Cahiers Louis Josserand n°1 du 28 juillet 2022 : Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité civile des « entrepreneurs » en cas de contamination par la Covid-19

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[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité civile des « entrepreneurs » en cas de contamination par la Covid-19. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/86756076-actes-de-colloques-colloque-covid19-et-droit-de-lindemnisation-la-responsabilite-civile-des-entrepre
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par Ohsawa Ippei - Professeur à l’Université Senshu, Tokyo, Japon

le 28 Juillet 2022

1. Objet. – Notre intervention a pour but d’esquisser les fondements et conditions de la responsabilité de l’employeur et des établissements d’accueil pour personnes âgées. Ce thème large peut se décliner en diverses problématiques. [1] Nous nous concentrerons ici sur la responsabilité des entreprises privées envers leurs employés et des établissements privés envers leurs usagers [2] en cas de contamination par la Covid-19. Dans un objectif de simplification, cette intervention utilisera le terme « entrepreneur » comme notion qui englobe l’employeur et l’établissement.

En effet, c’est littéralement au quotidien que l’on est confronté, que ce soit dans les actualités télévisées ou les journaux, à des cas de foyer (cluster) dans un bureau, une usine ou un établissement pour les personnes âgées. Alors qu’il n’existe à l’heure actuelle aucun jugement des tribunaux concernant la responsabilité civile des entrepreneurs [3], il est possible que, dans un futur proche, celle-ci soit invoquée au cours d’un litige et devra donc être appliquée.

2. Les régimes applicables. – Une contamination par la Covid-19 peut entraîner de graves conséquences, dont le décès ou des séquelles, lesquelles sont rattachées à la catégorie des dommages corporels. Lorsque ce dommage est causé à l’occasion du travail ou au sein de l’établissement, les deux régimes de la responsabilité civile, à savoir la responsabilité contractuelle et celle extracontractuelle, peuvent s’appliquer.

Il faut ajouter quelques précisions afin d’esquisser les grandes lignes du système de responsabilité et d’indemnisation.

Comme cela est relevé fréquemment dans la littérature comparative franco-japonaise, il faut souligner en premier lieu que le droit japonais adopte le principe de « cumul » des deux responsabilités. En d’autres termes, la victime peut choisir le régime sur lequel elle fonde sa demande en réparation. Dans la plupart des cas, la victime choisira d’invoquer la responsabilité contractuelle, surtout lors d’un accident du travail, puisque le droit japonais de la responsabilité extracontractuelle exige en principe une faute du responsable (article 709 du Code civil japonais), et une faute de l’employé pour retenir la responsabilité de l’employeur (article 715, alinéa 1er du même code). De plus, la responsabilité du fait des choses, c’est-à-dire sans faute, est limitée aux dommages causés par le fait d’« un ouvrage élevé sur le sol » (article 717 du même code). C’est pourquoi notre intervention se concentrera sur la responsabilité contractuelle.

En second lieu, il nous faut prêter attention à la différence entre les deux pays concernant le système de l’indemnisation de l’accident du travail et l’influence de cette différence sur la réparation par le droit de la responsabilité. En droit japonais, la prestation des accidents du travail est forfaitaire et ne couvre pas l’intégralité des préjudices subis par la victime. Cependant, la victime peut également agir contre son employeur en alléguant la responsabilité civile contractuelle ou extracontractuelle pour obtenir la réparation des préjudices subis non couverts par l’indemnisation des accidents du travail (article 84, alinéa 2 de la loi sur les normes de travail [Rodo Kijun Ho]). La responsabilité civile vient ainsi compléter l’arsenal à la disposition de l’employé pour obtenir la réparation des préjudices subis.

3. Les caractéristiques de la Covid-19 et la responsabilité civile. – Pour mettre en œuvre le droit de la responsabilité contractuelle, les caractéristiques de la Covid-19 nous invitent à réfléchir aux conditions et aux effets de son application.

