La lettre juridique n°444 du 16 juin 2011

La lettre juridique - Édition n°444

Éditorial

Les agences de notation financière : le pire des systèmes à l'exception de tous les autres

Lecture: 5 min

N4325BSY

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424325
Copier

par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"L'Etat souverain", sur un arbre perché, / Tenait en son bec un fromage. / "L'agence de notation", par l'odeur alléchée, / Lui tint à peu près ce langage : / "Hé ! bonjour, 'Etat souverain'. / Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! / Sans mentir, si votre ramage / Se rapporte à votre plumage, / Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois". / A ces mots "l'Etat souverain" ne se sent pas de joie / Et pour montrer sa belle voix, / Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie. / "L'agence de notation" s'en saisit, et dit : "Mon bon Etat, / Apprenez que tout flatteur / Vit aux dépens de celui qui l'écoute : / Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute" / "L'Etat souverain", honteux et confus, / Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Voilà, en peu de vers, toute la perspicacité du fabuliste appliquée aux suspicieuses relations qui animent les Etats, les grandes entreprises et les collectivités territoriales face au diktat de la notation des agences, et plus particulièrement des "Big Three" (Moody's, Standard & Poor's et Fitch Ratings). Car le destin financier, et donc économique, du monde repose sur un seul concept : l'indépendance, et par suite la crédibilité, des agences de notation financière, dont l'image est, depuis quelques années et "l'affaire Enron", bien écornée. Il est assez révélateur à cet égard que ces agences doivent remplir comme critères d'agrément (cf. "Bâle II"), celui de l'objectivité -les méthodes de notation doivent être rigoureuses, systématiques et pertinentes- ; celui de l'indépendance -les agences de notation ne doivent pas être des institutions publiques, ni compter des banques dans leur actionnariat- ; celui de la transparence -les notes doivent être accessibles à tous- ; celui de l'information du public -de pair avec le devoir de transparence- ; celui du niveau de ressources suffisant -les agences doivent disposer des ressources financières et humaines propres pour mener à bien leurs missions- ; celui, enfin, de la crédibilité -résultat du respect de tous les critères précédents-. En clair, tout le business model des agences de notation repose sur la confiance des tiers, confiance qui, en la matière et c'est là où le bât blesse, s'insère dans un circuit économique et marchand, donc monnayable.

Et, l'on aura beau reconsidérer la méthodologie de la notation, pour la rendre toujours plus objective -encore qu'il soit sans doute utopique d'aborder de la même manière la notation d'un pays occidental bénéficiant du sésame "triple A" et celle d'un Etat du tiers monde abonné au "D", dont la dette est en perpétuelle restructuration-, on n'empêchera pas, ou difficilement, une entité commerciale, dont certes la crédibilité constitue le fonds de commerce, d'accorder la meilleure note à des produits structurés assis sur des emprunts immobiliers types subprimes, parce que les émetteurs de tels produits complexes représentent 42,32 % de son chiffre d'affaires (cf. Moody's, Rapport Annuel du 20 février 2008)...

Toute tentative, même tardive, de réglementation n'est pas inutile, et le Règlement (UE) n° 513/2011 du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2011, qui renforce la supervision européenne des agences de notation de crédit, en instaurant un contrôle direct de ces agences par l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), est, pour sûr, essentiel dans le regain de confiance nécessaire au système de notation. Mais, tant que le système "émetteur-payeur", selon lequel l'agence est rémunérée par l'acteur du marché qui souhaite être noté, prévaudra, la suspicion aura toujours cours : suspicion d'une note positive afin d'assurer le financement de l'acteur en question ; suspicion d'une note négative afin d'assurer la spéculation contre l'acteur affligé d'une note exécrable (trafic d'influence étant, d'autant que certaines agences s'enorgueilleraient d'affliger de mauvaises notations à leurs clients afin d'asseoir leur crédibilité). Au point que d'aucuns affirment que, si les agences de notation ne sont pas responsables de la crise, elles l'auraient aggravée, en rendant plus difficile la capacité de refinancement des entités économiques et Etats souverains touchés de plein fouet par la crise financière puis économique.

Et, finalement, cette régulation de l'activité de notation est, non seulement, essentielle, mais surtout la seule voie possible, les autorités publiques n'arrivant pas à statuer sur un système alternatif. Le système "investisseur-payeur", s'il limite le risque de conflit d'intérêt, obère la mise à disposition du public de la notation, réservée à la connaissance des seuls investisseurs. Et, l'instauration d'une agence de notation publique, même à un échelon supranational (à la suite de Jean-Claude Juncker, Guido Westerwelle et Michel Barnier, le Parlement européen a réclamé, le 8 juin 2011, la création d'une agence européenne de notation financière, pour faire contrepoids aux trois grandes agences mondiales), compromet l'intérêt même de la notation dont l'efficacité repose, notamment, sur une méthodologie unique applicable partout dans le monde et dont l'interprétation est simple et directe -par les professionnels du secteur s'entend- que l'on soit un investisseur américain, thaïlandais ou saoudien... Reste l'interposition d'un tiers indépendant, comme l'AMF en France ou la SEC aux Etats-Unis, et désormais l'AEMF au niveau européen, chargé de surveiller les agences de notation elles-mêmes et de s'assurer de leur indépendance tout en respectant le principe de non-interférence avec le contenu des notations ou des méthodes utilisées.

Mais quel que soit le système retenu, là encore, c'est l'exigence de la notation qui commande aux entreprises et, même, aux Etats dits "souverains", qui pose question. "Souverains" les Etats le sont-ils encore lorsque leurs politiques économiques et monétaires sont dictées non plus par leurs Parlements, ni même par les banques centrales, mais par les agences de notation. Que dire de l'abnégation de l'exécutif américain, lorsqu'il affirme que la mise en garde des Etats-Unis contre la perte de leur notation AAA, par Fitch, le 9 juin 2011, montre qu'il n'y a "pas d'alternative à un relèvement du plafond de la dette" ; l'agence de notation commandant au calendrier de vote du Congrès et, au final, à l'administration même du pays... Pour sûr, si les mêmes agences confirment le "tripe A" de la France, c'est en mettant en garde, aussitôt, nos politiques contre un dérapage possible des comptes à l'approche des élections de 2012, et sous réserve, encore, d'une rigueur budgétaire accrue dans les prochaines années... Plaire aux agences de notation pour obtenir un sursis de déclassement de notation, et gagner le pari du refinancement de la dette, voilà le credo des Etats dits "souverains", dont battre monnaie n'est plus, et depuis longtemps, une prérogative régalienne.

Reste la théorie du risque. A quoi sert ce système de notation tant décrié et dont on ne peut finalement pas se passer ? A limiter le risque des investissements des détenteurs de capitaux dont le rendement et la sécurité du recouvrement sont l'alpha et l'omega. Les "capitaux-risqueurs" n'existent plus : plus qu'un rendement à deux chiffres, c'est une notation à trois lettres qui est demandée pour bénéficier de la manne nécessaire au renflouement ou au développement de l'économie mondiale. Prêter à un taux trois fois supérieur au coût réel de l'argent, pour un risque nul : voilà le business model idéal de la finance mondiale qui, aux dernières nouvelles, se porte... comme un charme.

La mondialisation de l'économie et de son financement nécessite des indicateurs de confiance objectifs pour pallier l'absence de connaissance même des prêteurs de deniers, des marchés sur lesquels ils entendent investir ; et aucun système ne permet, actuellement, d'enrayer la machine à acculer les entreprises, comme les Etats, à se conformer aux prescriptions budgétaires des agences de notation. "La confiance n'exclut pas le contrôle" disait Lénine... Elle l'y oblige même, dans le cas présent.

newsid:424325

Avocats/Institutions représentatives

[Questions à...] Rentrée solennelle sous le signe du jeune barreau - Questions à Jean-Luc Médina, Bâtonnier de l'Ordre des avocats au barreau de Grenoble

Lecture: 6 min

N5677BS3

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-425677
Copier

par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction

Le 02 Septembre 2016

Le jeudi 26 mai 2011 s'est tenue la rentrée solennelle du barreau de Grenoble et de la Conférence du jeune barreau. Ayant lieu tous les deux ans, elle est l'occasion de présenter l'arrivée des deux dernières promotions d'avocats. Placée sous le signe de la liberté, cette rentrée solennelle a permis de mêler sérieux et légèreté tenant aux qualités de ses différents intervenants, du Bâtonnier de Tunisie, à l'humoriste Sophia Aram, en passant par maître Alain Jakubowicz. Pour mieux appréhender cette thématique Lexbase Hebdo - éditions professions a rencontré Jean-Luc Médina, Bâtonnier de l'Ordre des avocats au barreau de Grenoble quelques heures avant l'ouverture de cette rentrée. Lexbase : Vous organisez votre première et seule rentrée en tant que Bâtonnier ; comment se sont déroulés les préparatifs ? Quelle est la programmation attendue ?

Jean-Luc Médina : Tout d'abord, j'ai souhaité que cette rentrée se fasse avant l'élection du dauphin, prévue le 27 juin prochain, afin qu'elle soit vraiment celle de cette mandature. Et le thème de la liberté me tenait à coeur. La robe d'avocats que nous portons est un peu un bouclier dans cette société. La liberté est importante sous tous ses aspects.

