Cahiers Louis Josserand n°1 du 28 juillet 2022 : Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : la responsabilité en droit constitutionnel dans le cadre de la Covid-19

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par David Mongoin - Professeur de droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3

le 28 Juillet 2022

Une épidémie de pneumonie d’allure virale et d’étiologie inconnue a émergé dans la ville de Wuhan (province de Hubei, Chine) en décembre 2019. Ce nouveau virus, agent responsable d’une nouvelle maladie infectieuse respiratoire appelée Covid-19, s’est propagé de façon exponentielle dans l’ensemble des pays, emportant des effets aussi divers (économiques, sociaux, politiques, juridiques…) que radicaux. Dans le cadre de cette contribution, il s’agira plus spécifiquement de mettre en exergue son « effet papillon » sur la thématique de la responsabilité en droit constitutionnel.

Avant toute chose, il convient de préciser que les mécanismes de responsabilité envisageables s’inscrivent dans un état du droit exceptionnel que l’on a qualifié en France d’« état d’urgence sanitaire ». Celui-ci constitue un dispositif juridique inédit créé par la loi du 23 mars 2020 qui a modifié, sur un plan constitutionnel, le jeu institutionnel, rompant ainsi avec un exercice de l’État que l’on dira, par contraste, normal. Il est certes inspiré de l’état d’urgence de droit commun issu de la loi du 3 avril 1955, que l’on peut désormais qualifier de classique, mais s’en distingue par ses motifs, tenant à une menace majeure pour la santé de la population ; par son régime, bouleversant plus profondément les compétences constitutionnelles ; et surtout par son contenu bien plus restrictif pour les libertés. Les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire ne sont toutefois pas limitées à la gestion de la seule crise de la Covid-19 puisqu’il s’agit de dispositions pérennes, introduites dans le Code de la santé publique (codifié aux articles L. 3131-12 et s. du Code de la santé publique, et qui seront donc susceptibles d’être mobilisées à l’avenir en cas de nouvelles crises sanitaires.

En jouant sur la double signification du terme de « responsabilité », singulièrement en droit constitutionnel (avoir des responsabilités et être responsable), on peut également souligner que la crise sanitaire a été l’occasion de voir apparaître un instrument de gestion spécifique, le Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), dit aussi Conseil de défense sanitaire, puisque cette crise, et la lutte antiterroriste avant elle, a été gérée essentiellement à travers lui. Il s’est ainsi réuni à plus de 40 reprises [1] dans le cadre de la gestion épidémique car il présente de nombreux avantages. Il est très opérationnel, pouvant être réuni rapidement par le chef de l’État qui en est le véritable « patron », puisqu’il décide de l’ordre du jour et des personnes présentes et permet de faire remonter à l’Élysée la prise de décision, ce qui éclipse le Premier ministre, pourtant en charge de coordonner l’action des ministres et des administrations (articles 20 et 21 de la Constitution). De plus, son format restreint et le classement secret-défense de ses délibérations permettent de tenir des échanges plus directs qu’en Conseil des ministres et de limiter drastiquement le risque de fuites. Il a suscité des critiques, à l’instar de celle de Jean-Luc Mélenchon qui a relié le plus finement la question de son existence même à la problématique de la responsabilité en droit constitutionnel. Dans une tribune du 3 novembre 2020, il a ainsi dénoncé un « comité secret » réunissant des participants n’ayant de compte politique à rendre à personne et pointant donc « une situation constitutionnelle tout à fait inouïe avec un pays où l’irresponsabilité constitutionnelle du chef de l’État […] est transférée par le biais d’un Conseil de défense à 4 personnes décisives du Gouvernement, et [où] le Gouvernement en exécutant les décisions du Conseil de défense est lui-même placé hors de toutes responsabilités ». On peut effectivement s’interroger sur l’opportunité d’une pratique institutionnelle accentuant la verticalité du pouvoir sous la Ve République par l’utilisation d’un organe destiné originellement à la défense militaire, mais force est néanmoins de relever qu’un tel organe rentre dans le champ de l’article 15 de la Constitution [2] et que la levée du secret-défense peut toujours être demandée par un juge. Au-delà d’une réelle et problématique concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif, c’est aussi l’affaiblissement du contrôle politique du Parlement qui nous intéressera sur le chapitre de la responsabilité.

À la faveur de cette crise sanitaire, on s’aperçoit que les membres de l’exécutif sont littéralement sur une ligne de crête : d’un côté, accusés de ne pas protéger suffisamment la population, ils voient leur responsabilité pénale engagée en lieu et place de la responsabilité politique du Gouvernement (I) et d’un autre côté, accusés d’abuser de leur pouvoir et notamment de restreindre à l’excès les libertés, est dénoncée la constitution d’un véritable paradigme de l’état d’exception permanent (II).

 I.  La responsabilité constitutionnelle et la Covid

« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. [3]»

Après avoir mis en relief la responsabilité constitutionnelle à la lumière de la Covid (A), il s’agira de présenter les mécanismes d’engagement de la responsabilité constitutionnelle (B).

A. La responsabilité constitutionnelle à la lumière de la Covid

Étymologiquement, le terme « responsabilité » renvoie à « celui qui répond ». Il fait partie de ces termes qui relèvent du fonds commun du droit et que l’on retrouve donc à la fois en droit privé et en droit public. Au sens juridique, désignant « l’ensemble des procédures qui organisent les actions en dommages et intérêts » [4], il emporte un rapport d’imputation. En ce sens, la responsabilité se distingue de ce que Herbert Hart appelle la « responsabilité causale » [5] en ce qu’elle vise à établir une relation entre l’auteur d’une action, et donc possiblement d’une abstention, et un dommage, qui résulte du système juridique lui-même. En droit civil plus particulièrement, c’est une obligation spécifique de réparer un dommage causé par une faute ou dans certains cas déterminés par la loi, et conditionnée par la trinité : faute – lien de causalité – dommage.

À l’imitation du droit privé, la responsabilité politique des gouvernants se présente usuellement comme une « obligation juridique » avec le même lien d’automaticité entre le fait générateur et la sanction et avec cette même idée de réparation ou de punition. C’est donc par analogie avec la notion civiliste de responsabilité qu’on définit la responsabilité politique [6], conduisant à considérer qu’elle « implique l’obligation pour les gouvernants de répondre devant le Parlement des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions selon une procédure déterminée par la Constitution » [7]. Si la responsabilité politique demeure usuellement définie, conformément à la responsabilité en général, comme une obligation juridique, garantie par une sanction, celle-ci a néanmoins pour double particularité d’émaner d’une institution politique, en l’occurrence le Parlement, et de ne pas porter sur un patrimoine. On relèvera, par ailleurs, qu’une telle analogie apparaît assez problématique, car elle doit conduire logiquement à dénier une nature politique à toute forme de responsabilité devant le peuple (responsabilité électorale par le truchement du renouvellement de mandat ou question de confiance posée par le truchement du référendum [8]) dans la mesure où il n’existe pas, rigoureusement parlant, de sanction. Or, dans un régime démocratique, la première forme de responsabilité politique, pour des titulaires de mandats, ne peut s’effectuer pourtant que devant le peuple, nous y reviendrons.

En tout cas, en droit constitutionnel, sont distinguées classiquement deux formes de responsabilité des gouvernants : politique et pénale.

Précisons d’abord que s’il ne peut exister à proprement parler de responsabilité civile, au sens de pécuniaire, des gouvernants dans l’exercice de leurs fonctions, c’est tout simplement « parce qu’il y a une telle disproportion entre la faute politique commise et ses conséquences pécuniaires que l’on ne peut pas faire jouer le mécanisme des misérables patrimoines privés » [9]. Plus profondément, cela tient au caractère largement « objectif » du droit constitutionnel, et plus généralement du droit public, par rapport au caractère plus « subjectif » du droit privé. Les autorités publiques, titulaires non pas de droits subjectifs mais de compétences objectives, agissent ultimement au nom de l’État, induisant que la responsabilité civile de leurs actes et actions lui sont imputables.

Reconnaissons ensuite que la doctrine constitutionnelle ne parvient pas à tenir un discours consensuel sur la frontière entre les deux autres formes de responsabilité : les responsabilités pénale et politique [10]. Cela tient sans nul doute à la nature fondamentalement politique de ce droit, nature brouillant le tracé de la frontière entre la politique et le juridique. Quoi qu’il en soit sur ce point qui mériterait sans nul doute de plus denses développements mais qui seraient ici hors de propos, il ne paraît pas absurde de considérer que la responsabilité politique consiste essentiellement pour une autorité politique à rendre compte de ses actes devant le Peuple, directement ou indirectement, alors que la responsabilité juridique, au sens de juridictionnel, et donc notamment pénale, consiste à rendre des comptes de ses mêmes actes devant la Justice.

Ordonnées à des finalités distinctes, ces deux types de responsabilité n’ont par ailleurs ni le même fondement ni le même champ d’application.

Sur le terrain du fondement, alors que la responsabilité juridique est individuelle (celle de chacun des ministres ou celle du président de la République), en vertu du principe d’autonomie de la volonté individuelle, la responsabilité politique quant à elle est collective, en vertu du principe de solidarité gouvernementale, constitutif du parlementarisme. Ce point mérite la précision suivante : le principe de solidarité gouvernementale, dans le cadre d’un régime parlementaire, conduit à réputer toute décision gouvernementale comme émanant du Gouvernement lui-même et donc imputable à tous ses membres.

Sur le terrain du champ d’application, alors que la responsabilité juridique est censée ne porter que sur la légalité, la responsabilité politique, quant à elle, a vocation à porter sur l’opportunité des décisions politiques [11]. C’est tout le sens de la « responsabilité » dans ce que l’on appelle les démocraties libérales : gouverner, au sens générique, c’est prendre des décisions, mais c’est aussi et indissolublement en rendre compte. Guy Carcassonne rappelait ainsi que « la responsabilité est la première dette du pouvoir » [12], induisant que la responsabilité est le passif qui vient équilibrer, en quelque sorte, l’actif du pouvoir. Nul gouvernant, en tout cas dans le cadre de ces régimes, ne saurait se voir confier une responsabilité, au sens de pouvoir, sans être concomitamment investi d’un devoir, celui d’en assumer la responsabilité, notamment devant celui qui le lui a confié. C’est dire si la responsabilité est essentielle au fonctionnement des démocraties libérales, expliquant d’ailleurs, de façon plus ou moins anecdotique, que dans le délicat exercice typologique des régimes politiques, le discriminant de la responsabilité politique est principalement retenu pour opérer le départ entre les régimes démocratiques et les régimes non démocratiques [13] et, au sein des premiers, pour différencier les régimes parlementaire et présidentiel.

Une fois ce cadre générique tracé, nous pouvons envisager les mécanismes spécifiques d’engagement de la responsabilité constitutionnelle.

