erreur de diagnostic pourrait-elle être retenue ?

Le premier obstacle à surmonter pour voir reconnaître la responsabilité du médecin est la preuve de l’existence d’une négligence médicale. Le droit anglais opère une distinction très nette entre l’erreur médicale et la négligence médicale [29]. Par conséquent, une erreur de diagnostic n’est pas, en elle-même, constitutive d’une négligence médicale. Pour prouver la négligence médicale, le demandeur doit démontrer que le médecin n’a pas atteint le niveau de diligence requis, tel que défini par l’arrêt Bolam [30].

Dans les cas d’erreurs de diagnostic, plusieurs éléments sont pris en compte comme la difficulté (ou non) de procéder à un diagnostic au regard des symptômes présentés par le patient [31], et les techniques possibles de diagnostic, telles que l’existence (ou non) de tests par exemple [32]. À la lumière de ces éléments, la date à laquelle l’erreur de diagnostic a été commise sera sans aucun doute importante. Une erreur de diagnostic commise au début de la crise de la Covid-19 a, selon nous, peu de chance d’être considérée fautive. En effet, l’absence de connaissance scientifique initiale tenant au virus et à la maladie, suivie de l’évolution de la liste des symptômes de la maladie de Covid-19 reconnus par la communauté scientifique, les difficultés initiales de conception de tests permettant le diagnostic, le manque de fiabilité initiale des tests aggravé par une mutation constante du virus constituent autant d’éléments qui seront probablement pris en compte dans l’appréciation de la faute médicale. Une erreur de diagnostic commise à une époque plus récente ne serait pas non plus nécessairement jugée fautive. Par exemple, si le médecin démontre avoir suivi les recommandations des organismes professionnels applicables au moment opportun, il est peu probable que la faute médicale soit caractérisée, comme le suggère la lecture a contrario de la décision Pope v. NHS Commissioning Board [33] rendue dans le contexte de la pandémie de grippe A H1N1.

Prouver l’existence d’une négligence médicale risque d’être encore plus difficile dans le contexte de consultations à distance, utilisées pour limiter les risques de propagation du virus. Sans possibilité d’ausculter le patient, en se fondant finalement uniquement sur les dires du patient ou sur un examen visuel à distance, le risque d’une erreur de diagnostic est peut-être plus grand, mais le risque qu’une telle erreur soit considérée fautive sera peut-être, corrélativement, plus faible. En effet, les conditions pour poser le diagnostic seront indéniablement prises en compte par le juge. Dans ce contexte particulier, la conformité du médecin aux recommandations et guides de bonne pratique produits par les organismes professionnels [34] sera sans doute déterminante.

Dans tous les cas, si le demandeur parvient à démontrer la violation du devoir de diligence par le médecin généraliste, il devra encore faire face à un obstacle de taille : prouver le lien de causalité entre la violation de ce devoir et le dommage subi. Dans le scénario envisagé, le demandeur doit démontrer qu’en l’absence de la négligence médicale, le patient ne serait probablement pas décédé de la maladie Covid-19 ou n’aurait probablement pas subi les effets à long terme de cette maladie. Cela implique, d’abord, d’envisager ce qu’aurait fait un médecin généraliste raisonnablement compétent en l’absence de négligence médicale, et ensuite, de déterminer si ceci aurait ou non probablement fait une différence pour le patient. La preuve du lien de causalité risque donc d’être difficile, d’autant que le droit anglais ne semble pas admettre, a priori, la responsabilité pour perte d’une chance de guérison[35].

b. La décision de ne pas transférer un patient atteint de Covid-19 à l’hôpital

Deuxième situation, un médecin généraliste, ayant correctement diagnostiqué que son patient était infecté par le virus, prend cependant la décision de ne pas le transférer à l’hôpital. Si l’on imagine que le patient est atteint d’une forme sévère de la maladie de Covid-19 qui entraîne des séquelles ou son décès, la décision du médecin de ne pas l’avoir orienté plus tôt à l’hôpital peut-elle engager sa responsabilité ?

De nouveau, la première difficulté sera de prouver la violation du devoir de diligence par le médecin généraliste. Là encore, la preuve de la négligence médicale risque de dépendre, en grande partie, du point de savoir si un médecin raisonnablement compétent aurait agi de même au regard de l’état du patient, de sa vulnérabilité (par exemple, le patient fait-il partie de la population à risque ?), et des lignes directrices ou recommandations en place à ce moment.

Dans tous les cas, à supposer même que l’erreur soit constitutive de négligence médicale, il faudrait encore démontrer qu’en l’absence de négligence médicale, le décès ou les séquelles subis par le patient malade de la Covid-19 ne seraient probablement pas survenus. Ceci implique d’envisager ce qu’il se serait probablement passé si le médecin avait pris la décision d’orienter le patient plus tôt à l’hôpital. On peut supposer que dans un tel cas, le patient aurait probablement pu être traité plus tôt. Pour autant, cela aurait-il, selon toute probabilité, fait une différence pour le patient ? Rien n’est moins sûr et la réponse à cette question risque de reposer en grande partie sur les circonstances de l’espèce [36]. L’on peut tout de même déjà mesurer, avec ce simple exemple, les difficultés liées à l’analyse causale susceptibles d’émerger.  

c. La prescription de chloroquine ou d’hydroxychloroquine

Troisième situation envisageable, un médecin généraliste a prescrit de la chloroquine ou de l’hydroxychloroquine pour traiter un patient, malade de la Covid-19. Le patient subit un dommage corporel qu’il pense être lié à la prise de l’un de ces médicaments.

Cette situation est peut-être l’une des seules où l’existence d’une négligence médicale pourrait être plus aisément caractérisée à l’encontre du médecin. En effet, au Royaume-Uni, ces deux médicaments n’ont jamais fait l’objet d’une autorisation sanitaire (même temporaire) pour le traitement des malades de la Covid-19 [37]. La ligne directrice a, au contraire, toujours été de ne pas prescrire l’utilisation de ces médicaments avant que les essais cliniques (encore en cours) ne permettent aux autorités sanitaires de prendre une décision au regard de la sécurité et de l’efficacité de ces médicaments dans le traitement des malades de la Covid-19 [38]. À suivre le test Bolam, il semble donc douteux que la prescription de l’un de ces deux médicaments par le médecin soit jugée raisonnable par un groupe compétent d’experts médicaux exerçant dans la même spécialité. En effet, le médecin aurait sans doute du mal à justifier pourquoi il a pris la décision de s’écarter de la pratique médicale admise, particulièrement au regard de l’absence d’éléments probatoires tenant à la sécurité et à l’efficacité de ces médicaments dans le traitement des malades de la Covid-19. Il est donc probable que, dans de telles circonstances, la violation du devoir de diligence pesant sur le médecin soit caractérisée.

Cela étant, la preuve du lien de causalité entre la prescription (fautive) de l’un de ces médicaments et le dommage survenu demeure délicate. D’une part, si le patient présentait déjà une condition médicale antérieure, il serait sans doute difficile de démontrer que le dommage subi est probablement dû au médicament prescrit, plutôt qu’à la condition médicale. D’autre part, la preuve de la causalité risque de dépendre, en grande partie, des connaissances scientifiques disponibles (ou non) quant aux effets du médicament sur la santé. Si ce n’est donc la preuve de la négligence médicale qui posera un problème, ce sera sans doute celle de la causalité.

2) La responsabilité des médecins employés dans un hôpital du NHS

Si l’on envisage à présent la responsabilité des médecins, employés dans un hôpital du NHS, qui ont été chargés du traitement des malades de la Covid-19, les mêmes difficultés sont à prévoir. Deux situations en particulier ont concentré les inquiétudes au Royaume-Uni. La première concerne les éventuelles erreurs commises par les étudiants en dernière année de médecine ou les médecins redéployés hors de leur champ de spécialité qui ont été impliqués dans le traitement des malades de la Covid-19 (a). La seconde concerne l’éventuel tri des patients (b).

a. L’erreur commise par un médecin inexpérimenté

À partir de mars 2020, il est vite apparu que les services hospitaliers auraient du mal à faire face au nombre d’admissions hospitalières de patients atteints de Covid-19. Plusieurs solutions ont été mises en place pour répondre à ce problème : certains étudiants en dernière année de médecine ont, par exemple, pu obtenir leur diplôme avec quelques mois d’avance pour rejoindre les rangs du NHS ; plusieurs médecins ont été amenés à exercer en dehors de leur champ de spécialité pour traiter les malades de la Covid-19.

Dans ces circonstances, la question peut se poser de savoir si les erreurs commises par ces médecins « inexpérimentés » sont susceptibles d’être qualifiées de faute médicale. La question mérite d’être posée, car, traditionnellement, le standard de diligence requis d’un médecin dépend du rôle qu’il occupe et non pas de son niveau d’expérience (ou inexpérience) [39]. Par exemple, un médecin junior travaillant depuis trois jours en unité de soin intensive est soumis au même standard de diligence qu’un médecin qui y travaille depuis plus de vingt ans. Dans ces conditions, on pourrait effectivement se dire que la caractérisation d’une négligence médicale à l’encontre de médecins juniors ou de médecins redéployés hors de leur champ de spécialité pourrait être plus facile. Il est cependant important de ne pas tirer de conclusions trop hâtives : la jurisprudence anglaise a souvent répété que l’appréciation de la violation du standard de diligence n’était pas un exercice abstrait, mais impliquait, au contraire, de tenir compte des circonstances spécifiques de chaque espèce [40]. Le moins que l’on puisse dire, c’est que dans le contexte de la Covid-19, les circonstances sont si spécifiques qu’elles sont sans précédent ! Nombre important de patients admis à l’hôpital entraînant une pression considérable sur les médecins, adaptation continuelle des guides de bonnes pratiques et recommandations pour faire face à la crise, durée de travail allongée avec parfois une pénurie d’équipements, etc. Là encore, il n’est pas dit que la caractérisation de la négligence médicale soit plus facile [41] : tout va dépendre des circonstances dans lesquelles l’erreur a été commise.

b. Le cas du tri des patients

La seconde situation qui a suscité des inquiétudes en termes de responsabilité juridique concerne l’éventuel tri des patients, c’est-à-dire la classification des patients par ordre de priorité en vue d’un traitement. Le tri des patients n’est pas nouveau, il est même courant dans les services d’accueil d’urgence : un accidenté grave de la route sera traité par priorité à une personne qui a besoin d’un point de suture.

En temps de Covid-19, la difficulté tient à l’existence d’un afflux massif de patients pouvant nécessiter un traitement urgent. Les ressources disponibles se raréfient, car ces patients ont souvent besoin des mêmes équipements médicaux et il faut donc procéder à un nouveau tri. Deux patients gravement malades de la Covid-19 ont besoin d’un respirateur artificiel, mais seul l’un de ces respirateurs est disponible. Qui choisit-on ? Les médecins doivent-ils opérer sur la base du premier arrivé, premier servi ? Au contraire, est-il nécessaire de privilégier la personne ayant une meilleure chance de survie ? Les médecins doivent-ils prendre la décision de réaffecter un respirateur artificiel en cours d’utilisation chez un patient dont l’état se détériore, quand bien même le retrait de ce respirateur entraînera probablement le décès de celui-ci ? Les questions de tri et de priorisation des patients dans ces circonstances sont autant d’ordre éthique qu’elles sont d’ordre juridique.

Sur le plan juridique, déterminer si le professionnel de santé a violé son devoir de diligence implique ici aussi d’évaluer si la pratique qu’il a suivie est considérée raisonnable par un groupe compétent d’experts médicaux ; les protocoles et guides de bonnes pratiques devraient donc encore constituer un indice utile dans ce domaine. Le seul problème, c’est qu’aucune ligne directrice véritablement claire n’a été communiquée. Celles produites par l’Institut national d’excellence de santé et des soins (NICE) mentionnent quelques critères à prendre en compte, mais sans indiquer le poids respectif à leur donner. Ces critères incluent les chances de guérison du patient, la prise en compte d’une échelle de vulnérabilité ou, pour les jeunes adultes, d’une évaluation individualisée, les cas de comorbidité et les vœux du patient [42]. Sans indication sur le poids respectif à donner à chacun de ces critères, il peut être difficile pour les médecins de savoir comment appliquer ces lignes directrices. Toutefois, prouver la violation du devoir de diligence ne sera pas nécessairement plus facile dans un contexte si sensible et controversé. Le médecin doit en effet seulement démontrer avoir adopté une pratique raisonnable au regard des circonstances dans lesquelles il était placé [43]. Le médecin a-t-il tenu compte des critères mentionnés ? A-t-il consulté le patient ou la famille de ce dernier sur la décision envisagée ? A-t-il discuté des mesures raisonnables à adopter dans ces circonstances avec ses collègues et son manager ? Si la réponse à ces questions est positive, il nous paraîtrait difficile de retenir une négligence médicale.

Les quelques exemples évoqués, tant en ce qui concerne les médecins généralistes que les médecins travaillant dans un hôpital du NHS démontrent combien il risque d’être difficile de faire reconnaître la responsabilité des professionnels de santé dans le contexte de la Covid-19 au Royaume-Uni. Cela étant, difficile ne veut pas dire impossible, et certaines actions en responsabilité médicale aboutiront sans aucun doute. Est-ce pour autant à dire qu’il y aura une augmentation massive de reconnaissance de responsabilité médicale ? Cela nous semble peu probable. [44] La preuve d’une négligence médicale, malaisée en temps normal, risque de l’être tout autant dans le contexte de la Covid-19. La même observation s’applique pour la preuve de la causalité. Dans ces conditions, accorder une immunité de responsabilité civile aux professionnels de santé n’est pas nécessaire pour les protéger du risque juridique de responsabilité. Cette immunité n’est pas non plus nécessaire pour les protéger du risque financier lié à l’éventuelle reconnaissance de leur responsabilité médicale : les professionnels de santé sont en effet déjà couverts par un mécanisme d’assurance particulier.

II. Les conséquences financières pour les professionnels de santé de l’éventuelle reconnaissance de responsabilité médicale dans le contexte de la Covid-19

Au Royaume-Uni, ce sont les organismes relevant du NHS, comme les hôpitaux par exemple, qui sont responsables des négligences médicales commises par leurs employés dans l’exercice de leurs fonctions : ce sont eux qui devront le cas échéant verser les dommages-intérêts.

Ces organismes bénéficient néanmoins d’une sorte d’assurance de responsabilité. Ils sont adhérents d’une organisation, le CNST (Clinical Negligence Scheme for Trusts), qui est elle-même administrée par un organisme spécifique (le NHS resolution). Ainsi, si l’on imagine qu’un interne employé par le NHS engage sa responsabilité médicale envers un patient, l’hôpital dans lequel il travaille sera juridiquement et financièrement responsable du dommage causé au patient. L’hôpital étant adhérent du CNST, ce sera ce dernier (et plus généralement, le NHS resolution) qui couvrira en fait l’indemnisation du patient.

Ce système ne s’applique que pour les organismes relevant du NHS, ce qui exclut en fait les cabinets de médecins généralistes [45]. Néanmoins, ces derniers bénéficient depuis le 1er avril 2019 d’un mécanisme similaire, avec la création du Clinical Negligence Scheme for General Practice (CNSGP), organisme qui est également administré par le NHS resolution.

Si l’on en revient à la responsabilité médicale appliquée au traitement des malades de la Covid-19, il est donc clair que les médecins employés par un hôpital du NHS comme les médecins généralistes sont en fait financièrement protégés, si bien qu’ils n’ont pas à supporter eux-mêmes la dette de responsabilité. Toutefois, comme nous l’avons dit en introduction, l’urgence sanitaire a entraîné une adaptation massive – et rapide – du système de santé. L’on a donc pu craindre que certaines personnes ayant prêté main-forte au NHS, comme les volontaires par exemple, se retrouvent sans aucune protection financière en cas d’engagement de leur responsabilité civile. 

La loi du 25 mars 2020 intitulée « Coronavirus Act 2020 » a donc cherché à répondre à cet éventuel problème. Sur la base des pouvoirs accordés au secrétaire d’État par la section 11(1)(b) du Coronavirus Act 2020, un nouveau mécanisme, le Clinical Negligence Scheme for Coronavirus (CNSC), toujours piloté par le NHS resolution, a été mis sur pied pour couvrir le personnel soignant, volontaires ou autres qui ne bénéficieraient d’aucune assurance de responsabilité médicale (que ce soit par l’un des mécanismes mentionnés, ou par une assurance individuelle). Ce mécanisme, entièrement financé par des fonds publics, constitue donc un « filet de sécurité », une garantie qui a été mise en place pour protéger tous ceux qui ont participé au fonctionnement du système de santé durant la crise de la Covid-19.

 

En conclusion, à la question de savoir si l’introduction d’une immunité de responsabilité civile est nécessaire pour protéger les professionnels de santé du risque de responsabilité médicale dans le contexte de la Covid-19, la réponse est, selon nous, négative. D’une part, le risque de responsabilité que les professionnels de santé encourent n’est sans doute pas si grand qu’ils semblent le craindre ; en effet, dans bien des cas, les difficultés traditionnelles que sont la preuve de la négligence médicale et la preuve du lien de causalité risquent de refaire surface dans le contexte de la Covid-19. D’autre part, les professionnels de santé qui sont intervenus dans le contexte de la Covid-19 sont dans tous les cas financièrement couverts contre le risque de responsabilité médicale.

À bien y réfléchir, la question n’est peut-être pas tant de savoir si l’introduction d’une immunité de responsabilité civile est nécessaire, car, pour protéger les professionnels de santé contre le risque de responsabilité médicale dans le contexte de la Covid-19, deux voies étaient en réalité possibles : 1/ Introduire une immunité de responsabilité civile pour protéger les professionnels de santé contre les actions en réparation (immunity) ou bien ; 2/ Étendre le bénéfice de la couverture financière pour protéger les professionnels de santé contre les conséquences financières en cas de succès des actions en réparation (indemnity). Dans cette perspective, la question est peut-être plutôt de savoir quelle voie, parmi les deux possibles, est préférable.

Entre ces deux alternatives, la seconde a été clairement privilégiée en droit anglais, comme en témoigne la mise en place du Clinical Negligence Scheme for Coronavirus (CNSC). À titre personnel, nous nous réjouissons du fait que le Gouvernement et les législateurs britanniques n’aient pas cédé à la tentation d’introduire une immunité de responsabilité civile pour les professionnels de santé en cette période de crise. Le contraire aurait en effet abouti à supprimer, en pratique, tout standard de diligence dans le contexte médical (pour les actes accomplis dans le contexte de la Covid-19) ! Accorder une immunité de responsabilité civile, c’est accepter de protéger les professionnels de santé même en cas de négligence médicale grossière. L’on pourrait certes nous opposer que l’immunité de responsabilité pourrait s’arrêter là où la négligence grossière commence. Mais alors, l’on ne ferait que déplacer le contentieux ; la question ne serait plus de savoir si le professionnel de santé a commis une négligence médicale (établissement de responsabilité), mais de savoir s’il a commis une négligence médicale « grossière » (perte du bénéfice de l’immunité de responsabilité). Il n’est donc pas sûr que cette solution entraîne une diminution du nombre de contentieux…

Introduire une immunité de responsabilité civile pour protéger les professionnels de santé dans le contexte de la Covid-19 est une solution qui, selon nous, n’est ni nécessaire ni même désirable : la solution protègerait certes les intérêts des professionnels de santé, mais en sacrifiant alors les intérêts des patients. Quel message souhaite-t-on envoyer à ces derniers ? Que la qualité des soins qu’ils sont en droit d’attendre est supprimée à l’ère de la Covid-19 ? Non, au temps de la Covid-19, comme en temps « normal », trouver un équilibre entre la protection des intérêts en présence doit rester la priorité.


[1] Accessible sur le site de l’Organisation mondiale de la Santé [en ligne], consulté le 10/09/2021.

[2] Accessible sur le site [en ligne], consulté le 10/09/2021.

[3] Ibid.

[4] Pour la préparation de cet article, nous tenons à remercier chaleureusement le Professeur Simon Taylor pour sa relecture et ses observations pertinentes ; les éventuelles erreurs contenues dans l’article sont les miennes.

[5] Accessible sur le site du NHS [en ligne], consulté le 10/09/2021.

[6] Il s’agit d’une organisation à but non-lucratif exclusivement à destination des professionnels de santé : cette organisation délivre une assurance de responsabilité médicale (indemnity cover) à ses membres, des conseils et une assistance juridique dans le cas où leur responsabilité médicale serait mise en cause.

[7] The Medical Defence Union, MDU calls for national debate over protecting NHS from COVID-19 clinical negligence claims, press release, 20 April 2020, consulté le 10/09/2021 sur : MDU calls for national debate over protecting NHS from COVID-19 clinical negligence claims - The MDU. Voir également sur le point de savoir si l’immunité recherchée doit avoir une étendue limitée (immunité s’appliquant aux seuls cas de traitement des patients atteints de Covid-19) ou large (immunité s’appliquant au traitement des patients durant la crise de la Covid-19, ce qui inclut également le traitement des patients non-atteints de Covid-19) : K. Duignan, C. Bradbury, « Covid-19 and medical negligence litigation : Immunity for healthcare professionals ? » 88(1S) Medico-Legal Journal 31-34, 2020, spéc. p. 32.

[8] Par ex.: O. Bowcott, « Union seeks legal immunity for NHS medics in pandemic », The Guardian, 19 April 2020 (consulté le 10/09/2021) [en ligne].

[9] Dans cet article, le propos sera limité à la seule responsabilité des médecins.

[10] National Audit Office, Handling clinical negligence claims in England, Report by the Comptroller and Auditor General (HC 403, session 2000-2001), 3 May 2001, p. 22, spéc. para 3.12. Voir aussi : S. Taylor, « Clinical negligence reform: lessons from France? » 52(3) I.C.L.Q. 737, 2003, spéc. p. 737; E.-J. Russel, « Establishing medical negligence: a Herculean task? » 3 S.L.T. 17, 1998.

[11] M. A. Jones, Medical Negligence, Sweet and Maxwell, 5e édition, 2018, p.74. On notera que la situation se présente différemment pour les patients traités par une clinique privée. Cela étant, le droit anglais ne connaît pas le principe de non-cumul si bien que le patient d’une clinique privée peut tout à fait introduire une action en responsabilités contractuelle et extracontractuelle. Il faut généralement reconnaître que le fondement contractuel présente souvent un intérêt limité, car le contrat liant le patient à la clinique privée contiendra rarement des devoirs plus contraignants à la charge de la clinique que ce qui existe en common law.

[12] A. Fulton Phillips, Medical Negligence Law: Seeking a balance, Dartmouth Publishing, 1997, p.14.

[13]  Ibid., p. 15.

[14] M. A. Jones, op. cit. (n° 10), p. 171.

[15] Gold v. Haringey Health Authority [1987] 3 WLR 649.

[16]  Sidaway v. Board of Governors of the Bethlem Royal Hospital [1985] 1 All ER 643. Voir aussi : M. Powers, N. Harris, Medical Negligence, 2e éd., Butterworths, 1994, p. 600 ; A. Fulton Phillips, op. cit. (n° 11), p. 15.

[17]  S. Taylor, « La responsabilité médicale en droit anglais : entre conservatisme et renouveau », Journal de Droit de la Santé et de l’Assurance Maladie, n° 23, 2019, p. 23, spéc. p. 25.

[18] Tel n’est cependant plus le cas dans les situations où est en cause le devoir d’information du médecin tenant aux risques d’un traitement. À l’origine, le niveau de diligence était là aussi apprécié par référence à l’arrêt Bolam, comme le démontre l’arrêt Sidaway v. Bethlem Royal Hospital Governors [1985] A.C. 871. Toutefois, la Cour suprême a décidé, en 2015, de modifier l’approche en ce domaine avec la décision Montgomery v. Lanarkshire Health Board [2015] UKSC 11.

[19] Bolam v. Friern Hospital Management Committee [1957] 1 W.L.R. 582.

[20] Ibid., spéc. p. 587 (McNair J.) : « [A doctor is not guilty of negligence if he has acted] in accordance with a practice accepted as proper by a responsible body of medical men skilled in that particular art (…). » Voir aussi : Maynard v. West Midlands Regional Health Authority [1984] 1 WLR 634, p. 639 (Lord Scarman) ; Sidaway, préc. (n° 17).

[21] Bolam, préc. (n° 18), p. 587 (McNair J.) : « Putting it the other way round, a man is not negligent, if he is acting in accordance with such a practice, merely because there is a body of opinion would take a contrary view. »

[22] Bolitho v. City and Hackney Health Authority [1998] 2 A.C. 232, spéc. p. 243 (Lord Browne-Wilkinson) : « But if, in a rare case, it can be demonstrated that the professional opinion is not capable of withstanding logical analysis, the judge is entitled to hold that the body of opinion is not reasonable or responsible. »

[23] S. Taylor, art. préc. (n° 16), p. 28 ; Voir également la note 42 citée par cet auteur : M. Brazier, E. Cave, Medicine, Patients and the Law, 6e éd., Manchester University Press, 2016, p. 207.

[24] M. A. Jones, op. cit. (n° 10), p. 269. Mais voir quelques exemples dans lesquels un médecin se conformant à une pratique communément admise a été jugé fautif par le juge : AB v. Leeds Teaching Hospital NHS Trust [2004] EWHC 644.

[25] Voir par exemple l’approche adoptée dans l’arrêt Bailey v. Ministry of Defence [2009] 1 WLR 1052 et dans l’arrêt Williams v. The Bermuda Hospital Boards [2016] UKPC 4. Pour une explication plus détaillée : E. Lemaire, Risques sanitaires sériels et responsabilité civile : étude comparée des droits français et anglais, préf. M. Goré, L’Harmattan (à paraître).

[26] Barnett v. Kensington and Chelsea Hospital Management Committee [1968] 1 All ER 1068 (lien de causalité non retenu car la négligence n’avait fait aucune différence : le patient serait, selon toute probabilité, décédé même en l’absence de négligence).

[27] [1988] A.C. 1074 (HL).

[28] C. J. Lewis, Medical Negligence: A Plaintiff’s Guide, Frank Cass & Co Publishers, 1988, p. 184-185.

[29] Whitehouse v Jordan [1981] 1 All ER 267.

[30] Voir supra, n°5.

[31] Hulse v. Wilson [1953] 2 BMJ 890.

[32] M. A. Jones, op. cit. (n° 10), p. 383, § 4-022. Voir aussi : M. Khan, M. Robson, K. Swift, Clinical Negligence, 2e éd., Cavendish Publishing, 2002, p. 178-179.

[33]  [2015] 9 WLUK 380.

[34] Voir par exemple : NHS England, NHS Improvement et Royal College of General Practitioners, Principles for supporting high quality consultations by video in general practice during COVID-19, 20 August 2020 (version 2), consulté le 21/09/2021 [en ligne].

[35] Gregg v. Scott [2005] UKHL 2.

[36] Voir par exemple sur des faits comparables :  Wright v. Cambridge Medical Group [2011] EWCA Civ. 669 (responsabilité du médecin généraliste retenue).

[37] Medicines and Healthcare products Regulatory Agency, Chloroquine and Hydroxychloroquine not licensed for coronavirus (COVID-19) treatment, 25 mars 2020, mis à jour le 26 juin 2020, consulté le 21/09/2021 [en ligne]. Les médecins peuvent prescrire un médicament hors autorisation de mise sur le marché (AMM) ou dont l’utilisation n’est pas autorisée par une AMM si : 1/ Ils sont satisfaits qu’un médicament alternatif (AMM) ne répondrait pas aux besoins des patients ; 2/ Ils sont satisfaits qu’une telle utilisation servirait mieux les intérêts du patient qu’un médicament alternatif disposant d’une AMM ; 3/ Avant de prescrire un médicament pour une utilisation en dehors des conditions prévues par l’AMM, le médecin doit être satisfait qu’il existe suffisamment d’éléments probatoires ou un retour d’expérience d’utilisation du médicament démontrant sa sécurité et son efficacité ; 4/ Le médecin a une responsabilité accrue notamment, car il doit surveiller et suivre son patient pour vérifier la réaction du patient au médicament ; 5/ Le médecin doit également expliquer les raisons de la prescription de ce médicament lorsque cette prescription ne suit pas la pratique courante dans ce domaine. Pour la chloroquine et l’hydroxychloroquine, deux éléments en particulier sont susceptibles de poser problème : d’une part, il n’y a pas suffisamment d’éléments probatoires démontrant la sécurité et l’efficacité du médicament (les essais cliniques ont pour but de prendre position sur cette question, voir le site du MHRA) ; d’autre part, le médecin doit expliquer les raisons qui l’ont conduit à s’écarter de la pratique courante consistant à ne pas prescrire ce médicament aux patients de la Covid-19, ce qui peut être difficile à justifier étant donné le manque de connaissances scientifiques en ce domaine.

[38] Ibid. Voir aussi : A. Fulton Phillips, op. cit. (n° 11), p. 29-34.

[39] Nettleship v. Weston [1971] 2 QB 691; Wilsher v. Essex Area Health Authority [1987] QB 730. Plus récemment : Dowson v. Lane [2020] EWHC 642 (QB), [61] (His Honour Judge Auerbach). Voir aussi : M. Khan, M. Robson, K. Swift, op. cit. (n° 31), p. 158-160.

[40] Par exemple : Mulholland v. Medway NHS Foundation Trust [2015] EWHC 91 (QB) ; voir aussi: T. Riley-Smith QC, A. Heppinstall, F. Foster, « Is Covid-19 sowing the seeds for future litigation? » 88(2) Medico-Legal Journal 90-97, 2020, spéc. p. 91.

[41] Au-delà de l’éventuelle responsabilité du professionnel de santé, il est permis d’envisager une responsabilité personnelle de l’hôpital en cas de défaut d’organisation de ses services. Par exemple, un médecin junior doit être formé par l’hôpital, supervisé par un professionnel de santé plus expérimenté pour les actes accomplis, etc. Voir par exemple : Jones v. Manchester Corporation [1952] Q.B. 852.

[42] Pour un acompte du contenu des anciennes lignes directrices : N. Glover-Thomas, « Making the public health mandate work : COVID-19 and the challenges revealed in the UK » 39(2) Med. Law 353-368, 2020, spéc. p. 365-366. Pour voir la dernière version des lignes directrices : The National Institute for Health and Care Excellence (NICE), COVID-19 rapid guidelines : Managing COVID-19, version 13.0, 4 octobre 2021, p. 41 et p. 45, consulté le 4 octobre 2021 sur Guideline COVID-19 rapid guideline: Managing COVID-19 [en ligne]. Voir aussi : R. WM Law, K. A. Choong, « Covid-19 : Refracting decision-making through the prism of resource allocation » 88(2) Medico-Legal Journal 97-101, 2020, spéc. p. 99.

[43] Par exemple : Mulholland, préc. (n° 39), spéc. [24] (Turner LJ) : « In forming a conclusion about the conduct of a practitioner working within triage within an A & E Department, context cannot be ignored. The assessment of breach of duty is not an abstract exercise but one formed within a context (…) ». Voir aussi : Darnley v. Croydon Health Services NHS Trust [2018] UKSC 50, [22] (Lord Lloyd-Jones) : « It is undoubtedly the fact that Hospital A&E departments operate in very difficult circumstances and under colossal pressure. This is a consideration which may well prove highly influential in many cases when assessing whether there has been a negligent breach of duty. »

[44] Voir aussi en ce sens : C. Tomkins, C. Purshouse, R. Heywood et al., « Should doctors tackling covid-19 be immune from negligence liability claims? » 370 the British Medical Journal 1, 2020, spéc. p. 2.

[45] Les médecins généralistes ne sont pas des employés du NHS, mais ont conservé leur statut d’independent contractor. Toutefois, ils prodiguent des services de santé primaire (primary care services) qui relèvent normalement du NHS, sur la base d’un contrat conclu avec le NHS. Ces contrats peuvent prendre deux formes : il peut s’agir de contrats de services de médecine générale (General Medical Services (GMS) contracts) ou de contrats de prestation alternative de services médicaux (Alternative Provider of Medical Services (APMS) contracts). D’une certaine manière, les médecins généralistes, opérant sur la base de ces contrats, sont en quelque sorte des sous-traitants du NHS pour les services de santé primaire.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la Covid-19 et la responsabilité contractuelle

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par Nao Ogino - Professeure à l’Université Doshisha

Le 28 Juillet 2022

Face à la crise de la Covid-19, les États mènent plusieurs actions pour enrayer la pandémie, et les acteurs de la vie économique ou sociale comme les employeurs ou les établissements d’accueil pour personnes âgées sont tenus de prendre des mesures nécessaires en vue d’assurer la sécurité de leurs employés ou de leurs résidents. Des traitements médicaux sont dispensés par les hôpitaux, alors même que ceux-ci sont saturés par l’afflux de patients contaminés par le virus. La vaccination est porteuse d’espoir, mais les vaccins peuvent provoquer des effets secondaires, qui risquent d’être graves… Cette lutte menée contre la Covid-19 soulève de nombreuses questions sur la responsabilité de l’État ou celle des acteurs concernés. Ces questions portent sur la pertinence des mesures prises pour faire face à l’épidémie ou sur la prise en charge des risques qui sont inhérents à ces mesures. La question que nous proposons d’aborder, ayant trait au cas particulier de la responsabilité contractuelle, a une autre allure.

Précisons-le. En parlant de l’effet de la crise de la Covid-19 dans le domaine de la responsabilité contractuelle, nous pouvons distinguer entre deux cas de figure : d’un côté, la nature de la responsabilité de l’employeur ou de l’établissement d’accueil pour personnes âgées ainsi que celle des médecins peut être qualifiée de contractuelle, car l’obligation de sécurité ainsi que les obligations médicales peuvent être non seulement de nature délictuelle, mais aussi de nature contractuelle, au moins pour le droit japonais [1]. De l’autre côté, il est des cas où la pandémie vient perturber l’exécution d’un contrat en cours. En effet, même si ce n’est pas forcément la Covid-19 elle-même qui empêcherait les parties d’exécuter le contrat, la stagnation de l’activité économique, comme la fermeture des sites de production, ou la diminution des transports à la suite de la propagation du virus pourraient entraver l’exécution normale du contrat. C’est cette deuxième hypothèse que nous allons traiter en examinant les questions suivantes, à savoir qui assume les risques liés à la crise sanitaire et comment [2] ?

Pour y répondre, il nous semble opportun de distinguer deux situations : celle où le débiteur est empêché d’exécuter son obligation, et celle où le créancier n’a pu recevoir ou profiter de la prestation. Il s’agit, dans les deux cas, de la question de la prise en charge des risques, soit en cas d’inexécution (I), soit en cas de non-réception (II).

 I.  La prise en charge des risques en cas d’inexécution

Supposons qu’un contrat de vente ait été conclu avant l’apparition de la Covid-19 entre deux entreprises : le vendeur-fabricant A et l’acheteur B. Supposons aussi que, à la suite de la crise sanitaire survenue après la conclusion du contrat, la délivrance de la marchandise objet du contrat dans le délai convenu ait été perturbée [3]. Cela pourrait être le cas soit en raison du ralentissement de la production chez A, notamment pour rupture d’approvisionnement ; soit en raison de la lenteur inhabituelle dans l’examen de la marchandise par B. Le premier est un cas d’inexécution [4], tandis que le deuxième est un cas de non-réception (v. infra).

A. La cause non imputable au débiteur

En cas d’inexécution, le créancier peut demander des dommages et intérêts au débiteur, à moins que ce dernier ne démontre que l’inexécution est due à une cause qui ne lui est pas imputable (article 415, alinéa 1 du Code civil japonais, ci-après « CCJ » [5]). La question serait donc de savoir si la pandémie ou les mesures prises par les autorités publiques pour faire face à la crise sanitaire constitueraient une cause exonératoire de responsabilité contractuelle [6].

Il est à noter ici que les contours de la notion de « cause non imputable au débiteur » ne sont pas précis. En effet, contrairement à l’article 1218 du Code civil français N° Lexbase : L0930KZH (ci-après « C. civ. ») qui fixe les conditions de la force majeure en tant que cause exonératoire de responsabilité contractuelle (C. civ., art. 1231-1 N° Lexbase : L0613KZQ), il n’en est pas le cas pour l’article 415, alinéa 1 du Code civil japonais qui ne prévoit pas les conditions de la « cause non imputable au débiteur ». Cet article dispose simplement que cette cause doit être appréciée d’après le fait générateur de l’obligation, c’est-à-dire le contrat, et « le sens commun (shakaï-tsûnen) des transactions ».

L’examen de la cause non imputable au débiteur dépendrait alors du contrat, et si la force majeure est souvent citée comme un exemple emblématique de la notion de « cause non imputable au débiteur » [7], il n’en reste pas moins que son examen est soumis à une appréciation au cas par cas. En effet, ni les catastrophes naturelles comme les séismes, les tsunamis ou les éruptions volcaniques ni les situations graves ou de crises telles que les guerres ou les accidents nucléaires ne sont en soi des cas de force majeure. De même, une épidémie ne constitue pas en elle-même un cas de force majeure. Il se peut donc que la Covid-19 soit considérée dans un cas comme étant une cause non imputable au débiteur alors qu’elle ne permettrait pas de libérer le débiteur dans un autre.

La majorité de la doctrine contemporaine considère que le fait à l’origine de l’inexécution sera retenu comme une cause non imputable au débiteur s’il n’est pas compris dans les risques qui sont ou qui doivent être assumés par le débiteur [8]. Ainsi, le critère d’exonération dépendra de la répartition des risques dans le contrat, qui se déterminent, au moins a priori, par l’interprétation de celui-ci.

B. Le changement de circonstances

Lorsque l’exécution d’une obligation contractuelle est impossible, le débiteur pourrait se soustraire à son obligation, car le créancier ne pourra pas en demander l’exécution (CCJ, art. 412-2, al. 1er). Cependant, si la Covid-19 rend non pas impossible, mais seulement difficile l’exécution du contrat [9], le débiteur pourrait tenter d’invoquer la théorie de changement de circonstances, pour demander la résolution ou la révision du contrat.

Alors que cette théorie ne se trouve pas consacrée par le Code civil japonais qui reste muet sur cette question, et ce contrairement à l’article 1195 du Code civil français N° Lexbase : L0909KZP, elle fut néanmoins admise en jurisprudence, du moins sur le plan des principes. En effet, un arrêt fondateur rendu en 1944 avait admis qu’un contrat de vente d’immeuble pouvait être résolu dans le cas où l’exécution dudit contrat était devenue incertaine à cause de la réglementation des prix introduite après sa conclusion [10]. Selon la doctrine courante, les conditions de la théorie sont les suivantes :

  •  qu’il y ait un changement dans les circonstances qui sont à la base du contrat après sa conclusion ;
  •  que le changement de circonstances soit imprévisible pour les parties ;
  •  que le changement de circonstances soit dû à un événement non imputable aux parties ;
  •  qu’il soit extrêmement injuste, conformément au principe de bonne foi, que les parties restent liées au contrat initial [11].

Pourtant, en ce qui concerne l’application de la théorie, la Cour suprême s’est montrée rigoureuse notamment lorsqu’il s’agit de l’appréciation des conditions de son admission. En effet, elle n’en a fait application dans aucun des quatorze cas dans lesquels elle s’était saisie de la question [12]. Cette réticence affichée ainsi que la mise à l’écart de la théorie lors de la réforme du Code civil de 2017 [13] pourraient être vues comme une affirmation du principe d’intangibilité des contrats qui exige le respect strict de la parole donnée. Aussi vrai qu’une telle observation pourrait l’être, il se peut aussi qu’un tel état des choses soit l’écho des « pratiques contractuelles japonaises » qui laissent place aux parties la possibilité de modifier leur engagement de manière autonome en fonction de changement des circonstances, au lieu de faire appel à cette théorie, qui leur reste néanmoins disponible en tant qu’ultime recours [14]. En effet, il est fréquent qu’une clause dite de « concertation de bonne foi » soit stipulée dans les contrats conclus entre les entreprises japonaises, contrairement aux clauses dites « d’intégralité » qui ne sont que rarement utilisées.

Quoiqu’il en soit, il est possible que le débiteur soit tenté d’invoquer la théorie de changement de circonstances notamment en cas d’échec de la renégociation à l’amiable du contrat. Par rapport à la crise de la Covid-19, le point capital serait de déterminer si les conséquences de la pandémie, ou les mesures prises par les autorités publiques étaient prévisibles pour les parties ou non, ce qui sera apprécié au cas par cas par le juge.

 II.  La prise en charge des risques en cas de non-réception

A. Le régime du « retard de réception »

En cas de non-réception, c’est-à-dire lorsque le créancier ne reçoit pas la prestation que le débiteur se propose de fournir, ce dernier sera dispensé des conséquences de son inexécution (CCJ, art. 492 [15]), et ce sera au créancier de prendre à sa charge l’augmentation des frais de l’exécution de l’obligation (CCJ, art. 413, al. 2 [16]). Le « retard de réception », prévu par l’article 413 du Code civil japonais, ne constituant pas une inexécution de l’obligation, ces effets se produisent même s’il est dû à une cause non imputable au créancier [17]. Le créancier ne peut donc pas invoquer la force majeure, ni pour être dispensé de la charge des frais supplémentaires ni pour se libérer de son obligation. Nous pouvons penser que la possibilité d’invoquer la théorie de changement de circonstances reste ouverte [18], mais comme nous l’avons vu, son application est admise seulement dans des cas véritablement exceptionnels.

De même, si à cause de la Covid-19, une partie à un contrat se trouve dans l’impossibilité de tirer profit de la contrepartie fournie par son cocontractant, elle n’en reste pas moins tenue à exécuter sa part d’engagement. Ainsi, si un étudiant kyotoïte, ayant loué un studio à Tokyo à proximité de son université, est resté à Kyoto chez ses parents, car les cours sont assurés uniquement en ligne, il reste tenu de payer le loyer du studio alors qu’il ne l’utilise pas.

B. La non-réception ou l’inexécution

Si cela paraît évident, il est des cas où la délimitation entre la non-réception par le créancier et l’inexécution par le débiteur n’est pas facile. Supposons qu’avant l’irruption de la Covid-19, un propriétaire d’un local conclut un contrat de bail avec un entrepreneur pour que ce dernier y exerce son activité commerciale. À la suite de la propagation du virus, le preneur peut être amené à fermer, totalement ou partiellement, son commerce. Dans ce cas, quel serait le sort des loyers [19] ?

Il est possible de penser d’une part que le bailleur a bel et bien exécuté son obligation ou du moins en avait offert l’accomplissement en mettant le local à la disposition du preneur, mais que celui-ci n’a pas pu en prendre possession ou en tirer profit. Il s’agirait alors d’un cas de non-réception, et le preneur sera tenu de continuer à payer les loyers. D’autre part, il est concevable de penser que le bailleur était dans l’impossibilité d’exécuter son obligation de faire jouir le preneur du local loué [20]. Il s’agirait alors d’un cas de non-exécution. Dans ce cas, le preneur pourrait refuser de payer le loyer tant que l’usage et la jouissance du local restent impossibles. En effet, d’après une opinion courante, puisque les créances de loyer ne naissent qu’au fur et à mesure du déroulement du contrat [21], il n’en sera pas le cas pour les loyers relatifs à la période durant laquelle le bailleur n’a pas pu faire jouir le preneur du local loué. Le preneur n’aura donc pas à payer le loyer tant que le bailleur ne délivre pas la chose louée [22] ou que cette chose ne soit pas dans un état apte à l’usage et à la jouissance [23]. L’article 611, alinéa 1er du Code civil japonais prévoyant la réduction du loyer en cas d’impossibilité partielle d’usage et de jouissance [24] peut être vu comme une affirmation de ce principe.

C’est l’étendue de l’obligation du bailleur qui est ici en question. Sur ce point, il serait d’abord admis que les utilités matérielles du local sont assurées par le bailleur, qui est tenu non seulement de délivrer la chose louée, mais aussi de faire les réparations nécessaires à son usage et à sa jouissance (CCJ, art. 606, al. 1er [25]). Il est aussi évident que la baisse des revenus est assumée en principe par le preneur. À cet égard, il est vrai que le preneur des terres dédiées au labourage ou à l’élevage peut demander la réduction du loyer lorsqu’il retire de son activité un revenu inférieur au loyer par suite de force majeure (CCJ, art. 609 [26]), mais il s’agit ici d’une protection spéciale pour les fermiers, que d’autres preneurs ne peuvent pas réclamer. Nous pouvons en déduire que les loyers restent dus pour les preneurs ayant fermé leur commerce en raison de la stagnation de leurs activités personnelles et économiques à la suite de la propagation du coronavirus.

Toutefois, la question peut se poser lorsque la fermeture est demandée ou ordonnée par les gouverneurs régionaux [27]. Dans ce cas, pouvons-nous dire que le bailleur est dans l’impossibilité d’exécuter son obligation, qu’il ne peut pas mettre le local loué à la disposition du preneur dans un état conforme à l’objectif du contrat ? La doctrine semble divisée. En effet, un auteur distingue entre le cas où c’est le local lui-même qui est visé par les mesures des autorités publiques [28] du cas où c’est l’activité du preneur qui est visée [29] : dans le premier cas, le bailleur est dans l’impossibilité de faire jouir le preneur du local loué, tandis que dans le deuxième, le bailleur a mis le local à disposition du preneur, qui est interdit de son activité. Et si les risques liés au local doivent être pris en charge par le bailleur, les risques concernant l’activité du preneur doivent être assumés par celui-ci [30]. Si cette observation semble théoriquement fondée, il ne serait pas toujours facile de distinguer les cas où l’usage et la jouissance du local lui-même sont devenus impossibles des cas où ce sont les risques concernant l’activité du preneur qui se sont réalisés. Un autre auteur propose d’assimiler les deux cas, en soulignant que le preneur est dans l’impossibilité de jouir du local, puisque la fermeture est le résultat direct des mesures prises par les autorités publiques qui trouvent leurs sources dans la loi et que le preneur risque d’en subir les conséquences, souvent graves, s’il ne s’y soumet pas [31].

***

Les problèmes que nous avons évoqués et qui sont liés à l’impact de la Covid-19 sur l’exécution des contrats en cours montrent les limites de la répartition des risques en matière contractuelle. La notion de force majeure pourrait être invoquée au secours du débiteur défaillant ; seulement, sa mise en œuvre reste limitée, en plus du fait qu’elle peut produire des résultats néfastes pour le créancier, qui lui aussi est victime de la crise sanitaire. Il en va de même pour la question du sort des loyers pendant la crise. Il est en effet possible d’assurer une protection aux preneurs en considérant que les créances de loyer ne naissent pas pendant la fermeture des locaux, mais cela serait au détriment des bailleurs. Il s’agit ici des mesures qui favorisent une partie aux dépens de l’autre et qui débouchent sur des solutions de tout ou rien. La théorie de changement de circonstances pourrait conduire à des résultats plus nuancés, si la révision du contrat par le juge est admise. Seulement, on peut douter de la capacité des juges à rédiger des contrats.

Les parties ont alors intérêt à répartir elles-mêmes les risques par les clauses contractuelles, mais il ne nous semble pas réaliste ni opportun de considérer que les contractants peuvent prévoir, au moment de la conclusion du contrat, tous les risques qui peuvent survenir au cours de son exécution. Il serait alors souhaitable de les inciter à renégocier les termes de leur contrat et trouver par elles-mêmes un accord à l’amiable au moment de la survenance de la crise, tout en évitant l’abus d’une position avantageuse d’une partie sur l’autre [32].

Au reste, il se peut que ni l’une ni l’autre des parties ne soient capables de surmonter les épreuves difficiles que présentent certains risques de grande ampleur. Il serait alors important que l’État prenne des mesures appropriées pour venir en aide aux parties vulnérables.


[1] Le droit japonais ne retenant pas le principe de non-cumul des responsabilités, la victime peut former la demande des dommages et intérêts sur le fondement de la responsabilité contractuelle ou délictuelle.

[2] Nous allons surtout nous intéresser aux règles législatives et jurisprudentielles, même si les aménagements conventionnels sont tout à fait possibles. En effet, les contractants peuvent insérer dans le contrat des clauses visant à gérer l’imprévu, telles que les clauses de force majeure ou de hardship. Dans ces cas, la prise en charge des risques serait définie par l’interprétation desdites clauses. En ce qui concerne la clause prévoyant les effets de la force majeure insérée dans le modèle des conditions générales des contrats d’entreprise de construction, le ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement et des Transports a suggéré une interprétation selon laquelle la pénurie des matériaux liée à la crise de la Covid, ainsi que la contamination des travailleurs par le virus pourraient constituer des cas de force majeure (v. par exemple la communication du 17 avril 2020 [en ligne]).

[3] Le paiement du prix pourrait aussi être perturbé, soit parce que la gestion du paiement au sein de B s’est compliquée, soit parce que B se trouve désormais en difficulté financière. Il s’agit d’un cas de retard d’exécution. Il faut noter toutefois que l’inexécution de l’obligation de payer une somme d’argent obéit à un régime spécial. En effet, selon l’article 419 du Code civil japonais, « lorsque l’obligation a pour objet une somme d’argent, le montant des dommages et intérêts à raison de l’inexécution se détermine d’après le taux légal des intérêts à compter du moment où le débiteur est en demeure pour la première fois. Si, toutefois, le taux conventionnel dépasse le taux légal, le taux conventionnel sera appliqué. » (al. 1) ; « le créancier n’est pas tenu d’établir le préjudice par lui subi pour obtenir les dommages et intérêts prévus à l’alinéa précédent » (al. 2) ; « concernant les dommages et intérêts prévus à l’alinéa 1, le débiteur n’est pas admis à invoquer la force majeure pour repousser la demande du créancier » (al. 3).

[4] Il s’agirait souvent d’un retard d’exécution, car en général, le débiteur (A) pourra reprendre son activité une fois que la situation se stabilise. Le créancier (B) pourra alors à nouveau demander la délivrance de la chose vendue. En revanche, si l’exécution est devenue définitivement impossible, la demande d’exécution sera écartée (CCJ, art. 412-2, al. 1 : « lorsque l’exécution d’une obligation est impossible compte tenu du contrat, d’autres faits générateurs de l’obligation ou encore le sens commun (shakaï-tsûnen) des transactions, le créancier ne peut demander son exécution »).

[5] « Lorsque le débiteur manque à l’exécution de son obligation de manière conforme à sa teneur, ou lorsque l’exécution de l’obligation est impossible, le créancier peut demander la réparation du dommage qui lui est causé, à moins que l’inexécution de l’obligation ne soit due à une cause non imputable au débiteur compte tenu du contrat, d’autres faits générateurs de l’obligation ou encore le sens commun (shakaï-tsûnen) des transactions. »

[6] En cas de réponse affirmative, reste à savoir le sort de la contrepartie : le créancier (B) pourra refuser l’exécution de son obligation, soit en invoquant l’exception d’inexécution (CCJ, art. 533 : « L’une des parties à un contrat bilatéral peut refuser l’exécution de sa propre obligation jusqu’à ce que l’autre partie offre d’exécuter la sienne (y compris l’exécution de l’obligation de payer des dommages et intérêts à la place de l’exécution de l’obligation), si, du moins cette dernière est exigible »), soit par le jeu de la théorie des risques si l’exécution par A est devenue impossible (CCJ, art. 536, al. 1 : « Si l’exécution d’une obligation est devenue impossible par suite d’un fait qui ne peut être imputé à aucune des deux parties, le créancier peut refuser l’exécution de la contre-prestation »). Il est aussi possible que le créancier procède à la résolution du contrat, avec (CCJ, art. 541) ou sans sommation (en cas d’impossibilité d’exécution : CCJ, art. 542, al. 1), le droit à la résolution n’étant exclu que si l’inexécution est due à une cause imputable au créancier (CCJ, art. 543). Le créancier peut exercer son droit à la résolution au moyen d’une simple déclaration de volonté adressée à l’autre partie (CCJ, art. 540).

[7] Y. Shiomi, Shin saïken-sôron I, Shinzansha, 2017, pp. 383 et s. ; H. Nakata, Saïken-sôron, Iwanami-Shoten, 4e éd., 2020, p. 160.

[8] La cause imputable au débiteur comme condition de la responsabilité contractuelle est l’un des sujets qui a fait couler beaucoup d’encre. Si la notion était traditionnellement assimilée à celle de la faute, qui servait de fondement à la responsabilité contractuelle, selon le nouveau courant doctrinal, la responsabilité contractuelle repose sur la force obligatoire du contrat tout en admettant que l’exonération du débiteur soit justifiée par une cause qui ne lui est pas imputable. Sur le débat autour de « la cause non imputable au débiteur », v. H. Nakata, « Songaï-baïshô ni okeru « Saïmusha no seme ni kisurukoto ga dekinaï jiyû » », N. Segawa et al. (sous la dir.), Minjisekinin-hô no Furontia, Yûhikaku, 2019, p. 245.

[9] La distinction entre l’impossibilité et la simple difficulté d’exécution n’est pas toujours claire. En effet, la notion d’impossibilité d’exécution, qui est appréciée d’après le fait générateur de l’obligation, c’est-à-dire le contrat, ou encore « le sens commun (shakaï-tsûnen) des transactions » (CCJ, art. 412, al. 1er), comprend les cas où l’exécution n’est pas matériellement impossible mais excessivement onéreuse par rapport à l’intérêt du créancier (dans le même sens, v. C. civ., art. 1221 N° Lexbase : L1985LKQ). La délimitation entre un tel cas d’impossibilité (dit « impossibilité de fait ») et un cas où l’exécution est possible mais coûteuse (dit « impossibilité économique », mais qui ne constitue pas un cas d’impossibilité au sens du CCJ, art. 412, al. 1), est assez délicate. Sur cette question, v. H. Ishikawa, « Rikôsêkyûken-haïjo-hôri to jijôhenkô-hôri no kyôgô », Jurist n° 1434, 2011, p. 11.

[10] Haute Cour, 6 décembre 1944, Minshû, vol. 23, p. 613.

[11] T. Taniguchi et K. Igarashi (sous la dir.), Shinban chûshaku-minpô (13), éd. revue, Yûhikaku, 2006, pp. 71 et s.

[12] L’arrêt le plus récent portait sur le sort des privilèges réservés aux membres d’un club de golf, lorsque le club a dû effectuer de grands travaux de réfection à la suite de l’effondrement d’un talus sur le terrain. Le club soutenait que les privilèges des demandeurs ayant refusé de payer un supplément n’ont plus lieu d’être, en application de la théorie de changement de circonstances. Toutefois, l’arrêt a rejeté l’argument du club estimant que l’effondrement du talus n’était pas imprévisible pour le club et lui était donc imputable (Cour suprême, 1 juillet 1997, Minshû, vol. 51, n° 6, p. 2452).

[13] Lors des travaux préparatoires de la réforme du droit des obligations adoptée en 2017, l’introduction de cette théorie dans le Code civil a été débattue au sein de la Commission de Législation auprès du ministère de la Justice, mais finalement, elle n’a pas été retenue. Sur le débat, v. T. Yoshimasa, « Jijôhenkô no hôri », in M. Yasunaga et al. (sous la dir.), Saïkenho-kaïsei to minpô-gaku, 2, Shôji-Hômu, 2018, p. 449.

[14] V. l’analyse de H. Ishikawa, « Keiyaku-jô no kiki to jijôhenkô no hôri », in Tôdaï-Shaken et al. (sous la dir.), Kiki-taïô no shakaïkagaku, 2, Tôdai-shuppankaï, 2019, pp. 38 et s.

[15] « À partir du moment où le débiteur offre d’accomplir son obligation, il est dispensé des conséquences de son inexécution. »

[16] « Si les frais d’exécution de l’obligation sont augmentés en raison du refus du créancier d’en accepter l’exécution ou parce qu’il se trouve dans l’impossibilité de l’accepter, il lui en incombe la prise en charge. »

[17] V. Cour suprême, 3 décembre 1965, Bull., vol. 19, n° 9, p. 2090.

[18] V. O. Morita, « Rikôfunô to jijôhenkô », Hôgaku-kyôshitsu, n° 372, 2011, p. 25. L’auteur évoque cette possibilité dans un exemple hypothétique en supposant qu’à la suite du tremblement de terre de mars 2011, un terrain – objet d’un contrat de vente – se trouvant sur un lieu élevé reste intact alors que ses alentours ont été grièvement touchés par le tsunami. Dans ce cas, la théorie de changement de circonstances pourrait venir en aide à l’acheteur, lorsqu’il existe un déséquilibre significatif entre les intérêts des parties par suite de la baisse de la valeur du terrain ou parce que la réalisation de l’objectif du contrat, comme la construction d’un entrepôt sur le terrain, est devenue impossible.

[19] Un problème similaire est débattu en France. V. entre autres, M. Behar-Touchais, « L’impact d’une crise sanitaire sur les contrats en droit commercial », JCP E, 2020, 1162 ; F. Danos, « Le paiement des loyers relatifs aux baux commerciaux et la crise du Covid-19 », JCP E, 2020, 1179 ; F. X. Testu, « La dette de loyers commerciaux pendant la période de fermeture ordonnée par le gouvernement », D., 2020, p. 885 ; C. Jamin, « Paiement du loyer des baux commerciaux : libre lecture de l’article 1221 du Code civil », D., 2020, p. 888. Récemment, la Cour de cassation a rendu une décision sur cette question (Cass. civ. 3, 30 juin 2022, no 21-20.127, FS-B N° Lexbase : A858778K ; 30 juin 2022, no 21-20.190, FS-B N° Lexbase : A859678U; 30 juin 2022 no 21-19.889, FS-D N° Lexbase : A194279S). Selon la Cour, le bailleur n’a pas manqué à son obligation de délivrance au cours des périodes pendant lesquelles les commerces non essentiels ont été fermés par décret gouvernemental, même si le preneur n’a pu exercer son activité commerciale. Selon les décisions, les locataires, qui sont créanciers, ne peuvent se prévaloir de la force majeure et ne sont donc pas fondés à demander la résolution du contrat ou sa suspension. Enfin, la fermeture administrative des commerces ne peut être assimilée à une perte de la chose au sens de l’article 1722 du Code civil.

