Cour de justice des Communautés européennes26 juin 2001
Affaire n°C-381/99
Susanna Brunnhofer
c/
Bank der österreichischen Postsparkasse AG
61999J0381
Arrêt de la Cour (sixième chambre)
du 26 juin 2001.
Susanna Brunnhofer contre Bank der österreichischen Postsparkasse AG.
Demande de décision préjudicielle: Oberlandesgericht Wien - Autriche.
Egalité de rémunération entre travailleurs masculins et travailleurs féminins - Conditions d'application - Différence de rémunération - Notions de 'même travail' et de 'travail de valeur égale'- Classement dans la même catégorie professionnelle par une convention collective - Charge de la preuve - Justification objective d'une inégalité de rémunération - Qualité du travail fourni par un travailleur donné.
Affaire C-381/99.
Recueil de jurisprudence 2001 page 0000
Dans l'affaire C-381/99,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par l'Oberlandesgericht Wien (Autriche) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Susanna Brunnhofer
Bank der österreichischen Postsparkasse AG,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 119 du traité CE (les articles 117 à 120 du traité CE ont été remplacés par les articles 136 CE à 143 CE) et de la directive 75/117/CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO L 45, p. 19),
LA COUR
(sixième chambre),
composée de MM. C. Gulmann, président de chambre, V. Skouris, R. Schintgen (rapporteur), Mme F. Macken et M. J. N. Cunha Rodrigues, juges,
avocat général: M. L. A. Geelhoed,
greffier: M. R. Grass,
considérant les observations écrites présentées:
- pour Mme Brunnhofer, par Me G. Jöchl, Rechtsanwalt,
- pour le gouvernement autrichien, par Mme C. Pesendorfer, en qualité d'agent,
- pour la Commission des Communautés européennes, par Mme H. Michard et M. W. Bogensberger, en qualité d'agents,
vu le rapport du juge rapporteur,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 15 mars 2001,
rend le présent
Arrêt
1 Par ordonnance du 15 juin 1999, parvenue à la Cour le 8 octobre suivant, l'Oberlandesgericht Wien a posé, en application de l'article 234 CE, plusieurs questions préjudicielles sur l'interprétation de l'article 119 du traité CE (les articles 117 à 120 du traité CE ont été remplacés par les articles 136 CE à 143 CE) et de la directive 75/117/CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO L 45, p. 19, ci-après la "directive").
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Mme Brunnhofer à la Bank der österreichischen Postsparkasse AG (ci-après la "Banque") au sujet de la différence entre la rémunération versée par celle-ci à Mme Brunnhofer et celle perçue par un collègue masculin de cette dernière.
Le cadre juridique
3 L'article 119 du traité énonce le principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail.
4 L'article 119, deuxième et troisième alinéas, dispose:
"Par rémunération, il faut entendre, au sens du présent article, le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier.
L'égalité de rémunération, sans discrimination fondée sur le sexe, implique:
a) que la rémunération accordée pour un même travail payé à la tâche soit établie sur la base d'une même unité de mesure,
b) que la rémunération accordée pour un travail payé au temps soit la même pour un même poste de travail."
5 Aux termes de l'article 1er de la directive:
"Le principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins, qui figure à l'article 119 du traité et qui est ci-après dénommé 'principe de l'égalité des rémunérations', implique, pour un même travail ou pour un travail auquel est attribuée une valeur égale, l'élimination, dans l'ensemble des éléments et conditions de rémunération, de toute discrimination fondée sur le sexe.
En particulier, lorsqu'un système de classification professionnelle est utilisé pour la détermination des rémunérations, ce système doit être basé sur des critères communs aux travailleurs masculins et féminins et établi de manière à exclure les discriminations fondées sur le sexe."
6 L'article 3 de la directive prévoit:
"Les États membres suppriment les discriminations entre les hommes et les femmes qui découlent de dispositions législatives, réglementaires ou administratives et qui sont contraires au principe de l'égalité des rémunérations."
7 L'article 4 de la directive énonce:
"Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que les dispositions qui figurent dans des conventions collectives, des barèmes ou accords de salaires ou des contrats individuels de travail et qui sont contraires au principe de l'égalité des rémunérations soient nulles, puissent être déclarées nulles ou puissent être amendées."