B. Les mécanismes d’engagement de la responsabilité constitutionnelle

Il est d’abord possible d’évoquer, mais superficiellement en tant qu’elle se rattache unanimement à la responsabilité administrative [14], la responsabilité pour faute de l’État lui-même, différente de la responsabilité des ministres concernés au nom duquel ils agissent. Juridiquement, une telle action est tout à fait envisageable. La doctrine a d’ailleurs assez largement considéré que la tardiveté et l’insuffisance dans l’adoption de certaines mesures de gestion, à l’instar du manque de masques FFP2 [15], constitueraient un fait générateur plausible [16], et même probable [17], dans la mesure où toute personne physique ou morale (les personnes atteintes par le virus, leurs proches, mais également les victimes collatérales, comme les entreprises dont l’activité a été suspendue avec le confinement), estimant que son dommage est imputable à l’État, pourrait saisir le juge administratif en lui reprochant de ne pas en avoir assez fait (abstention fautive) ou au contraire d’en avoir trop fait (action fautive, notamment en termes de restriction des libertés). L’obstacle majeur sera néanmoins la reconnaissance par le juge d’une telle faute, non pas parce qu’il s’agit d’une « faute lourde » au sens du contentieux administratif, mais parce que le juge devra apprécier l’existence d’une faute de l’État au prisme de cette interrogation : au regard des connaissances objectives sur le danger encouru, l’État a-t-il agi subjectivement comme il devait le faire ? Cette responsabilité sera donc appréciée à l’aune des circonstances exceptionnelles et dans de telles situations, qui affectent par nature la population tout entière, le traitement indemnitaire individuel paraît peu adapté, la moins mauvaise réponse semblant devoir être collective et fondée sur la solidarité nationale.

On peut ensuite évoquer la responsabilité du fait des lois déclarées inconstitutionnelles, puisque cette voie de droit a été tout récemment reconnue par le Conseil d’État par trois arrêts d’Assemblée, Société Paris Clichy et autres, rendus le 24 décembre 2019 (CE, ass., 24 décembre 2019, n° 425981 , CE, ass., 24 décembre 2019, n° 425983 , CE, ass., 24 décembre 2019, n° 428162 ). Le Conseil d’État a en effet reconnu pour la première fois la possibilité d’engager la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées inconstitutionnelles par le Conseil constitutionnel, selon la méthode éprouvée de l’arrêt de revirement-rejet. On peut d’ailleurs discerner dans ces arrêts une authentique modification informelle de la Constitution en ce sens qu’in fine ils ajoutent un alinéa à l’article 62 de la Constitution qu’il serait possible de libeller en ces termes : « En cas d’abrogation d’une loi par le Conseil constitutionnel, cette abrogation peut engager, à certaines conditions, la responsabilité de l’État [18]. » Comme il y a des révisions-conservations en droit constitutionnel – par exemple en 1962 lorsque de Gaulle a entendu changer la constitution (relativement au mode de désignation du président de la République) pour que rien ne change (dans l’interprétation présidentialiste de la Constitution) –, on a ici un bel exemple d’arrêt que l’on peut qualifier de revirement-confirmation : revirement car il y a bien la reconnaissance d’une nouvelle responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles, mais aussi confirmation dans le sens où ce revirement est réalisé à conception institutionnelle et normative constante. En tout cas, si on savait déjà que la loi pouvait mal faire (justification du contrôle de la validité constitutionnelle), on apprend qu’elle peut faire du mal (justification de l’engagement de responsabilité) au regard non seulement des engagements internationaux de la France [19], mais aussi désormais de la Constitution. À lire la doctrine majoritaire, il semble que le Conseil d’État ait ainsi réparé ce que de nombreux auteurs considéraient comme une sorte d’anomalie [20]. Il en allait ni plus ni moins, pour reprendre les termes de la rapporteure publique Marie Sirinelli, que « de l’effectivité des principes de légalité et de responsabilité, inhérents à l’État de droit » [21]. On peut pourtant être réservé devant un État de droit qui prend la forme essentielle d’une soumission exponentielle et irréfléchie de l’État au droit, et s’inquiéter, sous ce nouvel horizon, des conséquences de l’inversion progressive de logique qui, jusqu’alors soucieuse de contrecarrer l’irresponsabilité de la puissance publique, tend aujourd’hui à en présumer la responsabilité (demain « générale et absolue » ?).

Trois conditions viennent en tout cas encadrer ledit principe : tout d’abord, une demande de réparation n’est possible que dans les limites fixées par la décision du Conseil constitutionnel qui peut notamment en exclure le principe ; ensuite, les dommages doivent trouver leur cause directe dans l’application de la loi inconstitutionnelle ; enfin, la demande doit être faite dans les quatre années suivant la date à laquelle les dommages sont connus dans toute leur étendue, selon la règle de la déchéance quadriennale.

Le pas théorique étant franchi, reste à savoir s’il y aura des applications pratiques, notamment dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, car on sait que, faute d’application pratique, la responsabilité sans faute de l’État du fait des lois (ordinaires) avait été légitimement qualifiée par René Chapus de « produit de luxe » et que la solution précitée Gardedieu n’a jamais donné lieu à des applications positives, du fait du faible nombre d’inconventionnalité « relevé » par le juge ordinaire. Un tel exercice prospectif est à l’évidence difficile car si d’un côté, certains éléments laissent à penser qu’il pourrait en aller différemment dans ce cas de figure – et ce pour deux raisons : d’une part, à la différence de la responsabilité sans faute, il n’est pas subordonné à l’existence d’un préjudice grave et spécial ; d’autre part, surtout, à la différence du régime de la jurisprudence Gardedieu, limité par le faible nombre de déclarations d’inconventionnalité, les déclarations d’inconstitutionnalité sont relativement nombreuses, plus de 200 décisions de non-conformité totale ou partielle depuis 2010 – d’autres éléments plaident résolument en sens inverse – et ce, là encore, pour deux raisons : la possibilité pour le Conseil constitutionnel d’en exclure le principe et les conditions drastiques posées par le Conseil d’État, notamment celle du lien de causalité entre l’inconstitutionnalité de la loi et le préjudice invoqué. Pour que ce régime de responsabilité pour faute du Parlement puisse être utilement utilisé dans le cadre de la Covid-19, il faudrait que certaines dispositions législatives relatives à la gestion de la crise sanitaire soient soumises, par la voie de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), à la censure du Conseil constitutionnel et que ce dernier n’exclut pas le principe d’une indemnisation qu’il reviendrait ensuite au Conseil d’État d’apprécier. Même si elle demeure incertaine, cela reste à l’évidence une possibilité, puisque le contrôle opéré dans le cadre d’une QPC porte, a contrario du contrôle a priori de constitutionnalité, non sur la loi elle-même, mais sur son application. Si des personnes ont subi des dommages (pertes financières, préjudices de toutes sortes, etc.) du fait direct de l’application d’une loi jugée inconstitutionnelle, avant son abrogation, elles pourront ainsi en obtenir réparation en saisissant le juge administratif. La difficulté majeure pour les requérants, dans ce cas de figure, sera de prouver que les dommages trouvent leur cause directe dans l’application de la loi déclarée inconstitutionnelle.

Enfin et surtout, il convient d’évoquer la responsabilité constitutionnelle des ministres [22], qu’il s’agisse de leur responsabilité politique collective devant le Parlement, mais aussi de leur responsabilité pénale individuelle devant la Cour de justice de la République. Un glissement se discerne, même s’il lui est antérieur, lors de la crise sanitaire : leur responsabilité pénale (2) tend à se substituer à leur responsabilité politique (1).

1) La responsabilité politique

Sous la Ve République, si l’article 20 de la Constitution de 1958 dispose que le Gouvernement est « responsable devant le Parlement », l’article 50 précise que seul un vote émis par l’Assemblée nationale, soit la chambre basse, peut entraîner la démission du Gouvernement. Une présomption de confiance existe donc au profit du Gouvernement, à charge pour les députés de la renverser… en le renversant ! Armel Le Divellec a pu parler à cet égard de « variante négative du parlementarisme » ou de « parlementarisme négatif » [23].

Trois procédures distinctes d’engagement de la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sont consignées dans l’article 49 de la Constitution. La première est l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou sur une déclaration de politique générale (Const., art. 49, al. 1 ), couramment dénommé « question de confiance ». La deuxième est l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le vote d’un texte (Const., art. 49, al. 3), couramment dénommé « vote bloqué ». La troisième et dernière est l’adoption d’une « motion de censure » à l’initiative d’un certain nombre de députés (Const., art. 49, al. 2). Une telle adoption contraint le Premier ministre à présenter au président de la République la démission du Gouvernement (Const., art. 50) [24], sanction juridique de la responsabilité politique.

Durant la crise sanitaire, aucune de ces procédures n’a été mise en œuvre. Deux procédures auraient pourtant pu l’être. Le Gouvernement aurait pu engager, à l’Assemblée nationale, sa responsabilité politique sur le vote d’une des lois relatives à l’urgence (Const, art. 49, al. 3 de la Constitution) afin de forcer les députés à ne pas s’opposer à ses projets sinon au prix de sa chute. De même, l’Assemblée nationale, quant à elle, aurait pu soulever une motion de censure qui est à portée d’opposition puisque la signature de 58 députés (un dixième au moins des membres) est suffisante pour son dépôt [25]. Ces deux procédures n’ont pas été activées et cela  tient au fait qu’il s’agit de normes d’habilitation, laissant aux organes qui en sont les destinataires l’opportunité de leur actualisation. L’Assemblée nationale, et singulièrement l’opposition, a dû juger qu’en période d’exception, une certaine unité nationale excluait le recours à la motion de censure, argument pourtant parfaitement réversible.

En tout état de cause, seul l’article 50-1 de la Constitution a été activé. Il dispose que « [d]evant l’une ou l’autre des assemblées, le Gouvernement peut, de sa propre initiative ou à la demande d’un groupe parlementaire au sens de l’article 51-1, faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ». Dans ce cadre, le Premier ministre Jean Castex a prononcé le 1er avril 2021, au lendemain des annonces présidentielles sur le déconfinement, une déclaration au Parlement, suivie d’un débat et d’un vote devant les deux Chambres [26]. Ce débat s’est tenu le matin à l’Assemblée nationale et au Sénat l’après-midi sur le fondement donc de l’article 50-1 de la Constitution qui n’engage pas, au sens négatif du terme, la responsabilité du Gouvernement [27]. Un même débat s’était d’ailleurs tenu le 29 octobre 2020, après l’annonce du reconfinement de l’automne.

Il en découle que le sentiment le plus largement répandu est que cette responsabilité politique équivaut à une irresponsabilité de fait. Il convient pourtant d’éviter de commettre un raisonnement sophistique en tirant argument du fait que l’absence de renversement de Gouvernement prouve que la responsabilité politique ne joue pas, conduisant in fine à conclure à une irresponsabilité politique de fait des gouvernants.

