Cahiers Louis Josserand n°1 du 28 juillet 2022 : Covid-19

[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : Covid-19 et responsabilité de l’employeur au prisme du droit de la sécurité sociale

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N2383BZB

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[Actes de colloques] Colloque "Covid-19 et droit de l’indemnisation" : Covid-19 et responsabilité de l’employeur au prisme du droit de la sécurité sociale. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/86756079-actes-de-colloques-colloque-covid19-et-droit-de-lindemnisation-covid19-et-responsabilite-de-lemploye
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par Morane Keim-Bagot - Professeur de droit privé, Université de Strasbourg

le 28 Juillet 2022

Depuis le début de la crise sanitaire, les travailleurs français ont été soumis à de très nombreux risques : risque économique, pour leurs emplois, et tout à la fois risque de désocialisation avec le confinement et le déploiement du télétravail et risque d’hyper-connectivité. Enfin et omniprésent dans les esprits : le risque de contamination au Sars-CoV-2 qui a considérablement réinterrogé les questions de santé au travail sans pour autant bousculer fondamentalement la responsabilité de l’employeur. Il a imposé aux entreprises le respect de divers protocoles sanitaires successifs qui, bien que dépourvus de valeur normative en théorie, se sont rapidement imposé sans réserve. [1]

La question de la responsabilité de l’employeur, en matière de santé au travail, [2] doit s’envisager classiquement sous deux angles : ceux du droit du travail et du droit de la sécurité sociale. Depuis le compromis social de 1898, et l’insertion du droit des risques professionnels dans la Sécurité sociale en 1946, le droit de la sécurité sociale a compétence exclusive dès lors qu’un dommage s’est réalisé. En revanche, les mécanismes de droit du travail demeurent mobilisables lorsque le travailleur a seulement été exposé à un risque qui ne s’est pas encore matérialisé.

Or, l’inadaptation du droit des risques professionnels, partant du droit de la sécurité sociale, à appréhender les conséquences du Covid-19 sur la santé des travailleurs avait poussé de nombreux acteurs à demander la création d’un fonds d’indemnisation, dès le début de la pandémie. [3] Cette revendication s’est même matérialisée sous la forme d’une proposition de loi qui n’a jamais abouti. [4]

C’est l’appréhension des dommages corporels par la législation des risques professionnels qui fera l’objet de cette courte étude. Après avoir exposé les mécanismes d’imputabilité et de responsabilité en droit de la sécurité sociale, nous en présenterons les limites.

I. Mécanismes d’imputabilité et de responsabilité en droit de la sécurité sociale

Le droit des risques professionnels institué en 1898 pour les accidents du travail [5] et enrichi en 1919 par la législation des maladies professionnelles [6] ne repose pas, en principe, sur un mécanisme de responsabilité, mais sur un mécanisme d’imputabilité. Le « deal en béton » repose sur une reconnaissance facilitée de l’origine du dommage, associée en contrepartie à une réparation seulement forfaitaire servie aux victimes. L’on s’arrête trop souvent à cette présentation sommaire, en omettant la deuxième concession imposée aux victimes : l’immunité civile de l’employeur. Ainsi, l’article L. 451-1 du Code de la sécurité sociale N° Lexbase : L4467ADS dispose-t-il que sous réserve des actions contre le tiers responsable ou de la faute intentionnelle ou inexcusable de l’employeur, aucune action de droit commun ne saurait être exercée par la victime du risque professionnel ou ses ayants droit. La qualification de risque professionnel enferme alors les travailleurs dans un système propre au droit de la sécurité sociale, qu’il s’agisse de la reconnaissance ou de l’indemnisation. De la qualification de risque professionnel dépendra l’éventuelle reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.