[20] Le bailleur est obligé non seulement de délivrer au preneur la chose louée, mais aussi d’en faire jouir ce dernier (CCJ, article 601 : « le louage produit effet par l’engagement que prend l’une des parties de fournir à l’autre l’usage et la jouissance d’une chose et l’engagement que prend l’autre partie de lui payer le loyer et de lui rendre la chose délivrée lorsque le contrat prend fin »).

[21] Pour être précis, s’il est opportun de penser que les créances concrètes de loyer correspondant à chaque période naissent au fur et à mesure, nous pouvons en même temps penser que la créance de loyer en sens abstrait qui forme la base de chaque créance est née au moment de la conclusion du contrat de bail. Sur cette question, v. H. Morita, Saïkenhö-kaïsei wo fukameru, Yûhikaku, 2013, pp. 107 et s.

[22] Cour suprême, 21 juillet 1961, Minshû, vol. 15, n° 7, p. 1952.

[23] Haute Cour, 11 décembre 1915, Minroku, vol. 21, p. 2058 (l’inexécution du bailleur de l’obligation de réparer la chose louée). En revanche, si la chose louée est dans un état apte à l’usage et à la jouissance, le preneur doit payer le loyer même s’il ne l’utilise pas (Haute Cour, 29 septembre 1904, Minroku, vol. 10, p. 1196).

[24] « Lorsqu’il n’est plus possible d’user ou de jouir d’une partie de la chose louée en raison de sa destruction ou pour toute autre cause, et que cette cause n’est pas imputable au preneur, le loyer est réduit en proportion de la partie qui ne peut plus faire l’objet d’usage et jouissance. » Lorsque les conditions prévues par cet article sont remplies, la réduction du loyer se fera de plein droit (comp. C. civ., art. 1722 N° Lexbase : L1844ABW). En effet, l’ancien article 611, alinéa 1er du Code civil japonais prévoyait la diminution du loyer sur demande du preneur, ce qui a été modifié par la réforme du droit des obligations de 2017 (entrée en vigueur le 1er avril 2020).

 S’il n’est plus possible d’user ou de jouir de la totalité de la chose louée en raison de sa destruction ou pour toute autre cause, le contrat de location prend fin (CCJ, art. 616-2).

[25] « Le bailleur est tenu de faire les réparations nécessaires à l’usage et à la jouissance de la chose louée, à moins que la réparation ne soit devenue nécessaire en raison d’une cause imputable au preneur. »

[26] « Lorsque le preneur d’un fonds de terre destiné à la culture ou à l’élevage a, par suite de force majeure, retiré du fonds un revenu inférieur au loyer, il peut demander que le loyer soit réduit au montant du revenu donné par le fonds. »

[27] V. l’article 24, alinéa 9 de la loi no 31 de 2021 sur les mesures spéciales contre les nouveaux types de grippes etc ; article 31-6 (en cas de situation nécessitant des mesures de « freinage renforcé »), article 45, alinéa 2 et alinéa 3 (en cas de déclaration d’« état d’urgence ») de la même loi, modifiée en février 2021.

[28] Nous pouvons penser que c’était le cas pour les centres commerciaux ayant une surface de plus de 1 000 m2 pendant la première période du troisième « état d’urgence ».

[29] Nous pouvons penser que c’était le cas pour les restaurants qui servent des boissons alcoolisées ou les établissements de karaoké sous le troisième « état d’urgence ».

[30] T. Yoshimasa, « Shingata corona virus kansenshô to hô no yakuwari », Hôgaku-kyôshitsu, n° 486, 2021, pp. 19 et s.

[31] K. Matsui, « Corona-ka niokeru yachin-mondai », Hôritsu-jihô, vol. 92, n° 10, 2020, p. 2.

[32] Concernant la nécessité d’encadrer la renégociation à l’amiable, v. H. Ishikawa, « Pandemic niyoru jijôhenkô to keiyaku no kaïtei », Jurist, n° 1550, 2020, p. 54 et s.

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Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : Covid-19 et responsabilité contractuelle

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par Olivier Gout - Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Codirecteur de l’Équipe Louis Josserand

Le 28 Juillet 2022

La crise de la Covid-19 a largement contrarié la vie contractuelle. Nombreux sont en effet les contrats qui ont été momentanément ou durablement impactés par les effets dévastateurs de la pandémie. Les raisons sont multiples et bien connues : maladie des contractants, confinements à répétition, fermetures temporaires d’établissements, restrictions voire interdictions de déplacements.

Les victimes contractuelles se comptent donc par dizaine de milliers pour ne pas dire par centaines de milliers et la question se pose de savoir comment le droit a pu ou peut leur venir en aide.

À vrai dire les victimes contractuelles peuvent être recensées des deux côtés d’un acte. Il y a celles qui ont été frustrées de ne pas avoir pu bénéficier des effets attendus du contrat passé [1], celles qui n’ont pas pu s’acquitter de leurs obligations en raison des contraintes liées à la crise, voire été empêchées d’exécuter le contrat, et qui ont été assignées en exécution ou en responsabilité. Peuvent donc être victimes de la situation les créanciers contractuels comme les débiteurs contractuels.

Seuls nous intéresseront, dans le cadre de cette intervention, les débiteurs contractuels, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas pu exécuter le contrat. La question se pose en effet de savoir, les concernant, s’ils peuvent se prévaloir de la situation de la pandémie et donc de la crise de la Covid-19, pour échapper à leurs engagements contractuels. Autrement dit, peuvent-il être comptables, ou jugés responsables, de l’inexécution du contrat ?

Comme il est possible de le mesurer, cette intervention peut être perçue comme étant en léger décalage avec les autres présentées dans le cadre de ce séminaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous l’avons intitulé « le cas particulier de la responsabilité contractuelle ». La question que nous nous sommes posée est en effet celle de savoir ce que peut risquer un contractant qui n’a pas pu exécuter un contrat ou pas pu l’exécuter correctement en raison de la crise de la Covid-19.

Ne pas exécuter un contrat peut engendrer plusieurs types de conséquences ou du moins des sanctions différentes qui peuvent tantôt affecter le contrat, tantôt affecter la personne à l’origine de l’inexécution [2]. L’inexécution d’un contrat peut entraîner sa résolution mais peut aussi conduire à engager la responsabilité civile de celui qui, à l’origine de l’inexécution, cause un préjudice à son cocontractant.

Dès lors, la question qu’il convient de se poser est de savoir s’il est possible de tirer argument de la crise de la Covid-19 pour justifier l’inexécution d’un contrat et échapper au paiement de dommages-intérêts alors même que cette inexécution peut être source de dommage pour le créancier. Pour le profane, la réponse est assurément affirmative et relève presque du bon sens. Mais pour le juriste, les données sont plus complexes car il importe de se demander si les conditions sont réunies pour échapper à sa responsabilité ou pour renégocier le contrat.

Avant d’aller plus loin, deux précisions, et non des moindres, s’imposent.

Tout d’abord, les observations que nous allons formuler, au moins dans un premier temps, concerneront pour l’essentiel des contrats conclus avant le mois de mars 2020. Pour quelle raison ? Parce que, dès lors qu’une pandémie peut être intégrée dans le champ contractuel, c’est-à-dire peut être envisagée par les contractants, il n’est plus possible, ou du moins plus difficile, de s’en prévaloir pour échapper à sa responsabilité du fait de l’inexécution du contrat. N’oublions pas que le contrat est un « acte de prévision » pour reprendre l’expression d’Hariou, ou « une emprise sur l’avenir » selon les mots de Ripert [3]. Il conviendra alors de dire quelques mots des contrats conclus postérieurement afin d’indiquer comment les contractants peuvent s’adapter pour échapper à leur responsabilité.

Ensuite nous ferons fi, dans le cadre des développements à venir, des remèdes réglementaires qui avaient été proposés aux contractants. Le ministre de l’Économie avait annoncé, dès le 28 février 2020, que le coronavirus serait considéré comme un cas de force majeure pour les entreprises [4] et précisé que, pour tous les marchés publics de l’État, les pénalités ne seront pas appliquées en cas de retard de livraison. Ainsi, les ordonnances du 25 mars 2020 [5] ont introduit des solutions exceptionnelles, et donc temporaires, pour gérer la situation liée à l’impossibilité d’exécuter un contrat au lendemain des confinement. Les mesures ainsi mises en place ne concernent qu’une poignée de contrats pendant une période limitée. Il ne paraît dès lors guère utile d’exposer ces situations contractuelles faites pour ne pas durer.

Notre réflexion se concentrera dès lors sur le droit commun des contrats, celui du Code civil, et conduira à nous poser la question de savoir si la crise de la Covid-19 peut justifier l’inexécution du contrat, ou du moins permettre d’échapper aux différentes sanctions de l’inexécution et en partie à la mise en œuvre de la responsabilité contractuelle [6]. Il nous semble important de distinguer deux moments dans cette réflexion car si la pandémie paraît constituer aujourd’hui, et pour certains contrats, une circonstance atténuante, il n’en ira pas sans doute pas de même demain, fort de cette nouvelle expérience.

I. Aujourd’hui [7] – L’excuse de la Covid-19

Notre hypothèse de travail est celle dans laquelle un contractant ne peut exécuter le contrat en raison de la situation pandémique. Il importe en effet de noter, comme l’a récemment affirmé la Cour de cassation, à propos de l’article 1218 al. 1er du Code civil N° Lexbase : L0930KZH, qui vient définir les conditions requises pour pouvoir se prévaloir d’un événement présentant les caractéristiques de la force majeure, que le créancier qui n’a pas pu profiter de la prestation ne peut pas invoquer la force majeure pour demander la résolution du contrat [8]. Ainsi, celui qui aurait loué au début de l’année 2020 un appartement à la montagne pour skier en décembre 2020 ou en janvier 2021 ne pourrait se prévaloir de la force majeure pour se faire rembourser dès lors que le loueur est en mesure de lui proposer la location ainsi réservée. La solution peut paraître sévère pour notre malheureux vacancier, mais elle paraît conforme à la lettre et à l’esprit de l’article 1218 du Code civil N° Lexbase : L0930KZH.

Cela étant précisé, on s’accorde à considérer qu’il existe en France au moins deux remèdes qui peuvent être invoqués par celui qui ne parvient pas à exécuter le contrat pour échapper à une sanction. L’existence d’un événement présentant les caractéristiques de la force majeure et le recours au jeu de la révision pour imprévision. Revenons successivement sur ces deux outils.

A. La force majeure

On lit parfois, dans les écrits des juristes français, que lors de précédentes épidémies, les juridictions françaises étaient hostiles à reconnaître l’existence d’un cas de force majeure pour justifier la mauvaise exécution d’un contrat [9]. Seulement il importe de préciser que ces décisions n’émanent pas de la Cour de cassation et n’ont donc pas la même portée jurisprudentielle. Il est dès lors difficile de leur conférer un poids trop conséquent. De surcroît, il est possible de défendre l’idée que nous ne sommes pas exactement dans la même situation que les épidémies précédentes : il n’échappera à personne que la période que nous venons de traverser était, pour le moins, inédite. Qui pourrait raisonnablement le nier ? La crise liée à la situation sanitaire est internationale et a conduit à la mise en place de mesures particulièrement drastiques dans la plupart des pays du monde. Quant à son ampleur dans les différents pays concernés, elle est, là encore, sans commune mesure au regard des expériences vécues jusqu’alors. Les épidémies liées aux virus H1N1, à la Dengue ou Ebola ne sont donc pas véritablement comparables.

Quoi qu’il en soit, pour savoir si nous sommes confrontés à une situation présentant les caractéristiques de la force majeure, il convient tout simplement de vérifier que les conditions d’application telles qu’édictées par l’article 1218 du Code civil N° Lexbase : L0930KZH sont réunies. Quatre conditions sont posées par ce texte.

1/ Il importe d’établir, pour commencer, un événement échappant au contrôle du débiteur. Dès lors que l’inexécution est directement liée à l’épidémie de la Covid-19, la condition devrait être considérée comme remplie.

2/ Il faut vérifier, ensuite, que l’événement litigieux était imprévisible au moment de la formation du contrat. Plus précisément, indique le texte, l’événement ne devait pas pouvoir être raisonnablement être prévu au moment de la conclusion du contrat. Il convient alors de distinguer pour deux types de contrats ainsi que nous l’avons déjà laissé entendre :

  • ceux conclus avant le début de la pandémie : la Covid-19 est une maladie nouvelle, inconnue chez l’homme pour laquelle il n’existait pas de vaccin. De surcroît, la vitesse et l’ampleur de sa propagation au niveau national et mondial sont inédites. La condition de l’imprévisibilité semble donc exister ici [10] ;
  • en revanche, pour les contrats conclus ou renouvelés, ce qui juridiquement fait naître un nouveau contrat [11], après l’apparition de l’épidémie, la condition de l’imprévisibilité pourra ne pas être considérée comme remplie [12]. Les contractants ont ici été en mesure d’intégrer cet élément dans le champ contractuel. Ils tomberont sous le coup de la situation que nous évoquerons dans la deuxième partie de cet exposé.

3/ La troisième condition évoque, je cite le texte, « les effets ne pouvant pas être évités par des mesures appropriées ». Cette condition distingue un cas présentant les caractéristiques de la force majeure et celui d’un événement relevant de l’imprévision, la rendant « simplement » plus difficile ou onéreuse. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la force majeure « financière » n’existe en principe pas pour le débiteur de l’obligation de payer une somme d’argent : comme l’a énoncé la Cour de cassation, que je cite : « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure » [13]. En dehors de cette hypothèse particulière, on peut là encore admettre que cette condition est remplie dans le cadre de la Covid-19, notamment en raison des mesures de restrictions liées aux déplacements et de fermetures imposées.

4/ Enfin, la quatrième condition est celle relative à l’impossibilité d’exécution. Cette condition peut être réunie, par exemple, parce que le débiteur, ses salariés, les membres de son équipe ou ceux à qui il sous traite l’exécution du contrat, sont affectés par des syndromes invalidants. Par ailleurs, le confinement, le couvre-feu ou la fermeture d’établissements peuvent conduire à une désorganisation de la production rendant impossible l’exécution de prestations contractuelles.

En définitive, et pour conclure sur cette question, il semble tout à fait envisageable au regard de ce texte, et donc du droit français, de se prévaloir de l’existence d’un cas revêtant les caractéristiques de la force majeure, dès lors qu’il sera possible de prouver la réunion de ces quatre éléments. Cela a d’ailleurs déjà été admis par certaines juridictions du fond [14]. Une analyse s’imposera toutefois au cas par cas, car il est tout à fait possible de considérer que de nombreux contrats pouvaient être honorés. Pour ceux-ci alors, si la force majeure paraît difficile à envisager, reste la technique de l’imprévision.

B. L’imprévision

À côté de la force majeure, l’autre outil à la disposition des contractants est celui de la révision pour imprévision. Alors que la force majeure rend le contrat impossible à exécuter, l’imprévision engendre une difficulté d’exécution devenue excessivement onéreuse. Il convient alors de mobiliser l’article 1195 du Code civil N° Lexbase : L0909KZP. Ce texte dispose que « si un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer les risques, celle-ci peut demander une renégociation du contrat ».

Le caractère imprévisible de l’événement paraissant acquis, il importe de se demander si l’exécution « excessivement onéreuse » concerne seulement les hypothèses dans lesquelles le coût de la réalisation de la prestation devient « excessivement onéreux » ou si cela vise également l’hypothèse dans laquelle la valeur de la prestation reçue devient significativement inférieure au prix convenu. Si le texte semble seulement viser la première hypothèse, des auteurs considèrent que la diminution de la contrepartie, et donc un rapport coût-avantage devenu négatif, devrait être pris en compte [15]. L’avenir dira si cette proposition prospère, car un contentieux pourrait naître sur ce point, du fait notamment de litiges post-épidémie. Le juge tranchera.

Par ailleurs il existe une autre question qui est de savoir si « l’excessive onérosité » doit être appréciée objectivement, c’est à dire au regard du contrat en cause, ou subjectivement, c’est-à-dire au regard des facultés du débiteur. L’appréciation objective semble devoir être privilégiée car le mécanisme de l’imprévision a été conçu pour corriger les bouleversements extérieurs aux contractants. Tel est en tout cas le sentiment de la majorité de la doctrine [16].

Pour cette raison, il n’est donc pas certain que l’imprévision permette de remédier à toutes les difficultés qu’éprouveraient certains débiteurs dont la situation économique serait obérée.

En tout état de cause, il faut noter que le système mis en place par l’article 1195 du Code civil N° Lexbase : L0909KZP a vocation à privilégier la négociation amiable. On peut penser, ou du moins espérer, qu’il en sera ainsi au regard du contexte né de la pandémie, ne serait-ce que parce qu’il ne paraît pas souhaitable de sanctionner systématiquement le contrat ou les contractants en difficulté quant à l’exécution de leurs obligations. La remarque est d’autant plus vraie pour les contrats qui sont nés postérieurement à la naissance de la pandémie.

II. Demain : L’adaptation des contrats aux pandémies à venir

On sait désormais qu’il va falloir vivre avec le coronavirus dans les années à venir. C’est peut-être l’un des seuls points sur lesquels les virologues s’accordent même si, encore aujourd’hui, il est particulièrement délicat de mesurer, avec le développement de la vaccination et les multiples variants, l’impact du virus et de ses mutations sur notre vie de demain. Quoi qu’il en soit, il n’est plus possible d’ignorer que des épidémies mondiales de grande ampleur sont dorénavant susceptibles de troubler la vie juridique. Les contractants ne peuvent plus en faire fi. Dès lors, la question se pose de savoir quelles conséquences en tirer puisque, on l’a dit, il paraîtra difficile de se prévaloir d’un événement présentant les caractéristiques de la force majeure. Les juristes ne sont pas dépourvus de tout outil. La liberté contractuelle permettra aux contractants d’anticiper et de régir en amont les conséquences à tirer de l’existence d’une crise sanitaire. La loyauté contractuelle est par ailleurs susceptible de conduire à une adaptation du contrat.

A. La liberté contractuelle : la gestion contractuelle des crises à venir

Les contractants n’ont pas attendu la crise de la Covid-19 pour anticiper d’éventuelles difficultés d’exécution du contrat. Les contrats regorgent de clauses relatives au principe de la responsabilité ou au montant de la réparation. Ils contiennent également des clauses venant tirer les conséquences de changement de circonstances qui pourraient modifier la donne contractuelle telle qu’initialement envisagée par une ou deux parties. Il n’est pas question de dresser la liste de ces clauses, ni de faire état de leur régime juridique dans le cadre de cette présentation.

Toutefois, il paraît important d’insister sur le fait qu’il y a tout lieu de penser que les rédacteurs de contrats vont tirer les conséquences de la difficile expérience que nous venons de vivre afin de tenir compte des risques liés à la Covid-19 et aux pandémies d’une manière plus générale [17].

Ainsi, sans prétendre à l’exhaustivité, le débiteur d’une obligation contractuelle pourrait, par exemple, s’engager à faire son affaire personnelle de la difficulté d’exécution ou d’impossibilité d’exécution que le risque de la Covid-19 pourrait engendrer [18] et donc à poursuivre l’exécution du contrat en dépit de l’augmentation du coût lié à la Covid-19. Ce contractant renoncerait ainsi à se prévaloir de l’imprévision et donc de l’article 1195 du Code civil N° Lexbase : L0909KZP. Ce type de stipulation est déjà présent dans de nombreux contrats puisque l’article 1195 N° Lexbase : L0909KZP est un texte supplétif de volonté, si bien que les contractants peuvent tout à fait y déroger.

Il est même possible de s’exposer davantage en acceptant un remboursement du cocontractant empêché de bénéficier de la prestation en raison de la Covid-19 (tel serait le cas dans l’hypothèse où un client contaminé par le virus ou un touriste renoncerait à un voyage au regard de la situation ou à une réservation effectuée dans un hôtel). Le secteur du tourisme est particulièrement concerné et certaines plateformes n’ont pas hésité à s’engager à rembourser intégralement les réservations en cas d’annulation à la suite d’une évolution de la crise sanitaire. Les compagnies aériennes proposent également des formules de ce type.

Dans un registre voisin, les contractants peuvent envisager d’assouplir les règles contractuelles afin de limiter certaines conséquences normalement attachées à l’inexécution du contrat. À ce titre, ils pourront assouplir les délais d’exécution en cas de crise sanitaire, prévoir la possible rupture du contrat sans indemnité.

Les rédacteurs d’actes auront également dorénavant la tentation de préciser certaines notions, comme « le changement de circonstances imprévisibles » ou celle « d’exécution excessivement onéreuse » visées par l’article 1195 du Code civil N° Lexbase : L0909KZP. Ces clauses ne devront toutefois pas favoriser l’une des parties au détriment de l’autre au risque de tomber sous le coup de la législation relative aux clauses abusives qui joue dorénavant pour tous les contrats d’adhésion (C. civ., art. 1171N° Lexbase : L1981LKL).

S’agissant du cas particulier de la force majeure, un auteur a pu se demander si nous n’allions pas assister à une systématisation des clauses de force majeure, la caractérisation de la force majeure et de ses conséquences dépendant largement de l’appréciation au cas par cas des tribunaux [19]. Quoi qu’il en soit, les contractants pourront introduire des clauses dédiées et prévoir par exemple qu’une pandémie sera appréhendée par les contractants comme un événement présentant les caractéristiques de la force majeure ou alors l’inverse si tel est leur souhait, quitte à redéfinir la notion de force majeure dans leur contrat. S’ils recensent les hypothèses de force majeure, il serait souhaitable pour ces derniers de préciser que la liste est limitative ou énonciative. Il conviendrait également de bien indiquer quels sont les effets de la force majeure ou de la pandémie sur le contrat. Il s’agira au moins de la suspension du contrat, sauf peut-être lorsque cela dépassera un certain laps de temps. Et cela pourra conduire à la résolution du contrat, y compris si c’est le créancier qui se prévaut de la force majeure, notamment pour neutraliser la jurisprudence préalablement évoquée du 25 novembre 2020 (Cass. civ. 1, 25 novembre 2020, n° 19-21. 060, FS-P+B+I N° Lexbase : A551737H).

Encore une fois, loin de nous l’idée d’être ici exhaustif, mais simplement de convaincre de l’existence des nombreuses ressources contractuelles pouvant conduire à aménager la responsabilité contractuelle en cas de nouvelle pandémie depuis que la Covid-19 accompagne notre quotidien. Mais même en l’absence de ces clauses, le jeu de la bonne foi contractuelle pourrait venir prendre le relai et pour cette raison est un outil qui ne saurait être négligé.

B. Le respect de la loyauté contractuelle

L’exigence de loyauté contractuelle qui a pu, par le passé, conduire la jurisprudence à exiger que les parties renégocient un contrat [20], pourrait être à nouveau mobilisée. Depuis la réforme du droit des contrats issue de l’ordonnance du 10 février 2016 (ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations N° Lexbase : L4857KYK), la bonne foi contractuelle visée par l’article 1104 du Code civil [21] fait partie des principes directeurs du droit des contrats et figure ainsi, avec le principe de la liberté contractuelle (C. civ., art. 1102 N° Lexbase : L0823KZI) et celui de la force obligatoire des contrats (C. civ., art. 1103 N° Lexbase : L0822KZH) au sein des dispositions liminaires du sous-titre consacré au contrat. Ces trois principes expriment les valeurs qui régissent dorénavant le droit des contrats, ou encore « la couleur contractuelle » de la discipline.

L’exigence de bonne foi suppose ainsi au minimum, dans l’exécution du contrat, sincérité, sans malice ni tentative de nuire. Elle oblige les parties à coopérer et surtout à ne pas sacrifier les intérêts d’un des contractants. Autrement dit, une obligation de « confraternité contractuelle » doit régir les relations des parties [22]. Un auteur a ainsi soutenu que la Covid-19 pourrait engendrer une « nouvelle vague du solidarisme imposée par les circonstances » [23]. Et cet auteur d’ajouter que « le juge n’hésitera pas en période de crise à revenir aux instruments classiques, parmi lesquels le principe de bonne foi et le devoir de collaboration, si les outils trop stricts que sont la force majeure et l’imprévision ne permettent pas de lutter efficacement contre toutes les injustices » [24]. Le solidarisme contractuel pourrait ainsi trouver un écho particulier dans le contexte actuel chez les juges, compte tenu notamment de l’importance accordée à la solidarité dans les mesures mises en place par les pouvoirs publics dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire [25]. Un tribunal judiciaire a d’ailleurs déjà pu faire expressément référence à cette obligation d’exécuter loyalement les contrats affectés par la Covid-19. Les juges ont en effet rappelé que « selon l’article 1134 devenu 1104 du Code civil, les contrats doivent être exécutés de bonne foi, ce dont il résulte que les parties sont tenues, en cas de circonstances exceptionnelles, de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives » [26].

Quoi qu’il en soit, et cela sera notre mot de conclusion, la vie contractuelle sera longuement marquée par cet épisode ou plutôt ce long feuilleton de la Covid-19. De là à dire qu’elle sera immunisée contre le virus, il est possible d’en douter…


[1] Tel est le cas de l’acquéreur d’une maison qui n’a pas été livrée dans les délais fixés ou de l’acheteur d’un produit commandé qui n’a pas pu être fabriqué comme initialement prévu.

[2] V. art. 1217 du Code civil N° Lexbase : L1986LKR.

[3] Cités l’un et l’autre par Ch.-E. Bucher, « La force majeure et l’imprévision remèdes à l’épidémie de covid-19 ? », Contrats Concurrence Consommation n° 4, Avril 2020, étude 5.

[4] Évidemment, cette déclaration ne lie pas les juges.

[5] Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire et à l'adaptation des procédures pendant cette même période N° Lexbase : L5730LW7.

[6] Sur la question v. M. Behar-Touchais, L’impact d'une crise sanitaire sur les contrats en droit commercial - À l'occasion de la pandémie de Covid-19, JCP E 2020, n° 1162 ; J. Heinich, L'incidence de l'épidémie de coronavirus sur les contrats d'affaires : de la force majeure à l'imprévision, D. 2020. 611 ; C.-E. Bucher, Contrats : la force majeure et l’imprévision remèdes à l’épidémie de Covid-19, CCC avril 2020, n° 5 ; A. Tadros, Le Covid-19 et le droit des contrats, RLDC mai 2020, n° 181, n° 6787 ; A. Fevre et X. Hu, Épidémie de coronavirus (Covid-19) : est-ce un événement de force majeure ?, BRDA 6/20. inf. 26 ; E. Flaicher-Maneval et C. Flatrès, Les relations d'affaires à l'épreuve du Covid-19, BRDA 11/20, inf. 26 ; Pour aider les parties.

[7] Lorsque cette intervention a été présentée, certains contractants pouvaient subir directement les contraintes d’une situation qu’ils n’avaient pas pu anticiper. C’est dans cette mesure que nous employons cette expression « aujourd’hui ».

[8] Cass. civ. 1, 25 novembre 2020, n° 19-21.060, FS-P+B+I N° Lexbase : A551737H.

[9] Pour la grippe H1N1 voir par exemple : CA Besançon, 8 janvier 2014, n° 12/0229 N° Lexbase : A7931MD4 ; CA Toulouse, 3e ch., 3 octobre 2019, n° 19/01579 N° Lexbase : A2641ZSM ; Pour la dengue voir par exemple : CA Nancy, ch. civ. 1, 22 novembre 2010, n° 09/00003 N° Lexbase : A1459GLM ; pour le Chikungunya v. par exemple : CA Saint-Denis de la Réunion, 29 décembre 2009, n° 08/02114 N° Lexbase : A6009GPA ; CA Basse-Terre, 1re ch., 17 décembre 2018, n° 17/00739 N° Lexbase : A5434YRP ; Pour Ebola voir CA Paris, 6-12, 17 mars 2016, n° 15/04263 N° Lexbase : A8418Q7W.

[10] Dans le même sens, G. Maire, Le contrat et l’après Covid-19, RLD civ., n° 185, 1er octobre 2020 ; J. Heinich, L’incidence de l'épidémie de coronavirus sur les contrats d'affaires : de la force majeure à l’imprévision, D. 2020, p. 611.

[11] V. art. 1214, al. 1er du Code civil N° Lexbase : L0924KZA : « Le renouvellement donne naissance à un nouveau contrat dont le contenue est identique au précèdent mais dont la durée est indéterminée ».

[12] Ainsi en a-t-il été décidé, il y a quelques années, à propos de l'épidémie de chikungunya qui ne présentait pas un caractère imprévisible dès lors qu'elle avait débuté quatre mois avant la signature du contrat : CA Saint-Denis de la Réunion, 29 décembre 2009, n° 08/02114, préc. N° Lexbase : A6009GPA ; adde, à propos d'un contrat conclu pendant la guerre du Golf : Cass. soc., 10 décembre 1996, n° 93-44.847, inédit N° Lexbase : A1551CRU : « la crise du Golf était contemporaine de la signature du contrat de travail, ce dont il résultait que son incidence sur l’exécution du celui-ci n’était pas imprévisible ».

[13] Cass. com. 16 septembre 2014, n° 13-20.306, F-P+B N° Lexbase : A8468MWK.

[14] T. com. Paris, 20 mai 2020, aff. n° 2020016407 N° Lexbase : A21473MH, sur le fondement d'une clause de force majeure, relevant que « la diffusion du virus revêt, à l'évidence, un caractère extérieur aux parties, qu'elle est irrésistible et qu'elle était imprévisible comme en témoignent la soudaineté et l'ampleur de son apparition ».

[15] V. sur la question, Th. Genicon, V° « Imprévision », in dir. D. Mazeaud, R. Boffa et N. Blanc, Dictionnaire du contrat : LGDJ, 2018, p. 653 ; O. Deshayes, Th. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, LexisNexis, 2e éd., 2018, p. 449 et 450 ; Y. Picod, Contrat. Effets du contrat. Imprévision, JCl. Civil Code, fasc. Art. 1195, 2019, n° 58 ; P. Ancel, V° Imprévision, Répertoire de droit civil Dalloz, 2017, n° 75 ; F. Terré, Y. Lequette, Ph. Simler et F. Chénedé, Droit civil Les obligations, Dalloz, 2018, 12e éd., n° 639, p. 717. – S. Horn, La distinction entre onérosité excessive et coût manifestement disproportionné dans le nouveau droit des contrats, AJ contrat 2019, p. 333.

[16] V. sur la question, J. Heinich, L’incidence de l’épidémie de coronavirus sur les contrats d’affaires : de la force majeure à l’imprévision, précité.

[17] V. J. Heinich, L’incidence de l’épidémie sur les contrats d’affaires, art. précité.

[18] En ce sens, G. Maire, Le contrat et l’après Covid-19, RLD civ., préc.

[19] H. Kenfack, Leçons de la pandémie de Covid-19 : la systématisation des clauses de force majeure et d'assurance perte d’exploitation ?, D. 2020, p. 2185.

[20] V. par exemple l’arrêt Huard : Cass. com., 3 novembre 1992, n° 90-18.547 N° Lexbase : A4297ABR.

[21] L’article 1104 du Code civil N° Lexbase : L0821KZG dispose en effet que « Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. Cette disposition est d’ordre public ».

[22] V. par exemple sur l’ensemble de la question, D. Houtcieff, Droit des contrats, 5e éd. 2021, n° 642 et s. Bruylant, coll. Paradigme et les nombreux exemples.

[23] M. Mekki, De l’urgence à l’imprévu du Covid-19 : quelle boîte à outils contractuels ? AJ Contrat 2020, p. 164 ; v. dans le même sens, G. Maire, Le contrat et l’après Covid-19, RLD civ., n° 185, 1er octobre 2020.

[24] M. Mekki, ibid.

[25] V. en ce sens, S. Dwernicki, G. Loyrette, E. Chesneau, Covid-19 : quel avenir pour la force obligatoire du contrat ?, Petites affiches, 29 décembre 2020, n° 260, p. 9.

[26] TJ Paris, sect. 2, 18e ch., 20 juillet 2020, n° 20/04516 {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 59245717, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "TJ Paris, 18\u00e8me, 10-07-2020, n\u00b0 20/04516", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A52483RS"}}.

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Droit de la famille

[Chronique] Droit des personnes et de la famille

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N4417BZM

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par Aurore Camuzat, ATER au Centre de Droit de la Famille, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3 et Aurélien Molière, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Directeur du Master droit de la famille, Directeur adjoint de l’IEJ responsable de la préparation ENM

Le 17 Février 2023

AMP à l’étranger et adoption plénière : des conflits à trancher

♦ CA Lyon, 2e ch. A, 15 juin 2022, n° 21/03365 N° Lexbase : A912377Z

Il est des conflits qu’il est parfois difficile de trancher, notamment en raison d’un contexte familial particulier ou de l’utilisation de notions juridiques floues. Lorsque surgissent, en plus, des dispositions transitoires, la situation se complexifie davantage.

Après plusieurs années de vie en couple, malgré des relations parfois difficiles, deux femmes ont décidé d’avoir un enfant en ayant recours à une insémination artificielle avec tiers donneur. À la suite de sa naissance, le 2 août 2015, les deux femmes ont emménagé ensemble début 2017 et se sont mariées le 29 avril 2017. En parallèle, elles ont entamé des démarches afin que la mère d’intention puisse adopter l’enfant. Par un acte notarié du 4 novembre 2017, la mère biologique a consenti à l’adoption de l’enfant par sa conjointe. Environ deux ans plus tard, le 4 août 2019, alors que les relations entre les deux femmes s’étiolent, la mère d’intention a déposé une requête en adoption plénière de l’enfant de sa conjointe et a demandé que son nom de famille soit adjoint au nom de famille d’origine. La mère biologique a refusé de consentir à cette adoption, aux motifs qu’elles avaient rompu et qu’elles étaient en instance de divorce.

Se prononçant le 6 avril 2021, le tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse a accueilli la demande d’adoption plénière de l’enfant, a statué sur le changement de nom de celui-ci, a indiqué le maintien de la filiation naturelle vis-à-vis de la mère biologique et a ordonné la transcription de ce jugement sur les registres de l’état civil avec la mention du terme « adoption » en marge de l’acte de naissance de l’adopté. La mère biologique, ainsi que ses parents, ont interjeté appel. S’ils ne remettaient pas réellement en cause les conditions de l’adoption plénière, ils considéraient cependant qu’il n’existait aucun projet parental commun et qu’il n’était pas de l’intérêt de l’enfant d’être adopté par la mère d’intention (II). De plus, entre la décision des juges de première instance et celle des juges d’appel, la loi n° 2022-219, du 21 février 2022, visant à réformer l’adoption N° Lexbase : L4154MBH, est adoptée. Étant d’application immédiate, la question était alors de savoir les incidences que pouvait avoir une telle réforme sur ce litige (I).

I. L’incidence relative de l’article 9 de la loi réformant l’adoption

L’article 9, de la loi n° 2022-219, précitée N° Lexbase : L4154MBH, entré en vigueur le 23 février de cette année, met en place un dispositif transitoire permettant, sous certaines conditions et pendant trois ans, l’adoption forcée d’un enfant né dans le cadre d’une assistance médicale à la procréation réalisée par un couple de femmes à l’étranger. Il en va ainsi, notamment, lorsque la mère biologique s’oppose à l’établissement d’un lien de filiation entre l’enfant et la mère d’intention. L’une des conditions d’application de l’article 9 est le refus, sans motif légitime, par la mère biologique, de recourir à la reconnaissance conjointe, prévue par l’article 6, IV, de la loi n° 2021-1017, du 2 août 2021, relative à la bioéthique N° Lexbase : L4001L7C. En effet, l’article 6 permet à un couple de femmes d’effectuer une reconnaissance conjointe de l’enfant devant notaire, dans les trois ans suivant la publication de la loi bioéthique. Ainsi, si la mère biologique refuse de recourir à la reconnaissance conjointe notariée, alors même qu’il existait un projet parental commun et qu’un tel refus est contraire à l’intérêt de l’enfant ou que la protection de celui-ci l’exige, il est possible de recourir à l’adoption forcée, prévue par la loi réformant l’adoption.

Ce dispositif a été mis en œuvre pour la première fois par la cour d’appel de Lyon le 9 juin 2022 (CA Lyon, 2e ch. B, 9 juin 2022, n° 21/09303 N° Lexbase : A427077B). Dans cet arrêt, la mère biologique avait consenti à l’adoption plénière de l’enfant par sa conjointe avant de se rétracter trois semaines après. Elle était donc dans le délai légal de rétractation de deux mois, prévu par l’alinéa 3, de l’article 348-3 du Code civil N° Lexbase : L5152MEK. L’article 9, de la loi n° 2022-219, précitée N° Lexbase : L4154MBH a été appliqué par les juges, car ils ont considéré que le refus de consentir à l’adoption pouvait s’analyser en un refus de recourir à la reconnaissance conjointe.

Or selon les juges d’appel, ce dispositif exceptionnel « n’est cependant pas directement applicable aux faits d’espèce », car « la demande a été initiée par les parties au regard des dispositions des articles 345 et suivants du Code civil » (CA Lyon, 2e ch. A, 15 juin 2022, n° 21/03365 N° Lexbase : A912377Z). L’article 9 de ladite loi N° Lexbase : L4154MBH ne serait pas directement applicable à la situation litigieuse, car il s’agirait d’une demande d’adoption. Si cette exclusion est compréhensible, la justification des juges d’appel l’est nettement moins. En effet, la raison d’un tel refus ne tient pas tant à l’existence d’une requête en adoption plénière de l’enfant du conjoint qu’à l’existence du consentement de la mère biologique à une telle adoption. S’il est vrai que celle-ci s’oppose à l’adoption depuis 2019, il n’en reste pas moins qu’elle y a consenti dans un acte notarié le 4 novembre 2017. Or le délai de rétractation de deux mois est depuis largement écoulé (C. civ., art. 348-3, al. 3 N° Lexbase : L5152MEK). Dès lors, il ne serait pas possible d’invoquer l’article 9 de la loi n° 2022-219, du 21 février 2022, visant à réformer l'adoption N° Lexbase : L4154MBH car il n’existerait pas réellement de refus de recourir à la reconnaissance conjointe notariée. Le consentement à l’adoption par acte notarié aurait ainsi toutes les caractéristiques d’une reconnaissance conjointe, sans pour autant en avoir les effets puisqu’aucun lien de filiation n’est établi entre l’enfant et la mère d’intention.

Les juges d’appel ont poursuivi leur raisonnement en précisant que les conditions légales de l’adoption plénière étaient réunies. Cela ne posait pas grandes difficultés ici, l’enfant n’ayant de filiation établie qu’à l’égard de la mère biologique et celle-ci ayant, vraisemblablement, consentie à son adoption par sa conjointe en 2017 (C. civ., art. 345-1, 1° N° Lexbase : L5150MEH et 348-1 N° Lexbase : L5145MEB). Les réelles difficultés portaient sur l’existence d’un projet parental commun et sur l’intérêt de l’enfant (II).

II. L’incidence prééminente d’un projet parental commun et de l’intérêt de l’enfant

À l’instar du tribunal judiciaire de Bourg-en-Bresse, les juges d’appel ont vérifié l’existence d’un projet parental commun et si l’adoption plénière de l’enfant est conforme ou non à son intérêt.

Les juges relèvent plusieurs éléments témoignant de l’existence d’un projet parental commun. Parmi eux figure l’investissement de la mère d’intention lors de la grossesse de sa compagne, lors de l’accouchement et lors de la prise en charge de l’enfant, qui a pour troisième prénom un prénom tahitien, en référence aux origines de la mère d’intention. L’existence d’un projet parental commun ne pouvant être contesté, il convenait alors de vérifier qu’il était de l’intérêt de l’enfant qu’il soit adopté de manière plénière par la mère d’intention, en application de l’article 353 du Code civil N° Lexbase : L5332ME9. Les juges d’appel précisent, par ailleurs, que ce critère de l’intérêt de l’enfant est rappelé tant par la Cour européenne des droits de l’Homme que par la loi n° 2022-219, du 21 février 2022, visant à réformer l'adoption N° Lexbase : L4154MBH, pourtant non applicable aux faits d’espèce.

La mère biologique invoquait les nombreuses dissensions avec la mère d’intention et notamment une absence de contacts prolongée entre cette dernière et l’enfant. Ces arguments n’ont cependant pas convaincu les juges d’appel de Lyon. En effet, l’absence de contacts pendant deux ans et demi serait entièrement dû à l’exclusion volontaire de la mère d’intention par la mère biologique. De plus, celle-ci a partagé, pendant plusieurs années, la vie de l’enfant et avait le rôle de second parent. Elle a, par ailleurs, effectué les démarches nécessaires auprès du juge aux affaires familiales pour obtenir un droit de visite et d’hébergement, en tant que tiers, et devant le tribunal judiciaire pour adopter de manière plénière l’enfant de sa conjointe. Enfin, les juges ne manquent pas de rappeler que la mère biologique a consenti, en 2017, à une telle adoption. Dès lors, tous ces éléments leur ont permis de considérer qu’il était de l’intérêt de l’enfant d’être adopté de manière plénière par la mère d’intention.

Les juges d’appel ont donc entièrement confirmé le jugement de première instance en ordonnant l’adoption plénière de l’enfant par la mère d’intention, l’adjonction du nom de famille de celle-ci à celui d’origine de l’enfant et la transcription du jugement d’adoption sur les registres de l’état civil.

L’arrêt est particulièrement intéressant en ce qu’il envisage, même s’il l’écarte, l’application de l’article 9 de la loi n° 2022-219, du 21 février 2022, précitée N° Lexbase : L4154MBH dont l’objectif est de simplifier les démarches d’adoption lorsqu’il existe une situation problématique entre deux femmes ayant eu recours à une assistance médicale à la procréation à l’étranger. Il est également surprenant en ce que les arguments relatifs à l’existence d’un projet parental commun et la vérification de l’intérêt de l’enfant sont nettement développés. S’il est vrai que ce type de contentieux est encore relativement rare en pratique, il n’en reste pas moins qu’il risque de devenir plus fréquent dans les mois et années à venir ; la principale difficulté reposant sur la recherche d’un projet parental commun et l’intérêt de l’enfant. Or cette notion, certes prééminente, mais floue, suscite toujours de multiples interprétations. Reste à savoir ce qu’en dira la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi formé par la mère biologique.

Par Aurore Camuzat

Lacération et pluralité de testaments : à la recherche des dernières volontés

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 5 juillet 2022, n° 18/04224 N° Lexbase : A60438A3

La plupart des Hommes, que ce soit par imprévoyance, par superstition ou par l’effet d’une mort précoce, décèderont sans laisser de testament. Une minorité, au contraire, aura pris soin de coucher ses dernières volontés sur le papier. Parmi eux, quelques-uns l’auront fait à plusieurs reprises, dans des actes parfois distants de plusieurs années. La même question se pose alors à chaque fois : lequel exécuter ? À dire vrai, elle se dédouble, car elle touche à la fois à la validité et à l’efficacité des dispositions testamentaires. Ces deux difficultés étaient réunies dans une succession dont la cour d’appel de Lyon a eu à connaître. Elle s’est ouverte en présence de deux testaments olographes : l’un daté de 2002, mais lacéré (I), l’autre en parfait état, mais rédigé en 1998, donc antérieurement (II).

I. Le testament lacéré

La lacération du testament est souvent abordée sous le prisme de son efficacité. Pourtant, elle concerne sa validité. Ce que peut révéler un testament déchiré, c’est la volonté de son auteur de rétracter son consentement et de révoquer, ainsi, l’acte qui en est né. L’expression du consentement étant la condition première de la formation des actes juridiques (C. civ., art. 1128 N° Lexbase : L0844KZB), sa disparition, avant le décès du testateur et l’entrée en vigueur du testament, l’affecte dans sa validité. À dire vrai, elle le prive presque de toute existence, le consentement n’étant pas simplement vicié, mais tout bonnement absent.

En première instance, les juges ont estimé qu’aucun des testaments n’est valable, pour des raisons différentes, mais connexes. Ils ont observé que l’acte rédigé en 2002 avait été déchiré et que « les circonstances entourant cet événement attestaient d’une volonté de la testatrice d’anéantir les dispositions » qui s’y trouvent. Quant à l’acte daté de 1998, ils ont estimé qu’il ne peut être mis en œuvre, car il n’est « pas établi de manière expresse ou tacite une volonté de la testatrice de [le] rétablir ». Ce qui présuppose, dans l’esprit des juges, que l’acte de 1998 a été révoqué par celui de 2002 (v. infra, 2) et que la révocation du second ne suffit pas, à elle seule, à rétablir le premier.

Toutefois, pour que la lacération du testament constitue un obstacle à sa validité, encore faut-il qu’elle soit imputable au testateur ! En effet, si la destruction de l’acte figure parmi les cas limitatifs de révocation tacite, aux côtés de la rédaction d’un nouveau testament et de l’aliénation de la chose léguée (Cass. civ. 1, 8 juillet 2015, n° 14-18.875, F-P+B N° Lexbase : A7562NMZ), elle n’est efficace qu’à deux conditions. D’abord, elle doit être volontaire. Le testament détruit ou altéré dans un événement ayant les caractères de la force majeure (incendie accidentel, catastrophe naturelle, etc.) ne saurait être regardé comme étant révoqué. Ensuite, elle doit avoir été causée par son auteur, car c’est de sa volonté de tester dont il est question. La règle est logique : seul peut révoquer celui qui a testé. Si la destruction émane d’un tiers ayant agi spontanément, on ne peut considérer que le testateur a rétracté son consentement. Or en l’espèce, l’acte a été lacéré après le décès de la testatrice. Un héritier s’en est confessé devant le notaire et dans ses conclusions devant le conseiller de la mise en l’état. Le testament établi en 2002 n’a donc pas été révoqué. Il est valable et il doit produire les effets escomptés.

II. Le testament antérieur

Dès lors, que faire du testament rédigé en 1998 ? Est-il malgré tout valable ? S’il l’est, est-il pleinement efficace ? Ou est-on forcé d’admettre qu’il a été réduit au silence par le dernier testament en date ? Le profane se laissera sans doute abuser par l’expression « dernières volontés ». La suivre au pied de la lettre et sans nuance conduirait à retenir systématiquement l’ultime testament et à ignorer les autres. La méthode aurait le mérite de la simplicité, mais elle présente le défaut majeur de ne pas respecter la volonté du défunt.

Les dernières volontés du testateur, ce ne sont pas les volontés qu’il a exprimées en dernier. Ce sont celles qui produiront leurs effets en dernier, à compter de son décès et par-delà sa mort. Partant, il a très bien pu les extérioriser, non d’un bloc et en un trait de temps, mais à plusieurs reprises, à des moments différents de sa vie et dans des actes distincts. Dès lors, rien ne justifie, a priori, que l’on privilégie celui qui a été établi en dernier, au détriment de ceux qui l’ont été avant lui.

Il reste alors un point à régler : une fois admise la possible coexistence de plusieurs testaments, comment faut-il les articuler ? L’article 1036 du Code civil N° Lexbase : L0196HPX prévoit que « les testaments postérieurs, qui ne révoqueront pas d’une manière expresse les précédents, n’annuleront, dans ceux-ci, que celles des dispositions y contenues qui se trouveront incompatibles avec les nouvelles ou qui seront contraires ». Le principe réside donc dans l’application cumulative des dispositions testamentaires. Seuls le constat d’une incompatibilité ou l’existence d’une contradiction obligent à exclure les plus anciennes au profit des plus récentes. Ce qui revient à considérer les premières comme étant révoquées, mais seulement à hauteur de l’incompatibilité ou de la contradiction constatée. Le testament antérieur peut alors être révoqué, en tout ou partie. Il peut aussi ne pas l’être du tout. Il en va ainsi lorsque toutes les dispositions testamentaires, peu important leurs dates, se complètent sans se contredire.

En l’espèce, les juges ont estimé que les dispositions contenues dans les testaments datés de 1998 et 2002 sont complémentaires. Elles doivent donc toutes être exécutées, cumulativement, en vue de régler la succession. Il en va du respect de la volonté du défunt, laquelle doit toujours constituer la boussole de l’interprète du testament.

Par Aurélien Molière

Déshériter l’héritier réservataire tout en le gratifiant : où s’impute le legs ?

♦ CA Lyon, 1re civ. B, 10 mai 2022, n° 21/05853 N° Lexbase : A46037WE

Sur les successions plane l’ombre des histoires familiales. Elles ressurgissent parfois sous forme de dispositions testamentaires. Leur interprétation ainsi que leur mise en œuvre peuvent être source de bien des difficultés ; surtout lorsque le testament est olographe. Dit autrement, quand le cœur a parlé sans la modération et la traduction juridique du professionnel du droit qu’est le notaire. La décision commentée en fournit une bonne illustration.

En 2012, une femme décède en laissant pour lui succéder sa mère et son mari. Dans un testament olographe qu’elle a rédigé en 2009, elle indique vouloir priver son époux de tout droit dans sa succession, à l’exception de l’usufruit des biens immobiliers et des meubles meublants. En 2016, un notaire est judiciairement désigné pour procéder aux opérations de liquidation et de partage. En 2021, le tribunal judiciaire de Lyon homologue le projet d’acte de partage et renvoie les parties devant le notaire pour signature de l’acte définitif. Son gendre interjette appel de la décision, car il conteste la façon dont les droits qui lui sont légués doivent être imputés (I), l’imputation étant de nature à influencer leur réalisation (II).

I. Le secteur d’imputation

Le projet d’acte de partage prévoit d’imputer le legs « sur les droits réservataires du conjoint survivant ». L’appelant, quant à lui, estime qu’il doit l’être sur les droits qui lui sont conférés en qualité de conjoint successible. La différence paraîtra insignifiante au non-spécialiste. Elle s’éclaire à la lecture de certaines dispositions du Code civil. L’article 758-6 de ce code N° Lexbase : L9839HNQ prévoit que les libéralités reçues par le conjoint survivant s’imputent sur « les droits de celui-ci dans la succession ». Ils s’étendent aux trois quarts de la masse successorale lorsque le de cujus laisse comme seuls héritiers son conjoint et un ascendant privilégié (C. civ., art. 757-1 N° Lexbase : L3478AWQ). Mais dans cette même hypothèse, où le conjoint survivant n’est pas en concours avec des descendants, il dispose également d’une réserve sur le quart de la succession (C. civ., art. 914-1 N° Lexbase : L0062HPY). Dès lors, deux secteurs d’imputation aux proportions bien différentes sont envisageables : la vocation successorale ab intestat, d’une part, et la réserve héréditaire, d’autre part. L’enjeu de la discussion se révèle alors pleinement.

C’est sur la réserve, autrement dit sur le quart de la succession, que le legs litigieux a été imputé par le notaire. Comment l’expliquer ? En principe, la libéralité reçue par le conjoint s’impute sur ses droits successoraux. Ce qui peut l’empêcher, c’est si le de cujus l’en a privé. L’imputation, telle qu’elle doit normalement être réalisée, devient alors impossible. Or dans son testament olographe, la testatrice a écrit vouloir déshériter son mari, tout en maintenant ses droits en usufruit sur les immeubles et en lui laissant les meubles meublants. Comment faut-il comprendre cette volonté qui paraît, de prime abord, ambigüe et contradictoire, en ce qu’elle exhérède en même temps qu’elle gratifie ?

L’interprétation retenue par la cour d’appel est la bonne. La testatrice n’a pas eu la volonté de dépouiller son conjoint de tout droit dans la succession. L’aurait-elle voulu, elle ne l’aurait pu, car, en l’absence de descendant, il est un héritier réservataire. Son intention a donc été, non de supprimer, mais de réduire les droits de son mari à leur portion congrue, c’est-à-dire sa part de réserve. Ce faisant, elle l’a privé de tout droit dans la quotité disponible. De cette interprétation, il a logiquement été déduit que le legs doit s’imputer sur la réserve du conjoint survivant légataire, soit le quart de la succession.

II. Les conséquences de la solution

Que se passera-t-il si les droits légués à l’époux survivant excèdent sa part de réserve ? L’arrêt ne l’évoque pas (ce n’était pas l’objet du litige), mais la difficulté est prévisible, surtout s’agissant de droits immobiliers. Le risque est grand que la réserve du quart ne suffise pas à imputer le legs dans sa totalité.

En temps normal, le surplus doit s’imputer sur la quotité disponible. Mais, en l’espèce, c’est impossible puisque le de cujus en a privé le conjoint légataire dans son testament. À moins de considérer que la volonté de gratifier doive l’emporter sur celle d’exhéréder. Mais on voit mal pourquoi ce serait le cas et non l’inverse.

Si l’on s’en tient – et il le faut – à la volonté de la testatrice, l’objectif recherché dans son testament a été de s’assurer que son mari ne recevrait rien de plus que sa part de réserve et qu’il ne recueillerait tout au plus que l’usufruit des biens immobiliers et les meubles meublants. Dès lors, l’éventuel surplus ne peut s’imputer sur la quotité disponible. Le conjoint survivant en a été volontairement et pleinement évincé. Concrètement, il ne peut donc prétendre qu’aux droits légués, à concurrence de la part qu’il était impossible pour sa défunte épouse de lui retirer ; c’est-à-dire sa réserve. Par conséquent, il se pourrait bien que le legs ne puisse, en tout ou partie, s’exécuter autrement qu’en valeur. Est-ce vraiment ce que voulait la testatrice ? Il est impossible de le dire. Mais on ne peut s’empêcher de penser que les conseils avisés d’un notaire auraient été les bienvenus, pour l’éclairer sur les effets de sa volonté.

Par Aurélien Molière

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Droit des biens

[Chronique] Droit des biens

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N4416BZL

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par Marion Ferrière, Doctorante Centre patrimoine et contrats, Équipe de recherche Louis Josserand et Xavier Mignot, Doctorant, Centre patrimoine et contrats, Équipe de recherche Louis Josserand,

Le 17 Février 2023

Usucapion a domino contre publication a non domino

♦ CA Lyon 1re ch. civ. A, 13 janvier 2022, n° 21/00392 N° Lexbase : A19917IL

La cour d’appel de Lyon, saisie après renvoi, confirme la Cour de cassation et en profite pour faire sa loi.

Le conflit oppose deux acquéreurs successifs sur un même bien. Les premiers bénéficient d’une vente de 1961 déclarée parfaite judiciairement en 1980, mais non publiée. Les seconds, eux, acquièrent le bien en 1995 des ayants droit du vendeur et procèdent aux formalités de publicité. Le litige aurait pu ne soulever aucune difficulté si les premiers acquéreurs, a domino, n’avaient pas pris possession du terrain dès les années 1960. Ainsi, lorsqu’en 2013 ils sont assignés en justice par les seconds acquéreurs, primo-publiants, ils invoquent le bénéfice de la prescription acquisitive. L’intérêt de l’affaire résulte de cette opposition entre publication et usucapion.

Le tribunal de grande instance de Lyon, en 2016, fait primer l’usucapion au détriment de la publication. Le jugement est infirmé en 2018 par la cour d’appel de Lyon (CA Lyon 1re ch. civ. B, 4 septembre 2018, n° 16/03444 N° Lexbase : A3313X34), qui fait prévaloir la publication. L’arrêt est cassé par la Cour de cassation en 2020 au motif que « la prescription trentenaire peut être opposée à un titre » (Cass. civ. 3, 17 décembre 2020, n° 18-24.434, FP-P+B+I N° Lexbase : A90114BD). L’affaire retourne devant la cour d’appel de Lyon qui, cette fois, se plie à l’arrêt des juges suprêmes et tranche en faveur des possesseurs. Si la solution doit être approuvée, on constate un obiter dictum niché dans les motifs de l’arrêt surprenant.

En cas de conflit entre acquéreurs successifs sur un même bien, depuis 1955, le droit fait la part belle au primo-publiant (décret n° 55-22, du 4 janvier 1955, portant réforme de la publicité foncière N° Lexbase : L9182AZ4, art. 30). Toutefois, le dilemme se complique en cas de conflit entre usucapion et publication, puisque « l’acquisition par prescription est opposable à tous sans avoir à être publiée » (Cass. civ. 3, 13 novembre 1984, n° 83-13.865, publié au bulletin N° Lexbase : A2500AAT, Bellot, ès qual. c. Mot., D., 1985.I.345, note Aubert ; RD immob., 1985.278, obs. Dagot ; RTD civ., 1985.747, obs. Giverdon et Salvage-Gerest ; v. aussi décret n° 55-22, du 4 janvier 1955, précité N° Lexbase : L9182AZ4, art. 3). À l’origine, pour trancher un litige qui opposait l’usucapion à la publication, on usait du critère d’antériorité. Le titre emportait la propriété uniquement s’il était « antérieur à l’entrée en possession » (Cass. civ., 12 novembre 1907, DP, 1908, 1, 313, note Ripert ; v. aussi. Cass. civ., 22 juin 1864, DP, 1864, 1, 413). Aujourd’hui, le droit a évolué et le possesseur aura gain de cause uniquement en cas d’usucapion achevée. La Cour l’a d’ailleurs affirmé : « il est toujours possible de prescrire contre un titre » (Cass. civ. 3, 4 décembre 1991, n° 89-14.921, publié au bulletin N° Lexbase : A2665ABC, D., 1993. 36, obs. A. Robert ; JCP, 1992. IV. 494 ; JCP, 1992. Doctr. 3581, obs. H. Perinet-Marquet ; JCP N, 1993, n° 101173, obs. J.-Y. Camoz). Lorsque l’usucapion arrive à son terme, qu’elle permet d’acquérir la propriété, elle prime sur la publication. C’est ce que rappelle la cour d’appel de Lyon en confirmant la position de la Cour de cassation : « la prescription trentenaire peut être opposée à un titre » (Cass. civ. 3, 17 décembre 2020, 18-24.434, FP-P+B+I N° Lexbase : A90114BD, D., 2021. 679 obs. G. Sebban ; AJDI, 2021. 619, obs. N. Le Rudulier ; RDI, 2021. 149, obs. J.-L. Bergel). Contrairement au droit allemand où la publication est la clé de voûte du système (BGB, art. 892), la France offre une place prédominante à l’usucapion achevée. Ainsi, à juste titre, les juges font prévaloir la prescription acquisitive en tant que mode d’acquisition de la propriété (C. civ., art. 712 N° Lexbase : L3321ABM) sur la publication qui n’en est pas un (contra G. Sebban, L’usucapion opposée à la publication, D., 2021, p. 679). L’arrêt se justifie aussi en matière de preuve, car « la prescription acquisitive apparaît comme la meilleure des preuves » de la propriété, « les titres venant en second lieu » (F. Terré, P. Simler, Les biens, Dalloz, 2018, n° 527).