Si l’on considère que la responsabilité politique fonctionne mal, n’est-ce pas aussi parce qu’on l’apprécie mal ? Le critère du bon fonctionnement de la responsabilité politique ne saurait être le seul renversement du Gouvernement, car cela signifierait qu’il ne peut y avoir de responsabilité sans instabilité. On juge trop souvent que la responsabilité politique s’épuise dans la figure du divorce – consommation de la séparation – et non dans la vie commune [28]. Cette « obsession » doctrinale française pour la défiance et la rupture, reflet possible d’une culture politique bien peu consensuelle, trahit finalement l’essence même de la responsabilité politique. S’il est vrai que juridiquement la responsabilité politique désigne la procédure par laquelle il est mis fin unilatéralement à la fonction de l’organe responsable, le fond de la responsabilité politique comporte une signification beaucoup plus profonde que le simple effet de droit qui la sanctionne. Elle désigne dans un régime parlementaire à la fois le lien de solidarité qui unit deux organes, ici le Parlement et le Gouvernement, et qui emporte pour le second l’obligation de rendre des comptes devant le premier, mais aussi le lien de confiance reliant un organe de l’État (ici le Gouvernement) et le peuple, et qui induit pour le premier la nécessité de rendre compte de sa politique devant le second. On peut en effet distinguer un versant positif (rendre compte) et un versant négatif (rendre des comptes) de la responsabilité politique. Dans les deux cas, la responsabilité politique est bien ordonnée à une même finalité, en l’occurrence une sanction, mais au sens d’approbation pour le premier versant (donner sa sanction), et au sens, désormais hégémonique, de punition pour le second (prendre une sanction).

Dans le cas de la crise sanitaire, la responsabilité politique, dans son versant positif, a bien fonctionné. Le Gouvernement a rendu compte de son action à la fois devant le peuple (par le biais des médias traditionnels, des conférences de presse, des interventions solennelles, des réseaux sociaux, etc.), mais aussi devant le Parlement (réponses aux questions écrites et orales, interventions devant les commissions d’enquête, etc.). Pour retenir un exemple plus précis, comme l’Assemblée nationale avant elle, le Sénat a créé une commission d’enquête pour l’évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la Covid-19 et de sa gestion, à la demande du président du Sénat. Les deux rapports parlementaires, qui en ont découlé, ont permis de mettre en lumière certaines défaillances dans la gestion de la crise Covid, notamment un manque d’anticipation et une « gestion chaotique » de la crise en raison de nombreux « manquements ».

Le sentiment qui prévaut néanmoins, notamment à la suite de ces rapports, est un manque de conséquences effectives [29]. Le sentiment de crise de la responsabilité politique gît tout autant dans l’absence d’aboutissement d’une motion de censure [30] – même si un juriste, en tout cas bien sous tous rapports, dira que l’effectivité factuelle relève d’un autre monde que celui de la validité juridique –, que dans son inadéquation à répondre aux besoins d’une société aussi exigeante que défiante. En d’autres termes, dans le cadre de la crise sanitaire, ce n’est pas tant que la responsabilité politique n’a pas fonctionné, c’est que désormais elle ne semble plus suffire : il ne suffit plus de rendre compte de son action (versant positif), il faut rendre des comptes (versant négatif). Cette insuffisance est assurément la cause essentielle de la criminalisation de la vie politique. En effet, le constat de la crise Covid confirme une tendance lourde : l’individu-requérant va rechercher la responsabilité pénale des ministres faute pour l’individu-citoyen d’avoir vu jouer, à tort ou à raison, la responsabilité politique du Gouvernement [31].

2) La criminalisation de la vie politique

Depuis la révision constitutionnelle du 27 juillet 1993, initiée par l’affaire du sang contaminé, les ministres sont, en tant que « membres du Gouvernement », soumis à une « juridiction » spéciale, la Cour de justice de la République (C.J.R.), lorsqu’ils font l’objet d’une action pénale. En effet, cette Cour, et non le tribunal correctionnel, est alors compétente pour les juger en raison « des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions » qui seraient des « crimes ou délits au moment où ils ont été commis » (Const., art. 68-2 ) [32]. Sans revenir sur l’historique de sa naissance, relevons simplement que la création d’une telle Cour, qui a marqué une inflexion sérieuse en criminalisant la responsabilité des ministres, entérinait en un sens l’absence de distinction nette entre responsabilité pénale et responsabilité politique.

En termes procéduraux, il faut, d’abord, un examen par la Commission des requêtes, puis éventuellement la saisine par celle-ci de la commission d’instruction de la C.J.R., et enfin, le cas échéant, le renvoi par celle-ci des ministres devant cette Cour composée aux quatre cinquièmes de parlementaires [33]. La Cour, accusée d’être une justice d’exception et condamnée à brève échéance à la disparition [34], est donc seule compétente pour juger les membres du Gouvernement qui sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, qualifiés de crimes ou délits au moment où ils ont été commis. Les infractions non rattachables avec l’exercice de leurs fonctions sont, quant à elles, du ressort des juridictions pénales de droit commun.

Or, et c’est certainement un des paradoxes institutionnels de ces deux dernières années, rarement une institution promise à la disparition n’aura été autant sollicitée. En effet, la Cour de justice de la République a été saisie, depuis mars 2020, de plus de 150 plaintes contre la gestion de la crise sanitaire par le Gouvernement (pointage fin avril 2021) [35]. Les personnalités politiques ciblées sont, notamment, l’ex-Premier ministre Édouard Philippe, l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn et son successeur, Olivier Véran ou encore le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer, accusé par un collectif d’enseignants (« les stylos rouges ») de ne pas les avoir protégés suffisamment face au virus et qui a saisi la Cour de justice de la République pour « mise en danger de la vie d’autrui », le mardi 30 mars 2021. Neuf plaintes à ce jour, visant notamment l’ancien Premier ministre (Édouard Philippe) et son successeur (Jean Castex), le ministre de la Santé (Olivier Véran) et son prédécesseur (Agnès Buzyn), ont été jugées recevables à l’ouverture d’une information judiciaire pour abstention volontaire de combattre un sinistre, par la commission des requêtes.

D’où vient ce phénomène et de quoi est-il le nom ? Ce qui rend socialement possible ce glissement, c’est assurément cette « envie de pénal », pour reprendre la formule néo-freudienne de Philippe Murray [36]. Cette « envie de pénal » de l’individu engendre une « peur du pénal » du ministre [37] et la dérive de la responsabilité politique vers le « tout pénal ».

Sur un plan plus philosophique, ce phénomène semble fondé sur le principe de raison suffisante (nihil est sine ratione[38] : en toute chose, il y a une cause, ce qui, dans un monde désenchanté comme le nôtre, ne signifie pas autre chose qu’un homme responsable, et donc, par une bien problématique équivalence, coupable. Un tel principe explique en tout cas pourquoi les catastrophes sanitaires, notamment, sont désormais perçues non plus comme étant liées à la contingence, mais liées à des responsabilités humaines et donc imputables à des « responsables », le souvent publics, qui ont par définition faillis.

Si nous délaissons ces considérations que d’aucuns jugeraient certainement extra-juridiques, ce qui rend juridiquement possible ce glissement, ce sont les potentialités miraculeuses nichées dans l’exercice de la qualification juridique des faits. Celles-ci permettent toujours de dénicher, derrière des fautes qualifiables de politiques (mauvaise appréciation des faits, négligence, imprudence…) des délits permettant de mettre en œuvre la responsabilité pénale des membres du Gouvernement. À cet égard, l’infraction la plus mobilisée dans le cadre de la crise sanitaire est le délit d’abstention volontaire de prendre ou de provoquer les mesures permettant de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes prévu par l’article 223-7 du Code pénal , puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Il s’agit en fait d’un délit complémentaire du délit de non-assistance à personnes en danger prévu par l’article 223-6, alinéa 2 du Code pénal. C’est un délit qui n’a presque jamais été appliqué depuis sa création en 1992. Le délit use du terme de « sinistre », ce qui renvoie littéralement et intuitivement à un événement catastrophique naturel, mais une pandémie pourrait assurément être qualifiée tel, dès lors qu’elle concerne une maladie potentiellement mortelle.

Il n’y a pas par nature d’obstacle juridique qui interdise d’appliquer ce délit à des décisions politiques dès lors qu’elles en présentent les éléments constitutifs. La principale difficulté réside dans la caractérisation de l’élément intentionnel. L’article 223-7 du Code pénal punit une abstention volontaire, ce qui signifie que l’auteur doit avoir su qu’un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes était en cours. Cette connaissance doit a priori être certaine au sens où des doutes ou des incertitudes ne devraient pas suffire à l’établir. Mais il faut signaler que la jurisprudence rendue en matière de non-assistance à personne en danger est assez sévère sur ce point puisque la connaissance du danger est établie dès lors qu’il n’était pas possible de se méprendre sur lui ou quand l’auteur ne s’en est pas préoccupé alors que des signes extérieurs auraient réclamé de s’en inquiéter. Cette jurisprudence pourrait être applicable au délit d’abstention de prendre ou provoquer les mesures permettant de combattre un sinistre compte tenu de sa proximité avec le délit de non-assistance à personne en danger. Par exemple, une plainte pénale contre Édouard Philippe et Agnès Buzyn repose sur le fait qu’ils auraient eu « conscience du péril et disposaient des moyens d’action, qu’ils ont toutefois choisi de ne pas exercer ». Pour étayer leur argumentaire, les plaignants s’appuient notamment sur les déclarations d’Agnès Buzyn dans le journal Le Monde du 17 mars 2020 où elle affirme avoir alerté dès le mois de janvier 2020 le Premier ministre, Édouard Philippe, sur la gravité de l’épidémie de coronavirus et lui avoir soutenu que « les élections [municipales] ne pourraient sans doute pas se tenir ».

Que penser de ce phénomène de criminalisation des responsables politiques qui ne concerne d’ailleurs pas seulement les membres du Gouvernement ?

Dans une tribune parue dans Le Monde du 19 avril 2020 intitulée « Les plaintes contre les ministres : l’impasse du pénal », Olivier Beaud a poursuivi sa dénonciation, inaugurée par son livre de 1999 Le sang contaminé [39], d’un glissement de la responsabilité politique vers la responsabilité pénale. Avec la crise de la Covid, on pourrait même pointer, au-delà d’un simple glissement, une véritable substitution, puisque si la responsabilité politique d’un Gouvernement se mesure à l’aune de la politique conduite solidairement, ici ce sont surtout des manquements individuels qui sont mis en exergue. Si un tel phénomène peut se comprendre in abstracto tant il est vrai que l’émergence de la responsabilité pénale vient compenser le vide ressenti par l’absence de mise en œuvre de la responsabilité politique, au sens négatif du terme, elle reste doublement problématique : elle constitue en effet une « impasse juridique » et une « aporie démocratique » [40].