Le litige au principal et les questions préjudicielles
8 Il ressort de l'ordonnance de renvoi que Mme Brunnhofer, qui a été employée par la Banque du 1er juillet 1993 au 31 juillet 1997, considère qu'elle a subi une discrimination fondée sur le sexe, contraire au principe de l'égalité des rémunérations, dans la mesure où elle percevait un salaire mensuel inférieur à celui qui était versé à un collègue masculin recruté par ladite Banque le 1er août 1994.
9 La juridiction de renvoi a constaté à cet égard que, si leur rémunération de base était identique, la différence de salaire entre les deux travailleurs en cause provenait du fait que le collègue masculin de Mme Brunnhofer bénéficiait, en application de son contrat de travail, d'une majoration individuelle dont le montant mensuel était supérieur d'environ 2 000 ATS à celle accordée à cette dernière, conformément au contrat qu'elle avait conclu avec la Banque.
10 Il est constant que, lors de leur entrée en fonction, Mme Brunnhofer et son collègue masculin ont été classés dans le même échelon de la catégorie professionnelle V, qui regroupe notamment les salariés disposant d'une formation bancaire et effectuant de manière indépendante un travail bancaire qualifié, prévue par la convention collective applicable aux employés de banque et aux banquiers en Autriche (ci-après la "convention collective").
11 Mme Brunnhofer en déduit qu'elle exerçait le même travail que son collègue masculin ou, à tout le moins, un travail de valeur égale.
12 Il ressort du dossier que Mme Brunnhofer était affectée au service "Étranger" de la Banque et avait pour mission de contrôler les crédits. Il était prévu que, au terme d'une période de formation, elle serait nommée à la direction dudit service. En raison de problèmes tant professionnels que personnels apparus avant même que son collègue masculin ne soit engagé, elle n'a cependant pas obtenu une telle nomination, mais a été affectée au service juridique, où elle n'a, semble-t-il, pas davantage donné satisfaction, et elle a été licenciée le 31 juillet 1997.
13 Saisie par Mme Brunnhofer, la commission pour l'égalité de traitement du Bundeskanzleramt (services de la Chancellerie fédérale) a conclu qu'une discrimination au sens de la loi autrichienne sur l'égalité de traitement, destinée à transposer la directive, ne pouvait être exclue s'agissant de la fixation de la rémunération de l'intéressée.
14 Mme Brunnhofer a alors intenté devant l'Arbeits- und Sozialgericht Wien (Autriche) une action judiciaire tendant à la condamnation de la Banque à lui verser une indemnité de plus de 160 000 ATS à titre de réparation de la discrimination salariale fondée sur le sexe dont elle prétendait avoir été victime.
15 La juridiction de première instance ayant rejeté son recours par jugement du 16 décembre 1998, Mme Brunnhofer a interjeté appel devant l'Oberlandesgericht Wien.
16 La Banque conteste l'existence d'une discrimination contraire au principe de l'égalité des rémunérations dont aurait été victime Mme Brunnhofer.
17 D'une part, elle fait valoir que, en réalité, le salaire global des deux travailleurs concernés n'était pas différent, dans la mesure où, contrairement à son collègue masculin, Mme Brunnhofer n'était pas tenue d'effectuer régulièrement les heures supplémentaires prévues dans le forfait d'heures supplémentaires que la Banque lui avait alloué.
18 D'autre part, elle soutient que des raisons objectives expliquaient la différence quant à la majoration individuelle accordée à chacun d'eux.
19 En effet, selon la Banque, même si les deux postes de travail en cause ont, dans un premier temps, été considérés comme étant de valeur égale, le collègue masculin de Mme Brunnhofer a, en fait, exercé des activités plus importantes, dans la mesure où il aurait été en charge des clients importants et aurait disposé d'un pouvoir commercial pour prendre des engagements liant la Banque. En revanche, un tel pouvoir n'aurait pas été conféré à Mme Brunnhofer qui aurait eu moins de contacts avec les clients, ce qui expliquerait qu'elle bénéficiait d'une majoration de salaire inférieure à celle accordée à son collègue masculin.
20 En outre, la qualité du travail des deux employés en question aurait été différente. En effet, après des débuts prometteurs, les prestations de Mme Brunnhofer auraient été de plus en plus mauvaises, notamment à partir du début de l'année 1994, soit à un moment où le collègue masculin de cette dernière n'avait pas encore été recruté.