À la lecture de l’arrêt, on pourrait penser que les juges privilégient l’acquéreur a domino sur l’acquéreur a non domino, mais méfions-nous de cette interprétation. Un obiter dictum dissimulé dans les motifs de l’arrêt nous détrompe. On peut y lire : les possesseurs « qui tiennent leur titre du véritable propriétaire ne peuvent bénéficier de la prescription abrégée prévue à l’article 2272 [du Code civil] » (CA Lyon 1re ch. civ. A, 13 janvier 2022, n° 21/00392 N° Lexbase : A19917IL ; simple réaffirmation de sa première saisine : « la prescription abrégée de dix ans ne profite pas à celui qui tient ses droits du véritable propriétaire », CA Lyon 1re ch. civ. B, 4 septembre 2018, n° 16/03444 N° Lexbase : A3313X34). Pour les juges du fond, seul l’acquéreur a non domino peut jouir d’une prescription décennale. Cette particularité reconnue en doctrine est tempérée en jurisprudence. Si en 1914, la Cour de cassation affirmait solennellement que « seuls les tiers détenteurs qui ont reçu l’immeuble a non domino peuvent bénéficier de la prescription de dix ou vingt ans » (Cass. civ., 30 mars 1914, Dame Labrosse c. Desseigne, D., 1917, 1, 180), des jurisprudences postérieures ont atténué cette position. En effet, il est arrivé que les juges permissent à l’acquéreur du verus dominus d’acquérir un bien par prescription abrégée (v. Cass. civ. 3, 13 novembre 1984, n° 83-13.865, publié au bulletin N° Lexbase : A2500AAT). Certains auteurs blâment ce revirement, puisque, rien n’empêchant selon eux la publication aux acquéreurs a domino, l’arrêt les encourage à la négligence en permettant l’acquisition de façon anticipée (C. Giverdon et P. Salvage-Gerest, RTD civ., 1985, p. 749). Face à ce flou jurisprudentiel, l’arrêt de la cour d’appel, par son obiter dictum, semble s’inscrire dans la pensée doctrinale majoritaire selon laquelle l’acquéreur a domino ne peut devenir propriétaire qu’après trente ans de possession continue, paisible, publique et non équivoque.

Cette pensée, qui se heurte au droit romain (v. C. Appleton, Histoire de la propriété prétorienne et de l’action publicienne, E. Thorin, 1889, chapitre IV, p. 48 sqq.) « aboutit à placer celui qui a acquis d’un non-propriétaire dans une situation plus favorable que celui qui tient son droit du véritable propriétaire » (W. Dross, Les choses, LGDJ, 2012, n° 289-2).

Par Marion Ferrière

 

Cahier des charges et prescription

♦ CA Lyon 1re ch. civ. B, 11 janvier 2022, n° 20/01787 N° Lexbase : A07867IX

Visionnaire, la cour d’appel de Lyon anticipe la doctrine du quai de l’Horloge concernant la prescription des actions fondées sur une violation du cahier des charges entre colotis.

L’affaire dont il est question débute en 2005. Cette année-là, les propriétaires d’une maison installée dans un lotissement procèdent à l’agrandissement de leur demeure. Ils construisent un étage en élévation de leur garage contigu au mur des voisins. De la sorte, tous les éléments d’une querelle de voisinage sont réunis. Pour cause, alors que le cahier des charges autorisait « la réalisation de construction en bande », les voisins, propriétaires du mur attenant, saisissent le tribunal de grande instance de Saint-Étienne en 2018. Selon eux, la construction empiète sur leur propriété « par appropriation du mur privatif leur appartenant ». Cependant, avant même de se prononcer au fond de l’affaire, le tribunal les déboute de leurs prétentions au motif qu’ils sont prescrits. Insatisfaits du jugement, ils interjettent appel. Par une décision du 11 janvier 2022, les juges lyonnais infirment le jugement. Pour les magistrats du second degré, la contestation de « dispositions contractuelles du cahier des charges » peut procéder d’une « action réelle immobilière » lorsque les stipulations grevaient les lots de charges réelles. En revanche, au fond, ils rejettent l’affaire. Dès lors, contrairement aux requérants, le juriste, lui, appréciera l’arrêt en ce qu’il y devine la future position de la Cour de cassation en matière de prescription (Cass. civ. 3, 6 avril 2022, n° 21-13.891, FS-B N° Lexbase : A32177SX, D., 2022. 704 ; ibid. 1528, obs. Y. Strickler et N. Reboul-Maupin ; RTD civ., 2022. 656, obs. W. Dross ; AJDI, 2022. 451, obs. A. de Dieuleveult ; Défrenois, 2022, n° 22, p. 13, note I. Boismery).

Avec pour enjeu la prescription, l’arrêt des juges du fond éclaire les rapports entre nature contractuelle, actions personnelles et actions réelles. S’il a été maintes fois rappelé par les juges en jurisprudence que « le cahier des charges d’un lotissement constitue un document contractuel » (Cass. civ. 3, 14 février 2019, n° 18-10.601, F-D N° Lexbase : A3293YXA ; v. aussi Cass. civ. 3, 16 mars 1976, n° 74-13.169, publié au bulletin N° Lexbase : A6831CHH, Bull. civ., n° 118 ; Cass. civ. 3, 13 octobre 2016, n° 15-23.674, F-D N° Lexbase : A9609R7Z), on peut tempérer ce postulat. Critiquée en doctrine, cette affirmation semble erronée en droit. En effet, l’article L. 442-9 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L9985LMR vise expressément « les clauses de nature règlementaire du cahier des charges ». On comprend ainsi que ce document, loin d’être un contrat, doit être perçu comme un acte hybride à la lisière entre acte règlementaire et contractuel. Face à un cahier des charges, il faut donc s’intéresser aux clauses individuellement. C’est là une première confusion de l’arrêt. Tout en affirmant que « le cahier des charges est un document contractuel », les juges lyonnais font également l’effort de rechercher la nature de la clause litigieuse et la qualifient de « disposition contractuelle du cahier des charges ». Or cette recherche s’avère inutile du moment où l’on qualifie, en amont, le document de contrat. De la sorte, on comprend la confusion des juges. Ces derniers, tiraillés entre une jurisprudence et un texte législatif, préfèrent respecter les deux plutôt que de se faire casser en droit.

Au reste, une fois qualifiées de contractuelles, les juges affirment que les dispositions « revêtent le caractère de servitude réelle ». Alors, il convient de connaître la nature des actions qui en résultent. Par principe, on assimile la nature contractuelle aux actions personnelles ; pourtant « qui dit contractuel ne dit pas personnel » (W. Dross, Qui dit contractuel ne dit pas personnel : de la prescription des actions naissant de la violation du cahier des charges d’un lotissement, RTD civ., 2022, p. 656). Au vrai, un contrat peut tout à fait être à l’origine d’un droit réel, protégé, dès lors, par une action réelle (C. civ., art. 1196 N° Lexbase : L0908KZN). C’est ce que nous rappelle notre arrêt. Pour les juges, en prévoyant des servitudes réciproques entre colotis, la clause débattue institue une charge réelle, protégée par les actions réelles. Il en résulte donc un élargissement du délai de prescription passant de cinq ans pour les actions personnelles (C. civ., art. 2224 N° Lexbase : L7184IAC) à trente ans (C. civ., art. 2227 N° Lexbase : L7182IAA). En revanche, on n’aboutit pas à l’imprescriptibilité de l’action. C’est d’ailleurs ce qu’affirme, quelques mois plus tard, dans son arrêt de principe, la Cour de cassation : « l’action tendant à obtenir la démolition d’une construction édifiée en violation d’une charge réelle grevant un lot au profit des autres lots en vertu d’une stipulation du cahier des charges d’un lotissement est une action réelle immobilière soumise à la prescription trentenaire » (Cass. civ. 3, 6 avril 2022, n° 21-13.891, FS-B N° Lexbase : A32177SX). Néanmoins, pour dissiper un doute, il convient de rappeler que la démolition d’un empiétement est imprescriptible : elle n’est pas soumise à la prescription trentenaire (Cass. civ. 3, 5 juin 2002, n° 00-16.077, publié au bulletin N° Lexbase : A8518AY7, D., 2003. 1461, note Pillet ; JCP, 2002. II. 10190, note du Rusquec ; Defrénois, 2002. 1310, obs. Atias ; RDI, 2002. 386, obs. Bergel ; la cour d’appel de Lyon le rappelle : « la suppression d’un empiétement est imprescriptible », CA Lyon, 1re ch. civ. A, 4 mars 2021, n° 16/02440 N° Lexbase : A75784II). En effet, une confusion pouvait naître à la lecture de l’arrêt puisque les requérants invoquaient un empiétement. Ainsi, face une demande de démolition, deux solutions en matière de prescription sont à envisager. Soit la démolition est demandée sur le fondement d’un empiétement et alors elle est imprescriptible, soit elle est demandée sur le fondement d’une violation des stipulations contractuelles établissant une charge réelle et alors la prescription est trentenaire.

En somme, si le contrat ne préjuge pas du caractère personnel de l’action qui en découle, il agit sur le délai de prescription des démolitions en les limitant à trente ans en cas d’action réelle.

Par Marion Ferrière

 

Du domaine des servitudes légales de vue

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 11 janvier 2022, n° 19/04005 N° Lexbase : A12167IU

Jusqu’où faut-il étendre la sujétion grave que constituent les servitudes légales de vue ? L’arrêt rapporté, du 11 janvier 2022, invite à y réfléchir.

Un couple de propriétaires fait réaliser devant leur maison une aire de retournement pour leurs véhicules. Les voisins, prétendant que l’aire permet l’exercice d’une vue droite à moins d’1m90 de leur héritage, réclament la remise en état des lieux. La cour d’appel de Lyon, confirmant la décision des premiers juges, rejette leur demande, au motif que, si une partie de l’aire est effectivement située en deçà des distances légales, la présence d’arbres touffus à la limite de la ligne divisoire, du côté des défendeurs, fait obstacle au regard.

En droit, la décision est excellente. Elle rappelle combien les servitudes légales de vue ne sauraient se réduire à une question d’arpentage, purement arithmétique. Le Code civil, en prescrivant une distance de dix-neuf décimètres (C. civ., art. 678 N° Lexbase : L3277ABY), a voulu éviter que des regards indiscrets pussent trop facilement se porter jusque dans le fonds voisin. Mais aussitôt qu’un obstacle vient s’interposer entre le regard et le fonds voisin, il n’y a point de vue ; la distance alors importe peu. La solution était enseignée de longue en ce qui concerne les murs : « on pourrait avoir des vues, dit Baudry-Lacantinerie, à une distance moindre que la distance légale, s’il y avait entre elles et le fonds voisin un mur assez élevé pour empêcher de porter les regards sur ce fonds » (Baudry-Lacantinerie, Précis de droit civil, t. I, 2e éd., 1885, n° 1539 ; v. déjà Toullier, Le droit civil français, t. III, Bruxelles, 1824, n° 528). Certes, on pourrait craindre que l’obstacle ne disparût un jour : c’est bien d’ailleurs ce qu’affirmaient les demandeurs, faisant valoir que « ces arbres ne sont pas nécessairement amenés à rester en place ». Mais rien ne leur interdira, une fois les arbres coupés, d’agir à nouveau en suppression de la vue, sans que leurs voisins puissent alors prétendre l’avoir usucapée, la vue n’ayant pas été possédée tant que l’obstacle existait.

Tout au plus peut-on se demander si les arbres, vu la densité et la persistance saisonnière de leur feuillage, préservaient suffisamment l’intimité des voisins, à peu près comme peut le faire un mur. C’est là une question de fait livrée à l’appréciation souveraine des juges du fond. On se contentera d’observer ici la faiblesse de la motivation. La persistance du feuillage semble acquise, s’agissant de conifères, mais il eût fallu constater expressément qu’ils sont sempervirents, ce que la Cour omet de faire. Les demandeurs prétendaient de toute façon que l’obstruction était seulement partielle, et l’expert lui-même, en qui la Cour place toute sa foi, parle de vues « partiellement obstruées ». Or loin d’empêcher la vue, un obstacle faisant obstruction partielle, en camouflant le curieux, est de nature à faciliter au contraire l’indiscrétion que le Code civil veut combattre. L’expert n’a d’ailleurs aucune qualification particulière à cet égard. Il appartient au juge de s’instruire complètement et l’on serait bien inspiré, dans un tel cas et d’une façon générale en matière de propriété foncière, de recourir plus souvent à un transport sur les lieux (CPC, art. 179 N° Lexbase : L1589H4M).

Du reste l’article 678 du Code civil N° Lexbase : L3277ABY était-il seulement applicable à l’ouvrage litigieux ? On sait que cette disposition vise précisément les « vues droites ou fenêtres d’aspect, balcons ou autres semblables saillies ». Le dernier terme de cette énumération pittoresque a très tôt servi de prétexte à une lecture attrape-tout qui accueille volontiers « terrasses, plates-formes ou autres exhaussements de terrain d’où l’on peut exercer une servitude de vue sur le fonds voisin » (Cass. civ. 3, 39 novembre 1983, n° 82-14.155, publié au bulletin N° Lexbase : A5064CKR, Bull. civ. III, n° 247). L’arrêt rapporté, en qualifiant de « plate-forme » l’ouvrage des défendeurs, paraît s’inscrire bien dans ce courant jurisprudentiel. Toute la question souffre en réalité d’un défaut de conceptualisation théorique, et la jurisprudence semble sans boussole ni système.

Il faut revenir un instant au paradoxe que constituent les servitudes légales de vue. Sur un terrain nu, en effet, à la ligne divisoire, la vue est illimitée et parfaitement licite sur l’héritage voisin. D’où vient alors que le propriétaire n’a pas le droit d’y faire des fenêtres sans garder ses distances, alors qu’en construisant ainsi, loin de développer ses vues, il les réduit considérablement ? C’est que les fenêtres d’aspect facilitent l’exercice de la vue, de deux manières parfaitement bien décrites par Demolombe. D’une part, elles permettent la dissimulation derrière les murs de la demeure : la vue « ne s’exerce plus palam, mais d’une façon clandestine et furtive » (Demolombe, Traité des servitudes, t. II, Paris, 1868, n° 561). D’autre part, elles rendent la vue « en quelque sorte permanente, puisqu’elle peut être constamment exercée par les personnes qui l’habitent » (n° 527).

Ces deux considérations fondent alternativement l’extension de l’article 678 du Code civil N° Lexbase : L3277ABY à d’autres ouvrages que le code ne prévoit pas, en même temps qu’elles lui impriment ses limites. On ne voudra pas restreindre le domaine des servitudes légales de vue aux seuls bâtiments d’habitation, comme on continue parfois de le soutenir (W. Dross, Droit civil. Les choses, Paris, 2012, n° 370-1) : un simple mur de clôture doit tomber sous l’empire de l’article 678 du Code civil N° Lexbase : L3277ABY si des ouvertures y sont pratiquées (CA Angers, 9 février 1849, S., 1849.2.277  ; D., P., 1849.2.250), car l’exercice de la vue est rendu plus commode par la faculté de se cacher derrière la muraille. Il en va de même d’une terrasse aménagée, parce qu’elle a pour objet et effet de pourvoir à un séjour plus fréquent et plus agréable que ce que peut offrir la terre brute (Cass. civ., 28 décembre 1863, D., P., 1864.1.163).

Cela posé, que penser d’une aire de retournement comme celle de l’espèce ? Surface plane, elle n’offre, d’une part, aucune facilité à se dissimuler. Elle n’a pas vocation, d’autre part, à être un lieu de station ou de repos pour les personnes, mais seulement une commodité pour les véhicules, lesquels ne peuvent eux-mêmes, étant meubles, être soumis aux distances légales (Cass. civ. 3, 13 juillet 2005, n° 04-13.137, FS-P+B N° Lexbase : A9334DIK, Bull. civ. III, n° 161 ; JCP G, 2006. I. 127, obs. H. Périnet-Marquet). Il ne suffirait pas de dire que l’exhaussement de terrain obtenu a créé peut-être une vue plus plongeante, donc plus intrusive, sur l’héritage voisin : car alors toute toiture devrait respecter les dix-neuf décimètres, ce qu’on ne saurait admettre, sauf précisément si le toit est aménagé comme un espace de vie (Demolombe, op. cit., n° 572 ; CA Basse-Terre, 1re ch. civ., 30 avril 2018, n° 17/00692 N° Lexbase : A2301YHP, à propos d’une toiture carrelée) ; de même on ne comprendrait pas que des arbres puissent être plantés à la limite (par exemple, si les usages du pays, auxquels renvoie le code, l’autorisent, comme à Paris : Cass. civ. 3, 14 février 1984, n° 82-16.092, publié au bulletin N° Lexbase : A0431AA9, Bull. civ. III, n° 36), s’il fallait craindre qu’on ne prît quelque vue redoutable en grimpant aux branches. Parce que les distances légales « stérilisent une utilité du fonds » (W. Dross, op. cit., n° 370) et donc attentent à l’absolutisme de la propriété, on ne doit pas étendre leur domaine au-delà du raisonnable : il faut considérer la destination, l’affectation normale de l’ouvrage. Par ses caractéristiques, une aire de retournement pour véhicules ne peut être qu’accidentellement un poste d’observation pour les personnes (comp. Cass. civ 3, 30 octobre 2012, n° 10-28.287, F-D N° Lexbase : A3383IW9, appliquant les distances légales à un exhaussement de terrain créant une « allée »). L’article 678 du Code civil N° Lexbase : L3277ABY était ici exclu.

Par Xavier Mignot

 

La propriété contre elle-même

♦ CA Lyon, 6e ch., 17 mars 2022, n° 21/06286 N° Lexbase : A74567Q9

La cour d’appel de Lyon prend sa revanche. Elle avait été censurée, il y a dix ans, pour avoir modéré le montant d’une astreinte au moment de la liquider, compte tenu de la « disproportion flagrante entre la somme réclamée et l’enjeu du litige » (Cass. civ. 2, 26 septembre 2013, n° 12-23.900, F-D N° Lexbase : A9476KLK). Mais l’onde de choc du contrôle de conventionalité in concreto a depuis lors bousculé toutes les branches du droit civil. Réformant sa jurisprudence antérieure, la Cour de cassation, sur le fondement du Protocole n° 1 à la CEDH, impose dorénavant au juge liquidateur « d’apprécier de manière concrète s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre le montant auquel il liquide l’astreinte et l’enjeu du litige » (Cass. civ. 2, 20 janvier 2022, trois arrêts, n° 20-15.261, FS-B+R N° Lexbase : A79507IB, n° 19-23.721, FS-B+R N° Lexbase : A79567II et n° 19-22.435, FS-B+R N° Lexbase : A79547IG, où l’astreinte assurait le respect de droits personnels). L’arrêt rapporté du 17 mars 2022 livre à peine deux mois plus tard une des toutes premières applications de cette nouvelle doctrine, cette fois en matière de droit réel.

Il y est question d’une servitude de passage ainsi que d’une servitude de passage de réseaux (emportant obligation réelle de réaliser les réseaux) grevant la parcelle de la défenderesse au profit d’un terrain nu contigu. Les propriétaires du fonds dominant se plaignent bientôt de ce que leur voisine, qui construisait un lotissement sur sa parcelle, d’une part a rendu impraticable leur droit de passage, du fait des travaux de décaissement et de l’édification d’un mur de soutien, d’autre part n’a pas fait réaliser les réseaux. En 2020, la cour d’appel de Lyon condamne la propriétaire à libérer la servitude de passage et à faire réaliser les réseaux, sous astreinte provisoire de 800 euros par jour de retard pendant quatre mois. La liquidation ayant été ensuite demandée, la Cour constate l’inexécution, mais observe que la somme de 97 600 euros serait disproportionnée au regard de l’utilité actuellement nulle des deux servitudes, le fonds dominant n’étant pour l’instant pas constructible. Pour ces raisons, la Cour, réformant le jugement entrepris, réduit l’astreinte à 30 000 euros, soit le tiers environ de la somme initialement due.

Bien sûr, la loi est loin, qui autorise seulement le juge à tenir compte du comportement du débiteur et des difficultés qu’il a rencontrées pour exécuter (CPCEx., art. L. 131-4 N° Lexbase : L5818IRW). La CEDH est cependant, comme on le sait, un abîme de ressources inépuisables pour parer d’oripeaux juridiques cette mystérieuse équité que les tribunaux auraient reçue en dépôt. Ce n’est pas le lieu ici de commenter à fond cette jurisprudence qui, quoi qu’on en dise en se réclamant de Carbonnier (N. Cayrol, La proportionnalité de l’astreinte liquidée, RTD civ., 2022.452), énerve inutilement l’astreinte, dont la liquidation est livrée à l’arbitraire, alors que le juge, au moment d’en fixer le quantum, avait déjà précédemment pesé et soupesé les intérêts.

Mais l’arrêt rapporté, en mettant le droit des biens aux prises avec lui-même, donne à la question un éclairage nouveau. Car le droit des biens canal historique (la servitude) s’y heurte bien vite à l’idée autrement plus haute que s’en fait la juridiction strasbourgeoise. Cette dernière a développé, on le sait, une « notion autonome » des biens dont elle assure la protection (X. Dupré de Boulois, Droits des libertés fondamentales, PUF, 3e éd., 2022, n° 620). L’extension en devient si grande qu’on va jusqu’à considérer que « des droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des droits fondamentaux et donc des biens au sens du protocole 1er » (CEDH, 29 mars 2010, Req. 34044/02, Depalle c/ France N° Lexbase : A2354EUQ). La Cour de cassation, et à sa suite la cour d’appel de Lyon, ont logiquement tiré les conséquences de cette avidité conceptuelle. Elles vont plus loin encore, en rattachant sans états d’âme ces nouveaux biens au « droit de propriété du débiteur ».

Pourtant de quoi parle-t-on au juste ? L’astreinte constitue, comme le rappellent les magistrats lyonnais, une « condamnation pécuniaire ». C’est donc un coup porté au patrimoine du débiteur, ou plus exactement à sa face active, qui répond du passif. Est-ce à dire que l’astreinte affecte les biens qu’il contient, partant la propriété ? L’article 2285 du Code civil N° Lexbase : L1113HI3 le laisse entendre, d’après lequel « les biens du débiteur » sont « le gage commun de ses créanciers ». Pour peu qu’on entende largement cette notion de biens (en y incluant les créances), la propriété paraît sérieusement menacée. Au vrai, la poursuite n’atteint que ce que l’incurie du débiteur lui a offert en holocauste ; encore faut-il que l’enveloppe contienne quelque chose sur quoi le créancier puisse se désintéresser, et qu’au surplus cette chose ne se trouve pas sanctuarisée d’une manière ou d’une autre (insaisissabilité). En somme, l’atteinte au droit de propriété est tout à la fois hypothétique et indéterminée. À moins que l’universalité patrimoniale ne soit en elle-même « une forme de bien », et que les droits personnels « grèvent le patrimoine comme un droit réel grève un bien » (F. Zenati-Castaing et T. Revet, Les biens, PUF, 3e éd., 2008, n° 210). Tel est bien, peut-être, le sens de la nouvelle jurisprudence que les magistrats lyonnais appliquent ici scrupuleusement.

Il y a quelque chose d’étrangement post-ginossarien dans cette défaite du vieux droit réel prédial, sous les coups mêmes de la propriété passée au service d’un nouveau maître. Tout étant devenu objet de propriété, la lutte se joue au poids, c’est-à-dire à la valeur : une astreinte de 97 600 euros pèse plus lourd – donc trop lourd – que deux médiocres servitudes dépourvues d’intérêt actuel. La propriété, « méconnaissable » (W. Dross, Une approche structurale de la propriété, RTD civ., 2012.419), se dissout alors dans sa propre omniprésence. Elle n’est plus rien, pour avoir voulu être tout. Elle n’est plus discriminante ni par conséquent décisoire, puisque tout procède d’elle. Elle n’est plus que le prétexte formel (Protocole n° 1) du jugement en équité, qui peut la retourner contre ses propres bases historiques, dans un verdict de la dernière dérision : le fonds de terre s’incline, au nom de la propriété, devant les « actifs » du débiteur. Cette conception qui ne jure que par la valeur (les « intérêts substantiels ») perd de vue entièrement la spécificité du rapport de l’individu aux choses, plus encore aux choses immobilières. L’espèce le fait suffisamment bien sentir. La terre offre à l’homme son seul repos dans l’errance, peut-être même son vrai soulas dans la solitude intransitive du sujet. Il n’y a pas de comparaison possible avec le « patrimoine », cette abstraction sans forme, sans saveur et sans histoire.

Par Xavier Mignot

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Droit des biens

[Chronique] Droit des biens (octobre 2020 – mai 2021)

Lecture: 18 min

N2367BZP

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par Simon Journet - Doctorant et Marie Potus - Doctorante - Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

Rappel de la nature délictuelle du recours de l’architecte contre un autre constructeur

Mots-clés : maître de l’ouvrage, architecte, action récursoire

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 9 février 2021, n° 20/02893 N° Lexbase : A17404GK

Lorsque le maître de l’ouvrage ayant subi des dommages de construction du fait de l’action conjuguée de plusieurs locateurs d’ouvrages poursuit et obtient la condamnation d’un seul d’entre eux, la question des modalités du recours du constructeur condamné contre les autres vient à se poser, afin de déterminer la charge définitive de la dette.

Dans l’affaire qui retient ici notre attention, un architecte et un carreleur sont, entre autres, intervenus à l’occasion de la construction d’un ensemble immobilier vendu en l’état futur d’achèvement. À la suite de la vente de l’immeuble, soumis au statut de la copropriété, et de la réception des travaux, différents désordres de construction apparaissent, tenant notamment à l’absence de dispositif d’évacuation des eaux pluviales sur la terrasse d’un des lots, et au délabrement de la façade de l’immeuble. Le syndicat des copropriétaires assigne l’architecte en réparation de ces dommages. Ce dernier appelle en garantie le carreleur et son assureur. Après que le tribunal de grande instance a rejeté sa demande, le syndicat des copropriétaires a interjeté appel et obtenu la condamnation de l’architecte sur le fondement de l’article 1792 du Code civil N° Lexbase : L1920ABQ. L’action en garantie intentée par ce dernier contre le carreleur et son assureur ayant été déclarée prescrite par la cour d’appel, en application du délai de prescription décennal de l’article 1792-4-3 dudit code N° Lexbase : L7190IAK, il forme un pourvoi en cassation. Dans un arrêt du 16 janvier 2020 (Cass. civ. 3, 16 janvier 2020, n° 18-25.915, FS-P N° Lexbase : A17433B8), fondé sur une motivation enrichie, la Cour de cassation a apporté une réponse claire au débat relatif au champ d’application de l’article 1792-4-3 du Code civil N° Lexbase : L7190IAK, jamais tari depuis la réforme du droit de la prescription du 17 juin 2008 (loi n° 2008-561, du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile N° Lexbase : L9102H3I). La haute juridiction casse et annule l’arrêt rendu par la cour d’appel de Riom, en affirmant que le recours intenté par un architecte contre un autre constructeur n’est pas soumis au délai de prescription de l’article 1792-4-3 N° Lexbase : L7190IAK, qui ne s’applique qu’aux actions en responsabilité intentées par le maître de l’ouvrage contre les constructeurs ou sous-traitants. L’action récursoire de l’architecte, de nature délictuelle, relève du délai de prescription de droit commun de l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC, dont la mobilité du point de départ permet au constructeur qui engage sa responsabilité à l’encontre du maître de l’ouvrage d’agir contre les autres constructeurs ou sous-traitants dans un délai qui court, non à partir de la réception des travaux, mais à partir de l’assignation en garantie du maître de l’ouvrage. L’action intentée par l’architecte n’était ainsi pas prescrite dans l’affaire ici étudiée. La cour d’appel de Lyon, saisie sur renvoi, prend acte de la recevabilité de cette action, et se contente par conséquent de statuer sur son bien-fondé. Elle admet en l’espèce l’existence d’une faute du carreleur ayant contribué à la réalisation du dommage, et procède à la répartition de la charge de la dette d’indemnisation du maître de l’ouvrage entre les coobligés.

Le présent arrêt met en application différents principes auxquels obéit le recours intenté par un locateur d’ouvrage contre un autre. L’architecte, assimilé à un constructeur au terme de l’article 1792-1 du Code civil N° Lexbase : L1921ABR, engage de plein droit sa responsabilité dans le cadre des garanties biennale et décennale envers le maître de l’ouvrage lorsque ce dernier constate l’apparition de désordres de construction à la suite de la réception de l’ouvrage (P. Malinvaud, Droit de la construction, Dalloz Action, 2018/2019, n° 100.91). Si d’autres constructeurs ont contribué à causer le dommage, il est traditionnellement admis que l’architecte condamné à indemniser le maître de l’ouvrage peut se retourner contre ces constructeurs en vertu d’une action récursoire. Ce recours ne consiste pas en une garantie légale, mais repose sur un régime de responsabilité de droit commun, contractuel ou extracontractuel, selon qu’il existe ou non entre les différents constructeurs un contrat qui aurait fait l’objet d’une mauvaise exécution (Cass. civ. 3, 8 février 2012, n° 11-11.417, FS-P+B N° Lexbase : A3521ICE). L’architecte n’est donc pas subrogé dans les droits du maître de l’ouvrage, mais agit contre les autres constructeurs en vertu d’une action de nature personnelle (Cass. civ. 3, 8 juin 2011, n° 09-69.894, FS-P+B N° Lexbase : A4974HTE). Lorsque les différents constructeurs étaient liés au maître de l’ouvrage par des conventions distinctes, celui qui a payé pour le tout est susceptible d’engager la responsabilité des autres sur le fondement d’une action délictuelle. Il doit par conséquent prouver la faute de l’autre constructeur (Cass. civ. 1, 16 février 1994, n° 90-19.090, publié au bulletin N° Lexbase : A5481AHH ; Cass. civ. 1, 6 décembre 2000, n° 99-10.030, inédit N° Lexbase : A8507CNE), ce que rappelle opportunément la cour d’appel de Lyon.

Reste que le succès du recours de l’architecte demeure évidemment conditionné à sa recevabilité, point sur lequel la cour d’appel suit la solution dictée par la Cour de cassation en considérant que l’action récursoire n’était en l’espèce nullement prescrite. Puisque l’architecte ne se trouve pas subrogé dans les droits du maître d’ouvrage, son action ne dépend pas du délai de prescription décennale de l’article 1792-4-3 du Code civil N° Lexbase : L7190IAK, qui ne concerne que les seules actions intentées par le maître de l’ouvrage, mais obéit au délai de cinq ans de droit commun prévu par l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC. La conséquence essentielle de cette interprétation jurisprudentielle concerne le point de départ du délai de prescription, fixe dans le cas de la garantie décennale (le délai court à compter de la réception de l’ouvrage), mobile dans le cas d’une action délictuelle de droit commun (l’action se prescrit par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer). La Cour de cassation, en considérant que la prescription des actions entre constructeurs ne court pas à compter du jour de la réception de l’ouvrage (Cass. civ. 3, 8 février 2012, n° 11-11.417, FS-P+B N° Lexbase : A3521ICE) mais à partir de l’assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l’ouvrage (Cass. civ. 3, 19 mai 2016, n° 15-11.355, F-D N° Lexbase : A0847RQG ; Cass. civ. 3, 16 janvier 2020, n° 18-25.915, FS-P N° Lexbase : A17433B8) invite la cour d’appel saisie sur renvoi dans notre cas d’espèce à déclarer l’action intentée par l’architecte contre l’artisan carreleur recevable. Cette solution évite d’une part de priver un constructeur assigné dans les limites du délai décennal par le maître de l’ouvrage de la possibilité d’exercer un recours contre ses coobligés, et lui permet d’autre part de pouvoir apprécier l’opportunité de son action à partir du rapport d’expertise.

Par Simon Journet 

Construction : de quelques dommages causés aux voisins

Mots-clés : construction, empiètement, mitoyenneté, troubles anormaux du voisinage.

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 6 avril 2021, n° 20/01276 N° Lexbase : A58264N4

En cas de litige entre voisins, mieux vaut, dans un premier temps, tenter de trouver une solution amiable. Malheureusement, les choses ne sont pas toujours aussi simples et le recours au juge est parfois inévitable. Ce dernier est alors compétent pour régler les tensions. Le présent arrêt en constitue une parfaite illustration et nous donne l’occasion de rappeler les règles qui régissent quelques-uns des mécanismes classiques du droit des biens en matière de conflit de voisinage.

À l’origine de ce litige, l’édification par une propriétaire, d’un carpos (garage ouvert), dont les travaux de construction, a priori non conformes au permis de construire, auraient entraîné l’arrachage d’une partie de la haie mitoyenne constituée de pruniers anciens, le dépassement du toit du hangar sur la propriété voisine et une diminution du cadre de vie des voisins en raison d’un trouble esthétique (la construction, peu flatteuse, se trouvant en face de la maison d’habitation, en lieu et place de l’ancienne végétation). En réponse aux reproches qui lui ont d’abord été adressés par courrier, la voisine s’est non seulement engagée à raboter le toit, ce qu’elle a fait, mais a également proposé de réaliser le bornage des deux terrains à frais partagés afin de mettre un terme définitif au litige. En dépit de la proposition, et après une tentative de conciliation échouée, le couple a assigné la voisine constructrice devant le tribunal de grande instance de Roanne en indemnisation de différents préjudices subis. Il demande au tribunal la condamnation aux paiements de dommages-intérêts en réparation du préjudice dû à l’arrachage de la haie mitoyenne, celui lié au trouble anormal de voisinage, et enfin en raison de l’empiètement qui a duré près d’une année. Les juges du fonds accueillent la demande.

L’appelante conteste cette décision, niant, d’une part, tout préjudice lié à l’empiètement du fait de son caractère limité et temporaire, et arguant d’autre part d’une absence de faute consécutive à l’arrachage des pruniers lesquels auraient été implantés sur sa seule propriété. Elle demande enfin que soit dit et jugé que la construction de l’abri voiture est conforme au permis de construire de sorte que son édification n’est pas constitutive d’un trouble anormal de voisinage. La cour d’appel de Lyon confirme toutefois le jugement en toutes ses dispositions.

Quant à l’empiétement d’abord, elle précise que l’empiètement, bien que limité, n’en était par moins réel. Elle ajoute également qu’il « importe peu que cet empiétement soit le fait de l’entreprise ayant procédé aux travaux ». Rien de nouveau à l’horizon : la cour rappelle ici une solution bien ancrée, qui tient à l’indifférence tant de l’empiètement que de la bonne foi du constructeur. Sur le premier point, les juridictions ont en effet fréquemment l’occasion de rappeler qu’il importe peu que l’empiètement ne soit qu’aérien (Cass. civ. 1, 24 mai 1965) ou encore minime (Cass. civ. 3, 29 février 1984). Sur le second : la jurisprudence est indifférente à la bonne ou mauvaise foi du maître de l’ouvrage comme du constructeur (Cass. civ. 1, 10 juillet 1962). Enfin, quand bien même l’empiétement a cessé, il faut rappeler que la démolition n’est pas une application de la responsabilité civile en ce qu’elle ne peut pas être regardée comme une forme de réparation en nature (W. Dross, Droit civil– Les choses, LGDJ, 2012, p. 741). Le rabotage du toit n’exclut donc pas, à lui seul, l’existence d’un préjudice réparable sur le fondement de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9.

Quant à l’arrachage de la haie ensuite, la solution ne surprend plus guère. Après avoir souligné que c’est par une juste analyse des pièces que le premier juge a retenu que la haie se trouvait en limite de propriété, la Cour précise que le fait d’édifier une palissade entre les deux propriétés ne suffit pas à remédier au préjudice subi. Le juge fait ici une application classique de l’article 670 du Code civil N° Lexbase : L3270ABQ en vertu duquel « les arbres plantés sur la ligne séparative de deux héritages sont réputés mitoyens ». Or, si chaque copropriétaire a la possibilité d’exiger l’arrachage des arbres mitoyens en vertu du second alinéa, tel n’est pas le cas lorsque ces arbres ne sont pas isolés et forment une haie séparative (Cass. civ. 3, 11 février 1976). Le non-respect est donc susceptible d’entraîner le versement de dommages-intérêts. Au surplus, dans la mesure où le Code civil offre à chaque propriétaire la possibilité de percevoir la moitié des produits (C. civ., art. 669 N° Lexbase : L3269ABP) et des fruits (C. civ., art. 670 N° Lexbase : L3270ABQ), il est clair que l’édification de la palissade ne suffit pas à effacer les différents préjudices subis du fait de la suppression des arbres fruitiers.

Quant au trouble anormal du voisinage enfin, l’argument opposé par l’intimé selon lequel l’abri est conforme au permis de construire n’est pas plus entendu par la cour qui rappelle qu’en matière de trouble anormal du voisinage, il n’est pas nécessaire d’établir une faute. Il y a en effet fort longtemps que la jurisprudence a cessé de rattacher la théorie des troubles de voisinage à l’idée de faute, ou d’immissio, pour en faire une source de responsabilité autonome (Cass. civ. 3, 13 novembre 1986). Il ne s’agit donc pas de rechercher si les travaux ont été menés conformément au permis de construire ou non puisqu’il n’est pas question de raisonner en termes de faute, mais en termes de trouble. C’est la raison pour laquelle un maître d’ouvrage peut être amené à payer des dommages-intérêts pour avoir, par exemple, privé le fond voisin d’ensoleillement (Cass. civ. 3, 18 juillet 1972). En l’espèce, dans la mesure où la construction a considérablement modifié la vue en substituant la haie de végétaux par un imposant abri, il n’est pas surprenant que la cour ait jugé, par une appréciation in concreto et au regard du fait que les deux propriétés se situent en zone rurale, que la construction constitue un trouble visuel. Ce point ne suscite donc pas davantage de discussions que les autres.

Par Marie Potus

Servitude de passage

Mots-clés : servitude de passage, enclave, destination du père de famille

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 26 mai 2020, n° 18/04922 N° Lexbase : A19623MM

En matière de servitude de passage, nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. En effet, si une servitude de passage peut s’établir par état d’enclave, cela suppose que le propriétaire du fonds enclavé ne soit pas seul responsable de cette situation. À défaut, la servitude de passage peut toujours résulter d’une convention ou être constituée par destination du bon père de famille si tant est, toutefois, que cette servitude, lorsqu’elle est discontinue, n’ait pas été exclue par l’acte à l’origine de la division de la propriété initiale.

C’est justement ce que rappelle l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 13 octobre 2020, qui, pour classique qu’il soit, n’en constitue pas moins une parfaite illustration du contentieux relatif aux servitudes de passage. En l’espèce, par acte authentique du 4 août 2014, le propriétaire de plusieurs parcelles a vendu les parcelles cadastrées AE 265 et 419 aux époux B. Il est précisé dans l’acte que « le vendeur n’a créé ni laissé acquérir aucune servitude et, qu’à sa connaissance, il n’existe pas d’autres servitudes ou obligations que celles le cas échéant relatées dans l’acte, ou celles résultant de la situation naturelle des lieux, de la loi, des règlements d’urbanisme ». Deux ans plus tard, ce même propriétaire a cédé aux époux M deux autres parcelles, AE 532 et AE 531, attenantes aux parcelles des époux B. Le litige oppose les deux couples acquéreurs. Les époux B prétendent bénéficier d’une servitude de passage pour cause d’enclave sur la parcelle AE 532, au profit de leurs parcelles AE 265 et 419 ; cette servitude permettant l’accès à l’arrière de la maison et à la cave, dans laquelle est situé, entre autres, le chauffe-eau. Ils ont, par conséquent, assigné les époux M devant le tribunal de grande instance (TGI) en vue de la reconnaissance d’un tel droit. Le TGI de Bourg-en-Bresse, dans une décision du 24 mai 2018, a reconnu l’enclave des parcelles AE 265 et 419 et leur a attribué le bénéfice d’une servitude légale de passage piétonnier pour cause d’enclave sur la parcelle AE 532.

La décision est toutefois partiellement infirmée par l’arrêt de la cour d’appel qui reconnaît une servitude de passage, non pour cause d’enclave, mais par destination du père de famille. Il donne l’occasion de rappeler quelques conditions d’admission des servitudes de passage.

Pour asseoir l’absence de servitude pour cause d’enclave, les appelants faisaient valoir deux arguments. D’une part, l’état d’enclave concerne uniquement le fond et pas le bâti. Or en l’espèce, l’état d’enclave a pour objet principal une cave, le terrain étant accessible depuis la voie publique. D’autre part, il suffirait que les époux B entreprennent quelques travaux pour bénéficier d’un accès direct, car il existe non seulement une pente qui n’a, certes, pas été entretenue, mais pourrait être remblayée pour permettre un passage, mais également une porte aujourd’hui murée par des agglos ainsi que des escaliers démolis qui donnaient autrefois un accès direct au terrain et à la cave depuis la maison. Les appelants soutenaient ainsi qu’ils n’avaient pas à subir les conséquences des travaux effectués pour supprimer l’accès à la cave. L’enjeu du débat portait donc sur la caractérisation de l’enclavement. Si le premier argument est passé sous silence par la cour d’appel, il convient de rappeler que l’enclave n’impose pas une absence radicale d’accès à la voie publique, mais simplement un accès insuffisant pour le maître du fonds, étant entendu que cette insuffisance est appréciée souverainement par les juges (Cass. civ. 3, 5 mars 1974). Le second argument est en revanche logiquement suivi par la Cour qui souligne que les époux B ne démontrent pas en quoi les travaux de restauration seraient hors de proportion avec la valeur de son bien. Il est intéressant de rappeler ici qu’il est de jurisprudence constante d’exclure la servitude légale lorsque le propriétaire ne doit qu’à lui-même l’obstruction du passage. Si la remarque ne s’applique pas au cas d’espèce dans la mesure où c’est l’ancien propriétaire qui est à l’origine des constructions, pour se prévaloir des dispositions de l’article 682 du Code civil N° Lexbase : L3280AB4, il eût toutefois fallu que les nouveaux propriétaires fournissent la preuve que les travaux de remise en l’état étaient disproportionnés par rapport à la valeur de la propriété (Cass. civ. 3, 8 avril 1999).

L’état d’enclave n’ayant pas été retenu, les intimés demandaient, à titre subsidiaire, que soit dit que la parcelle bénéficie d’une servitude par destination du père de famille aux motifs que l’ensemble des parcelles appartenaient auparavant au même propriétaire, de sorte que c’est par lui que les choses ont été mises en l’état. Les appelants, quant à eux, s’en défendaient, en arguant du fait que l’acte de vente indique expressément que le vendeur déclare n’avoir créé ni laissé créer des servitudes. Et il est vrai que ce mode d’acquisition exige la réunion de plusieurs conditions parfaitement synthétisées par le TGI de Saint-Gaudens : « en premier lieu, que le fonds dominant et le fonds servant aient appartenu au même propriétaire, en deuxième lieu, que ce dernier ait établi un aménagement permanent comportant l’idée de servitude, en troisième lieu, que cet aménagement ait existé au moment de la division du fonds originaire et, en quatrième lieu, qu’il n’y ait pas, dans l’acte de division, de stipulation contraire au maintien de la servitude » (TGI Saint-Gaudens, 29 mai 1991, Certiat c/ Époux Hay, RDI, 1992, 48, obs. J-L. Bergel). Reste qu’en l’espèce, et comme le notent les juges lyonnais, la clause de style figurant dans l’acte de vente n’exclut « pas formellement la constitution d’une servitude de passage et ce d’autant plus qu’il y est également mentionné au préalable que “l’acquéreur profite des servitudes ou les supporte, s’il en existe” ». Pour qu’il en aille autrement et que la clause soit efficace, il eût fallu que l’acte précise expressément que les fonds étaient francs de toutes servitudes.

Par Marie Potu

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Droit médical

[Doctrine] L’évolution de la relation patient-médecin : la personne de confiance

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N4450BZT

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par Guillaume Millerioux, Maître de conférences en droit privé, Université Polytechnique Hauts-de-France

Le 21 Février 2023

La loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA a opéré un rééquilibrage [1] de la relation patient-médecin en ce qu’elle a institué l’outil de la codécision, ou décision partagée, symbole de la démocratie en santé. Il n’est plus exigé du patient qu’il accepte la décision, plus ou moins prise et/ou imposée par un médecin : le patient prend activement part à la décision, devient l’acteur principal de sa santé [2], et doit, pour cela, être en mesure d’exprimer une volonté correspondante. Lors des débats parlementaires, Bernard Kouchner a énoncé en ce sens que « le consentement ne doit plus être l’acceptation passive d’une décision prise par un autre. Il doit devenir l’expression d’une participation active du malade aux décisions qui le concernent, l’expression de responsabilité sur sa propre santé [3]. Cette mort formelle du paternalisme en faveur d’une valorisation du sujet de droit [4] est codifiée au premier alinéa de l’article L. 1111-4 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4849LWI selon lequel « toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé ».

Le point cardinal du droit positif n’est pas le consentement, mais bien la volonté du patient. La deuxième moitié du XXe siècle a été marquée par le règne de la recherche du consentement du patient, à laquelle est associée des obligations d’information. Dans son avis du 12 juin 1998, le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) résumait l’évolution de la relation patient-médecin ainsi : « il y a cinquante ans, les médecins n’hésitaient pas à imposer aux malades, parfois sans explication, ce qu’ils jugeaient être bon pour eux, et cette attitude était socialement acceptée. Aujourd’hui le souci d’informer les patients, et d’obtenir leur adhésion aux actes de soin ou de recherche qu’on leur propose, est devenue la norme [5] ». La loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA est allée plus loin dans l’association du patient à la décision. La clé de voûte n’est plus le consentement mais la volonté : elle est « au cœur de la relation médicale et au fondement de la décision médicale [6] ».

Le basculement est significatif : « par la volonté, la personne manifeste sa puissance, sa capacité à poser par elle-même sa propre loi, sa liberté. Tandis que le consentement est signe d’une sorte de capitulation. Consentir, c’est admettre, donner son assentiment, c’est-à-dire baisser pavillon devant une assertion ou devant une autre personne. La force est du côté de la volonté, la faiblesse du côté du consentement [7] ». Le consentement ne libère pas, il oblige, et peut conduire à une forme de renonciation ou d’abandon d’un droit sur son corps à autrui [8].

Il ne faudrait toutefois pas voir dans la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA la consécration d’un modèle fondé sur une autonomie exacerbée du patient. Le modèle de la codécision ne libère pas le patient de sa situation particulière de vulnérabilité ; il compose avec elle. Valoriser le rôle du patient comme acteur de sa santé ne saurait gommer ni sa fragilité, ni le caractère asymétrique de sa relation avec le médecin [9]. Le patient ne se gouverne pas seul et, en certaines hypothèses, le médecin conserve la possibilité de passer outre la volonté du patient, même clairement exprimée [10]. Tout pouvoir du médecin dans la décision n’est assurément pas le signe d’un paternalisme [11].

La création en 2002 du dispositif de la personne de confiance en matière de santé s’inscrit pleinement dans cette conception de la décision médicale centrée sur la participation active du patient à la prise de décision. La personne de confiance est, en effet, une « manifestation hautement symbolique de la volonté de l’individu [12] » puisqu’elle contribue à l’identification de la volonté du patient, en particulier lorsqu’il n’est plus en mesure d’exprimer lui-même sa volonté.

Il n’est alors pas surprenant de constater que l’article L. 1111-6 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4868LW9, contenant les règles générales relatives à la personne de confiance, soit logé dans un Chapitre 1er intitulé : « Information des usagers du système de santé et expression de leur volonté » (nos italiques). La personne de confiance n’est toutefois qu’une aide à la recherche ou à la construction de la volonté ; une aide dont les prérogatives sont limitées, en miroir de l’autonomie du patient.

En somme, si les missions de la personne de confiance concourent à la participation active du patient dans la codécision, le dispositif connaît des limites qui peuvent en empêcher le recours ou en altérer l’effectivité.

I. Les missions de la personne de confiance

Les dispositions relatives à la personne de confiance ont été très peu discutées lors des travaux préparatoires, sans doute parce que l’évidence semble s’être imposée [13]. Certaines personnes ne peuvent pas ou plus exprimer une volonté claire et/ou suffisante à laquelle on peut attacher une signification probante. Avant la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA, hors tutelle, il n’existait pas en France de mandataire, comme dans certains pays anglo-saxons [14], chargé de porter la voix du patient. Mais si le manque était identifié, restait encore à déterminer les manières de le combler. Dans ce même avis de 1998, le CCNE recommandait de mettre à l’étude « la possibilité pour toute personne de désigner pour elle-même un “représentant” (ou “mandataire”, ou “répondant”), chargé d’être l’interlocuteur des médecins aux moments où elle est hors d’état d’exprimer elle-même ses choix » [15]. Il recommandait également de réfléchir à « une forme de “consentement assisté” ou d’aide au consentement […], pour les personnes en perte d’autonomie (ex. maladie d’Alzheimer à son début), ou pour les personnes dites “vulnérables”, dont l’aptitude au consentement est précaire » [16].

C’est sur cette base que se sont appuyés les parlementaires pour déterminer les missions de la personne de confiance. Celle-ci peut ainsi avoir deux missions, la première étant plus connue que la seconde. Lorsque le patient est hors d’état d’exprimer une volonté, la personne de confiance facilite l’identification de la volonté de l’individu ; tandis que lorsque le patient est toujours apte à exprimer une volonté, si l’individu le souhaite, la personne de confiance peut l’aider dans ses décisions.

Identifier la volonté du patient. Dans sa version issue de la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA, le premier alinéa de l’article L. 1111-6 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4868LW9 disposait notamment que « toute personne majeure peut désigner une personne de confiance qui peut être un parent, un proche ou le médecin traitant, et qui sera consultée au cas où elle-même serait hors d’état d’exprimer sa volonté et de recevoir l’information nécessaire à cette fin ».

La personne de confiance joue ici un rôle de messager. Elle est consultée afin de reconstituer la volonté du patient empêché. Cette mission est conforme à l’étymologie latine de la « confiance ». Du latin cum fiere, elle signifie « se fier à », « s’abandonner à autrui ». La personne de confiance est celle qui est digne de recevoir cet abandon, devenant ainsi, en quelque sorte, le « messager de son âme » [17] ou « la bouche par laquelle le malade parle [18] ». Un messager qui n’est ni un représentant, ni un mandataire. La personne de confiance n’est pas un mécanisme de représentation [19] : elle ne consent pas à la place du patient [20], elle n’exerce pas un droit du patient en son nom et pour son compte. Il s’agit d’un mécanisme de consultation destiné à aider le médecin dans sa décision [21].

La loi n° 2016-87, du 2 février 2016, créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, dite loi « Claeys-Leonetti » N° Lexbase : L4191KYU, a précisé sa mission et clarifié sa portée. Sa mission est d’abord précisée en ce que le premier alinéa de l’article L. 1111-6 du Code de la santé publique [LXB=LXB=L4868LW9] indique désormais que la personne de confiance doit « rendre compte de la volonté de la personne ». La précision semble tomber sous le sens mais elle était nécessaire parce que l’ancienne version de l’article L. 1111-12 du Code de la santé publique [LXB=LXB=L4255KYA], issue de la loi du 22 avril 2005 N° Lexbase : L2540G8L, faisait référence à « l’avis » de la personne de confiance. La loi dite « Claeys-Leonetti » N° Lexbase : L4191KYU clarifie ainsi utilement la mission de la personne de confiance : elle ne donne pas son avis. Elle témoigne, selon elle, de la volonté qu’aurait été celle du patient s’il était en mesure de s’exprimer. La portée du témoignage de la personne de confiance a ensuite été clarifiée vis-à-vis de ceux des membres de la famille et des proches. Toujours selon le même texte, son témoignage prévaut sur tous les autres. Qui que le patient ait désigné comme étant sa personne de confiance [22], elle est consultée en priorité.

Cette première mission générale de la personne de confiance est parfois rappelée, à titre particulier, pour certains actes. Ainsi en est-il en matière de fin de vie. L’article L. 1111-12 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4255KYA enjoint au médecin de recueillir, en priorité, le témoignage de la personne de confiance lorsque le patient, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, est hors d’état d’exprimer sa volonté. Ce texte a également réglé l’articulation entre les directives anticipées et le témoignage de la personne de confiance [23]. Si des directives anticipées sont rédigées, elles font office de lex specialis et écartent, en conséquence, le dispositif de la personne de confiance, puisque la volonté du patient est déjà connue [24].

Mais tout n’est parfois pas aussi clair. En témoignent ces deux exemples. Alors que la priorisation de la consultation de la personne de confiance pour obtenir son témoignage semble être chose acquise, elle est écornée par l’alinéa 5, de l’article L. 1111-4 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4849LWI. Le texte prévoit que « lorsque la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance […], ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté ». Autrement dit, en pareil cas, les témoignages de la personne de confiance et des membres de la famille sont placés au même niveau. Peut-être est-ce une maladresse rédactionnelle ? Les termes « à défaut » auraient dû être placés après « la famille », sur le modèle de l’alinéa suivant relatif à la fin de vie.

La mission elle-même de la personne de confiance, deuxième exemple, peut varier selon le régime particulier d’un acte. C’est le cas des recherches impliquant la personne humaine puisque si une telle recherche est envisagée sur une personne hors d’état d’exprimer une volonté, l’autorisation doit être donnée par la personne de confiance, ou, à défaut, la famille, ou, à défaut, par une personne entretenant avec l’intéressé des liens étroits et stables [25]. Pour cet acte, la mission de la personne de confiance est transformée, passant du messager à l’approbateur. Gare donc aux dispositions spéciales qui peuvent influer sur la fonction de la personne de confiance.

Outre cette première mission, la personne de confiance peut être amenée à intervenir, si le patient le souhaite, lorsque celui-ci est encore en état d’exprimer une volonté, afin de l’aider à prendre des décisions.

II. Aider le patient dans ses décisions

Le deuxième alinéa de l’article L. 1111-6 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4868LW9 dispose que « si le patient le souhaite, la personne de confiance l’accompagne dans ses démarches et assiste aux entretiens médicaux afin de l’aider dans ses décisions ». Cette seconde mission de la personne de confiance n’est pas systématique puisqu’elle résulte de la volonté du patient. C’est dire que si la première mission de la personne de confiance est un effet automatique de la loi, dès lors qu’elle est désignée, la seconde est un effet de la volonté du patient qui jugera de l’opportunité d’octroyer ou non cette mission à la personne de confiance.

La fonction d’accompagnement [26] de la personne de confiance se révèle particulièrement appropriée lorsque le patient souffre d’une altération faible ou modérée de ses facultés mentales. La personne de confiance soutient, éclaire la volonté du patient, ce qui implique, comme condition préalable, que le patient puisse toujours exprimer une certaine volonté. La personne de confiance n’est alors pas un messager ou un interlocuteur entre le patient et le médecin, mais un allié, un conseiller. Il s’agit d’une manière d’officialiser le rôle dévoué, en fait, à certains proches aidants.

Ce dispositif d’aide à la décision est, pour l’heure, cantonnée à la matière médicale. Pareil outil n’existe pas en droit civil [27], du moins pas en tant que tel. Cette logique d’aide à la décision se retrouve néanmoins, implicitement, dans la notion d’assistance en droit des majeurs protégés. Stricto sensu, l’assistance de la personne en charge de la protection se matérialise par la contre-signature de l’acte soumis à assistance [28]. Elle implique pourtant aussi, et plus largement, une véritable relation d’assistance, identique à cette seconde fonction de la personne de confiance. L’assistance consisterait ainsi à conseiller, guider la personne dans son processus décisionnel, à être à ses côtés pour l’aider à prendre la décision la plus conforme à ses intérêts [29]. Dès lors, la mission de la personne de confiance correspond bien à une relation d’assistance, mais non à de l’assistance stricto sensu puisque le patient agit seul, la personne de confiance ne liant pas sa volonté à celle du patient.

Complémentaires, les deux missions de la personne de confiance favorisent la participation active du patient aux décisions le concernant puisqu’elle facilite l’identification de la volonté du patient ou l’aide dans ses décisions. La personne de confiance poursuit bien le dessein de la loi Kouchner. Néanmoins, plusieurs limitent viennent affecter l’effectivité de ce dispositif.

III. Les limites de la personne de confiance

Schématiquement, et sans exhaustivité, deux séries de limites peuvent être relevées : des limites intrinsèques au dispositif de la personne de confiance lui-même et des limites relatives plus spécifiquement aux missions de la personne de confiance.

IV. Les limites intrinsèques de la personne de confiance

Trois limites intrinsèques au dispositif de la personne de confiance peuvent être identifiées.

Premièrement, seul le patient peut désigner une personne de confiance puisqu’il est le seul à pouvoir abandonner sa confiance à l’autre. Il est impossible de désigner une personne de confiance à la place du patient [30] ; ce serait contraire à l’esprit du mécanisme. C’est dire que si le patient est hors d’état de manifester sa volonté, et qu’il n’a pas désigné en amont une personne de confiance, aucun palliatif n’existe [31]. La personne de confiance est un outil d’anticipation intimement rattaché à la volonté [32], comme peuvent l’être les directives anticipées ou le testament, qui, mécaniquement, faute d’anticipation et de volonté suffisante, ne peut être employé [33]. En revanche, si l’intéressé dispose d’une compétence exclusive dans la désignation de la personne de confiance, il en va autrement de sa révocation en cas d’ouverture ultérieure d’une mesure de tutelle. Dans cette hypothèse, le juge ou, le cas échéant, le conseil de famille, confirme ou révoque la personne de confiance [34]. L’opportunité de l’intervention du juge, empreinte de défiance à l’égard d’une désignation possiblement viciée, n’est pas exempte de toute critique. Pourquoi limiter son intervention en cas d’ouverture d’une tutelle, sachant notamment que l’habilitation familiale générale avec représentation est toute aussi contraignante ? N’aurait-il pas été judicieux d’inclure une limite temporelle, en prenant peut-être exemple sur la période suspecte de l’article 464 du Code civil N° Lexbase : L8450HWU [35] ? Ne serait-il pas possible d’ajouter des conditions à la révocation de la personne de confiance [36] ?