Elle constitue d’abord d’une impasse juridique pour des raisons de stricte technique juridique car elle suppose la réunion de conditions difficiles à remplir : le lien de causalité, notamment, est délicat à prouver, les dispositions du Code pénal étant en principe d’interprétation stricte et la charge de la preuve incombant au(x) plaignant(s). Elle l’est aussi compte-tenu de la composition et du fonctionnement de la Cour de justice de la République. Une fois les plaintes jugées recevables, leur instruction durera des années, tandis que d’autres plaintes pénales viendront se surajouter, notamment celles mettant en cause M. Salomon, Directeur général de la Santé et relevant cette fois du droit commun et des juridictions ordinaires. Bref, l’existence plus que probable de procédures parallèles pour des faits identiques, comme ce fut le cas non seulement dans l’affaire du sang contaminé, mais aussi dans les affaires Pasqua (2010) ou encore Tapie-Lagarde (2015), engendrera les mêmes redoutables difficultés tenant notamment à l’administration de la preuve. En matière de responsabilité des agents de l’administration, puisque la France dispose d’un régime parlementaire, bien que singulier, la théorie du « ministre-écran » s’applique. En effet, dans le cadre du régime parlementaire, contrairement au régime présidentiel, il n’y a pas de relation directe entre l’administration et le Parlement, mais des relations médiatisées par le Gouvernement [41]. S’applique donc ici ce qu’il est possible d’appeler, de façon certes quelque peu facétieuse, la théorie du « ministre-écran », dans la mesure où le ministre sert bel et bien juridiquement d’écran entre le Parlement et l’administration [42]. Dans cette optique, le Parlement n’a pas à demander des comptes à l’administration [43], mais seulement au ministre qui est à sa tête. La règle veut donc qu’un ministre endosse politiquement la responsabilité des erreurs ou des fautes de son administration, afin de garantir la cohésion de l’action de l’État et concomitamment de protéger la neutralité politique de la fonction publique. En un sens, la fameuse formule utilisée dans le cadre de l’affaire du sang contaminé par la ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale du Gouvernement Fabius, « responsable, mais pas coupable » [44], illustre assez justement une telle théorie. Mais cette formule l’invalide, en un autre sens, car elle induit une inversion des positions, en faisant des fonctionnaires l’écran qui protège le ministre du Parlement et des citoyens. À cet égard, est tout à fait symptomatique la place prise par Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, numéro 2 du Ministère de la Santé, qui ne tarda pas à être affublé de l’étiquette de « M. Coronavirus », tout comme le sont les accusations portées contre lui [45]. L’épuisement de la responsabilité politique, réelle ou ressentie, ne saurait conduire à l’exclusivité de la responsabilité personnelle (c’est-à-dire pénale) des hauts fonctionnaires, car cela reviendrait à considérer comme « normal » qu’en cas de grave dysfonctionnement de l’État, ce n’est plus le Parlement, mais un juge d’instruction qui est compétent et légitime pour exiger des comptes de la part des administrateurs. Sur le fondement d’une telle « doctrine », aussi vertueuse qu’elle puisse paraître en première approximation, les gouvernants éluderaient leur propre responsabilité politique, en tant que chefs d’administration. L’avenir nous dira si la crise sanitaire va participer de ce mouvement, qui a déjà été discerné, de substitution de la responsabilité des hauts fonctionnaires ou des entourages ministériels au détriment de celle des gouvernants stricto sensu [46], mais le risque, à ce jour, n’est pas mince.

Cette impasse juridique se double d’une aporie démocratique. Un ministre médiocre – ce que l’on ne saura d’ailleurs que de façon rétrospective – n’équivaut pas à un ministre délinquant. Il n’est pas certain que pénaliser la médiocrité en politique constitue un gain démocratique très appréciable. Dans un régime démocratique, il ne saurait y avoir d’exercice de responsabilités sans engagement de responsabilité. Dans un régime parlementaire, c’est au Parlement d’engager la responsabilité des gouvernants, sans quoi ce sera le peuple qui, par l’élection, fera le gouvernant, mais le juge qui le défera. C’est un modèle possible, mais il faut l’assumer et repenser alors complètement la place du juge (ici ordinaire) dans l’économie du jeu institutionnel. On peut considérer au contraire que la décision politique doit d’abord être jugée dans son ordre et selon sa nature, c’est-à-dire à l’aune de critères ou de considérations politiques et non de considérations juridiques, ou alors pas exclusivement. La responsabilité politique est attachée à une fonction, et plus précisément aux conditions d’exercice d’une fonction gouvernementale et non à une personne, et plus précisément à la commission par ses actes d’une infraction. Puisque l’essentiel des membres du Gouvernement sont encore en fonction, à l’exception de l’ancien Premier ministre M. Philippe, remplacé par M. Castex, et de l’ancienne ministre de la Santé Mme Buzyn, remplacée par M. Véran, c’est aux parlementaires de leur demander de rendre des comptes, le cas échéant en posant une motion de censure. Ce n’est pas parce qu’une motion de censure n’a pas renversé le Gouvernement que l’on peut dire que la responsabilité politique n’a pas fonctionné. On doit donc se méfier de ce glissement qui fait peser sur la responsabilité pénale des promesses non seulement impossibles à tenir, mais également dangereuses. Bref, la responsabilité pénale semble inadéquate pour saisir les fautes de gestion de l’État commises par des autorités ministérielles. La responsabilité politique semble la moins mauvaise solution, complétée par la responsabilité administrative pour indemniser les victimes.

Terminons sur ce point en remarquant que cette menace latente d’engagement de la responsabilité juridique des gouvernants n’est pas sans conséquence sur l’exercice effectif des responsabilités politiques. En découle, de façon générale, une sorte d’axiome politique contemporain : plus il y a de responsables, moins il y a de responsabilité. Il s’agit d’un axiome faussement contre-intuitif puisque l’augmentation des responsables engendre inéluctablement la dilution du principe de responsabilité.

Plus spécifiquement, la conséquence particulière principale a été, semble-t-il, la transformation du principe constitutionnel de précaution [47] en véritable principe de gouvernance politique [48], le politique ayant tendance à se décharger ou en tout cas à fonder strictement ses décisions sur le scientifique (logique de que l’on appellera l’effet paratonnerre) et toute décision politique ayant tendance à remonter le plus haut possible afin de se couvrir (logique de l’effet parapluie) [49].

Cette remontée de toute décision au plus haut sommet de l’État, c’est-à-dire au président de la République, aboutit en France à renforcer l’irresponsabilité puisque le président de la République « n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité » (Const., art. 67), c’est-à-dire pour les actes rattachables à l’exercice de ses compétences, et bénéficie d’une inviolabilité matériellement absolue – couvrant les domaines pénal, civil et administratif –, mais temporairement relative – solidaire du mandat, elle prend fin un mois après son terme – pour les actes détachables de l’exercice de ses compétences. Son irresponsabilité politique de principe n’est tempérée que par deux exceptions : il peut être poursuivi devant la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité (Const., art. 53-2 ) et peut être soumis à une procédure de destitution « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat » (Const., art. 68 ). Dans cette hypothèse, il est jugé par la « Haute Cour » (composé uniquement de parlementaires) qui n’est pas, pour le Conseil constitutionnel, une « juridiction chargée de juger le Président de la République pour des infractions commises par lui en cette qualité », mais « une assemblée parlementaire compétente pour prononcer sa destitution en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat » (Cons. const., décision n° 2014-703 DC, du 19 novembre 2014, Loi organique portant application de l'article 68 de la Constitution ). La crise sanitaire ne modifie en rien cet état de droit et, pour l’instant, une telle procédure de destitution n’a pas été envisagée de façon sérieuse [50]. L’épisode historique de la crise sanitaire est donc loin d’invalider le diagnostic dressé par Bastien François et Arnaud Montebourg : « Tout le problème – la perversité devrait-on dire – de la Ve République est là, dans son incapacité à articuler pouvoir et responsabilité [51]. » Il n’est donc pas possible, ou à tout le moins difficile, de mettre en jeu la responsabilité de celui à qui est précisément imputé la responsabilité de mettre en place un véritable paradigme de l’exception.

II. Le paradigme de l’exception et la responsabilité en droit constitutionnel

« L’ennemi, c’est l’esprit de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit en accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment » [52].

La crise de la Covid a suscité de nombreux écrits de penseurs et d’universitaires, dont certains de juristes qui, n’hésitant pas à briser tous les conformismes et facilités de pensée, ont dénoncé à l’occasion de la crise sanitaire les dérives liberticides d’un pouvoir politique ivre de puissance. On pourra pointer, exemple topique, les errements réflexifs de certains philosophes consacrés, tel Giorgio Agamben, pour qui « une fois le terrorisme épuisé comme justification des mesures d’exception, l’invention d’une épidémie [a pu] offrir le prétexte idéal pour étendre celles-ci au-delà de toutes limites » [53]. Au-delà de cette bouffée de chaleur complotiste gît pourtant assurément de réelles questions avec lesquelles il s’agit de se confronter et notamment celle du danger de l’institutionnalisation de l’exception régulièrement pointé par les juristes [54] et relayé par certains de nos plus éminents philosophes politiques [55].

Mais encore faut-il bien faire le départ entre deux aspects : d’un côté, la dénonciation de l’exception comme étant hors-norme (A) et d’un autre côté le constat d’une institutionnalisation de l’exception, c’est-à-dire d’une situation où l’exception devient la norme (B).

A. La dénonciation de l’exception comme hors-norme

D’un point de vue historique, l’exception est en France irrémédiablement frappée de suspicion, certainement parce que, dans l’ordre des représentations, elle renvoie à l’Ancien Régime : l’exception évoque en effet irrémédiablement le privilège [56]. On s’en aperçoit aisément, par exemple, dans l’équivalence opérée entre justice d’exception et privilège de juridiction qui justifie désormais la disparition de la Cour de justice de la République [57]. S’opère en effet désormais une double dénonciation des privilèges en général et des immunités juridictionnelles en particulier : au nom de la logique égalitariste classique de la démocratie, dans la mesure où elle anéantit toute revendication par quiconque, personne publique comprise, d’un privilège qui revêtirait la forme d’un droit subjectif supérieur, d’un droit d’exception ; et au nom de la tradition libérale plus récente de l’État de droit dont la commune soumission de toutes les personnes, y compris publiques, aux règles juridiques et plus encore aux mêmes règles juridiques, est un des éléments constitutifs. Il ne saurait donc exister un « privilège » ordonné à la protection d’un droit subjectif du gouvernant, mais, au mieux et au plus, à celle de cet intérêt commun des membres de la communauté étatique qui autorisait et légitimait hier encore une intelligence de l’État et de ses exigences, et donc des limites inhérentes aux libertés des individus.

