Réf. : Cass. soc., 18 décembre 2013, n° 12-25.686, FS-P+B (N° Lexbase : A7571KS9)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane
le 30 Janvier 2014
Résumé
L'employeur ayant son domicile dans le territoire d'un Etat membre peut être attrait dans un autre Etat membre, notamment, devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail. Selon l'interprétation faite par la Cour de justice de l'Union européenne des dispositions de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, qui est transposable pour l'application de l'article 19 du Règlement n° 44/2001/CE (N° Lexbase : L7541A8S), l'employeur est défini comme la personne pour le compte de laquelle le travailleur accomplit pendant un certain temps, en sa faveur et sous sa direction, des prestations en contrepartie desquelles elle verse une rémunération. |
Commentaire
I - L'affaire "Sodimedical" : mobilisation de la théorie des coemployeurs
A l'instar d'autres grands conflits sociaux contemporains auxquels elle pourrait à certains égards être comparée (Continental, Metaleurop, etc.), l'affaire "Sodimedical" a fait l'objet d'une large couverture médiatique (1), tant s'agissant des médias grand public que des revues juridiques spécialisées (2).
La société Sodimedical, dont le siège était situé dans l'Aube (3), était la filiale à 100 % de la société Lohmann & Rauscher France qui, elle-même, est filiale à 100 % de la société allemande Lohmann & Rauscher GmbH & Co KG. Elle avait pour activité la production de matériel médical que la société Lohmann & Rauscher, client unique de Sodimedical, se chargeait de distribuer et de commercialiser.
Face aux difficultés économiques que rencontrait la société Sodimedical, plusieurs démarches furent entreprises par son gérant qui tenta, d'abord, de mettre en oeuvre un plan de sauvegarde de l'emploi, lequel fut annulé, sur le schéma des arrêts "Viveo" de la cour d'appel de Paris, faute qu'existe une cause économique de licenciement (4). Une demande d'ouverture de procédure de liquidation judiciaire fut également introduite devant le tribunal de grande instance qui refusa cette mesure. Enfin, la cour d'appel de Reims accepta, en référé, de condamner solidairement Sodimedical et la société mère à fournir une prestation de travail et à rémunérer les salariés de l'entreprise (5). Face à ses difficultés économiques, la société semblait être placée dans une véritable "impasse" (6).
La théorie des coemployeurs ou du coemploi n'a cessé de gagner du terrain depuis une dizaine d'année et fait l'objet d'un contentieux nourri depuis un arrêt "Aspocomp" qui, pour la première fois, a permis de caractériser un lien de coemploi entre un ensemble de salarié et une société mère dont la filiale, employeur, connaissait des difficultés économiques (8).
Pour établir un lien de coemploi, il n'est pas nécessaire de constater l'existence d'un véritable lien de subordination entre le salarié et l'entreprise tierce (9). En effet, il est aujourd'hui communément admis que le coemploi est caractérisé par l'identification d'un critère dit de triple confusion entre les deux employeurs, une confusion de direction, d'intérêt et d'activité.
L'existence d'un élément d'extranéité peut éventuellement compliquer la question. Ainsi, si la société mère, que le juge tente de rattacher au salarié, est une société étrangère, peut-elle être attraite devant le juge prud'homal français ? C'est à cette question qu'était à nouveau appelée à répondre la Chambre sociale de la Cour de cassation.
L'affaire jugée par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 18 décembre 2013 ne concernait que l'un des aspects de l'affaire "Sodimedical", celui relatif à la caractérisation d'un lien de coemploi entre les salariés et la société mère.
En effet, la cour d'appel de Reims avait recherché s'il existait bien une confusion d'activité, de direction et d'intérêt entre mère et fille. Concluant à l'existence de cette triple confusion, elle avait condamné, au fond cette fois, la société mère à fournir une prestation de travail et à rémunérer les salariés.
La société mère, de son côté, soulevait l'incompétence du juge français faute que sa qualité d'employeur des salariés puisse être démontrée.
La Chambre sociale de la Cour de cassation casse la décision d'appel au visa de l'article 19 du Règlement n° 44/2001/CE du Conseil du 22 décembre 2000. Comme le rappelle la Haute juridiction, ce texte prévoit que "l'employeur ayant son domicile dans le territoire d'un Etat membre peut être attrait dans un autre Etat membre, notamment devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail" et que l'employeur, au sens de ce texte tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union Européenne, "est défini comme la personne pour le compte de laquelle le travailleur accomplit pendant un certain temps, en sa faveur et sous sa direction, des prestations en contrepartie desquelles elle verse une rémunération".
