Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 30 décembre 2013, n° 352901, mentionné dans les tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9245KS9)
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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV
le 30 Janvier 2014
Résumé
Le respect de l'obligation de transparence qui découle de l'article 56 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (N° Lexbase : L2705IPU) est-il une condition préalable obligatoire à l'extension, par un Etat membre, à l'ensemble, des entreprises d'une branche, d'un accord collectif confiant à un unique opérateur, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d'un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des salariés ? |
Commentaire
1 - Les conditions classiques présidant à l'extension d'un accord collectif
L'origine de l'affaire. Par un arrêté du 13 juillet 2011, dont l'Union des syndicats de l'immobilier (UNIS) demande l'annulation, le ministre du Travail, de l'Emploi et de la Santé a étendu l'avenant n° 48 du 23 novembre 2010 et les avenants n° 49 et 50 du 17 mai 2011 à la convention collective nationale de l'immobilier. Ces avenants instituent pour l'ensemble des salariés de la branche un régime obligatoire de prévoyance couvrant les risques décès, incapacité de travail et invalidité et un régime obligatoire de remboursement de frais de santé. Par son article 17, l'avenant n° 48 désigne, pour une période de trois ans, l'Institution de prévoyance de groupe Mornay (IPGM) en tant qu'unique organisme assureur des garanties de ces deux régimes.
On doit d'emblée relever qu'une telle désignation n'est pas, en soi, illicite, alors même que le Conseil constitutionnel a, le 13 juin 2013, déclaré l'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L0678IZ7) contraire à la Constitution (1). Ce texte assurait, depuis 1994 et jusqu'à cette date, la validité des clauses dites "de désignation", consistant, pour les parties signataires d'un texte conventionnel, à identifier l'organisme assureur auquel toutes les entreprises de la branche étaient tenues d'adhérer. Le Conseil constitutionnel a, cependant, pris soin de préciser que sa censure de l'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale "[prenait] effet à compter de la publication de la décision (et) qu'elle n'est toutefois pas applicable aux contrats pris sur ce fondement, en cours lors de cette publication et liant les entreprises (aux organismes assureurs)". Bien que l'interprétation de ce considérant s'avère délicate (2), il ne saurait être discuté que la clause de désignation était, en l'espèce, valide car figurant dans un texte conclu en 2011.
Cela étant précisé, il convient aussi de rappeler, avec le Conseil d'Etat, qu'il résulte de l'article L. 911-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L2615HIP) que les garanties collectives dont bénéficient les salariés et qui ont notamment pour objet, aux termes de l'article L. 911-2 du même code (N° Lexbase : L2616HIQ), de prévoir la couverture des risques portant atteinte à l'intégrité physique de la personne ou liés à la maternité en complément de celles qui résultent de l'organisation de la Sécurité sociale, peuvent être déterminées par la voie conventionnelle. Conformément aux prescriptions de l'article L. 911-3 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L2617HIR), les accords collectifs ayant un tel objet peuvent être étendus. Mais, et ainsi que le précise le Conseil d'Etat, "la légalité d'un arrêté ministériel prononçant l'extension d'un accord collectif relatif à un régime de prévoyance complémentaire des salariés ou d'un avenant à celui-ci est nécessairement subordonnée à la validité de la convention ou de l'avenant en cause".
En l'espèce, les arguments développés par l'UNIS à l'appui de son recours pour excès de pouvoir ne concernaient toutefois pas uniquement les avenants litigieux eux-mêmes.
La compétence du signataire de l'arrêté. En application de l'article L. 911-3 du Code de la Sécurité sociale, les dispositions du Code du travail relatives aux conventions et accords collectifs de travail sont applicables aux conventions et accords collectifs instituant des garanties collectives. Toutefois, selon ce même texte, "lorsque les accords ont pour objet exclusif la détermination des garanties mentionnées à l'article L. 911-2, leur extension aux salariés, aux anciens salariés, à leurs ayants droit et aux employeurs compris dans leur champ d'application est décidée par arrêté du ministre chargé de la Sécurité sociale et du ministre chargé du Budget, après avis motivé d'une commission dont la composition est fixée par décret".