Lorsque j'ai réfléchi à l'organisation de cette rentrée solennelle, la question s'est posée de savoir ce qui était pour moi la spécificité de ma profession. Et, il y a deux réponses : la liberté et l'insoumission.

Et puis lorsqu'on parle de liberté, on ne peut pas ne pas évoquer aussi la liberté d'expression. Il fallait, plutôt que de rester sur une tonalité très solennelle dans les discours, donner une touche d'humour pour montrer que l'on peut se dépasser et que la liberté c'est aller au-delà de ce que l'on attend. C'est pour cela que cette rentrée a été organisée ainsi ; elle sort de l'ordinaire par rapport aux rentrées du barreau de Grenoble.

Pour la première fois, ce sont les jeunes avocats qui ont choisi leur thème sans validation, ni par le Bâtonnier, ni par le conseil de l'Ordre à la différence des précédentes rentrées. Le thème sur la liberté est très décalé, un peu dans une approche "Revue du Palais". Il va nous faire sortir, pendant ces deux heures que nous allons passer ensemble au Palais de justice, un peu des chemins traditionnels à Grenoble !

C'est donc la commission du jeune barreau qui, pour cette rentrée, a choisi une phrase de Pierre Dac : "l'accusé est-il cuit lorsque l'avocat n'est pas cru ?". Ce choix, tant de la citation que de son auteur, est un peu du second degré humoristique, rendant l'exercice d'autant plus périlleux pour nos jeunes lauréats de la Conférence, Rodolphe Piret et Olivia Gast !

Après leurs interventions, nous aurons un moment assez émouvant. En effet, la liberté pour les avocats se retrouve dans l'actualité récente : c'est ce qu'il s'est passé en Tunisie. Le barreau a été le fer de lance de la révolution et il a fait tomber l'ancien régime. Et il se trouve que le Bâtonnier de Tunisie, Maître Abderrazak Kilani, est un ancien étudiant grenoblois qui était là lors du bicentenaire de notre Ordre en décembre 2010, où l'on fêtait un peu la liberté aussi. Et c'est très symbolique qu'il soit là aujourd'hui : car non seulement le barreau de Grenoble va l'honorer, mais il va recevoir la plus haute distinction de la ville de Grenoble : la remise de la médaille d'or de la ville. Par ce geste, c'est la cité qui se tourne vers le barreau au nom de tous les citoyens grenoblois.

Ensuite, suivra une intervention d'Alain Jakubowicz, président de la Licra. Vous me demanderez pourquoi la Licra ? Et bien, il s'agit de la touche personnelle du Bâtonnier ! Le combat contre le racisme et l'antisémitisme est le combat de ma vie personnelle. Et donc j'ai énormément de respect et d'admiration pour Alain Jakubowicz, président de la Licra et qui se trouve être avocat également.

Son intervention nous amène aux limites de la liberté. Pourquoi interdire ? Alors qu'aux Etats-Unis la liberté d'expression prime sur tout, pourquoi dans notre pays avons-nous ce type de contraintes ? Sommes-nous dans une société bloquée parce qu'il ne faut pas vexer les uns et les autres, selon leur religion, leur handicap, leur couleur de peau ? Le président de la Licra sera là pour soulever ces questions dans une intervention nécessairement plus sérieuse que les précédentes.

Enfin, la rentrée s'achèvera par une intervention de Sophia Aram, chroniqueuse et humoriste, qui vient du théâtre d'improvisation et qui improvisera sur le thème de la liberté : celle qu'on s'octroie à nous même, celle qui nous met un peu en danger. Par son intervention, il y aura une ouverture vers l'extérieur sur le monde des médias qui est celui de la liberté absolue.

Voilà comment j'ai souhaité organiser cette rentrée solennelle.

Lexbase : En parlant de liberté, on se doit d'évoquer la réforme de la garde à vue. Comment s'est-elle mise en place dans votre barreau ?

Jean-Luc Médina : Tout s'est très bien passé pour nous puisque nous sommes un barreau important avec 490 avocats. Et pour avoir des volontaires 24h/24h renouvelés sur 48h, il faut être nombreux ! Nous avons pu avoir 90 volontaires, soit environ 1/5ème du barreau.

Maintenant dans nos rapports avec les enquêteurs, les gendarmes et les policiers, nous sommes en train de nous découvrir mutuellement. Il y a peut être des préjugés communs qui existent et qui sont fortement ancrés. Il faut apprendre à aller au-delà. Nous avons un groupe de travail qui a été mis en place par Madame le Procureur général et qui fonctionne bien pour justement apprendre à se connaître, apprendre à dialoguer ensemble.

L'enjeu étant tellement important que, quelles que soient les questions de financement, le barreau se devait d'y aller. Le groupe s'est constitué très vite en se déconnectant de ces questions de rémunérations et en mettant en avant des valeurs et des principes.

Ensuite, sur le fond, les systèmes proposés paupérisent, à mon sens, la profession d'avocat. Et même si toutes les revendications financières proposées par le CNB étaient admises nous serions encore dans une situation de paupérisation de la profession. Le forfait proposé ne revient même pas au Smic horaire pour les avocats. Donc cela dévalorise la prestation. De plus, ce sont encore les mêmes avocats qui vont prendre une charge supplémentaire et "courir" pour avoir une rémunération indigne de celle qu'ils devraient percevoir.

A notre assemblée générale sur ce sujet, il nous a été demandé à l'unanimité de "désigner des volontaires" parmi leur ancienneté également de façon à ce que tout le monde participe et pas seulement les jeunes avocats. Ce qui veut bien dire que nos jeunes avocats ont pris conscience que c'était une charge et qu'il n'y a pas de raison qu'elle ne soit pas partagée entre tous.

Mais, selon moi, il faut aller plus loin. Il faut que la solidarité nationale entre en jeu. Le financement de l'aide légale n'est pas que le problème des avocats. C'est aussi celui de tout le monde. Il faut trouver des solutions alternatives ; et l'une d'elle est de faire une vraie réforme du système de l'aide légale. Pour les 100 millions d'euros que l'Etat a "sorti de son chapeau" pour payer les avocats de la garde à vue, l'idée était de financer cette somme en instaurant un timbre de 35 euros sur certaines procédures. Allons plus loin ! Cassons le système actuel et instaurons un timbre sur l'ensemble des actes juridiques et judiciaires pour financer le système de l'aide légale. Il faut faire participer toutes les professions du droit directement ou indirectement à ce service d'accès à la justice pour les plus démunis.

Tout le monde doit participer à la défense des plus démunis. En l'état actuel, ce système est un système d'appauvrissement collectif de la profession d'avocats qui se sacrifient sur l'autel des beaux principes.

Lexbase : De nouveaux outils sont à disposition des avocats tels l'acte contresigné ou la procédure participative. Comment appréhendez-vous ces nouvelles opportunités ?

Jean-Luc Médina : Je tiens à féliciter le CNB puisque c'est grâce à lui que nous avons ces nouveaux outils. Alors que le Conseil national des barreaux a présenté le fonctionnement pour l'acte d'avocat le 5 mai, dès le 10 mai, le barreau de Grenoble était le premier barreau de province à faire une conférence sur ce thème sous la houlette du Bâtonnier Michel Bénichou (grenoblois !). De même j'ai tenu à ce que la convention préparatoire à la Convention nationale, qui se déroule ce jour, se fasse sur le thème de la procédure participative. Ce sont les deux nouvelles clés que l'on vient de nous donner et j'en suis très reconnaissant au CNB. Maintenant la grande question, le grand défi, est de savoir si les avocats vont comprendre que leur intérêt est d'apprivoiser immédiatement ces outils ou s'il va falloir attendre vingt ans qu'une génération passe et que la transformation mentale se fasse. C'est maintenant qu'il faut y aller ! L'Europe nous a imposé de changer notre régime de la garde à vue ; le législateur nous donne un plus grand terrain avec l'acte d'avocat ; et la procédure participative c'est la manière pour nous de démontrer que nous sommes capables de régler les problèmes en dehors des tribunaux. C'est l'enjeu de demain !

newsid:425677

Discrimination et harcèlement

[Jurisprudence] La Cour de cassation et les avantages catégoriels : la montagne accouche d'une souris (1)

Réf. : Cass. soc., 8 juin 2011, deux arrêts, n° 10-14.725, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3807HT8) et jonction, n° 10-11.933 à n° 10-13.663, P+B+R+I (N° Lexbase : A3806HT7)

Lecture: 9 min

N4332BSA

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424332
Copier

par Christophe Radé, Professeur agrégé à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 16 Juin 2011

Annoncés de longue date comme devant marquer un net infléchissement de la Cour de cassation dans l'élaboration de sa doctrine en matière d'égalité de traitement, les deux arrêts rendus le 8 juin 2011, et promis à la plus large des publicités, démontrent, au contraire, que la Haute juridiction n'entend pas changer de cap, mais seulement se montrer encore plus pédagoque dans les explications fournies aux juges du fond lorsqu'ils sont interrogés sur la justification des inégalités de traitement. La Cour confirme donc les termes de la jurisprudence relative aux différences catégorielles (I) tout en précisant ce que les juges doivent rechercher comme types de justifications (II).
Résumé

La seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle même justifier, pour l'attribution d'un avantage, une différence de traitement, résultant d'un accord collectif, entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence.

