Réf. : Cass. soc., 19 octobre 2011, n° 10-17.337, n° 2126 FS-P+B (N° Lexbase : A8749HYP)
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N8497BSI
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 03 Novembre 2011
Résumé
Est justifiée la différence salariale entre deux pensionnaires de la Comédie Française résultant non pas de la seule différence de catégorie professionnelle, mais de l'évolution de la situation professionnelle par rapport à d'autres comédiens, pensionnaires ou sociétaires qui reposait sur la prise en considération, dans les conditions prévues par le statut de la Comédie Française, des qualités, de l'expérience et de la notoriété de chacun. |
I - De la nécessité de justifier les inégalités salariales
Contexte. Qu'il s'agisse de justifier des inégalités salariales entre hommes et femmes (2), entre travailleurs du même sexe ou plus largement de justifier des différences de traitement induites par l'application du statut professionnel, le fait que les salariés dont on compare le sort appartiennent à des catégories professionnelles distinctes ne suffit pas à contenter la Cour de cassation ; encore faut-il déterminer en quoi cette différence de catégorie professionnelle est pertinente au regard de la nature de l'avantage en cause, le fait d'être un cadre, ou non, ne constituant pas réponse suffisante, n'en déplaise à certains. Après avoir donc affirmé dans l'arrêt "Pain" (3) que "la seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle même justifier, pour l'attribution d'un avantage, une différence de traitement entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence", la Chambre sociale de la Cour de cassation a précisé, le 11 juin 2011 et pour calmer certains esprits qui commençaient à s'échauffer, que "repose sur une raison objective et pertinente la stipulation d'un accord collectif qui fonde une différence de traitement sur une différence de catégorie professionnelle, dès lors que cette différence de traitement a pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de la situation des salariés relevant d'une catégorie déterminée, tenant notamment aux conditions d'exercice des fonctions, à l'évolution de carrière ou aux modalités de rémunération" (4).
La formule avait été reprise il y a quelques jours de cela dans un arrêt inédit en date du 12 octobre 2011 où la Cour de cassation, confirmant en cela ce que l'on pressentait, a refusé de tenir compte de l'équilibre général de l'accord pour justifier que seuls les cadres puissent bénéficier d'un préavis conventionnel de licenciement supérieur à celui accordé aux salariés appartenant à d'autres catégories professionnelles, et ce sous prétexte qu'en cas de démission ils étaient également astreints à un préavis plus long (5).
L'affaire. Une semaine plus tard la même Chambre sociale de la Cour de cassation, cette fois-ci réunie en formation plénière, récidive dans un arrêt publié qui concernait la Comédie Française et qui, une fois n'est pas coutume, conclut à la validité des différences de traitement introduites par le statut collectif, ce qui confère à cette décision un très vif intérêt.
A l'occasion du contentieux de la rupture de son contrat de travail consécutive à une prise d'acte, un salarié de la Comédie Française contestait notamment la rémunération perçue au regard du principe "à travail égal, salaire égal". Il faisait valoir qu'en sa qualité d'artiste pensionnaire il percevait une rémunération moindre que d'autres salariés bénéficiant dans l'entreprise d'un meilleur statut que le sien, au regard des dispositions du décret du 1er avril 1995 portant statut de la vénérable institution (6). Pour ce faire, le salarié se comparaît à quatre autres salariés de l'entreprise qui avaient accédé à un meilleur échelon que lui avec moins d'ancienneté, ou qui avaient été nommé à un échelon supérieur de façon discrétionnaire. Tous ces salariés avaient joué dans les mêmes productions et avaient perçu des salaires plus importants, selon leur statut au sein de la Comédie Française.
Pour justifier ces différences de rémunération, la cour d'appel de Paris avait relevé qu'elles résultaient de l'application de règles statutaires séculaires (7) conduisant à la promotion de comédiens qui avaient bénéficié d'une "reconnaissance collective à la fois par les sociétaires régulièrement renouvelés au comité d'administration et par l'ensemble des sociétaires composant la société des comédiens français" (8). Par ailleurs, les changements d'échelon se font au sein de l'institution "en fonction d'une appréciation globale des qualités respectives des comédiens". Enfin, la cour d'appel de Paris avait relevé que "l'avancement au choix des pensionnaires auxquels il se compare est justifié par la notoriété acquise avant leur engagement à un échelon supérieur".