A. La qualification de risque professionnel…

Avant d’entrer dans le détail des qualifications d’accident du travail et de maladie professionnelle, il est permis de s’interroger sur l’intérêt de celles-ci en termes de réparation. En effet, si ce n’est le bénéfice des indemnités journalières qui sont plus élevées en cas d’arrêt pour risque professionnel [7], la réparation des éventuelles séquelles, forfaitaire [8] depuis la loi de 1898, ne semble présenter que peu d’avantages [9]. Outre la protection du lien d’emploi [10], seule la possibilité de demander la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur peut présenter un attrait en termes d’indemnisation [11], dès lors que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver les salariés [12]. En l’absence de séquelles permanentes toutefois, la réparation ne pourra couvrir que les préjudices subis pendant la période traumatique [13] au prix de procédures qui se compteront le plus souvent en années.

Le traitement juridique de la contamination par le virus, même pour ceux touchés dans la sphère professionnelle semble témoigner de ce que l’État semble souhaiter « confiner » ce risque dans la sphère de la santé publique, sans qu’il soit appréhendé comme un risque au travail. En effet, le dispositif mis en place pour indemniser les séquelles des travailleurs contaminés exclut la plus grande partie d’entre eux, ne se concentrant que sur ceux dont la santé est le métier. En quelque sorte, une forme de retour à une conception surannée dans laquelle on penserait le risque professionnel comme le seul risque du métier. [14]

Le 23 mars 2020, le ministre de la Santé avait d’abord déclaré que le coronavirus serait, « automatiquement et systématiquement reconnu comme maladie professionnelle pour les soignants ». De son côté, dans son communiqué du 3 avril, l’Académie nationale de médecine avait, quant à elle, recommandé que « les cas de maladie liée à̀ une contamination professionnelle puissent être déclarés comme affection imputable au service pour les agents de l’État et des collectivités, en accident du travail pour les autres ». Le 21 avril suivant, il réaffirmait devant l’Assemblée nationale que cette automaticité, sans démonstration de l’imputabilité au travail serait réservée aux seuls soignants quel que soit leur statut ou leur condition d’emploi ; les autres travailleurs pouvant bénéficier des dispositifs préexistants nécessitant de démontrer cette imputabilité [15]. Évidemment, ce hiatus entre les soignants d’un côté et la masse hétérogène de tous les autres travailleurs de l’autre interrogeait tant sur le plan de la justice sociale que des techniques.

Le 14 septembre 2020, pourtant, paraissait un décret permettant la reconnaissance du Covid comme maladie professionnelle pour les seuls professionnels de santé [16], dans des conditions extrêmement drastiques [17]. Ainsi ne sont concernées que les personnes ayant souffert, d’affections respiratoires aiguës causées par une infection au SARS-CoV2, cette affection doit avoir été confirmée par examen biologique ou scanner ou, à défaut, par une histoire clinique documentée (compte rendu d’hospitalisation, documents médicaux) [18]. Ces affections respiratoires doivent avoir nécessité une oxygénothérapie ou toute autre forme d’assistance ventilatoire. Ces éléments doivent avoir été attestés par des comptes rendus médicaux, ou ayant entraîné le décès [19]. Les premiers symptômes doivent avoir été objectivés dans un délai de 14 jours après la cessation de leur exposition au risque [20]. Ce sont là des conditions particulièrement restrictives.

Pour tous les travailleurs qui ont présenté ces symptômes mais ne sont pas des professionnels de santé, pour tous ceux qui ont présenté ces symptômes, sont des professionnels de santé mais les ont présentés après l’expiration du délai de 14 jours, ou pour tous ceux qui ont présenté d’autres affections que celles décrites au tableau : troubles neurologiques, troubles cardio thoraciques, troubles digestifs, a été mis en place un comité régional de reconnaissance des maladies professionnel ad hoc, unique en France, composé de deux médecins pour déterminer, le cas échéant, si la maladie présentait un lien direct ou un lien direct et essentiel avec le travail habituel de la victime [21]. Les chiffres des reconnaissances disponibles à ce titre sont tout à fait éloquents. 82 % des personnes ayant demandé le bénéfice de la reconnaissance sont des soignants. Au 10 février 2021, il y aurait eu 10866 déclarations de maladies professionnelles : 408 personnes reconnues immédiatement et 29 par le comité de reconnaissance unique. D’après ces derniers chiffres officiels, pour plus de 10.000 demandes, il n’y a eu que 437 reconnaissances : on est bien loin du caractère automatique et systématique de la reconnaissance promise pendant le premier confinement. Des propos dans l’entourage du ministre de la Santé évoquaient néanmoins une montée en puissance du système qui devait devenir plus efficace. Au 11 juin de la même année, – ce sont les derniers chiffres connus – la reconnaissance avait atteint 895 prises en charge au titre du tableau 100, 262 par le CRRMP, dont 64 au titre de l’article L. 461-1, al. 7 du Code de la sécurité sociale N° Lexbase : L8868LHWet des maladies dites « hors-tableau ».