Repose sur une raison objective et pertinente la stipulation d'un accord collectif qui fonde une différence de traitement sur une différence de catégorie professionnelle, dès lors que cette différence de traitement a pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de la situation des salariés relevant d'une catégorie déterminée, tenant notamment aux conditions d'exercice des fonctions, à l'évolution de carrière ou aux modalités de rémunération.

I - La confirmation de la jurisprudence relative aux différences de traitement entre catégories professionnelles

Contexte. La Chambre sociale de la Cour de cassation a engagé depuis plusieurs années déjà un long travail visant à imposer une méthodologie précise dans les contentieux de l'égalité salariale, n'hésitant pas à s'attaquer à des pratiques fortement ancrées, comme celle visant à accorder aux cadres certains privilèges (2). C'est sans doute l'arrêt "Pain", rendu le 1er juillet 2009 (3), qui a cristallisé la tension très palpable entre une partie des acteurs sociaux et la Cour de cassation pour des raisons à la fois culturelles (les cadres ont de tous temps fait l'objet d'un traitement privilégié en droit du travail), juridiques (de nombreuses conventions collectives pratiquent les différences catégorielles) et économiques (singulièrement lorsque sont en cause les régimes de retraite).

Dans cette affaire qui concernait l'octroi par les partenaires sociaux d'une semaine de congés payés annuels supplémentaires pour les cadres, la Cour de cassation y avait, en effet, affirmé, au visa du principe d'égalité de traitement dégagé quelques mois plus tôt (4), que "la seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle même justifier, pour l'attribution d'un avantage, une différence de traitement entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence".

On sait que cet arrêt a été très diversement apprécié, nombreux étant ceux ayant tiré la sonnette d'alarme devant une décision qui pourrait menacer les politiques conventionnelles d'individualisation catégorielle des rémunérations (5).

L'apport de l'arrêt "Pain". Une chose est certaine après l'arrêt "Pain" : pour déterminer si la justification tirée de l'appartenance à une catégorie professionnelle peut être admise, encore faut-il analyser la nature de l'avantage en cause pour déterminer si le critère envisagé est pertinent. C'est ce qui a été jugé à plusieurs reprises par la Cour de cassation s agissant de l'exclusion des cadres du bénéfice des tickets-restaurants (6), ou au contraire de l'exclusion des non-cadres du bénéfice d'une semaine supplémentaire de congés payés (7) ou d'une indemnité conventionnelle de licenciement (8). La pertinence du critère est également mise à mal s'il apparaît que tous les salariés de la catégorie professionnelle concernée n'en bénéficiaient pas (9).

Contrairement à ce qui avait été parfois affirmé ou suggéré, la jurisprudence n'était donc pas hostile à ce que l'appartenance à une catégorie professionnelle puisse justifier une différence de traitement, à condition toutefois que des explications soient fournies, et qu'elles soient convaincantes. Ainsi, la Cour de cassation, confirmant l'analyse faite par les juges d'appel de la différence de traitement instaurée entre un agent de maîtrise et un cadre, a considéré qu'elle était justifiée par le fait que "le salarié auquel [le demandeur] se comparait avait été embauché avec un statut cadre, que son secteur d'activité comportait huit départements, qu'il avait en charge le secteur business to business' à l'échelon des négociations nationales, qu'il exerçait son activité sur toute l'année tandis que Mme X, engagée avec un statut d'agent de maîtrise et ayant un secteur d'activité limité à quatre départements, exerçait son activité principalement sous forme de contacts téléphoniques et réalisait 70 % de son chiffre d'affaires sur les derniers mois de l'année" (10).

Confirmation. C'est cette approche qui se trouve ici clairement confirmée dans ces deux arrêts en date du 8 juin 2011 qui reprennent tous deux la formule de l'arrêt "Pain" : "la seule différence de catégorie professionnelle ne saurait en elle même justifier, pour l'attribution d'un avantage, une différence de traitement, résultant d'un accord collectif, entre les salariés placés dans une situation identique au regard dudit avantage, cette différence devant reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence".

Mais si la formule demeure inchangée, les circonstances dans lesquelles ces deux arrêts sont rendus sont très différentes puisque dans l'arrêt "Pain" il avait été reproché à une cour d'appel d'avoir considéré, un peu trop facilement, comme justifiée une différence de traitement entre cadres et non cadres, alors que dans ces deux nouvelles affaires les deux cours d'appel qui se trouvent censurées avaient, au contraire, fait droit aux demandes des salariés non cadres.

Le premier arrêt (n° 10-14.725) concernait le régime de la prime d'ancienneté prévue par l'article 22, 9° de la Convention collective de l'industrie pharmaceutique . Un salarié avait saisi les tribunaux car il considérait que ce texte introduisait une différence de traitement injustifiée entre cadres et assimilés cadres. La cour d'appel d'Orléans (CA Orléans, ch. soc., 21 janvier 2010, n° 09/01329 N° Lexbase : A7002GCC) lui avait donné raison et considéré que les cadres et assimilés cadres sont placés dans une situation identique au regard de la prime d'ancienneté litigieuse, car il n'existe aucune raison objective pour que l'ancienneté des seconds soit rémunérée par une prime et que celle des premiers ne le soit pas (11).

Cet arrêt est cassé pour manque de base légale, la Cour de cassation reprochant aux juges du fond d'avoir ainsi conclu "sans rechercher si la différence de traitement résultant de la Convention collective de l'industrie pharmaceutique entre les cadres et les assimilés cadres en matière de prime d'ancienneté n'avait pas pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de la situation de chacune de ces deux catégories professionnelles distinctes, définies par la convention collective".

Le second arrêt (n° 10-11.933 à n° 10-13.663) concernait l'indemnité compensatrice du droit à préavis et de licenciement des articles 4 et 7 de la Convention collective du bâtiment et des travaux publics de la région parisienne . Dans cette affaire, également, la juridiction d'appel avait condamné l'employeur à verser à un salarié non cadre les indemnités litigieuses comme s'il était cadre en se fondant sur le principe d'égalité de traitement et de non-discrimination. Cet arrêt est également censuré, toujours pour manque de base légale, la Haute juridiction reprochant à la cour d'appel de Colmar d'avoir ainsi statué sans "rechercher si la différence qu'elle constatait dans les dispositions de la convention collective régionale de la région parisienne relatives à l'indemnité compensatrice de préavis et à l'indemnité de licenciement au bénéfice des cadres, par rapport à celles prévues au bénéfice des employés, techniciens et agents de maîtrise, n'avait pas pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de chacune de ces deux catégories professionnelles distinctes, définies par la convention collective".

Bilan. Le fait que la Cour de cassation utilise la même clef d'analyse et rende des décisions qui conduisent soit à justifier des différences catégorielles, soit, au contraire, à les condamner, montre bien que les exigences de la Haute juridiction sont avant tout méthodologiques, ce qui explique d'ailleurs que dans les deux arrêts rendus le 8 juin 2011 les cassations aient été prononcées pour manque de base légale, et non pour violation de la loi.

II - Les précisions apportées à la justification des différences de traitement entre catégories professionnelles

Des précisions supplémentaires. Ces deux arrêts ne présenteraient pas véritablement d'attrait s'ils se contentaient de reprendre les termes de la jurisprudence "Pain". Or, la Chambre sociale de la Cour de cassation a complété la formule inaugurée en 2009 et ajouté que "repose sur une raison objective et pertinente la stipulation d'un accord collectif qui fonde une différence de traitement sur une différence de catégorie professionnelle, dès lors que cette différence de traitement a pour objet ou pour but de prendre en compte les spécificités de la situation des salariés relevant d'une catégorie déterminée, tenant notamment aux conditions d'exercice des fonctions, à l'évolution de carrière ou aux modalités de rémunération".

Exégèse. La Cour de cassation a donc choisi d'orienter le travail d'analyse des juges du fond en leur indiquant de manière plus explicite encore ce qui est susceptible de justifier des différences de traitement entre cadres et non cadres, au regard bien entendu de la nature de l'avantage en cause ; il s'agira donc désormais de s'intéresser aux "conditions d'exercice des fonctions, à l'évolution de carrière ou [aux] modalités de rémunération".

Il appartiendra bien entendu aux juges du fond, dans ces deux affaires, comme dans toutes les autres, de s'approprier ces exigences et de les appliquer aux différentes affaires. Il est toutefois possible d'en tirer quelques applications possibles. Ainsi, et comme nous l'avions indiqué à l'époque de l'arrêt "Pain", même si l'argument n'a pas convaincu dans cette affaire la cour de renvoi (12), le stress associé aux responsabilités inhérentes aux fonctions de cadres pourrait ainsi justifier des jours de congés supplémentaires ("conditions d'exercice des fonctions") ; la faiblesse des revenus des non-cadres pourrait éventuellement justifier qu'on cherche à les aider en leur attribuant des avantages particuliers, comme le bénéfice de tickets-restaurants ("modalités de rémunération"), etc..