Le salarié reprochait à la cour d'appel de l'avoir débouté de ses demandes uniquement en raison de l'appartenance à des catégories professionnelles distinctes, ce qui était d'évidence inexact puisque la cour d'appel avait bien pris la peine de décortiquer les mécanismes de changements de catégories et d'échelon pour montrer en quoi ils s'opéraient en raison de la reconnaissance accordée par les pairs aux comédiens les plus talentueux. Un rejet semblait donc inévitable.
Pour la Chambre sociale de la Cour de cassation, en effet, "la cour d'appel, qui ne s'est pas fondée sur la seule différence de catégorie professionnelle, a retenu que l'évolution de la situation professionnelle de M. d'O. par rapport à d'autres comédiens, pensionnaires ou sociétaires, reposait sur la prise en considération, dans les conditions prévues par le statut de la Comédie Française, des qualités, de l'expérience et de la notoriété de chacun".
II - De la pertinence justifiée des différences catégorielles
Une solution conforme aux exigences justificatives de la Cour de cassation. La solution est logique et conforme à la jurisprudence actuelle de la Cour.
Il n'est pas inutile de rappeler que la Haute juridiction n'est pas hostile aux différences de traitement catégorielles (c'était d'ailleurs l'intérêt des arrêts du 8 juin 2011), mais qu'elle demande à ce que les juges du fond, et au travers eux les partenaires sociaux et/ou les employeurs, justifient en quoi les différences catégorielles sont pertinentes compte tenu de la nature des avantages concernés.
Si les magistrats du Quai de l'Horloge se sont montrés dubitatifs devant des différences concernant le bénéficie de tickets-restaurants (9), des délais de préavis (10), des régimes de retraite complémentaires (11) ou l'attribution de la médaille du travail (12), c'est parce que ceux qui soutenaient devant elle la nécessité d'opérer des différences catégorielles avaient en réalité été incapables d'expliquer en quoi le fait d'appartenir à une catégorie professionnelle différente pouvait valablement justifier l'octroi de ces avantages particuliers.
Une solution pleinement justifiée en l'espèce. Cette fois-ci c'était la rémunération des salariés qui étaient en cause et le fait que les sociétaires percevaient, pour une même production, une rémunération supérieure aux pensionnaires, ou qu'un pensionnaire du quatrième échelon soit mieux payé qu'un pensionnaire du troisième échelon.
La cour d'appel de Paris avait, d'ailleurs, bien mis en évidence le processus de promotion au sein des catégories statutaires de la Comédie Française en insistant sur le rôle du mérite individuel, pris en compte dans les processus de promotion, soit directement, soit indirectement au travers d'un critère de notoriété. En d'autres termes, l'appartenance à des catégories statutaires distinctes sanctionnait des différences qualitatives dans le travail fourni, ce qui est de nature à justifier que, pour un même travail, des salariés puissent être payés différemment.
La prise en compte de données qualitatives est évidemment une constante en jurisprudence.
Les juges prennent en compte des critères "qualitatifs" (13) et justifient des différences de rémunération par la qualité du travail accompli (14), les compétences manifestées (15), la réussite professionnelle avérée (16), ou les connaissances générales (17), dès lors que les appréciations portées sont fondées sur des critères objectifs matériellement vérifiables par le juge (18). La jurisprudence tient alors compte des évaluations professionnelles des salariés (19).
La référence aux "qualités", à "l'expérience" et à "la notoriété" pour donner corps à l'argument tiré des catégories professionnelles (ici sociétaire ou pensionnaire) n'est pas sans rappeler la manière dont la Cour de cassation avait complété la référence aux "parcours professionnels" (20) en ajoutant le fait que ces parcours devaient valoriser la formation, la nature des fonctions exercées ou l'ancienneté dans l'emploi des salariés (21).
Conclusion. A tous ceux qui président la fin des privilèges réservés aux cadres, le présent arrêt oppose un démenti raisonné. A condition de justifier en quoi les différences catégorielles traduisent des différences entre salariés qui expliquent les différences de traitement, alors les textes, même les plus anciens, pourront survivre à la marée égalitaire : la maison de Molière y est parvenue, avec des statuts vieux de plus de trois siècles !
(1) Cass. soc., 12 octobre 2011, n° 10-15.101, F-D (N° Lexbase : A7648HYW), voir nos obs., L'égalité de traitement, les cadres et le préavis de licenciement, Lexbase Hebdo n° 459 du 26 octobre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N8355BSA).
(2) CJCE, 6ème ch., 26 juin 2001, aff. C-381/99, §. 81 (N° Lexbase : A1939AWQ).