Au-delà de la seule qualification de maladie professionnelle, l’attention doit être portée sur celle d’accident du travail de la contamination. Avant l’instauration du tableau 100 pour le régime général et 60 pour le régime agricole, elle a pu sembler comme une voie à explorer. Rappelons que l’accident du travail se définit généralement comme la lésion soudaine survenue au temps et au lieu du travail [22]. Une maladie, telle que le Covid-19, peut-elle constituer une telle lésion soudaine ? Durant les dix-huit années de débat qui ont procédé l’adoption de la loi du 9 avril 1898, s’est posée la question des pathologies d’évolution progressive qui se révèlent instantanément [23]. Dans la zone grise qui demeure entre l’accident et la maladie, ces « maladies accidentelles », d’apparition brusque devaient-elles être prises en charge au titre de l’accident ? Dans son arrêt Gendre du 25 juin 1964 [24], la Cour de cassation a borné la possibilité pour une maladie d’être prise en charge au titre de l’accident. Les juges de la chambre sociale estimaient contrairement à ceux d’appel « que la lésion survenue en dehors du temps de travail ne peut être réparée au titre de la législation sur les accidents du travail que si elle a sa cause dans un traumatisme survenu au cours du travail ». À la suite de la résistance de la cour d’appel de renvoi, l’Assemblée plénière devait réaffirmer la solution en précisant que « la simple contagion ne peut être assimilée à un traumatisme » [25].

Dans le cadre du contentieux de la prise en charge de la sclérose en plaques consécutive à la vaccination contre l’hépatite B, un assouplissement est intervenu par un arrêt du 2 avril 2003 (Cass. soc., 2 avril 2003, n° 00-21.768, publié au bulletin N° Lexbase : A6375A7A), redéfinissant l’accident comme « l’événement ou la série d’événements survenus à des dates certaines par le fait ou à l’occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle » [26]. De la seule apparition brusque des lésions au travail, la définition de l’accident était étendue à l’événement soudain qui devait, plus tard, engendrer une maladie ne se révélant pas nécessairement au temps et au lieu du travail. Ont ainsi pu être reconnues au titre de l’accident du travail, la dépression nerveuse de manifestation soudaine [27], le paludisme dû à une piqûre de moustique [28] ou encore l’infection au VIH par contact avec une aiguille souillée [29].

Pour autant, il ne faut pas s’y tromper, l’accident du travail demeure caractérisé par sa soudaineté, qu’il s’agisse de l’évènement à l’origine de la lésion ou de la manifestation de la lésion [30]. L’un ou l’autre doivent prendre place à l’occasion du travail. Concrètement, cela signifie qu’il faudrait que la victime puisse démontrer – la preuve de la matérialité de l’accident reposant sur elle [31]  – soit un ou plusieurs faits accidentels soudains survenu au travail à des dates certaines et qui l’auraient exposée à la maladie, soit un déclenchement brutal des symptômes au travail également, pour que l’accident du travail puisse être reconnu [32].

Ce sont tout de même 6053 demandes de reconnaissance à ce titre qui ont été adressées aux caisses primaires d’assurance maladie. L’accident étant caractérisé par sa soudaineté, il pouvait, en effet, être argué d’une exposition qui se serait manifestée brutalement au travail ou de symptômes qui se seraient déclenchés de façon soudaine au travail.

Par une lettre réseau, c’est-à-dire une circulaire du 13 août 2020 [33], la Caisse nationale d’assurance maladie a donné pour instruction aux agents des caisses primaires d’assurance maladie de rejeter ces demandes sans les instruire en invitant les salariés à les réorienter au profit de demandes de reconnaissance au titre de la seule maladie professionnelle.