La première spécificité qui vient en tête lorsqu’on pense à la Covid-19 est sa forte transmissibilité. Un contact « normal », proche et sans masque, entre des personnes peut facilement entraîner la transmission du virus, et une personne infectée, même si elle est asymptomatique, peut le transmettre aux autres. C’est pourquoi il est souvent difficile de reconstituer l’itinéraire de la contagion, c’est-à-dire de vérifier quand, dans quelle situation et par qui un patient a été infecté. Cela concerne, sur le terrain du droit de la responsabilité, évidemment le lien de causalité, mais aussi le manquement au contrat, puisque cette forte transmissibilité oblige à prendre des mesures préventives contre la contamination, lesquelles peuvent faire l’objet d’une obligation contractuelle dans le cadre du contrat de travail et d’installation de l’établissement des personnes âgées.

De plus, si l’infection au Covid-19 peut à elle seule entraîner un résultat très grave, la présence de certains facteurs contribue à aggraver l’état de maladie : l’âge, l’obésité, le tabagisme, par exemple. Lorsque la victime présente un ou plusieurs de ces facteurs, la question se pose de savoir si le responsable doit assumer l’intégralité des préjudices subis par la victime.

I. Manquement au contrat

4. Annonce. – Lorsqu’infectée au sein de l’établissement ou pendant le temps de travail, la victime peut invoquer un manquement à l’obligation de sécurité de l’entrepreneur. En effet, il ne fait aucun doute que l’entrepreneur est obligé de prendre des mesures préventives contre la transmission du virus, dans le cadre de son obligation de sécurité. Toutefois, cette obligation ne couvre que certains des risques, ce qui nous amène à envisager un élargissement de sa responsabilité.

A. L’obligation de sécurité

5. L’origine de l’obligation de sécurité. – L’insuffisance de mesures préventives peut constituer le manquement à l’obligation contractuelle de sécurité. Quant à la responsabilité de l’employeur, en premier lieu, cette obligation envers l’employé a été admise par la jurisprudence dès les années 1970 [4], avant de faire l’objet d’une reconnaissance législative par l’article 5 de la loi du contrat du travail en 2007. Quant à la responsabilité des établissements d’accueil de personnes âgées, en second lieu, nonobstant l’absence de disposition spéciale, la pratique et la doctrine admettent unanimement l’obligation de l’établissement de protéger la vie, la santé ou les biens de leurs résidents. Ainsi, l’entrepreneur peut être responsable de son manquement aux mesures protectrices.

6. L’obligation de sécurité comme obligation de moyens. – La limite du recours à l’obligation de sécurité réside dans le fait que la jurisprudence ne l’admet que comme une obligation de moyens [5]. En d’autres termes, même si l’entrepreneur accomplit son devoir, il est possible que le risque ne disparaisse pas. En outre, il y a des risques qui ne sont pas couverts par l’obligation de sécurité.

Certes, lorsque l’entrepreneur ne prend que des mesures « matérielles », telles que l’installation de ventilateurs ou de cloisons, cela pourra facilement être considéré comme un manquement à l’obligation de sécurité. Cependant, pour éviter la contamination, il faut aussi adopter des comportements adéquats par l’ensemble des personnes concernées : ouvrir les fenêtres pour ventiler, se désinfecter les mains, porter un masque, manger son repas sans parler avec ses collègues, etc. Lorsque l’entrepreneur a incité ou obligé les employés à appliquer ces mesures, il pourra être exonéré de sa responsabilité contractuelle même si les mesures ne sont pas mises en œuvre par les employés, dans la mesure où il a fait de son mieux pour éviter la contamination. En effet, la jurisprudence a refusé d’admettre la responsabilité d’un employeur dans un accident routier causé par une faute de son employé, au motif que l’employeur n’a pas à supporter le risque d’une violation par son employé d’un « devoir établi par les lois qui doivent être respectées par tous les conducteurs » [6]. Si les gestes barrières sont considérés comme un devoir « général », l’employeur peut compter sur les comportements adéquats des personnes concernées.