La liste de ces justifications n'est d'ailleurs pas limitative, comme l'indique clairement l'usage de l'adverbe "notamment" dans la formule employée, les juges du fond, mais aussi certainement la Cour de cassation dans ses prochains arrêts, pouvant la compléter au gré des affaires.

Une avancée modeste. Ceux qui attendaient de la Chambre sociale de la Cour de cassation un mea culpa rétrospectif, voire un "rétropédalage" comme certains l'annonçaient déjà avec une mine gourmande, en seront pour leurs frais. Certes, ces deux arrêts censurent des cours d'appel qui avaient cru pouvoir participer, à leur tour, au travail de déconstruction des privilèges accordés aux cadres, alors que dans l'arrêt "Pain" au contraire la Haute juridiction avait semblé marquer nettement sa préférence pour une égalité de traitement plus réelle, au-delà des différences catégorielles. Mais le seul message pertinent donné aux juges du fond, et au-delà aux partenaires sociaux, porte sur la méthode d'analyse et non sur les produits de celle-ci ; la Cour de cassation n'est donc ni pour les avantages catégoriels, ni contre, bien au contraire !

Un absent de marque : l'introduction d'une différence de degré de contrôle selon la source de la différence de traitement. Reste qu'en se contentant de quelques précisions sur les types de justifications admises, la Cour de cassation ne règle, en réalité, aucun problème et se contente d'une belle opération de communication, comme en témoigne le communiqué de presse publié en même temps que les arrêts sur le site internet de la Cour et qui indique que "les réactions parfois vives suscitées par ces deux arrêts et notamment par le second dont certains ont prédit qu'il allait remettre en cause tout l'édifice conventionnel, ont conduit la Chambre sociale à approfondir sa réflexion, en particulier par l'organisation d'échanges avec les représentants des organisations patronales et syndicales". Nous avions, avec d'autres, suggéré que la Cour de cassation pourrait alléger son contrôle sur la justification des différences de traitement lorsque celles-ci résultent d'accords collectifs, précisément parce que la négociation collective constitue une garantie que ces différences ont été pesées avec soin et que les raisons qui poussent les partenaires sociaux à les introduire soit certainement légitimes. En d'autres termes, nous souhaitions que la Cour se contente d'un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation, à l'instar de celui qu'exerce le Conseil constitutionnel sur le législateur en matière d'atteintes portées au principe d'égalité.

Malheureusement, il n'en a rien été, le conseiller Hervé Gosselin, dans son rapport (sous l'arrêt n° 10-11.933 à n° 10-13.663) ayant clairement exprimé les plus grandes réserves face à un allègement du contrôle exercé par la Cour de cassation sur les motifs de différenciation : "l'abandon du contrôle de pertinence réduirait le contrôle de la Chambre à une peau de chagrin puisqu'il suffirait pour l'employeur d'invoquer un élément objectif pour que le juge l'accepte !" (13).


(1) Jean de La Fontaine, La montagne accouche : "Une Montagne en mal d'enfant / Jetait une clameur si haute, / Que chacun, au bruit accourant, / Crut qu'elle accoucherait sans faute / D'une cité plus grosse que Paris / Elle accoucha d'une Souris".
(2) Le contentieux des avantages catégoriels peut bien entendu aussi défavoriser les cadres ; ainsi l'arrêt "Bensoussan" et l'affaire de l'attribution des tickets-restaurants réservés aux non-cadres : Cass. soc., 20 février 2008, n° 05-45.601, FP-P+B, sur le sixième moyen (N° Lexbase : A0480D7W), v. nos obs., Chaud et froid sur la protection du principe "à travail égal, salaire égal", Lexbase Hebdo n° 295 du 6 mars 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3474BEE).
(3) Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 07 42.675, FS P+B (N° Lexbase : A5734EI9), v. nos obs., Le cadre, les congés payés et le principe d'égalité de traitement, Lexbase Hebdo n° 359 du 16 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N0001BLM) ; JCP éd. S, 2009, p. 1451, note E. Jeansen ; Dr. soc., 2009, p. 1169, chron. P.-A. Antonmattéi ; SSL, 28 septembre 2009, p. 16, chron. J. Barthélémy, p. 13, interview P. Bailly.
(4) Cass. soc., 10 juin 2008, n° 06-46.000, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0540D9U), v. nos obs., Le principe d'égalité de traitement, nouveau principe fondamental du droit du travail, Lexbase Hebdo n° 311 du 3 juillet 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N4879BGS) ; SSL, n° 1359, p. 10, entretien avec P. Bailly.
(5) Notamment les inquiétudes exprimées par P.-A. Antonmattéi, Avantage catégoriel d'origine conventionnelle et principe d'égalité de traitement : évitons la tempête !, Dr. soc., 2010, p. 1169.
(6) Cass. soc., 20 février 2008, préc..
(7) Cass. soc., 1er juillet 2009, Pain, préc.. Lire également J. Barthélémy, Catégories professionnelles, accords collectifs et égalité de traitement, Les cahiers du DRH, n° 159/160, novembre-décembre 2009 ; P.-H. Antonmattéi, Avantage catégoriel d'origine conventionnelle et principe d'égalité de traitement : évitons la tempête !, Dr. soc., 2009, p. 1169 ; C. Morin et S. Niel, Cadres et non-cadres : tous égaux, Les cahiers du DRH, n° 159/160, novembre-décembre 2009 ; S. Niel, Auditer vos avantages catégoriels, Les cahiers du DRH, n° 167, juillet 2010, p. 3.
(8) CA Montpellier, 4ème ch., 4 novembre 2009, n° 09/01816 (N° Lexbase : A1945EPQ) et CA Amiens, ch. soc., sect. 1, 14 décembre 2010, n° 10/05118 (N° Lexbase : A2792GNQ).
(9) Cass. soc., 8 juin 2010, n° 09-40.614, F-D (N° Lexbase : A0178EZM).
(10) Cass. soc., 4 février 2009, n° 07-43.752, FD (N° Lexbase : A9579ECR).
(11) CA Orléans, ch. soc., 21 janvier 2010, n° 09/01329 (N° Lexbase : A7002GCC).
(12) CA Paris, Pôle 6, 6ème ch., 8 décembre 2010, n° 09/05804 (N° Lexbase : A0341GNX). La cour de Paris a, en effet, considéré comme injustifié l'octroi d'une semaine supplémentaire de congés payés aux seuls cadres de l'entreprise, ces derniers ayant une durée de travail identique à celle des non-cadres, même lorsqu'ils sont en forfait jours, ce qui exclut tout compensation d'une durée de travail supérieure, et l'entreprise ne rapportant pas la preuve concrète et effective que les cadres de l'entreprise seraient soumis à des contraintes d'activité particulières qui justifieraient cette semaine de congés supplémentaires.
(13) Nous remercions le conseiller Gosselin qui a eu l'extrême amabilité de nous communiquer les termes de son rapport, qui fera bientôt l'objet d'une publication dans la RJS.

Décisions

- Cass. soc., 8 juin 2011, n° 10-14.725, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3807HT8)

Cassation partielle (CA Orléans, ch. soc., 21 janvier 2010, n° 09/01329 N° Lexbase : A7002GCC)

Règles visées : le principe d'égalité de traitement, ensemble l'article 22, 9° de la Convention collective de l'industrie pharmaceutique

Mots clef : principe "à travail égal, salaire égal" ; prime d'ancienneté ; avantages catégoriels ; justification.

Liens Base : (N° Lexbase : E2592ET8)

- Cass. soc., 8 juin 2011, jonction, n° 10-11.933 à n° 10-13.663, P+B+R+I (N° Lexbase : A3806HT7)

Cassation (CA Colmar, 10 décembre 2009)

Principes visés : le principe d'égalité de traitement, ensemble les articles 4 et 7 de la Convention collective régionale du bâtiment et des travaux publics

Mots clef : principe "à travail égal, salaire égal" ; prime indemnité compensatrice de préavis ; indemnité de licenciement ; avantages catégoriels ; justification.