Ainsi, le nombre des dommages reconnus au titre du risque professionnel est marginal, l’immense majorité des coûts générés par les contaminations, même si elles sont liées au travail, reviendra alors, non aux employeurs qui financent exclusivement la branche accidents du travail et maladies professionnelles, mais à la collectivité dans son ensemble, à travers l’Assurance maladie.

B. conditionnant la reconnaissance de la faute inexcusable

Sur le terrain du droit de la sécurité sociale, toujours, l’indemnisation du risque professionnel pour les victimes est seulement forfaitaire et versée par les caisses primaires d’assurance maladie. L’intervention de la Sécurité sociale dans la réparation des séquelles des travailleurs génère ainsi une relation triangulaire entre les salariés, les caisses et les employeurs. Pour la réparation forfaitaire, est actionnée la seule relation entre la caisse et le salarié. Les coûts ne sont pas directement imputés aux entreprises mais sont répercutés sous la forme de cotisations AT-MP, calculées à travers le mécanisme complexe de la tarification [34], fruit de la relation entre caisse et employeur, auquel le salarié ne prend pas part.

Aussi, la seule action directement portée par le salarié à l’encontre de l’employeur, en matière de risques professionnels, concerne la faute inexcusable de ce dernier [35].

Dès la loi du 9 avril 1898 ont été créées les fautes inexcusables de l’employeur et du salarié. Il s’agissait, par ce biais, de restaurer une forme de moralisation au sein du système. Alors que le droit français n’avait pas encore connu le vaste mouvement d’objectivation de la responsabilité, observable au courant du XXe siècle, l’immunité des parties, patron et ouvrier, quelles que soient les conditions de survenance de l’accident apparaissant comme présentant un caractère profondément immoral [36]. Le patron ne pouvait ainsi être dégagé de son impardonnable incurie [37]. Et il eût été impensable de voir un ouvrier « renté et pensionné aux frais de celui-là même qu’il a peut-être ruiné [38] » alors même qu’il avait provoqué l’accident. La faute inexcusable a pour seul effet, on le voit, d’ajuster à la hausse ou à la baisse les indemnités versées au travailleur : il souffre d’une réduction de son indemnisation lorsqu’il a commis la faute, et bénéficie d’une majoration lorsque la faute est le fait de son employeur [39].

La faute inexcusable de l’employeur, qui ne relève pas d’une responsabilité de droit commun et qui n’ouvre pas droit à une réparation intégrale, se définit comme un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité et de protection de la santé du travailleur lorsqu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel il exposait le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver [40].

Or, la condition sine qua non préalable à la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur est la prise en charge du dommage au titre du risque professionnel par la caisse primaire d’assurance maladie. Aussi, le contentieux, sera tout aussi classique qu’il sera marginal si les chiffres de la reconnaissance se maintiennent. S’il devait y avoir contentieux, il sera extrêmement difficile pour l’employeur d’invoquer une absence de conscience de danger, en revanche il pourra tenter de démontrer qu’il a mis tout ce qu’il pouvait en œuvre pour tenter de juguler la contamination.

L’on constate ainsi qu’il n’existe pas de mécanisme de responsabilité de l’employeur dans le droit de la sécurité sociale. La faute inexcusable – seul instrument juridique éventuellement mobilisable – ne relevant pas de la responsabilité stricto sensu, ne permettra pas la mise en œuvre de cette responsabilité dégradée.

II. Limites des mécanismes de sécurité sociale face aux questions de santé publique et responsabilité de l’employeur

L’incapacité du droit des risques professionnels à appréhender Le Covid et ses conséquences met en exergue des phénomènes qu’il convient de pointer en matière d’accident du travail et de maladie professionnelle : d’abord, celui ancien et bien identifié de l’absence du législateur dans ce champ ; un second ensuite, plus trouble, plus difficile à saisir, qui relève des liens entre santé au travail et santé publique.