D’un point de vue épistémologique, l’exception est souvent considérée comme un « révélateur », au sens physique du terme, de l’essence d’un objet. Il faut convenir que les juristes n’échappent pas à cette forte attraction, a priori paradoxale. En témoigne, exemple archétypal, Carl Schmitt qui assénait cette formule à la concision toute attique : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. [58] » L’illustre aussi en un sens les sectateurs de la doctrine dite réaliste de l’interprétation qui ne font finalement que s’inscrire sur cette même tendance lourde de l’esprit humain, consistant à s’adosser sur les singularités plutôt que sur les régularités, faisant des cas « limites », par nature exceptionnels, la norme explicative du droit, si on peut le dire ainsi. À l’encontre des sciences sociales qui font « de l’analyse des séries et de l’identification des propriétés types les clés de voûte de [leur] compréhension du monde social » [59], cette approche « scientifique » du droit tire ici un argument en faveur de son autonomie dans cette saisie singulière de l’exception. Une tendance doctrinale peut même se discerner, qui laisse entendre que le droit se définit par ses exceptions, le plus souvent au bénéfice d’une indistinction pourtant fort problématique entre normativité et normalité.

Reste qu’il convient de rappeler que l’exception en droit n’est pas une exception du droit. C’est à la seule faveur d’une confusion entre le principe et la règle (de droit) que l’exception est jugée hors-norme, alors que la règle (de droit) comprend tout à la fois le principe et l’exception [60]. On est presque gêné de devoir rappeler qu’une exception est d’abord une dérogation suspensive à une règle générale. C’est le sens même de l’adage juridique devenu sentence commune : c’est l’exception qui confirme la règle. Cette expression provient de l’expression latine Exceptio probat regulam in casibus non exceptisi (l’exception confirme la règle dans les cas non exclus), souvent raccourcie en Exceptio probat regulam (l’exception confirme la règle). Elle ne signifie pas que l’existence d’une exception confirme la validité d’une règle générale dans la mesure où par nature elle y déroge, mais que l’existence même d’une exception confirme l’existence d’une règle générale, dans la mesure où il ne peut pas y avoir d’exception à une règle qui n’existe pas… On sait d’ailleurs qu’en droit, c’est bien parce que l’exception confirme la règle que prévaut le principe d’une interprétation restrictive des exceptions : Exceptio est strictissimae interpretationis. Enfin, si l’exception ne peut pas exister et être pensée en dehors du principe d’une règle, en revanche, un tel principe peut tout à fait exister et être pensé sans référence à une exception. Il existe en effet, au moins sur le plan théorique, des règles de droit et des droits qui ne tolèrent aucune exception à l’instar des droits dits intangibles ou absolus, au sens d’absous de toute exception.

L’exception entretient donc des rapports singuliers avec la règle de droit que l’on dira, par contraste, « normale », puisqu’elle est tout à la fois inclusive et exclusive : si l’exception est extraite du champ d’application de cette règle de droit normale, elle demeure étroitement subordonnée à cette dernière, qui la conditionne tant dans son existence que dans ses limites :

  • quant à son existence, premièrement, dans la mesure où la compétence d’excepter est une manifestation de la compétence de poser une règle. Si la vulgate interprétative des dispositifs d’exception revient souvent à soutenir qu’ils autorisent à s’écarter de l’ordre normatif ordinaire tant sur le plan procédural que sur le plan du fond du droit, l’analyse des limites qui leur sont opposables offrent une toute autre vue. Les institutions d’exception limitent les écarts par rapport aux normes et ce de deux façons : d’une part en bornant le temps pendant lequel ces écarts sont autorisés, et d’autre part en exigeant une confirmation spéciale selon laquelle les circonstances justifient ces écarts. Cette confirmation spéciale pose une exigence procédurale : l’approbation par un corps politique autre que celui qui exercera ce pouvoir, garantissant que la nécessité éventuelle de s’écarter des normes n’est pas laissée au seul jugement des agents chargés de faire face à la situation d’exception. Ici, c’est le Parlement et lui seul qui peut autoriser l’état d’urgence sanitaire. Elle pose également une exigence substantielle impliquant de prévoir de façon précise dans la loi les conditions concrètes qui doivent se présenter pour autoriser un écart par rapport à la norme. C’est précisément ce que fait la législation française de l’« état d’urgence sanitaire » ;
  • quant aux limites assignées aux restrictions des libertés par le juge, secondement, car elles demeurent largement les mêmes, comme l’a très bien illustré la crise sanitaire par le refus de toute interdiction « générale et absolue » pour mieux privilégier une approche en termes de « proportionnalité », c’est-à-dire une approche que l’on dira classique en matière de libertés publiques, même devenues droits fondamentaux.

Dès lors, de quoi l’exception est-elle le révélateur ?

Ce que révèle l’exception, ce sont surtout les présupposés normatifs et les effets d’orthodoxie des discours qui conduisent à la dénoncer en tant que telle. À cet égard, il devrait aller de soi, mais il semble nécessaire d’y revenir, que dans les systèmes politiques qui ne sont pas ordonnés et structurés par des règles juridiques, les dispositifs juridiques d’exception n’ont tout simplement pas d’objet. En d’autres termes, il ne peut y avoir de régimes d’exception que dans les États de droit. Bien loin d’être antinomiques, les dispositifs juridiques d’exception sont donc d’abord et avant tout des révélateurs de l’idée même d’État de droit, au moins au sens kelsénien du terme. Bien sûr, on assigne désormais à l’expression d’État de droit, au-delà de sa stricte saisie formelle, une dimension axiologique qui est précisément le plus souvent mobilisée pour dénoncer l’écart jugé intolérable entre l’état (réel) du droit et l’État (idéal) de droit. Mais justement, quel contenu donnons-nous et quelle fin assignons-nous à l’État de droit ? Telle est la seule question qui mériterait d’être posée et qui l’est pourtant si peu par les juristes. La fuite en avant des droits subjectifs fait une société de droits, mais certainement pas un État de droit.

Plus encore, on remarquera, notamment à travers ses usages discursifs, que toute exception n’est pas exception ! Si l’on s’en tient aux discours majoritaires des juristes, l’exception en droit prend en effet toujours la forme d’une restriction du droit, en tout cas réputée telle. Lorsqu’une juridiction reconnaît un « droit » nouveau, les juristes ne parlent pas d’une exception, mais d’un progrès, et ce au bras d’une conception que l’on pourrait qualifier de néo-hégélienne. Ce fut le cas, par exemple, quand le Conseil constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle du « principe de fraternité » dans la décision n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018, « M. Cédric H. et autre », induisant qu’il en découlait « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». La portée authentiquement exceptionnelle de la décision réside d’ailleurs moins dans le changement d’échelle de la fraternité [61] – la fraternité passant de « valeur » à « principe » constitutionnel – que dans l’extension du domaine de la fraternité, si on nous autorise cette formule houellebecquienne, donc dans un changement de nature. Il s’agit même d’un double changement de nature : un changement, certes encore plus ou moins souterrain de la légitimité du juge, et un changement de nature de l’identité de l’individu. C’est dire que cette décision a pourtant tous les atours d’une « exception ». Une telle jurisprudence illustre en tout cas, pour ce qui nous intéresse ici, que dans les discours des juristes, ce n’est pas tant son rapport à la normalité du droit dont il est question avec l’exception, que son rapport à l’extension des droits.

Encore plus profondément, selon nous, la dénonciation sans mesure de toute exception est le révélateur de ceux qui voient dans l’exception un révélateur de la nature même de l’État. Ce point nous semble, à tort ou à raison, absolument central. Ceux qui pensent, au fond d’eux-mêmes, consciemment ou inconsciemment, c’est-à-dire honnêtement ou par pure posture, que l’état d’exception est un révélateur de l’état de l’État sont souvent les mêmes qui pensent que l’exception permet à l’État d’accomplir pleinement sa nature profonde : oppressive, liberticide, dominatrice, etc. En d’autres termes, il y a le plus souvent une conviction irréductiblement libertaire derrière la dénonciation de l’exception. Cette conviction est le plus souvent viscérale et donc soustraite à la discussion rationnelle tant il est vrai que « ce qui est viscéral est irréfutable », pour reprendre un puissant aphorisme du marcheur de Sils-maria. Beaucoup d’auteurs, et notamment des juristes, évoquent dans leurs écrits la colombe de Kant. Dans l’introduction de la Critique de la raison pure, ce dernier consigne en effet la formule suivante : « La colombe légère qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide [62]. » Même si Kant déploie ici un propos à visée épistémique, cette dénonciation de l’illusion libertaire peut être mobilisé pour se prémunir contre une conception des libertés sans restrictions. En effet, si l’air s’apparente à une résistance au vol de la colombe, elle en est également la condition ; de même, si une restriction s’apparente à une résistance au déploiement d’une liberté juridique, elle en est également la condition de possibilité.

Le discours majoritaire sur l’état d’exception permet de discerner le glissement profond qui s’opère sous nos yeux dans notre représentation de l’État. L’idéologie libérale-étatiste sur laquelle s’est construite le droit français, et singulièrement le droit public, est désormais puissamment concurrencée par l’idéologie libérale-individualiste, anglo-saxonne si l’on préfère. Il en découle une conception renversée de l’État : l’État n’est plus un instrument d’émancipation, mais un instrument de domination. Bourdieu a remplacé Durkheim ! « On nous change notre État », cette formule fameuse de l’un de nos plus illustres publicistes, n’est plus de mise : ce n’est pas tant l’État qui change, ou alors dans l’autre sens, c’est d’abord et surtout notre rapport à l’État.

À l’encontre d’une conception qui validerait a priori la signification et l’apport heuristiques de l’exception, il convient donc de la cantonner dans sa fonction propre : celle de dérogation suspensive et non celle d’instrument critique. Dit différemment, on ne peut critiquer l’état juridique d’exception que par rapport à son genre qu’est l’exception comme on ne peut critiquer la normalité que par rapport à son genre qu’est la normalité. La question du danger de l’institutionnalisation de l’exception est, quant à elle, bien plus sérieuse.

B. Le danger de l’institutionnalisation de l’exception : quand l’exception devient la règle

Pour le dire d’un trait léger, le danger du constitutionnalisme contemporain ne serait plus le coup d’État permanent, mais l’état d’urgence permanent. Si le recours régulier à des dispositifs juridiques d’exception, par-delà les contextes politiques et les cultures juridiques – ce que Bernard Manin a symptomatiquement appelé « le paradigme de l’exception » [63] – dit leur nécessité et donc, en un sens, leur légitimité, la constitution d’un possible « paradigme de l’exception » ne va pas sans soulever de profondes questions [64].

Pour dire les choses de façon grossière, mais peut-être non sans justesse, le jugement porté sur l’exception et son institutionnalisation semble largement décidé par le « geste de pensée » de chaque auteur [65], et plus précisément sur le danger de la toute-puissance de l’État ou au contraire de sa toute-faiblesse.