De plus, même si, pour éviter la propagation du virus dans l’établissement ou dans le bureau, il est souhaitable que les employés ne se rendent pas dans les bars ou restaurants ni ne mangent avec leurs amis et collègues, l’employeur n’a pas le pouvoir de contrôler leurs comportements hors du temps de travail. Alors qu’il est possible que l’employeur soit responsable, par exemple s’il a demandé à son employé malade de venir au bureau, il n’est pas responsable des comportements à risques des employés en dehors de leur temps de travail.

Ainsi, ce ne sont pas tous les risques qui sont supportés par l’obligation de sécurité de l’entrepreneur. Cependant, la pandémie nous invite à faire peser les risques nés d’un contexte professionnel sur l’employeur, puisque le travail « sur site » constitue en elle-même un risque pour les employés, et qu’il ne semble pas suffisant d’obliger l’employeur à minimiser le plus possible les risques dans le lieu de travail.

B. Vers une responsabilité renforcée de l’employeur ?

7. L’obligation d’adopter le télétravail. – En période de pandémie, le risque d’infection à la Covid-19 apparaît dès qu’il y a un contact avec d’autres personnes. Même si l’employeur prend le maximum de mesures pour éviter une infection sur le lieu de travail, le risque reste présent. En revanche, si le télétravail est adopté, le risque d’infection dans le cadre de travail disparaît. Peut-on alors en déduire que l’employeur est obligé d’adopter le télétravail ?

En effet, au Japon, alors qu’il a été recommandé par l’État dans cette crise sanitaire, le télétravail n’a jamais été rendu obligatoire, même durant l’état d’urgence. Au début de la crise, en avril 2020, de nombreuses entreprises, principalement les grandes entreprises, ont opté pour le télétravail, mais, malgré cela, le télétravail ne s’est pas bien développé au Japon. La nécessité ou l’efficacité de travailler « sur site » a souvent été invoquée pour rejeter le recours au télétravail. Est-il donc possible de sacrifier la santé des employés pour la nécessité ou l’efficacité du travail, et le cas échéant, dans quelle situation ?

En considérant l’impératif de protéger la vie et la santé humaine, on pourra difficilement admettre un risque superflu. En d’autres termes, l’employeur manque à son obligation contractuelle de sécurité lorsqu’il ordonne de travailler au bureau alors qu’il y a d’autres manières raisonnables et plus sécurisées de travailler, notamment le télétravail. Cependant, l’évaluation de ce manquement sera particulièrement délicate.

De toute évidence, on ne peut pas exclure le cas où les employés doivent venir sur le lieu de travail, en se préparant au risque d’être infecté.

8. Vers une obligation de résultat de sécurité ? – Lorsque l’infection d’un employé a été causée « sous le contrôle de son employeur » [7], l’employé peut obtenir l’indemnisation des accidents du travail, même si l’employeur a rempli son devoir de sécurité (article 7, alinéa 1er, 1° de la loi de l’indemnisation des accidents du travail). Le système de cette indemnisation est une sorte d’assurance, financée en totalité par la prime d’assurance payée par l’employeur (article 31 de la loi de la perception de la prime de l’assurance de travail) [8]. Cependant, comme nous l’avons déjà indiqué, cette indemnisation est forfaitaire et ne couvre donc pas l’intégralité des préjudices subis par l’employé. Même si l’employeur a pris les mesures les plus adaptées, le risque d’infection à l’occasion du travail est partagé par l’employeur et l’employé.