(3) Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 07 42.675, FS P+B (N° Lexbase : A5734EI9) et voir nos obs., Le cadre, les congés payés et le principe d'égalité de traitement, Lexbase Hebdo n° 359 du 16 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N0001BLM) ; JCP éd. S, 2009, p. 1451, note E. Jeansen ; Dr. soc., 2009, p. 1169, chron. P.-A. Antonmattéi ; SSL, 28 septembre 2009, p. 16, chron. J. Barthélémy, p. 13, interview P. Bailly.
(4) Cass. soc., 8 juin 2011, deux arrêts, n° 10-14.725, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3807HT8) et jonction, n° 10-11.933 à n° 10-13.663, P+B+R+I (N° Lexbase : A3806HT7), et voir nos obs., La Cour de cassation et les avantages catégoriels : la montagne accouche d'une souris, Lexbase Hebdo n° 444 du 16 juin 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N4332BSA) ; Dalloz actualité, 29 juin 2011, obs. Perrin ; D., 2011., Actu., 1565 ; JSL, 2011, n° 303-2, obs. Lhernould ; SSL, 2001, n° 1497, p. 9, obs. A. Lyon-Caen ; JCP éd. G, 2011, p. 934, note D. Corrignan-Carsin ; Gaz. Pal., 2011, n° 168-169, p. 12, note B. Boubli.
(5) Cass. soc., 12 octobre 2011, n° 10-15.101, F-D, préc..
(6) Décret n° 95-356 du 1er avril 1995 conférant à la Comédie Française le statut d'établissement public national à caractère industriel et commercial (N° Lexbase : L3324GNG). Ce décret distingue les sociétaires, les pensionnaires et les stagiaires.
(7) Dont le statut n'a que peu évolué depuis la création de l'institution par lettre de cachet de Louis XIV le 21 octobre 1680.
(8) CA Paris, Pôle 6, 4ème ch., 9 mars 2010, n° 08/08475 (N° Lexbase : A9362ETW).
(9) Cass. soc., 20 février 2008, n° 05-45.601, FP-P+B sur le sixième moyen (N° Lexbase : A0480D7W), voir nos obs., Chaud et froid sur la protection du principe "à travail égal, salaire égal", Lexbase Hebdo n° 295 du 6 mars 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3474BEE).
(10) Cass. soc., 12 octobre 2011, préc.
(11) Cass. soc., 27 mai 2009, n° 08-41.391, inédit, voir nos obs., Egalité de traitement entre salariés : la difficile justification par l'appartenance à des établissements distincts, Lexbase Hebdo n° 354 du 11 juin 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N6427BKA).
(12) Même arrêt.
(13) Cass. soc., 17 mars 2010, n° 08-42.262, inédit (N° Lexbase : A8086ETN).
(14) Cass. soc., 8 novembre 2005, n° 03-46.080, inédit (N° Lexbase : A5107DLQ).
(15) Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 07-45.376, inédit (N° Lexbase : A5759EI7).
(16) Cass. soc., 22 octobre 2008, n° 07-42.571, inédit (N° Lexbase : A9502EA8).
(17) Cass. soc., 18 novembre 2009, n° 08-42.846, inédit (N° Lexbase : A7578ENY).
(18) Cass. soc., 10 décembre 2008, n° 07-40.911, inédit (N° Lexbase : A7234EBK), voir nos obs., Non-discrimination et égalité salariale : mode d'emploi, Lexbase hebdo n° 332 du 8 janvier 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N2171BIA).
(19) Cass. soc., 20 février 2008, préc., Dr. soc., 2008, p. 530, chron. Ch. Radé. Sur lesquelles le dossier spécial de SSL du 13 décembre 2010.
(20) Cass. soc., 3 mai 2006, n° 03-42.920, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2459DPR), Bull. civ. V, n° 160, Dr. soc., 2006, p. 1048, obs. M.-T. Lanquetin.
(21) Cass. soc., 4 février 2009,.n° 07-11.884, FS-P+B (N° Lexbase : A9448ECW), Dr. soc., 2009, p. 399, chron. Ch. Radé.
Décision
Cass. soc., 19 octobre 2011, n° 10-17.337, n° 2126 FS-P+B (N° Lexbase : A8749HYP) Rejet (CA Paris, pôle 6, 4ème ch., 9 mars 2010, n° 08/08475 N° Lexbase : A9362ETW) Principe concerné : principe "à travail égal, salaire égal" Mots clef : principe "à travail égal, salaire égal" ; catégories professionnelles. Liens base : (N° Lexbase : E0719ETS) |
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