21 À cet égard, Mme Brunnhofer rétorque que la qualité du travail n'est pas pertinente aux fins de la fixation de la rémunération lors du recrutement, étant donné que la valeur des prestations fournies ne peut être appréciée qu'en cours d'exécution du contrat de travail.
22 Selon la juridiction de renvoi, la solution du litige dépend en substance des points de savoir si, d'une part, ainsi que le prétend Mme Brunnhofer, il est possible de considérer qu'il existe un même travail ou un travail ayant une valeur égale, dès lors que les travailleurs concernés sont classés dans la même catégorie professionnelle par la convention collective et si, d'autre part, comme la Banque le soutient, une différence dans la capacité individuelle de travail des deux employés se traduisant, en particulier, par la mauvaise qualité du travail fourni par l'un de ceux-ci, laquelle ne peut à l'évidence être décelée qu'un certain temps après son engagement, est de nature à justifier le versement d'une rémunération inégale.
23 C'est dans ces conditions que l'Oberlandesgericht Wien a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) a) Suffit-il, pour apprécier si l'on se trouve en présence d'un 'même travail' ou d'un 'même poste de travail' au sens de l'article 119 du traité CE (désormais 141) ou d'un même travail ou d'un travail auquel est attribuée une valeur égale au sens de la directive 75/117/CEE, dans le contexte de majorations, stipulées dans des contrats individuels, à des rémunérations fixées par convention collective, de vérifier que les deux travailleurs comparés sont classés dans la même catégorie professionnelle par la convention collective?
b) Au cas où la question posée sous 1) a) appellerait une réponse négative:
Dans le cas exposé sous 1) a), le classement identique dans la convention collective constitue-t-il un indice de l'existence d'un même travail ou d'un travail de valeur égale au sens de l'article 119 (article 141) du traité et de la directive 75/117/CEE, de telle sorte que l'employeur doit prouver le caractère distinct de l'activité?
c) L'employeur peut-il justifier la différence de rémunération par des circonstances non prises en compte dans les conventions collectives?
d) Au cas où la question posée sous 1) a) ou 1) b) appellerait une réponse affirmative:
En est-il également ainsi lorsque le classement dans la catégorie professionnelle par la convention collective découle d'une description très générale?
2) a) Les dispositions de l'article 119 (141) du traité et de la directive 75/117/CEE reposent-elles sur une notion de travailleur qui serait tout au moins uniforme dans la mesure où les obligations du travailleur en vertu du contrat de travail ne relèvent pas uniquement de la norme définie de manière générale, mais dépendent également de la capacité de travail personnelle et individuelle du travailleur?
b) L'article 119 (141) du traité CE et/ou l'article 1er de la directive 75/117/CEE doivent-ils être interprétés en ce sens que la fixation d'une rémunération différente peut également être justifiée objectivement par des circonstances dont la preuve ne peut être apportée qu'a posteriori, et en particulier la qualité du travail d'un travailleur donné?"
Sur les questions préjudicielles
Observations liminaires
24 Il ressort du dossier que la juridiction de renvoi a saisi la Cour à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 119 du traité et 1er de la directive, en vue de lui permettre d'apprécier s'il y a discrimination fondée sur le sexe interdite par le droit communautaire dans un cas où le travailleur féminin concerné reçoit la même rémunération de base, fixée par convention collective, que son collègue masculin de référence, mais perçoit dès son entrée en service une majoration mensuelle de salaire, convenue dans le contrat individuel de travail, qui s'avère d'un montant inférieur à celui versé audit travailleur masculin, alors que les deux travailleurs en cause sont classés au même échelon de la même catégorie professionnelle figurant à la convention collective qui régit leur emploi.
25 Les questions posées par cette juridiction, qu'il convient d'examiner ensemble, portent en substance, en premier lieu, sur la notion de "même travail", de "même poste de travail" et de "travail auquel est attribuée une valeur égale" au sens des articles 119 du traité et 1er de la directive, en deuxième lieu, sur les règles de preuve relatives à l'existence d'une inégalité de rémunération entre travailleurs masculins et travailleurs féminins, ainsi que d'éventuelles justifications objectives d'une différence de traitement constatée, et, en troisième lieu, sur le point de savoir si certains facteurs déterminés, tels que la capacité de travail personnelle ou la qualité du travail accompli, sont susceptibles d'être valablement invoqués par l'employeur aux fins de justifier le paiement à un travailleur tel que la requérante au principal d'une rémunération inférieure à celle versée à son collègue masculin.