Deuxièmement, les individus peuvent ne pas être enclins à désigner une personne de confiance comme messager privilégié. De la même manière que pour le mandat de protection future ou les directives anticipées, l’individu doit se projeter dans un avenir possiblement sombre et envisager sa dégénérescence. Personne n’en a vraiment envie. Il est également possible qu’une personne en bonne santé ne perçoive pas l’intérêt du dispositif, ou encore qu’elle soit dans l’impossibilité de déterminer, à l’avance, ce que serait sa volonté si son état de santé venait à se dégrader.

Pour autant, le dispositif de la personne de confiance est, aujourd’hui, plutôt une réussite, contrairement aux directives anticipées qui sont plus complexes et sans doute encore un peu taboues [37]. Les professionnels de santé se sont progressivement appropriés cet outil au cours de ces vingt dernières années. La réussite du dispositif est sans doute aussi liée au fait qu’il est systématiquement proposé au patient, lors de toute hospitalisation, de désigner une personne de confiance pour la durée de cette hospitalisation [38], ce qui permet de remédier facilement à l’absence d’anticipation [39]. D’ailleurs, pour renforcer l’efficacité du dispositif, la règle ne pourrait-elle pas être inversée ? Il pourrait être présumé que la désignation d’une personne de confiance ne soit pas limitée à une hospitalisation, à moins que le patient en dispose autrement [40].

Troisièmement, l’identification de la personne de confiance, en particulier quand le patient est hors d’état de manifester une volonté, dépend de l’accessibilité et de la traçabilité du document écrit mentionnant sa désignation. Si un écrit est bien exigé, cosigné par la personne de confiance [41], il n’est soumis à aucune formalité d’enregistrement. La personne désignée pourrait ne pas assurer son rôle, faute de pouvoir accéder au document. Il est vrai qu’en cas de mise à exécution d’un mandat de protection future, le mandant peut prévoir que le mandataire exercera les fonctions de la personne de confiance [42]. Outre qu’un tel mandat devra être préalablement mis à exécution pour produire ses effets, il se pose un identique problème de traçabilité puisque le registre spécial sur lequel doit être publié les mandats de protection future [43] n’a toujours pas été mis en place.

Ce ne sont que les premiers obstacles. D’autres limites, relatives non pas au dispositif en lui-même mais aux missions de la personne de confiance, peuvent être relevées.

V. Les limites liées aux missions de la personne de confiance

Deux séries de limites, a minima, peuvent être identifiées. La première est commune aux deux fonctions tandis que la seconde dépend de la mission vouée à la personne de confiance.

D’une part, si le dispositif en lui-même est plutôt utilisé en pratique, surtout si comparaison est faite avec les directives anticipées, les missions de la personne de confiance demeurent assez méconnues [44]. La cause résiderait notamment dans une information imparfaite du public par les professionnels de santé, dont les médecins traitants ; encore que l’effectivité de la transmission des informations dépende de la faculté du patient à les comprendre. Il peut être délicat de comprendre que la personne de confiance porte la parole du patient sans donner son avis, ce qui peut la conduire à témoigner d’une volonté qu’elle ne partage pas. De même qu’il n’est pas toujours évident de saisir que la personne de confiance, en matière de santé, n’est ni la personne de confiance du Code de l’action sociale et des familles [45] ni la « personne à prévenir [46] ».

Du côté des professionnels de santé, c’est moins le rôle de la personne de confiance que son articulation avec le droit des majeurs protégés qui peut se révéler compliquée [47]. Les difficultés d’articulation entre les Codes civil et de la santé publique sont pointées du doigt par la doctrine depuis plus de dix ans [48]. L’ordonnance n° 2020-232, du 11 mars 2020, relative au régime des décisions prises en matière de santé, de prise en charge ou d’accompagnement social ou médico-social à l’égard des personnes majeures faisant l’objet d’une mesure de protection juridique N° Lexbase : L4705LW8 a amélioré l’articulation des codes, mais est loin d’avoir réglée tous les problèmes [49]. Le vocabulaire utilisé dans le Code de la santé publique reste parfois sibyllin et toutes les mesures de protection judiciaires ne sont pas envisagées, ce qui laisse des zones d’ombre. Pourtant, toute confusion entre les pouvoirs de la personne en charge de la protection et les missions de la personne de confiance n’a pas lieu d’être puisqu’elles n’agissent pas sur le même plan. À tout le moins, en attendant une nouvelle réforme, une meilleure formation des professionnels de santé sur ces questions est à encourager [50].

D’autre part, une dernière série de limites concerne plus spécialement chacune des missions de la personne de confiance.

D’abord, en ce qui concerne la personne de confiance comme témoin privilégié, la mission induit une charge morale que tout le monde n’est pas prêt à assumer [51]. Comment s’assurer que son témoignage reflète la volonté du patient ? Et si sa volonté avait changé ? L’obligation pesant sur la personne de confiance doit toutefois être relativisée. Il ne s’agit pas d’une obligation civile, dont la violation serait source de responsabilité, et encore moins d’une obligation de résultat : il doit simplement témoigner de ce qu’il pense être la volonté du patient. D’autant que le témoignage de la personne de confiance n’est pas contraignant et qu’en pratique, en général, les médecins sont réservés à l’idée de suivre les dires d’une personne de confiance qui ne sont pas partagés par le reste de l’entourage [52]. L’utilité pratique de la personne de confiance est donc nécessairement limitée, mais telle est la volonté, en réalité, du législateur [53].

Ensuite, en ce qui concerne la personne de confiance comme aide à la décision, il n’est pas exclu qu’elle puisse exercer une influence indue sur le patient, notamment en utilisant, consciemment ou non, la technique du « nudge », c’est-à-dire une manipulation douce, des « coups de pouce ». Comment alors s’assurer que la volonté exprimée par le patient est bien la sienne ? Le risque ne doit toutefois pas être exagéré et il n’est pas exclusif de la situation du patient. La confiance se muera difficilement en abus de confiance parce que le médecin, en dernier ressort, jugera de la capacité décisionnelle du patient et pourra ne pas suivre la volonté exprimée. Et si le patient bénéficie d’une mesure de protection judiciaire, en particulier d’une mesure de représentation, le représentant jouera le rôle de garde-fou. C’est dire, à nouveau, que si la personne de confiance constitue assurément un moyen pour le patient de transmettre ou construire sa volonté, son rôle dans la décision médicale reste marginal. Elle n’est qu’un maillon dans la chaîne complexe de la codécision médicale.

Par Guillaume Millerioux


[1] A. Catherine, La codécision: entre mythe et réalité, in AFDS, Consentement et santé, Dalloz, 2014, p. 119.

[2] A. Laude, Le patient, nouvel acteur de santé?, D., 2007, 1151.

[3] B. Kouchner, JOAN 3 octobre 2001, p. 5319.

[4] C. Byk, Le sujet, le droit et la médecine, RGDM, 2021, n° 78, 61.

[5] CCNE, Consentement éclairé et information des personnes qui se prêtent à des actes de soin ou de recherche, avis n° 58, 12 juin 1998.

[6] D. Roman, Le respect de la volonté du malade : une obligation limitée ?, RDSS, 2005, 423.

[7] M.-A. Frison-Roche, Remarques sur la distinction de la volonté et du consentement en droit des contrats, RTD civ., 1995, 573.

[8] M. Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, PUF, 2018, p. 60.

[9] P. Véron, Décision médicale et vulnérabilité psychique, in F.-X. Roux-Demare (dir.), La santé des personnes vulnérables, IFJD, Lextenso-LGDJ, 2014, p. 256 : « l’exigence légale de ‘‘décision partagée’’ ne saurait d’un coup de baguette magique gommer la dissymétrie irréductible de la relation soignant-soigné, entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, entre celui qui demande de l’aide et celui qui apporte son aide ».

[10] L’actualité l’a encore démontré. Voir en ce sens la jurisprudence consolidée du Conseil d’État sur les transfusions sanguines imposées à des patients témoins de Jéhovah (CE Contentieux, 16 août 2002, n° 249552, Mme Valérie Feuillatey N° Lexbase : A6294A4U ; CE référé, 20 mai 2022, n° 463713, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A08807YA) et la constitutionnalité de l’alinéa 3 de l’article L. 1111-11 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4870LWB permettant au médecin d’écarter les directives anticipées notamment lorsqu’elles sont manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale du patient (Cons. const., décision n° 2022-1022 QPC, du 10 novembre 2022 N° Lexbase : Z489892L).

[11] Sur la distinction entre pouvoir et paternalisme, v. not. : P. Lokiec, La décision médicale, RTD civ., 2004, 641.

[12] A. Bensamoun, La personne de confiance, RRJ-Droit prospectif, 2007, n° 4, 1679, spéc. p. 1672. 

[13] C. Esper, La personne de confiance : obligations morale, légale, juridique ?, RGDM, 2003, n° 11, 81.

[14] Constat de L. René, Code de déontologie médicale, Éditions du Seuil, 1996, p. 125.

[15] CCNE, Consentement éclairé et information des personnes qui se prêtent à des actes de soin ou de recherche, précité.

[16] Ibidem.

[17] Pour reprendre l’expression de M. Grosset, Étude sur les directives anticipées et la personne de confiance : le rôle du tiers dans l’expression de la volonté du sujet empêché, D., 2019, 1947.

[18] A. Vignon-Barrault, La prise en charge des malades d’Alzheimer : entre protection et autonomie, RDSS, 2021, 486.

[19] Pas même une représentation conférant à la personne de confiance des pouvoirs limités (comme pouvait le soutenir C. Taglione, La personne de confiance : facteur de progrès ou source de difficultés à venir ?, RGDM, 2005, n° 17, 397, spéc. p. 416 : « Le législateur n’a pas voulu donner à la personne de confiance d’autre mandat que celui de mettre à disposition des acteurs de santé les informations que lui aurait préalablement communiquées le patient, il s’agit d’une représentation qui ne confère au mandataire qu’un pouvoir très limité »).

[20] F. Arhab-Girardin, L’aide à la décision médicale de la personne âgée vulnérable, RDSS, 2018, 779.

[21] P. Lokiec, La personne de confiance, RDSS, 2006, 865.

[22] La « confiance » étant éminemment subjective, le patient est libre dans la désignation de la personne de confiance. Il peut s’agir d’un membre de la famille, d’un proche ou de son médecin traitant (CSP, art. L. 1111-6, al. 1er N° Lexbase : L4868LW9).

[23] La règle est également mentionnée à l’alinéa 6, de l’article L. 1111-4 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4849LWI.

[24] La loi ne règle pas expressément la question de savoir si la personne de confiance peut être sollicitée si les directives anticipées, bien que rédigées, sont écartées. L’affirmative semble s’imposer, d’autant que la personne de confiance peut (re)donner du sens à des directives anticipées imparfaites.

[25] CSP, art. L. 1122-1, III N° Lexbase : L4570LNL.

[26] M. Girer, L’accompagnement des personnes âgées vulnérables. Accompagnement et soins, Dr. fam., 2017, n° 3, dossier 22 ; J.-R. Binet, Trois contes juridiques sur la fin de vie, RLDC, 2013, n° 108 : ce qui explique que, en tant qu’accompagnateur, ne remplaçant pas le patient dans sa décision, la personne de confiance n’a pas accès au dossier médical.

[27] D’autres États ont néanmoins créé des mécanismes de « soutien à la décision », y compris en matière civile. C’est le cas de la « prise de décision appuyée », ou « tomada de decisão apoiada », au Brésil (sur cette mesure, v. not. : B. Graeff et M. Rebourg, La prise de décision appuyée du droit brésilien : un nouvel instrument de soutien à l’exercice de la capacité juridique, Dr. fam., 2019, n° 6, étude 7), ou encore de « l’assistant au majeur » québécois, dont les dispositions sont entrées en vigueur le 1er novembre 2022 (article 297.10 et s. du Code civil du Québec).

[28] C. civ., art. 467, al. 2 N° Lexbase : L8453HWY.

[29] V. en ce sens : C. Leprince, L’assistance dans l’élaboration d’un acte juridique, PUR, 2018, p. 148.

[30] Que le juge intervienne pour autoriser le majeur, bénéficiant d’une mesure de représentation relative à la personne, à désigner une personne de confiance (CSP, art. L. 1111-6, al. 5 N° Lexbase : L4868LW9) ne remet pas en cause cette affirmation. Le juge ne choisit pas la personne à sa place. Il contrôle, valide un choix effectué en amont par le majeur, conformément à ses intérêts.

[31] La désignation d’une personne de confiance ressemble alors à un acte strictement personnel de l’article 458 du Code civil N° Lexbase : L8442HWL pour lequel un majeur protégé doit personnellement consentir et ne peut jamais être assisté ou représenté.

[32] D’où le fait qu’il puisse être librement révisé ou révoqué à tout moment (CSP, art. L. 1111-6, al. 1er N° Lexbase : L4868LW9).

[33] La difficulté est bien connue en droit des majeurs protégés à l’égard des actes de l’article 458 du Code civil N° Lexbase : L8442HWL (pour une illustration : Cass. civ. 1, 8 octobre 2008, n° 07-16.094, FS-P+B+I N° Lexbase : A6928EAT : D., 2008, 2663, note V. Norguin ; AJ fam.,,- 2008, 435, obs. L. Pécaut-Rivolier ; RTD civ., 2008, 655, obs. J. Hauser ; D., 2008, 2663, obs. V. Égéa ; D., 2009, 773, obs. F. Granet-Lambrechts ; D., 2009, 2183, obs. J.-M. Plazy ; Dr. fam., 2008, n° 12, comm. 173, obs. P. Murat ; JCP G, 2009, n° 4, II, 10012, obs. Y. Favier). Un jugement isolé a contourné la difficulté en effectuant un contrôle de conventionnalité in concreto (TGI Avesnes-sur-Helpe, 13 juin 2018, n° 18/007790 : AJ fam., 2018, 674, obs. J. Mattiussi), puis le législateur est finalement intervenu lors de la récente réforme de l’adoption, mais uniquement pour régler le cas du consentement à sa propre adoption (v. C. civ., art. 348-7 N° Lexbase : L5326MEY).

[34] CSP, art. L. 1111-6, al. 5 N° Lexbase : L4868LW9.

[35] Autrement dit, ne seraient contrôlées que les désignations effectuées moins de deux ans avant la publicité du jugement d’ouverture d’une tutelle.

[36] Surtout quand l’on sait que, « de manière générale, les juges usent d’une formule de style par laquelle ils révoquent toutes les procurations données par la personne protégée avant l’ouverture de la mesure de protection » (A. Caron-Déglise et G. Raoul-Cormeil, La fin de vie de la personne protégée et l’office du juge des tutelles. Réflexions sur la recherche du consentement des personnes vulnérables, Les cahiers de la justice, 2017, 443).

[37] V. en ce sens l’étude de L. Barret, S. Fillion et L.-C. Viossat, Évaluation de l’application de la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, T. 1, IGAS, avril 2018, p. 51-52.

[38] CSP, art. L. 1111-6, al. 3 N° Lexbase : L4868LW9.

[39] Dans son étude, l’IGAS relève à ce titre que la désignation d’une personne de confiance se fait majoritairement à l’entrée à l’hôpital, et non en amont, signe que ce dispositif, en tant outil d’anticipation, est un échec (L. Barret, S. Fillion et L.-C. Viossat, Évaluation de l’application de la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, précité, p. 53).

[40] L’identité et les coordonnées de la personne de confiance sont ainsi inscrites dans le dossier médical partagé et pourront servir pour l’avenir (CSP, art. R. 1111-42, 3° N° Lexbase : L3365MGQ).

[41] CSP, art. L. 1111-6, al. 1er N° Lexbase : L4868LW9.

[42] C. civ., art. 479, al. 1er N° Lexbase : L8465HWG.

[43] C. civ., art. 477-1 N° Lexbase : L0229KWE.

[44] V. en ce sens : CNCDH, Avis sur le consentement des personnes vulnérables, 16 avril 2015 ; L. Barret, S. Fillion et L.-C. Viossat, Évaluation de l’application de la loi du 2février 2016 sur la fin de vie, précité, p. 52.

[45] V. CASF, art. L. 311-5-1 N° Lexbase : L0224KW9. L’existence de deux « personnes de confiance » est inopportune et source de confusions puisqu’elles n’ont pas les mêmes missions. Pour y remédier, soit les deux personnes de confiance pourraient fusionner (même nom, mêmes missions), soit la terminologie devrait être modifiée.

[46] Cette confusion semble néanmoins se réduire (L. Barret, S. Fillion et L.-C. Viossat, Évaluation de l’application de la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, précité, p. 52).

[47] Pour les détails, il est renvoyé à notre thèse : La capacité juridique des majeurs vulnérables, IFJD, n° 213, LGDJ-Lextenso, 2022, n° 364, p. 362 et s.

[48] A. Batteur, Recherche d’une articulation entre le Code de la santé publique et le Code civil : un défi à relever en faveur des personnes vulnérables, Dr. fam., 2011, n° 2, dossier 5.

[49] Pour une critique, voir : A. Batteur, L. Mauger-Vielpeau, F. Rogue et G. Raoul-Cormeil, Régime des décisions médico-sociales relatives aux personnes protégées : une ordonnance affligeante !, D., 2020, 992.

[50] V. en ce sens : I. Maria, Le respect de la volonté des personnes âgées malades, Droit, Santé et Société, 2021, n° 1, 47.

[51] Sur ce point, v. : M. Grosset, Étude sur les directives anticipées et la personne de confiance : le rôle du tiers dans l’expression de la volonté du sujet empêché, D., 2019, 1947.

[52] L. Barret, S. Fillion et L.-C. Viossat, Évaluation de l’application de la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, précité, p. 53.

[53] Pour un rappel, v. J. Chochois, L’absence d’encadrement de la décision médicale du patient non protégé. De la suffisance ou de l’insuffisance du rôle de la personne de confiance, RGDM, 2017, n° 65, 127.

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Droit médical

[Doctrine] La responsabilité et la solidarité dans la loi du 4 mars 2002, vingt ans après

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par Benjamin Ménard, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon III, membre de l’Équipe de recherche Louis Josserand

Le 21 Février 2023

Nul besoin de fêter l’anniversaire de la loi du 4 mars 2002 [1] N° Lexbase : L1457AXA pour entendre parler d’elle [2]. Peut‑être n’est-il néanmoins pas inutile de prendre l’occasion de ces vingt ans pour ressortir quelques photographies, de sa naissance à aujourd’hui, et de se remémorer ce que cette loi a changé dans notre paysage juridique. Peut-être n’est-il pas non plus inutile, alors qu’elle entre dans sa vie d’adulte, de dresser un rapide bilan sur son évolution et de s’arrêter sur quelques points marquants de son existence.

La naissance de la loi de 2002 N° Lexbase : L1457AXA était particulièrement attendue tant le projet qu’elle portait était grand : modifier tout à la fois conceptuellement et structurellement notre droit de la santé. Comme toutes les grandes lois du droit de la responsabilité civile – car, incontestablement, c’en est une –, l’opportunité d’une intervention législative n’a pas fait débat. Nous sommes au tournant des années 2000 et la matière médicale est sujette à d’importants remous, parmi lesquels le questionnement sur le fondement de la responsabilité médicale ou les difficultés inhérentes à la relation entre le médecin et son patient. Un autre terrain cristallisait également le débat, celui de l’égalité entre victimes. Le constat était fait que, selon qu’elles relevaient du secteur privé de la médecine libérale ou du secteur public hospitalier, la victime ne bénéficiait pas des mêmes règles indemnitaires. En cause, la jurisprudence des deux ordres de juridictions, judiciaire et administratif, qui se prononçaient dans un sens opposé sur une même question. C’est alors que le sujet de l’aléa thérapeutique arrivait avec fracas devant nos prétoires. Comment traiter cet accident médical non fautif, cette infection par un virus ou par une bactérie pendant un séjour à l’hôpital, cette allergie qui se déclare à la suite d’une intervention chirurgicale, dans une responsabilité corsetée par l’exigence d’une faute ? Tandis que le juge judiciaire refusait son indemnisation, lié qu’il était par l’exigence d’une faute contractuelle [3], le juge administratif se montrait quant à lui plus souple, admettant sous certaines conditions de réparer la réalisation du risque accidentel [4]. Il ne faut pas en dire davantage pour comprendre qu’au regard de ce qui se joue, l’indemnisation d’un dommage corporel, cette divergence de position suscitait beaucoup d’incompréhension de la part des victimes. Par quoi l’on comprend que, ici comme dans les autres régimes spéciaux de responsabilité, la demande sociale n’est jamais complètement étrangère au déclenchement du processus législatif.

Par cette loi du 4 mars 2002, le législateur a justement tenté de rectifier le tir jurisprudentiel, mais avec une ambition bien plus vaste. Ce qui en ressort, c’est un bouleversement des schémas existants avec une reconfiguration en profondeur des règles indemnitaires. L’aléa thérapeutique intègre le champ de l’indemnisation et le dualisme juridictionnel est dépassé par une unification des régimes juridiques. Ainsi, ce qui reposait jusqu’alors uniquement sur les règles du droit commun de la responsabilité prend désormais la forme d’un droit indemnitaire bicéphale, reposant sur un équilibre entre la responsabilité et la solidarité nationale, avec la création de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam).

La photographie de naissance de la loi de 2002 est bien connue. L’équilibre trouvé repose tout à la fois sur une logique de responsabilité, qui nécessite la recherche d’un responsable, et sur une logique purement indemnitaire, qui repose uniquement sur le dommage subi. En procédant ainsi, le législateur poursuivait un double objectif : celui très clair de mieux indemniser les victimes, mais aussi celui d’alléger la responsabilité des professionnels de santé par un report partiel de la charge de l’aléa thérapeutique sur la collectivité. La ventilation entre ce qui relève de la responsabilité et de la solidarité est prévue à l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1910IEH, qui fait reposer le dispositif sur un principe de subsidiarité. C’est dire que la solidarité n’a vocation à intervenir que si la responsabilité médicale ne peut pas être engagée. La responsabilité apparaît dès lors comme le fondement premier, lequel repose sur la faute. Au‑delà, le même article prévoit tout de même deux hypothèses de responsabilité objective : l’hypothèse du défaut d’un produit de santé auquel le professionnel a recours et celle des infections nosocomiales dont les établissements concernés sont tenus responsables. Subsidiairement, l’intervention de la solidarité nationale est également encadrée par l’article L. 1142-1 précité N° Lexbase : L1910IEH, qui subordonne l’indemnisation de l’accident médical non fautif à la réunion de certaines conditions.

Dans le contexte de 2002, personne, ou presque, n’a contesté l’opportunité de ce nouvel équilibre, parce que, par la solidarité nationale, la loi offre aux victimes une nouvelle voie indemnitaire, qui se veut de surcroît gratuite et rapide. À l’heure du bilan, cette photographie de 2002 semble aujourd’hui revêtue d’un vernis sépia. Le visage est certes reconnaissable, à n’en pas douter, mais les traits se sont affinés et le recul qui est le nôtre aujourd’hui permet de jeter une lumière nouvelle, parfois crue, sur ce que le dispositif est devenu. Pour aborder quelques points saillants de cette évolution, avec à peine plus de temps qu’il n’en faut pour souffler les bougies, il conviendra de revenir sur deux morceaux choisis : ce qu’est devenu ce partage entre responsabilité et solidarité (I) et l’évolution de cette création qu’est le mécanisme de solidarité nationale à travers l’Oniam (II).

I. L’évolution de l’équilibre entre responsabilité et solidarité

Aussitôt né, l’équilibre prévu par la loi de 2002 N° Lexbase : L1457AXA. n’a mis que quelques mois pour être modifié. Dès décembre 2002 [5], sous la pression des assureurs, le législateur intervient pour élargir le champ de la solidarité nationale en matière d’infection nosocomiale. Hier placées dans le giron indemnitaire de la responsabilité sans faute, ces infections intègrent depuis lors celui de la solidarité nationale lorsqu’elles causent un déficit fonctionnel permanent de plus de 25 % ou qu’elles provoquent le décès du patient. Ce que l’on retire du champ de la responsabilité est placé dans celui de la solidarité. Ce phénomène de vases communicants, ou à tout le moins d’augmentation du champ de la solidarité nationale, n’a cessé de s’accentuer. Les exemples sont bien connus, il s’agit notamment de la réparation des dommages résultant des vaccinations obligatoires [6], de l’indemnisation des victimes de contamination par l’hépatite C [7] ou encore de l’indemnisation des dommages imputables au Benfluorex [8], ce fameux principe actif du Mediator. Incontestablement, d’un point de vue comptable, le nombre de victimes indemnisées en ressort amélioré.

En parallèle, un autre mouvement a également fait bouger les lignes, celui du concours entre la responsabilité et la solidarité. Cette hypothèse de concours n’avait pas été envisagée par la loi de 2002 N° Lexbase : L9375A8Q, qui avait au contraire prévu la subsidiarité pour hiérarchiser les fondements. Ce principe est néanmoins perturbé lorsque la causalité est partielle, ce qui peut notamment survenir en présence d’un manquement du médecin à son obligation d’information. L’hypothèse est la suivante : le médecin n’informe pas son patient sur les risques de son intervention, risque qui se réalise par la suite sous la forme d’un accident médical non fautif. Ainsi, parce que la faute est suivie d’un accident médical, ce sont tant la responsabilité pour faute que la solidarité nationale qui sont concernées. En ce domaine, dans une décision de 2010 [9], la Cour de cassation a décidé que la réparation intégrale devait être assurée par la conjonction des mécanismes. La responsabilité répare une fraction du dommage total à travers la perte de chance et la solidarité nationale indemnise le reste. Établie en matière de faute éthique (manquement à l’obligation d’information), le Conseil d’État a ensuite étendue cette logique en présence d’une faute technique (retard de prise en charge d’une thrombose) [10].

En définitive, par une extension du champ d’intervention de la solidarité nationale, ces exemples montrent que l’équilibre de 2002 a évolué dans un sens favorable aux victimes et, ce faisant, conformément à l’idée qui avait animé le législateur d’alors. Ce bilan tranche néanmoins avec celui qui peut être fait à l’égard de l’évolution de l’Oniam, cette grande nouveauté de la loi de 2002 N° Lexbase : L1457AXA.

II. L’évolution du mécanisme de solidarité nationale

L’efficacité du dispositif mis en place par la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA dépend en grande partie du mécanisme de solidarité nationale, à plus forte raison en gardant à l’esprit l’évolution qui vient d’être décrite. Or en la matière, le bilan est beaucoup plus mitigé, voire décevant.

L’une des raisons réside dans le faible impact qu’a eu cette création sur le volume des actions contentieuses. L’objectif affiché du législateur de 2002 était notamment de sortir l’accident médical du contentieux pour le traiter par la voie amiable. Les chiffres montrent pourtant que le contentieux n’a pas diminué de manière significative [11]. Il semble que les victimes considèrent cette voie amiable plus comme une voie supplémentaire que comme une voie de substitution au juge. C’est là un premier échec, qui reste cependant sans doute acceptable à l’échelle de certaines autres critiques portées au dispositif. Ces dernières ne proviennent d’ailleurs pas seulement de la doctrine ou des praticiens, mais de la Cour des comptes elle-même qui, dans son rapport public annuel de 2017 [12], fait état d’un « dispositif en échec », d’une « mise en œuvre dévoyée » et « d’une remise en ordre impérative ». Pourquoi telle sévérité ? À cet égard, deux points sont souvent évoqués.

Le premier concerne l’indemnisation, terrain sur lequel l’Oniam a adopté des positions pour le moins défavorables aux victimes. En ce sens, il ne faut pas se tromper sur le sens de l’évolution, car indemniser plus large ne signifie pas nécessairement mieux indemniser. Au contraire même, augmenter l’empire de la solidarité nationale n’est intéressant pour les victimes que si elles sont indemnisées au moins aussi bien que devant un juge. C’est là que le problème survient si l’on en croit certaines estimations concordantes selon lesquelles les référentiels utilisés par l’Oniam, qui sont les siens propres [13], renvoient à des barèmes dont les montants envisagés sont nettement inférieurs à ceux alloués devant les juridictions judiciaires [14]. Pour l’expliquer, d’aucuns avancent que l’Oniam n’est pas un organisme autonome et indépendant ; placé sous la double tutelle du ministère de la Santé et de la direction de la Sécurité sociale, il doit faire face à des contraintes budgétaires qui l’incitent, au nom d’une bonne gestion des deniers publics, à envisager à la baisse les propositions d’indemnisation [15]. Comment alors reprocher aux victimes de se tourner vers le juge dans le dessein de condamner l’Oniam à lui verser une indemnisation plus favorable que celle proposée à l’amiable ? Sur ce point, le rapport de la Cour des comptes affirme que ce cas de figure est loin d’être négligeable puisqu’il concerne aujourd’hui près de la moitié des indemnisations réglées par l’Oniam [16]. Le chiffre est contesté par l’organisme, mais dit tout de même quelque chose de sa pratique indemnitaire. D’autant qu’il ne s’agit pas là du seul exemple venant à l’appui de cette tendance. Encore aurait-on en effet pu citer celui de la définition de la notion « d’acte de soin », que l’Oniam, contrairement à la Cour de cassation [17], avait décidé d’apprécier strictement en écartant de son domaine les actes de chirurgie esthétique. Le législateur est depuis passé par-là pour consacrer le critère plus restrictif de la finalité de l’acte médical [18], non d’ailleurs sans un certain lobbying de l’office [19].

À côté de cette critique, c’est également le fonctionnement même de l’office qui fait débat. Selon la Cour des comptes, le dispositif initial a été dévoyé. Pour le comprendre, il faut se rappeler que, initialement, l’Oniam n’est pas la seule entité qui intervient dans le dispositif indemnitaire ; il n’intervient qu’in fine en qualité de chiffreur des préjudices et de payeur. En complément de ce rôle, le législateur de 2002 avait créé des commissions de conciliation et d’indemnisation (CCI) pour instruire les dossiers et déterminer les préjudices. Or faute de moyens et de statut précis des CCI, qui sont dépourvues de la personnalité morale, l’Oniam a de lui-même élargi son rôle bien au-delà de celui prévu par les textes [20]. Il en résulte que non seulement la durée totale de la procédure s’est allongée, mais que le réexamen peut aboutir à refuser à une victime le droit à une indemnisation que lui avait pourtant reconnu la CCI.

Pour ces raisons, l’équilibre prévu dans la loi de 2002 N° Lexbase : L1457AXA est aujourd’hui rediscuté, voire mis en doute [21]. Du côté de la solidarité nationale, il a par exemple récemment été proposé de fusionner le Fiva et l’Oniam afin, supposément, d’améliorer la qualité du service et de construire une politique publique d’indemnisation plus cohérente et plus lisible pour les victimes [22].

Maintenant que les bougies sont éteintes, il ne reste plus qu’à souhaiter que ces critiques soient prises en compte et que cette belle idée que constitue le mécanisme de solidarité nationale puisse être vue comme une véritable chance pour les victimes.

Par Benjamin Ménard


[1] Loi n° 2002-303, du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé N° Lexbase : L1457AXA.

[2] V. dernièrement, la condamnation de la France par la CEDH sur son dispositif « anti-perruche » (CEDH, 3 février 2022, Req. 66328/14, N.M. et al. c/ France N° Lexbase : A19107MP, Dalloz actualité, 9 mars 2022, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD civ., 2022. 583, comm. P. Deumier ; AJDA, 2022.255, obs. M.-C. de Montecler ; AJ Fam., 2022.229, obs. J. Houssier ; RDSS, 2022.482, note D. Cristol ; JCP, 2022.401, note A. Schahmaneche ; RCA, 2022, comm. 79, note C. Radé ; Dr. fam., 2022, Alerte 40, focus M. Lamarche ; Gaz. Pal., 17 mai 2022, n° 17, p. 4, obs. J. Traullé ; Procédures, 2022, comm. 95, note N. Fricero).

[3] Pour exemple, v. Cass. civ. 1, 8 novembre 2000, n° 99-11.735, publié au bulletin N° Lexbase : A7649AHR ou encore Cass. civ. 1, 27 mars 2001, n° 99-13.471, F-P N° Lexbase : A1115ATH.

[4] Depuis le fameux arrêt « Bianchi », CE, ass., 9 avril 1993, n° 69336, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9435AME.

[5] Loi n° 2002-1577, du 30 décembre 2002, relative à la responsabilité civile médicale N° Lexbase : L9375A8Q ; v. CSP, art. L. 1142-1, II N° Lexbase : L1910IEH.

[6] Loi n° 2004-806, du 9 août 2004, relative à la politique de santé publique N° Lexbase : L0816GTE ; v. CSP, art. L. 3111-1 N° Lexbase : L8876LH9.

[7] Loi n° 2008-1330, du 17 décembre 2008, de financement de la sécurité sociale pour 2009 N° Lexbase : L2678IC8 ; v. CSP, art. L. 1221-14 N° Lexbase : L1608LZL.

[8] Loi n° 2011-900, du 29 juillet 2011, de finance rectificative pour 2011 N° Lexbase : L0278IRQ ; v. CSP, art. L. 1142-24-2 N° Lexbase : L4880LWN. À noter que ce texte ne crée pas un nouveau régime d’indemnisation, en ce sens que la logique repose toujours sur la responsabilité civile. Le texte prévoit uniquement une procédure spécifique d’indemnisation afin d’accélérer, de centraliser le traitement des demandes et, s’il y a lieu, de procéder au règlement amiable des litiges. Aussi aurait-on pu ajouter, dans une même veine, le dispositif d’indemnisation des victimes du valproate de sodium (CSP, art. L. 1142-24-6 N° Lexbase : L9040IQU).

[9] Cass. civ. 1, 11 mars 2010, n° 09-11.270, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A1775ETW, D., 2010. 1119, note M. Bacache ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 2565, obs. A. Laude ; JCP, 2010, n° 379 et note P. Jourdain ; Gaz. Pal., 24-25 mars 2010, concl. A. Legoux et note C. Quezel-Ambrunaz ; RLDC, 2010, n° 3926, Ph. Pierre et C. Corgas-Bernard ; RDC, 2010. 855, obs. G. Viney ; RCA, 2010, études 5, par S. Hocquer-Berg.

[10] CE 4e-5e s.-sect. réunies, 30 mars 2011, n° 327669, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3727HMY, AJDA, 2011. 709 ; D., 2011. 1074, obs. R. Grand ; ibid. 2012. 58, obs. O. Gout ; RFDA, 2011. 329, étude C. Alonso ; RTD civ., 2011. 550, obs. P. Jourdain. La responsabilité indemnise la perte de chance d’éviter la thrombose tandis que la solidarité nationale prendra en charge les conséquences restantes de l’accident.

[11] Notamment, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, Précis Dalloz, 9e éd., 2022, n° 662, p. 620 et s.

[12] Rapport public annuel de 2017, « L’indemnisation amiable des victimes d’accidents médicaux : une mise en œuvre dévoyée, une remise en ordre impérative », [en ligne] ; v. également dernièrement le rapport d’information du Sénat n° 904 de C. Klinger, réalisé au nom de la commission des finances et déposé le 28 septembre 2022, concernant le dispositif d’indemnisation des victimes de la Dépakine et dont les conclusions font état d’un fonctionnement très décevant du dispositif amiable [en ligne].

[13] L’Oniam est à l’origine de la création de deux référentiels d’indemnisation : l’un créé en 2005 pour les victimes d’accidents médicaux et l’autre en 2010 pour les victimes de l’hépatite C.

[14] Lire dernièrement en ce sens, A. Guégan, Évaluation et mutation des préjudices : des problématiques nouvelles ont-elles émergé du fait de la loi du 4 mars 2002, RDSS, 2022, p. 260.

[15] S. Porchy-Simon, op. cit., n° 772, p. 733 et s.

[16] V. rapport précité, p. 80.

[17] Cass. civ. 1, 5 février 2014, n° 12-29.140, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5810MDK, D., 2014. 697, note S. Porchy-Simon ; ibid. 394, obs. P. Jourdain ; RCA, 2014, n° 166 comm. S. Hocquet-Berg.

[18] Loi n° 2014-1554, du 22 décembre 2014, de financement de la sécurité sociale pour 2015 N° Lexbase : L1120I7M ; v. CSP, art. L. 1142-3-1 N° Lexbase : L0029KYQ.

[19] S. Porchy-Simon, op. cit., n° 773, p. 735.

[20] Pour exemple, l’Oniam s’est progressivement autorisé à un réexamen systématique des avis des CCI, alors que l’appréciation de la recevabilité de la demande d’indemnisation était en principe dévolue aux CCI ou à leur président. V. sur l’échec des CCI, S. Porchy-Simon, op. cit., n° 772, p. 733 et s. ; A. Guégan, art. préc. ; T. Leleu, L’oniamisation : à propos de la position monopolistique de l’ONIAM dans l’indemnisation des dommages corporels dans le champ sanitaire, RDSS, 2022, p. 242. V. également la réponse du directeur de l’Oniam : S. Leloup, Le dispositif amiable, les CRCI et l’ONIAM : missions et bilan statistique, RDSS, 2022, p. 255.

[21] V. en ce sens cette conclusion de la Cour des comptes : « Le dispositif amiable d’indemnisation des victimes d’accidents médicaux n’apparaît pas plus avantageux aujourd’hui pour la victime que le droit commun devant les juridictions, non sans risque de poser la question de son bien-fondé » (rapport, op. cit., p. 84).

[22] Cette proposition a été faite par l’IGAS et l’IGS (in Consolider l’indemnisation publique dans le champ de la santé : enjeux et modalités du rapprochement entre le Fiva et l’Oniam, consultable [en ligne]). Cette proposition semble néanmoins avoir été mise de côté par le Gouvernement et ne figurera ni dans le PLFSS pour 2022 ni dans le projet de loi de finance.

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Droit médical

[Doctrine] L’évolution de la relation patient-médecin : qu’en est-il du contrat médical ?

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N4421BZR

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par Chloé Leduque, Docteur en droit, Centre patrimoine et contrats, Équipe de recherche Louis Josserand

Le 21 Février 2023

Si Accurse est certainement l’un des premiers à avoir saisi la relation entre le patient et son médecin par le prisme contractuel en affirmant que le contrat de mandat est le support de l’exercice de l’art médical [1], il faudra attendre

le célèbre arrêt Mercier [2] pour que l’existence du contrat médical soit consacrée. Conformément aux souhaits d’une part importante de la doctrine – des auteurs comme Dumoulin [3] ou Pothier [4] plaidant en faveur de la reconnaissance de la nature contractuelle de la relation de soins – la Cour de cassation affirma, le 20 mai 1936, « qu’il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant, pour le praticien, l'engagement, sinon, bien évidemment, de guérir le malade, […] du moins de lui donner des soins, non pas quelconques, […] mais consciencieux, attentifs et, réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ».

Deux éléments sont généralement mis en avant pour expliquer la solution de la Cour : d’une part, la volonté de contourner la règle d’unité des prescriptions de l’action civile et pénale qui obligeait les victimes à se soumettre au délai de prescription de l’action publique lorsque la faute à l’origine du dommage constituait également une infraction [5] ; et, d’autre part, le souhait de circonscrire le domaine de la responsabilité sans faute du fait des choses.

Le contrat médical a alors connu, à partir de 1936, une vie riche et fructueuse, participant véritablement au développement du droit médical en général, et des droits des patients en particulier. Il a, au fil des années, été enrichi par la jurisprudence avec la reconnaissance de différentes obligations, dont une obligation d’information [6] et une obligation de conformité et de sécurité pour le matériel employé [7].

Le contrat médical est parfois qualifié de louage d’ouvrage par certains auteurs, mais il est majoritairement décrit comme un contrat sui generis, comme l’a d’ailleurs affirmé la Cour de cassation en 1937 [8]. Il est donc soumis aux conditions de validité de droit commun et a, pour caractéristiques principales, d’être consensuel, synallagmatique puisqu’il crée des obligations à la charge du médecin et du patient, et conclu intuitu personae.

Toutefois, la nature de la relation entre le médecin et son patient a commencé à faire l’objet de discussions. L’adoption de la loi n° 2002-303, du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite « Loi Kouchner » N° Lexbase : L1457AXA, a marqué une étape décisive dans les réflexions sur la nature de cette relation en modifiant profondément les termes du débat. Vingt ans après l’adoption de cette loi, il est permis de s’interroger sur la permanence de la notion de contrat médical. Autrement dit, l’on peut se demander si, à l’heure actuelle, il est toujours possible de parler de contrat médical, s’il existe encore un intérêt quelconque à saisir la relation entre le patient et le médecin par le recours à la figure contractuelle et si les vingt années d’application de la loi du 4 mars 2002 n’ont pas sonné le glas du contrat médical.

Pour répondre à ces interrogations, il nous faudra successivement évoquer l’œuvre de décontractualisation de la relation patient-médecin dont est à l’origine la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA, puis la poursuite de cette dynamique par la jurisprudence.

I. Une décontractualisation amorcée par la loi du 4 mars 2002

L’analyse contractuelle de la relation patient-médecin a été fortement remise en cause par l’adoption de la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA dont les dispositions ne font aucune référence à l’existence d’un contrat médical entre le patient et son médecin, et parlent essentiellement « d’usager du système de santé ». Plusieurs arguments ont été mis en avant pour justifier l’abandon progressif du contrat médical.

C’est, en premier lieu, l’intrusion progressive de la loi dans la détermination des obligations pesant sur le médecin à l’égard du patient, qui a été pointée du doigt pour remettre en cause la nature contractuelle de la relation patient-médecin [9]. En effet, les obligations dégagées par la jurisprudence au fil des années sont devenues des droits des usagers du système de santé énoncés de manière très générale par les dispositions de la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA. L’article L. 1110-5 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4249KYZ dispose, dans une formule qui n’est pas sans rappeler celle de l’arrêt Mercier, que toute personne a « le droit de recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l'efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées ». Le chapitre préliminaire de la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA a ainsi mis en place un catalogue précis des droits des patients en consacrant, dans le Code de la santé publique, le droit à la protection de la santé, au respect de la dignité, à l’absence de discrimination dans l’accès aux soins, ainsi que le droit à la vie privée et au secret des informations concernant les patients [10]. Désormais, ces différentes obligations résultent donc directement de la loi et non plus du contrat passé entre le médecin et le patient, ce qui réduit considérablement le contenu du contrat médical. L’usager dispose de droits identiques, peu importe que la relation de soins ait eu lieu dans le secteur public ou privé. Le médecin, quant à lui, est tenu des mêmes obligations qui sont, en réalité, inhérentes à son statut et non pas dépendantes de la nature de la relation avec le patient.

C’est, en deuxième lieu, parce que la loi n° 2002-303, du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé N° Lexbase : L1457AXA a unifié les régimes de responsabilité des professionnels de santé, qu’une part importante de la doctrine estime que le fondement contractuel a été abandonné [11]. La loi a mis en place un régime transcendant la responsabilité civile et administrative qui vise la réparation des dommages causés à l’occasion d’une activité médicale de prévention, de diagnostic ou de soins, que l’activité médicale ait été exercée à titre privé ou au sein d’un établissement public. Le principe d’une responsabilité pour faute a été consacré à l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L0670LTY et les délais d’action ont été unifiés : l’action en responsabilité à l’égard du professionnel de santé se prescrit par dix ans à compter de la date de consolidation du dommage [12]. Auparavant, l’action devant la juridiction administrative était soumise à une prescription de quatre ans, lorsque l’action en responsabilité contractuelle était régie par la prescription trentenaire de droit commun. 

Dès lors, bien que ni la loi ni les travaux préparatoires ne se soient prononcés sur la nature de cette responsabilité médicale, il est difficile aujourd’hui de maintenir l’analyse contractuelle au regard de dispositions législatives qui ont vraisemblablement instauré un régime légal autonome de responsabilité [13]. La loi n° 2002-303, du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé N° Lexbase : L1457AXA a vocation à régir entièrement la relation de soins, diminuant ainsi l’intérêt de recourir au contrat médical.

C’est, enfin, parce que le consentement du patient fait l’objet d’un traitement particulier dérogatoire au droit des contrats, que l’analyse contractuelle de la relation patient-médecin est remise en cause [14]. Certes, le patient choisit librement son praticien et ce dernier est en principe libre d’accepter ou de refuser la prise en charge, ce qui suppose l’existence d’un accord de volontés à l’origine de la relation patient-médecin. Toutefois, le consentement du patient à l’acte médical peut être retiré jusqu’à l’accomplissement de ce dernier [15], alors qu’en droit des contrats le respect de la parole donnée et le principe de la force obligatoire imposent de maintenir le consentement exprimé [16]. Pour contourner cette difficulté, certains auteurs ont proposé de distinguer le consentement au contrat médical du consentement permissif à chaque acte de soin postérieur [17]. Mais une telle solution ne permet pas d’expliquer toutes les singularités relatives au consentement que l’on rencontre au sein de la relation patient-médecin. En effet, tandis qu’en droit commun, le consentement doit être donné par une personne capable [18], la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA impose de rechercher systématiquement le consentement du majeur incapable ou du mineur s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. De manière encore plus dérogatoire, l’article L. 1111-5 du Code de la santé publique N° Lexbase : L9647KXL permet de se dispenser d’obtenir le consentement des titulaires de l’autorité parentale sur les décisions médicales à prendre lorsque l’acte s’impose pour sauvegarder la santé du mineur et que celui-ci souhaite garder le secret sur son état de santé.

On le voit, la relation patient-médecin semble répondre à un régime légal qui déroge au droit des contrats, ce qui rend difficile le maintien de l’analyse contractuelle. Ce mouvement de décontractualisation a d’ailleurs été poursuivi par la jurisprudence qui, depuis l’adoption de la loi n° 2002-303, du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé N° Lexbase : L1457AXA, semble n’avoir de cesse de réduire le contenu du contrat médical.

II. Une décontractualisation poursuivie par la jurisprudence

Pour saisir la nature de la relation patient-médecin et la place qu’occupe encore le contrat en son sein, il est donc nécessaire, dans un deuxième temps, de tourner le regard vers la jurisprudence. Or lorsqu’on s’intéresse aux arrêts qui ont eu à connaître de cette relation et, plus particulièrement, ceux dans lesquels la responsabilité du médecin a été mise en jeu, on constate que les références au droit commun des contrats se font de plus en plus rares. En effet, la Cour de cassation a tendance à ne plus invoquer l’article 1147 ancien du Code civil N° Lexbase : L1248ABT au soutien de ses décisions [19].

Pour mieux comprendre l’évolution de la jurisprudence quant à la nature contractuelle de la relation patient-médecin, il convient de distinguer les arrêts traitant de l’obligation d’information du médecin, de ceux touchant à l’obligation de soins.

En effet, c’est en matière de responsabilité du médecin pour manquement à son obligation d’information que la jurisprudence a commencé à s’éloigner de l’analyse contractuelle. De manière remarquable, la Cour de cassation va abandonner le recours au contrat pour des faits antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi n° 2002-303, du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé N° Lexbase : L1457AXA, anticipant donc l’application de la loi. En ce sens, l’arrêt de la première chambre civile du 6 décembre 2007 est le premier à abandonner le visa de l’article 1147 ancien du Code civil N° Lexbase : L1248ABT pour lui substituer deux autres fondements : l’article R. 4127-36 du Code de la santé publique N° Lexbase : L7281L4G et l’article 1382 ancien du Code civil N° Lexbase : L1488ABQ [20]. La Cour ne vise donc plus la responsabilité contractuelle, mais invoque les obligations déontologiques du médecin ainsi que la responsabilité délictuelle. De manière encore plus évidente, la Cour vise, dans un arrêt remarqué du 3 juin 2010 [21], l’article 1382 du Code civil N° Lexbase : L1018KZQ ainsi que le respect de la dignité de la personne humaine et d’intégrité du corps humain. Elle se fonde alors sur les articles 16 N° Lexbase : L1687AB4 et 16-3, alinéa 2 N° Lexbase : L6862GTC, du Code civil, tout en reproduisant une partie de l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4848LWH mais sans le mentionner expressément. Cette précaution est toutefois rapidement abandonnée par la Cour qui, dès le 6 octobre 2011, vise les articles 16 N° Lexbase : L1687AB4, 16-3 N° Lexbase : L6862GTC du Code civil ainsi que l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4848LWH alors que ce dernier n’était pas encore applicable aux faits d’espèce, l’intervention chirurgicale ayant eu lieu en 1997 [22]. Dans un arrêt du 12 janvier 2012 enfin, la Cour vise expressément, aux côtés de l’article 1382 du Code civil N° Lexbase : L1018KZQ, le respect de la dignité de la personne humaine et d’intégrité du corps humain [23]. Si un arrêt du 26 janvier 2012 [24] a continué de viser l’article 1147 du Code civil N° Lexbase : L0866KZ4, il s’agit a priori d’un cas isolé qui concerne, d’ailleurs, une hypothèse où la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA n’était pas applicable. Au demeurant, la Cour de cassation a récemment confirmé sa position pour des faits postérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA en se fondant, dans un arrêt du 23 janvier 2019, sur les articles 16 N° Lexbase : L1687AB4, 16-3 N° Lexbase : L6862GTC du Code civil et L. 1111-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4848LWH [25].

En matière d’obligation d’information, la rupture avec le fondement contractuel est donc sans appel. L’information due au malade n’est plus vue comme une simple obligation du professionnel qui découlerait du contrat médical, mais avant tout comme un devoir légal du médecin [26] résultant du nécessaire respect des droits subjectifs du patient. À ce titre, les visas retenus par la jurisprudence sont clairs : en se fondant sur le droit au respect de l’intégrité corporelle et de la dignité humaine, les magistrats font sortir l’obligation d’information du contrat médical : le patient a le droit à cette information par sa qualité de personne humaine et non de contractant. Le respect des droits de la personnalité dépasse donc nécessairement le cadre contractuel et s’impose quelle que soit la nature de la relation de soins. L’obligation d’information est une obligation légale et règlementaire découlant de l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4848LWH, fondée sur le respect des droits de la personnalité du patient, et a donc désormais une nature extracontractuelle [27].

Il n’y a toutefois pas qu’en matière d’obligation d’information que le contrat médical est en net recul. Bien qu’amorcée plus tardivement, une position similaire se développe s’agissant de l’obligation de soins. Dans un arrêt du 28 janvier 2010, la Cour de cassation vise directement l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1910IEH, combiné à l’article 16-3 du Code civil N° Lexbase : L6862GTC, lorsque le pourvoi invoquait pour sa part la responsabilité contractuelle du médecin sur le fondement de l’article 1147 du Code civil N° Lexbase : L0866KZ4 [28]. La solution a ensuite été régulièrement confirmée, notamment en juin 2012 où la Cour a invoqué, aux côtés de l’article L. 1142-1 précité N° Lexbase : L1910IEH, l’article 1382 du Code civil N° Lexbase : L1018KZQ [29]. Certes, le bulletin évoque encore la responsabilité contractuelle s’agissant d’un arrêt du 14 octobre 2010 [30]. Toutefois, le doute est rapidement dissipé à la lecture du rapport annuel de la Cour de cassation. En effet, en évoquant cet arrêt, la Haute juridiction rappelle que « pour les soins dispensés après le 5 septembre 2001, date d’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, la responsabilité des professionnels de santé est devenue une responsabilité légale. Les obligations de ces derniers sont entièrement définies par la loi, de sorte que le fondement contractuel, qui a pu s’imposer naguère, revêt à présent un caractère artificiel » [31].

Le manquement à l’obligation de soins semble désormais uniquement sanctionné par le recours au Code de la santé publique, les quelques arrêts se fondant encore sur l’article 1147 du Code civil N° Lexbase : L0866KZ4 concernant des faits antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA. L’obligation de soins a donc également quitté le giron du contrat médical, la responsabilité médicale de manière générale n’étant plus contractuelle mais légale.

III. Quid du contrat médical, vingt ans après l’adoption de la loi Kouchner ?

Aux termes de ces quelques développements, l’on peut donc se demander ce qui subsiste du contrat médical vingt ans après l’adoption de la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA. Un constat s’impose d’emblée : le contenu de ce dernier a été considérablement réduit, puisque les principales obligations qui en découlaient ont été intégrées au Code de la santé publique et que le régime de responsabilité a été unifié.

Cette décontractualisation progressive de la relation patient-médecin ne fait toutefois pas obstacle à ce que le contrat médical survive, ne serait-ce que pour l’organisation matérielle de la relation et notamment pour le paiement des honoraires [32]. En revanche, il perd, avec loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA, son principal effet, à savoir l’obligation de dispenser des « soins consciencieux, attentifs et […] conformes aux données acquises de la science ».

Certains y voient un retour à la solution jurisprudentielle de l’arrêt Thouret-Noroy de 1835 [33] qui réduisait le contrat médical au paiement des honoraires et à l’accomplissement des soins [34]. D’autres vont plus loin et prophétisent sa disparition en affirmant qu’il ne subsiste plus qu’à « l’état de coquille vide, dépourvu de toute application concrète » [35].

À l’heure actuelle, la disparition du contrat médical n’est toutefois pas définitivement actée et rien n’indique qu’il sera un jour totalement abandonné. Mais vingt ans après l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, son contenu s’est particulièrement amoindri, ce qui complique sensiblement l’analyse contractuelle de la relation patient-médecin. Si les défenseurs du contrat médical rappelaient, avant les arrêts relatifs à l’obligation de soins, que ce dernier ne pouvait être réduit au devoir accessoire d’information et s’étendait à l’obligation principale de soins ainsi qu’à sa contrepartie financière [36], l’évolution de la jurisprudence sur la responsabilité du médecin pour manquement à l’obligation de soins rend plus délicat le maintien de ces objections.

Au demeurant, l’ordonnance n° 2016-131, du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations N° Lexbase : L4857KYK ne semble pas en mesure de changer cet état de fait [37]. La codification à droit constant opérée par le législateur n’apporte aucune modification substantielle qui serait à même de redonner ses lettres de noblesse au contrat médical.

Faut-il toutefois s’alarmer et voir, dans cette évolution de la nature de la relation patient-médecin, un signe de déresponsabilisation des praticiens ? Rien n’est moins sûr car le contenu de la jurisprudence Mercier n’a pas disparu, il a simplement changé de nature en passant du giron du contrat à celui de la loi. Les différentes obligations à la charge du patient et du médecin ont en revanche été sauvegardées, de sorte que la décontractualisation de la relation ne devrait pas avoir de véritables conséquences pratiques, le Code de la santé publique prenant simplement le relai du contrat médical.

Par Chloé Leduque

 


[1] En ce sens, v. F. Leduc, Pas de requiem prématuré pour l’arrêt Mercier, RDC, 2011, p. 345.

[2] Cass. civ., 20 mai 1936, DP, 1936. 1. 88 ; RTD civ., 1936, p. 691, obs. Demogue ; GAJC, t. 2, Obligations, contrats spéciaux, sûretés, 13e éd., 2015, n° 162-163.

[3] C. Dumoulin, Commentarius in codicem, IV, 35, Opera, t. 3, p. 236.

[4] R.-J. Pothier, Traité du contrat de mandat, n° 26, p. 221.

[5] Les victimes étaient dès lors privées du bénéfice de la prescription trentenaire.

[6] Req. 28 janvier 1942, DC, 1942. 63 ; Gaz. Pal., 1942. 1. 177.

[7] Cass. civ. 1, 9 novembre 1999, n° 98-10.010, publié au bulletin N° Lexbase : A8162AGE ; JCP, 2000. II. 10251, obs. Ph. Brun. 

[8] Cass. civ., 13 juillet 1937, Gaz. Pal., 1937, 2, p. 384.

[9] En ce sens, v. not. M. Girer, Chronique de la mort annoncée du contrat médical ?, in Mélanges Callu, LexisNexis, 2013, p. 387 et s., spéc. p. 390 et s.

[10] CSP, art. L. 1110-1 à L. 1110-13 N° Lexbase : L4820MB7.

[11] F. Dreifuss-Netter, Feue la responsabilité civile contractuelle du médecin ?, RCA, n°10, octobre 2002, chron. 17 ; E. Terrier, Médecine : réparation des conséquences des risques sanitaires, Rép. civ., octobre 2020, n°15 ; M. Girer, art. préc.

[12] CSP, art. L. 1142-28 N° Lexbase : L2945LC3.

[13] H. Boucard, Responsabilité contractuelle, Rép. civ, juillet 2018, n°255 ; F. Dreifuss-Netter, art. préc.

[14] P. Lokiec, La décision médicale, RTD civ., 2004, p. 641.

[15] CSP, art. L. 1111-4, al. 4 N° Lexbase : L4849LWI : « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ».

[16] C. civ., art. 1103 N° Lexbase : L0822KZH.

[17] v. par exemple : R. Nerson, « Le respect par le médecin de la volonté du malade », in Mélanges Marty, Université des sciences sociales de Toulouse, 1978, p. 870 ; A. Garay, P. Goni, « la valeur juridique de l'attestation de refus de transfusion sanguine », LPA, 13 août 1993, n° 97, p. 15 : le « particularisme de la pratique médicale oblige à distinguer l'accord de la volonté initiale, indispensable à la conclusion du contrat - qui se manifeste par la volonté délibérée de se soigner en consultant le praticien - du consentement, postérieur au diagnostic, à l'intervention chirurgicale. Le passage à l'acte chirurgical suppose, outre le consentement préalable à vouloir se faire soigner, l’assentiment à l’intervention » ; X. Pin, Le consentement en matière pénale, LGDJ, 2002, n°250 : « le contrat médical constitue seulement le cadre à l'intérieur duquel le consentement permissif est une permission de chaque instant. L'individu qui accepte un contrat (de soin, de transfusion, de prélèvement, de recherche, n'aliène pas son droit à l'intégrité corporelle. Il n'autorise pas toute atteinte future mais il détermine, grâce au contrat, les conditions de l'intervention ».