Est-ce que cette solution se justifie ? Certes, comme le risque de la contamination à la Covid-19 est présent dans toutes les activités sociales, on ne peut pas vivre sans ce risque. De la sorte, on pourra penser que l’employé doit assumer ce risque, au moins celui qui est considéré comme « suffisamment réduit », car le travail est indispensable pour la vie sociale. En revanche, on pourra aussi mettre en doute cette solution, puisque, lorsque l’employé est obligé de se rendre sur le lieu de travail pour la nécessité de ses fonctions, c’est-à-dire pour le profit de l’employeur, une indemnisation intégrale est nécessaire. Dans ce contexte, on pourra envisager, à l’avenir, l’obligation contractuelle de sécurité comme une obligation de résultat [9].

Pour la mise en œuvre de la responsabilité contractuelle, il faut également établir le lien de causalité.

II. Le lien de causalité

9. Difficulté de reconstituer les chaînes de transmission de la Covid-19. – En ce qui concerne le lien de causalité, on peut se heurter à plusieurs difficultés liées aux caractéristiques de la Covid-19. En effet, depuis le début de cette crise, les autorités japonaises ont consacré beaucoup de ressources, surtout humaines, pour reconstituer les chaînes de transmission du virus dans de très nombreux cas, ce qui a contribué à mettre en lumière les situations ou les comportements à risque [10]. Cependant, il est toujours difficile d’identifier l’itinéraire précis. Comme la transmission du SARS-Cov-2 est très simple, il y a de multiples possibilités de voies de contamination, car il y a des risques « partout » dans notre vie sociale. De plus, la durée d’incubation du virus, qui est de quelques jours avant de présenter des symptômes, vient augmenter cette difficulté.

10. Pratique de l’indemnisation des victimes d’accidents du travail. – En ce moment, l’indemnisation des accidents du travail, dont s’occupe l’Office de l’inspection des conditions de travail, rattaché au ministère du Travail et de la Santé, se heurte à cette difficulté en raison du fait que l’indemnisation des accidents du travail est allouée pour la blessure, la maladie, l’infirmité et le décès causé « à l’occasion du travail » (article 7, alinéa 1er, 1° de la loi de l’indemnisation des accidents du travail). Alors que l’infection dite « traditionnelle », c’est-à-dire celle des personnes qui s’occupent des services médicaux, est présumée causée par leur travail par un arrêté d’application de la loi sur les conditions de travail (annexe 1-2), il faut une évaluation « au cas par cas » pour les autres catégories d’employés.

Pour cette évaluation, le ministère du Travail et de la Santé a présenté plusieurs principes [11] selon lesquels l’indemnisation est allouée lorsque le service d’un employé présente un haut risque d’infection alors que son activité hors travail n’en présente pas, même si la chaîne de transmission n’est pas clairement établie. En suivant ces principes, l’Office a déjà admis une indemnisation au profit d’employés non-médicaux [12].

11. La jurisprudence concernant le cas d’infection par le virus de l’hépatite B à la suite de la vaccination de masse. – En effet, ces principes posés par le ministère s’inspire, nous semble-t-il, de la jurisprudence concernant le cas d’infection par le virus de l’hépatite B à la suite de la vaccination de masse des enfants pendant les années 1960 et 1970 [13]. La Cour suprême y a constaté le lien de causalité en affirmant que « le risque d’infection par le virus de l’hépatite B était généralement bas pour les enfants à cette époque, sauf en cas d’utilisa­tion successive de la même seringue sans changement d’aiguille lors de la vaccination » et qu’« il n’y avait que des risques généraux et abstraits pour la victime en dehors de la vaccination ». En d’autres termes, le juge pourra constater le lien de causalité en vérifiant la probabilité de chaque source possible.

Cette manière de déterminer le lien de causalité pourra se généraliser, mais elle pourrait se heurter à des difficultés s’il y a plusieurs sources concrètes d’infection.

12. Plusieurs possibilités concrètes. – Comme la Covid-19 peut se propager facilement, le risque d’infection est omniprésent dans notre vie quotidienne. Il est donc possible que le juge ne puisse pas déterminer une seule chaîne de transmission, lorsque plusieurs sources concrètes sont envisageables. Dans ce cas, le juge devra-t-il nier alors le lien de causalité entre l’infection et toutes les causes possibles ?