A. Un législateur absent du débat

Depuis 1898 et l’adoption de la loi sur la réparation des accidents du travail, le législateur apparaît en effet comme le grand absent. Si l’on prend les dispositions du Code de la sécurité sociale en son livre IV, rares sont les modifications législatives intervenues depuis la grande loi de 1898. Dans les années 90, déjà, de très nombreux auteurs ont fait état de cet archaïsme, archaïsme de la reconnaissance, archaïsme de la réparation dans un contexte de développement du droit du dommage corporel [41]. Le droit des risques professionnels, qui a été conçu pour prendre en charge les affections soudaines ou non des ouvriers à la grande époque de l’industrie souffre d’un cruel besoin de modernisation. Celle-ci n’implique évidemment pas une révolution du droit des risques professionnels, mais à tout le moins une remise à plat. La crise sanitaire le révèle une fois de plus, avec la contamination au Covid mais également en raison de l’explosion des pathologies psychiques des travailleurs, contraints au télétravail depuis un an, isolés, dont la charge de travail a connu une croissance exponentielle. Or, notre système actuel est particulièrement défaillant pour la prise en charge des psychopathologies [42].

L’inertie du législateur en la matière depuis toujours peut trouver une explication dans une volonté ancrée de maintenir le caractère paritaire de la détermination des règles qui gouvernent le risque professionnel, le fameux compromis social de la loi de 1898, ce que le professeur Dupeyroux désignait sous le terme de « deal en béton » [43]. En somme, en matière de risques professionnels, ce serait aux partenaires sociaux de déterminer les règles applicables, les risques pris en charge.

Pour autant, si l’on se penche sur la conception du tableau Covid, point de paritarisme : les commissions spécialisées auprès du conseil d’orientation des conditions de travail ont été mises devant le fait accompli. Alors qu’elles sont le lieu de concertation et de la négociation sur la création et la révision des tableaux de maladies professionnelles, au terme d’un processus parfois long et fastidieux, il n’y a eu cette fois qu’une réunion, unique, où leur a été présenté le tableau élaboré par les services gouvernementaux.

B. Santé au travail, santé publique et responsabilité de l’employeur

Ce que fait également apparaître ce rapide tour d’horizon, ensuite, c’est une forme d’ambivalence des relations entre considérations de santé publique et de santé au travail. Les frontières mouvantes entre sante publique et santé au travail avaient déjà été explorées de façon extrêmement intéressante au début des années 2000 [44] et ont donné lieu dans les derniers mois à un certain nombre de publications dans les revues de droit social, après l’adoption de la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail N° Lexbase : L4000L7B dont le Titre premier est : « Renforcer la prévention au sein des entreprises et décloisonner la santé publique et la santé au travail » [45].

En l’occurrence, comment concilier l’enjeu de santé publique qui consiste à éviter la propagation du virus dans la population avec la nécessité de maintenir le travail ? Une hypothèse peut être formulée : celle selon laquelle la crise Covid a révélé, à l’instar du scandale de l’amiante, une forme de transfert des risques de la santé publique vers l’entreprise [46]. En effet, face à la crise, l’employeur est érigé comme un acteur à part entière de la santé publique sans véritablement qu’on lui en donne les moyens.

Or, si la protection de la santé des travailleurs est l’affaire de la société entière dans le cadre d’un ordre public et social, pourquoi avoir fait reposer la prévention sur l’entreprise sous le prisme de la santé au travail ? Ce, alors même que ni le chef d’entreprise, ni les services de santé au travail ne disposent de pouvoirs de police sanitaire. Loïc Lerouge évoquait, déjà en 2005, l’idée de conférer au chef d’entreprise un pouvoir de police semblable à celui du maire ou du préfet dans le domaine sanitaire, consistant à faire respecter un « ordre public sanitaire » au sein de ses établissements [47]. Si la proposition pourrait donner lieu à de nombreuses réflexions passionnantes quant à l’opportunité de sa mise en œuvre et aux implications des acteurs en termes de responsabilité, il n’est évidemment pas souhaitable qu’elle fasse son apparition comme moyen improvisé de gestion d’une crise sanitaire. Si c’est bien le cas, rappelons que les pouvoirs de police sanitaire de l’État sont assortis de garanties pour les citoyens, de contrepouvoirs. Or, un tel transfert, spontané, sans cadre juridique pour le définir et le circonscrire entraîne nécessairement des écueils.