[18] C. civ., art. 414-1 N° Lexbase : L8394HWS ; C. civ., art. 1129 N° Lexbase : L0843KZA.

[19] H. Boucard, art. préc., n° 257. 

[20] . Cass. civ. 1, 6 décembre 2007, n° 06-19.301, FS-P+B N° Lexbase : A0359D3P, Bull. civ. I, n° 380 ; D., 2008. 192, note P. Sargos ; RTD civ., 2008, p. 303, obs. P. Jourdain ; RDC, 2008, p. 769, obs. J.-S. Borghetti.

[21] Cass. civ. 1, 3 juin 2010, n° 09-13.591, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A1522EYZ, Bull. civ. I, n° 128 ; D., 2010, p. 1522, note P. Sargos ; RTD civ., 2010 p. 571, obs. P. Jourdain ; RDC, 2010, p. 1235, obs. J.-S. Borghetti ; JCP, 2010. II. 788, obs. S. Porchy-Simon.

[22] Cass. civ. 1, 6 octobre 2011, n° 10-21241, inédit N° Lexbase : A6137HYX ; Rev. droit et santé, janvier 2012, n° 45, p. 54, note F. Vialla.

[23] Cass. civ. 1, 12 janvier 2012, n°10-24.447, F-D N° Lexbase : A7926IAS, Rev. gén. dr. méd., 2012, n° 42, p. 463, obs. M. Girer.

[24] Cass. civ. 1, 26 janvier 2012, n° 10-26.705, F-D N° Lexbase : A4344IBI, Rev. Gén. Dr. méd., 2012, n° 43, p. 568, obs. M. Girer.

[25] Cass. civ. 1, 23 janvier 2019, n° 18-10.706, FS-P+B N° Lexbase : A3034YUW, D., 2019. 976, note J. Mattiussi.

[26] F. Dreifuss-Netter, art. préc.

[27] C. Guettier, Ph. Le Tourneau, C. Block, A. Giudicelli, J. Julien, D. Krajeski, M. Poumarède, Droit de la responsabilité et des contrats, coll. Dalloz action, Dalloz, 2021/2022, n° 6411.13.

[28] Cass. civ. 1, 28 janvier 2010, n° 09-10.992, F-P+B N° Lexbase : A7720EQY, D., 2010, p. 1522, note P. Sargos.

[29] Cass. civ. 1, 28 juin 2012, n° 11-19.265, FS-P+B+I N° Lexbase : A9900IPD, Bull. civ. I, n° 148.

[30] Cass. civ. 1, 14 octobre 2010, n° 09-69195, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A7906GBG, Bull. civ. I, n° 200, LPA, 5 janvier 2011, p. 7, note E. Ay.

[31] Rapport annuel de la Cour de cassation, Le droit de savoir, 2010, p. 400.

[32] F. Dreifuss-Netter, art. préc.

[33] Req. 18 juin 1835, DP, 1835. 1. 300 : dans cet arrêt, la Cour de cassation a admis l’existence d’un contrat entre le patient et le médecin mais a réduit son contenu obligationnel au seul paiement des honoraires et à l’accomplissement des soins. En cas de faute du médecin, la question de la qualité des soins continuait d’être traitée sous l’angle de la responsabilité délictuelle ; v. not. H. Boucard, art. préc., n° 255.

[34] Il convenait de distinguer l’accomplissement des soins de leur qualité, cette dernière ne relevant pas du fondement contractuel.

[35] M. Girer, Chronique de la mort annoncée du contrat médical ?, art. préc., spéc. p. 415 ; les défenseurs du contrat médical reconnaissent d’ailleurs que « la jurisprudence Mercier [est] ainsi appelée à survivre en état végétatif » : F. Leduc, Pas de requiem prématuré pour l’arrêt Mercier, RDC, 2011, n° 1, p. 345.

[36] M. Bacache, Longue vie à l’arrêt Mercier, RDC, 2011, n° 11, p. 335.

[37] Contra B. Bévière-Boyer, L’opportunité du maintien du contrat médical confirmée par les dispositions de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, LPA, 8 mars 2017, p. 5.

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Droit médical

[Doctrine] L’évolution bicéphale de la responsabilité pénale depuis la loi Kouchner

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par Salomé Papillon, Docteur en droit privé et sciences criminelles, Centre de droit pénal, Équipe de recherche Louis Josserand

Le 21 Février 2023

Comme le reste de la loi n° 2002-303, du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite loi « Kouchner » N° Lexbase : L1457AXA, le maigre usage du droit pénal tend à protéger la personne malade. Cette volonté protectrice est au centre des mesures répressives. Avant de s’intéresser plus particulièrement à la responsabilité pénale, il convient d’évoquer brièvement quelques créations de la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA.

Tout d’abord, la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA est à l’initiative des suspensions de peine pour raison médicale [1]. Lorsque le pronostic vital de la personne détenue est engagé ou que l’état de santé est incompatible avec la détention, la suspension de la peine peut être ordonnée. Cette disposition, bien qu’aujourd’hui complétée, est évidemment toujours présente dans le Code pénal.

La loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA est également à la source de l’élargissement de la compétence territoriale de certains tribunaux judiciaires [2]. En effet, elle prévoit que, lorsque l’affaire est d’une particulière complexité la compétence des tribunaux judiciaires est étendue à une ou plusieurs cours d’appel dans les affaires relatives à un produit de santé ou à un produit destiné à l’alimentation de l’Homme ou de l’animal. La complexité, justifie la centralisation d’affaires comme celles du Mediator ou des prothèses PIP, auprès de magistrats spécialement formés. Sans définition précise, on peut imaginer que la complexité peut se déduire d’un grand nombre de victimes ou du caractère technique de la question abordée, d’un point de vue juridique ou scientifique. Une chose demeure certaine, la première complexité émane de l’absence de définition au sein du Code de la santé publique de la notion de complexité. Par la suite, la portée de ces dispositions a rapidement été étendue. Concrètement, aujourd’hui, deux tribunaux judiciaires sont compétents, celui de Marseille et celui de Paris.

Par ailleurs, la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA s’est attardée sur la responsabilité pénale en matière médicale.

Rappelons que le droit commun s’applique aux médecins comme à tout autre individu. Ils peuvent engager leur responsabilité pénale pour des infractions intentionnelles ou non intentionnelles. La matière pénale exige des professionnels de santé, une certaine compétence. Leurs erreurs pourront être sanctionnées en fonction de leur gravité et du lien de causalité avec le fait dommageable [3]. Les personnes morales sont également susceptibles d’être pénalement poursuivies si l’infraction est commise par un organe ou un représentant, pour le compte de la personne morale [4]. La responsabilité des hôpitaux peut ainsi se coupler à celle des médecins.

Si le droit commun impose aux professionnels de santé d’être de bons praticiens, un droit pénal médical spécial se développe en parallèle. Ce dernier s’édifie de manière empirique, par petites touches, auxquelles s’est ajoutée la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA. Ce droit pénal spécial n’impose pas une compétence médicale, mais une éthique et un respect du formalisme. À titre d’exemple, la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA punit le fait de faire usage d’une fausse dénomination d’expert en accident médical ou de faire usage d’une dénomination présentant une ressemblance de nature à créer un doute dans l’esprit du public [5]. Les médecins experts en accidents médicaux sont indépendants et interviennent auprès des victimes pour donner un avis sur un dossier médical et une potentielle erreur qui aurait été commise. Ce texte est donc protecteur du patient car, contrairement à l’escroquerie, il n’est pas nécessaire de faire état d’un préjudice pour que la responsabilité pénale soit engagée. L’usurpation de la fonction ou un comportement de nature à créer un doute suffira. La matière répressive revêt ici une visée éthique.

À l’inverse, l’article L. 1142-25 du Code de la santé publique N° Lexbase : L6298IGD sanctionne depuis 2002 l’absence d’assurance des médecins libéraux de 45 000 euros d’amende. La méconnaissance d’une règle formelle est sanctionnée pénalement dans un but protecteur.

L’étude de la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA nous enseigne que cette dualité est percutante. Les vingt années de recul dont nous disposons permettent d’éclairer une évolution bicéphale du volet pénal de la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA. D’un côté la protection s’est renforcée et le droit pénal est venu en soutien de cet objectif, allant jusqu’à sanctionner des irrégularités purement formelles ; d’un autre, la volonté de protéger s’est effacée devant celle de moderniser.

Après avoir vu le glissement de l’éthique à la technique (I), nous verrons l’affaissement de la protection face à la modernisation (II).

I. Le glissement de l’éthique à la technique

Dans un premier temps, la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA va étendre une interdiction qui existe déjà depuis 1993 et la loi dite « anti-cadeau » [6] N° Lexbase : L4101A9R. Rappelons que cette loi s’inscrit dans un climat de scandale dévoilant des transactions économiques entre les professionnels de santé et les entreprises qui créent ou commercialisent des produits pris en charge par la Sécurité sociale. Certains produits étaient favorisés par des médecins en échange d’avantages obtenus de la part d’industriels. Le risque est évident : que le soin des patients soit supplanté par les intérêts économiques. En 1993, alors que M. Bernard Kouchner est ministre de la Santé, une première loi punit le fait, pour les médecins, de recevoir des avantages de la part des entreprises. En explorant le Code de la santé publique de 1993, on découvre que cette infraction était punie de deux ans d’emprisonnement et 500 000 francs d’amende.

En 2002, alors que M. Bernard Kouchner est désormais ministre délégué à la Santé, le législateur va un peu plus loin en permettant l’engagement de la responsabilité des entreprises qui proposent, et plus seulement celle des médecins qui acceptent. Les peines restent sensiblement les mêmes. La loi qui nous intéresse permet également d’engager la responsabilité des personnes morales. En 2002, cette précision trouve tout son intérêt, car il existe un principe de spécialité. Il est nécessaire qu’un texte spécial prévoie, pour chaque infraction, la responsabilité de la personne morale. Ce principe disparaît en 2004 avec la loi Perben II [7] N° Lexbase : L1768DP8. Désormais les personnes morales peuvent engager leur responsabilité pénale pour toute infraction [8]. Dix ans après 1993, le texte est précisé, la responsabilité pénale s’est étirée et la répression, renforcée. L’objectif est clair, il s’agit de garantir une certaine transparence et ainsi protéger les personnes malades.

En 2011, le texte se densifie pour intégrer de nouveaux acteurs. En effet, les entreprises s’adaptent et passent désormais par les étudiants pour faire la promotion de leurs produits dès l’instant où ces derniers sont en contact avec des personnes malades. Le législateur est donc contraint de faire évoluer l’article L. 4163-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L6157IRH afin de sanctionner les transactions entre les étudiants et les industriels.

En 2013, différents rapports du Gouvernement signalent que ces interdictions ont entraîné une baisse significative des visiteurs médicaux, c’est-à-dire, des personnes chargées de faire la promotion de produits ou de médicaments pour le compte des industriels, auprès des médecins. Malheureusement, cette dernière fut compensée par le développement de séminaires pour médecins. Tout en respectant les plafonds fixés pour l’hôtellerie et la restauration afin qu’on ne puisse pas considérer cela comme des avantages, les séminaires sont un moyen d’accéder aux professionnels de santé et favoriser le recours à un médicament ou un produit particulier.

Loin du sens premier de la médecine, l’aspect économique se développe et s’infiltre. Le droit est donc contraint de prendre en compte ce nouveau paradigme.

En 2017, les textes sont réécrits et de nouveaux intervenants font leur apparition puisque les ostéopathes, les chiropracteurs ou les psychothérapeutes sont soumis au même régime : les transactions avec les industriels sont sanctionnées [9].

Dans une course sans fin, le législateur est régulièrement contraint d’étendre ses textes pour les adapter à l’imagination des industriels.

Finalement, l’évolution entre 2002 et 2022 est intéressante. La loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA renforce la nécessité de transparence, étend la responsabilité pénale et assoit un principe de protection des personnes malades. Aujourd’hui, l’objectif est davantage celui de la concrétisation de la pratique et de l’encadrement fonctionnel d’un principe né en 1993. De la théorie à la pratique, la volonté de protection est évidente. Le droit pénal vient en soutien d’une certaine éthique médicale qui ne saurait disparaître entièrement devant l’intérêt économique. À ce titre, son usage apparaît justifié.

En parallèle, l’engagement de la responsabilité pénale des médecins pratiquant de la chirurgie esthétique mérite d’être rapidement évoqué pour souligner un autre usage du droit pénal médical, plus discutable cette fois-ci.

Depuis 2002 et la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA, le fait de pratiquer de la chirurgie esthétique en l’absence d’autorisation spécifique concernant les installations en présence ou en l’absence de remise d’un devis, de respect d’un délai de réflexion ou en exigeant une contrepartie durant ce même délai est puni d’une amende [10]. On utilise donc l’arme répressive pour contraindre au formalisme. L’article L. 6324-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1855K7T précise également que la responsabilité pénale des personnes morales peut être engagée pour les mêmes faits. Rappelons que nous sommes en 2002 et que le principe de spécialité prévaut. Enfin, cette loi ne s’est pas contentée de la compétence des officiers de police judiciaire, puisque les agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), sont habilités à rechercher cette infraction.

Finalement, le droit médical relatif à la chirurgie se meut en droit de la consommation et, par effet de ricochet, le droit pénal évolue à son tour. L’augmentation progressive de cette pratique, parfois indépendamment de la nécessité médicale au sens strict, conduit à promouvoir son encadrement. Pour autant, contrairement au droit pénal éthique, on peine, en l’espèce, à saisir l’intérêt du droit pénal. La matière se dissocie de l’éthique pour devenir technique. Le droit pénal perd de sa superbe puisqu’il est utilisé de façon administrative. Certes, la protection du patient est contenue dans ces obligations formelles, toutefois, la place du droit pénal interroge. D’autres droits ne pourraient-ils pas endiguer ce phénomène ? Cette tendance boulimique de la matière est dangereuse. À trop vouloir parler, on ne dit plus rien. L’âme du droit pénal s’échappe.

Malheureusement, cela n’est pas le seul danger, la définition donnée à la notion de modernité semble également dommageable lorsqu’elle conduit à découper en morceaux la volonté de protéger.

II. L’affaissement de la protection face à la modernisation

Après la sanction d’une forme de lobbying et celle du non-respect des formalités propres à la chirurgie esthétique, la loi du 4 mars 2002 N° Lexbase : L1457AXA convoque le droit pénal pour protéger les données des individus. Pour ce faire, l’article L. 1115-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4429LIU sanctionne la prestation d’hébergement de données de santé à caractère personnel sans être titulaire de l’agrément prévu par l’article L. 1111-8 N° Lexbase : L4430LIW, ou sans respecter les conditions de l’agrément obtenu. Cette infraction est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

L’agrément prévoit l’existence de certaines conditions parmi lesquelles, en 2002, le consentement exprès de la personne concernée. Immédiatement, on réalise que l’article 226-16 du Code pénal N° Lexbase : L4525LNW sanctionnait déjà de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende le recueil de données sans respecter les formalités préalables. Par ailleurs, la collecte malgré l’opposition pour des raisons légitimes de la personne visée était réprimée par l’article 226-18 du Code pénal [LXB=L4480GT4. La peine est de cinq ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende.

Concrètement, en 2002 l’articulation entre le Code de la santé publique et le Code pénal semble se faire ainsi : si l’hébergeur respecte la volonté du patient, mais ne respecte pas les formalités prévues en matière d’agrément, dans ce cas, il encourt trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende que l’article visé soit celui du Code pénal ou du Code de la santé publique. Malgré une atteinte évidente au principe de légalité, l’article L. 1115-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4429LIU est sans doute plus accessible et plus clair pour les professionnels de santé, notamment par son renvoi à l’article L. 1111-8 N° Lexbase : L4430LIW qui précise les conditions de l’agrément. Malheureusement, le fait de doubler les textes pour punir un même comportement peut avoir des conséquences contre-productives et créer une insécurité juridique. Tel fut le cas puisque le législateur, en 2004, a augmenté la peine de l’article 226-16 du Code pénal N° Lexbase : L4525LNW à cinq ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende.

Nous constatons donc la présence de deux textes qui répriment la même infraction, s’appliquent aux mêmes personnes et pourtant sont punis de peines différentes. Est-ce à considérer que les faits sont moins graves concernant les données médicales ? Cela paraît aberrant compte tenu de l’importance du secret médical.

D’ailleurs dans une décision du 28 juin 2013 [11], le Conseil constitutionnel s’est interrogé sur la différence de peine entre deux infractions qui recouvraient les mêmes faits. Percevoir frauduleusement des prestations au titre de l’aide sociale était puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende ; or celui qui se rendait coupable de fraude ou de fausse déclaration pour obtenir le revenu de solidarité active encourait 5 000 euros d’amende. Selon le Conseil constitutionnel, aucune différence de situation ne justifiait cela, si bien que la distinction entre la nature et l’importance des peines encourues méconnaissait le principe d’égalité devant la loi pénale. Cette décision a conduit à l’abrogation de l’infraction générale, infraction qui était la plus sévèrement punie.

Concernant les données médicales, la nature de la peine est certes similaire, mais la différence de quantum n’apparaît pas justifiée. Il est permis d’imaginer qu’un jour, une QPC soit posée. Aussi aurait-il été plus simple de ne pas créer une seconde infraction, mais de se contenter uniquement de prévoir les conditions de l’agrément ?

Par ailleurs, les choses se compliquent si les formalités prévues en matière d’agrément sont respectées, mais l’accord du patient n’est pas sollicité. Dans ce cas, le droit commun se heurte au droit spécial.

Rappelons qu’en 2002, le Code de la santé publique exige le consentement exprès alors que le Code pénal se contente d’une absence d’opposition pour motifs légitimes. Le régime spécial est plus protecteur, mais moins sévèrement puni. Comment expliquer cette différence de traitement ? Si les travaux législatifs sont silencieux, peut-être a-t-on considéré moins grave d’oublier de se renseigner sur le consentement exprès plutôt que passer volontairement outre un refus légitime ? Pour autant, cela ne s’applique pas dans le cas où l’on fait face à un refus exprès, volontairement ignoré… Dans un tel cas, difficile d’admettre que la peine soit moindre. La théorie fonctionne, jusqu’à ce que la réalité nous pousse à croire qu’il s’agit surtout d’une erreur de rédaction…

La maladresse ne fera que se confirmer, car en 2016, une loi sur la modernisation du système de santé [12] N° Lexbase : L2582KXW supprime la notion de consentement exprès pour se contenter de l’information de la personne prise en charge et de l’absence d’opposition pour motif légitime [13]. Le droit spécial rejoint donc les critères du droit commun. La responsabilité change de camp. Les patients doivent expressément s’opposer et justifier leur choix. Comment justifier un tel glissement ? Dans un système où la protection des données acquiert un rôle central, à l’ère du RGPD, réduire le consentement des individus de la sorte paraît irrationnel. Étonnamment, le droit médical s’aligne donc sur l’infraction générale ce qui invite à s’interroger sur l’intérêt de conserver l’article L. 1115-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4429LIU, d’autant plus que les peines restent différentes et que le droit commun est plus sévèrement puni. Est-ce supposer une certaine bonne foi de la part des hébergeurs de données médicales ? Est-ce seulement, une nouvelle étourderie du législateur ? Ou est-ce l’abandon progressif d’un droit pénal spécial médical en matière de protection des données ?

Quoi qu’il en soit, la protection des données prônée par la loi de 2002 se dissipe progressivement. Il est permis de se demander si moderniser le droit médical signifie réellement diminuer la protection des individus en matière de données personnelles.

Pour conclure, lorsque l’on s’intéresse à l’évolution de la loi Kouchner N° Lexbase : L1457AXA, la volonté de protéger se scinde en deux. D’un côté, elle s’enfonce dans la protection des patients jusqu’à s’armer d’un droit pénal technique, s’éloignant de sa coloration éthique, destiné à sanctionner des erreurs de forme ; d’un autre, la protection s’évapore devant ce qui est appelé modernisation. Ces quelques dispositions pénales s’avèrent finalement significatives et condensent en elles seules toute l’ambivalence de l’usage du droit pénal dans des domaines techniques.

Par Salomé Papillon


[1] C. proc. pén., art. 720-1-1 N° Lexbase : L0645LT3.

[2] C. proc. pén., art. 706-2 N° Lexbase : L5587LZX.

[3] C. pén., art. 121-3 N° Lexbase : L2053AMY.

[4] C. pén., art. 121-1 N° Lexbase : L2225AMD.

[5] CSP, art. L. 1142-27 N° Lexbase : L4415DL4.

[6] Loi n° 93-121, du 27 janvier 1993, portant diverses mesures d'ordre social N° Lexbase : L4101A9R, JO du 30 janvier 1993.

[7] Loi n° 2004-204, du 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité N° Lexbase : L1768DP8, JO du 10 mars 2004.

[8] C. pén., art. 121-2 N° Lexbase : L3167HPY.

[9] CSP, art. L. 1453-3 et s. N° Lexbase : L5658LCK.

[10] CSP, art. L. 6324-2 N° Lexbase : L2247IEX.

[11] Cons. const., décision n° 2013-328 QPC, du 28 juin 2013 N° Lexbase : Z26269ZL.

[12] Loi n° 2016-41, du 26 janvier 2016, de modernisation de notre système de santé N° Lexbase : L2582KXW, JO du 27 janvier 2017.

[13] CSP, art. L. 1111-8 N° Lexbase : L4430LIW.

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Entreprises en difficulté

[Chronique] Droit des entreprises en difficultés (novembre 2020 – avril 2021)

Lecture: 22 min

N2369BZR

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par Étienne André - Docteur en Droit - Collaborateur Mandataire Judiciaire - MJ-SYNERGIE et Adrien Bezert - Maître de conférences - Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

L’appréciation souveraine de l’impossibilité manifeste de redressement

Mots-clés : état de cessation des paiements, impossibilité manifeste de redressement, appréciation

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 25 février 2021, n° 20/03071 N° Lexbase : A16274I4

Au cours de la période d’observation d’un redressement judiciaire, le tribunal prononce la conversion de liquidation judiciaire, à tout moment, si « le redressement est manifestement impossible », et ce en application de l’article L. 631-15, II, du Code de commerce N° Lexbase : L9174L7W. Cette évolution de la procédure n’implique pas en revanche de caractériser un état de cessation des paiements de l’entreprise en difficulté (Cass. com., 28 février 2018, n° 16-19.422, F-P+B+I N° Lexbase : A6543XE3). L’analyse de ce critère unique de conversion est une question de fait relevant de l’appréciation souveraine des juridictions du fond, tel que l’illustre l’arrêt de la cour d’appel de Lyon en date du 25 février 2021 (CA Lyon, 3e ch. A, 25 février 2021, n° 20/03071 N° Lexbase : A16274I4).

Une start-up lyonnaise, spécialisée dans le développement et la commercialisation de sous-vêtements spécialement conçus pour les femmes ayant subi une ablation mammaire, avait bénéficié d’un redressement judiciaire. Au cours de la période d’observation renouvelée, la procédure fut finalement convertie en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Lyon. La société débitrice a interjeté appel de cette décision en raison des perspectives de redressement qu’elle tente de démontrer, notamment par la désignation d’une société de conseil pour mener à bien l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché de ses produits ou par le fait que son passif ne s’est pas aggravé depuis l’ouverture de la procédure collective. Le liquidateur judiciaire estime au contraire que le redressement est manifestement impossible, notamment du fait que la société n’a aucune activité commerciale alors que son passif dépasse les 750 000 euros.

La cour d’appel de Lyon tranche le débat en faveur du débiteur, estimant que l’impossibilité manifeste de redressement n’est pas caractérisée, compte tenu des démarches engagées par la société et les investissements réalisés. Ces éléments conduisent en effet, selon la cour, à considérer que l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché de ses produits permettra une commercialisation rapide et un dégagement de chiffre d’affaires, propices à entreprendre le règlement de son passif. En conséquence, le jugement de première instance est infirmé et la société en difficulté est placée de nouveau en redressement judiciaire avec une période d’observation de trois mois au cours de laquelle elle devra élaborer la proposition d’un plan de redressement.

Bien que souveraine dans sa prise de décision, la cour d’appel a étayé les raisons justifiant de ne pas avoir caractérisé l’impossibilité manifeste de redressement. La Cour de cassation exerce en effet un certain contrôle de la motivation des juridictions du fond (dernièrement, Cass. com., 7 octobre 2020, n° 19-10.874, F-D N° Lexbase : A33363XT ; Cass. com., 21 octobre 2020, n° 19-15.015, F-D N° Lexbase : A88353YU). Une latitude leur est toutefois laissée pour caractériser ou non si « le redressement est manifestement impossible », critère non défini par le Livre VI du Code de commerce. La Cour ne nie pas en l’espèce l’existence du passif déclaré ni même n’admet certains paiements contraires aux dispositions du Code de commerce, mais elle s’efforce de désigner les perspectives de redressement existantes incompatibles avec la conversion de la procédure de redressement, l’un des éléments les plus importants étant l’absence d’aggravation du passif depuis l’ouverture de la procédure (pour illustration, Cass. com., 1er avr. 2014, n° 13-13.612).

La cour d’appel ne se contente pas de relever ce seul critère de la non-apparition de nouvelles dettes, elle s’appuie principalement sur un faisceau d’éléments qui ont pour originalité d’être nés postérieurement à la décision du tribunal de commerce de Lyon. La société débitrice a eu en effet recours à deux sociétés, l’une pour la recherche d’investisseurs, l’autre pour l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché de ses produits. La dirigeante a par ailleurs réussi à lever des fonds importants au soutien du développement de la société. Ce sont donc des éléments inexistants au moment de l’audience de première instance qui ont participé à ce que la cour d’appel ne caractérise pas l’impossibilité manifeste de redressement de ladite société. De prime abord surprenante, la prise en considération de ces éléments nouveaux est tout à fait justifiée, puisque la juridiction du fond, en l’occurrence la cour d’appel, doit s’appuyer sur des éléments d’appréciation dont elle dispose au jour où elle statue.

La cour d’appel a ouvert ainsi une nouvelle période d’observation d’une durée maximale de trois mois seulement, en vertu de l’article L. 661-9 du Code de commerce N° Lexbase : L4175HBA. Reste pour la société débitrice à obtenir dans ce délai restreint toutes les autorisations nécessaires à son activité et à élaborer son plan de redressement, opérations pour le moins délicates.

Par Étienne André 

Toutes les déclarations de créances ne se valent pas !

Mots-clés : déclaration de créance, créancier étranger, créance de dommages-intérêts

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 11 mars 2021, RG n° 20/03669 N° Lexbase : A72524KS

Dans cette affaire, une société française conclut un contrat de licence avec une société suisse. La société française est par la suite placée en redressement judiciaire par un jugement du tribunal de commerce de Lyon du 12 mai 2016. Le 15 novembre de la même année, la procédure est finalement convertie en liquidation judiciaire. Le 23 novembre 2016, la société suisse met en demeure le liquidateur judiciaire de se prononcer sur la poursuite du contrat de licence. Ce dernier, malgré l’obtention d’une prolongation de deux mois du délai de réponse, reste muet. Le contrat est ainsi résilié de plein droit le 24 février 2017. Le 23 mai 2017, la société suisse déclare alors une créance de dommages-intérêts résultant de la résiliation du contrat avant le terme prévu, déclaration contestée par le débiteur, en raison de sa tardiveté. Le 1er juillet 2020, le juge-commissaire rend une ordonnance par laquelle il déclare le créancier suisse forclos. Ce dernier interjette alors appel de cette décision, estimant que la déclaration de la créance de dommages-intérêts, visée à l’article R. 622-21 du Code de commerce N° Lexbase : L5947KGD, bénéficie de l’allongement des délais de déclaration prévus pour les créanciers étrangers consacré par l’article R. 622-24 alinéa 2 du même code N° Lexbase : L6120I33. Dans un arrêt du 11 mars 2021 (CA Lyon, 3e ch. A, 11 mars 2021, RG n° 20/03669 N° Lexbase : A72524KS), la cour d’appel de Lyon déboute l’appelant de ses prétentions en se prononçant pour la première fois sur l’articulation des deux textes précités. Cette décision se fonde sur deux séries d’arguments.

En premier lieu, la cour d’appel de Lyon est amenée à confronter deux maximes d’interprétation. En effet, l’article R. 622-24 du Code de commerce N° Lexbase : L6120I33 consacre, dans ses alinéas 2 et 3, un « délai de déclaration » supplémentaire de deux mois, au bénéfice des créanciers étrangers. Le texte ne réservant pas expressément le bénéfice de ce délai supplémentaire à la seule déclaration de créance de l’article L. 622-24 du même code N° Lexbase : L6120I33, l’application de l’adage « [U]bi lex non distinguit nec nos distinguere debemus » (« là où la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer »), invoqué par l’appelante, aurait légitimement pu justifier l’application de ce texte à la déclaration de créance de l’article R. 622-21 du Code de commerce N° Lexbase : L5947KGD. La cour d’appel de Lyon écarte toutefois cet adage et préfère se fonder sur la maxime « [E]xceptio est strictissime interpretationis » (« L’exception doit être interprétée strictement »), cantonnant ainsi le délai de déclaration supplémentaire à la seule déclaration de créance visée par l’article qui lui sert de fondement.

La solution peut se justifier car, en l’absence de texte conditionnant l’intervention de l’interprète (comme les articles 1188 et s. du Code civil N° Lexbase : L0905KZK), aucune maxime d’interprétation n’est impérative (P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, 5e éd., 2019, p. 114, n° 117). Il en résulte qu’aucune des deux maximes en présence ne prévalait naturellement sur l’autre. Il est toutefois maladroit de justifier le recours à cette technique d’interprétation par le fait que le droit des procédures est d’ordre public. Il eut mieux valu se référer à son caractère dérogatoire du droit commun.

En second lieu, la juridiction lyonnaise écarte l’argument selon lequel le créancier étranger serait fondé à se prévaloir de la prolongation du délai de déclaration de créance en raison de l’analogie qui pourrait être effectuée entre les dispositions de l’article R. 622-24 du Code de commerce N° Lexbase : L6120I33 et celles de l’article 643 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6758LEZ. Ce dernier prévoit en effet divers allongements des délais « de comparution, d’appel, d’opposition, de tierce opposition […], de recours en révision et de pourvoi en cassation », lorsque la demande en justice est portée devant une juridiction qui a son siège en France métropolitaine par un justiciable domicilié à l’étranger ou dans les DOM-TOM. L’analogie entre les deux textes pourrait ici se justifier en raison de leur finalité commune visant à « compenser au profit du créancier domicilié hors de la France métropolitaine la contrainte résultant de l’éloignement » (Cass. com., 13 juillet 2010, n° 09-13.103, , FS-P+B N° Lexbase : A6761E48).

La cour d’appel de Lyon conteste toutefois toute analogie entre l’article R. 622-24 du Code de commerce N° Lexbase : L6120I33 et 643 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6758LEZ en affirmant que « si l’article 643 du Code de procédure civile accorde la même prolongation de deux mois relativement à des ̎délais de comparution, d’appel, d’opposition, de tierce opposition, de recours en révision et de pourvoi en cassation, le délai de déclaration de créance opposable au contractant susvisé ne peut pas s’analyser en un délai de comparution ». Sur ce point, la position de la juridiction lyonnaise ne peut qu’être approuvée, la Cour de cassation ayant en effet déjà affirmé que le délai de déclaration de créance ne constitue pas un délai de comparution (Cass. com., 23 novembre 1999, n° 96-21.034, publié N° Lexbase : A4554AGR).

Au surplus, la cour d’appel procède à une appréciation « in concreto » du préjudice qu’aurait effectivement pu subir le créancier en raison de son éloignement. Elle relève à cet effet que le créancier suisse était assisté d’un conseil français, à l’origine de la mise en demeure du liquidateur.

Par Adrien Bezert

Impossible de conclure une transaction tendant au paiement d’une créance antérieure

Mots-clés : transaction, créance antérieure, interdiction des paiements, autorisation préalable, qualité à agir

Cette affaire met en scène une société placée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Saint-Étienne, le 17 février 2016. L’un de ses créanciers procède à une déclaration à titre privilégié d’un ensemble de créances relatives à des prestations de transport. Sur requête présentée par le seul administrateur judiciaire, investi d’une mission d’assistance, le juge-commissaire autorise, par une ordonnance du 10 mai 2016, la conclusion d’une transaction. Cette dernière prévoit le règlement en plusieurs échéances de 95 % de l’ensemble des créances déclarées, pour solde de tout compte, contre renoncement de la part du créancier, transporteur, à se prévaloir de l’action directe en paiement des prestations à l’encontre de l’expéditeur et du destinataire, consacrée par l’article L. 132-8 du Code de commerce N° Lexbase : L5640AIQ. Le mandataire judiciaire forme tierce-opposition à l’encontre de l’ordonnance du juge-commissaire. Par un jugement du 23 février 2017, le tribunal annule l’ordonnance litigieuse. Débiteur et administrateur judiciaire interjettent alors appel de cette décision. La cause est toutefois radiée pour régularisation de la procédure, en raison de l’adoption d’un plan de redressement au bénéfice du débiteur. Au cours de l’exécution dudit plan, l’état de cessation des paiements du débiteur ayant été caractérisé, sa liquidation judiciaire est prononcée et l’instance relative à la contestation de l’ordonnance du juge-commissaire est par conséquent reprise. Le 26 novembre 2020, la cour d’appel de Lyon confirme le jugement ayant annulé l’ordonnance autorisant la conclusion de transaction au contenu litigieux (CA Lyon, 3e ch. A, 26 novembre 2020, RG n° 20/02415 N° Lexbase : A797137D). Cette décision permet de revenir sur deux questions particulièrement intéressantes.

Dans un premier temps, l’arrêt sous examen réaffirme l’impossibilité de transiger sur des créances antérieures. Il s’inscrit à cet égard dans une ligne jurisprudentielle tendant à se consolider (CA Paris, 5-- 9, 22 novembre 2018, n° 17/11439 N° Lexbase : A4648YM4 et n° 17/11489 N° Lexbase : A6415ZGP ; CA Lyon, ch. 3 A, 31 mai 2018, n° 17/01976 N° Lexbase : A09103EG ; CA Lyon, 5 avril 2018, n° 17/01840 N° Lexbase : A62293GS).

La cour d’appel de Lyon fonde ici sa décision en se référant à la structure de l’article L. 622-7 du Code de commerce N° Lexbase : L9121L7X, applicable en redressement judiciaire par renvoi de l’article L. 631-14 alinéa 1er du même code N° Lexbase : L9175L7X. Elle relève d’une part que l’article L. 622-7, II, alinéa 1er du Code de commerce N° Lexbase : L9121L7X énumère les actes ne pouvant être conclus qu’après avoir obtenu l’autorisation du juge-commissaire, parmi lesquels figure la conclusion d’une transaction, sans distinction selon l’objet et le contenu de celle-ci. La juridiction lyonnaise constate d’autre part que l’article L. 622-7, I° alinéa 1er du Code de commerce N° Lexbase : L9121L7X interdit le paiement des créances antérieures à l’exception de celles visées par l’article L. 622-7, I, alinéa 1er et II, alinéa 2 du même code N° Lexbase : L9121L7X. Cette dernière constatation est nécessaire, la transaction envisagée ne répondant pas à la définition légale de la transaction (article 2044 du Code civil N° Lexbase : L2431LBN) pour deux raisons. La première est que la transaction dont la conclusion était envisagée ne comporte pas de concessions réciproques, « dès lors que Transports V. bénéficiait d’un paiement préférentiel à hauteur de la quasi-totalité de sa créance soit 95 % […], de sorte que sa concession ne portait, […] que sur une faible portion (5 %) de sa créance et que l’étalement du paiement sur 5 mois n’est nullement significatif ». La deuxième est l’absence de preuve de l’existence de contestations nées ou à naître, la cour relevant que « la créance du transporteur est liée à l’ouverture de la procédure collective et qu’ensuite, l’action directe qui lui est accordée par la loi repose sur un mécanisme légal justement créé pour faire face à de telles situations d’impayés qu’il y ait ouverture ou non d’une procédure collective pour la société bénéficiaire des prestations de transport ».

Une lecture combinée de ces deux textes conduit la cour d’appel de Lyon à faire primer le contenu de l’acte litigieux sur sa nature. Elle en conclut que si la transaction conduit in fine au règlement d’une créance antérieure, celle-ci ne saurait être autorisée par le juge-commissaire car elle heurterait l’interdiction de paiement préférentiel de tout créancier antérieur, que les juges d’appel qualifient de « principe fondamental du droit des procédures collectives ». Plusieurs auteurs ont à cet égard déjà émis des réserves sur la validité d’une telle transaction (V. note en ce sens : A. Cerati, Rev. proc. coll., juillet-août 2020, n° 4, comm. 95, note sous Cass. com., 26 février 2020, n° 18-21.117, F-D N° Lexbase : A78703GL ; A. Honorat, D. 1999, p. 350, note sous Cass. com., 5 janvier 1999, n° 96-20.561, publié au bulletin N° Lexbase : A8025AGC ; B. Soinne, Traité des procédures collectives, 2e éd., 1995, p. 989, n° 1320 ; C. Saint-Alary-Houin, Droit des entreprises en difficulté, L.G.D.J., Domat, 2018, 11e éd., p. 375, n° 607. Contra : P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz, coll. Dalloz Action, 2020, p. 997, n° 422-321). Sur ce point, la décision de la cour d’appel surprend peu.

Dans un second temps, l’arrêt soumis à commentaire revient sur la qualité à agir de l’administrateur judiciaire investi d’une mission d’assistance. Il est acquis que cette mission implique que l’administrateur doit agir « concurremment » avec le débiteur (Cass. com., 23 septembre 2014, n° 13-21.686, FS-P+B N° Lexbase : A3046MX4, LEDEN, novembre 2014, p. 3, n° 155, note O. Staes), ce qui se traduit par le fait qu’administrateur judiciaire et débiteur doivent par principe tous deux intervenir à l’acte dont la conclusion est envisagée.

Tirant les conséquences de la qualification retenue de la transaction litigieuse, la cour d’appel de Lyon affirme que « [L]'article R. 631-19 du Code de commerce, qui permet à l’administrateur seul de présenter une requête, est inapplicable en l’espèce car cette disposition ne joue que dans l’hypothèse de l’autorisation des actes dérogatoires de l’article L. 622-7- II, dont la transaction litigieuse ne fait pas partie ainsi qu’il a été précédemment jugé ».

L’affirmation de la cour d’appel peut ici appeler quelques réserves car c’est une étude au fond, du contenu de l’acte, qui conduit à l’inapplicabilité des dispositions de l’article R. 631-19 du Code de commerce N° Lexbase : L9356ICI, qui conditionne la recevabilité de la requête. Il eut mieux valu qu’elle se contente de relever, comme elle l’a justement fait, que cette requête est irrecevable car elle est présentée par le seul administrateur investi d’une mission d’assistance.

Par Adrien Bezert

Le débat exhumé de la délégation de pouvoir

Mots-clés : délégation de pouvoir, déclaration de créance, ratification

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 29 avril 2021, n° 19/03164 N° Lexbase : A60374QN

Un contentieux fourni existait jadis à propos de la régularité de la délégation de pouvoir consentie par les dirigeants des sociétés créancières, permettant à leurs délégués désignés de déclarer leurs créances à la procédure collective de leurs débiteurs. Cette délégation devant émaner du représentant légal de la société déléguant explicitement son pouvoir de déclaration de créance, s’ensuivait une vérification par le juge, notamment de la qualité du déléguant et du bon respect de la chaîne de délégations de pouvoir, et ce jusqu’au signataire de la déclaration de créance. L’ordonnance n° 2014-326 du 12 mars 2014 portant réforme de la prévention des difficultés des entreprises et des procédures collectives N° Lexbase : L7194IZH modifia cependant l’article L. 622-24 du Code de commerce N° Lexbase : L8803LQ4 en permettant au créancier de « ratifier la déclaration faite en son nom jusqu’à ce que le juge statue sur l’admission de la créance ». Le créancier peut désormais régulariser la déclaration de sa créance jusqu’à la prise de décision du juge. Ledit contentieux s’est dès lors estompé, en dépit de quelques irréductibles souhaitant le ranimer, comme en témoigne la décision de la cour d’appel de Lyon du 29 avril 2021 (CA Lyon, 3e ch. A, 29 avril 2021, n° 19/03164 N° Lexbase : A60374QN).

Le conflit d’espèce trouvait son origine dans l’ordonnance d’admission d’une créance bancaire au passif d’une société débitrice. Le liquidateur judiciaire formait appel de cette décision, invoquant les arguments traditionnels de contestation des délégations de pouvoir, en dépit de l’ordonnance citée du 12 mars 2014 N° Lexbase : L7194IZH. Le liquidateur ressuscitait alors la distinction entre la délégation de pouvoirs et le mandat afin de démontrer que la délégation n’aurait pas été valablement donnée par le déléguant qui se serait en plus dessaisi de son pouvoir au profit d’un autre délégataire. S’ajouterait l’absence de limite temporelle de la délégation de pouvoir qui, de surcroît, n’aurait pas été valablement acceptée par le délégataire.

Souhaitant éviter la réhabilitation du contentieux suranné de la délégation de pouvoir, la cour d’appel de Lyon confirme l’ordonnance du juge-commissaire et admet au passif de la société débitrice la créance déclarée par son créancier. Elle prend soin de répondre point par point aux divers arguments invoqués par le liquidateur judiciaire, au risque de provoquer l’effet inverse de celui escompté, à savoir la résurgence du débat sur la délégation de pouvoir.

La cour d’appel rappelle à titre liminaire la « nouvelle » rédaction de l’article L. 622-24 du Code de commerce N° Lexbase : L8803LQ4 pour en déduire que la régularité de la déclaration de créance n’est plus à apprécier à l’aune de sa qualification de demande en justice. Elle aurait pu en rester là dans la mesure où la société créancière, par le truchement de son représentant légal, peut désormais ratifier la déclaration faite en son nom jusqu’au jour où le juge statue. S’ensuit une réponse contraire de la cour sur chaque élément avancé par le liquidateur affirmant que la délégation de pouvoir opérerait transfert d’une compétence empêchant le délégant de l’exercer, qu’elle devrait être acceptée expressément par le délégataire ou encore qu’elle ne saurait être perpétuelle.

Cette motivation détaillée de la juridiction lyonnaise, quelque peu superfétatoire, s’explique par sa volonté d’écarter une controverse dont les incertitudes ont pourtant été levées par la réforme de 2014.

La troisième chambre A de la cour d’appel de Lyon a rendu un grand nombre de décisions ces derniers temps rejetant le même argumentaire (CA Lyon, 3e ch. A, 5 décembre 2019, n° 19/01252 N° Lexbase : A0967Z7X, n° 19/01218 N° Lexbase : A0635Z7N et n° 19/01223 N° Lexbase : A1263Z7W ; 14 mai 2020, n° 19/00901 N° Lexbase : A50573LU, n° 19/04021 N° Lexbase : A51123LW et n° 18/05304 N° Lexbase : A51483LA ; 24 septembre 2020, n° 18/04948 N° Lexbase : A84543UN ; 29 octobre 2020, n° 19/03768 N° Lexbase : A79883ZU et n° 19/03766 N° Lexbase : A74163ZP ; 26 novembre 2020, n° 19/08929 N° Lexbase : A760837W ; 8 octobre 2020, n° 18/05743 N° Lexbase : A12843XT et n° 18/08115 N° Lexbase : A11583X8 ; 21 janvier 2021, n° 20/00654 N° Lexbase : A24294DC et n° 20/00651 N° Lexbase : A21394DL ; 29 avril 2021, n° 19/03164 N° Lexbase : A60374QN, n° 20/04252 N° Lexbase : A59694Q7, n° 20/04256 N° Lexbase : A57304QB, n° 20/04257 N° Lexbase : A59914QX et n° 20/04255 N° Lexbase : A60194QY).

La lecture de ces divers arrêts témoigne d’une certaine inconstance des juridictions de première instance qui se laissent parfois séduire par les arguments fondés sur une jurisprudence désuète. La cour d’appel de Lyon reste – fort heureusement – ferme sur sa position, systématisant quasiment l’admission des créances contestées sur le fondement de l’irrégularité de la délégation de pouvoir. Cette analyse est d’autant plus justifiée que la Cour de cassation a affirmé récemment que la ratification d’une créance n’obéissait à aucune forme particulière et pouvait en conséquence être implicite (Cass. com., 10 mars 2021, n° 19-22.385, FS-P N° Lexbase : A01274LB). Cette dernière a en effet retenu comme étant une ratification implicite le simple fait pour le créancier de conclure devant la cour d’appel à l’admission de la créance déclarée en son nom. Puisse cette décision de la Haute juridiction endiguer définitivement le débat entourant la délégation de pouvoir et, plus largement, celui concernant les personnes dûment habilitées à déclarer.

Par Étienne André

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Famille et personnes

[Chronique] Droit des personnes et de la famille (février – avril 2021)

Lecture: 21 min

N2373BZW

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par Aurore Camuzat - Doctorante et Aurélien Molière - Maître de conférences, Directeur du Master Droit de la famille, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

Les difficultés liées à la preuve de la nationalité française

Mots-clés : nationalité, possession d’état

♦ CA Lyon, 2e ch. A, 17 février 2021, n° 19/08770 N° Lexbase : A67154H8

♦ CA Lyon, 2e ch. A, 17 février 2021, n° 19/04411 N° Lexbase : A63304HW

♦ CA Lyon, 2e ch. A, 24 février 2021, n° 19/06094 N° Lexbase : A04394I4

Les trois arrêts commentés sont relatifs au contentieux de la nationalité. À l’instar du sexe ou du nom, la nationalité est un des éléments permettant l’identification d’une personne. Il est possible de la définir comme un lien juridique rattachant une personne physique à un État et consacrant son appartenance à une population. Il ne faut pas non plus oublier la dimension éminemment politique de la nationalité. Le contentieux en la matière est important, à tout point de vue, car elle constitue autant un élément de l’état des personnes que l’un des aspects de la souveraineté étatique. Cette dualité et l’importance des droits attachés à la nationalité française expliquent que le contentieux lié à l’obtention de cette nationalité soit abondant. Les trois arrêts commentés en sont un parfait exemple. Le premier concerne l’attribution de la nationalité par le droit du sang (CA Lyon, 2e ch. A, 17 février 2021, n° 19/04411 N° Lexbase : A63304HW), le deuxième est relatif à l’acquisition de la nationalité par déclaration (CA Lyon, 2e ch. A, 17 février 2021, n° 19/08770 N° Lexbase : A67154H8) et le dernier illustre la mise en œuvre de règles spécifiques, en matière de nationalité, liées à l’indépendance de l’Algérie (CA Lyon, 2e ch. A, 24 février 2021, n° 19/06094 N° Lexbase : A04394I4).

Dans deux affaires (CA Lyon, 2e ch. A, 17 février 2021, n° 19/04411 N° Lexbase : A63304HW et CA Lyon, 2e ch. A, 24 février 2021, n° 19/06094 N° Lexbase : A04394I4), la délivrance d’un certificat de nationalité française a été sollicitée auprès du greffe du tribunal d’instance. Les deux demandes ont été rejetées aux motifs que la preuve de la nationalité française n’était pas rapportée. Dans la troisième affaire (CA Lyon, 2e ch. A, 17 février 2021, n° 19/08770 N° Lexbase : A67154H8), une déclaration de nationalité, fondée sur la possession d’état de Français, a été soumise au greffe du tribunal d’instance. Un refus d’enregistrement lui a été opposé, au motif que la possession d’état était équivoque et que l’acte de naissance produit n’avait pas de force probante.

Face à ces refus, les trois requérants ont saisi le tribunal de grande instance de Lyon. Si pour celui, qui se fondait sur le droit du sang, et celui qui se fondait sur la possession d’état, les demandes ont été accueillies et la nationalité française obtenue, tel n’a pas été le cas pour le troisième homme qui a vu sa demande rejetée.

Dans les deux premières affaires, le ministère public a fait appel des jugements afin de faire constater l’extranéité des demandeurs. Dans l’affaire relative à l’obtention de la nationalité française par possession d’état de Français, le ministère public soutenait qu’en l’absence d’état civil fiable, il n’était pas possible de revendiquer la nationalité française. De plus, les conditions requises pour faire jouer la possession d’état de Français n’étant pas remplies, la déclaration de nationalité devait être rejetée. Dans l’affaire relative à l’obtention de la nationalité française par droit du sang, le ministère public a soutenu que l’acte de naissance présenté était apocryphe. En l’absence d’un état civil fiable, il était nécessaire de constater l’extranéité du défendeur. Dans la troisième affaire, relative à la déclaration recognitive de nationalité rejetée, le demandeur a fait appel du jugement. À l’appui de sa demande, il soutenait qu’il était français, car il était né en Algérie, avant son indépendance, de parents français, également nés en Algérie.

La question essentielle reposait sur la preuve de la nationalité française, à travers la charge de la preuve, les moyens employés et leur force probante. S’il est vrai que la preuve de la nationalité ne se confond pas toujours avec la preuve de l’état des personnes, les deux problématiques n’en sont pas moins liées. En effet, la plupart des modes d’obtention de la nationalité française, tant par l’effet de l’attribution, que de la déclaration ou de la naturalisation, implique la preuve d’un élément de l’état des personnes, à travers l’utilisation des actes de l’état civil (C. Bidaud, Preuve de la nationalité et actes de l’état civil étrangers, in La nationalité : enjeux et perspectives, éd. Institut universitaire Varenne, coll. « Colloques et Essais », 2019).

Dans les trois arrêts commentés, la charge de la preuve pesait sur les intéressés. En effet, celle-ci incombe à l’individu dont la nationalité est en cause (C. civ., art. 30 N° Lexbase : L2713AB4). Il revenait à chacun des intéressés de rapporter la preuve de leur nationalité française. Se pose alors la question des modes de preuve mobilisables, tant pour la question de l’attribution de la nationalité par le droit du sang (I) que de l’acquisition de la nationalité par déclaration (II). 

I. La preuve de l’attribution de la nationalité par le droit du sang

Lorsque la nationalité française est acquise par le droit du sang (C. civ., art. 18), la preuve est double. Il est nécessaire de prouver la nationalité française de l’un des parents et l’existence d’un lien de filiation légalement établi vis-à-vis de celui-ci. En pratique, de telles preuves sont rapportées par la production d’actes de l’état civil, présumés probants (C. civ., art. 47 N° Lexbase : L4366L7T). Toutefois, cette présomption de force probante est de plus en plus souvent remise en cause, puisque si l’acte est irrégulier, falsifié ou inexact, toute force probante est exclue. Tel est également le cas lorsqu’il est apocryphe. Le problème est qu’il n’existe aucune définition unanime de ce terme. Dès qu’il existe une anomalie, un simple doute relatif à l’acte de l’état civil étranger, il sera qualifié d’apocryphe et mis à l’écart.

Dans l’arrêt du 17 février 2021 (CA Lyon, 2e ch. A, 17 février 2021, n° 19/04411 N° Lexbase : A63304HW), les juges d’appel de Lyon ont soulevé des incohérences, remettant en cause le caractère probant du jugement supplétif, produit par l’intéressé, et de l’acte de naissance dressé sur la base de ce jugement. Afin de démontrer l’absence de fiabilité de l’état civil de l’intéressé, les juges d’appel de Lyon semblent avoir apprécié la validité du jugement supplétif par analogie à l’article 47 du Code civil. S’ils n’ont pas, explicitement, caractérisé le jugement supplétif et l’acte de naissance d’irrégulier, de falsifié, d’inexact ou d’apocryphe (à la différence du ministère public), ils ont conclu à leur absence de fiabilité. L’absence d’emploi du terme « apocryphe » par les juges d’appel est louable, car il n’existe aucune définition unanime de ce terme et qu’elle n’avait aucun intérêt à être mobilisée en l’espèce. De plus, l’examen des arguments employés permet de relever le caractère irrégulier de l’acte de naissance, à travers l’irrespect de certaines conditions de forme de la loi sénégalaise. Tel semble être également le cas s’agissant du jugement supplétif, où certaines mentions permettent de douter de sa régularité. L’acte de naissance de l’intéressé et le jugement supplétif n’étant pas probants, il ne pouvait les utiliser pour rapporter la preuve du lien de filiation l’unissant à son père. Ce faisant, il ne pouvait acquérir la nationalité française par le droit du sang.

II. La preuve de l’acquisition de la nationalité française par déclaration

Il est nécessaire de distinguer l’acquisition de la nationalité française par l’effet de la possession d’état de Français (A), du cas particulier de la déclaration recognitive liée à l’indépendance de l’Algérie (B).

A. La preuve de la possession d’état de Français

Un individu peut acquérir la nationalité française par déclaration à condition qu’il ait « joui, d’une façon constante, de la possession d’état de Français, pendant les dix années » précédant la déclaration (C. civ., art. 21-13 N° Lexbase : L2359ABY). En ce cas, la preuve à rapporter est également double. Il est nécessaire de justifier d’un état civil fiable (C. civ., art. 47 N° Lexbase : L4366L7T) et de caractériser l’existence de la possession d’état de Français. La jurisprudence est constante en la matière, « la possession d’état de Français se caractérise non seulement par le fait pour l’intéressé de se comporter comme un Français et d’être traité comme tel par le public et les autorités françaises, mais aussi d’exercer les droits et d’assumer les obligations liées à cette qualité. » (v. pour exemple, Cass. civ. 1, 22 mars 1960, Vve Israël). À l’instar de la possession d’état en matière de filiation, la possession d’état de Français doit être continue, non équivoque et ne pas avoir été constituée par fraude (Cass. civ. 1, 2 décembre 2015, n° 14-28.047, F-D N° Lexbase : A6931NYD).

Dans un arrêt en date du 17 février 2021 (CA Lyon, 2e ch. A, 17 février 2021, n° 19/08770 N° Lexbase : A67154H8), les juges d’appel de Lyon ont, successivement, vérifié la fiabilité de l’acte de naissance présenté par l’intéressé et les conditions de la possession d’état de Français. Après avoir rappelé la règle énoncée par l’article 47 du Code civil N° Lexbase : L4366L7T, les juges d’appel ont vérifié la conformité de l’acte de naissance à la loi malgache et considéré que rien ne permettait de remettre en cause la présomption de force probante. L’acte de naissance étant probant, l’état civil du défendeur était fiable.

La véritable problématique reposait sur la question de la possession d’état de Français. À la suite du refus de délivrance d’un certificat de nationalité française survenu en octobre 2015, le défendeur a souscrit une déclaration d’acquisition par possession d’état dans un « délai relativement bref ». Il était nécessaire de vérifier l’existence de la possession d’état de Français entre 2005 et 2015. Pour ce faire, les juges ont employé divers éléments, purement factuels. En se faisant inscrire sur les listes électorales, les listes de recensement, en participant aux élections et à l’appel de préparation à la défense, le défendeur s’est comporté comme s’il était français. En lui délivrant une carte nationale d’identité, un passeport, une carte électorale, une attestation de recensement et un certificat de participation à l’appel de préparation à la défense, le défendeur a été traité comme s’il était français par les autorités françaises. La possession d’état de Français du défendeur a été continue, non équivoque et constituée sans fraude. Ce faisant, les juges d’appel ont confirmé le jugement de première instance et, par extension, considéré que le défendeur était bel et bien français.

B. Le cas particulier de l’Algérie

Lorsque l’Algérie a accédé à l’indépendance, elle a perdu son statut de département français pour acquérir celui d’État à part entière. Dès lors, il a fallu régler la question de la nationalité. Une solution originale a été trouvée et mise en place par l’ordonnance n° 62-825, du 21 juillet 1962 et la loi n° 66-945, du 20 décembre 1966. Le choix a été fait de distinguer les personnes de statut civil de droit commun de celles de statut civil de droit local. S’agissant de la première catégorie, c’est-à-dire les personnes soumises au Code civil et domiciliées en Algérie lors de son accession à l’indépendance, elles conservaient leur nationalité française de plein droit. Au contraire, les individus de la seconde catégorie ayant obtenu la nationalité algérienne perdaient la nationalité française. Par exception, ils pouvaient la conserver à condition de justifier d’un établissement en France et de souscrire à une déclaration recognitive dans les trois mois suivant la publication de la loi du 20 décembre 1966. Le délai était suspendu durant la minorité.

Dans l’arrêt du 24 février 2021 (CA Lyon, 2e ch. A, 24 février 2021, n° 19/06094 N° Lexbase : A04394I4), les juges d’appel ont, très justement, écarté l’application des articles 18 N° Lexbase : L8904G9N et 19-1 du Code civil N° Lexbase : L0566DPN. Dans un premier temps, ils ont relevé l’absence de production des actes de naissance des parents de l’appelant. Il n’était pas possible de considérer que ces derniers étaient français avant l’indépendance de l’Algérie et de vérifier l’existence d’un lien de filiation légalement établi entre ces derniers et l’intéressé. De plus, ils ont relevé que celui-ci était de statut civil de droit local lors de l’accession à l’indépendance de l’Algérie. L’appelant aurait dû s’installer en France et effectuer une déclaration recognitive de nationalité à sa majorité, ce qu’il n’a pas fait. Dès lors, il était nécessaire de constater son extranéité.

Les trois arrêts commentés permettent de prendre conscience de l’importance du contentieux en matière de nationalité, et de la difficulté liée à la preuve. Si différents modes de preuves peuvent être mobilisés, la preuve reine en la matière est l’acte d’état civil. Or la remise en cause facilitée de sa force probante, sans compter l’emploi du terme « apocryphe », soulève de nombreuses questions, dont aucune n’a de réponse claire. C’est, en partie, pour ces différentes raisons que ce contentieux n’est pas près de s’essouffler.