Alors que la jurisprudence garde le silence, selon la majorité de la doctrine le lien de causalité entre le résultat et chaque cause possible pourra être retenue dans la mesure où les risques concrets se cumulent pour aboutir au résultat. Cependant, la difficulté se trouve dans la justification de la solution, car on considère traditionnellement que le lien de causalité est constaté en principe lorsque l’équivalence des conditions (but-for test [14]) est remplie. Comme nul ne nie que le bon sens exige d’admettre le lien de causalité, cette solution s’expliquera par l’existence du danger qui peux causer en lui-même un dommage [15].

Ainsi, la présence d’une autre cause possible de contamination ne suffit pas à écarter le lien de causalité, lorsque le manquement invoqué par la victime est suffisamment dangereux pour causer l’infection.

Reste à savoir si l’entrepreneur responsable doit assumer la réparation de tous les préjudices causés.

III. La réparation (réduite ?) des préjudices

13. Une société de « partage des charges ». – Même si l’entrepreneur est qualifié de responsable des préjudices causés aux employés ou aux résidents de l’établissement, il est possible que sa responsabilité soit réduite. Le texte du Code civil japonais ordonne clairement l’exonération ou la réduction partielle de la responsabilité contractuelle, lorsqu’« une faute du créancier a contribué à l’apparition du préjudice ou à son aggravation » (article 418) [16].

De plus, en l’absence même de tout fondement textuel, la jurisprudence a élargi la possibilité d’une exonération partielle basée sur les prédispositions physiques ou mentales de la victime. Selon une voix autorisée, le Japon est une société de « partage des charges », ce qui expliquerait le fait que le droit  de la responsabilité civile est plus favorable à l’exonération partielle du responsable au Japon qu’il peut l’être dans d’autres pays à, c’est-à-dire à partager la charge de la réparation entre le responsable et la victime à cause des prédispositions de celle-ci [17]. Dans cette perspective, dans les espèces de contamination à la Covid-19, il faudra examiner l’exonération liée non seulement à un manquement aux gestes barrières, mais aussi celle basée sur l’âge ou l’obésité de la victime.

14. Exonération pour faute du créancier. – Comme nous l’avons précédemment indiqué, la partielle exonération se fonde sur l’existence d’une faute du créancier ayant contribué à l’apparition du préjudice ou à son aggravation. Cependant, il nous faut préciser le contenu de cette « faute ». Il y a beaucoup de gestes barrières ou de mesures préventives recommandés contre la Covid-19, mais leur non-respect constitue-t-il systématiquement une faute de la victime ?

S’agissant du manquement à la désinfection, surtout des mains, il n’y aura aucune difficulté à appliquer cette exonération, puisque l’on pratique la désinfection non seulement pour éviter la propagation du virus, mais aussi pour se protéger soi-même. Ce manquement sera, en principe, considéré comme une faute du créancier, c’est-à-dire de l’employé ou du résident de l’établissement [18]. En revanche, un manquement au port de masque apparaît moins évident. En effet, au début de la crise, le port du masque était recommandé, car celui-ci pouvait limiter la propagation du virus. En d’autres termes, le port du masque avait pour objet de protéger les autres, mais pas le porteur du masque. Dans ce contexte, on doutera que ce manquement constitue une faute de la victime infectée. Cependant, des recherches récentes ont révélé que le port du masque est aussi efficace pour protéger son porteur. Si l’on prend en compte cet état de fait, il n’y aura aucun obstacle à considérer le non-port du masque comme une faute [19].