En l'espèce, l'UNIS soutenait que ces dernières dispositions étaient applicables, si bien que le ministre du Travail, signataire de l'arrêté, était incompétent. Cet argument est écarté par le Conseil d'Etat qui relève que "les avenants n° 48, 49 et 50, étendus par l'arrêté attaqué, ont été conclus dans le cadre de la convention collective nationale de l'immobilier du 9 septembre 1988, dont ils modifient l'article 26, et créent une annexe à cette convention, consacrée aux régimes de prévoyance et de remboursement de frais de santé' ; qu'ainsi, les avenants en cause, qui s'incorporent à la convention collective nationale, n'ont pas pour objet exclusif' la détermination des garanties mentionnées à l'article L. 911-2 ; que, dès lors, le ministre chargé du Travail avait compétence pour décider de leur extension, alors même que la commission des accords de retraite et de prévoyance mentionnée à l'article L. 911-3 a été saisie préalablement pour avis, à titre facultatif".
Pour ne pas être nouvelle (3), la solution ainsi retenue n'en reste pas moins surprenante. On admettra qu'un avenant s'intègre à la convention collective révisée. Mais, un avenant est, fondamentalement, un accord collectif soumis, en tant que tel, à certaines conditions de validité. Par suite, l'objet de l'avenant ne saurait être confondu avec celui de la convention à laquelle il s'intègre. On en vient à se demander si le Conseil d'Etat ne confond pas le contenant et le contenu.
La représentativité des organisations d'employeurs signataires. Après avoir rappelé la teneur de l'article L. 2261-19 du Code du travail (N° Lexbase : L2451H9N), le Conseil d'Etat souligne "qu'il résulte de ces dispositions qu'un accord ne peut être étendu à l'ensemble des entreprises comprises dans son champ d'application que s'il a été négocié et conclu par les organisations représentatives dans ce champ d'application ; que la circonstance qu'un accord a été en outre signé par une ou des organisations non représentatives ne fait pas, en revanche, légalement obstacle à son extension".
En l'espèce, l'UNIS soutenait qu'aucune des trois organisations d'employeurs signataires des avenants litigieux n'est représentative dans la branche de l'immobilier. Afin d'apprécier la représentativité des organisations mises en cause, le Conseil d'Etat fait application des critères énumérés à l'article L. 2121-1 (N° Lexbase : L3727IBN), dont il souligne qu'ils s'appliquent tant aux organisations d'employeurs qu'aux syndicats de salariés. Cette affirmation ne saurait être discuté, étant observé que, pour l'heure, le Code du travail n'édicte aucun critère de représentativité spécifiques pour les organisations patronales. On sait cependant que cet état du droit pourrait être rapidement modifié (4).
Le Conseil d'Etat rappelle qu'en application de l'article L. 2121-2 du Code du travail (N° Lexbase : L2105H9T), "s'il y a lieu de déterminer la représentativité d'un syndicat ou d'une organisation professionnelle autre que ceux affiliés à l'une des organisations représentatives au niveau national, l'autorité administrative diligente une enquête". Toutefois, pour la juridiction administrative, "la circonstance qu'aucune demande d'enquête de représentativité n'ait été formée avant l'adoption d'un arrêté d'extension n'est pas [...] de nature à faire obstacle à la contestation, à l'appui d'un recours tendant à l'annulation pour excès de pouvoir d'un tel arrêté, de la représentativité d'une organisation ayant conclu une convention collective ou un accord collectif, ni faire présumer de cette représentativité".
Cela étant précisé, le Conseil d'Etat s'attache à vérifier la représentativité du Syndicat national des professionnels immobiliers (SNPI). De manière fort classique, s'agissant de l'appréciation de la représentativité d'une organisation patronale, il relève "qu'eu égard au nombre des entreprises qui y sont adhérentes et au nombre de salariés de ces entreprises, rapportés au nombre total des entreprises et des salariés de la branche de l'immobilier, ainsi que de l'activité et de l'expérience de cette organisation professionnelle, et alors qu'il n'est pas soutenu que les autres critères de représentativité ne seraient pas satisfaits, le moyen tiré de ce que le SNPI ne pourrait être regardé comme une organisation représentative de la branche de l'immobilier doit être écarté".