Liens Base : (N° Lexbase : E2592ET8)

newsid:424332

Entreprises en difficulté

[Chronique] Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté de Pierre-Michel Le Corre et Emmanuelle Le Corre-Broly - Juin 2011

Lecture: 15 min

N4343BSN

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424343
Copier

Le 16 Juin 2011

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique de Pierre-Michel Le Corre et Emmanuelle Le Corre-Broly, retraçant l'essentiel de l'actualité juridique rendue en matière de procédures collectives. Ce mois-ci, les auteurs ont choisi de s'arrêter sur deux arrêts rendus par la Cour de cassation le 31 mai 2011. Dans le premier, promis aux honneurs du Bulletin, la Chambre commerciale se prononce, pour la première fois, sur la possibilité pour le président du tribunal d'ordonner les mesures conservatoires sur les biens d'un dirigeant recherché en comblement de l'insuffisance d'actif. Plus précisément, la Cour régulatrice valide les mesures litigieuses, d'une part, au regard des règles de droit commun régissant les mesures conservatoires et, d'autre part, au regard du principe conventionnel de respect des biens d'une personne, contenu dans l'article 1er du protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Le second arrêt sélectionné par les auteurs de cette chronique, sur lequel revient Emmanuelle Le Corre-Broly, a trait à une question, une nouvelle fois inédite à notre connaissance, devant la Cour de cassation : celle de la coordination des règles attachées à l'admission au passif d'une créance déclarée hors délai, pour laquelle le créancier avait obtenu une décision de relevé de forclusion non définitive au jour de l'admission au passif.
  • Les mesures conservatoires destinées à garantir la condamnation à combler l'insuffisance d'actif (Cass. com., 31 mai 2011, n° 10-18472, FS-P+B N° Lexbase : A3307HTN)

Faire condamner un dirigeant à combler l'insuffisance d'actif n'est pas, pour un liquidateur, chose facile. La solution ne doit pas surprendre, compte tenu de l'atteinte importante portée à la personnalité juridique, qui impose de rattacher un patrimoine à une personne et, en conséquence, de ne pas faire supporter à un autre que le débiteur le poids de la dette.
Mais, si le liquidateur obtient la condamnation d'un dirigeant à combler l'insuffisance d'actif, que sa faute de gestion a contribué à créer, il apparaît légitime qu'il puisse compter sur l'effectivité de cette condamnation. C'est pourquoi, il apparaît logique d'empêcher le dirigeant d'organiser son insolvabilité entre le jour de la demande en paiement formulée contre lui et la décision de condamnation.

C'est à cette juste préoccupation que répond l'article L. 651-4, alinéa 2, du Code de commerce (N° Lexbase : L8959IN7), introduit par la loi de sauvegarde des entreprises (loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 N° Lexbase : L5150HGT). Selon cette disposition, "le président du tribunal peut, dans les mêmes conditions, ordonner toutes mesures conservatoires utiles à l'égard des biens des dirigeants ou de leurs représentants visés à l'alinéa qui précède". Dans les mêmes conditions, cela signifie que le président du tribunal peut, d'office ou à la demande de l'une des personnes mentionnées à l'article L. 651-3 (N° Lexbase : L8960IN8), à savoir le liquidateur ou le ministère public, ordonner les mesures conservatoires sur les biens d'un dirigeant recherché en comblement de l'insuffisance d'actif.

Cette disposition, pour la première fois à notre connaissance, est au coeur de l'arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 31 mai 2011.

En l'espèce, une société est placée en liquidation judiciaire en 2009. Son liquidateur engage contre le dirigeant une action en responsabilité pour insuffisance d'actif. Simultanément, il présente une requête aux fins de saisir à titre conservatoire certains biens du dirigeant, saisie autorisée par le président, puis dénoncée au dirigeant. Ce dernier engage alors une action tendant à l'annulation et subsidiairement à la rétractation de la mesure conservatoire, en développant un moyen mélangeant la violation de l'article 1er du protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L1625A29) et les règles régissant les mesures conservatoires. Il reproche en effet au juge du fond d'avoir autorisé la saisie conservatoire au mépris du principe selon lequel toute personne a droit au respect de ses biens et du principe selon lequel une mesure conservatoire ne peut être ordonnée sur un bien du débiteur que si le créancier dispose d'une créance paraissant fondée dans son principe et justifie de circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement.

La Cour de cassation rejette le pourvoi en ces termes : "c'est à bon droit que l'arrêt, sans violer les dispositions de l'article 1er du protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, retient que l'article L. 651-4, alinéa 2, du Code de commerce, dérogeant à l'article 67 de la loi du 9 juillet 1991 (N° Lexbase : L9124AGZ), permet au président du tribunal, pour l'application des dispositions de l'article L. 651-2 du même code (N° Lexbase : L8961IN9), d'ordonner toutes mesures conservatoires utiles à l'égard des biens des dirigeants et des représentants permanents des dirigeants personne morale mentionnés à l'article L. 651-1 (N° Lexbase : L8962INA)".

La double violation reprochée au juge du fond mérite examen. Il est reproché d'abord une violation des règles régissant les mesures conservatoires (I) et, ensuite, une violation du principe conventionnel de respect des biens d'une personne (II).

I - Violation des règles régissant les mesures conservatoires

Les mesures conservatoires ont pour objet de sauvegarder le contenu du patrimoine d'un débiteur afin que, le moment venu, le créancier trouve un gage suffisant pour obtenir l'exécution de ce qui lui est dû (1). La mesure conservatoire n'entraîne pas l'attribution définitive d'un droit, mais a seulement pour effet la constitution d'une garantie. S'agissant d'une saisie conservatoire, elle rend le bien indisponible. Elle est exclusive de toute expropriation dans le moment présent (2).

En droit commun des mesures conservatoires, la créance fondant la saisie doit paraître fondée en son principe, c'est-à-dire avoir une existence au moins apparente. En droit commun, le juge excède ses pouvoirs à autoriser une mesure conservatoire en dépit des difficultés sérieuses, qui peuvent tenir à l'existence de la faute justifiant le principe de créance (3). La jurisprudence admet cependant que le juge puisse autoriser la mesure conservatoire pour garantir une condamnation à prononcer par une juridiction. En un tel cas, le juge doit apprécier le caractère apparemment sérieux de la prétention (4).

Il y a donc pas, dans l'absolu, d'obstacle, au regard du droit commun, à autoriser une mesure conservatoire pour venir garantir une condamnation à combler une insuffisance d'actif, dès lors que le demandeur à la mesure conservatoire justifie exactement les fautes qu'il reproche au dirigeant, démontre l'insuffisance d'actif constitutive d'un préjudice et rapporte la preuve de la contribution de cette faute à la création ou à l'augmentation de l'insuffisance active, afin que le juge appelé à statuer sur l'autorisation de pratiquer la saisie conservatoire apprécie le caractère apparemment sérieux de la prétention.

Ainsi, au regard de ce premier point tenant à une créance paraissant fondée en son principe, l'article L. 651-4, alinéa 2, du Code de commerce ne paraît pas véritablement dérogatoire.

En droit commun, les mesures conservatoires ne doivent être autorisées que si le créancier démontre que le recouvrement de sa créance est en péril. En l'espèce, le dirigeant reprochait au juge du fond de ne pas avoir caractérisé le péril menaçant le recouvrement de la créance de condamnation. La Cour de cassation rejette l'argument en énonçant que l'article L. 651-4, alinéa 2, du Code de commerce déroge à l'article 67 de la loi du 31 juillet 1992 réglementant les mesures conservatoires. Il n'est donc pas besoin de démontrer que la créance de condamnation à venir serait en péril pour que les mesures conservatoires puissent être pratiquées.

A la vérité, il importe d'abord d'observer que les modalités procédurales de l'article L. 651-4, alinéa 2, sont tout à fait dérogatoires par rapport au droit commun régissant les mesures conservatoires.

En droit commun, la mesure conservatoire doit être sollicitée auprès du juge de l'exécution ou, mais seulement si la créance est commerciale, auprès du président du tribunal de commerce. La mesure doit, en outre, être demandée par le créancier.

Sur ces deux points, la disposition étudiée est dérogatoire. Le président du tribunal de la faillite pourra d'abord ordonner la mesure conservatoire, sans se préoccuper de la nature civile ou commerciale de la créance. La dérogation tient ensuite à la saisine du tribunal. Elle peut d'abord être l'oeuvre du liquidateur. Il faut aussi admettre qu'elle puisse être à l'initiative d'un contrôleur en cas de carence du mandataire judiciaire ou du liquidateur (5). En outre, la saisine peut émaner du ministère public et le tribunal peut également se saisir d'office, ce qui est inconcevable en droit commun des mesures conservatoires.

L'affirmation de la Cour de cassation selon laquelle l'article L. 651-4, alinéa 2, du Code de commerce déroge au droit commun des règles régissant les mesures conservatoires ne doit donc pas surprendre. Il est ainsi acquis que la mesure conservatoire peut être ordonnée sans qu'il soit besoin de démontrer le péril dans le recouvrement de la créance. A la réflexion, le péril dans le recouvrement de la créance est presque intrinsèque au dispositif : le dirigeant recherché en responsabilité va-t-il attendre docilement, bêtement pourrait-on dire, sa condamnation sans se soucier de rendre celle-ci difficile à exécuter en pratique ? C'est précisément pour conjurer cette inclinaison bien naturelle que l'article L. 651-4, alinéa 2, a été inséré dans le Code de commerce. Il est donc délicat d'affirmer péremptoirement que la créance de condamnation à combler l'insuffisance d'actif n'est pas en péril, une fois l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif engagée. Dès lors, en opportunité, on ne peut que souscrire à l'idée que la preuve que le recouvrement de la créance de condamnation est en péril n'a pas besoin d'être rapportée. Elle l'est presque par la force des choses.

Il n'en demeure pas moins que cette observation relève plus du bon sens que de la rigueur juridique et que, sur ce dernier terrain, il reste que le liquidateur, le ministère public ou le tribunal d'office n'aura pas à rapporter la preuve d'un péril menaçant le recouvrement de la créance de condamnation pour que puisse être ordonnée une mesure conservatoire sur les biens d'un dirigeant recherché en responsabilité.