Mais on se heurte de nouveau au problème du lien de causalité, puisque le port du masque n’est pas totalement efficace pour se protéger. Même si la victime portait un masque, elle pourrait toujours être infectée. Peut-on, dans ce cas, retenir le lien de causalité entre le manquement au port du masque et l’infection ? Rappelons ici la solution envisagée ci-dessus, concernant le lien de causalité, car, de nouveau, on se retrouve dans un cas où les risques se cumulent. Le manquement au contrat du débiteur et celui du créancier contribuent, tous les deux, à l’infection, ce qui n’affecte pas le lien de causalité entre le préjudice et les deux causes. Cette solution conviendra lorsque la victime a commis un manquement aux gestes barrières dans un contexte autre que celui d’un contact avec l’entrepreneur-débiteur.

Ainsi, en présence d’une faute du créancier-victime, le débiteur-responsable est exonéré partiellement. Mais le débiteur-responsable l’est-il aussi en présence d’un facteur non fautif mais contribuant à l’aggravation de la Covid-19 ?

15. Exonération pour prédispositions de la victime. – Comme cela a déjà été dit plus haut, le risque de l’infection au SARS-Cov-2 est variable selon l’état des infectés : l’âge, les antécédents, l’obésité etc. Il y a différents facteurs qui influencent la progression de la maladie. On peut donc imaginer le cas où le débiteur-responsable invoquerait ces prédispositions. Même pour la responsabilité extracontractuelle, la jurisprudence japonaise a ouvert un débat très animé dans la doctrine, qu’on pourra étendre à la responsabilité contractuelle.

En effet, alors que le texte n’a jamais admis l’exonération basée sur des éléments autres que la faute de la victime (article 722, alinéa 2 du même Code), la jurisprudence a exonéré, dans plusieurs arrêts, le responsable en cas de prédispositions physiques ou mentales de la victime [20]. Mais quelles prédispositions peuvent entraîner une exonération partielle ? Selon la formule de la jurisprudence, le responsable est exonéré partiellement lorsqu’une prédisposition est qualifié de « maladie » et lorsqu’il n’est pas équitable de faire assumer toute la charge du préjudice par le responsable. Cependant, cette formule n’est que tautologique et n’est pas suffisamment concrète pour en tirer une solution applicable à chaque espèce.

Il sera convenable ici de présenter un arrêt très remarqué, concernant le suicide d’une employée d’une grande entreprise publicitaire, dû à l’excès de travail [21]. Le litige portait notamment sur le point de savoir si la personnalité ou le tempérament de l’employée, qui ont pu contribuer au suicide, devaient entraîner une exonération partielle de la responsabilité. La Cour a répondu de manière négative, en affirmant que « même si la personnalité de l’employée a contribué à son suicide, dans la mesure où les personnalités des employés dans une entreprise sont inévitablement très variables, l’employeur doit prendre en compte les caractères d’un employé et sa manière d’accomplir sa fonction ayant contribué, lors de l’excès de travail, à l’apparition du dommage ou à son aggravation, lorsque ceux-ci sont envisageables pour l’employeur » et que « l’employeur peut prendre en considération les caractères de ses employés lorsqu’il répartit les tâches à chaque employé ». En s’en inspirant, on pourra penser que, dès lors qu’il est possible pour l’entrepreneur de prévoir l’état de santé très variable des employés et des résidents d’un établissement, l’exonération partielle n’est pas admise.

16. Conclusion. – La plupart des problèmes soulevés par la pandémie ne sont pas fondamentalement nouveaux. Cependant, l’application concrète des solutions précédemment admises n’est pas évidente. Nul doute que notre expérience face à cette épidémie s’ajoute aux exemples dans les traités et manuels, qui contribuera à éclairer ou à évoluer notre droit positif.


[1] Cette contribution fait partie d’un projet de recherche financé par une subvention du JSPS KAKENHI (sous le numéro 20K13375).

[2] La responsabilité des secteurs publics est sujette à la loi de la responsabilité de l’État (Kokka Baisho Ho), donc située hors du droit privé.