Par Aurore Camuzat

Celui qui promet de donner est contraint à la forme authentique

Mots-clés : acte authentique, donation, formalisme, nullité

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 2 février 2021, n° 19/04035 N° Lexbase : A33824EY

L’actionnaire principal de la société A, la société B, lui a consenti plusieurs prêts. Ils l’ont été au moyen d’importantes sommes apportées à cette dernière par l’actionnaire minoritaire de la première. Des difficultés ont conduit à la cession de la société A pour un euro symbolique, entraînant la liquidation de la société B. Un protocole a été conclu entre les époux ayant dirigé la société B et l’auteur de l’apport, afin d’organiser le règlement de sa créance. Il a notamment été prévu que le couple cèderait la nue-propriété de deux appartements qu’ils recevraient en avancement de part des parents de l’épouse. Ce protocole n’a jamais été exécuté. Devant la cour d’appel de Lyon, en réponse à la demande d’exécution forcée formée par le créancier, il a été soutenu que cet accord était nul au motif qu’il contenait une promesse de donation défectueuse sur la forme.

L’article 931 du Code civil N° Lexbase : L0088HPX figure parmi ces articles dont l’interprétation, à première vue, peut soulever des difficultés. En effet, celui-ci énonce que « tous actes portant donation entre vifs seront passés devant notaires dans la forme ordinaire des contrats ; et il en restera minute, sous peine de nullité ». Une lecture approximative pourrait laisser croire que toute donation est soumise au formalisme de l’acte authentique. Ce n’est pourtant pas le cas. Il faut en réalité comprendre que la donation, lorsqu’elle est ostensible et lorsqu’elle a pour support un acte, doit adopter la forme authentique. Que seraient, sinon, le don manuel, la donation déguisée ou encore la donation indirecte ? Cette distinction étant faite, il convient également de rappeler que pour être valablement formée, la promesse doit respecter le formalisme de l’acte promis. Ainsi, en toute logique, la promesse de donner doit également être conclue en la forme authentique, à peine de nullité (Cass. civ. 1, 22 février 2017, n° 16-14.351, F-P+B N° Lexbase : A2608TPB ; AJ famille 2017. 250, obs. N. Levillain ; RTD civ. 2017. 466, obs. M. Grimaldi ; Dr. famille 2017. 104, note M. Nicod). Or ce n’était pas le cas en l’espèce. La promesse insérée dans le protocole, conclue par acte sous signature privée, n’était logiquement pas valable.

La question de la validité de la promesse de donation étant réglée, il reste un autre point à régler : qu’en est-il de l’étendue de la nullité ? Se cantonne-t-elle à la promesse ou contamine-t-elle l’ensemble du protocole qui la contient ? La réponse est apportée de façon tout à fait classique. Le protocole litigieux apparaît aux yeux de la Cour comme « un tout indivisible tant par la volonté des parties clairement exprimée […] que par l’équilibre intrinsèque de l’acte ». Ainsi, la promesse ne peut pas être détachée de l’ensemble, sauf à dénaturer l’acte. C’est donc une nullité totale du protocole qui doit être prononcée.

La décision rendue par la cour d’appel de Lyon s’avère être particulièrement pédagogique. En effet, les juges prennent la peine d’expliquer aux parties que « le formalisme de l’article 931 répond à la nécessité de préconstituer une preuve durable de la donation, mais également au souci de protection de consentement des parties. En ce sens, il est essentiel que le donateur comme le donataire soient éclairés par un notaire sur les clauses de l’acte ». Si cet effort doit être salué, on peut regretter que l’affirmation soit à moitié exacte. Il est vrai que la forme imposée permet de protéger le donateur et ses proches, en l’éclairant sur les conséquences et la portée de son acte. Il en va de même du donataire, car cette convention qu’est la donation, malgré son caractère unilatéral, peut parfois renfermer des engagements de sa part sous la forme de charges qui sont autant d’obligations. En revanche, s’agissant d’une règle relevant du formalisme ad validitatem et non du formalisme ad probationem, la préconstitution d’une preuve durable semble échapper aux objectifs poursuivis par l’article 931 du Code civil N° Lexbase : L0088HPX. On concèdera qu’en imposant un acte authentique à peine de nullité, le législateur permet aux parties de disposer d’une telle preuve. Mais ce n’est pas le but recherché. En réalité, si une autre utilité doit être reconnue à cette règle de forme, c’est de garantir l’irrévocabilité de la donation.

Par Aurélien Molière

Quelques rappels à propos du régime primaire des époux

Mots-clés : assistance, mariage, mandat entre époux, faute de gestion, direction de fait 

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 29 avril 2021, n° 20/01013 N° Lexbase : A60474QZ

Les règles du mariage permettent-elles à un époux d’échapper à sa responsabilité lorsqu’il s’est rendu complice d’une faute commise par son conjoint ? La question peut prêter à sourire. Pourtant, elle résume assez bien l’argumentation d’une épouse qui, devant la cour d’appel de Lyon, tentait le tout pour le tout pour éviter sa condamnation. Le liquidateur judiciaire d’une société avait saisi le tribunal de commerce de Roanne d’une action en responsabilité pour insuffisance d’actif à l’encontre de son mari, gérant de fait. Elle était également visée en sa qualité de gérante de droit, statut qu’elle avait adopté à défaut pour son mari de le pouvoir en raison de sa profession d’enseignant. En appel comme en première instance, ses tentatives pour échapper à sa responsabilité ont été vaines.

Premièrement, elle soutient que c’est en exécution de son devoir matrimonial d’assistance qu’elle est devenue gérante en lieu et place de son époux. Autrement dit, c’est par obligation qu’elle se serait rendue complice de la violation commise par son conjoint. L’argument est, bien entendu, inopérant. D’abord, le seul fait pour elle d’avoir abandonné la gestion de la société à un tiers, gérant de fait, suffit à caractériser une faute. Elle était donc personnellement responsable. Ensuite, la cour rappelle ce qui semble être une évidence : « les obligations du mariage [n’imposent] pas à un époux de se rendre complice de la violation par son conjoint d’un statut qui lui interdit d’exercer une fonction ». Par conséquent, le devoir matrimonial d’assistance (art. 212) invoquée par l’appelante n’est pas de nature à l’exonérer de sa responsabilité. Le contraire serait pour le moins surprenant et inquiétant. 

Deuxièmement, elle indique à la cour avoir simplement consenti un mandat tacite à son époux, en vertu de l’article 218 du Code civil, afin qu’il puisse la suppléer dans ses fonctions de gérante. Ainsi, elle aurait bien été la véritable gérante de cette société et son époux serait uniquement intervenu en qualité de représentant. Une fois de plus, l’argument est facilement anéanti par la cour d’appel. Selon cette disposition du régime primaire « un époux peut donner mandat à l’autre de le représenter dans l’exercice des pouvoirs que le régime matrimonial lui attribue » (nous soulignons). L’on comprend immédiatement que ce mandat entre époux a un domaine limité. Il permet à l’un de représenter l’autre, par exemple, dans la gestion de ses biens propres (art. 1428) ou des biens communs soumis à la gestion exclusive du représenté (art. 1421, al. 2). Or, la cause intéresse les pouvoirs de gestion d’une société, lesquels sont totalement étrangers aux pouvoirs résultant du régime matrimonial adopté. La règle visée doit donc être écartée. En outre, les juges lyonnais observent que la qualification soutenue par l’appelante est erronée. La délégation de pouvoirs qu’elle a consentie à son mari n’est « pas un mandat, mais une faute de gestion ». 

Si, jusque-là, on ne peut qu’observer et approuver la rigueur de la décision rendue, la suite de la motivation est source d’interrogations. La cour d’appel affirme qu’« en abandonnant la gestion aux mains de son époux, [l’épouse] a ratifié cette gestion dont elle ne pouvait plus considérer qu’elle ne posait pas de problèmes à compter du premier contrôle fiscal ». Il y a, dans cette formule, un curieux contresens : comment la ratification d’une gestion pourrait-elle résulter d’un abandon de pouvoirs ? Plus directement, comment la ratification d’une gestion pourrait-elle avoir lieu avant la réalisation de cette gestion ? La ratification, par nature, peut seulement avoir lieu a posteriori, une fois réalisée la chose qu’il est question de ratifier. Cette affirmation maladroite est d’autant plus malheureuse qu’elle intervient à un stade déterminant de la motivation : la démonstration de la pleine et entière coresponsabilité de l’épouse à travers le rejet de la simple faute de négligence et la caractérisation d’une faute intentionnelle. Cet écart de raisonnement est regrettable, mais, fort heureusement, il n’entache que très partiellement la rigueur de la décision.

 

Par Aurélien Molière

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Pénal

[Chronique] Droit pénal et procédure pénale

Lecture: 20 min

N2375BZY

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par Salomé Papillon - Doctorante et Angéline Coste - Doctorante, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

Rendons à la CHINS ce qui appartient à la CHINS

Mots-clés : détention provisoire, mise en liberté, compétence matérielle

♦ CA Lyon, 4e ch., 17 mars 2020

Cet arrêt rendu par la quatrième chambre de la cour d’appel de Lyon nous permet de revenir sur des précisions procédurales. Entre délai et compétence, cette décision appert à la fois subtile et limpide.

Le 4 octobre 2019, un individu était placé en détention provisoire pour des faits d’outrage, menace et violences volontaires envers un fonctionnaire de police. Le 11 février 2020, le juge d’instruction rendait une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel. Le 19 février 2020, une demande de mise en liberté était formulée au greffe de la maison d’arrêt par l’individu détenu. Ainsi, le 25 février, le tribunal correctionnel de Lyon rejetait la demande de mise en liberté. Le lendemain, un appel était interjeté par le détenu.

Devant la cour, le conseil de l’individu faisait valoir l’incompétence du tribunal pour statuer sur la demande de mise en liberté en application de l’article 148-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1744IPB. En absence de décision de la juridiction compétente dans le délai imparti prévu par l’article 148-2 N° Lexbase : L1333MAM, il n’existait donc aucune raison de poursuivre la détention. La nullité était reconnue par la cour d’appel ; le détenu, quant à lui, remis en liberté.

I. Une habile démonstration

Le raisonnement de la défense est implacable. Il s’appuie sur l’article 148-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1744IPB qui distingue deux possibilités. Tout d’abord, l’article rappelle que lorsqu’une juridiction est saisie, cette dernière se prononce sur la détention provisoire. À l’inverse, lorsqu’aucune juridiction n’est saisie du fond de l’affaire, c’est à la chambre de l’instruction (CHINS) de s’attarder sur les demandes de mise en liberté. Elle offre ainsi une réponse unique aux zones grises, s’inscrit en creux des possibilités.

La première partie de la réflexion résidait dans le fait de savoir si, en l’espèce, le tribunal était saisi et donc compétent pour se prononcer sur la demande. Pour ce faire, la Cour de cassation estime que la détermination de la juridiction compétente s’apprécie au jour du dépôt de la demande de mise en liberté. Peu importe que l’ordonnance soit définitive au jour où le tribunal se réunit pour examiner la demande de mise en liberté. La Chambre criminelle ne laisse guère planer de doute (Cass. crim., 7 mai 2019, n° 19-81.366 et n° 19-81.494, F-P+B+I N° Lexbase : A0706ZBR). Dans les faits, l’individu avait déposé sa demande le 19 février 2020, soit huit jours après l’ordonnance de renvoi rendu par le juge d’instruction. Rappelons que le délai d’appel pour contester une ordonnance de renvoi est de dix jours (C. proc. pén., art. 186 N° Lexbase : L8081MAK). Aussi, lorsque la demande de mise en liberté avait été déposée au greffe de la maison d’arrêt, l’ordonnance de renvoi n’était pas définitive. En application de l’article 148-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1744IPB, seule la chambre de l’instruction était compétente, car aucune juridiction n’était saisie.

Une fois la compétence de la CHINS établie, le raisonnement consistait à rappeler que cette dernière disposait d’un délai de vingt jours pour statuer en application de l’article 148-2 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1333MAM. Puisqu’il avait été dépassé, l’individu fut remis en liberté.

À première vue, le raisonnement de la défense est incontestable. La cour d’appel n’avait d’autre choix que de reconnaître la nullité d’ordre public. La lecture des articles 148-1 et 148-2 du Code de procédure pénale s’ajoute à l’apparente clarté de la Cour de cassation. La détention provisoire doit prendre fin, l’individu retrouver la liberté.

II. Une stricte application

Cet arrêt de la cour d’appel de Lyon est éloquent. Il s’agit d’une stricte application de la loi. La fin ne justifie plus les moyens et les magistrats tirent toutes les conséquences de la situation. Cela est d’autant plus saisissant que la jurisprudence de la Cour de cassation n’est pas toujours aussi limpide à ce sujet.

En effet, le 12 juin 2014, la Chambre criminelle a estimé que le dépassement du délai prévu à l’article 148-2 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1333MAM ne devait pas être pris en compte « dès lors que les demandes de mise en liberté présentées par le détenu étaient entachées de mentions erronées, de nature à rendre incertaine la désignation de la juridiction compétente » (Cass. crim., 12 juin 2014, n° 14-82.233, FS-P+B+I N° Lexbase : A2285MR3 ; Dalloz actualité, 27 juin 2014, obs. Fucini ; AJ pénal 2015, 48, obs. Ascensi ; RSC 2014, 591, note Danet). Au regard de cette décision, la Cour de cassation semble estimer que l’erreur de destinataire est le fait de l’individu détenu. « Il importe peu que cette mention ne soit pas de sa main dès lors que, sachant lire et écrire comme il l’a dit à la cour, il l’a signée en qualité de déclarant, validant ainsi son contenu ». De fait, les erreurs commises par l’administration pénitentiaire seraient excusées. Si cette décision peut s’entendre en présence d’un conseil, quid de l’individu détenu sans avocat ? Espère-t-on que ce dernier ait connaissance de la subtilité de l’article 148-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1744IPB mieux que le greffe ?

Pourtant, quelques années auparavant, la Cour de cassation avait affirmé qu’une erreur d’adresse faite dans une demande de mise en liberté par un détenu ne saurait rendre cette dernière irrecevable. L’individu incarcéré avait tout à fait la possibilité de faire examiner sa demande par la chambre de l’instruction, quand bien même il avait saisi par erreur le juge d’instruction (Cass. crim., 21 mai 2008, n° 08-81.613, F-P+F N° Lexbase : A0669D9N ; D. 2008 ; AJ pénal, 2008, 423, obs. Nord-Wagner). À la lecture de cet arrêt, l’erreur de l’individu ne semble pas proroger le délai d’intervention de la CHINS. Toutefois, le fait que la chambre de l’instruction était encore dans les délais pour se prononcer sur la demande de mise en liberté justifie sans doute cette tolérance de la part de la Cour de cassation.

Quoi qu’il en soit, ces deux arrêts publiés embrassent une certaine casuistique et laissaient libre champ aux magistrats de la cour d’appel de Lyon, qui ont privilégié les droits de la personne détenue sur ses devoirs de vigilance.

Aussi, pour les avocats de la défense, le raisonnement d’espèce est inspirant et pourrait se propager. D’une erreur chétive naît une conséquence notable, bien que parfaitement conforme à la lettre de la loi. Afin d’enrayer ces errances, des recommandations pourraient être faites aux greffes des établissements pénitentiaires, rappelant les règles prévues par l’article 148-1 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1744IPB. Il nous semble délicat d’exiger une parfaite connaissance des subtilités procédurales de la part des détenus dès lors que la demande est en réalité enregistrée par le greffe de l’administration pénitentiaire. Il serait surprenant de sommer le détenu d’avoir une meilleure connaissance du droit que le professionnel. N’est-ce pas naturellement le rôle des garants de la procédure ? Le droit doit être respecté, les règles de procédure appliquées, au risque de laisser échapper certains détenus des murs que l’on pensait avoir dressés.

Par Salomé Papillon

De ce qui justifie, ou plutôt ne justifie pas, la non-transmission d’un acte d’appel par pénitentiaire

Mots-clés : demande de mise en liberté d’office, détention provisoire, transmission de l’acte d’appel

♦ CA Lyon, CHINS, 19 novembre 2020

Un soir d’avril 2018 alors qu’il était au volant de son véhicule, un individu était visé par plusieurs tirs de pistolet, en provenance d’un autre véhicule. Les investigations réalisées aboutissaient à la mise en examen de trois individus du chef de tentative de meurtre en bande organisée. L’un d’entre eux, identifié comme étant le tireur, était placé en détention provisoire.

Le 23 mars 2020, il formulait une première demande de remise en liberté, qui était rejetée par le juge des libertés et de la détention. Le 31 mars 2020, il faisait alors appel de l’ordonnance de rejet au greffe de l’administration pénitentiaire. Cependant, l’administration pénitentiaire omettait de transmettre l’acte d’appel à la chambre de l’instruction qui, de fait, ne pouvait confirmer ni infirmer l’ordonnance contestée. Alors que plusieurs demandes de mise en liberté suivaient, mais demeuraient infructueuses, le mis en examen sollicitait sa mise en liberté d’office. La régularité même de la détention provisoire était contestée sur le fondement de l’absence de transmission de l’acte d’appel par le greffe de l’administration pénitentiaire, la transmission immédiate de cet acte étant prescrite par l’article 503 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3897AZD.

Le ministère public requérait le rejet de cette demande de mise en liberté d’office. Il tentait de justifier l’absence de transmission par l’existence d’un dysfonctionnement extérieur au service public de la justice qui avait placé la chambre de l’instruction dans l’impossibilité de statuer.

Après un premier renvoi de l’affaire, la chambre de l’instruction se voyait dans l’obligation de faire droit à la demande du mis en examen, qui était alors placé sous contrôle judiciaire.

De cet arrêt doivent être tirés deux enseignements. Premièrement, la chambre de l’instruction considère que les difficultés qu’avait dû affronter l’administration pénitentiaire ne pouvaient être assimilées ni à un événement extérieur au service public de la justice ni à une cause insurmontable et irrésistible (I). Deuxièmement, les demandes formées devant la chambre de l’instruction ultérieurement à l’absence de transmission de l’acte d’appel litigieux n’ont aucun effet purgatif de l’irrégularité (II).

I. La notion de dysfonctionnement extérieur au service public de la justice précisée

La chambre de l’instruction lyonnaise livre deux critères qui permettent d’apprécier l’existence d’un dysfonctionnement extérieur au service public de la justice. Le dysfonctionnement doit être celui d’un service qui n’est pas placé sous l’autorité du ministère de la Justice (A). Ce dysfonctionnement ne doit pas être imputable à de simples difficultés passagères (B).

A. La nécessité d’indépendance entre l’administration dysfonctionnelle et le ministère

L’argument avancé au soutien du rejet de la demande de mise en liberté d’office consistait à rejeter la responsabilité de la non-transmission de l’acte d’appel sur le greffe pénitentiaire. Le ministère public considérait en effet que l’administration pénitentiaire et la juridiction étaient suffisamment indépendantes pour que celle-ci n’ait pas à souffrir des manquements imputables au greffe.

La chambre de l’instruction s’inscrit en faux et rappelle que l’administration pénitentiaire et le service de la justice sont placés sous la même autorité ministérielle. Dès lors, « l’absence de saisine de la Chambre de l’Instruction ne peut être regardée comme un événement extérieur au service public de la justice ».

Les juges semblent attachés à cette condition d’extériorité. Dans un arrêt récent, a été considéré comme un événement extérieur au service public de la justice le dysfonctionnement lié à une défaillance du réseau des télécommunications, la chambre criminelle précisant que « le dysfonctionnement […] était extérieur au service de la justice en ce qu’il est lié non pas à une défaillance de l’administration pénitentiaire, des services du tribunal, ou d’un quelconque service de la justice » (Cass. crim., 10 juillet 2019, n° 19-83.228, F-D N° Lexbase : A5757ZKG).

B. Le refus de la prise en compte de simples difficultés passagères

À la lecture de l’arrêt, il faut comprendre qu’un échange a eu lieu entre le parquet et la direction interrégionale des services pénitentiaires afin d’identifier la cause de l’absence de transmission de l’appel. Il s’avère que celle-ci serait due à l’affectation récente d’agents au greffe et au caractère multiple des tâches qu’ils doivent assurer. La note transmise par la direction assure toutefois qu’il a été remédié à ces difficultés.

Or la chambre de l’instruction fait la distinction entre difficultés structurelles et difficultés conjoncturelles. Si les premières peuvent être de nature à caractériser le dysfonctionnement extérieur au service public de la justice, les secondes, parce que simplement passagères, ne sauraient constituer la cause insurmontable et irrésistible attendue.

Reprenant les caractères de la force majeure, cette formule limite les hypothèses dans lesquelles un dysfonctionnement justifierait l’absence de diligences. En creux, les juges d’appel indiquent que le dysfonctionnement extérieur au service public de la justice, pour être reconnu, doit totalement échapper au contrôle de ce même service public. Il faut saluer cette position, qui rappelle l’importance du droit d’appel.

II. Le droit d’appel préservé

A. L’absence d’effet purgatif des demandes de mise en liberté ultérieures

Au soutien de la mise en liberté d’office du mis en examen, la chambre de l’instruction rappelle qu’en dépit de la non-transmission de l’appel formé le 31 mars, elle a été plusieurs fois saisie. Cependant, il est précisé que les saisines ultérieures « ont porté sur d’autres actes de procédure ».

Ainsi, il importe peu que le mis en examen ait pu faire valoir certains de ses arguments devant la cour d’appel si l’appel formé n’a quant à lui jamais pu être examiné. Les saisines ultérieures ne suffisent pas à effacer la gravité de la non-transmission de l’acte d’appel.

Le droit d’appel s’en trouve ainsi préservé. L’appel du mis en examen, qui était alors détenu, doit se soumettre à certaines conditions de recevabilité. Il n’est donc pas illogique que l’administration pénitentiaire soit elle-même soumise à une certaine exigence.

B. La non-transmission de l’acte d’appel, une perte de chance ?

Finalement, cette absence de transmission ne doit-elle pas s’analyser en une perte de chance pour le mis en examen de bénéficier d’un débat contradictoire pour contester une mesure particulière restrictive de liberté ? Dans l’arrêt du 10 juillet précédemment évoqué, la visioconférence avait dû être remplacée par la conférence téléphonique. Or la chambre de l’instruction avait relevé « qu’au lieu de statuer sans débat contradictoire, il [le juge des libertés et de la détention] a utilisé les moyens à sa disposition pour respecter les droits de la défense ».

Les juges d’appel se conforment à l’esprit de la mesure de placement en détention provisoire, qui ne doit être ordonnée qu’à titre subsidiaire. Si le placement en détention provisoire du mis en examen par le juge des libertés et de la détention n’apparaissait pas dénué de fondement, tant au regard des faits que de la personnalité de celui-ci, son droit de le contester s’impose face au risque de trouble à l’ordre public.

Une nouvelle fois, la chambre de l’instruction rompt avec la tendance à la dérogation qui a touché la procédure pénale depuis le début de la crise sanitaire.

Par Angéline Coste

Un risque de réitération majeur pour un mis en examen mineur

Mots-clés : minorité, détention provisoire, mise en examen

♦ CA Lyon, CHINS, 20 avril 2021

Alors qu’une série de vols d’accessoires automobiles se commettait dans le Rhône, les investigations menaient les enquêteurs jusqu’à un individu mineur, qui avait été aperçu au volant du véhicule utilisé pour commettre ces vols. Il était interpelé le 29 mars 2021 et était mis en examen pour une série d’infractions : dégradation ou détérioration volontaire d’un bien destiné à l’utilité publique, prise du nom d’un tiers, conduite sans assurance et sans permis de conduire, vols aggravés, association de malfaiteurs et refus de remettre aux autorités judiciaires ou de mettre en œuvre la convention de déchiffrement d’un moyen de cryptologie. Toutefois, il n’admettait son implication que pour les infractions de conduite sans permis et sans assurance et de prise du nom d’un tiers.

Le 31 mars 2021, le juge des libertés et de la détention rendait une ordonnance de placement en détention provisoire. Le 6 avril 2021, il était fait appel de cette ordonnance.

Selon le mineur et son conseil, les démarches réalisées pour entamer une formation professionnelle et l’existence d’un soutien maternel rendent le placement en détention provisoire superflu, un placement sous contrôle judiciaire suffisant à satisfaire l’un des objectifs cités à l’article 144 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9485IEZ.

Dans un arrêt en date du 15 avril 2021, la chambre de l’instruction confirme l’ordonnance de placement en détention provisoire litigieuse.

La confirmation de l’ordonnance est motivée par le risque de réitération des faits, qualifié de « majeur » par les juges d’appel (I). En creux, la chambre de l’instruction transpose sans surprise au mineur le raisonnement adopté pour les majeurs, rappelant à ce titre que le mis en examen est proche de la majorité (II).

I. Le placement en détention provisoire justifié par un risque de réitération élevé

La gravité du risque de réitération des faits est évaluée au regard des mesures d’avertissement dont a bénéficié le mis en examen, mais qui ont toutes échoué. En effet, l’arrêt nous apprend que le mineur a déjà bénéficié d’une certaine mansuétude judiciaire. Son casier judiciaire comporte deux mentions, pour des faits très similaires à ceux de la présente procédure, et les décisions de condamnation ont toujours fait primer la fonction protectrice du droit pénal des mineurs. Du reste, le 25 janvier 2021, le juge des enfants acceptait par exemple de ne pas révoquer son sursis avec mise à l’épreuve afin de ne pas décourager tout effort de réinsertion. Or cette décision de faveur se trouve précisément être concomitante avec les faits qui justifient sa mise en examen. À propos de ces faits, la chambre de l’instruction n’oublie pas de rappeler que peuvent en l’espèce être constatés des indices graves qui rendent plausible l’implication du mineur, comme l’exige avec constance la chambre criminelle (Cass. crim., 14 octobre 2020, n° 20-82.961, FS-P+B+I N° Lexbase : A50093XS ; Cass. crim., 27 janvier 2021, n° 20-85.990, publié au bulletin N° Lexbase : A65064DC).

Plus encore, le risque de réitération se trouve renforcé par l’absence de cadre éducatif suffisamment ferme pour contenir les velléités délinquantes du mineur. Premièrement, il est relevé que la mère du mis en examen rencontre une difficulté évidente à instaurer des limites à son fils. L’Unité éducative en milieu ouvert (UEMO) indique dans son rapport que malgré les efforts de la communauté éducative pour remobiliser celui-ci, il adopte un mode de vie peu propice à la réinsertion. D’ailleurs, le projet éducatif est qualifié par les juges d’appel de « peu abouti ». S’il est rappelé que le mis en examen n’a pas été scolarisé depuis la classe de 3e, un projet dans le domaine de la mécanique est évoqué. Cependant, cela ne semble pas faire oublier aux juges l’absence de mobilisation et le refus de saisir les nombreuses mains tendues. L’âge déjà avancé de l’individu mineur conforte le déclenchement du courroux judiciaire.

II. L’opportunité du placement en détention provisoire confirmée par l’âge avancé du mineur

La chambre de l’instruction précise que le mis en examen est certes mineur mais qu’il est « proche de la majorité ». À ce titre, l’arrêt commenté justifie la confirmation de l’ordonnance de placement en détention provisoire par l’absence de solution alternative garantissant les objectifs de l’article 144 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L9485IEZ. Or l’article 11 de l’ordonnance n° 45-174, du 2 février 1945 N° Lexbase : L4662AGR fait de la mesure de placement en détention provisoire une solution indispensable et de dernier recours sans faire expressément référence aux objectifs de l’article 144, applicable en droit pénal des majeurs. Toutefois, une telle solution a quelque chose de visionnaire si l’on en croit les termes de l’article L. 334-2 du Code de justice pénale des mineurs N° Lexbase : L2877L83 qui fait lui-même référence à l’article 144 du Code de procédure pénale. Il indique que la détention provisoire d’un mineur doit constituer l’unique moyen de parvenir à l’un des objectifs mentionnés à l’article 144. Ces objectifs ne doivent pouvoir être atteints autrement, ni par une mesure de contrôle judiciaire ni par une assignation à résidence sous surveillance électronique. Sur le principe, la solution retenue est donc tout à fait cohérente avec l’esprit du droit pénal des mineurs actuel. Il est permis d’affirmer, tant au regard de la nature des infractions qui justifient la mise en examen que du discours tenu en garde à vue, que le mineur semble avoir fait siennes les habitudes de la délinquance.

Il est néanmoins indiqué que ses auditions « attestent par ailleurs de l’absence de prise de conscience de la dérive délinquante chez ce jeune, proche de la majorité, qui adopte les codes de comportement propices à une concertation frauduleuse ». On ne peut que relever une certaine ambivalence dans cette déclaration. Le mis en examen est-il un jeune qui peine à saisir que les foudres du droit pénal risquent de s’abattre sur lui ou un délinquant, majeur en puissance, capable de s’approprier les subtilités et rouages de la délinquance organisée ? Il semble que l’arrêt commenté révèle toute la difficulté du droit pénal à saisir efficacement les comportements des individus qui se situent entre deux âges.

Par Angéline Coste

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Responsabilité

[Chronique] Droit de la responsabilité et assurances (février – mars 2021)

Lecture: 14 min

N2364BZL

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par Pierrick Maimone - Doctorant, Équipe de recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

Responsabilité du fait des produits défectueux et recours subrogatoire

Mots-clés : produit défectueux, recours subrogatoire

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 23 février 2021, n° 19/00626 N° Lexbase : A91214HB 

À la suite d’une surtension électrique, une société voit certaines de ses installations endommagées et saisit son assureur pour être indemnisée. Un rapport d’expertise est réalisé entre les différents protagonistes s’agissant de l’enchaînement des faits et de l’évaluation des dommages. Des suites de ce rapport, l’assureur indemnise pour partie la société victime et, convaincu par un second rapport que la responsabilité civile du fait des produits défectueux de la société ENEDIS peut être engagée, entame des démarches auprès de cette dernière et de son courtier pour obtenir le remboursement de l’indemnité versée à l’assuré et le paiement d’une somme permettant à celui-ci d’obtenir l’indemnisation des préjudices non couverts. Faute d’accord amiable, l’assureur, subrogé dans les droits de la victime, saisit le tribunal de grande instance de Bourg-en-Bresse. Ce dernier, par un jugement en date du 13 décembre 2018, condamne la société ENEDIS à payer à l’assureur l’intégralité des sommes demandées. Dès lors, le défendeur interjette appel en demandant à ce que l’intégralité du jugement soit censurée en ce que les conditions de mise en œuvre de la subrogation légale ne seraient pas réunies et qu’il ne pourrait pas être assimilé à un fabricant au sens de l’article 1245-5 du Code civil N° Lexbase : L0625KZ8. Toutefois, les juges d’appel, non convaincus par ces arguments, confirment le jugement.

Du recours subrogatoire de l’assureur. L’assureur est subrogé dans les droits et actions de son assuré contre le tiers responsable du dommage jusqu’à hauteur du montant de l’indemnité versée (C. assur., art. L. 121-12 N° Lexbase : L0088AAI). Ici, seule l’une des conditions est débattue. En effet, pour que la subrogation légale puisse être mise en œuvre, la jurisprudence affirme régulièrement qu’il est nécessaire que soit faite la preuve du paiement préalable de l’indemnité à l’assuré (Cass. civ. 2, 21 mai 2015, n° 14-14.812, F-P+B N° Lexbase : A5384NIA) et que l’assureur doit être tenu de la verser en application de la garantie (Cass. com., 16 juin 2009, n° 07-16.480), ce qui implique que le contrat soit communiqué. Reprenant ces conditions, la cour d’appel, relevant que la quittance de paiement de l’indemnité, que les conditions particulières de la garantie ont été fournies à l’appui des prétentions du demandeur et que l’indemnité a bien été versée en application de celle-ci, ne pouvait que conclure à la recevabilité du recours subrogatoire.

De la responsabilité du fait des produits défectueux. L’électricité étant un produit au sens de la loi (C. civ., art. 1245-2 N° Lexbase : L0622KZ3) et l’imputabilité des dommages à celle-ci étant caractérisée aux termes de l’expertise réalisée contradictoirement, seules la défectuosité du produit et la qualité de producteur pouvaient être discutées. S’agissant de la première, dès lors qu’il est régulièrement admis qu’une surtension électrique peut être considérée comme une carence dans la sécurité à laquelle une personne peut légitimement s’attendre (v. en ce sens : CA Versailles, 12e ch., 9 octobre 2018, n° 17/056791 N° Lexbase : A6371YEP ; CA Paris, 2-5, 16 mai 2017, n° 15/13734 N° Lexbase : A7344WEQ), les juges d’appel lyonnais confirment le caractère défectueux de l’électricité fournie et déduisent le lien de causalité entre la défectuosité de l’électricité et les dommages subis du lien d’imputabilité déjà établi. S’agissant de la seconde, la cour d’appel ne répond pas clairement aux prétentions de l’appelant. Néanmoins, est producteur tout fabricant d’une partie composante du produit (C. civ., art. 1245-5 N° Lexbase : L0625KZ8). Dès lors, ENEDIS peut être logiquement considéré comme producteur, car, en tant que distributeur d’électricité, il procède à des modifications de puissance, de fréquence et de tension de celle-ci et participe donc à sa fabrication en la transformant pour utilisation (v. en ce sens : CA Versailles, 12e ch., 9 octobre 2018, n° 17/056791 N° Lexbase : A6371YEP). Les conditions de la responsabilité du fait des produits défectueux étant réunies, et ENEDIS ayant été considérée comme producteur, la cour d’appel confirme le montant des sommes que celle-ci devra verser.

Le contentieux du vaccin contre l’hépatite B à l’aune des mesures d’instruction de l’article 145 du Code de procédure civile

Mots-clés : causalité, mesure d’instruction, motif légitime, prescription, produits défectueux

♦ CA Lyon, 8e ch., 16 mars 2021, n° 20/01812 N° Lexbase : A10424L8

Par un arrêt en date du 16 mars 2021 N° Lexbase : A10424L8, la cour d’appel de Lyon se prononce sur la question de la légitimité d’une demande de prononcé d’une mesure d’instruction, dans le cadre du contentieux du vaccin contre l’hépatite B.

En l’espèce, un homme s’était vu inoculer, en 1995, le vaccin contre l’hépatite B produit par la société Sanofi Pasteur. En 2001, et à la suite de l’apparition de symptômes, le diagnostic tombe : il souffre de la sclérose en plaques. Cependant, ce n’est qu’en 2019, que ce dernier, et d’autres membres de sa famille, saisissent le juge des référés afin qu’une expertise médicale soit réalisée dans l’objectif de voir si un lien peut être établi entre l’inoculation du vaccin et le développement de la maladie et afin d’évaluer les préjudices qui en découlent. En première instance, le juge des référés déboute les demandeurs de leurs prétentions tendant à ce qu’une mesure d’instruction consistant en une expertise aux fins d’établissement des preuves avant tout procès au fond soit réalisée (CPC, art. 145 N° Lexbase : L1497H49 ; Cass. civ. 3, 10 décembre 1980, n° 79-11.035, publié au bulletin N° Lexbase : A9750CG9).

En effet, le président du tribunal judiciaire de Lyon, dans une ordonnance du 4 février 2020, évaluant le caractère légitime de la demande, estime que, bien que l’action au fond ne soit manifestement pas prescrite, le lien de causalité entre le vaccin et l’apparition de la maladie n’est pas suffisamment plausible pour que l’action au fond ait des chances d’aboutir. Dès lors, la demande est rejetée pour absence de motif légitime, lequel constitue l’une des trois conditions de mise en œuvre de l’article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49.

Les demandeurs interjettent appel de cette décision pour que soit confirmé le fait que l’action au fond n’est manifestement pas prescrite mais que soit infirmé le fait que la causalité n’est pas suffisamment plausible, alors même que les éléments fournis à l’appui de la demande de prononcé d’une expertise, au premier rang desquels la proximité temporelle entre la vaccination et l’apparition des symptômes, permettent de caractériser des présomptions du fait de l’homme de nature à établir un tel lien. Ils estiment également que, à tout le moins, ce ne serait pas au juge des référés de se prononcer sur l’appréciation de la vigueur du lien de causalité en ce qu’il s’agit d’une condition de fond et que l’expertise a pour objectif, notamment, d’établir son existence. Ainsi, il serait contradictoire d’examiner le motif légitime de la demande d’instruction à l’aune de ce que cette dernière doit établir.

L’argumentation des demandeurs ne convainc pas la cour d’appel de Lyon qui confirme la décision dans son intégralité. En ce sens, pour examiner le motif légitime qui relève du pouvoir souverain des juges (Cass.  civ. 2, 14 mars 1984, n° 82-16.076, publié au bulletin N° Lexbase : A4142CHU), et qui consiste à voir si l’action au fond susceptible d’être ultérieurement engagée n’est pas manifestement irrecevable ou vouée à l’échec (Cass. civ. 1, 29 avril 1985, n° 84-10.401, publié au bulletin N° Lexbase : A2924AAK), les juges d’appel examinent la question de la prescription de l’action au fond et celle de la vraisemblance du lien de causalité.

I. La prescription de l’action à l’aune des mesures d’instruction

L’examen de la prescription de l’action eu égard à la caractérisation du motif légitime de la mesure d’instruction n’est pas unanimement admis en jurisprudence (v. pour un refus d’examen de la prescription : Cass. com., 13 mai 2003, n° 01-10.955, FS-P N° Lexbase : A0173B7K ; v. pour un examen de la prescription : CA Bordeaux, 5e ch., 12 décembre 2006, n° 05/00330 N° Lexbase : A3874D4A).

Or, la question de la prescription est majeure en raison des différents délais en jeu. S’agissant de celui issu du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux, l’action au fond est prescrite dans les trois ans à compter du jour où le demandeur a eu, ou aurait dû, avoir connaissance du dommage (C. civ., art. 1386-17 N° Lexbase : L1510ABK devenu art. 1245-16 N° Lexbase : L0636KZL ; Directive n° 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres, art. 10, 1 N° Lexbase : L9620AUT), sans que la consolidation du dommage ne soit prise en compte dans l’écoulement du délai. Or, la directive mettant en place le régime de responsabilité du fait des produits défectueux n’ayant pas été transposée dans les délais, se pose la question de son application, dès lors qu’en l’espèce, sa transposition est intervenue postérieurement à la connaissance du dommage. Dans ce cadre, et de façon constante, la Cour de justice de l’Union européenne, ainsi que le Conseil d’État, ne font que reconnaître un « effet direct vertical des directives [non transposées] dans un sens “ascendant” » (D. Simon, « Directive », Rép. droit européen, 2018, spéc. pt. 99 ; v. par ex. : CJCE, 26 février 1986, aff. n° 152/84, M. H. Marshall c/ Southampton and South-West Hampshire Area Health Authority (Teaching) N° Lexbase : A7241AHN ; CE sect., 23 juin 1995, req. n° 149226 N° Lexbase : A4661ANX). Cela implique qu’une directive non transposée ne bénéficie d’aucun effet direct horizontal, en témoigne la non-application, par les juridictions, de la directive en cause pour tous les faits intervenus avant sa transposition (P. Jourdain, Les sources communautaires du droit français de la responsabilité civile, in Le renouvellement des sources du droit des obligations, dir. Association Henri Capitant, LGDJ, 1997, p. 36).

Par conséquent, et comme l’a fait la cour d’appel, seul le délai de prescription de droit commun peut être retenu, soit dix ans à partir de la date de consolidation du dommage, dès lors que l’action au fond fondée sur la responsabilité civile tend à la réparation des préjudices issus d’un dommage corporel (C. civ., art. 2226 N° Lexbase : L7212IAD ; créé par la loi n° 2008-561, du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile N° Lexbase : L9102H3I, qui prévoit en son article 16, II N° Lexbase : Z14289IB que, s’agissant de la réduction des délais de prescription, les nouvelles dispositions sont d’application immédiate). Ainsi, et dans la mesure où la sclérose en plaques est une maladie en constante évolution, l’action au fond n’est manifestement pas prescrite dès lors que le dommage n’est pas encore définitivement consolidé.

II. Le lien de causalité à l’aune des mesures d’instruction

Le second point que l’arrêt d’appel évalue, eu égard à la caractérisation du motif légitime, est la vraisemblance manifeste du lien de causalité. En effet, « cette exigence de causalité a concentré jusqu’à aujourd’hui les principales difficultés d’application de la responsabilité du fait des produits, notamment dans le domaine où celle-ci s’est principalement déployée, celui des effets secondaires des produits de santé » (S. Porchy-Simon, La Cour de cassation confirme la responsabilité de Monsanto dans l’intoxication au Lasso d’un agriculteur, Droit de l’environnement, 2020, n° 295, p. 388). Dès lors, cette exigence de causalité, dans ce contentieux particulier, est susceptible de vouer l’action au fond à l’échec.

Si, dorénavant, les juridictions nationales et européennes admettent que la preuve du lien de causalité peut être rapportée par la mobilisation de présomptions du fait de l’homme, en se fondant notamment sur des considérations temporelles (v. notamment : CJUE, 21 juin 2017, aff.  C-621/15, N. W N° Lexbase : A1281WKN ; Cass. civ. 1, 18 octobre 2017, n° 14-18.118, FS-P+B+I N° Lexbase : A0213WWS), il n’en demeure pas moins que les juges français, et notamment ceux de la cour d’appel de Paris (O. Gout, Responsabilité civile : novembre 2016 – novembre 2017 , D. 2018, p. 35), sont réticents à admettre le lien de causalité entre le dommage et le produit défectueux (Cass. civ. 1, 18 octobre 2017, n° 14-18.118, FS-P+B+I N° Lexbase : A0213WWS). En effet, bien que certaines études scientifiques démontrent que le lien d’imputabilité entre le produit et l’apparition de la maladie est inexistant, il n’y a aucun consensus en la matière, et, même s’il existe une distinction entre les causalités juridique et scientifique, les juges ont encore des réticences à accorder une « indemnisation systématique » (S. Porchy-Simon, Préjudice et lien de causalité dans le droit français de la responsabilité, in Regards franco-brésiliens sur l’évolution du droit des obligations – Le juge et le contrat – L’objectivisation de la responsabilité civile, sous la coord. d’O. Gout, Éd. Universitaires européennes, 2017, p. 208), en ce qu’ils sont attachés à ce que le demandeur prouve la causalité scientifique (M. Bacache, Le lien de causalité et le projet de réforme de la responsabilité civile, in Comparaison de la réforme du droit français de la responsabilité civile avec le nouveau Code civil roumain, dir. P. Jourdain et M. Bacache, IRJS, 2018, p. 99), dans l’objectif que leur décision ait une plus grande légitimité.

Dans ce contexte, la cour d’appel considère que les éléments fournis à la demande ne sont pas suffisants pour justifier de l’existence d’un lien de causalité plausible, ou même de l’existence de présomptions du fait de l’homme suffisamment pertinentes pour l’établir. En ce sens, les juges relèvent que seul un document médical atteste, rétroactivement, de l’apparition de symptômes en 1998 et que ce sont surtout des attestations réalisées par des proches qui sont produites. Ainsi, l’intensité des preuves n’est pas suffisante, d’autant plus qu’aucun consensus médical n’existe en la matière. Cependant, un tel raisonnement peut être discuté. En effet, le référé probatoire de l’article 145 du code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49 a pour objectif l’établissement de preuves pour une future action au fond et possède donc une « finalité éminemment probatoire » (G. Chabot, « Remarques sur la finalité probatoire de l’article 145 du nouveau code de procédure civile », D. 2000, p. 256, spéc. pt. 1). Or, s’attarder autant sur une condition de fond qu’est la causalité pour caractériser la légitimité de la mesure d’instruction, alors même que l’expertise demandée tend, en partie, à ce que ces liens de causalité et d’imputation soient examinés, semble être contradictoire avec cette finalité. On peut ainsi constater toute l’ambigüité de cet article (ibid., spéc. pt. 14).

Bien que cet arrêt rejette la demande d’expertise pour défaut de motif légitime lié au fait que les éléments de preuve ne peuvent caractériser un lien de causalité suffisamment plausible, les décisions de justice prises en référé n’ont pas autorité de chose jugée au principal (CPC, art. 488 N° Lexbase : L6602H7N). Les demandeurs sont donc libres d’intenter une action au fond sur le fondement de la responsabilité civile du fait des produits défectueux.

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Responsabilité médicale

[Chronique] Droit de la responsabilité civile et assurances

Lecture: 13 min

N4418BZN

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par Pierrick Maimone, Doctorant, Équipe de recherche Louis Josserand

Le 17 Février 2023

Rappels sur la responsabilité médicale des médecins libéraux 

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. A, 16 juin 2022, n° 19/03472 N° Lexbase : A625078Y

Mots-clés : responsabilité médicale • faute de diagnostic • médecin libéral

Par un arrêt du 16 juin 2022, la cour d’appel de Lyon vient rappeler la nécessité de prouver la faute du professionnel de santé, dans le cadre de sa responsabilité médicale.

En l’espèce, en 2012, une personne contacte SOS Médecins, pour obtenir une visite médicale à son domicile. Le médecin ne diagnostique aucune difficulté de santé grave et ne prescrit donc qu’un traitement des symptômes et une radiographie. Quelques heures après sa venue, un voisin contacte le SAMU pour prendre en charge cette personne. Le diagnostic tombe alors : elle fait un accident vasculaire cérébral. Elle assigne donc en justice le médecin, sur le fondement de sa responsabilité médicale, eu égard à la faute de diagnostic qu’il aurait commise, et qui lui aurait causé un certain nombre de préjudices.

Par un jugement en date du 18 mars 2019, le tribunal de grande instance de Lyon déboute la demanderesse, ainsi que la CPAM, citée à l’instance en ce qu’elle lui a versé certaines prestations, de l’ensemble de leurs demandes. Un appel est donc interjeté. Préalablement à la décision d’appel, la Commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux est saisie. Après la réception de deux expertises, elle conclut en le nécessaire engagement de la responsabilité médicale du praticien et recommande la réparation d’un préjudice de perte de chance de 25 %. S’appuyant sur cet avis, la demanderesse souhaite que le jugement soit réformé, afin d’obtenir l’indemnisation de 25 % des préjudices allégués, sur le fondement de la faute de diagnostic du médecin, découlant de l’absence de réalisation des actes conformes aux données de la médecine, qui lui aurait fait donc perdre une partie de la chance d’éviter les préjudices subis. La CPAM reprend le raisonnement de la demanderesse et exige, ainsi, le remboursement des prestations versées par elle à cette dernière. Logiquement, le défendeur demande que toutes les prétentions soient rejetées et que le jugement soit confirmé. Pour confirmer la décision de première instance, la cour d’appel vient rappeler que si un médecin libéral peut se voir reprocher une faute de diagnostic, encore faut-il que le demandeur arrive à établir son existence.

La faute de diagnostic fait partie des faits générateurs de la responsabilité médicale, telle que prévue à l’article L. 1142-1, alinéa 1er, du Code de la santé publique N° Lexbase : L1910IEH. En effet, ce dernier précise que, en tant que fondement de ce régime de responsabilité, elle est notamment liée aux « actes individuels […] de diagnostic ». Dans ce cadre, et comme le rappelle la cour d’appel, il faut distinguer l’erreur de la faute de diagnostic (sur cette distinction, v. par exemple : Y. Lambert-Faivre, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, Paris, Dalloz, coll. Précis, 2022, 9e éd., n° 696). En effet, la seconde ne résulte pas du non-diagnostic de la maladie, ce qui créerait une forme d’automaticité de la responsabilité médicale, mais de la violation des obligations incombant au médecin. Ainsi, la cour d’appel mobilise l’article R. 4127-33 du Code de la santé publique N° Lexbase : L8271GTI qui fixe plusieurs critères pour permettre sa caractérisation, en ce que le médecin est tenu de réaliser ce diagnostic « avec le plus grand soin, en y consacrant le temps nécessaire, en s’aidant dans toute la mesure du possible des méthodes scientifiques les mieux adaptées et, s’il y a lieu, de concours appropriés ». En conséquence, le professionnel de santé n’est, s’agissant du diagnostic, que tenu d’un devoir de moyens (Y. Lambert-Faivre, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, op. cit., n° 696). Cela permet alors d’écarter un certain nombre de situations dans lesquelles, bien que le bon diagnostic n’ait pas été posé, cela n’est en rien fautif, eu égard au respect, par le professionnel, des exigences de la médecine (en ce sens, v. CE, 4e-5e s.-sect. réunies, 11 juillet 2008, n° 278279, Centre hospitalier de Bourges N° Lexbase : A6037D9H ; CE, 9 décembre 2009, 4e-5e s.-sect. réunies, n° 308914, Beau N° Lexbase : A4289EPK ; Cass. civ. 1, 3 avril 2007, n° 05-10.515, F-D N° Lexbase : A8931DUC ; Cass. civ. 1, 17 juin 2015, n° 14-19.725, F-D N° Lexbase : A5262NLH).

La cour d’appel, suivant en cela les principes de la procédure civile (CPC, art. 9 N° Lexbase : L1123H4D), réaffirme que le demandeur doit établir la preuve des trois conditions de la responsabilité médicale que sont la faute, le préjudice et le lien de causalité. Si, en principe, « la preuve peut être apportée par tout moyen » (C. civ., art. 1358 N° Lexbase : L1008KZD), encore faut-il que ces moyens emportent la conviction du juge quant à la réalité des faits avancés. Or elle constate que la demanderesse ne parvient pas à démontrer la faute de diagnostic du médecin. Tout d’abord, elle relève une certaine incohérence dans ses propos, eu égard aux nombreuses évolutions des versions du déroulement des faits. Ensuite, il est décrit qu’elle n’avait pas transmis, avec suffisamment de complétude, les informations tenant à ses opérations chirurgicales antérieures. En sus, le premier rapport d’expertise, constatant la faute du praticien, est critiqué, en ce qu’il se fonde sur une recommandation de 2019, de la Haute autorité de santé, pour justifier l’existence de la faute, alors même que les faits se sont déroulés en 2012. Enfin, le second rapport d’expertise mobilisé, malgré les reproches non prouvés de la demanderesse tenant à sa partialité, retient que les premiers symptômes constatés lors de la visite du médecin ne permettaient pas, à eux seuls, et eu égard au caractère évolutif d’un AVC, de le constater. Ainsi, face à toutes ces lacunes et ces divergences, entre les experts et les versions du déroulement des faits, la demanderesse n’a, pour la cour, pas démontré la réalité de la faute du praticien qui, bien qu’il ait commis une erreur, ne peut donc pas voir sa responsabilité engagée. En effet, la charge de la preuve reposant sur le demandeur, le risque subséquent lui incombe également et, en l’absence d’établissement de la réalité d’une faute de diagnostic, la demanderesse ne pouvait pas obtenir l’indemnisation de ses préjudices, sur le fondement de la responsabilité médicale du professionnel de santé l’ayant occultée.

Si ce régime de responsabilité a été construit dans le souci de mieux protéger les victimes, il demeure que ce courant ne conduit pas à les soustraire à certaines des exigences probatoires classiques.

Par Pierrick Maimone

Rappels sur la responsabilité médicale des chirurgiens-dentistes

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. A, 23 juin 2022, n° 20/03619 N° Lexbase : A625078Y

Mots-clés : responsabilité médicale • devoir d’information • chirurgien-dentiste

Par un arrêt du 23 juin 2022, la cour d’appel de Lyon vient formuler quelques rappels sur les conditions de la responsabilité médicale d’un chirurgien-dentiste.

En 2015, une personne vient en consulter un, en raison d’un problème à une dent. Celui-ci réalise alors les premiers soins nécessaires, dans l’attente de la pose d’une couronne. Cependant, face aux coûts envisagés chez ce premier praticien, la victime décida de se rendre chez d’autres spécialistes, pour procéder à la finalisation du traitement. Lors de ces nouvelles consultations, les dentistes constatent qu’un morceau de l’instrument, utilisé lors du soin initial, est resté logé dans la dent, ce qui a aggravé la fracture de sa racine, exigeant son extraction et la pose d’un implant. La victime se tourne alors vers son assureur, lequel mandate un expert aux fins d’établir les faits. Des suites du dépôt du rapport, elle assigne le premier chirurgien-dentiste, ainsi que son assureur, pour obtenir l’indemnisation des préjudices résultant du traitement de sa dent, sur le fondement de la responsabilité médicale.

Par un jugement en date du 15 juin 2020, le tribunal judiciaire de Lyon décide que si l’indemnisation du préjudice ne peut être accordée que sur le fondement du manquement du chirurgien-dentiste à son devoir d’information. Ainsi, les juges de première instance accordent 1 000 euros de dommages et intérêts à la victime. Non satisfaite de ce jugement, la victime interjette appel, afin que le montant de l’indemnisation soit revu à la hausse. En effet, elle estime qu’il existe bien, contrairement à ce que le tribunal a décidé, un lien de causalité entre la faute du praticien dans l’exécution des actes de soin et les préjudices allégués. Subsidiairement, elle demande que le jugement de première instance soit confirmé, quant à l’indemnisation sur le fondement du manquement au devoir d’information du praticien. Quant au défendeur, il souhaite, logiquement, que cette décision soit infirmée. Pour ce faire, il avance qu’il n’existe pas de lien de causalité entre les actes de soins réalisés et les préjudices allégués et que, s’agissant du manquement à son devoir d’information, la victime n’établit pas, avec suffisamment de rigueur, les préjudices en résultant. Or la cour d’appel vient confirmer le jugement de première instance, tant relativement au manquement aux exigences de la médecine qu’eu égard à celui au devoir d’information. Néanmoins, s’agissant du premier fondement, les juges d’appel ne précisent pas, avec suffisamment de clarté, que l’indemnisation est exclue eu égard à l’absence de lien de causalité.

Dans un premier temps, la cour d’appel lyonnaise rappelle que selon le premier alinéa de l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique N° Lexbase : L1910IEH, instaurant un régime de responsabilité médicale, « hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les professionnels de santé […] ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute ». Les chirurgiens-dentistes relavant du champ d’application de cet article (Cass. civ. 1, 13 juillet 2016, n° 15-19.871, F-D N° Lexbase : A2051RXA), il est alors nécessaire, pour établir leur responsabilité médicale, de démontrer notamment l’existence d’une faute. Dès lors, la cour s’intéresse à celles liées à l’exécution d’un soin, en rappelant une position classique de la Cour de cassation, selon laquelle la maladresse chirurgicale est susceptible de caractériser une faute, au sens de la responsabilité médicale (par exemple, v. Cass. civ. 1, 23 mai 2000, Bull. civ., n° 134 et 135 ; Cass. civ. 1, 27 novembre 2019, n° 18-24.906, F-D N° Lexbase : A3600Z44). Logiquement donc, la cour d’appel réaffirme que ces professionnels de santé sont soumis au devoir de n’entraîner aucune lésion, sans rapport avec l’intervention chirurgicale, ou aucune aggravation de l’état de santé du patient, par la réalisation d’actes maladroits. Mais, rappelant que la charge de la preuve incombe au demandeur (CPC, art. 9 N° Lexbase : L1123H4D), et mobilisant le rapport d’expertise judiciaire, la cour constate qu’une maladresse a bien été commise, dès lors que le chirurgien-dentiste n’a pas retiré la partie fracturée de l’instrument chirurgical utilisé, qui s’était logée dans la dent de la victime. Pour autant, encore fallait-il qu’elle établisse le lien de causalité entre ce manquement et les préjudices allégués. Or elle n’apporte pas d’éléments suffisants permettant de contredire le rapport d’expertise établissant que ce n’est pas la maladresse du praticien qui a nécessité l’extraction de la dent, mais bien, d’une part, l’état antérieur de sa dentition et, d’autre part, le retard dans les consultations odontologiques. Il s’agit, là encore, d’une position classique de la jurisprudence (par exemple, v. Cass. civ. 2, 24 janvier 2002, n° 00-10.650, inédit N° Lexbase : A8407AXN). Par conséquent, faute de preuve suffisante, la responsabilité médicale du praticien n’a pas pu être engagée sur ce premier fondement.

Dans un second temps, et selon l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique N° Lexbase : L4848LWH, la cour d’appel vient ensuite rappeler l’existence d’un devoir d’information, dont le manquement entraîne la caractérisation d’une faute « contre la conscience médicale » (Y. Lambert-Faivre, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, Paris, Dalloz, coll. Précis, 2022, 9e éd., n° 694, spéc. p. 648). La cour affirme alors qu’il implique la communication d’un certain nombre de données quant aux « risques fréquents ou graves normalement prévisibles » (CSP, art. L. 1111-2, I N° Lexbase : L4848LWH), pendant et après l’intervention. Également, le fait que la concrétisation d’un risque ne soit liée qu’à une maladresse chirurgicale ne suffit pas, à lui seul, à conclure à l’absence de manquement au devoir d’information (CE, 5e-6e ch. réunies, 11 mai 2022, n° 439623, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A83067WK, consid. 6). Enfin, si la preuve de la transmission des informations est libre, elle incombe au professionnel de santé (CSP, art. L. 1111-2, IV, al. 2 N° Lexbase : L4848LWH). En conséquence, les juges d’appel, constatant, par le truchement du rapport d’expertise, non contredit par le défendeur, que, des suites de l’intervention chirurgicale, le praticien avait observé, sur un cliché radiographique, la présence d’une partie de l’instrument dans la dent de la victime, sans qu’il ne l’ait informée du risque, avant l’opération, ou après le constat effectué, constituait un manquement au devoir d’information. Ne pouvant pas réparer le préjudice de perte de chance d’éviter le dommage, eu égard à l’absence de lien de causalité entre, d’une part, le rôle du médecin et, d’autre part, le dommage subi duquel découle cette perte de chance, la cour d’appel a donc accepté la réparation du préjudice moral d’impréparation. En effet, il est admis, tant dans l’ordre judiciaire (Cass. civ. 1, 25 janvier 2017) qu’administratif (CE, 4e-5e ch. réunies, 16 juin 2016, n° 382479, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3530RTW), qu’un demandeur peut obtenir sa réparation, et qu’il est entendu comme celui lié aux « troubles qu’il a pu subir du fait qu’il n’a pas pu se préparer à [une] éventualité, notamment en prenant certaines dispositions personnelles » (CE, 4e-5e s.-sect. réunies, 10 octobre 2012, n° 350426, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2702IUM, consid. 5), préjudice causé donc par un manquement au devoir d’information.

Cet arrêt rappelle que, malgré les obstacles attachés à la preuve du lien de causalité dans le cadre d’une faute liée à l’exécution des actes de soin, le manquement au devoir d’information et le préjudice d’impréparation constituent des éléments permettant de les surmonter.