On pourrait convenir in fine que tout cela procède d’une simple divergence de vue sur la localisation du « lieu » de la menace contre les libertés : ceux qui dénoncent, à l’instar de François Sureau, l’« extase sécuritaire » [66] de l’État liée à l’extension illimitée de ses pouvoirs, singulièrement d’exception, et ceux qui critiquent, à l’instar de Marcel Gauchet, l’extension jugée illimitée des droits des individus et l’évidement de l’État et de ses pouvoirs par l’État de droit. D’un côté donc, ceux qui s’indignent d’une régression des droits et de l’autre ceux qui déplorent leur prolifération, ou dit encore différemment ceux qui consentent à payer un certain prix pour les désordres inhérents au mouvement même de la liberté et ceux qui entendent promouvoir une certaine résistance à ce mouvement, au nom précisément de l’ordre. Les premiers consentent un prix, que les seconds jugeront trop élevé, de désordre public par abus de liberté, les seconds un sacrifice que les premiers jugeront trop élevé de liberté par abus de pouvoir. Tout cela n’est sans nul doute pas totalement erroné, mais ne semble pas suffisant.

Puisque l’on a cité des auteurs précis, on doit d’abord préciser que leurs positions semblent en fait bien moins tranchées qu’il n’y paraît à première vue. En effet, si François Sureau, dans son « tract » roboratif, dénonce l’« État liberticide », c’est pour mieux faire peser ultimement la charge de la responsabilité sur l’individu emmuré dans ses droits. Sauf à l’avoir mal lu, dans sa perspective ce n’est pas l’État qui a changé, mais « c’est le citoyen qui a disparu », « l’idéal des libertés [ayant été remplacé] par le culte des droits » [67]. On discerne donc chez lui des interrogations et un constat que partagent ses supposés adversaires et notamment Marcel Gauchet : une société d’ayants droits peut-elle faire communauté au sens plénier du terme ? Ce qu’il semble donc ultimement dénoncer, c’est l’abolition de la concitoyenneté, celle qui donne toute sa profondeur à la « fraternité » de la devise républicaine (et qui est bien éloignée de la décision du Conseil constitutionnel précitée…) et postule que le citoyen se préoccupe non seulement de lui mais aussi des autres : les autres « moi », c’est-à-dire ses concitoyens ; celui en d’autres termes qui croit pouvoir encore assigner un certain sens et un certain contenu à ce « moi commun » qu’évoque Rousseau dans Du Contrat social [68]. De même, si Marcel Gauchet se révèle être, depuis le début des années 1980, un penseur critique des droits de l’homme, l’objet de ses critiques ne porte pas sur les droits de l’homme en eux-mêmes, mais sur leur élévation au rang de politique [69], ce qui, selon lui, met en crise le régime démocratique contemporain.

Au-delà même de ces précisions, on peut s’interroger sur les limites de cette opposition sur le « lieu » de la menace contre les libertés pour cerner la situation actuelle. En effet, la singularité de notre époque ne vient-elle pas du fait que c’est la faiblesse et même l’impuissance de l’État qui constitue la raison même de son inclination à l’autoritarisme ? Certains éléments sont de nature à offrir une certaine consistance à une telle vue. C’est le cas, par exemple, des restrictions relatives au droit de manifestation qui ont été décidées notamment lors de la crise sanitaire. Si l’État, ne semblant pouvoir (vouloir ?) empêcher des participants usant du droit de manifester de commettre des violences, il est conduit à restreindre le droit de manifester lui-même. Cet exemple particulier pourrait être étendu : les restrictions contemporaines à la liberté d’expression ne trahissent-elles pas autre chose que l’impuissance de la « puissance publique » devant les discours de haine, notamment ceux propagés sur Internet ? Penser un possible autoritarisme de l’impuissance implique assurément un investissement réflexif plus intense que la dénonciation d’un État systématiquement liberticide !

Par ailleurs, certains juristes ne sont-ils pas les victimes, certes parmi bien d’autres, d’une confusion entre l’abaissement du seuil de sensibilité à la transgression des normes et l’augmentation effective des restrictions aux libertés par les pouvoirs publics ? Ce discours de « la violation des libertés », du « règne de l’arbitraire », du « retour de la censure » qui innerve – autant qu’il peut énerver, on l’aura compris – désormais le discours de nombreux juristes n’en est-il pas l’exact reflet ? Les frontières de la « normalité » (au sens d’acceptabilité) se sont considérablement étendues, de par notamment la fréquence accrue des transgressions, creusant l’écart entre l’anciennement « anormal » (censuré) et le nouvellement normalisé (accepté). D’où un effet de loupe donnant une plus grande visibilité à la « sanction », à la « restriction », et à sa perception par nature arbitraire. Ce qui était l’exception (censurable) devient la norme (acceptable) de sorte que la censure devient l’exception, et en tant que telle censurable (il est scandaleux de censurer, ou pour les nostalgiques de Mai 68, interdit d’interdire…). On peut considérer que nous assistons, non pas tant à une augmentation des cas de restriction – par exemple, toute tentative d’entrave à la diffusion d’une production de l’esprit est désormais ipso facto qualifiée de censure –, qu’à une totale délégitimation de celle-ci. Le phénomène marquant qu’aura permis de saisir la crise sanitaire n’est donc pas l’intolérance exponentielle des censeurs envers les libertés, mais l’intolérance grandissante des libéraux envers les limites des libertés. Là encore, il s’agit bien toujours de responsabilité et on peut même avoir la fatuité de penser que l’on est au cœur de sa problématique.

Pour revenir plus précisément sur le danger d’une institutionnalisation de l’exception, c’est-à-dire la situation où l’exception devient la règle, il dépend des significations possiblement assignables au terme de « règle » : d’une part, l’exception peut devenir la règle au sens de mesure, de standard, c’est-à-dire ce qui est courant, répandu ; d’autre part, l’exception peut devenir la règle, au sens de principe, ce qui supposerait, en sens inverse, que le principe puisse devenir l’exception.

Pour s’en tenir à cette dernière acception, deux dangers distincts pointent immédiatement : la régression de l’espace du droit commun, normal, telle qu’elle substitue l’exception à la règle, soit une dénaturation du droit commun [70] ; et l’intrusion des dispositifs, sinon de la logique, de l’exception dans le droit commun, soit une « adultération du droit commun » [71].

Le premier danger désigne donc le risque que la multiplication et la banalisation des exceptions soient telles qu’elles remettent en cause la prééminence de la règle sur les exceptions, c’est-à-dire renversent le rapport logique entre le principe et la dérogation, la règle générale et l’exception particulière : l’exception se substitue à la règle.

Le second danger renvoie, quant à lui, à la tendance par laquelle les exceptions consenties au droit commun sur le fondement de « circonstances exceptionnelles », au sens générique de l’expression, finissent irrémédiablement par s’insinuer dans ce droit commun, comme par contamination : l’exception relativise la règle.

Ces deux dangers sont incontestablement bien réels, même si c’est peut-être moins la constitution d’un possible « paradigme de l’exception » (état du droit) qui doit susciter l’alerte que la récurrence du recours aux dispositifs d’exception qui doit mériter la réflexion (état du monde). Dans cette perspective, on peut s’interroger, pour conclure, sur la pertinence de continuer à raisonner selon le schème sécurité / liberté, c’est-à-dire dans le cadre de la dialectique entre ordre public et libertés individuelles pour l’énoncer dans un langage plus juridique. Au-delà même de son arrière-fond utilitariste [72], et donc en partie illibérale [73], une telle vue se heurte à de lourdes objections et principalement à celle qui fait que traiter des restrictions des libertés sous le sceau de l’exception est un détournement de l’esprit, comme il y a des détournements de pouvoir, dans la mesure où les libertés ne se définissent en droit qu’à travers leur restriction, ou leur condition si l’on préfère un terme moins urticant. En témoigne de façon paradigmatique le libellé de l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Une telle formule peut certes se lire d’abord comme posant le principe que la liberté est la règle (le « pouvoir faire tout ») et la limite (« ce qui nuit à autrui ») l’exception [74], mais elle dit surtout que les libertés ne se définissent juridiquement que par leurs limites. Comme le soulignait Georges Burdeau, l’ordre public ne saurait donc se concevoir comme un cimetière des droits et libertés, mais comme un agencement de ceux-ci, car « si finalement il n’y a pas, sur le plan du droit, contradiction entre l’ordre et la liberté, c’est parce qu’il n’existe que des libertés définies, c’est-à-dire conditionnées par leur usage social, par leur utilisation dans l’ordre » [75]. Bref, en droit positif, il ne saurait exister que des droits négatifs.

 

[1] Ce texte a été actualisé pour la dernière fois au début du mois de septembre 2021.

[2] Cet article dispose : « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale. »

[3] J. de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste.

[4] F. Ewald, « Présentation », Risques, n° 10, avril-juin 1992, p. 12, cité par D. Lochak, « Réflexion sur les fonctions sociales de la responsabilité administrative à la lumière des récents développements de la jurisprudence et de la législation », in Le droit administratif en mouvement, PUF/CURAPP, 1993, note 1, p. 275.

[5] H. L. Hart, « Postscript : Responsibility and Retribution », in Punishment and Responsibility, Oxford, Oxford University Press, 1968, p. 214 et s.

[6] Sur les usages discursifs, voir É. Millard, « La signification juridique de la Responsabilité politique », in Ph. Ségur (dir.), Gouvernants, quelle responsabilité ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques Juridiques », 2000, p. 81-100.

[7] Ph. Ségur, La Responsabilité politique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1997, p. 17.

[8] Par exemple, l’abandon de la pratique référendaire dont usait le général de Gaulle a supprimé une forme effective, même si elle n’était pas sans effets pervers, de responsabilité politique.

[9] M. Hauriou, « Introduction à l’étude du droit administratif français », préface à la 5e édition de son Précis de droit administratif et de droit public général, Paris, Librairie de la Société du Recueil général des lois et des arrêts, 1903, p. XXV.

[10] La littérature doctrinale sur la thématique de la responsabilité du président de la République découlant de l’article 68 de la Constitution est assez exemplaire à ce titre : responsabilité pénale pour le plus grand nombre, mais responsabilité politique pour certains, voire responsabilité mixte pour d’autres.

[11] On aurait cependant tort de durcir à l’excès une telle distinction : de la même façon que le contrôle juridictionnel n’est pas dénué de considérations d’opportunité (par exemple dans le choix du juge de l’intensité de son contrôle), le contrôle politique du Parlement n’est pas non plus dénué de considérations de légalité.

[12] G. Carcassonne, La Constitution, introduite et commentée, Paris, Seuil, 11e éd., 2013, p. 25.