Aussi, faut-il encore vérifier que la possibilité de pratiquer une mesure conservatoire, sans démonstration que le recouvrement de la créance est en péril, ne contrarie pas le principe conventionnel de respect des biens de toute personne.

II - Violation du principe conventionnel de respect des biens d'une personne

Le dirigeant, sur les biens duquel la mesure conservatoire avait été ordonnée, reprochait encore au juge du fond la violation de l'article 1er du protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Selon cette disposition, toute personne physique au a droit au respect de ses biens ; nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Le droit au respect des biens, au regard de la disposition étudiée, est envisagé non seulement dans les rapports entre l'individu et l'Etat, mais aussi de façon horizontale, c'est-à-dire dans les rapports entre particuliers (6). Il peut donc concerner la relation entre le liquidateur d'une société, représentant l'intérêt collectif des créanciers, et le dirigeant de cette société, recherché en responsabilité pour insuffisance d'actif.
La privation de propriété, pour être légitime, doit pouvoir s'appuyer sur le respect des conditions prévues soit par la loi nationale, soit par le droit international, et sur une cause d'utilité publique.

En l'espèce, la mesure conservatoire a pour fondement la loi nationale, à savoir l'article L. 651-4, alinéa 2, du Code de commerce.

L'exigence d'une cause d'utilité publique est le but légitime qui est imposé pour toute ingérence de l'Etat (7). La mesure étatique, c'est-à-dire la loi, doit être justifiée par l'intérêt général. Comme le relève un spécialiste des droits de l'Homme, le cas est assez fréquent en matière de sanction (8), à laquelle on peut, sur ce point, assimiler l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif.

La Cour européenne des droits de l'Homme opère un contrôle de proportionnalité, qui a d'abord été consacré pour les hypothèses de privation de propriété, puis étendu aux hypothèses de simples restrictions de propriété (9). Les mesures conservatoires peuvent être considérées, non comme des privations de propriété, mais comme des restrictions de propriété, par l'effet d'indisponibilité des biens qu'elles entraînent.

La réglementation de l'usage des biens, qui peut passer par une restriction du droit de propriété, doit être proportionnelle. Il nous apparaît guère discutable que la mesure conservatoire, restriction du droit de propriété, est proportionnelle à l'objectif recherché, à savoir assurer l'exécution d'une condamnation à combler l'insuffisance d'actif, en permettant l'effectivité du paiement de la condamnation prononcée. L'action en responsabilité pour insuffisance d'actif s'inscrit dans la logique et dans la nature de toute action en responsabilité civile, en ce qu'elle a pour objet d'obtenir la réparation d'une faute. Or, il importe de préciser que le principe de responsabilité pour faute est, en France, un principe à valeur constitutionnelle. Ainsi, en garantissant l'effectivité d'une condamnation, qui permet d'assurer le respect du principe à valeur constitutionnelle selon lequel toute personne qui a commis une faute entraînant un préjudice doit réparer ce dernier, la mesure conservatoire, même ordonnée alors que la créance n'est pas en péril, apparaît proportionnée, dès lors qu'elle ne constitue qu'une simple restriction de propriété, non une privation de propriété, laquelle ne pourra être justifiée que par le jugement de condamnation.

Au final, la solution de la Cour de cassation mérite donc pleine approbation.

Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises


  • La portée de l'autorité de la chose jugée attachée à l'admission de la créance au passif confrontée à la demande en relevé de forclusion (Cass. com., 31 mai 2011, n° 10-15.721, F-D N° Lexbase : A3372HT3)

Cet arrêt, rendu le 31 mai 2011 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, a trait à une question inédite, à notre connaissance, devant la Cour de cassation : celle de la coordination des règles attachées à l'admission au passif d'une créance déclarée hors délai, pour laquelle le créancier avait obtenu une décision de relevé de forclusion non définitive au jour de l'admission au passif.

En l'espèce, une société (la société Sapam), qui avait ultérieurement fait l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire, avait vendu un fonds de commerce à une autre société (société Balicco) ayant, elle aussi, été placée sous procédure collective sans avoir réglé l'intégralité du prix de vente du fonds. Le liquidateur judiciaire de la société venderesse du fonds de commerce avait, ès qualités, déclaré -mais hors délai- sa créance au passif de la société acquéreur du fonds près d'un an après l'ouverture de la procédure collective de celle-ci. Il avait en outre, concomitamment, présenté une requête en relevé de forclusion.
La créance déclarée avait été définitivement admise au passif avant même qu'il n'ait été statué sur la requête en relevé de forclusion. Le juge-commissaire puis le tribunal avaient ultérieurement relevé le créancier de sa forclusion cependant que la cour d'appel avait déclaré irrecevable la requête en relevé de forclusion dans la mesure où celle-ci n'avait pas été présentée dans le délai imparti par l'article L. 622-26 du Code de commerce (N° Lexbase : L2534IEL). Il résulte, en effet, des termes de cette disposition que l'action en relevé de forclusion ne peut être exercée que dans le délai de six mois à compter de la publication du jugement d'ouverture au BODACC, ce délai étant, par exception, porté à un an pour les créanciers placés dans l'impossibilité de connaître l'existence de leurs créances avant l'expiration de ce délai de six mois (exception qui ne concernait pas le créancier, en l'espèce).
Le liquidateur judiciaire du créancier avait alors formé pourvoi à l'encontre de cet arrêt de la cour d'appel au motif que le jugement portant admission d'une créance est revêtu de l'autorité de chose jugée à l'égard de ce qui fait l'objet de cette décision, de sorte que l'irrévocabilité ainsi acquise de l'admission de la créance ne pouvait plus être remise en cause, même pour violation d'une règle d'ordre public, telle que celle suivant laquelle interdiction est faite aux créanciers d'agir en relevé de forclusion après l'expiration du délai applicable. Ainsi, selon le créancier retardataire, puisque la créance avait été définitivement admise par ordonnance du juge-commissaire, elle ne pouvait, par la suite, être sanctionnée par la forclusion sans méconnaître l'autorité de chose jugée de l'ordonnance d'admission au passif.

Cette position n'est pas accueillie par la Chambre commerciale de la Cour de cassation qui rejette le pourvoi au motif que "la décision d'admission d'une créance au passif d'un débiteur n'ayant autorité de la chose jugée qu'en ce qui concerne le montant de celle-ci, la cour d'appel, statuant sur la demande de relevé de forclusion de la société Sapam, a, à bon droit, écarté l'autorité de chose jugée aux ordonnances du juge-commissaire ayant admis la créance de la société Sapam au passif de la société Balicco".

Cet arrêt, dont la solution doit être parfaitement approuvée, donne l'occasion de rappeler l'ordre chronologique des opérations de vérification et d'admission des créances et la portée de l'autorité de la chose jugée attachée à l'admission de la créance au passif.

En ce qui concerne le premier point, il est incontestable que le juge-commissaire avait "mis la charrue avant les boeufs". Comment pouvait-il admettre au passif un créancier qui n'avait pas déclaré sa créance dans les délais et n'avait pas été relevé de forclusion par décision définitive ? La solution était, au demeurant, extrêmement choquante, puisque le relevé de forclusion avait été accordé au prix d'un superbe excès de pouvoir, le juge-commissaire ayant accepté le relevé de forclusion pourtant présenté en dehors des délais impartis. Le liquidateur était pourtant radicalement irrecevable, du fait du dépassement des délais. Le juge-commissaire aurait dû, au contraire, d'office, s'agissant d'une irrecevabilité d'ordre public pour dépassement des délais d'action ou de recours, soulever le moyen.
Force est de constater qu'il est regrettable, qu'en l'espèce, l'ordonnance d'admission au passif ait été rendue alors même que le juge-commissaire avait été saisi d'une requête en relevé de forclusion présentée au regard de la tardiveté avec laquelle la créance avait été déclarée. Quelle aurait dû être l'attitude du juge dans de telles circonstances ?

Pour répondre à la question, il importe de rappeler que l'action en relevé de forclusion a pour objet de remettre dans le circuit de la vérification des créances un créancier qui en est sorti du fait des dépassements des délais de déclaration de créance. Le créancier relevé de forclusion n'est nullement admis au passif. Il est considéré comme à nouveau dans les délais pour déclarer sa créance. En somme, le relevé forclusion a pour objet d'autoriser le créancier à déclarer sa créance. On comprend, dans ce contexte, que le juge-commissaire ne peut statuer sur l'admission ou le rejet de la créance tant que la décision par laquelle il aura été statué sur le droit pour le créancier de déclarer sa créance n'est pas devenue définitive.
On sait que le juge-commissaire qui est invité à statuer sur une créance se voit offrir un éventail de possibilités : il peut statuer soit par voie d'admission ou de rejet de la créance, soit se déclarer incompétent ou encore constater l'existence d'une instance en cours. Il est également possible, faute de texte contraire (10), et en application du droit commun de l'article 378 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2245H4W), de surseoir à statuer dès lors qu'il lui est interdit (sauf pour les créances fiscales et sociales) de prononcer une admission provisionnelle (11) ou encore conditionnelle (12).