Par Pierrick Maimone

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Sociétés

[Chronique] Droit des sociétés

Lecture: 12 min

N4419BZP

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par Quentin Némoz-Rajot, Maître de conférences, Centre de droit de l’entreprise, Équipe de recherche Louis Josserand

Le 17 Février 2023

Le difficile recours au dol en présence d’une garantie de passif

♦ CA, Lyon, 3e ch. A, 21 janvier 2021, n° 18/08219 N° Lexbase : A21534D4

Mots-clés : cession • dol • garantie de passif

La remise en cause d’un contrat sur le fondement des vices du consentement n’est jamais tâche aisée, qui plus est lorsqu’il s’agit d’une cession de titres. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon en date du 21 janvier 2021 l’illustre parfaitement en matière de dol.

En l’espèce, la cession des parts sociales d’une SARL ayant pour objet principal l’exploitation d’un fonds de commerce de bar, restauration et discothèque fut conclue fin 2015 pour 20 000 euros, soit antérieurement à la réforme du droit des obligations issue de l’ordonnance n° 2016-131, du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations N° Lexbase : L4857KYK. L’acte de cession prévoyait une garantie de passif plafonnée à 8 000 euros (correspondant au solde à payer) au profit des deux cessionnaires. Quelques semaines après le début de l’exploitation du fonds, différents passifs antérieurs à la cession, mais non mentionnés lors de celle-ci, apparurent. Les mésaventures des cessionnaires se poursuivirent puisque les locaux de la société furent cambriolés, ce qui les poussa à déclarer la cessation des paiements de la SARL et conduisit le tribunal de commerce de Bourg-en-Bresse à prononcer la liquidation judiciaire de l’entreprise. Les deux cessionnaires décidèrent alors de demander, sur le fondement du dol, la nullité de la cession des parts sociales réalisée fin 2015. Dans un jugement du 6 avril 2018, le tribunal de commerce de Bourg-en-Bresse rejeta cette demande tout comme le fit ensuite la cour d’appel de Lyon dans l’arrêt commenté.

Après avoir rappelé les règles d’application dans le temps de l’ordonnance précitée du 10 février 2016 N° Lexbase : L4857KYK pour justifier sa non-application au cas d’espèce, les magistrats lyonnais s’appuient sur les conditions imposées par l’article 1116 du Code civil N° Lexbase : L0838KZ3 dans sa version en vigueur au moment des faits. Le dol paraît être le fondement le plus évident en matière de nullité d’une cession de titres fondée sur les vices du consentement. L’erreur sur la valeur n’est en effet pas retenue en droit français (C. civ., art. 1137 N° Lexbase : L1978LKH), tandis que l’erreur sur la substance (devenue après la réforme du droit des obligations l’erreur sur les qualités essentielles) est difficile à caractériser. Le dol correspond, quant à lui, à la malhonnêteté d’une partie visant à induire l’autre en erreur afin de la pousser à contracter. C’est donc une erreur provoquée qui altère le consentement du contractant par un vice de même nature que l’erreur. Toutefois, à la différence de celle-ci, le dol est volontairement causé par le cocontractant, mais encore faut-il parvenir à le prouver  ! Il est ainsi nécessaire de rapporter la preuve d’un élément intentionnel et d’un élément matériel pour caractériser un dol. Par ailleurs, le demandeur doit également établir le caractère déterminant du dol.

Sur ce dernier point, l’arrêt énonce que l’absence d’un passif en cours était, pour les cessionnaires, « un élément déterminant de leur consentement à l’acquisition des parts sociales de la société ». Par ailleurs, l’existence d’un passif antérieur à la cession (10 868 euros), mais non révélé par les cédants lors de celle-ci est reconnue par les juges. Cependant, cela n’est pas suffisant pour caractériser le dol et autoriser l’annulation de la vente. Si la lettre de la loi en vigueur au moment des faits imposait d’établir l’existence de manœuvres dolosives, la jurisprudence admettait déjà la réticence dolosive désormais qualifiée légalement de « dissimulation intentionnelle » (C. civ., art. 1137, al. 2 N° Lexbase : L1978LKH). L’absence de manœuvres dolosives stricto sensu n’interdisait donc pas le recours au dol. Aussi, ne pas révéler un passif impayé pouvait constituer une réticence dolosive ou du moins constituer l’élément matériel du dol. Cependant, comme le souligne l’arrêt avec justesse : « le dol ne se présume pas ». Or en l’espèce, les demandeurs ne parvenaient pas à démontrer le caractère intentionnel de la non-révélation de certains passifs antérieurs par les vendeurs. La jurisprudence est traditionnellement attachée à cette exigence, pour la victime, de démontrer une intention de tromper (v. par exemple : Cass. com. 28 juin 2005, n° 03-16.794, F-P+B N° Lexbase : A8466DIE) et la lettre de la loi nouvelle le souligne tout particulièrement. Dès lors, si la rédaction de l’arrêt aurait pu être plus « pédagogique », sa solution ne peut qu’être approuvée, qui plus est au regard de la présence d’une clause de garantie de passif.

Cette garantie conventionnelle constitue certainement l’élément majeur qui a guidé l’appréciation souveraine des juges et justifié cette vérification méticuleuse de toutes les conditions du dol. Un double constat s’impose alors : une garantie de passif n’interdit en rien le recours à la théorie des vices du consentement, mais elle peut compliquer la caractérisation de l’élément intentionnel du dol. La formule retenue par les juges lyonnais sonne ainsi comme celle de l’attendu de principe d’un arrêt de la Chambre commerciale de la Haute juridiction en date du 3 février 2015 (Cass. com., 3 février 2015, n° 13-12.483, F-P+B N° Lexbase : A2396NBD) : « les garanties contractuelles relatives à la consistance de l’actif ou du passif social, s’ajoutant aux dispositions légales, ne privent pas l’acquéreur de droits sociaux, qui soutient que son consentement a été vicié, du droit de demander l’annulation de l’acte sur le fondement de ces dispositions ». Très logiquement, le cessionnaire n’est pas considéré comme ayant renoncé à la possibilité de se prévaloir de la protection de droit commun que la loi lui offre sur le fondement des vices du consentement. Le cumul des garanties légales et conventionnelles est donc solidement établi, ce qui devrait théoriquement accroitre la protection du cessionnaire. Toutefois, la présence d’une garantie de passif peut avoir d’importantes conséquences rendant poreuse la frontière entre le dol et la garantie conventionnelle tant les juges vont se fonder sur l’une pour apprécier l’existence ou non de l’autre. Selon la lettre de la garantie, l’élément matériel du dol et son caractère déterminant devraient être plus facilement rapportés. À l’inverse, comme en l’espèce, le caractère intentionnel du dol sera plus difficilement caractérisable puisque le but de la garantie est justement d’indemniser les passifs antérieurs à la vente, mais non révélés lors de celle-ci.

La présente affaire démontre donc qu’une garantie de passif peut finalement se retourner contre le cessionnaire qu’elle est censée protéger lorsque ce dernier entend agir sur le fondement du dol afin de remettre en cause la cession. Plus largement, elle rappelle combien il peut être complexe, pour la victime d’une réticence dolosive, de prouver que l’information en cause lui a été cachée sciemment par le cédant et non par simple négligence.

Par Quentin Némoz-Rajot

La prescription de l’action en responsabilité civile contre le dirigeant d’une société

♦ Lyon, 1re ch. civ. B, 19 janvier 2021, n° 20/02724 N° Lexbase : A93654CT

Mots-clés : dirigeant de société • délai de prescription • faute détachable des fonctions • responsabilité civile • souscription d’assurance décennale

La mise en jeu de la responsabilité civile personnelle des dirigeants de société constitue une source intarissable de contentieux. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon en date du 19 janvier 2021 le souligne tout en permettant de revenir utilement sur le point de départ du délai de prescription d’une telle action.

En l’espèce, un couple avait confié une mission de maîtrise d’œuvre à une société en 2014. Les maîtres de l’ouvrage confièrent ensuite des travaux de plâtrerie et de peinture à une autre société début 2016, société qui fut placée en liquidation judiciaire quelques mois plus tard. Entre-temps, un procès-verbal de réception avec réserves avait été établi concernant les travaux effectués. Avant la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif, les maîtres d’ouvrage demandèrent, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile [LXB= L1497H49], la désignation d’un expert judiciaire qui rendit un prérapport en date du 30 juillet 2019. Le gérant de la société de plâtrerie au moment des faits fut alors appelé en cause par le maître d’œuvre. En effet, il aurait possiblement commis une faute en ne souscrivant pas, pour sa société, une assurance obligatoire couvrant les activités exercées sur le chantier. Par ordonnance du 21 avril 2019, le juge des référés fit droit à cette demande en considérant qu’il existait un motif légitime d’étendre les opérations d’expertise en cours à l’ancien dirigeant. Ce dernier contesta alors cette ordonnance en estimant que toute action en responsabilité civile à son égard, en qualité de dirigeant, était prescrite en vertu de l’article L. 225-254 du Code de commerce N° Lexbase : L6125AIP.

Sa demande est logiquement rejetée par la cour d’appel de Lyon qui prend soin de motiver notablement sa décision. Il est ainsi précisé que l’ancien gérant a omis de souscrire une assurance décennale pour la société qu’il dirigeait alors qu’une telle souscription est pourtant rendue obligatoire par la loi (C. assur., art. L. 241-1 N° Lexbase : L1827KGR). Or, aux termes d’une jurisprudence désormais bien établie, le gérant d’une société de construction qui ne souscrit pas d’assurance décennale commet une faute intentionnelle constitutive d’une infraction pénale et séparable de ses fonctions sociales et engage ainsi sa responsabilité civile personnelle (v. par exemple : Cass. civ. 3, 10 mars 2016, n° 14-15.326, FS-P+B N° Lexbase : A1663Q7Q). On comprend dès lors mieux l’intérêt du maître d’œuvre à agir contre l’ancien gérant d’une société liquidée qui, de son côté, considérait prescrite une potentielle action en responsabilité civile à son encontre.

Dans les SA, les SARL, les SAS et les SCA, la durée du délai de prescription de l’action en responsabilité civile contre le dirigeant de droit est en effet, sauf crime, de trois ans à compter du fait dommageable ou, s’il a été dissimulé, à compter de sa révélation. Au principe de la prescription triennale courant à compter de la date du fait dommageable, la loi introduit donc une exception en cas de dissimulation puisque le point de départ du délai peut être reporté au jour de la révélation du fait dommageable. Tel est finalement l’enjeu dans l’affaire portée devant la cour d’appel de Lyon le 19 janvier 2021. Selon l’ancien dirigeant, le point de départ du délai de prescription est « a minima » le jour du procès-verbal de réception des travaux (21 juillet 2016), ce qui rend l’assignation d’appel en cause du 29 octobre 2019 prescrite. Ce raisonnement est parfaitement justifié si l’on retient les travaux effectués comme fait générateur de responsabilité. Toutefois, pour la cour d’appel de Lyon, c’est très logiquement la non-souscription d’assurance qui constitue la faute susceptible d’engager la responsabilité civile personnelle du dirigeant et non pas la mauvaise exécution des opérations de plâtrerie et peinture. En conséquence, le point de départ du délai de prescription est différent, ce qui justifie également l’existence d’un juste motif au sens de l’article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49. Sans l’exprimer littéralement, les juges d’appel estiment que la faute a été dissimulée au demandeur et fixe la date de sa révélation. En effet, ils considèrent que « par un courrier adressé aux parties le 10 avril 2018 au cours des opérations d’expertise, la société d’assurance MAAF a opposé un refus de garantie en invoquant que les activités de peinture de la société CHATONNOISE DE BÂTIMENT n’étaient pas couvertes par la police souscrite, que l’éventualité d’une carence de M. P. n’a donc été portée à la connaissance de la société DANK qu’à cette date ». L’analyse des magistrats lyonnais semble judicieuse et conforme à l’exception posée par l’article L. 225-254 du Code de commerce N° Lexbase : L6125AIP qui ne permet un report du délai de prescription qu’en cas de dissimulation de la faute commise par le dirigeant et non en cas de dissimulation des conséquences dommageables nées de cette faute. La non-souscription d’une assurance pourtant rendue obligatoire par la loi est bien constitutive d’une faute détachable des fonctions, faute ici révélée au demandeur par le courrier adressé par la compagnie d’assurance. À notre sens, la gravité de la faute tout comme sa nature justifient le raisonnement suivi qui, rappelons-le, ne vise qu’à étendre des opérations d’expertise au dirigeant d’une société liquidée pour insuffisance d’actif. En effet, comme le relève l’arrêt, il appartiendra aux juges du fond d’interpréter le contrat d’assurance afin de déterminer si la société liquidée était ou non assurée valablement et in fine d’éventuellement condamner l’ancien dirigeant.

Par Quentin Némoz-Rajot

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Sociétés

[Chronique] Droit des sociétés (février – mars 2021)

Lecture: 11 min

N2374BZX

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par Brune-Laure Dugourd - Doctorante, Équipe de Recherche Louis Josserand, Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

Mise à la charge intégrale de la société bénéficiaire d’un apport partiel d’actif du redressement URSSAF de la société apporteuse

Mots-clés : apport partiel d’actif, transmission universelle de patrimoine

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 26 février 2021, n° 18/07863 N° Lexbase : A34784IN

L’apport partiel d’actif (APA) est un outil intéressant pour restructurer des groupes de sociétés en transmettant des activités. Lorsque l’opération est soumise par les parties au régime des scissions (C. com., art. L. 236-22 N° Lexbase : L2405LRI), et non simplement à celui de l’apport en nature, l’actif et le passif relatifs à l’activité seront transmis à la société bénéficiaire, si bien que l’on peut y voir une sorte d’apport du patrimoine d’une des entreprises de la société (P. Le Cannu, B. Dondero, Droit des sociétés, LGDJ, Précis Domat Droit privé, 7e éd., 2018, n° 1654). Les effets d’une telle restructuration créent néanmoins des difficultés pour le créancier de la société apporteuse qui souhaite recouvrer sa créance, comme en témoigne un arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 26 février 2021 (CA Lyon, 3e ch. A, 26 février 2021, n° 18/07863 N° Lexbase : A34784IN).

Durant l’été 2013, un groupe s’est restructuré et a créé trois filiales par voie d’APA. Trois années plus tard, l’URSSAF contrôle et redresse la société apporteuse pour la période du 1er janvier 2012 au 31 décembre 2013, mais pour des cotisations concernant l’une des nouvelles filiales. L’apporteuse est mise en demeure et sous contrainte par l’URSSAF. Ces mesures sont annulées par le TASS qui considère que la société apporteuse n’est plus la débitrice de l’URSSAF. La cour d’appel de Lyon confirme ce jugement.

Pour parvenir à cette solution, les juges du fond ont procédé par étape. Tout d’abord, ils rappellent que la scission emporte la transmission universelle du patrimoine de la société scindée à la société bénéficiaire (C. com., art. L. 236-1 N° Lexbase : L6351AI3). L’assimilation des effets de cette scission à l’APA conduit à admettre la transmission automatique de tous les biens, droits et obligations dépendant de la branche d’activité objet de l’apport à la société bénéficiaire (Cass. com., 16 février 1988, n° 86-19.645, publié au bulletin N° Lexbase : A7012AAX), sauf si les parties ont expressément exclu certains éléments (Cass. com., février 2004, n° 00-13.501, F-D N° Lexbase : A2637DBB). En l’espèce, l’apport portait sur la branche d’activité de transport de personnes rattachées à deux établissements. L’ensemble des éléments d’actif et de passif, dont les impôts et taxes, afférents à cette branche ont été transmis à la société bénéficiaire. Cette dernière est donc devenue débitrice de l’URSSAF pour les cotisations sociales afférentes à ces établissements. On peut néanmoins regretter la formule maladroite de la cour qui visait la transmission de la « totalité de son patrimoine relatif à la branche d’activité » et à laquelle on pourrait préférer celle de transmission de la totalité des actifs relatifs à la branche d’activité et du passif qui leur est affecté. En effet, la première expression est en contrariété avec le principe d’inaliénabilité du patrimoine et se révèle erronée. Le passif n’est pas véritablement transmis puisque l’APA ne va pas libérer la société apporteuse mais simplement adjoindre la société bénéficiaire comme débitrice solidaire des dettes contractées pour l’activité de la branche apportée (v. Cass. com., 12 décembre 2006, n° 05-15.619, FS-P+B+I+R N° Lexbase : A8546DSC ; Cass. civ. 2, 19 février 2009, n° 05-22.044, F-D N° Lexbase : A3903EDW transposant C. com., art. L. 236-20 N° Lexbase : L6370AIR aux APA). Cette solidarité a pour but de protéger les créanciers qui risqueraient de voir leur droit de gage diminuer fortement si leur seul débiteur devenait la société bénéficiaire (Cass. civ. 2, 19 février 2009, n° 05-22.044, F-D N° Lexbase : A3903EDW, H. Le Nabasque, APA soumis au régime des scissions et solidarité entre sociétés apporteuse et bénéficiaire, Bull. Joly Sociétés,n° 6, juin 2009, p. 578).

Les juges viennent néanmoins rappeler que les parties peuvent déroger à cette solidarité et mettre le passif à la charge d’une seule d’entre elles (C. com., art. L. 236-22 N° Lexbase : L2405LRI). En l’espèce, les parties avaient précisé que la société bénéficiaire prendrait en charge et acquitterait en lieu et place de l’apporteuse la part de passif dont les impôts, droits et taxes, de cette dernière attachée à l’activité transmise, sans solidarité avec la société apporteuse. La société bénéficiaire était donc seule tenue du passif de l’apporteuse. Dès lors, même si le redressement portait sur des cotisations sociales dues avant la date de publication de l’opération au BODACC, il était postérieur à cette date et constituait une dette à la charge de la société bénéficiaire. L’URSSAF n’ayant pas poursuivi la société bénéficiaire, il y a de fortes chances que sa créance soit désormais prescrite.

L’URSSAF aurait pu se prémunir de la perte de son débiteur en s’opposant à l’opération d’APA dans les 30 jours de la dernière insertion au BODACC (C. com., art. L. 236-21, al. 2 N° Lexbase : L6371AIS, transposé à l’APA et renvoyant aux art. L. 236-14 N° Lexbase : L6364AIK et R. 236-8 N° Lexbase : L2358IRR du même Code). En pratique, une telle opposition est difficile à mettre en œuvre et suppose que les créanciers soient particulièrement attentifs aux restructurations dont peuvent faire l’objet leurs débiteurs. La numérisation croissante de l’information juridique pourrait cependant permettre de constituer une veille automatisée avertissant le créancier.

La pertinence de l’obligation aux dettes de l’associé de SNC combinée à son obligation de caution solidaire

Mots-clés : obligations aux dettes sociales, cautionnement, SNC, devoir de mise en garde, responsabilité civile

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 2 mars 2021, n° 19/02102 N° Lexbase : A54934IB

La garantie des associés obligés aux dettes sociales n’est pas un cautionnement (v. note Cass. com., 14 mai 2013, n° 10-25.680, F-D N° Lexbase : A5126KD9). Dès lors, le créancier d’une SNC a tout intérêt à demander aux associés en nom de se porter cautions solidaires de leur société afin de s’assurer une protection maximale. En effet, la caution solidaire ne bénéficie pas du privilège de discussion et peut être actionnée plus tôt que la garantie subsidiaire de l’associé. À l’inverse, le gage du créancier est plus important dans le cadre de l’obligation aux dettes. Le créancier peut saisir automatiquement les biens communs de l’associé marié sous le régime légal, alors qu’il ne peut saisir que les biens propres et les revenus de la caution si son époux n’a pas consenti à l’acte de cautionnement (C. civ., art. 1415 N° Lexbase : L1546ABU, non applicables à l’associé, v. Cass. civ. 1, 17 janvier 2006, n° 03-11.461, FS-P+B N° Lexbase : A3951DMB). Enfin, le cumul de ces deux garanties augmente les chances de paiement du créancier puisque le point de départ de la prescription de chacune des deux actions est différent. En témoigne un arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon le 2 mars 2021 (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 2 mars 2021, n° 19/02102 N° Lexbase : A54934IB).

Les associés d’une SNC s’étaient portés cautions solidaires de divers prêts souscrits par la société. À la suite de la liquidation judiciaire de la SNC, la banque met en demeure les cautions d’exécuter leur engagement de caution. Un peu moins de cinq ans plus tard, elle les assigne, mais à titre principal en qualité d’associés et seulement à titre subsidiaire en qualité de cautions solidaires de la société, afin de les voir condamnés à lui payer la somme correspondant aux prêts et à leurs intérêts. Sa demande principale est accueillie. La banque se voit néanmoins condamnée à verser des dommages-intérêts aux associés cautions pour un manquement à son devoir de mise en garde. Appel est donc interjeté et les deux parties contestent respectivement la recevabilité des actions du fait de leur prescription.

S’agissant de la prescription de l’action en paiement dirigée contre les associés, la cour d’appel de Lyon fait une application classique des règles de droit des sociétés. Conformément à l’article L. 221-1 du Code de commerce N° Lexbase : L5797AIK, elle rappelle que l’obligation aux dettes de l’associé n’est que subsidiaire et ne peut intervenir qu’après une vaine mise en demeure de la société par acte extrajudiciaire. Vaut mise en demeure une déclaration de la créance à la procédure collective (Cass. com., 19 décembre 2006, n° 02-21.333, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A9938DSU). En l’espèce, la banque justifiait bien d’une vaine mise en demeure puisqu’elle avait déclaré sa créance et que la liquidation avait été clôturée pour insuffisance d’actif. Comme le rappelle l’arrêt, le délai quinquennal de prescription s’applique à compter de la vaine mise en demeure, ou de la date de publication de la dissolution de la société au registre du commerce et des sociétés (C. com, art. L. 237-13 N° Lexbase : L6387AIE), qui correspond à la date du jugement de clôture pour la liquidation pour insuffisance d’actif (C. civ., art. 1844-7, 7° N° Lexbase : L7356IZH). Retenant la date de déclaration de la créance, la cour d’appel a observé qu’elle datait de moins de cinq ans avant la demande, si bien que cette dernière était recevable. Il est intéressant de noter que le point de départ de la prescription extinctive de l’obligation des associés cautions se situait antérieurement, au moment où l’obligation principale était exigible (Cass. civ. 1, 20 juillet 1981, n° 80-11.731, publié N° Lexbase : A7538AYT).

S’agissant du manquement au devoir de mise en garde, les juges infirment le jugement de première instance et considèrent que l’action des cautions est prescrite. Ils rappellent que le délai de prescription courrait à compter du jour où la banque avait mis en demeure les cautions d’exécuter leur engagement, soit plus de cinq ans avant leur action. La solution est à saluer sur ce point, et ce d’autant plus que la décision des juges de première instance surprend. Au-delà du problème de prescription, l’action en responsabilité ne pouvait aboutir puisque les associés avaient été condamnés à payer la banque en cette seule qualité. Or, le devoir de mise en garde, visant à alerter la caution en cas d’inadaptation de son engagement à ses capacités financières, ou d’inadaptation du prêt aux capacités financières de l’emprunteur (Cass. com., 15 novembre 2017, n° 16-16.790, FS-P+B+I N° Lexbase : A0222WZA), ne bénéficie qu’aux cautions non averties et n’a jamais été étendu aux associés (v. Cass. civ. 3, 19 septembre 2019, n° 18-15.398, FS-P+B+I N° Lexbase : A8468ZNX qui réserve ce devoir à la société emprunteuse). Si une telle extension protégeait l’associé qui engage son patrimoine personnel aux fins de garantie des dettes de la société, elle s’opposerait à la réalité de la personnalité morale de la société et à la logique du devoir de mise en garde. En effet, ce devoir permet à la caution de s’engager ou de refuser de s’engager en toute connaissance de cause avec le prêteur. Or, sauf à considérer que la personne morale est transparente, les associés ne sont normalement pas les cocontractants du prêteur. Enfin, l’extension du devoir de mise en garde créerait une nouvelle source de contentieux portant à la fois sur le caractère averti des associés et sur le respect du devoir.

Cet arrêt rendu sur le terrain de la prescription permet donc de rappeler les risques pesant sur l’associé présentant également la qualité de caution. Chacune de ses garanties sera traitée de façon autonome, si bien qu’il aura peu de chances d’échapper à son engagement.

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[Doctrine] La jurisprudence de la cour d’appel de Lyon relative au cautionnement (2016-2020)

Lecture: 46 min

N2360BZG

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par Le Master 2 Culture judiciaire (Université Jean Moulin Lyon 3), promotion 2020-2021* – Sous la direction du Professeur Pascale Deumier - avec l’aide du Professeur Olivier Gout - Équipe Louis Josserand – Université Jean Moulin Lyon 3

Le 28 Juillet 2022

*Liste des contributeurs : Rémi Antoine, Olivia Charrier, Candice Desseigne, Agathe Detz, Juline Hugouvieux, Laurène Klak, Maé Lallemand, Marion Lamelyn, Syriane le Dantec, Myriam Maama, Alix Marchaud, Cédric Marroco-Sage, Lucas Montessuy, Marine Olivier, Léo Pacard-Flammini, Juliette Saintin, et Albanne Sutter.

Mots-clés : jurisprudence, cautionnement 

Cet article présente une étude réalisée par le Master 2 Culture judiciaire (Université Jean Moulin Lyon 3) de septembre à février 2021, et dont l’objet est le contentieux relatif au cautionnement par la cour d’appel de Lyon. Cette analyse a pris en compte les arrêts rendus du 1er janvier 2016 au 9 octobre 2020 par cette cour. En utilisant la base jurisprudence du site Lexis 360, nous avons étudié 429 arrêts, qui touchaient à divers problèmes de droit, tant sur les conditions de formation que d’exécution du contrat de cautionnement. Afin de rendre notre propos le plus pertinent possible, nous avons décidé de focaliser notre attention sur cinq problèmes de droit, particulièrement caractérisés par leur fréquence, et leur intérêt sur le plan juridique. Le premier objectif de cette étude est d’analyser concrètement la manière qu’ont les juges du fond d’appréhender les problèmes de droit relatifs au cautionnement.

Case law, surety

This article focuses on a study conducted by the students from the Judicial Culture Master’s law degree (Master 2 Culture judiciaire of University Jean Moulin Lyon 3) from September 2020 to February 2021. The paper looks into the issue of dispute relating to surety in the Court of Appeal of Lyon. This study has analysed rulings handed down by this Court of Appeal from 1st January 2016 to 30th September 2020. Using Lexis 360, a website offering extensive legal ressources, 429 rulings dealing with several legal issues relating from the formation to the performance of the surety’s contract have been reviewed. To be as relevant as possible, it has been decided to focus on five particularly difficult legal issues, which appear to be both the most frequent and relevant to this article. The primary purpose of this study is to analyse in concreto the way Lyon’s Court of Appeal judges comprehend the legal issues relating to surety.

Ce travail ayant été réalisé dans le cadre de notre Master 2 Culture judiciaire, nous avons dû travailler tous ensemble, et choisir une approche méthodologique précise afin de réaliser un rapport sur la jurisprudence de la cour d’appel de Lyon, relative au cautionnement. Pour analyser les 429 arrêts rendus par la cour d’appel sur cette thématique, nous avons élaboré trois types de grilles : une de droit commun et deux de droits spéciaux, à savoir la loi sur les baux d’habitation de 1989 et le Code de la consommation. En effet, en matière de cautionnement, le droit spécial trouve majoritairement à s’appliquer et notamment le Code de la consommation, qui s’applique dans 357 arrêts sur 429.

La détermination des problèmes de droit récurrents est ce qui a le plus orienté notre analyse. Ces problèmes de droit étaient divers. D’une manière générale, ils se rencontrent à toutes les étapes d’existence du contrat de cautionnement, de sa formation à son extinction. En utilisant deux critères, celui de la fréquence et celui de la pertinence, nous nous sommes rendu compte que cinq problèmes de droit méritaient notre attention. Par ordre d’importance, il s’agit de la disproportion du contrat de cautionnement, les manquements au devoir d’information, l’erreur sur le formalisme de l’engagement de la caution, les vices du consentement et enfin le manquement au devoir de mise en garde.

Pour étudier la façon dont la cour d’appel de Lyon répond à ces différentes questions, nous commencerons par analyser les problèmes de droit relatifs aux conditions de validité du contrat de cautionnement (I), puis ceux relatifs à son exécution (II).


I. Les conditions de validité du contrat de cautionnement

Au titre des conditions de validité du contrat de cautionnement, le problème majeur est celui de la disproportion de l’engagement (A). On retrouve aussi celui concernant les vices du consentement, dont l’erreur et le dol (B), et celui qui a trait au formalisme de l’engagement de la caution (C).

A. La disproportion de l’engagement de la caution : la prétention principale des justiciables dans la recherche de la remise en cause du cautionnement

Disproportion comme condition de validité. Nous avons fait le choix de traiter la disproportion dans les conditions de validité du contrat, dans la logique du Code de la consommation, qui est le fondement légal le plus invoqué.

Observations statistiques. Dans plus de 50 % des arrêts de la cour d’appel de Lyon, la disproportion de l’engagement se trouve invoquée. Sur la totalité des 429 arrêts traités, la disproportion a été en cause dans 225 arrêts.

Une prétention majoritaire appuyée par le droit positif. L’article L. 341-4 du Code de la consommation N° Lexbase : L1602LRR prévoit qu’un « créancier professionnel ne peut se prévaloir d’un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l’engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation ». Cet article a un champ d’application large concernant les parties : la caution doit être une personne physique, mais peu importe qu’elle soit commerçante ou dirigeante de société. Ainsi, l’associé gérant peut se prévaloir de la disproportion du cautionnement (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 5 juillet 2018, n° 16/02073 N° Lexbase : A3084XW7). De même, la protection s’applique à toute caution personne physique, qu’elle soit profane ou avertie. Le créancier doit avoir la qualité de professionnel, tel qu’assureur ou banquier. Aussi, le contrat de cautionnement, en raison des parties qui sont en jeu, se prête à la disproportion.

La disproportion présente également l’avantage de ne pas mettre en cause directement le créancier. Il s’agit d’une analyse factuelle entre deux ordres de grandeur : le montant de l’engagement par rapport au patrimoine de la caution. Il n’y a donc pas d’impact sur la réputation du créancier professionnel, à l’inverse d’un manquement au devoir de mise en garde, qui fait état d’une faute du créancier professionnel.

Du point de vue de la preuve de la disproportion, il existe une division de la charge de la preuve fondée notamment sur l’article L. 341-4 du Code de la consommation N° Lexbase : L1602LRR. De ce fait, la disproportion de l’engagement est un moyen double. En effet, la caution peut s’en servir pour prouver l’existence de la disproportion au moment de la souscription de l’engagement. Réciproquement, le créancier professionnel peut s’en servir pour prouver l’existence de ce qu’on nomme « le retour à meilleure fortune ». Caution et créancier sont donc, selon les arrêts, partie intimée ou partie appelante, faisant valoir leurs prétentions respectives sur la base du même moyen, à savoir la disproportion de l’engagement.

Par ces avantages, on peut comprendre l’attractivité de ce moyen juridique par les requérants.

L’appréciation de la disproportion : une appréciation souveraine et in concreto des juges du fond. Notre travail de recherche démontre que la reconnaissance du caractère disproportionné du cautionnement n’est pas consacrée de façon majoritaire. Autrement dit, il ne suffit pas d’invoquer la disproportion pour qu’elle soit automatiquement admise par les juges du fond.

Au regard des données chiffrées, nous avons observé que les juges du fond soumettent la question de la disproportion du cautionnement à une appréciation souveraine et in concreto. Ils apprécient, au regard des circonstances particulières du cas d’espèce qui leur est soumis, si l’engagement de la caution est disproportionné par rapport à ses ressources personnelles. Par conséquent, nous avons pu analyser une forte casuistique dans les arrêts portant sur le contentieux de la disproportion, entraînant une imprévisibilité de la jurisprudence en la matière. C’est ce qui explique que dans son appréciation, la cour d’appel de Lyon relève minutieusement tous les éléments d’actif et de passif de la caution (en ce sens : CA Lyon, 1re ch. civ. A, 5 juillet 2018, n° 16/03325 N° Lexbase : A2674XWX).

Parallèlement, nous avons observé que si la disproportion est peu retenue, c’est parce que la reconnaissance du caractère disproportionné du cautionnement est étroitement liée à la détermination subjective des biens et revenus de la caution. Pour ce faire, les juges du fond s’en tiennent aux déclarations faites par la caution au moment de son engagement. À titre d’exemple, cela est explicité dans un arrêt de la première chambre civile A de la cour d’appel de Lyon en date du 21 mars 2019 n° 16/06850 N° Lexbase : A5511Y4U : « l’appréciation de la disproportion doit être effectuée au vu des déclarations de la caution concernant ses biens et revenus ». Or la caution peut avoir tendance à présenter son patrimoine sous un jour favorable au moment de conclure, ne reflétant pas sa véritable situation financière et empêchant ainsi, ultérieurement, l’observation de la disproportion quand la caution l’invoque.

Une appréciation circonscrite à la disproportion manifeste. N’étant généralement pas consacrée par les juges du fond, il semble que la disproportion soit appréciée de manière relativement stricte par les juges de la cour d’appel de Lyon. Il résulte d’ailleurs des exigences légales, l’existence d’une disproportion dite « manifeste », que la cour a notamment explicitée dans un arrêt du 10 octobre 2019 (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 10 octobre 2019, n° 17/04221 N° Lexbase : A8238ZQ8). Il est nécessaire qu’au jour de la conclusion du contrat ou, le cas échéant, au jour où la caution sera actionnée, il y ait une certitude quant au fait que le montant du contrat de cautionnement excède les capacités financières de la caution.

L’analyse précise des arrêts rendus par la cour d’appel en la matière permet de constater que, dès lors que l’on procède à un rapport entre le montant du contrat de cautionnement et l’actif de la caution, dans 70 % des cas, le montant du contrat de cautionnement représentait moins de 100 % de son actif. Cela permet de donner un premier élément de réponse quant à l’appréciation de la disproportion manifeste par ces juges ; on pourrait avoir l’impression que les juges sont face à des cautions qui s’engagent pour des montants qui ne semblent finalement pas toujours particulièrement élevés par rapport à leurs capacités. Mais quand on prend en compte la totalité du passif de la caution (en incluant le contrat de cautionnement) par rapport à l’actif, celui-ci est supérieur à l’actif dans 74 % des cas. Si on compare l’intégralité du passif aux seuls revenus annuels, la disproportion est plus flagrante : dans 100 % des cas, le passif est supérieur aux revenus. On voit donc que la disproportion manifeste suppose un rapprochement flagrant entre le taux d’actif et le taux de passif. Inversement, si ceux-ci ne sont pas comparables, et que le taux de passif est bien inférieur, la disproportion ne sera pas retenue. Il est possible ici de mentionner un arrêt (CA Lyon, 3e ch. civ. A, 28 avril 2016, n° 15/04121 N° Lexbase : A4036RL3) : l’appelant invoquait la disproportion de son engagement pour un montant de 82 160 euros, tandis qu’il avait déclaré des revenus mensuels de 6 000 euros ainsi qu’un patrimoine immobilier de 1,3 million d’euros. Dans ces conditions la disproportion n’a pas été reconnue par les juges du fond, car le rapport entre actif et passif ne le justifie pas.

Preuve de la disproportion. C’est à la caution d’apporter la preuve du caractère manifeste de la disproportion. À ce propos, dans un arrêt (CA Lyon, 3e ch. A, 5 janvier 2017, n° 15/08142 N° Lexbase : A7952SY8), les juges n’ont pas été en mesure de consacrer le caractère manifestement disproportionné de certains engagements, à défaut de renseignements suffisants quant au patrimoine et ressources personnelles.

La disproportion est donc un moyen très invoqué, mais peu retenu. Toujours dans les conditions de validité, on trouve les vices du consentement qui, à côté de la disproportion, sont moins prisés par les justiciables.

B. Les vices du consentement : le dol et l’erreur

Considérations préalables sur les autres vices du consentement (hormis le dol et l’erreur). On peut remarquer que le vice du consentement tendant à la violence économique n’a pas été invoqué par les requérants à l’exception d’un arrêt (CA Lyon, 3e ch. A, 13 septembre 2018, n° 17/04662 N° Lexbase : A4299X4Y). Mais, dans cet arrêt, la cour d’appel a préféré reconnaître le dol. Le lien de dépendance aurait sûrement pu être caractérisé, mais pas l’octroi d’un avantage manifestement excessif. La quasi-absence de la violence économique dans le contentieux peut aussi s’expliquer par sa consécration législative en 2016, lors de la réforme du droit des obligations, alors que la plupart des arrêts traités concernent des contrats souscrits avant 2016, pour laquelle la jurisprudence était encore hésitante. D’ailleurs, dans un arrêt du 8 décembre 2016 (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 8 décembre 2016, n° 14/01752 N° Lexbase : A5350SYS), bien que la cour d’appel parle de « violence économique », elle se fonde pourtant pour rejeter la demande sur la violence classique telle qu’envisagée par les articles 1112 N° Lexbase : L1200AB3 et 1131 anciens du Code civil N° Lexbase : L1231AB9.

Observations statistiques générales. Dans les trois types de grilles, les vices du consentement largement invoqués sont l’erreur et le dol. Ils représentent 67 arrêts sur 429. Cela représente donc environ 15,6 % du contentieux (arrondi au 10e près). Le vice du consentement n’est donc pas un moyen très invoqué par les justiciables. 66 % des arrêts concernent le dol (44 arrêts), et 34 % des arrêts concernent l’erreur (23 arrêts). L’erreur est donc un moyen moins avancé que le dol.

Analyses statistiques du contentieux relatif au dol. Dans 89 % des cas (soit 39 arrêts), il n’a pas été retenu par la cour d’appel. Ainsi, les 11 % d’admission représentent 5 arrêts. Sur les 5 arrêts où le dol a été retenu, on retrouve les deux hypothèses classiques de la réticence dolosive et des manœuvres frauduleuses.

Appréciation des manœuvres frauduleuses. Celles-ci sont reconnues dans deux arrêts. Dans un arrêt (CA Lyon, 3e ch. A, 13 septembre 2018, n° 17/04662 N° Lexbase : A4299X4Y) il était question de la régularisation du contrat de cautionnement initial, qui devait être rapide pour que la caution obtienne les fonds. Il y a ici la prise en compte d’un caractère temporel : l’urgence à laquelle étaient confrontées les parties pour pouvoir obtenir leur crédit. Dans la deuxième hypothèse, on retrouve un cas classique de manœuvre frauduleuse à savoir un mensonge non équivoque (CA Lyon, 8e ch., 26 juin 2018, n° 17/05754 N° Lexbase : A9267XTE).

Refus des manœuvres frauduleuses. Nous pouvons évoquer une hypothèse qui concerne le cas où la banque ne donne pas assez d’informations à la caution sur l’application d’un organisme de garantie tiers nommé OSEO (CA Lyon, 3e ch. A, 12 avril 2018, n° 16/09175 N° Lexbase : A8783XKI ; CA Lyon, 1re ch. civ. B, 13 juin 2017, n° 16/02814 N° Lexbase : A6094WH8) ou encore le fait que la banque n’a pas donné assez d’informations sur la cession d’un fonds de commerce, alors que cette cession est extérieure au contrat de cautionnement (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 septembre 2018, n° 17/01828 N° Lexbase : A2107X78). Ces hypothèses recouvrent largement celles de la réticence dolosive (infra), ce qui montre que la distinction entre les deux types de dol n’est pas forcément très établie en pratique. Les requérants préfèrent invoquer généralement la réticence dolosive.

La réticence dolosive : distinction avec les autres vices du consentement. Elle se distingue parfois difficilement de l’erreur, car cette dernière peut porter sur la solvabilité du débiteur. Or la réticence dolosive peut également venir de la connaissance par le créancier de la situation irrémédiablement compromise du débiteur (CA Lyon, 3e ch. A, 3 octobre 2019, n° 17/08119 N° Lexbase : A3679ZQC ; CA Lyon, 1re ch. civ. A, 15 juin 2017, n° 15/05447 N° Lexbase : A0167WIZ). Aussi, ces deux vices peuvent être invoqués simultanément, donnant parfois lieu à une seule motivation par la cour (CA Lyon, 3e ch. A, 11 octobre 2018, n° 17/00782 N° Lexbase : A1386YGG ; CA Lyon, 3e ch. A, 11 octobre 2018, n° 17/00783 N° Lexbase : A1098YGR).

Le dol peut aussi se distinguer difficilement du devoir de mise en garde, surtout lorsqu’il porte sur la solvabilité du débiteur. À ce titre, la cour d’appel rappelle que le requérant doit bien prouver l’existence d’une réticence dolosive, indépendamment du devoir de mise en garde (CA Lyon, 3e ch. A, 24 octobre 2019, n° 18/03655 N° Lexbase : A4691ZSK). Dans ce même arrêt, la cour d’appel rappelle que la qualité de caution non avertie n’a pas d’incidence sur le contentieux concernant le dol, a contrario de celui concernant le devoir de mise en garde.

La réticence dolosive : incidence des parties au contrat. La qualité de la personne a pu tout de même être un élément pris en compte par les juges du fond lorsque la réticence dolosive portait sur l’insolvabilité du débiteur. La cour prend en compte le fait que les cautions soient les parents du débiteur (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 11 juin 2019, n° 17/07606 N° Lexbase : A0184ZEK), ou le fait que la caution soit la personne physique gérante de l’entreprise cautionnée (CA Lyon, 3e ch. A, 3 octobre 2019, n° 17/08119 N° Lexbase : A3679ZQC).

Lien entre réticence dolosive et devoir d’information. Nous pouvons citer l’hypothèse de la rétention d’informations tenant à l’absence de transmission d’éléments essentiels du crédit garanti (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 2 juillet 2020, n° 18/02277 N° Lexbase : A21503QP). La réticence dolosive est liée au devoir d’information, très prégnant dans le contentieux relatif au cautionnement. Les requérants invoquent parfois directement des dispositions de droit spécial, autre que le Code de la consommation, prévoyant un devoir d’information pour justifier l’existence d’une réticence dolosive (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 septembre 2018, n° 17/01828 N° Lexbase : A2107X78) ; ici, la réticence dolosive invoquée se fondait expressément sur le devoir d’information des articles L. 141-1 et suivants du Code de commerce N° Lexbase : L7634LBD.

La réticence dolosive concernant la situation irrémédiablement compromise du débiteur. Outre le fait que la qualité de la caution pouvait jouer (supra), un autre critère a pu être pris en considération : le critère du temps. C’est en se fondant sur ce critère, notamment, le délai entre la souscription de l’engagement et la dénonciation, que la cour a pu déduire une réticence dolosive (CA Lyon, 3e ch. civ. A, 7 avril 2016, n° 15/01156 N° Lexbase : A7280RBA). Cela concerne aussi le délai entre la souscription de l’engagement de la caution et l’intervention d’une procédure collective, qui est apprécié strictement : un délai de deux mois entre la souscription de l’engagement de la caution et le début de la procédure collective ne suffit pas à prouver une réticence dolosive (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 20 décembre 2018, n° 16/04067 N° Lexbase : A3674YRI). A fortiori, un délai de cinq mois ne suffit pas non plus (CA Lyon, 3e ch. A, 3 octobre 2019, n° 17/08119 N° Lexbase : A3679ZQC). En outre, le fait que les comptes du débiteur aient été déficitaires au moment de la souscription du contrat de cautionnement et le refus d’un prêt à ce débiteur ne suffisent pas non plus à prouver la réticence dolosive (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 11 juin 2019, n° 17/07606 N° Lexbase : A0184ZEK).

Cela montre que l’appréciation de la réticence dolosive concernant la situation irrémédiablement compromise du débiteur est très stricte, à tel point qu’elle n’a jamais été reconnue par la cour d’appel de Lyon entre 2016 et 2020.

La réticence dolosive concernant des éléments du contrat de cautionnement. La réticence dolosive peut concerner d’autres informations dont l’importance est déterminante pour le consentement de la caution. Notamment, cela a été retenu concernant le montant des échéances, le coût de l’assurance et le taux effectif global du contrat (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 2 juillet 2020, n° 18/02277 N° Lexbase : A21503QP ; CA Lyon, 1re ch. civ. A, 21 janvier 2016, n° 14/04153 N° Lexbase : A3228N4C). Pour autant, on ne peut pas en déduire un principe général. En effet, dans un autre arrêt rendu par la cour d’appel, celle-ci dit que l’absence de ces mêmes informations ne peut constituer une réticence dolosive en l’absence de tout autre élément.

Des cas de réticences dolosives ont également pu être invoqués par les requérants concernant le manque de compréhension de la portée de leur engagement. Généralement, il était question de contrats annexes au contrat de cautionnement initial, souscrits avec des organismes de garantie (cela concerne principalement la garantie OSEO). En effet, ils l’invoquent de manière récurrente (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 13 juin 2017, n° 17/02814 ; CA Lyon, 3e ch. civ. A, 12 avril 2018, n° 16/09175 N° Lexbase : A8783XKI), croyant que cette garantie empêcherait les cautions d’être appelées en paiement. Les requérants évoquent ainsi une réticence dolosive, mais la cour apprécie strictement la portée de l’engagement de la caution en faisant une distinction entre les différents contrats. Il s’agirait ici d’un critère formel (contrats distincts) et non matériel, permettant d’assurer d’autant plus le principe d’effet relatif des contrats. La cour d’appel rappelle que le caractère inexpérimenté de la caution ne compte pas afin d’apprécier si celle-ci a compris son engagement dans le cautionnement initial (CA Lyon, 3e ch. A, 11 octobre 2018, n° 17/00783 N° Lexbase : A1098YGR).

Dès lors, la cour s’attache à l’engagement pris par écrit (CA Lyon, 3e ch. A, 11 octobre 2018, n° 17/00783 N° Lexbase : A1098YGR), et interprète celui-ci de manière littérale (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 6 novembre 2018, n° 17/03707 N° Lexbase : A0911YKX), qui considère que l’inscription « la société OSEO garantit à hauteur de 50 % », ne signifie pas que l’engagement de la caution en ait pour autant été réduit). Il y a une distinction stricte faite entre les contrats, et a fortiori entre les parties au contrat avec lesquelles la caution s’engage. Pour toutes ces raisons, nous observons que la reconnaissance du dol est strictement encadrée.

Analyse du contentieux relatif à l’erreur. Sur les 23 arrêts où l’erreur a été invoquée, celle-ci n’a jamais été retenue par la cour d’appel.

Appréciation de l’erreur par la cour d’appel. En théorie, elle ne peut concerner que l’erreur sur l’étendue des garanties, ou sur la solvabilité du débiteur, qui semblent être des qualités essentielles dans le cadre d’un contrat de cautionnement.

Le mécanisme de l’erreur sur la solvabilité du débiteur n’a presque pas été invoqué, ce qui peut s’expliquer par le fait que, dans une grande majorité des cas, spécifiquement dans le cadre du droit de la consommation, la caution est souvent le dirigeant personne physique du débiteur personne morale. Dès lors, les deux étant les mêmes personnes, il est préférable d’invoquer la disproportion. Dans des cas isolés, des hypothèses faisant référence à l’erreur sur la solvabilité du débiteur ont pu être invoquées, mais c’est la réticence dolosive qui a été retenue (supra). Nous pouvons expliquer cela par le fait que la réticence dolosive s’apprécie en fonction du comportement du créancier, alors que l’erreur s’analyse du point de vue de la caution. Dans la mesure où le créancier est une banque ayant des informations sur le débiteur, il semble plus adéquat que les cautions invoquent la réticence dolosive.

Toutefois, il a plus souvent été question de l’erreur sur l’étendue des garanties que la caution a elle-même souscrit avec un organisme de garantie tiers. Cette erreur est souvent invoquée avec la réticence dolosive démontrant que la frontière avec celle-ci semble floue, à tel point que les deux moyens sont parfois avancés en même temps (CA Lyon, 3e ch. civ. A, 11 octobre 2018, n° 17/00783 N° Lexbase : A1098YGR), donnant lieu à la même motivation par la cour. Il s’agit ici d’une erreur sur l’étendue des garanties, puisque cela concerne les clauses contenues dans un engagement unilatéral avec l’organisme de garantie OSEO. La cour, comme pour la réticence dolosive, distingue bien ce contrat du contrat de cautionnement qui lie la caution au créancier. En effet, la cour d’appel fait ici encore une application stricte de l’effet relatif des contrats puisqu’elle ne retient pas l’erreur lorsque le requérant s’est trompé sur les termes d’un autre contrat (CA Lyon, 3e ch. A, 18 mai 2017, n° 16/00920 ; CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 septembre 2018, n° 17/01828 N° Lexbase : A2107X78).

Après avoir évoqué les conditions de fond de la validité du contrat de cautionnement, nous allons nous intéresser à présent aux conditions de forme.

C. Les conditions de forme : l’erreur sur le formalisme de l’engagement de caution

Observations statistiques. La question de l’erreur sur le formalisme de l’engagement de cautionnement est le troisième problème de droit le plus récurrent rencontré par la cour d’appel de Lyon. Entre 2016 et 2020, elle a fait l’objet de 73 arrêts sur 429 et a concerné toutes les chambres. Parmi ces 73 arrêts, 13 relèvent de l’application de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH, 56 du droit de la consommation et 4 dépendent du droit commun.

Le critère de reconnaissance d’une erreur sur le formalisme. Il s’agit de comprendre comment les chambres caractérisent ou rejettent la constitution d’une erreur sur le formalisme. Nous constatons que sur 73 arrêts rendus entre 2016 et 2020 relatifs à ce problème de droit, les chambres ont retenu cette erreur vingt-huit fois ce qui représente 38 % des affaires. Plusieurs erreurs sont fréquemment caractérisées par les chambres, mais la plus courante concerne les carences de certains mots ou de certains morceaux de phrases dans les actes de cautionnement. À titre d’exemple, la troisième chambre civile A a pu retenir ce motif six fois sur ses 10 décisions retenant l’erreur de formalisme.

Pour les autres motifs ayant caractérisé l’erreur de formalisme selon la cour d’appel, il s’agit principalement de l’absence de signature de la caution, le fait que l’engagement ne soit pas rédigé directement de la main de la caution comme le prévoit la loi, ou encore l’absence de durée de l’engagement ou du montant de la caution en lettres. Cependant, il apparaît difficile de dégager plusieurs critères communs entre les chambres qui permettent de retenir l’erreur de formalisme tant les situations traitées divergent entre elles. Un arrêt (CA Lyon, 8e ch., 12 septembre 2017, n° 15/07075 N° Lexbase : A4463WRQ ) illustre cela puisque la cour n’a pas retenu l’erreur de formalisme pour absence de montant en lettres alors qu’elle l’a fait en 2018 dans un autre arrêt.

C’est donc en général l’absence d’un élément devant figurer dans les mentions manuscrites qui est le principal critère retenu par la cour pour caractériser l’erreur de formalisme.

La non-reconnaissance de l’erreur. Les cas où l’erreur de formalisme n’est pas retenue par la cour d’appel représentent la majeure partie des arrêts. En effet, sur notre échantillon général de 73 décisions, 45 arrêts ne retiennent pas l’erreur de formalisme, ce qui représente 62 % de refus. Après l’analyse qualitative d’un échantillon d’une quinzaine de ces arrêts, nous pouvons distinguer quelques critères justifiant ce refus. Tout d’abord, la cour d’appel écarte l’erreur de formalisme dans les cas où les parties font preuve d’une mauvaise foi manifeste. Les chambres choisissent soit de rejeter cette prétention, soit de la requalifier en dol. C’est le cas lorsque la caution revendique que l’écriture apposée sur l’engagement de caution ne relève pas de sa main, mais que l’expert graphologique atteste du contraire (CA Lyon, 3e ch. civ. A, 20 septembre 2018, n° 15/07007 N° Lexbase : A4516X7E). Ensuite, les chambres rejettent aussi l’erreur lorsque l’engagement correspond à une autre forme de cautionnement et que ce dernier peut ainsi être requalifié. Par exemple, dans un arrêt (CA Lyon, 8e ch., 8 novembre 2018, n° 17/04762 N° Lexbase : A8404YKH), les juges ont considéré que l’absence du mot « solidairement » ne constitue pas une erreur, mais une requalification de l’engagement en un cautionnement simple.

La position jurisprudentielle de la cour en matière de nullité selon les différents types d’erreurs. Bien qu’une erreur puisse être reconnue, celle-ci n’entraîne pas nécessairement la nullité. Cette subtilité est introduite par un arrêt de la Cour de cassation entre les erreurs matérielles et les erreurs qui affectent le sens et la portée de l’engagement (Cass. civ. 1, 11 septembre 2013, n° 12-19.094, FS-P+B+I N° Lexbase : A1490KLR) et semble avoir été reprise par les juges du fond. Cette distinction a permis d’analyser les effets de cette erreur lorsqu’elle est retenue, afin de déterminer si elle entache ou non la compréhension et le sens du contrat pour la caution.

Analyse du régime des nullités en application de la loi de 1989 sur les baux d’habitation. Si la réforme du 23 novembre 2018 a permis de simplifier considérablement le formalisme en exigeant simplement une signature de la caution à la suite des mentions dactylographiées, le contentieux avant 2018 a été particulièrement dense notamment sur la retranscription des mentions manuscrites de l’article 21-1 de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH. C’est ce contentieux qui a été abordé devant la cour d’appel de Lyon. Cette dernière ne retient pas, comme étant une nullité, l’absence de montant du cautionnement en lettres, même lorsque ce montant en lettres est mentionné, mais erroné. En effet, par une application littérale d’un texte silencieux sur ce sujet, les juges du fond se gardent de prononcer une nullité, n’allant ainsi pas au-delà du texte de loi. Cependant, en cas d’erreur sur un montant de la caution en lettres, la cour d’appel va adopter un raisonnement quelque peu différent puisqu’elle va retenir l’erreur et prendre en compte l’effet que peut avoir cette dernière sur la compréhension de l’engagement par la caution. Ainsi, nous avons pu voir dans les motivations de la cour, la prise en compte des conséquences de cette erreur sur « la portée réelle » de l’engagement de la caution (CA Lyon, 8e ch., 4 juillet 2017, n° 16/03429 N° Lexbase : A8901WLA). Les juges vont dès lors considérer qu’une erreur sur le montant en lettre n’est pas significative.

De manière plus générale, la nullité sera systématiquement prononcée par les juges en cas d’absence significative des mentions prévues par l’article 22-1 de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH. Toutefois, les juges font preuve d’une certaine souplesse lorsqu’ils sont face à des rectifications assez rapides de l’erreur (dans un délai de 24 h) ou en cas de régularisation dans un second engagement de caution.

Analyse du régime des nullités en application du Code de la consommation. Nous avons pu relever des problématiques similaires entre ce contentieux et celui de la loi n° 89-462, du 6 juillet 1989 N° Lexbase : L8461AGH. C’est notamment le cas pour l’absence du montant de la caution en lettres (CA Lyon, 3e ch., 6 avril 2017, n° 15/05604 N° Lexbase : A4183UX9). La cour a adopté le même raisonnement que précédemment énoncé, en restant fidèle à la lettre du texte.

En cas d’absence ou de rajout de mots, de phrases, la cour va analyser au plus près du cas d’espèce l’impact que peuvent avoir ces erreurs sur la portée réelle de l’engagement. Toutefois, une assez grande marge de manœuvre est laissée à la cour dans l’appréciation de l’erreur, puisque parfois, l’absence de deux mots, « paiement » (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 31 janvier 2019, n° 17/00180 N° Lexbase : A6939YUK) et « caution » (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 26 avril 2018, n° 16/00159 N° Lexbase : A9678XLZ) n’aura pas les mêmes conséquences. En effet, l’absence du premier n’entraîne pas la nullité alors que l’absence du second conduit à une nullité de l’engagement.

Toutefois, une question semble être assez spécifique et récurrente au formalisme du cautionnement dans ce contentieux. Si l’absence totale de signature de la part de la caution entraîne systématiquement la nullité du contrat (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 17 janvier 2019, n° 16/09264 N° Lexbase : A3817YTK), la place de la signature fait l’objet d’une application stricte des textes de la part de la cour. En effet, elle a considéré qu’une signature apposée au milieu des mentions manuscrites « affecte la portée des mentions imposées par la loi, dès lors que la signature manifeste le consentement de son auteur » (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 31 janvier 2019, n° 15/05787 N° Lexbase : A7399YUL). La nullité est ainsi systématiquement prononcée.

Analyse du régime des nullités en application du droit commun. Le contentieux sur le formalisme des engagements de caution sur le fondement du droit commun est minime. En effet, il représente 4 décisions sur les 73 rendues entre 2016 et 2020. L’article de référence concernant le formalisme en droit commun est l’article 2292 du Code civil N° Lexbase : L0134L8H qui dispose que « le cautionnement ne se présume point ; il doit être exprès, et on ne peut pas l’étendre au-delà des limites dans lesquelles il a été contracté ». Cependant, le peu d’arrêts rendus dans ce contentieux l’ont été en application d’autres articles du Code civil, adaptés à la situation qui se présentait à la cour d’appel. Nous constatons tout de même que la distinction entre erreur matérielle et erreur qui altère la compréhension de la portée et de l’étendue de l’engagement est également applicable en droit commun. En effet, dans un arrêt (CA Lyon, 3e ch. A, 18 février 2016, n° 14/01818 N° Lexbase : A7792Q84), la cour considère que la mention manuscrite apposée par la caution, bien qu’erronée, n’a pas affecté la validité du contrat de cautionnement puisque la caution a parfaitement pris connaissance de l’étendue de son obligation en lisant la mention prérédigée. Une comparaison des trois autres décisions faisant application du droit commun nous démontre que l’erreur sur le formalisme n’est jamais constatée puisque la cour d’appel rejette les prétentions de la caution ou bien statue de nouveau en ordonnant la vérification de l’écriture et de la signature de la caution. Ainsi, le peu de décisions rendues à propos du formalisme en droit commun ne permet pas d’établir des points de comparaison intéressants avec les autres contentieux.