De nombreuses questions demeurent : pourquoi avoir restreint à ce point la prise en charge du Covid et de ses conséquences pour des travailleurs que l’État a manqué protéger ?

Au regard de la prise en charge mise en place, il apparaît que le Covid n’est considérée comme un risque au travail que pour les seuls professionnels de santé. Or, si l’on s’attache à la période du premier et seul véritable confinement strict de 2020, ils n’étaient pas les seuls à être surexposés au virus du fait de leur travail. Si l’on admet que le confinement est un choix de protection du public, nombreux sont les travailleurs qui ont toutefois dû poursuivre leur activité professionnelle parce que, sans ces travailleurs dorénavant dits de deuxième ligne, le pays aurait tout simplement sombré. Caissiers, caissières, éboueurs, chauffeurs-livreurs, auxiliaires de justice, pompiers, policiers : ces travailleurs et d’autres encore n’étaient pas protégés et connaissaient une surexposition liée à leur travail. Il leur a fallu se déplacer, emprunter parfois les transports en commun, être en contact avec des usagers, des clients, des collègues, alors que les masques n’étaient pas disponibles, sans aucune mesure de protection [48]. Ne s’agit-il pas alors d’un risque au travail ou lié au travail ? À cet égard, on pourrait se demander de façon un peu provocante, si les primes exceptionnelles défiscalisées annoncée pour ces travailleurs de deuxième ligne [49] ne ressembleraient pas à s’y méprendre à des primes de risque ?


[1] G. Loiseau, « À propos de la force normative du protocole national sanitaire en entreprise », JCP S. 2020, act. 450 ; « La santé au travail, le droit mou et la Covid-19, Compte rendu de la conférence de l’AFDT du 6 mai 2021 ? », Liaisons sociales quotidien, 19 août 2021, p. 1.

[2] Il en est ainsi en matière de préjudice d’anxiété, v. pour les dernières évolutions jurisprudentielles Cass. ass. plén., 5 avril 2019 ; Cass. soc. 13 octobre 2021.

[3] J.-P. Teissonière, S. Topaloff, Le Monde, Tribune, 1er avril 2020 ; « Coronavictimes, Lettre au premier ministre », 29 avril 2020 ; ANDEVA, communiqué du 7 avril 2020 ; FNATH, communiqué du 9 avril 2020 ; CFDT, communiqué de presse, 8 avril 2020).

[4] Proposition de loi visant à reconnaître la Covid-19 comme maladie professionnelle pour les professionnels de santé, les agents des services publics régaliens et les personnels des professions exposées au public, déposée au Sénat le 7 avril 2020 [en ligne].

[5] Loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités dans les accidents du travail, JORF, 10 avril 1898, p. 2209 [en ligne].

[6] Loi du 25 octobre 1919 étend aux maladies d’origine professionnelle la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, JORF, 27 octobre 1919, p. 11973 [en ligne].

[7] CSS, art. L. 433-1 et s N° Lexbase : L7370LUI.

[8] J.-J. Dupeyroux, « Un deal en béton », Dr. soc. 1998, p. 631.

[9] Y. Saint-Jours, « Les lacunes de la législation des accidents du travail », Dr. soc. 1990, p. 692 ; F. Meyer, « La problématique de la réparation intégrale », Dr. soc. 1990, p. 718 ; F. Muller, « Périple au royaume des préjudices indemnisables », SSL 2013, n° 1599, p. 77.

[10] C. trav, art. L. 1226-7 N° Lexbase : L9746INB ; D. Asquinazi-Bailleux, Le risque professionnel et la protection de l’emploi, Thèse, Nice, 1995.

[11] CSS, art. L. 452-1 N° Lexbase : L5300ADN.

[12] Cass. soc., 28 février 2002, notamment : n° 99-17.201, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0761AYT.