En conséquence, dans le contexte factuel qui est celui de l'arrêt rapporté, le juge-commissaire aurait dû surseoir à statuer dans l'attente d'une décision ayant irrévocablement statué sur le relevé de forclusion (13). Il n'est pas cohérent que le juge-commissaire statue sur l'admission de la créance alors qu'une instance en relevé de forclusion est en cours.

L'admission de la créance au passif est une décision de justice à laquelle est, fort logiquement, attachée l'autorité de chose jugée. La procédure de vérification et d'admission des créances tend à la détermination de l'existence, du montant et de la nature de la créance (14). Cette décision de justice n'a donc autorité de chose jugée que par rapport à ces trois éléments. Ainsi, la créance définitivement admise ne peut plus, dans le cadre de la procédure collective, être remise en cause en son principe, en son montant, ou encore quant à la sa nature. En conséquence, la nature antérieure de la créance admise (15) ou encore la nature privilégiée chirographaire de la créance admise (16) ne peut plus être remise en cause ultérieurement.

L'autorité de chose jugée attachée à la décision d'admission de la créance au passif doit-elle nécessairement conduire à rendre irrecevable le recours sur la décision ayant admis la demande en relevé de forclusion ? La réponse à cette question est catégoriquement négative, comme en témoigne l'arrêt rapporté rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 31 mai 2011. En effet, l'autorité de chose jugée attachée à la décision d'admission au passif ne concerne que trois aspects que sont l'existence de la créance, son montant, et la nature de la créance admise. Si le juge-commissaire, comme en l'espèce, admet une créance déclarée hors délai, l'autorité de chose jugée attachée à l'admission de la créance ne peut être opposée pour rendre irrecevable le recours tendant à la réformation de la décision ayant accepté le relevé de forclusion.

Quoi qu'il en soit, dans l'hypothèse où le juge-commissaire n'aura pas décidé de surseoir à statuer et où, comme en l'espèce, il aura admis la créance au passif, cette décision d'admission sera sans incidence sur l'action en relevé de forclusion. Si la demande de relevé de forclusion est rejetée, l'autorité de chose jugée attachée à l'admission de la créance, qui ne porte que sur l'existence, le montant et la nature de la créance, ne peut pas être opposée pour rendre irrecevable le recours tendant à la réformation de la décision ayant accepté le relevé de forclusion.

Ainsi, l'ordre chronologique naturel des choses est-il, au final, respecté.

Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon


(1) R. Perrot et Ph. Théry, Procédures civiles d'exécution, 2ème éd., Dalloz, 2005, n° 765.
(2) R. Perrot et Ph. Théry, op. cit., n° 771.
(3) R. Perrot et Ph. Théry, op. cit., n° 774.
(4) Cass. civ. 2 , 19 décembre 2002, n° 01-03.719, FS-P+B (N° Lexbase : A5084A43), Bull. civ. II, n° 294 ; RTDCiv., 2003, p. 357, obs. R. Perrot.
(5) Th. Montéran, Les sanctions pécuniaires et personnelles dans la loi du 26 juillet 2005, Rev. proc. coll., 9-10 septembre 2005, n° sp., p. 37 et s., sp. p. 41 ; A.-F. Zattara-Gros, Des responsabilités et des sanctions, LPA n° sp., 9 février 2006, n° 29, p. 52 et s., sp. p. 64.
(6) J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l'Homme - contentieux européen, LGDJ, 4ème éd., 2010, n° 370.
(7) J.-F. Renucci, op. cit., n° 374.
(8) J.-F. Renucci, op. cit., n° 377.
(9) J.-F. Renucci, op. cit., n° 377.
(10) CA Paris, 3ème ch., sect. A, 15 février 2005, n° 04/3107 (N° Lexbase : A8223DGN), Gaz. proc. coll., 2005/2, p. 29, obs. P.-M. Le Corre.
(11) Cass. com., 16 mars 1999, n° 96-19.665, inédit (N° Lexbase : A5224AZI), Act. proc. coll., 1999/9, n° 119 ; Cass. com., 14 novembre 2000, n° 97-20.366, inédit (N° Lexbase : A5225AZK), Act. proc. coll., 2001/4, n° 47 ; Cass. com., 20 février 2001, n° 98-12.768 (N° Lexbase : A3371ARB), Gaz. Pal., 4-5 juillet 2001, panorama, p. 22 ; CA Orléans, ch. com., éco. et fin., 17 mai 2001, RJDA, 2001/10, n° 999.
(12) Cass. com., 2 février 1993, n° 91-13.558, publié (N° Lexbase : A5628AB3), Bull. civ. IV, n° 36 ; Cass. com., 9 mai 1995, n° 93-12.202, publié (N° Lexbase : A1130ABH), Bull. civ. IV, n° 132 ; D., 1995, IR p. 153 ; Cass. com.., 19 décembre 2000, n° 98-21.308, publié N° Lexbase : A2129AIP), Bull. civ. IV, n° 201, D., 2001, AJ p. 631 ; Cass. com., 11 juin 2003, n° 00-12.547, F-D (N° Lexbase : A7093C89).
(13) En ce sens : Cass. com., 14 janvier 1997, n° 95-12.159, publié (N° Lexbase : A1755ACY), Bull. civ. IV, n° 11; D., 1997, somm. p424343. 215, obs. Honorat, JCP éd. E, 1997, I, 651, n° 14, obs. M. Cabrillac et Ph. Pétel.
(14) Cass. com., 5 janvier 2003, n° 00-17.773, FS-D (N° Lexbase : A0582DAS) ; Cass com., 19 mai 2004, n° 01-15.741, F-D (N° Lexbase : A2656DCD).
(15) Cass. com., 13 juin 1989, n° 87-19.669 (N° Lexbase : A9933AA7), Rev. proc. coll., 1989, 565, obs. B. Dureuil (sous l'empire de la loi du 13 juillet 1967) ; Cass. com., 3 mai 2011, n° 10-18.031, F-P+B (N° Lexbase : A2481HQX, sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985)
(16) Cass. com., 8 janvier 2002, n° 98-21.745 (N° Lexbase : A7734AXQ), Act. proc. coll., 2002/8, n° 98.

newsid:424343

Environnement

[Questions à...] Le nouveau cadre réglementaire du secteur photovoltaïque - Questions à Ludovic Fontaine, avocat au barreau de Paris, Cabinet Azan Avocats Associés

Lecture: 8 min

N4329BS7

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424329
Copier

par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

Le 17 Juin 2011

La filière photovoltaïque, depuis le mois de mars 2011 et la publication au Journal officiel de plusieurs textes y afférents, a connu la mise en place d'une nouvelle réglementation juridique. En effet, la France se trouve déjà très largement en avance sur la mise en oeuvre des objectifs du "Grenelle de l'Environnement" en matière de puissance du parc photovoltaïque installé en France. Ainsi, malgré les baisses successives de tarifs d'achat aux producteurs intervenues en 2010, le rythme de développement des projets est resté trop élevé et ne répondait pas aux objectifs du Grenelle de l'environnement en matière de développement industriel et de performances environnementales. Ce nouveau cadre fixe donc les tarifs à 20 % en dessous du tarif en vigueur au 1er septembre 2010 et instaure un système d'ajustement trimestriellement en fonction des volumes de projets déposés et des baisses de coûts attendues estimées à 10 % par an. Pour faire le point sur les nouvelles conditions de soutien à la filière photovoltaïque, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Ludovic Fontaine, avocat au barreau de Paris, responsable du département droit de l'énergie au cabinet Azan Avocats Associés. Lexbase : Quels sont les éléments ayant poussé le Gouvernement à instaurer un nouveau cadre réglementaire au secteur ?

Ludovic Fontaine : Au lieu d'être l'année de la maturité et du développement, 2010 restera comme l'année des bouleversements juridiques et économiques pour le secteur de l'énergie solaire photovoltaïque. Le 12 janvier 2010, date à laquelle ont été pris les arrêtés fixant les nouveaux tarifs d'achat d'énergie solaire (N° Lexbase : L2375IPN et N° Lexbase : L2376IPP), marquait donc la première étape du changement tarifaire annoncé par le ministre de l'Ecologie le 9 septembre 2009 lors de sa conférence de presse. Toutefois, malgré ce changement tarifaire, les demandes de raccordements n'ont cessé d'augmenter eu égard à la baisse prononcée, dans le même temps, du prix des panneaux photovoltaïques. Le Gouvernement a donc été contraint de procéder de nouveau à un changement tarifaire. L'arrêté du 31 août 2010, fixant les conditions d'achat de l'électricité produite par les installations utilisant l'énergie radiative du soleil (N° Lexbase : L0613IQR) est donc le deuxième arrêté tarifaire en moins de six mois.

Malgré ces baisses successives, le Gouvernement n'a pu stopper l'envolée du nombre de demandes de raccordement. Il a donc été contraint de prendre une mesure radicale afin de s'accorder le temps nécessaire de la réflexion pour établir un nouveau cadre juridique entourant les conditions tarifaires d'achat de l'électricité. L'élément principal ayant poussé le Gouvernement à instaurer un nouveau cadre réglementaire au secteur est l'émergence d'une bulle spéculative qui aurait commencé autour du mois de novembre 2009, et contre laquelle il a tenté de lutter afin de garantir la stabilité de la contribution au service public de l'électricité (CSPE).