Après avoir évoqué les problématiques liées aux conditions de formations du contrat, nous allons nous intéresser aux questions de droit soulevées lors de l’exécution du contrat de cautionnement.

II. Le contentieux relatif à l’exécution du contrat de cautionnement

À ce titre, les devoirs à la charge du créancier représentent l’essentiel du contentieux, que ce soit concernant le manquement au devoir d’information du créancier envers la caution (A), ou concernant le manquement au devoir de mise en garde (B).

A. Le manquement au devoir d’information de la caution

Observations statistiques générales. Ce contentieux représente 20 % de la totalité des arrêts que nous avons étudiés (86 sur 429). Le manquement au devoir annuel d’information a été retenu dans 66 % des cas par la cour d’appel, c’est-à-dire dans 57 arrêts, et ne l’a pas été dans 34 % des cas, c’est-à-dire dans 29 arrêts. La reconnaissance du manquement au devoir annuel d’information par la cour d’appel l’a été sur le fondement de trois articles différents : l’article L. 313-22 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L7564LBR (36 arrêts, soit 56 % des cas), l’article L. 341-6 du Code de la consommation N° Lexbase : L1154K7U (19 arrêts, soit 33 % des cas), et enfin par une combinaison des articles L. 314-17 N° Lexbase : L1202K7N et L. 333-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1161K77 (2 arrêts, soit 4 % des cas).

Statistiques sur la sanction du manquement. La sanction du manquement au devoir annuel d’information est la déchéance des intérêts, mais la cour d’appel n’a pas toujours prononcé cette sanction, alors même qu’elle a retenu le manquement. Sur les 57 arrêts où la cour d’appel a retenu le manquement, elle a prononcé la déchéance des intérêts dans 93 % des cas (53 arrêts), et ne l’a pas prononcé dans 7 % des cas (4 arrêts). En effet, dans certains cas, la cour d’appel a considéré que le non-respect de l’obligation d’information n’avait pas d’incidence sur le montant de la créance. C’est notamment le cas lorsque le montant réclamé par le créancier est inférieur au montant pour lequel la caution s’est engagée (CA Lyon, 3e ch. A, 24 septembre 2020, n° 18/00728 N° Lexbase : A79723US), ou inférieur au montant des sommes restant dues (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 20 septembre 2018, n° 16/02010 N° Lexbase : A4375X78).

L’obligation d’informer la caution annuellement sur le montant de l’engagement. À travers l’étude de la jurisprudence de la cour d’appel de Lyon, il a été analysé que tous les articles existants n’ont pas forcément été mis en exergue par les juges du fond au visa de leurs décisions. C’est le cas notamment du droit commun avec l’article 2293 du Code civil N° Lexbase : L0162L8I concernant le contrat indéterminé dans son montant. Cela peut s’expliquer, notamment, par le fait que le droit commun trouve peu à s’appliquer face aux droits spéciaux.

En revanche, deux articles ont été de nombreuses fois rappelés. Il s’agit de l’article L. 313-22 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L7564LBR, qui concerne le contrat de cautionnement établi entre un établissement de crédit et une caution choisie par l’entreprise, en général le dirigeant de cette dernière, et de l’article L. 341-6 du Code de la consommation N° Lexbase : L1154K7U, qui concerne le contrat de cautionnement entre un créancier professionnel et une personne physique. Ces deux articles font peser sur le créancier l’obligation de faire connaître à la caution personne physique, au plus tard avant le 31 mars de chaque année, le montant du principal et des intérêts, commissions, frais et accessoires restant à courir au 31 décembre de l’année précédente au titre de l’obligation garantie, ainsi que le terme de cet engagement.

Si cela n’est pas respecté, les juges du fond de la cour d’appel de Lyon le sanctionnent, et il s’avère que la sanction est identique pour les deux articles : la déchéance des pénalités ou intérêts de retards échus.

En pratique, les statistiques ont montré que sur les 57 arrêts où le manquement au devoir d’information a été retenu, 24 d’entre eux ont été rendus au visa de l’article L. 313-22 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L7564LBR, et 30 d’entre eux ont été rendus au visa de l’article L. 341-6 du Code de la consommation N° Lexbase : L1154K7U, et ce pour diverses raisons.

Par exemple, concernant les modalités de forme de l’information à la caution, elle avait considéré, dans un arrêt du 16 juin 2016 (CA Lyon, 3e ch. A, 16 juin 2016, n° 14/05454 N° Lexbase : A2015RTS), qu’il y avait manquement au devoir d’information annuel sur le montant de l’engagement, lorsque le créancier avait envoyé un simple courrier à la caution à la mauvaise adresse.

De surcroît, concernant les modalités de fond, les juges ont considéré, dans un arrêt du 11 mai 2017 (CA Lyon, 3e ch. A, 11 mai 2017, n° 16/00008 N° Lexbase : A5448WCR), que l’envoi des courriers par la banque aux cautions ne correspondait pas à une information complète et exhaustive sur leurs engagements et leur terme, était de nature à engendrer la reconnaissance d’un manquement au devoir d’information annuel.

Concernant la charge de la preuve en tant que telle, dans un arrêt du 28 mai 2020 (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 28 mai 2020, n° 17/00484 N° Lexbase : A38763MI), la cour avait considéré que les listings établis unilatéralement par la banque correspondant aux lettres envoyées dans le cadre de son obligation d’information ne suffisaient pas, ou encore, dans un arrêt du 13 décembre 2018 (CA Lyon, 3e ch. A, 13 décembre 2018, n° 17/05991 N° Lexbase : A3656YQH), que le simple fait de verser au dossier des copies de lettres d’information ne prouve pas l’envoi de ces lettres. En outre, dans un arrêt du 29 novembre 2018 (CA Lyon, 3e ch. A, 29 novembre 2018, n° 17/01186 N° Lexbase : A5062YNS), elle avait aussi affirmé que le fait pour une banque de ne pouvoir fournir la preuve qu’elle a bien informé la caution, car elle utilisait un système automatisé, n’était pas de nature à la déresponsabiliser de son devoir d’information. Nous observons donc que les juges du fond apprécient largement le manquement au devoir d’information.

En effet, nous comprenons que ce qui importe est la preuve que rapporte ou non le créancier. Généralement, lorsqu’une banque, par exemple, ne parvient pas à prouver qu’elle a bien informé la caution, par n’importe quels moyens d’ailleurs, la cour d’appel est catégorique et statue sur le manquement au devoir d’information annuel et sanctionne donc par la déchéance des intérêts.

Cependant, la cour d’appel rappelle que la preuve du devoir d’information par le créancier ne comprend pas la preuve du fait que la caution ait bien reçu l’information envoyée (Cass. civ. 1, 2 octobre 2002, n° 01-03.921, publié au bulletin N° Lexbase : A9105AZA).

L’obligation d’informer la caution de la défaillance du débiteur. Elle se retrouve à l’article L. 314-17 du Code de la consommation N° Lexbase : L1202K7N, qui concerne le contrat de cautionnement de crédit, y compris immobilier, consenti à des particuliers et à l’article L. 333-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1161K77 qui concerne le contrat de cautionnement de personnes physiques qui s’engagent au profit d’un créancier professionnel.

L’idée générale de ces deux articles est que le créancier professionnel doit informer la caution personne physique de la défaillance du débiteur, et ce, dès le premier incident de paiement non régularisé. La sanction est la même pour les deux articles, on peut notamment la trouver à l’article 47 de la loi n° 94-126 du 11 février 1994 N° Lexbase : O6802BT4 : la caution ne saurait être tenue au paiement des pénalités ou intérêts de retard échus entre la date de ce premier incident et celle à laquelle elle en a été informée.

Sur 57 arrêts où la cour d’appel a décidé de retenir le manquement au devoir d’information de la part du créancier, il s’est avéré que trois d’entre eux ont été rendus aux visas des articles L. 314-17 N° Lexbase : L1202K7N et L. 333-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1161K77.

En pratique, les raisons pour lesquelles le manquement au devoir d’information sur la défaillance du débiteur a pu être retenu sont diverses et démontrent une forme de sévérité de la part des juges d’appel envers les créanciers et donc, par extension, révèlent une réelle protection pour la caution, avertie ou non. Par exemple, concernant la preuve de l’information de la caution, dans un arrêt du 24 septembre 2020 (CA Lyon, 3e ch. A, 24 septembre 2020, n° 18/00728 N° Lexbase : A79723US), la cour considère que l’assignation en paiement ne peut pas constituer la preuve du respect de cette obligation par la banque.

Concernant la défaillance du débiteur en tant que telle, dans un arrêt du 26 janvier 2016 (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 26 janvier 2016, n° 14/02395 N° Lexbase : A6758N43), la cour d’appel de Lyon a considéré que l’arrêt du paiement des obligations du débiteur pendant plusieurs mois sans que la banque ne prévienne le créancier est un manquement à ce devoir. De plus, les juges du fond avaient indiqué que le fait qu’il n’y ait pas de preuve d’information de la défaillance du débiteur après le premier incident de paiement du débiteur caractérise le manquement au devoir d’information.

Enfin, concernant le statut de la caution, dans un arrêt du 8 juin 2017 (CA Lyon, 3e ch. A, 8 juin 2017, n° 16/03895 N° Lexbase : A0083WHK) les juges du fond ont affirmé que l’obligation d’information de la banque à la caution sur la défaillance s’applique, quelles que soient les fonctions que la caution occupe, et donc même si la caution est cogérante de la société. Ainsi, une caution gérante d’une société, société qui se trouve être le débiteur principal du contrat de cautionnement, détient les mêmes droits d’information qu’une caution qui n’a pas de visu et de lien direct avec les activités du débiteur principal. Ainsi, la cour d’appel respecte littéralement les articles L. 314-17 N° Lexbase : L1202K7N et L. 333-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1161K77.

Les juges, à travers toutes leurs décisions, protègent réellement la caution, sûrement du fait qu’il s’agit d’une personne physique. Cela est intéressant, car leurs décisions peuvent dissuader les créanciers professionnels, notamment au travers de la sanction qui en découle.

Après avoir étudié le devoir annuel d’information, nous allons évoquer le devoir de mise en garde, qui en cas de manquement, peut entraîner l’engagement de la responsabilité du créancier.

B. Le devoir de mise en garde

Objectifs du devoir de mise en garde. Le devoir de mise en garde a pour finalité d’alerter la caution de manière circonstanciée. Il a vocation à la protéger contre son propre endettement personnel et l’insolvabilité du débiteur principal né de l’octroi du prêt garanti. À cet effet, il impose au prêteur de prévenir la caution des risques d’endettement et de vérifier sa capacité financière au regard de ses revenus et de son patrimoine.

L’incidence du caractère averti ou non averti de la caution. Pour que le devoir de mise en garde incombe au prêteur, il faut que ce dernier se trouve face à une caution non avertie en principe, c’est-à-dire celle qui n’est pas à même, par les connaissances ou informations en sa possession, d’apprécier les risques liés à l’opération qu’elle cautionne. C’est sur l’appréciation in concreto de cette qualité avertie ou non que se cristallise une grande partie de la jurisprudence de la cour d’appel de Lyon concernant le devoir de mise en garde, et il s’avère que cette question relève essentiellement de la casuistique.

Il est toutefois permis, avec une analyse approfondie de cette jurisprudence, de dégager une tendance générale en la matière. Jusqu’à un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 22 mars 2016 (Cass. com., 22 mars 2016, n° 14-20.216, FS-P+B N° Lexbase : A3599RAK), il était de jurisprudence constante que la qualité de dirigeant social faisait présumer le caractère averti. Mais dans cet arrêt, la Cour de cassation affirme que le fait qu’une caution soit avertie « ne pouvait se déduire de sa seule qualité de dirigeant et associé de la société débitrice principale ». Depuis lors, la cour d’appel applique systématiquement ce raisonnement et s’emploie à faire ressortir le caractère averti ou non de la caution à travers l’analyse de circonstances particulières (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 28 avril 2016, n° 14/01940 N° Lexbase : A4705RLT). Pour ce faire, la cour se réfère aux compétences réelles de la caution en tenant compte de sa formation, de son expérience professionnelle, de l’ancienneté dans l’exercice de ses fonctions, de son implication dans l’activité de la société débitrice, ou encore de son âge (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 10 novembre 2016, n° 15/01619 N° Lexbase : A3930SGN), et ce sur la base de curriculum vitae ou de certificats de travail (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 24 octobre 2019, n° 17/04436 N° Lexbase : A4936ZSM). Le contrat cautionné est également un élément étudié par la cour d’appel dans son raisonnement pour retenir le caractère averti ou non de la caution. À titre d’exemple, la cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 3 mars 2016 (CA Lyon, 3e ch. A, 3 mars 2016, n° 14/09238 N° Lexbase : A1136QES), ne se contente pas de constater que la caution est dirigeante pour retenir qu’elle est avertie, mais retient qu’elle a, en outre, la qualité de gérant du titulaire du compte, dont la seule question de l’ouverture d’une ligne de crédit était discutée, et qu’elle est donc présumée connaître la situation de son entreprise. Ladite caution ne peut alors revendiquer l’exécution d’un quelconque devoir de mise en garde.

Ainsi, la caution avertie ne peut en principe rechercher la responsabilité de la banque, sauf dans une hypothèse. Il s’agit du cas où la banque aurait eu sur son patrimoine, ses revenus et ses facultés de remboursement prévisibles, en l’état du succès escompté de l’opération financée, des informations qu’elle aurait elle-même ignorées.

Ce n’est qu’une fois la qualité de caution, avertie ou non, envisagée que la cour d’appel de Lyon s’emploie à vérifier le caractère disproportionné ou non de l’engagement de caution qui est une condition cumulative.

L’analyse de la disproportion manifeste existante entre le montant du cautionnement et les ressources de la caution par les juges du fond. Le thème de la disproportion est central dans la question du cautionnement, elle peut être le cœur du litige, mais peut également s’ajouter à d’autres problématiques telles que le devoir de mise en garde. Dans ce cadre, elle représente 62 arrêts sur 429. Sur les 62 arrêts concernant le devoir de mise en garde, seulement 2 ont retenu le manquement au devoir. Autrement dit, 97 % ne l’ont pas retenu.

Concernant l’appréciation de cette disproportion, il faut que le cautionnement crée un risque d’endettement excessif chez la caution compte tenu de ses capacités financières, c’est-à-dire au regard de son revenu et du montant du cautionnement, selon la cour d’appel de Lyon (CA Lyon, 3e ch. A, 9 novembre 2017, n° 16/05529 N° Lexbase : A3145WY7).

Le juge est alors tenu de vérifier si le montant de l’emprunt dépasse les facultés de remboursement de l’emprunteur ou de la caution, dans le cadre d’une analyse in concreto (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 22 mars 2016, n° 14/04771 N° Lexbase : A7599Q9C). La situation maritale de la personne est souvent également prise en compte par les juges pour ce faire (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 29 novembre 2018, n° 16/09026 N° Lexbase : A5378YNI).

Nous nous sommes questionnés sur l’utilisation, par la cour d’appel, de cette notion « d’endettement excessif » en lieu et place de la notion de disproportion manifeste. Aussi, nous avons pu constater qu’au travers de cette notion, les juges avaient tendance à examiner minutieusement les capacités de remboursement, et notamment les revenus. Or dans le cadre de la disproportion manifeste, l’analyse est faite sur la totalité du patrimoine en question. De plus, les juges du fond apprécient particulièrement la capacité financière de la caution et non l’opportunité économique de l’opération financée (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 septembre 2018, n° 17/01828 N° Lexbase : A2107X78).

La caution doit, comme en matière de disproportion manifeste, démontrer que lors de la conclusion de son engagement, sa situation financière ne lui permettait pas de faire face au remboursement des prêts consentis. À titre d’exemple, dans un arrêt de la cour d’appel (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 17 janvier 2019, n° 16/04430 N° Lexbase : A4133YTA), la caution n’a pu produire aucun élément comptable établissant qu’à la date de conclusion de l’accord, les engagements pris de réduction du découvert étaient inadaptés aux capacités financières de la société. Il semblerait alors que le devoir de mise en garde de la banque ait pour corollaire un devoir de la caution de mettre à disposition de la banque les documents nécessaires pour apprécier l’éventuel risque d’endettement.

L’étendue du devoir de mise en garde et son application au sous-cautionnement. La cour d’appel a été saisie de la question de savoir si la caution était elle-même tenue d’un devoir de mise en garde envers la sous-caution. Les juges du fond ont estimé que la protection instituée par les articles L. 331-1 nouveau et suivants du Code de la consommation N° Lexbase : L1165K7B consacrés au crédit ne peut être invoquée par la caution que dans ses rapports avec le dispensateur de crédit (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 10 novembre 2016, n° 15/01619 N° Lexbase : A3930SGN).

La charge de la preuve du devoir de mise en garde. En ce qui concerne la charge de la preuve, la cour d’appel (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 28 mars 2019, n° 17/04434 N° Lexbase : A7812Y7H) a rappelé qu’il appartient à l’emprunteur qui invoque le manquement d’une banque à son obligation de mise en garde d’apporter la preuve de l’inadaptation de son engagement par rapport à ses capacités financières ou d’un risque d’endettement qui serait né de l’octroi du crédit. Il appartient alors à la banque qui soutient être dispensée de cette obligation de prouver que l’emprunteur est averti et, lorsque l’existence de l’obligation de mise en garde de la banque est établie, il lui appartient d’établir qu’elle a rempli son obligation.

Lien entre la disproportion et le devoir de mise en garde. Yves Picod nous fait part d’un constat que nous avons également pu remarquer au travers du raisonnement de la cour : le devoir de mise en garde a vocation à s’effacer lorsque l’engagement de la caution est proportionné et, à l’inverse, ce devoir d’alerte se justifie en raison du constat d’une disproportion (Y. Picod, « Devoir de mise en garde de la caution et exigence de proportionnalité : le chemin sinueux de l’autonomie, Cour de cassation, com. 1er juillet 2020 », AJ contrat 2020, p. 572). Cependant, l’absence de disproportion ne légitime pas nécessairement une dispense d’alerter les cautions profanes sur les conséquences de leur engagement. Il faut donc distinguer l’exigence de proportionnalité et le devoir de mise en garde. De plus, le devoir de mise en garde ne s’impose qu’aux cautions non averties, contrairement à l’exigence de proportionnalité.

Les juges du fond se focalisent donc sur l’analyse de la création par le cautionnement d’un risque d’endettement excessif chez la caution compte tenu de ses capacités financières. Cela permet de saisir pourquoi les juges du fond font fi de l’emploi de la notion autonome de disproportion, qui est plus vague. Aussi, l’importance de cette différence est illustrée au travers des divergences de sanctions encourues en cas de manquement au devoir de mise en garde ou de disproportion manifeste.

Les conséquences du défaut de mise en garde par les juges du fond. Le terrain des sanctions constitue un enjeu majeur pour les parties, puisque la survie du contrat peut en dépendre et la sanction applicable en cas de manquement au devoir de mise en garde est moins avantageuse pour la caution qui s’en prévaut que celle applicable en cas de disproportion manifeste, car il s’agit d’une question de responsabilité civile. En effet, le manquement au devoir de mise en garde est sanctionné par l’allocation de dommages et intérêts, qui sont généralement d’un montant égal à celui pour lequel la caution est appelée ; alors que la sanction en cas de disproportion manifeste est l’impossibilité de se prévaloir de l’engagement de caution. La sanction est également moins avantageuse que celle applicable en cas de vice du consentement qui est la nullité pure et simple du contrat.

Cette différence est expliquée clairement par la cour d’appel : la sanction d’un manquement du banquier dispensateur de crédit à son obligation de mise en garde réside dans la réparation de la perte de chance pour la caution de ne pas contracter ; elle donne lieu le cas échéant à l’octroi de dommages-intérêts, mais ne prive pas le banquier de la possibilité de se prévaloir du cautionnement ni n’entraîne la décharge de la caution (CA Lyon, 1re ch. civ. A, 28 mars 2019, n° 17/04434 N° Lexbase : A7812Y7H). Tant l’enjeu des sanctions est important, les parties peuvent parfois aller jusqu’à arguer que le prêteur a manqué à son devoir de mise en garde à tel point que cela constituerait un vice du consentement, pour obtenir une sanction plus avantageuse. Mais la cour d’appel de Lyon refuse catégoriquement ce genre de raisonnement (CA Lyon, 1re ch. civ. B, 18 octobre 2016, n° 15/04394 N° Lexbase : A2580R83).

Pour cette raison, dans les arrêts, le manquement au devoir de mise en garde est un moyen quasi toujours subsidiaire ou infiniment subsidiaire, après une demande de nullité pour vice du consentement ou une demande en disproportion manifeste. Aussi, lorsque la cour d’appel tranche en faveur d’une disproportion, elle s’attarde rarement sur la question du défaut de mise en garde, et lorsqu’elle tranche en faveur d’une nullité, il n’y a pas lieu de se pencher sur la question puisque le contrat de cautionnement est nul en tout état de cause.

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Le 21 Février 2023

« La reconnaissance de dette »

 Thèse de Mme Rebecca Frering soutenue le 5 décembre 2022

La thèse s’intitule « La reconnaissance de dette » et a été réalisée sous la direction de Monsieur le Professeur François Chénedé. Elle a été soutenue le 5 décembre 2022 à l’Université Lyon III devant un jury composé de Monsieur le Professeur Guillaume Wicker (Université de Bordeaux), Monsieur le Professeur Thomas Genicon (Université Paris II), Madame le Professeur Cécile Pérès (Université Paris II), Monsieur le Professeur William Dross (Université Lyon III), Monsieur le Professeur François Chénedé (Université Lyon III) et Maître Claire Rameix-Séguin (avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation).

La reconnaissance de dette est un acte courant, pratiqué depuis fort longtemps, mais pour lequel aucune étude d’ensemble n’avait été réalisée. Étudiée à titre incident et au service de démonstrations diverses (cause, preuve, donations déguisées, etc.), elle donne lieu à des qualifications diverses, voire contradictoires. Cette incertitude rend son régime juridique nébuleux. Aussi, ce travail s’emploie-t-il à déterminer la nature juridique de la reconnaissance de dette (partie 1), afin d’en bâtir un régime juridique cohérent (partie 2).

La recherche de la nature juridique de la reconnaissance de dette implique d’étudier chacune des qualifications envisagées par la doctrine et de les retranscrire, avant de les discuter. Ces analyses doctrinales sont bien souvent influencées par l’histoire – parfois très ancienne – et le droit comparé. L’étude de la reconnaissance de dette, placée à la croisée de plusieurs chemins du droit civil, requiert également d’éclaircir certains actes gravitant autour d’elle, telle la reconnaissance de filiation, et parfois sombrés dans l’oubli, tel l’acte récognitif. Plus largement, l’entreprise de qualification de cet acte met à l’épreuve la théorie de l’acte juridique, aucune catégorie ne semblant décrire exactement ses effets (titre 1). Les modes de preuve, plus propices à appréhender les effets de la reconnaissance de dette, ouvrent quant à eux une voie féconde, à condition de concilier cette notion avec sa nature d’acte juridique. Tout à la fois mode de preuve et acte juridique, la qualification d’aveu semble être la seule appropriée (titre 2).

La construction du régime juridique de cet acte doit se faire sous le signe d’un compromis entre sa nature d’acte juridique et celle de mode de preuve. Si, en vertu de l’article 1100-1 du Code civil N° Lexbase : L0591KZW, le droit commun des contrats lui est applicable « en tant que de raison », encore faut-il que celui-ci s’accorde avec sa nature probatoire. L’étude des conditions d’efficacité de la reconnaissance de dette (titre 1) implique alors de concilier des règles souvent différentes et parfois même contradictoires en revenant au sens premier de la règle. La nature d’aveu de la reconnaissance de dette conduit à substituer le jeu de la preuve contraire au fondement de la cause – au demeurant inadapté – pour la contrôler. Combinée à sa nature d’acte juridique, cette nature probatoire confère aux vices du consentement une place singulière. Les effets de la reconnaissance de dette (titre 2), des plus prévisibles – la preuve et la prescription – aux plus inattendus – le déguisement de la donation –, doivent également être réétudiés à l’aune de cette nature hybride. Acte juridique unilatéral émanant du débiteur, elle éprouve certaines règles régissant la preuve et l’interruption de prescription. Cette unilatéralité commande également de repenser la justification de la donation déguisée construite sur le modèle conventionnel et pour laquelle la reconnaissance de dette est pourtant fréquemment employée.

***

« Blockchain et droit fiscal : essai sur la nature de la blockchain »

 Thèse de M. Pablo Guedon, soutenue le 5 décembre 2022

Thèse soutenue publiquement le 5 décembre 2022 devant un jury composé des professeurs Hervé Causse (président), Daniel Gutmann (rapporteur), Polina Kouraleva-Cazals, Marc Mignot, Ariane Périn-Dureau (rapporteure) et de Monsieur Cavalier (directeur de thèse).

La relation entre le droit fiscal et la blockchain est tumultueuse. Chaque nouvel actif ou nouvelle relation économique émanant de la technologie paraît mettre à l’épreuve cette branche du droit par la prétendue rupture opérée avec l’existant. Une telle situation paraît cependant due au tropisme réductionniste qui préside actuellement à l’appréhension du phénomène. La prise en compte des seules applications de la blockchain empêche la saisie globale d’une réalité mouvante, en constante diversification, rendant le droit démuni face à l’apparition de chaque nouveauté économique. À l’inverse, l’approche systémique offre un prisme de lecture alternatif qui permet une compréhension d’ensemble de l’objet étudié. Elle conduit à considérer les blockchains elles-mêmes, sans les réduire à leurs diverses applications économiques, et à qualifier chacune d’entre elles d’ordre juridique anational et aterritorial réunissant une communauté d’utilisateurs. Cette démarche renouvelée révèle que ce sont les normes de ce système juridique, et leur sanction ex ante, qui organisent les nouvelles relations économiques et conduisent l’appropriation des nouvelles choses de valeurs – réunies sous la bannière générique des cryptoactifs – qui mettent sous tension les règles fiscales. Le recours à la systémique explique ainsi la multiplication et la diversité infinies des relations, valeurs et entités que la technologie fait naître : la diversité des normes d’un système juridique n’a de limite que celle qu’il fixe. Aussi, les applications économiques de la blockchain sont appelées à se diversifier et, en l’absence de changement de paradigme, continueront à mettre à l’épreuve le droit fiscal. La résolution des achoppements actuels et futurs dépend de l’appréhension du phénomène dans sa généralité, permettant de traiter fiscalement ses différentes émanations économiques, au fur et à mesure de leur apparition, selon une logique générale préalablement déterminée.

Le système juridique ne considérant que ce qu’il qualifie, l’organisation des rapports intersystémiques passe nécessairement par la qualification de l’objet à appréhender. La présente étude propose ainsi une catégorie réceptionnant les blockchains, à laquelle est adjoint un régime mettant en œuvre la technique juridique de l’assimilation pour déterminer le traitement fiscal de leurs applications. La démarche ne consiste qu’à étendre la méthode employée en droit fiscal positif pour imposer les entités issues d’ordres juridiques étrangers, inconnues du droit français. Les blockchains étant des systèmes juridiques tiers, la technique semble tout indiquée pour réceptionner les entités, valeurs et droits qu’elles font apparaître. Le syllogisme à double détente, mis en place par la catégorie et le régime proposés, permet la saisie d’une réalité protéiforme selon une logique générale et cohérente, alors qu’elle apparaissait initialement rétive à toute appréhension globale. En outre, la généralité ne sacrifie aucunement la singularité des situations. Le traitement fiscal est différencié pour les applications différentes, mais également identiques, pour chacune d’entre elles, aux entités du droit étatique auxquelles elles ressemblent le plus. La technologie, par son caractère normatif, ne fait que structurer des relations économiques aux visages multiples qui ne sont pas strictement identiques à celles qui recourent à d’autres solutions juridiques, mais qui ne sont, pour autant, pas substantiellement différentes. La blockchain n’a pas créé de besoins nouveaux pour les individus et entités. Elle offre simplement des moyens alternatifs à l’organisation de rapports économiques, dont l’innovation repose généralement sur l’unique fait de se passer d’intermédiaires. Une telle approche du phénomène conduit ainsi à respecter le délicat compromis entre, la garantie des recettes de l’État, la sécurité juridique des contribuables, et la neutralité fiscale afin de sauvegarder leurs libertés.

***

« La responsabilité civile et internet»

 Thèse de Mme Ameni Kchaou, soutenue le 19 décembre 2022

1) Objet de l’étude 

La nouveauté du support internet et les spécificités qui le caractérisent ont fait émerger de nouveaux types de dommages causant préjudices aux individus. Également, l’immatérialité du réseau internet et le dépassement des frontières spatiales et géographiques qui caractérise ce réseau a fait élargir d’une part, les auteurs potentiels des faits dommageables, et les victimes potentielles de ces faits. La nécessité de la réparation des victimes de ces dommages a posé la question du fondement de la responsabilité civile des auteurs de ces faits dommageables sur ce réseau.

En l’absence d’un cadre juridique spécifique à la responsabilité civile sur internet soit en droit français ou en droit tunisien également, le rattachement des dommages causés sur ce réseau au régime classique de la responsabilité sera la seule solution afin de ne pas laisser ces dommages sans réparation. Réparer les dommages causés sur ce réseau que ce soit sur les fondements subjectifs ou objectifs de la responsabilité civile sera un défi.

Cette thèse va traiter la capacité de la matière de la responsabilité civile d’intégrer de nouveaux types de dommages caractérisés comme dommages modernes notamment les dommages du numérique et plus particulièrement, les faits dommageables commis via internet.

2) Démarche retenue

Dans un premier temps, j’ai traité les conditions de la responsabilité civile. Le fait générateur, le dommage et le lien de causalité. Après plusieurs recherches, je suis arrivée à la conclusion qu’internet ne pose pas de particularités concernant le lien de causalité.

Pour les dommages, internet a, d’une part, influencé sur cette condition de responsabilité en présentant de nouveaux types de dommages pouvant être qualifiés de dommages immatériels.

D’autre part, l’évolution d’internet a amplifié les dommages existants en facilitant leur pratique à travers ce support accessible à tous. Prenant l’exemple de la diffusion sur internet de ce qui semble être une conversation privée enregistrée ou filmée par une personne sur place avec un téléphone portable, ou la diffusion d’une image d’une personne prise avec un smartphone sans son consentement. Toutes ces atteintes sont facilitées par internet et constituent une ingérence à la vie privée des individus.

S’agissant du fait générateur comme étant l’une des conditions de la responsabilité civile, ma priorité a été de trouver un fondement pour demander des dommages et intérêts aux auteurs de comportements préjudiciables sur internet. Sur quels fondements la victime d’un dommage subi sur le réseau internet peut-elle réclamer la réparation de ces dommages ?

3) Plan de thèse 

La thèse proposée est ainsi structurée selon deux angles d’approches. Il s’agit, d’abord, de recourir à la faute comme fondement de la responsabilité civile sur internet (partie 1), puis de rechercher d’autres fondements possibles de la responsabilité civile pour les dommages causés sur ce réseau (partie 2).

4) Membres du jury

M. Olivier Gout, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Codirecteur de thèse.

M. Nomen Rekik, Professeur à la faculté de droit de Sfax, Université de Sfax, Codirecteur.

Mme Ingrid Maria, Professeur à l’Université Grenoble Alpes, Rapporteure.

Mme Fadoua Kahouaji, Maître de conférences, Faculté de droit et sciences politique, Université de Tunis El Manar, Rapporteure.

Mme Bélinda Waltz-Teracol, Maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Examinateur.

M. Mohamed Kessentini, Professeur à la faculté de droit de Sfax.

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[Thèse] Position de thèses

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Le 27 Juillet 2022

Les nomenclatures de préjudices en droit de la responsabilité civile

Émeline Augier-Francia

1. Objet de l’étude. Il y a une vingtaine d’années, la technique des nomenclatures de préjudices était inconnue en droit de la responsabilité civile. Toutefois, en raison d’un phénomène de multiplication et de diversification des préjudices indemnisables, ces instruments sont devenus essentiels, afin d’offrir aux victimes une réparation à la fois plus cohérente et plus harmonisée (ainsi que pour faciliter le recours subrogatoire des tiers-payeurs). Par leur vocation méthodologique, ces outils offrent aux professionnels (magistrats, assureurs, fonds d’indemnisation, experts, avocats, etc.) un modèle de référence, auquel ils peuvent communément se reporter dans leur démarche indemnitaire, afin de transcrire – de manière plus transparente et plus égalitaire – une atteinte dommageable (réalité factuelle) en différents préjudices réparables (réalité juridique). En cela, les nomenclatures de préjudices permettent donc de contrôler la mise en œuvre du principe de réparation intégrale, et répondent à une mission de protection de l’intérêt des victimes (ou de « justice indemnitaire ») qui imprègne le droit de la responsabilité civile depuis le début du XXIe siècle.

2. Démarche retenue. Le choix a été fait d’analyser parallèlement trois outils : la nomenclature des préjudices corporels présentée à la chancellerie en 2003 par la commission dirigée par Madame le professeur Yvonne Lambert-Faivre ; la nomenclature des préjudices corporels élaborée en 2005 sous l’égide de Monsieur Jean-Pierre Dintilhac ; ainsi que la nomenclature des préjudices environnementaux publiée en 2012 sous la direction scientifique de Messieurs les professeurs Laurent Neyret et Gilles Martin.

3. Apports de la recherche. Le travail de recherche qui a été mené présente une triple ambition. Premièrement, il propose de mener une réflexion d’ensemble visant à approfondir nos connaissances générales sur ces outils et à en apprécier la normativité juridique. Deuxièmement, il propose de rendre compte de leur degré d’effectivité auprès des différents acteurs indemnitaires, et plus spécifiquement de leur participation au développement d’un processus de standardisation de la réparation accordée par les magistrats. Troisièmement, il propose de venir en souligner la perfectibilité et de s’interroger sur leurs perspectives d’évolutions en droit interne et en Europe. En ce sens, les travaux menés suggèrent certaines améliorations structurelles visant à renforcer l’attractivité et l’efficacité des modèles existants, et préconisent également l’adoption d’un modèle de nomenclature des préjudices économiques.

4. Conclusions. La thèse qui est présentée offre donc une analyse générale de l’empreinte des nomenclatures de préjudices en droit de la responsabilité civile. Elle permet de démontrer en quoi ces instruments s’inscrivent, d’après nous, dans l’affirmation d’une spécialisation contemporaine du droit de la réparation, donc à une extension des règles classiques de la responsabilité civile, ainsi qu’à un renouvellement de ses sources.

5. Plan de la thèse. La thèse proposée est ainsi structurée selon deux angles d’approches. Il s’agit, d’abord, d’analyser le rôle des nomenclatures de préjudices (Partie 1), puis d’en mesurer les effets en droit de la responsabilité civile ; d’en apprécier la portée (Partie 2).

Thèse soutenue en droit privé, le 27 novembre 2020 à Lyon

Membres du jury :

  • Stéphanie Porchy-Simon, Directrice de thèse, Professeure des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Mireille Bacache, Rapporteure, Professeure des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ;
  • Stéphane Gerry-Vernières, Rapporteur, Professeur des universités, Université Grenoble-Alpes ;
  • Patrice Jourdain, Président du jury, Professeur des universités émérite, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris ;
  • Jonas Knetch, Professeur des universités, Université Jean-Monnet, Saint-Étienne.

L’ubiquité des biens

Florent Berthillon

Les œuvres de l’esprit, les inventions ou les marques ont la particularité d’être douées d’ubiquité. Cette expression désigne leur faculté de se concrétiser dans un nombre de supports potentiellement infini, et ce dans le monde entier. Par exemple, une marque peut être apposée sur une infinité de marchandises, un film projeté dans toutes les salles du monde. L’ubiquité recèle donc deux dimensions : l’une a trait à la capacité de la chose à faire l’objet d’usages simultanés, l’autre relève de la détermination de la chose dans l’espace.

L’ubiquité fédère les biens intellectuels en même temps qu’elle les distingue de tous les autres. Qu’il soit matériel ou non, tout autre objet de propriété est rival dans son usage et localisable en un point donné de l’espace. Il faut donc écarter l’opposition des biens corporels et incorporels au profit d’une autre distinction, dans laquelle les biens doués d’ubiquité s’opposent à ceux qui en sont dépourvus. Ces derniers sont qualifiés de topiques, parce qu’ils sont déterminés dans l’espace, mais aussi parce que c’est sur leur exemple que se sont forgés les concepts du droit civil et, avec lui, du droit commun des biens. En somme, étudier l’ubiquité revient donc à confronter le droit civil à l’exacte antithèse de son modèle.

Cette opposition est féconde, car elle révèle le tropisme matérialiste qui traverse le droit des biens en éprouvant l’universalisme de ses concepts. L’intégration du bien ubiquiste en droit des biens permet ainsi d’esquisser une théorie véritablement générale des biens.

C’est d’abord la propriété qui se trouve débarrassée de certains de ses oripeaux par l’effet de l’opposition entre l’ubiquité de la chose et l’exclusivité qui la caractérise.

Son universalisme – cette idée selon laquelle toute chose serait un bien en puissance – est ainsi battu en brèche. Il suffit d’observer les choses ubiquistes pour comprendre que ce principe n’en est pas un. Certaines ont beau être appropriables, elles n’en représentent que la portion congrue : l’information, les découvertes, les idées demeurent hors du champ de la propriété. Autrement dit, dans le domaine ubiquitaire, la propriété ne relève plus du principe, mais de l’exception.

L’ubiquité exclut également l’hypothèse d’une propriété absolue. D’une part, l’ubiquité implique une certaine limitation de la puissance du propriétaire. Parce que la totale maîtrise d’un tel objet est impossible, elle sous-tend nombre des limitations qui jalonnent la propriété intellectuelle. D’autre part, l’ubiquité justifie une certaine finalisation du droit de propriété. L’oisiveté du propriétaire est – encore – plus difficilement acceptable à l’égard des biens ubiquistes que des biens topiques. Par conséquent, l’exclusivité s’accompagne de contreparties, comme par exemple l’obligation d’exploitation des biens intellectuels.

Ce n’est qu’une fois cette conciliation théorique effectuée qu’il est possible de reprendre l’analyse dans l’autre sens pour voir ce que le droit commun peut prétendre apporter techniquement aux biens ubiquistes.

Pour révéler la portée de cet apport, il convient de reprendre la question de la qualification du bien ubiquiste. Positivement, l’utilité réduite dont on le dote est essentiellement due au rejet systématique de l’incorporel dans la catégorie mobilière, soit la moins déterminée de la summa divisio des biens. Le bien ubiquiste n’a pourtant, à l’analyse, presque rien en commun avec le meuble, au sein duquel on essaie pourtant de le fondre.

En toute rigueur, les biens intellectuels devraient être qualifiés d’immeubles, car ce qui est partout à la fois ne peut être déplacé. En étendant la diversité des notions susceptibles d’être étendues au bien ubiquiste, cette requalification immobilière ouvre de nouvelles perspectives.

La notion de servitude peut, par exemple, utilement appréhender des hypothèses aussi variées que les œuvres dérivées ou les inventions de dépendance, tandis que le cadre conceptuel des servitudes d’utilité publique dessine un régime plus ferme pour les exceptions aux droits de propriété intellectuelle.

Pour autant, cette requalification immobilière ne signifie pas que les biens intellectuels puissent être entièrement fondus dans le droit commun des biens. Si elle permet d’appréhender la dimension spatiale de l’ubiquité, la requalification immobilière demeure parfaitement inadaptée à la non-rivalité des biens ubiquistes. Celle-ci fait obstacle à certaines institutions – comme l’accession – du droit commun des biens, peu important que celles-ci soient envisagées dans leur version mobilière ou immobilière.

Cette irréductible singularité des biens ubiquistes révèle enfin l’existence d’institutions que l’on croyait disparues. Alors que l’indivision est censée constituer l’alpha et l’oméga de la propriété plurale, les régimes spéciaux du Code de la propriété intellectuelle montre que, dans l’ordre ubiquitaire, la véritable propriété collective n’a pas disparu.

Thèse en droit, soutenue le 18 décembre 2020 à Lyon

Membres du jury :

  • William Dross, Directeur de thèse, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Édouard Treppoz, Rapporteur, Professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ;
  • Florent Masson, Rapporteur, Professeur des universités, Université Polytechnique Hauts-de-France, Valenciennes ;
  • Philippe Gaudrat, Professeur des universités émérite, Université, de Poitiers ;
  • Séverine Dusollier, Présidente du jury, Professeure des universités, Science Po, Paris.

Vers un ordre public familial européen ?

Contribution à l’étude des rapports entre ordres juridiques

Bastien Baret

Les droits fondamentaux sont au cœur des ordres et systèmes juridiques en Europe. Les différents acteurs européens, et notamment le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et les États membres de l’Union, les protègent et contrôlent leur mise en œuvre. Ce contrôle peut notamment avoir lieu lors d’une application des droits fondamentaux par un autre acteur, ce qui fait apparaître des interactions entre eux. Ces dernières ont entraîné des modifications dans l’utilisation par les États de leur ordre public, notamment en droit international privé de la famille, comme l’illustre l’affaire Mennesson. L’intérêt accordé à ce phénomène s’explique notamment par le caractère a priori national de l’ordre public en droit de la famille, puisque l’ordre public est généralement considéré comme l’ensemble des valeurs essentielles d’une société, valeurs dont le respect est nécessaire pour assurer la vie en communauté.

Cette évolution de l’ordre public du fait du développement des droits fondamentaux peut faire l’objet de différentes analyses. Pour notre étude, le choix a été fait de s’intéresser aux différents acteurs et à leurs interactions en matière familiale. En effet, par ces dernières, se crée progressivement un corpus de normes matricielles cohérent et partagé par les acteurs européens. La thèse a pour objectif de déterminer si un tel corpus peut être à l’origine d’un nouveau type d’ordre public : un ordre public familial européen. L’émergence d’un tel ordre public est alors envisagé, tout comme sa mise en œuvre.

Pour déterminer l’émergence d’un ordre public familial européen, il est nécessaire d’être en présence de normes considérées comme essentielles pour chacun des acteurs, et interprétées de manière cohérente. Sans l’aspect essentiel des normes, il serait difficile de retenir la qualification d’ordre public. En l’absence de cohérence, c’est le caractère commun de cet ordre public qui ferait défaut. De plus, la réalité de cet ordre public doit être vérifiée, en s’intéressant à son contenu substantiel.

La volonté de participer et de respecter un tel corpus, qui permettrait de considérer les normes qui le composent comme essentielles, n’est pas similaire pour tous les acteurs. S’il s’agit pour le Conseil de l’Europe d’une approche logique pour poursuivre son but premier, l’Union européenne y voit surtout un moyen d’atteindre ses objectifs originels. Du point de vue des États, ce corpus s’inscrit dans la continuité des idéaux qu’ils ont promus au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Mais il est possible qu’avec le temps ils ne soient plus dans la même logique. Si le respect et la promotion de ce corpus sont nécessaires pour les organisations européennes, il s’agit pour les États du reflet d’une volonté politique interne, ce qui peut entraîner des hésitations, voire des rejets. Le rôle des États est pourtant primordial pour la cohérence du corpus. Cette dernière est assurée par l’utilisation de nombreuses techniques (par exemple, la mobilisation de la protection équivalente ou du consensus) qui permettent à chaque acteur de s’assurer de l’interprétation retenue par les autres. Les interactions entre les différents acteurs, nombreuses et variées, permettent d’assurer la cohérence de ce corpus de normes matricielles partagé.

Ce corpus comprend des normes matricielles car il contient les droits et libertés qui se retrouvent à la fois dans l’Union européenne, le Conseil de l’Europe et les États. Ces droits et libertés, lorsqu’ils sont mis en œuvre, peuvent entraîner l’apparition, du fait de leur interprétation, de normes plus précises qui ont elles aussi vocation à intégrer l’ordre public familial européen. Ce dernier comprend donc les normes matricielles composant le corpus partagé mais également les normes plus précises issues de l’interprétation de ce corpus. Au sujet de ce contenu, si le binôme égalité – liberté est souvent mis en avant, à juste titre, il faut aussi relever l’émergence de nouvelles valeurs qui ont également vocation à entraîner l’apparition de normes plus précises, à l’image de la dignité humaine ou de la solidarité. Le contenu de l’ordre public familial européen est évolutif, comme le contenu de tous les ordres publics, même si la présence de différents acteurs non hiérarchisés entraîne des spécificités dans son évolution. La diversité des acteurs se ressent également dans la mise en œuvre de cet ordre public.

L’étude de l’application de l’ordre public familial nécessite de distinguer deux espaces de réflexion.

D’un point de vue européen, la mise en œuvre de cet ordre public se traduit par la nécessité de respecter la place et le rôle de chacun. Le principe de subsidiarité ou encore la technique de la marge d’appréciation illustrent cette volonté, qui est nécessaire pour conserver l’adhésion des États au corpus formant la base de cet ordre public. Cependant, pour rester utile, il doit être protégé de manière effective. Se dessine alors la nécessité de trouver constamment un équilibre entre l’effectivité de la protection et le respect de la place de chaque acteur. Pour rechercher un tel équilibre, certaines méthodes semblent être plus adaptées et promues par les organes européens, à l’image du contrôle de proportionnalité in concreto.

D’un point de vue national, l’application de l’ordre public national européen dépendant de chaque État, il est nécessaire de s’intéresser à un cas précis pour en saisir tous les aspects. Le choix s’est porté sur la France, en raison de la volonté de ce pays de participer activement à l’émergence et au respect de cet ordre public. Au-delà des évolutions substantielles, la volonté de respecter l’ordre public familial européen se traduit également par la mobilisation de nouvelles méthodes, tant par le législateur que par les juridictions. Si ces évolutions peuvent être analysées indépendamment de la question de l’émergence d’un ordre public familial européen, il est évident qu’elles permettent une meilleure application de cet ordre public, notamment en favorisant la recherche de l’équilibre entre application effective des droits fondamentaux et respect de la place de chacun des acteurs. Plus spécifiquement, l’ordre public national français, en droit interne comme en matière internationale, est lui aussi altéré du fait de l’émergence d’un ordre public familial européen. Toutefois, il n’est pas soumis à celui-ci, il n’est ni annihilé, ni désactivé. Les deux ordres publics poursuivent la même finalité et ne sont pas nécessairement en opposition. L’ordre public familial européen s’adapte constamment à la situation française, tandis que l’ordre public français participe à la construction de l’ordre public familial européen et s’inspire du contenu de ce dernier. L’application et le contenu de l’ordre public français sont rénovés, en matière interne comme internationale. Cependant, il ne s’agit pas d’une « prise de pouvoir » des organes européens, puisque la France participe à la construction de cet ordre public émergent et décide volontairement de le mettre en œuvre.

L’importance de l’action et de la volonté des États est un facteur central de l’émergence et de la mise en œuvre de l’ordre public familial européen. C’est pourquoi la distinction entre une analyse des acteurs européens comprenant un acteur étatique unique (qui serait représenté par les positions de la majorité des acteurs par exemple, comme dans la mobilisation du consensus par la Cour EDH), et une étude prenant en compte chaque État comme un acteur unique (ce qui est nécessaire dans l’étude par les États de la mise en œuvre de l’ordre public familial européen), permet de considérer que l’ordre public familial européen existe aujourd’hui théoriquement. Toutefois, sa mobilisation pratique est dépendante de la volonté de chaque État et adaptée à chaque situation nationale.

Thèse soutenue en droit, le 5 mars 2021 à Lyon

Membres du jury :

  • Christine Bidaud, Codirectrice de thèse, Professeure des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Hugues Fulchiron, Codirecteur de thèse, Avocat général en service extraordinaire à la Cour de cassation ;
  • Sabine Corneloup, Présidente du jury, Professeure des universités, Université Paris 1 Panthéon-Assas ;
  • Fabien Marchadier, Rapporteur, Professeur des universités, Université de Poitiers ;
  • Isabelle Pingel, Professeure des universités, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne ;
  • Lukas Rass-Masson, Rapporteur, Professeur des universités, Université de Toulouse 1 Capitole ;

Les principes de la réparation confrontés au dommage corporel

Guillemette Wester

« Le droit dit de la réparation nous donne parfois la désagréable impression de se “payer” de mots, et de dissimuler l’insuffisante fermeté de ses choix, voire son absence de choix derrière des déclarations de principe plus incantatoires que normatives » (P. Brun, « Personnes et préjudice », Rev. gén. droit, vol. 33, 2003, n° 2, p. 187). Il est vrai qu’en dehors du fameux principe de la réparation intégrale, les autres règles de la réparation ne sont pas clairement déterminées en droit de la responsabilité civile.

Six principes ont été identifiés et classés au sein de trois catégories. La première, les principes directeurs, regroupe les principes qui définissent les grandes orientations de la fonction indemnitaire : les principes de généralité et d’équivalence et la réparation intégrale. La deuxième est constituée des principes dérivés qui assurent la mise en œuvre des principes directeurs en régissant la mission du juge : les principes d’appréciation au jour de la décision et d’appréciation in concreto. La troisième réunit les principes assurant la liberté de la victime, c’est-à-dire les principes d’absence d’obligation de minimiser le dommage et de libre utilisation des indemnités.

Une fois identifiés, les principes de la réparation ont été confrontés au dommage corporel. Nous avons alors constaté un net affaiblissement de leur portée. Ce phénomène est, d’une part, lié à leur application très inégale : la portée des principes directeurs est par exemple restreinte (le dommage corporel n’est-il pas, au fond, un dommage irréparable ?) De même, les principes dérivés de la réparation sont complexifiés par la consolidation ou par l’objectivisation toujours plus grande du dommage corporel à travers l’usage d’échelles ou de fourchettes. Enfin, les principes assurant la liberté de la victime, actuellement sanctuarisés, sont susceptibles d’être remis en cause par certaines propositions qui visent à contrôler les choix de la victime ou à affecter l’indemnité – la hiérarchie des aides, imposant à la victime de privilégier des aides techniques par rapport aux aides humaines, est un exemple topique. Ce phénomène d’affaiblissement est, d’autre part, lié à l’usage des outils de la réparation, notamment de la nomenclature Dintilhac. Malgré ses avantages, la liste comprend des postes hétérogènes, incomplets ou des doublons susceptibles d’engendrer des pertes ou des profits à la victime directe ou indirecte du dommage corporel.

Des propositions ont donc été formulées pour renforcer les principes. Ils doivent d’abord être adaptés au dommage corporel. Par exemple, la réparation intégrale, dont le sens est très discuté en matière de préjudices extrapatrimoniaux, pourrait être remplacé par un objectif de personnalisation de la réparation : le juge réparerait ainsi de manière autonome certains postes de préjudices particuliers liés à la personnalité de la victime ou au fait générateur qu’elle a subi, comme le préjudice d’avilissement ou d’angoisse de mort imminente. De même, les principes assurant sa liberté devraient être sanctuarisés : le contrôle des choix de la victime et l’affectation des indemnités pourraient peut-être constituer un moyen de réduire la charge indemnitaire des payeurs, mais ces tentatives conduisent invariablement à entraver ses droits et libertés. S’agissant enfin des outils de la réparation du dommage corporel, ils mériteraient d’être réformés et conçus comme des vecteurs d’application et de garantie des principes. Une nouvelle nomenclature des postes de préjudices a été proposée, comportant des postes plus souples répartis au sein d’axes réformés. Une triple distinction est notamment opérée entre les préjudices matériels – les atteintes aux biens – les préjudices physiques – les atteintes au corps – et les préjudices moraux – les atteintes à l’esprit.

L’étude se termine sur une réflexion sur les formes de la réparation. L’allocation de dommages-intérêts est souvent considérée comme le seul mode de réparation possible du dommage corporel. Néanmoins, la réparation en nature est de plus en plus promue par les assureurs. Si rien ne l’exclut sur le plan théorique, elle doit toutefois être limitée à quelques postes de préjudices comme la tierce personne et les frais de logement ou de véhicule adaptés. En parallèle à l’exercice de l’action en responsabilité civile, une réparation non indemnitaire se développe, consistant principalement en des mesures de réparation symbolique – comme la condamnation du responsable à présenter ses excuses ou la réparation « sociétale » à travers les commémorations et les hommages – ou de justice restaurative. Ces mesures ne visent pas à compenser les préjudices, mais elles contribuent à satisfaire le besoin de reconnaissance de la victime. Sans remplacer l’indemnisation, elles sont susceptibles de participer à la mise en œuvre des principes de la réparation.

Thèse en droit, soutenue le 29 novembre 2021, à Lyon

Membres du jury :

  • Stéphanie Porchy-Simon, Directrice de thèse, Professeure des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Jonas Knetsch, Rapporteur, Professeur des universités, Université Paris I Panthéon Sorbonne ;
  • Fabrice Leduc, Rapporteur, Professeur des universités, Université François Rabelais, Tours ;
  • Mireille Bacache, Présidente du Jury, Professeure des universités, Université Paris I Panthéon Sorbonne ;
  • Olivier Gout, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;

Les mœurs sexuelles et le droit pénal

Salomé Papillon

Lorsque l’on évoque la relation entre le droit pénal et les mœurs, deux réactions pulsionnelles et antinomiques apparaissent. La première consiste à affirmer que les mœurs sexuelles ne font plus l’objet d’une protection à part entière. Les infractions comme l’homosexualité ou l’adultère ont disparu, le terme mœurs, autrefois titre de section, s’est évanoui. Une seconde réaction instinctive pousse au contraire à croire que les mœurs sont partout. L’ordre public et l’ordre moral formeraient un ensemble compact, impossible à démêler. Si ces deux acceptions sont entendables, une troisième vérité surgit, celle de la répression de l’ordre moral indépendamment de la protection de l’ordre public.

En effet, certaines incriminations répriment des comportements sexuels sans victime. Le fait de punir des comportements sans victime n’est pas choquant en soi : le droit pénal réprime les atteintes à l’ordre public. Pour autant, dans la sphère sexuelle, la pénalisation d’infraction sans victime peut interroger. Il convient de distinguer l’absence de victime matérielle et l’absence de ressenti.

Concernant la répression malgré l’absence de ressenti victimaire, le droit impose à un individu un statut qu’il ne reconnaît pas lui-même. À titre d’exemple, une relation sexuelle consentie est interdite dès l’instant où elle est rémunérée. Il ne s’agit pas de prévenir la commission d’une infraction mais de punir une relation sexuelle pourtant souhaitée.

Concernant l’absence matérielle de victime, les choses sont plus délicates. Certaines incriminations sexuelles peuvent être animées par un objectif préventif. Toutefois, le lien avec le comportement redouté est parfois très distendu. Personne ne pense à interdire les films violents, alors que tous redoutent les images pédopornographiques lorsque le mineur est fictif. La prévention obtient ici une coloration morale.

De même, si de nombreuses dérogations au sein du régime des infractions sexuelles se justifient, d’autres dépassent la raison pour ne reposer que sur l’émotion. Tel est notamment le cas de la prescription de l’action publique dont il ne reste que le nom ou du développement des mesures de sûreté fondées sur une dangerosité particulièrement opaque.

Lorsque l’on souhaite expliquer cette pénalisation déraisonnée, différentes justifications apparaissent. La première repose sur la fonction expressive de la loi pénale. En réprimant, on exprime. Toutefois, en la matière, peu importe l’absence de vide répressif, le vide expressif va suffire. Tel est le cas de l’inceste. Émerge également une fonction préventive. Certaines infractions saisissent et écartent l’individu dès la manifestation du fantasme, et ce pendant très longtemps. Enfin, la loi pénale punit avec vigueur les atteintes aux mœurs dans un objectif déclaratif, celui d’apporter une réponse à une opinion publique en colère ou dans l’incompréhension.

Malheureusement, ce règne de l’émotion s’effectue trop souvent aux dépens de la raison juridique. Sous le rayonnement de la morale collective, la main du législateur ne tremble plus. La liberté sexuelle et la liberté d’expression sont menacées. Le domaine juridique s’effrite devant le médical. La clarté déserte le Code pénal, nous découvrons des infractions sans texte ou d’autres sans définition. Le principe de nécessité se fait discret. Les articulations entre les multiples infractions sont nébuleuses. Les auteurs sont animalisés. Les victimes sont mises en danger. Tout tend à dégrader le droit au profit d’une morale qui s’avère également perdante. L’influence des mœurs n’est donc pas sans risque, mais si la restreindre s’avère nécessaire, comment le faire sans sombrer dans notre propre subjectivité ?

Tout d’abord, le principe de nécessité méritait d’être mis en valeur, bien que sa définition actuelle ne lui permette pas une application rationnelle. Une réécriture de ses composantes fut proposée, suite à laquelle les infractions sexuelles furent examinées une à une. À ses côtés s’est trouvé le consentement, concept difficile à manier, épineux à utiliser. Il fut proposé d’étendre son application à toutes les infractions sexuelles tout en rappelant les limites de la capacité à consentir. Afin de parfaire leur régime, la réécriture de la prescription par une refonte de ses fondements fut proposée ainsi que la suppression des expertises de dangerosité. Enfin, en recentrant l’infraction autour des principaux protagonistes, il était nécessaire d’améliorer leur prise en charge.

Finalement, la recherche de l’émancipation conduit à se demander : jusqu’où peut-on aller ? Après avoir prôné un droit pénal minimal, un regard vers la philosophie nous dévoile l’existence d’un courant d’éthique minimale selon lequel les infractions sans victime ne relèvent ni du droit ni de la morale. Néanmoins, une fois cet ultime vertige dévoilé, le soin fut laissé aux philosophes de traiter leur rapport à la morale et nous contentant de prôner sa discrétion pénale.

Thèse en droit, soutenue le 15 novembre 2021, à Lyon

Membres du jury :

  • Patrick Mistretta, Directeur de thèse, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 ;
  • Audrey Darsonville, Rapporteure, Professeure des universités, Université Paris Nanterre ;
  • Emmanuel Dreyer, Rapporteur, Professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne ;
  • Valérie Malabat, Professeure des universités, Université de Bordeaux ;
  • Xavier Pin, Professeur des universités, Université Jean Moulin Lyon 3.

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