Mais, il convient surtout de souligner que, pour parvenir à cette conclusion, le Conseil d'Etat relève, d'abord, que "si le Syndicat national des professionnels immobiliers (SNPI) compte un représentant dans le collège adhérent du conseil d'administration d'une institution de prévoyance, cette participation, conforme aux dispositions de l'article R. 931-3-1 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L9233AMW), ne peut, à elle seule, être regardée comme l'empêchant d'assurer effectivement la défense des intérêts professionnels qu'il entend représenter et, par suite, comme le privant d'indépendance". Il y a là une précision fort intéressante, car on pouvait penser que le critère de l'indépendance était, en fait, inapplicable aux organisations patronales, semblant plutôt réservé aux syndicats de salariés. La décision présentement commentée démontre qu'il n'en est rien, dans une situation, il est vrai, particulière.
2 - L'avènement d'une condition nouvelle à l'extension des accords de protection sociale d'entreprise ?
La question soumise à la CJUE. A l'appui de son recours pour excès de pouvoir, l'UNIS avançait encore que l'organisme gestionnaire du régime de prévoyance avait été choisi sans mise en concurrence préalable.
Ainsi que le relève, en premier lieu, le Conseil d'Etat, contrairement à ce que soutient l'UNIS, aucune règle, ni aucun principe de droit interne n'imposait que la désignation de l'IGPM en tant qu'unique gestionnaire des régimes institués par les avenants litigieux soit précédée d'un appel d'offre. Mais, l'UNIS avait également invoqué la méconnaissance de l'obligation de transparence, qui découle du droit de l'Union européenne. En particulier, par son arrêt du 3 juin 2010, rendu dans l'affaire C-203/08 (N° Lexbase : A9717EX8), la CJUE a qualifié l'obligation de transparence de condition préalable obligatoire du droit d'un Etat membre d'attribuer à un opérateur le droit exclusif d'exercer une activité économique, quel que soit le mode de sélection de cet opérateur (5).
Le Conseil d'Etat précise, en second lieu, que "l'IPGM, bien que n'ayant pas de but lucratif et agissant sur le fondement du principe de solidarité, doit être regardée comme une entreprise exerçant une activité économique, qui a été choisie par les partenaires sociaux parmi d'autres entreprises avec lesquelles elle est en concurrence sur le marché des services de prévoyance qu'elle propose". Le Conseil d'Etat conclut en affirmant que " la réponse au moyen soulevé dépend de la question de savoir si le respect de cette obligation de transparence est une condition préalable obligatoire à l'extension, par un Etat membre, à l'ensemble des entreprises d'une branche, d'un accord collectif confiant à un unique opérateur, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d'un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des salariés ; que cette question est déterminante pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat ; qu'elle présente une difficulté sérieuse ; qu'il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (N° Lexbase : L2581IPB) et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur le surplus des conclusions de la requête de l'UNIS".
La question posée à la CJUE est donc la suivante : "le respect de l'obligation de transparence qui découle de l'article 56 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne est-il une condition préalable obligatoire à l'extension, par un Etat membre, à l'ensemble des entreprises d'une branche, d'un accord collectif confiant à un unique opérateur, choisi par les partenaires sociaux, la gestion d'un régime de prévoyance complémentaire obligatoire institué au profit des salariés ?".
Premiers éléments de réponse. Ainsi que le relève la CJUE dans sa décision précitée en date du 3 juin 2010, l'obligation de transparence "s'applique au cas où la concession de services concernée est susceptible d'intéresser une entreprise située dans un Etat membre autre que celui dans lequel cette concession est attribuée (voir, en ce sens, arrêts du 21 juillet 2005, Coname, C 231/03, Rec. p. I 7287, point 17, et Wall, précité, point 34 N° Lexbase : A1664DKT)" (point 40). Elle ajoute que "sans nécessairement impliquer une obligation de procéder à un appel d'offres, ladite obligation de transparence impose à l'autorité concédante de garantir, en faveur de tout concessionnaire potentiel, un degré de publicité adéquat permettant une ouverture des concessions de services à la concurrence ainsi que le contrôle de l'impartialité des procédures d'attribution (voir, en ce sens, arrêts du 13 novembre 2008, Coditel Brabant, C 324/07, Rec. p. I 8457, point 25, et Wall, précité, point 36 N° Lexbase : A2174EB7)".