[13] La responsabilité politique « constitue l’un des acquis majeurs du constitutionnalisme moderne. Une telle procédure qui permet de mettre fin à l’exercice du pouvoir politique par un homme ou une équipe qui ne jouissent plus de la confiance des gouvernés trace une ligne de clivage réelle entre dictature et démocratie », écrit D. Maus dans son entrée « Responsabilité », in O. Duhamel et Y. Mény (dir.), Dictionnaire constitutionnel, Paris, PUF, 1992, p. 926.

[14] Voir la contribution de notre éminent collègue Hervé de Gaudemar dans ce dossier.

[15] Sur ce point, la carence ne devrait être retenue qu’à partir du moment où il est établi que l’État, c’est-à-dire ici l’organe exécutif, a pris connaissance de la crise sanitaire à venir et a tardé pour agir. Aux dires d’Agnès Buzyn, ancienne ministre de la Santé (JORF, n° 0041 du 18 février 2020), cette date serait celle du 20 décembre 2019.

[16] C. Broyelle, La responsabilité des ministres et de l’État dans la gestion de la crise du Coronavirus, Le Club des juristes, 23 mars 2020, [en ligne].

[17] À chaque grande catastrophe sanitaire a correspondu un recours en responsabilité contre l’État : sang contaminé (CE Contentieux, 9 avril 1993, n° 138653 N° Lexbase : A9437AMH), amiante (CE, Contentieux, 3 mars 2004, n° 241153 N° Lexbase : A4306DB4), Médiator (CE, 9 novembre 2016, n° 393902 N° Lexbase : A0619SGZ ; n° 393108 N° Lexbase : A0615SGU ; n° 393904 N° Lexbase : A0616SGW, 3 arrêts)…

[18] La nature même de la QPC s’en trouve en tout cas modifiée car elle a été originellement conçue comme un pur contentieux de normes, aux enjeux strictement objectifs, visant à faire sortir de l'ordonnancement juridique les dispositions législatives portant atteinte « aux droits et libertés que la Constitution garantit ». À l’origine, il s’agit d’un « procès fait à un acte » (pour reprendre une formule célèbre chez les administrativistes), comme l’illustre le fait que ni l’article 61-1 de la Constitution ni les dispositions de l’article 62 ne font état d'une éventualité indemnitaire. Le contentieux constitutionnel français est donc doté désormais d’une dimension indemnitaire par essence subjective.

[19] CE Contentieux, 8 février 2007, n° 279522 « Gardedieu » N° Lexbase : A2006DUT.

[20] Voir, par exemple, Th. Ducharme, La responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », 2019.

[21] L’auteur remercie Mme la rapporteure pour l’envoi de ses conclusions (publiées à l’AJDA, 2020, n° 1, p. 7 et s.).

[22] Les responsabilités envisagées concernent essentiellement les membres du Gouvernement, mais aussi la députée du Bas-Rhin, Martine Wonner (ex-LREM, membre du groupe Libertés et Territoires à l'Assemblée nationale) contre laquelle l'Ordre des médecins a porté plainte le 7 juin 2021, lui reprochant d’alimenter la désinformation médicale en relayant de fausses allégations sur le Covid-19 (elle a notamment pris position publiquement contre les vaccins à ARN messager, le port du masque et les traitements anti-Covid).

[23] Pour une première évocation, voir Armel Le Divellec, « La chauve-souris. Quelques aspects du parlementarisme sous la Ve République », in Mélanges Pierre Avril, Paris, Montchrestien, 2001, p. 349-362.

[24] Bien sûr, on doit également évoquer, même rapidement, la coutume constitutionnelle qui a posé le principe d’une révocation du Premier ministre par le président de la République. On notera une forme d’individualisation coutumière de la responsabilité politique puisque désormais, en situation de fait majoritaire, chaque ministre est individuellement responsable devant le président de la République (de Jacques Soustelle, démis de ses fonctions en 1960 par le général de Gaulle, jusqu’à Delphine Batho, démise de ses fonctions en 2013 par le président Hollande). On peut faire découler cette coutume d’une disposition expresse de la Constitution (Const., art. 8 ) si l’on fait abstraction des exigences de forme (« sur proposition du Premier ministre »).

[25] Une fois recevable, la motion de censure doit réunir les voix de la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale, soit aujourd’hui 289 voix. En cas d’adoption, le Premier ministre doit remettre au Président de la République la démission de son Gouvernement. Cette procédure n’a abouti qu’une seule fois sous la Ve République, à l’encontre du Gouvernement de Georges Pompidou le 5 octobre 1962. Cet unique précédent demeure néanmoins fâcheux pour les parlementaires dans la mesure où il a immédiatement entraîné la dissolution de la chambre basse.

[26] Dans sa déclaration, il a d’ailleurs eu cette formule symptomatique : « C’est la caractéristique profonde de cette crise ; elle fait appel au sens des responsabilités de tous et de chacun » ; un sens des responsabilités qui n’emportait pas visiblement la nécessité d’engager la responsabilité du Gouvernement devant la représentation nationale.

[27] Cet article dispose : « Devant l’une ou l'autre des assemblées, le Gouvernement peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un groupe parlementaire au sens de l'article 51-1, faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité. »

[28] Denis Baranger dégage l’essence de la responsabilité politique en ces termes ; « Avant d’être une possibilité de censure, c’est une relation de travail positive ; c’est une façon pour un exécutif et une majorité de gouverner ensemble, c’est une façon de se mettre d’accord sur une politique commune et de conduire celle-ci en faisant voter les lois et les budgets nécessaires. C’est un mariage avant d’être un divorce. Or, parce que nous sommes intellectuellement obsédés par le divorce, nous constatons qu’il est rare ; et qu’il y a peu de motions de censure qui aboutissent, peu de gouvernements forcés à la démission par des majorités parlementaires ». D Baranger, « Intervention », in Rapport du groupe de travail sur l’avenir des institutions, Paris, La Documentation française, 2015, p. 519-520.

[29] Cela explique pourquoi la dissolution de la commission d’enquête consacrée à la gestion de l’épidémie de Covid-19 le 27 janvier 2021 a été si vigoureusement critiquée par l’opposition. Le président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale, Damien Abad, fustigeant « un naufrage démocratique », a dénoncé un acte « totalement irresponsable et irrespectueux des droits du Parlement ».

[30] Pierre Avril note finement que « l’idée de gouvernement responsable peut prêter à confusion si on la réduit à ce dispositif procédural, car on risque alors de mettre en doute la pertinence d’un principe que le parlementarisme majoritaire aurait fait tomber en désuétude et qui ne serait plus qu’une fiction. En réalité, c’est parce que le droit s’attache naturellement aux effets qu’il est dans sa vocation de déterminer qu’il ne saisit la responsabilité que sous la forme négative de la sanction, alors qu’il est impuissant à organiser l’objet positif de la responsabilité en matière constitutionnelle, c’est-à-dire les comportements politiques qu’elle implique, au-delà des formes procédurales. » « Responsabilité et accountability », in O. Beaud et J.-M. Blanquer (dir.), La Responsabilité des gouvernants, Paris, Descartes et Cie, coll. « Droit », 1999, p. 87.

[31] Voir A.-M. Le Pourhiet, « La responsabilité publique en France : de l’isoloir au prétoire », Revue générale de droit, 2006, vol. 36, n° 4, p. 529-542.

[32] La saisine peut être double : soit la « personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit » (Const., art. 68-2, al. 2), soit le parquet, et plus précisément le Procureur général près la Cour de cassation.

[33] Pour être plus précis, la procédure de saisine comprend trois étapes : la commission des requêtes, composée de sept magistrats issus de la Cour de cassation, du Conseil d’État et de la Cour des comptes, décide de l’engagement des poursuites. Ce filtre est mis en place afin que le nouveau droit offert aux particuliers ne devienne pas une arme politique contre l’action gouvernementale. La personne qui se déclare victime saisit la commission des requêtes. Cette dernière décide de la transmission de la plainte au procureur général près la Cour de cassation afin de saisir la Cour de justice de la République. Elle peut, à l’inverse, prononcer le classement de la procédure. Si la plainte est déclarée recevable, la commission d’instruction, composée de trois magistrats de la Cour de cassation, procède aux auditions des personnes se déclarant victimes et des personnes incriminées. Elle décide ou non du renvoi de ces dernières devant la C.J.R. La formation de jugement, composée de trois magistrats et de douze parlementaires, se prononce à la majorité absolue et à bulletin secret sur la culpabilité du prévenu puis, en cas de culpabilité, sur l’application de la peine infligée. Son arrêt peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation. En cas de rejet de ses décisions, la Cour doit être recomposée avant de rejuger l’affaire.

[34] La création de la C.J.R. est une proposition du Comité consultatif pour la révision de la Constitution présidé par le doyen Vedel en 1993 et sa disparition, une proposition de la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, présidée par Lionel Jospin en 2012. Dans le projet de loi constitutionnelle du 28 août 2019 (mais non encore adopté à ce jour), il est prévu qu’en raison de suppression de la Cour de Justice de la République, les ministres seront jugés par la Cour d’appel de Paris.

[35] Des modèles de lettres sont même disponibles sur internet et ont été téléchargés plus de 200 000 fois ! Une vingtaine de plaintes, toutes formalisées sur le même modèle, invoquant le crime de génocide, ont été rapidement classées sans suite.

[36] Ph. Murray, « L’envie du pénal », in Essais, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 741-744.

[37] « Si je commence à penser à ma responsabilité personnelle ou pénale, je ne suis pas sûr que je prendrai les décisions dans l’intérêt du pays ! » a précisé le Premier ministre Jean Castex, lors de son audition devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale le 17 novembre 2020. « Je ne vais pas dire que je n’y pense jamais […] – je n’ignorais pas, quand j’ai pris mes fonctions, ce risque et cette réalité avérée –, mais je l’ai intériorisé. Ma seule boussole, c’est l’intérêt du pays », a-t-il conclu.

[38] S’il est possible de discerner des formulations antérieures assez proches, c’est bien Leibniz qui semble le premier formuler ce principe. Il s’agit d’un des grands principes du raisonnement, avec le principe de non-contradiction. Il se ramasse en l’expression latine nihil est sine ratione : rien n’est sans raison. Leibniz désignait Dieu comme « la raison ultime » de toutes choses, la raison pour laquelle quelque chose existe plutôt que rien (quoddité) et existe ainsi plutôt que différemment (eccéité). La formule est entre guillemets car tous les mots sont importants. Il s’agit bien de « La », car on cherche un point d’imputation unique ; une explication monocausale, simple, non pas ici au sens de bête mais d’unique, de la complexité du monde. Il s’agit bien de la « raison » mais dans sa double acception, c’est-à-dire à la fois comme réflexion (la raison-réfléchissante) et la raison comme cause (la raison-causalité). On introduit ici la notion d’« ultime », qui est importante, car ce que cherchent ceux qui ont cette disposition d’esprit est une raison dernière ou première, ce qui renvoie ici à la même chose.