], n° 00-11.793, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0602AYX, n° 99-21.255, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0773AYB, n° 99-18.389, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0766AYZ, n° 00-13.172, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0610AYA, n° 99-17.221, publié au bulletin N° Lexbase : A0762AYU, Bull. civ. V, n° 81, Dr. ouvr. 2002, p. 166, note F. Meyer ; Y. Saint-Jours, « La dialectique conceptuelle de la faute inexcusable de l’employeur en matière de risques professionnels », Dr. ouvrier 2003, p. 41.

[13] Il s’agira alors exclusivement de la prise en charge des soins et des préjudices économiques temporaires qui sont forfaitisés.

[14] Sur le risque du métier v. notamment, dir. B. Cassou, D. Huez, M.-L. Mousel, C. Spitzer, A. Touranchet-Hebrard, Les risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte, coll. « l’état du monde », 1985 ; C. Kermisch, Les paradigmes de la perception du risque, Tec&Doc, Lavoisier, coll. « science du risque et du danger », 2010 ; A. Thébaud Mony, La reconnaissance des maladies professionnelles, La Documentation française, 1991, spéc., p. 24 ; E. Henry, Amiante, un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, PUR, « res publica », 2007, spéc., p. 38.

[15] P. Jourdain, Recherche sur l’imputabilité en matière de responsabilité civile et pénale, Thèse, Paris 2, 1982 ; P. Ricœur, « Le concept de responsabilité, essai d’une aventure sémantique », in Le Juste, Seuil, coll. « Esprit », 1993, p. 44.

[16] Troisième colonne du tableau.

[17] Décret n° 2020-1131, du 14 septembre 2020, relatif à la reconnaissance en maladies professionnelles des pathologies liées à une infection au SARS-CoV2 N° Lexbase : L1786LYS, JORF, n° 0225, 15 septembre 2020.

[18] Tableau 100 : « affections respiratoires aigües liées au Sars-Cov2 ».

[19] Première colonne du tableau.

[20] Première colonne du tableau.

[21] Le système de reconnaissance des maladies professionnelles en France repose sur des tableaux annexés au Code de la sécurité sociale. Divisés en trois colonnes (désignation de la maladie, délai de prise en charge, liste de travaux), ils permettent au salarié qui en remplit toutes les conditions de bénéficier d’une présomption d’origine professionnelle de sa pathologie. En 1993 a été instauré un système complémentaire, permettant aux travailleurs qui ne remplissent pas toutes les conditions des tableaux, où dont la maladie ne figure pas dans le tableau d’en obtenir la prise en charge après expertise par un Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Particulièrement fastidieuse, la procédure a pu être qualifiée de labyrinthique ou encore de « parcours du combattant ». Sur le système complémentaire de reconnaissance des maladies professionnelles, v. A. Marchand, Reconnaissance et occultation des cancers professionnels : le droit à réparation à l’épreuve de la pratique, Thèse, 2018 ; M. Keim-Bagot, De l’accident du travail à la maladie : la métamorphose du risque professionnel, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, Dalloz, vol. 148, 2015.

[22] CSS, art. L. 451-1 N° Lexbase : L4467ADS ; Cass. civ., 17 février et 23 avril 1902 : D. 1902. I. 271, 1re et 3e esp ; A. Rouast, note sous Civ. 25 juillet 1935 et 24 mai 1936, D. 1936.1.137 ; Y. Saint-Jours, « Accidents du travail, l’enjeu de la présomption d’imputabilité », D. 1995, chron., n° 14 ; E. Cheysson, « Les accidents du travail », Revue de la prévoyance et de la mutualité, 1899, t. VIII, p. 1-19.

[23] G. Loubat, Traité sur le risque professionnel ou commentaire de la loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail, Librairie Marescq, Paris, 2e éd., 1900.

[24] Cass. soc., 25 juin 1964, n° 64-90.193, publié N° Lexbase : A9621CI8 ; J.-J. Dupeyroux, « La notion d’accident du travail », D. 1964, chron. 23.

[25] Cass. ass. plén., 21 mars 1969, n° 66-11.181, publié au bulletin N° Lexbase : A1181ABD.