[3] Selon un journal [en ligne] vu le 13 janvier 2022), les proches d’une victime décédée des suites d’une contamination par la Covid-19 ont intenté un procès contre une entreprise de soins à domicile au motif que la visite de son employé avait causé la contamination de la victime. Ce litige s’est soldé par un retrait de l’action, un mois plus tard, et les parties ont confirmé l’irresponsabilité de l’entreprise aux termes d’une transaction extrajudiciaire.

[4] Le premier arrêt de la Cour suprême ayant eu recours à la notion de « l’obligation de sécurité » date de 1977, concernait un accident ayant eu lieu dans les Forces d’Auto-Défense, mais la Cour a généralisé le champ d’application de cette notion, en l’appliquant au contrat « privé » de travail (Cour suprême, 10 avril 1984, Minshû, vol. 38, t. 6, p. 557).

[5] Y. Shiomi, Shin Saiken Soron (Régime général des obligations, nouvelle édition), Shinzansha, 2017, t. 1, p. 174.

[6] Cour suprême, 27 mai 1983, Minshû, t. 37, vol. 4, p. 477.

[7] Cour suprême, 29 mai 1984, Rodo Hanrei, t. 431, p. 52.

[8] Sauf pour les accidents de trajet dont l’indemnisation est partiellement financée par les primes des employés.

[9] Quelques auteurs ont déjà proposé d’introduire une obligation de résultat de sécurité.

[10] Il s’agit de l’expression très fameuse de 3 mitsu, traduit par « 3C » en anglais : crowded places, close-contact settings and confined spaces (lesquels doivent être évités).

[11] L’avis du 28 avril 2020 concernant l’indemnisation des accidents du travail aux cas de l’infection à la Covid-19, par le chef du bureau de l’indemnisation dans l’office des conditions de travail du ministère du Travail et de la Santé.

[12] [En ligne] lu le 13 janvier 2022.

[13] Cour suprême, 16 juin 2006, Minshû, t. 60, vol. 5, p. 1997.

[14] Y. Hirai, Saïken Kakuron II Fuho Köi (Sources des obligations, t. 2, La responsabilité extracontractuelle), Kobundo, 1994, p. 82 et s.

[15] Y. Shiomi, Fuho Köi Ho (Droit de la responsabilité extracontractuelle), 2e éd., 2009, t. 1, p. 362 et s.

[16] Quant à la responsabilité délictuelle, cette exonération est aussi admise lorsqu’« une faute de la victime existe » (article 722, alinéa 2 du même Code). En effet, alors que le texte de l’ancien article 418 était identique à cet article et n’exigeait donc pas clairement de lien de causalité, la réforme en 2019 a clarifié sa nécessité.

[17] Y. Nomi, « L’exonération partielle à cause de la contribution ou la prédisposition de la victime » (Kiyodo Genseki), in : Le développement des théories en droits civil et du fiducie, Mélanges offerts à Kazuo Shinomiya, Kobundo, 1986, p. 215.

[18] Cette exonération peut être mise en œuvre même si le résident d’un établissement est privé de discernement, puisque, selon la majorité de la doctrine, l’exonération à cause de la faute du créancier se fonde sur la répartition des risques déterminée par le contrat et qu’elle est donc indépendante de la capacité du créancier.

[19] On pourra se demander si l’on peut qualifier de « fautif » le manquement au port du masque durant la période où l’effet protecteur du masque sur le porteur n’était pas démontré.

[20] Cour suprême, 21 avril 1988, Minshû, t. 42, vol. 4, p. 243 ; 25 juin 1992, Minshû, t. 46, vol. 4, p. 400. En revanche, l’arrêt du 29 octobre 1996 (Minshû, t. 50, vol. 9, p. 2474) n’a pas pris en compte le cou un peu plus long que la moyenne comme cause d’exonération partielle, car ce n’est pas « une maladie » et la victime n’était pas obligée de se comporter plus attentivement à cause de cette particularité.

[21] Cour suprême, 24 mars 2006, Minshû, t. 54, vol. 3, p. 1155.

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