[39] Voir O. Beaud, Le sang contaminé. Essai critique sur la criminalisation de la responsabilité, Paris, PUF, coll. « Béhémoth », 1999.

[40] Voir O. Beaud et J.-M. Blanquer, « Le principe irresponsabilité. La crise de la responsabilité politique sous la Ve République », Le Débat, n° 108, 2000, p. 32 et s. Voir l’ouvrage dirigé par ces deux mêmes auteurs, La responsabilité des gouvernants, Paris, Descartes et Cie, coll. « Droit », 1999.

[41] En se fondant sur le cas anglais, Jacqueline Dutheil de La Rochère décrit une sorte d’échelle de responsabilité en ces termes : « Les fonctionnaires d’un ministère sont responsables devant leur ministre, qui à son tour est responsable individuellement et collectivement – solidaire avec le Gouvernement – devant la Chambre des Communes », dans « Parlement et administration en Grande-Bretagne », in Ch. Debbasch (dir.), Parlement et administration en Europe, Centre de recherches administratives d’Aix-Marseille, Paris, Éditions du CNRS, 1982, p. 37.

[42] Julien Laferrière, pour privilégier un auteur classique, consignait la formule suivante : « C’est le ministre seul qui répond devant le Parlement de la marche de ses services », Manuel de droit constitutionnel, Paris, Domat-Montchrestien, J. Loviton & Cie, 1943, p. 731.

[43] La justification d’un tel contrôle est fondée sur l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui dispose : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Délaissant la démocratie directe pour lui préférer le régime représentatif, c’est assez naturellement à l’organe parlementaire qu’est revenu l’exercice effectif de la fonction de contrôle à l’égard de l’administration.

[44] Cette formule est extraite d’une réponse apportée dans le cadre d’une interview de Georgina Dufoix sur la chaîne de télévision TF1 le 4 novembre 1991 : « Je me sens profondément responsable ; mais pour autant, je ne me sens pas coupable, parce que vraiment, à l’époque, on a pris des décisions dans un certain contexte, qui étaient pour nous des décisions qui nous paraissaient justes. » Elle sera relaxée le 9 mars 1999 par la Cour de justice de la République du crime d’homicide involontaire.

[45] La commission d’enquête du Sénat sur la gestion de la crise sanitaire, dans son rapport, a désigné Jérôme Salomon comme étant le principal responsable de la pénurie de masques à laquelle la France a été confrontée au début de la crise sanitaire. On notera plus précisément que le rapport de la commission d’enquête du Sénat a mis en évidence que « l’analyse de courriels échangés entre la direction générale de la santé et Santé publique France atteste d’une pression directe de M. Salomon sur l’agence afin qu’elle modifie la formulation des recommandations de ce rapport avant sa publication au grand public ». À la suite de ce rapport, le collectif de médecin C19, à l’origine de la plainte déposée en mars 2020 à l’encontre d’Édouard Philippe, Agnès Buzyn et Olivier Véran, a demandé au parquet de Paris en charge du dossier de le faire auditionner par le juge d’instruction et de le mettre en examen.

[46] O. Beaud, « Le transfert de la responsabilité politique du ministre vers ses proches subordonnés », in O. Beaud et J.-M. Blanquer (dir.), La Responsabilité des gouvernants, op. cit., p. 203 et s.

[47] L’article 5 de la Charte de l’environnement dispose : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

[48] Alors qu’à l’origine, il devait constituer un principe pour guider l’action, il semble être devenu désormais essentiellement un principe d’abstention. Une telle dénaturation peut sembler surprenante, mais elle est finalement assez logique car comment adopter des mesures proportionnées face à un risque incertain ?

[49] Sous couvert de légitimation par la science, le processus politique décisionnel se complexifie et les responsabilités s’entremêlent au point que le scientifique soit paradoxalement perçu comme un contrepoids nécessaire aux gouvernants, tout en étant dénoncé pour son manque de légitimité démocratique. Ainsi, en France, le Conseil scientifique Covid-19 a été mis en place le 10 mars 2020 pour permettre au Gouvernement de disposer des dernières informations scientifiques susceptibles de l’aider dans ses décisions : en un peu plus d’un an, 29 avis et 10 notes d’éclairage ou d’alerte ont été rendus, touchant des enjeux aussi divers que la prolongation de l’état d’urgence sanitaire, la tenue des élections ou encore le confinement et la stratégie vaccinale.

[50] À notre connaissance, seul le candidat souverainiste à la future élection présidentielle, Nicolas Dupont-Aignan, s’est demandé fin janvier 2021, lors de ses vœux à la presse, s'il fallait « en arriver à » la destitution d'Emmanuel Macron pour « qu'il cesse de nuire » et de « détruire la démocratie ».

[51] B. François et A. Montebourg, La Constitution de la VIe République. Réconcilier les Français avec la démocratie, Paris, Odile Jacob, 2005 (titre II).

[52] Formule de George Orwell extraite d’une préface inédite de 1945 rédigée pour La ferme des animaux, reprise dans George Orwell, Essais, Articles, Lettres, trad. A. Kief et J. Semprun, Paris, Éditions Ivrea, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 1998, vol. 3 (1943-1945), p. 518 (traduction légèrement modifiée).

[53] Formule extraite de sa tribune publiée dans le journal Il Manifesto « Coronavirus et état d’exception », du 26 février 2020.

[54] Michel Troper relève ainsi que « [L]’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », in S. Théodorou (dir.), L’exception dans tous ses états, Paris, Éditions Parenthèse, coll. « Savoirs à l’œuvre », 2007, p. 175.

[55] Dans un entretien accordé au journal Le Figaro daté du 23 avril 2020, Pierre Manent dénonce, par exemple, le risque de voir cette crise « fournir à l’État une justification permanente pour un état d’urgence permanent ».

[56] Le préambule de la Constitution de 1791 procède à l’abolition des distinctions et énonce qu’il « n’y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les Français ».

[57] On peut peut-être également discerner une réticence quasi naturelle du juriste envers l’exception en ce qu’elle heurte une conviction dogmatique, consciente ou non : avec l’exception, c’est le fait qui décide du droit. Or cela ne peut que déplaire aux juristes qui vivent sur la conviction que c’est le droit qui décide du fait, puisqu’il renvoie aux règles (juridiques) qui doivent dicter les comportements (factuels) des sujets de droit.

[58] C. Schmitt, Théologie politique, I, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1992 [1922], p. 16. Schmitt juge également que « la règle ne vit que par l’exception » (ibid., p. 25).

[59] I. Ermakoff, « Épistémologie de l’exception », Sociétés Plurielles, Presses de l’INALCO, 2017, n° 1, p. 1.

[60] On se reportera à M. Fatin-Rouge Stéfanini et A. Vidal-Naquet (dir.), La norme et ses exceptions. Quels défis pour la règle de droit ?, préf. X. Philippe, Bruxelles, Bruylant, coll. « À la croisée des droits », 2014, et notamment aux propos introductifs d’Ariane Vidal-Naquet, « De l’exception à la règle ou quand l’exception devient la règle ».

[61] Sur la notion, voir notamment S.-Ch. Kolm, La bonne économie. La réciprocité générale, Paris, PUF, coll. « Politique d’aujourd’hui », 1984 ; M. Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », 1993 ; La devise de la République « Liberté, égalité, fraternité », PUF, Paris, coll. « Que sais-je ? » 1997 ; J.-C. Colliard, « Liberté, égalité, fraternité », Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 89-103. Voir, enfin, la « porte étroite » de Michel Borgetto pour l’Association de défense des libertés constitutionnelles dans le cadre des QPC 2018-717  et 2018-718 ], RDLF, 2018, chron. n° 14.

[62] E. Kant, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques I. Des premiers écrits à la Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1980, p. 763-764 (traduction légèrement modifiée).

[63] Voir B. Manin, « The Emergency Paradigm and the New Terrorism », in S. Baume et Β. Fontana (dir.), Les usages de la séparation des pouvoirs, Paris, Michel Houdiard, 2008, p. 135-171. Une version française, sous le titre « Le paradigme de l’exception. L’État face au nouveau terrorisme », a été publiée dans La vie des idées en 2015 [en ligne].

[64] Nous ne ferons ici qu’en évoquer certaines, et ce de façon assurément bien trop superficielle.

[65] Nous reprenons ici certains développements de notre Philosophie du droit, Dalloz, coll. « Précis », 2022.

[66] F. Sureau, Sans la liberté, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2019, n° 8, p. 8.

[67] Ibid., respectivement p. 17 et p. 39.

[68] J.-J. Rousseau, Du Contrat social, livre I, chap. 6, in Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Pléiade », 1964, vol. III, p. 361.

[69] On se reportera à l’article originel de Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique » (Le Débat, n° 3, 1980) repris dans La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002, p. 1-26. Pour suivre l’évolution de sa pensée, on se reportera également à son article « Quand les droits de l’homme deviennent une politique » (Le Débat, 2000, n° 110) également repris dans l’ouvrage précité, et, plus récemment, à l’entretien réalisé avec Valérie Toranian et Jacques de Saint Victor, « Que faire des droits de l’homme ? », Revue des Deux Mondes, février-mars 2018, p. 8-24.

[70] Si la règle peut se déduire de l’exception comme l’exception ne peut se comprendre que par rapport à la règle, on ne saurait assimiler la règle par l’exception qui y contrevient.

[71] F. Sureau, Sans la liberté, op. cit., p. 19.

[72] Utilitariste au moins de deux façons : d’abord avec l’idée, dérivant de l’individualisme méthodologique, que chaque individu est le meilleur juge de ses propres droits et intérêts et ensuite avec l’idée d’utilité et d’un « calcul » des plaisirs et des peines, d’une « proportion » diront les juristes.

[73] « La doctrine utilitaire n’est pas seulement, elle n’est peut-être pas fondamentalement libérale : elle est encore une doctrine autoritaire, qui exige l’intervention consciente et en quelque sorte scientifique du Gouvernement pour réaliser l’harmonie des intérêts », écrit Élie Halévy, dans son Histoire du peuple anglais au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1912, vol. 2, p. 379.

[74] Elle évoque à cet égard la fameuse formule du commissaire du Gouvernement Edmond Corneille, dans ses conclusions sous l’arrêt du Conseil d’État de 1917 Baldy (CE Contentieux, 10 août 1917, n° 59855, Baldy ; conclusions reprises dans H. de Gaudemar et D. Mongoin, Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, vol. 1. 1831-1940, Paris, Lextenso éditions, 2015, conclusions n° 66) : « [T]oute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle, et la restriction de police l’exception. » N’oublions pas néanmoins que cette emblématique formule doit se comprendre non comme un constat dressé par Corneille de l’état du droit positif de son temps, mais au contraire comme une invitation faite au Conseil d’État pour avoir, enfin, quelques égards envers l’individu et ses droits.

[75] G. Burdeau, Les libertés publiques, Paris, LGDJ, 1961, 2e éd., p. 32.

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