La Chambre sociale poursuit en jugeant que l'analyse des juges du fond tendant à établir l'existence d'un lien de coemploi était insuffisante, si bien que la société mère allemande ne pouvait être vue comme employeur des salariés ni, par conséquent, être attraite devant nos juridictions.
II - L'affaire "Sodimedical" : approche classique de la théorie des coemployeurs
Comme cela est parfois le cas, l'ampleur de la couverture médiatique offerte à l'affaire "Sodimedical" est inversement proportionnelle à l'intérêt juridique des questions posées à nos juridictions.
La Chambre sociale, dans cette affaire comme dans les précédentes concernant Sodimedical (10), rend une décision classique ou, tout du moins, conforme à sa jurisprudence habituelle en matière de coemploi impliquant une société étrangère.
L'argumentation adoptée s'agissant de la compétence du juge français à l'égard d'une société employeur étrangère a déjà été utilisée à plusieurs reprises, en particulier dans l'arrêt "Aspocomp" (11).
Le raisonnement repose sur une interprétation du Règlement n° 44/2001/CE de l'Union européenne qui permet d'attraire une société étrangère devant une juridiction de l'un des Etats membres à condition que cette société soit l'employeur du salarié qui saisit le juge interne. La qualité d'employeur est entendue de manière large.
En effet, la Chambre sociale accepte de faire relever de cette qualification celui "pour le compte de laquelle le travailleur accomplit pendant un certain temps, en sa faveur et sous sa direction, des prestations en contrepartie desquelles elle verse une rémunération", définition tirée d'une interprétation de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 par la Cour de justice de l'Union européenne (12). Il faut, en outre, qu'un lien de coemploi soit identifié au sens, cette fois, que lui donne la jurisprudence française, c'est-à-dire au regard de l'existence de la triple identité.
On pourrait éventuellement se demander si la notion d'"employeur", telle qu'entendue par la Cour de justice, et de "coemployeurs", telle que caractérisée par la Chambre sociale de la Cour de cassation peuvent, aussi, aisément être rapprochées. Les deux définitions présentent bien un point commun puisqu'elles impliquent toutes les deux que le lien d'emploi (direct ou secondaire pour le coemploi) soit établi à l'égard de celui qui exerce véritablement le pouvoir de direction sur le salarié. On retrouve une idée chère au droit du travail français selon laquelle c'est bien davantage la réalité de la situation juridique examinée qui doit prévaloir plutôt que le montage juridique choisi par les parties. Si la société fille est bien employeur en qualité de signataire du contrat de travail, elle n'exerce pas véritablement le pouvoir de direction ou, du moins, elle ne l'exerce pas seule, la société mère pouvant, ainsi, être attraite dans le lien d'emploi.
La décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation confirme donc la compétence du juge français à l'égard d'un coemployeur étranger, mais elle assoit également une conception stricte et délimitée du coemploi.
"Il ne résultait pas [des constatations du juge d'appel] une situation apparente de coemploi [...] se manifestant par une immixtion de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa filiale".
On remarquera, d'abord, que ces termes, qui censurent la décision d'appel, ne se contentent pas de juger insuffisant le constat effectué. La Chambre sociale va plus loin et considère qu'il n'existait purement et simplement pas de situation de coemploi. Le juge d'appel ne sera donc pas amené, sur renvoi, à préciser ces constatations factuelles pour établir ou rejeter le coemploi ; il est bien sommé de refuser cette qualification.
Il convient, ensuite, de noter que la Chambre sociale reprend, ici, un caractère qui semble de plus en plus se dégager comme la manifestation principale -mais non exclusive- de l'existence d'une triple confusion : l'immixtion de la société mère dans la gestion de la filiale. Cet argument, déjà utilisé par la Chambre sociale (13), avait précisément été soutenu par le Conseiller doyen Pierre Bailly si bien qu'il n'est, en définitive, pas surprenant de le retrouver dans la décision sous examen (14).
On peut, en réalité, regretter que cette immixtion ne soit pas spécialement qualifiée par le juge. Si, en effet, le terme comporte certainement une connotation péjorative, une signification assez proche de celle de l'ingérence, il ne suffit pas à démontrer l'anormalité de la situation permettant la qualification de coemploi. Comme le soulignait justement Gilles Auzero, toute relation mère-fille dans un groupe de société implique nécessairement une immixtion de la mère dans les affaires de sa filiale. Cela étant dit, pour ce qui concerne le droit social, la situation de coemploi ne devrait pas pouvoir être caractérisée tant que la filiale conserve une certaine autonomie, tant que l'immixtion n'est pas exagérée, n'est pas excessive (15). Une telle précision serait certainement utile pour convaincre les plus réfractaires que la théorie du coemploi n'est pas une "aberration juridique", que le juge utiliserait comme une "baguette magique" et devrait donc demeurer d'utilisation exceptionnelle (16).