[26] Cass. soc. 2 avril 2003, n° 00-21.768, publié au bulletin N° Lexbase : A6375A7A  ; L. Milet, Dr. soc. 2003, p. 673 ; H. Kobina-Gaba, D. 2003. 1724.

[27] Cass. civ. 2, 1er juillet 2003, n° 02-30.576, FS-P N° Lexbase : A0610C9H ; D. Asquinazi- Bailleux, JCP E. 2004, p. 877, n° 14.

[28] Cass. civ.2, 7 mai 2009, n° 08-12.998, F-D N° Lexbase : A9768EGU.

[29] Cass. civ. 2, 21 juin 2006, n° 03-30.664, F-D N° Lexbase : A9649DHT.

[30] D. Asquinazi-Bailleux, « Critère de distinction entre la maladie professionnelle et l’accident du travail : le critère de soudaineté », comm. sous Cass. civ. 2, 18 octobre 2005, JCP S. 2005. p. 1423.

[31] Cass. soc., 21 novembre 1963, Bull. civ. V, n° 816.

[32] D. Asquinazi-Bailleux., Infarctus du myocarde et présomption d’imputabilité au travail, Bull. Joly Travail novembre 2019, n° 11, p. 37.

[33] Sur la force normative des circulaires et leur usage immodéré pendant la crise sanitaire, v. M. Keim-Bagot, N. Moizard, « Santé au travail et pandémie : les droits du salarié en recul », RDT 2021 p. 25.

[34] CSS, art. D. 242-6-2 et s. N° Lexbase : L5526LEE.

[35] CSS, art. L. 451-1 N° Lexbase : L4467ADS.

[36] G. Marty, P. Raynaud, Droit civil, Sirey 1962, t. 2, vol. 1, n° 432.

[37] J. Cabouat, précité, p. 222.

[38] Ibid.

[39] CSS, art. L. 452-2 N° Lexbase : L7113IUY et L. 452-3 N° Lexbase : L5302ADQ.

[40] Cass. soc. 28 févr. 2002, not. n° 99-18389, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A0766AYZ.

[41] Y. Saint-Jours, « Les lacunes de la législation des accidents du travail », Dr. soc. 1990, p. 692 ; H. Blaise, « L’indemnisation des accidents du travail. Des progrès mais aussi des anachronismes », in Les orientations sociales du droit contemporain, Écrits en l’honneur de Jean Savatier, PUF 1992, p. 69 ; G. Lyon-Caen, « Les victimes d’accidents du travail, victimes aussi d’une discrimination », Dr. soc. 1990, p. 737 ; L. Mélennec, « Pour la suppression pure et simple du régime des accidents du travail », Médecine & Droit, 1996, p. 1 ; F. Meyer, « La problématique de la réparation intégrale », Dr. soc. 1990, p. 718.

[42] C. Willmann, « Pathologies psychiques : le tableau sombre des maladies professionnelles », Dr. soc. 2020, p. 995 ; D. Asquinazi-Bailleux, « Le Covid 19 au prisme de la législation des risques professionnelles », JCP S. 2020. 2011.

[43] J.-J. Dupeyroux, « Un deal en béton », Dr. soc. 1998, p. 631.

[44] L. Lerouge, La reconnaissance d’un droit à la protection de la santé mentale au travail, Bibliothèque de droit social, t. 40, 2005.

[45] Loi n° 2021-1018, du 2 août 2021, pour renforcer la prévention en santé au travail, JO   août 2021, texte n° 2 N° Lexbase : L4000L7B ; L. Gamet, M.-A. Godefroy, JCP S. 2021, 1250 ; L. Lerouge, H. Lanouzière, « Que faut-il attendre (ou non) du décloisonnement entre santé au travail et santé publique », RDT 2021, p. 423.

[46] M. Keim-Bagot, N. Moizard, précité.

[47] L. Lerouge, précité, n° 1287 s.

[48] V.  Dares, « Quelles sont les conditions de travail des métiers de la “deuxième ligne” de la crise Covid ? », mai 2021 [en ligne].

[49] Appelées primes exceptionnelles de pouvoir d’achat ou encore « Primes Macron », elles atteignent des montants pouvant s’élever jusqu’à 2000 euros.

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