Si l'objet de l'obligation de transparence est ainsi clairement dessiné, on peut s'interroger sur son débiteur. On pourrait, en effet, penser, notamment sur le fondement de l'article 56 TFUE, qu'elle s'applique aux seuls Etats tentés d'imposer des restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de l'Union (6). Or, dans le cas qui nous occupe, cette obligation de transparence, si elle venait à être retenue, s'appliquerait aux partenaires sociaux, lors de la négociation d'une convention ou d'un accord collectif. On remarquera toutefois que le Conseil d'Etat entend savoir si cette obligation de transparence est non pas une condition de validité de l'accord collectif, mais une condition préalable obligatoire à l'extension. Si la CJUE venait à répondre par l'affirmative, l'obligation rejaillirait nécessairement sur la procédure de désignation de l'opérateur unique par les parties signataires de la norme conventionnelle. Mais, à supposer qu'elle ne soit pas respectée, elle ne bloquerait que le mécanisme de l'extension, ne présageant en rien de la validité de l'accord.
Il faut, pour conclure, se demander si la réponse de la CJUE n'aura pas qu'une valeur symbolique, étant observé, ainsi que cela a déjà été souligné, que les clauses de désignation sont désormais illicites. Plus précisément, à la suite de la décision du Conseil constitutionnel précédemment évoqué, l'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale a été modifié par la loi n° 2013-1203 du 23 décembre 2013 (N° Lexbase : L6939IYN). Désormais, cet article dispose que les accords professionnels ou interprofessionnels instituant des garanties collectives "peuvent organiser la couverture des risques concernés en recommandant un ou plusieurs organismes mentionnés à l'article 1er de la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains risques (N° Lexbase : L5011E4D) ou une ou plusieurs institutions mentionnées à l'article L. 370-1 du Code des assurances (N° Lexbase : L2960HIH), sous réserve du respect des conditions définies au II du présent article". Or, parmi ces conditions, figurent l'exigence selon laquelle "la recommandation mentionnée au I doit être précédée d'une procédure de mise en concurrence des organismes ou institutions concernés, dans des conditions de transparence, d'impartialité et d'égalité de traitement entre les candidats et selon des modalités prévues par décret".
A la lecture de ces dispositions, on est tenté de dire que le problème ayant motivé la question préjudicielle du Conseil d'Etat est doublement réglée pour l'avenir : d'une part, par l'interdiction des clauses de désignation ; d'autre part, par la réglementation de la recommandation conventionnelle qui ne peut intervenir qu'au terme d'une procédure au sein de laquelle l'obligation de transparence a, désormais, une place à part entière.
(1) Cons. const., décision n° 2013-672 DC, du 13 juin 2013 (N° Lexbase : A4712KGM). V. notamment sur la question, B. Serizay, La protection sociale complémentaire après la décision du Conseil constitutionnel, Sem. soc. Lamy, 2013, n° 1592, p. 13 ; D. Rousseau et D. Rigaud, Généralisation de la prévoyance complémentaire, Loi et Constitution, Dr. soc., 2013, p. 680.
(2) V. l'art. préc. de D. Rousseau et D. Rigaud, spéc. p. 685.
(3) V., déjà en ce sens, CE 1° et 2° s-s-r., 22 novembre 2000, n° 208779 (N° Lexbase : A9612AHH) ; CE 1° et 2° s-s-r., 7 juillet 2000, n° 198564 (N° Lexbase : A9409AGL).
(4) V., en dernier lieu, sur la question, F. Petit, Représentativité syndicale et patronale : la symétrie imparfaite, Dr. soc., 2014, p. 1.
(5) Point 47 de la décision.
(6) Remarquons que, dans l'arrêt du 3 juin 2010, était en cause une procédure d'octroi d'un agrément à un opérateur unique dans le domaine des jeux de hasard, prévu par la législation néerlandaise et conféré par le ministre de la Justice et le ministre du Bien-être, de la Santé publique et de la Culture.
Décision
CE 1° et 6° s-s-r., 30 décembre 2013, n° 352901 (N° Lexbase : A9245KS9) Renvoi question préjudicielle CJUE Mots clés : organisme gestionnaire du régime de prévoyance ; extension d'un accord collectif ; conditions préalables ; question préjudicielle Lien base : |
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