(1) Et des réseaux numériques. V. not. le blog de défense des salariés de "Sodimedical", ainsi que la page Facebook Solidarité "Sodimedical".
(2) V. par ex. G. Auzero, De quelques difficultés des relations mères-filles, SSL, 2011, n° 1519, p. 5.
(3) La société a été placée en liquidation judiciaire depuis le mois de mars 2013.
(4) Comme pour l'affaire "Viveo" (Cass. soc., 3 mai 2012, n° 11-20.741, FS-P+B +R+I N° Lexbase : A5065IKS) et les obs. de Ch. Radé, Affaire "Vivéo" : salutaire retour à l'orthodoxie, Lexbase Hebdo n° 484 du 10 mai 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N1794BTM), l'annulation du plan de sauvegarde de l'emploi de "Sodimedical" fut invalidée par la Chambre sociale de la Cour de cassation, v. Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-15.007, F-D (N° Lexbase : A9567KLW).
(5) CA Reims, ch. soc., 31 août 2011, n° 11/02218, décision elle aussi cassée par la Chambre sociale de la Cour de cassation faute que le lien de coemploi ait été suffisamment caractérisé, v. Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 11-25.733, FS-D (N° Lexbase : A9626KL4).
(6) Selon le terme employé par G. Auzero, préc. note n° 2.
(7) J.- F. Cesaro, Le coemploi, RJS, 2013, p. 3 ; G. Auzero, La nature juridique du lien de coemploi, SSL, 2013, n° 1600, p. 8. V., également, le numéro spécial de la Semaine juridique édition sociale consacrée au coemploi, JCP S, 2013, n° 46.
(8) Cass. soc., 19 juin 2007, n° 05-42.551, FS-P+B (N° Lexbase : A8680DWE), Bull. civ. V, n° 109 ; RDT, 2007, p. 543, note F. Jault-Seseke.
(9) Cass. soc., 28 septembre 2011, n° 10-12.278, F-D (N° Lexbase : A1361HY3), RJS, 12 /11, n° 929 ; Cass. soc., 3 mai 2012, n° 10-27.461, F-D (N° Lexbase : A6548IKQ).
(10) V. les deux décisions du 25 septembre 2013 précitées.
(11) Cass. soc., 19 juin 2007, n° 05-42.551, préc.. V., également, Cass. soc., 30 novembre 2011, jonction, n° 10-22.964 à 10-22.985 et 10-22.994, FS-P+B+R (N° Lexbase : A4638H38) et les obs. de G. Auzero, Qualité de co-employeur et compétence juridictionnelle, Lexbase Hebdo n° 466 du 15 décembre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N9205BSQ) ; Bull. Joly Sociétés, 2012, p. 168, note G. Loiseau.
(12) V. par ex., CJCE, 17 mars 2005, aff. C-109/04 (N° Lexbase : A3854DH9) et les obs. de Ch. Willmann, L'activité des agences d'emploi privées allemandes à l'épreuve du droit communautaire (à propos des conclusions de l'Avocat général, CJCE aff. C -208/05), Lexbase Hebdo n° 232 du 19 octobre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N4077ALL) ; CJCE, 30 mars 2006, aff. C-10/05 (N° Lexbase : A8301DNR) et les obs. de Ch. Willmann, Droit des membres de la famille d'un travailleur migrant à l'exercice d'un travail salarié, Lexbase Hebdo n° 214 du 11 mai 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N8128AKA).
(13) Cass. soc., 28 septembre 2011, n° 10-12.278, F-D (N° Lexbase : A1361HY3).
(14) P. Bailly, Les limites de la cessation d'activité, SSL, 1476, p. 6.
(15) V. G. Auzero, La nature juridique du lien de coemploi, préc., qui qualifie cet excès d'"abus de personnalité morale".
(16) P. Bailly, Le co-emploi n'est ni une aberration juridique, ni une baguette magique, SSL, 2013, n° 1600, p. 11 : répondant implicitement aux doutes et craintes formulées par certains auteurs, v. par ex. P. Morvan, L'identification du coemployeur, JCP S, 2013, 1438.
Décision
Cass. soc., 18 décembre 2013, n° 12-25.686, FS-P+B (N° Lexbase : A7571KS9) Cassation partielle (CA Reims, 11 juillet 2012, n° 12/00274 N° Lexbase : A7012IQR) Textes visés : Règlement n° 44/2001/CE du Conseil du 22 décembre 2000, art. 19 (N° Lexbase : L7541A8S) Mots-clés : groupe de société ; société mère étrangère ; compétence juridictionnelle ; coemploi Liens base : (N° Lexbase : E2884ETY) |
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