Derrière cette notion de bulle spéculative, trois autres éléments ont guidé le Gouvernement :

- l'impact des demandes sur la CSPE, caractérisé par une hausse de la charge relative au photovoltaïque, représentant une hausse d'environ 2 à 3 % sur la facture d'électricité du consommateur, alors que la production d'électricité photovoltaïque correspondante est de l'ordre de 0,5 % de la consommation totale d'électricité ;

- un développement très largement supérieur aux prévisions, l'objectif fixé par le Grenelle de l'environnement était de 5 400 mégawatts à la fin 2020, alors que les prévisions pour 2012 annonçaient déjà 1 100 mégawatts ;

- l'encombrement des demandes de raccordement et l'allongement des délais d'attente.

Lexbase : Quelles modifications concrètes implique la mise en place de ces arrêtés ? Comment les entreprises du secteur doivent-elles s'organiser ?

Ludovic Fontaine : Le nouveau cadre réglementaire résultant de la combinaison de l'arrêté du 4 mars 2011 (N° Lexbase : L4356IQE), fixant les conditions d'achat de l'électricité produite par les installations utilisant l'énergie radiative du soleil telles que visées au 3° de l'article 2 du décret n° 2000-1196 du 6 décembre 2000 (N° Lexbase : L1400IEL) et du décret n° 2011-240 du 4 mars 2011 (N° Lexbase : L4939IPM), modifiant le décret n° 2001-410, relatif aux conditions d'achat de l'électricité produite par des producteurs bénéficiant de l'obligation d'achat (N° Lexbase : L6531A4N), a modifié le régime antérieur.

- plafonnement du tarif d'achat à 100 kilowatts : le Gouvernement ayant décidé de différencier les régimes juridiques en fonction de la puissance de l'installation photovoltaïque. En effet, en deçà de 100 kilowatts, une baisse de tarif est appliquée en fonction de la puissance de l'installation et de sa destination. Au-delà de 100 kilowatts, les installations sont soumises à appels d'offres, dont le Gouvernement vient seulement de communiquer le projet de décret, et pour lesquels il faudra encore attendre le cahier des charges ;

- les garanties financières : une garantie bancaire est demandée pour les installations de plus de 9 kilowatts lors de la demande de raccordement ;

- recyclage des panneaux : les projets devront répondre à une obligation de recyclage, notamment, les projets soumis à appels d'offres ;

- tarifs autoajustables : dégressivité trimestrielle du tarif d'achat en fonction du nombre de demandes complètes de raccordement au réseau effectuées durant les précédents trimestres.

Afin de répondre à ces modifications, les entreprises ont dû, dans un premier temps, évaluer les conséquences de l'arrêté et du décret de mars 2011 sur leurs activités et leurs projets en cours, et réfléchir à l'éventuelle adaptation de leur offre en énergie solaire.

La seconde étape consiste à réaliser et finaliser l'ensemble des projets en cours qui relèvent du régime transitoire, et pour lesquels la mise en service doit intervenir avant le mois de septembre 2011. Certains ont fait le choix de la spécialisation, notamment comme développeurs et intégrateurs de solutions BIPV (Building Integrated Photovoltaics), d'autres ont préféré diversifier leurs activités et s'orienter vers d'autres énergies renouvelables comme la cogénération ou la biomasse. Enfin, nombre d'entreprises se sont regroupées à la fois sous forme d'association ou de groupement d'intérêt économique (GIE) pour, d'une part, partager leur savoir-faire, leur expérience, et, d'autre part, disposer d'une taille suffisante pour répondre aux appels d'offres afin de constituer une offre solide face aux grandes entreprises du secteur. Il appartient donc, aujourd'hui, aux entreprises de s'organiser au mieux pour assurer le développement économique de ce secteur et peser de tout leur poids sur les négociations avec le Gouvernement afin d'ajuster au mieux ce système lorsque le temps de l'évaluation sera venu.

Lexbase : Mise à part la question des tarifs d'achat, quels sont les autres leviers de développement de l'énergie solaire dont disposent les pouvoirs publics ?

Ludovic Fontaine : Il existe de nombreux leviers susceptibles d'accompagner le développement du photovoltaïque ; toutefois, le tarif d'achat est de loin le plus efficace, le plus vertueux et le moins cher surtout pour une filière émergente, au point que la plupart des pays a adopté ce système.

Les autres leviers doivent être classés selon la recherche d'un développement à long ou à court terme de la filière.

- leviers à court terme : ce sont ceux mis en oeuvre à la fois par le Gouvernement et par les collectivités territoriales, à savoir les subventions directes, les aides fiscales (crédit d'impôt), les appels à projet. L'ensemble de ces mesures permet d'accompagner l'émergence d'une filière et la transition entre le marché de niche et le marché mature.

- leviers à long terme : ils s'appliquent, notamment, lorsque le marché est mature afin de le structurer et de lui permettre un développement de type industriel. Cela passe par la structuration de la filière dans le choix de technologie adaptée et aussi par une volonté politique d'appuyer et de soutenir le développement d'une véritable filière industrielle française dédiée au photovoltaïque.

La France disposait de l'ensemble des éléments permettant un développement pérenne d'une véritable industrie française de l'énergie solaire mais on ne lui a pas laissé le temps de se structurer.

Lexbase : La nouvelle réglementation prévoit "des exigences accrues sur la qualité environnementale et industrielle des projets" ? Existe-t-il selon vous des moyens concrets d'y parvenir ?

Ludovic Fontaine : Effectivement, l'article 1er du décret du 4 mars 2011 introduit un nouvel alinéa visant à imposer des exigences sur la faisabilité économique du projet, ainsi que sur l'impact environnemental. A la lecture de cet article, il n'y a pas a priori juridiquement de difficultés de mise en oeuvre de ces exigences à la fois économiques et environnementales, excepté le fait que ce sont des considérations vagues qui méritent d'être précisées.

En l'espèce, la difficulté réside principalement dans la fourniture d'éléments attestant de l'impact environnemental du projet, et à la lecture des déclarations de la ministre de l'Ecologie, plus particulièrement de l'obligation de recyclage des panneaux photovoltaïques. En effet, le cadre réglementaire entourant le recyclage des panneaux reste encore à préciser en France. Toutefois, à l'échelle européenne, les entreprises du secteur photovoltaïque se sont déjà structurées en association dénommée "PV CYCLE" afin d'assumer les responsabilités les concernant d'un bout à l'autre de la chaîne de production.

En outre, ce critère environnemental risque de poser des difficultés en particulier au regard de l'impact du projet en termes d'émission carbone. En effet, il s'agit là d'un critère qui pose juridiquement énormément de problèmes au regard des conditions de mesure du bilan carbone, à l'instar des diagnostics de performance énergétique. Par ailleurs, il risque de retarder la mise en place des appels d'offres, mais, également, de poser des difficultés en terme de contrôle.

Lexbase : Certains industriels hostiles à cette nouvelle réglementation estiment que le Gouvernement aurait dû baisser les prix plus tôt afin d'éviter une chute brutale. Qu'en pensez-vous ?

Ludovic Fontaine : Il est toujours plus facile de réécrire l'histoire une fois qu'elle est survenue et qu'on peut, après analyse, constater des erreurs. Toutefois, il est vrai que le Gouvernement aurait pu mieux anticiper les conséquences d'une baisse des panneaux photovoltaïques au regard de la demande mondiale et des intentions de production, notamment en Allemagne et en Chine. Force est de constater que la concertation instaurée par le décret du 9 décembre 2010 aurait dû intervenir plus tôt, notamment dès septembre 2009 lorsque le ministre de l'Ecologie a annoncé la première baisse de tarif. Enfin, c'est surtout le manque de vision pour cette filière et d'anticipation des besoins qui peut être reproché au Gouvernement, et, plus précisément, de n'avoir considéré le photovoltaïque que comme une donnée de la CSPE, et non comme une énergie de demain. D'autres diront que le Gouvernement n'a pas souhaité faire les efforts économiques et stratégiques nécessaires pour le photovoltaïque, là où précédemment il l'avait fait pour le nucléaire.

Lexbase : Quelle politique faut-il mener à l'avenir pour garantir le développement d'une filière française solaire ?

Ludovic Fontaine : Pour garantir un véritable avenir à la filière photovoltaïque, il faudrait mettre à plat l'ensemble de la stratégie énergétique du pays, cela pose donc la question de savoir quel système énergétique nous souhaitons pour l'avenir de la France. Cette question s'avère aujourd'hui primordiale compte tenu, d'une part, de la forte pression pesant sur le prix du pétrole et, d'autre part, de la hausse du prix de l'électricité, inévitable après 2015. Or, ce débat est aujourd'hui très délicat à mener, car il doit être déconnecté de toutes idéologies ou dogmatismes pro ou anti-nucléaire, afin de privilégier l'intérêt général.

En définitive, pour garantir le développement d'une filière française solaire, il faut instaurer une véritable politique d'économie d'énergie, passant par l'éducation et l'incitation des français à faire attention à leur consommation d'électricité. Cette question surgira rapidement dans la mesure où le prix de l'électricité en France devrait connaître une hausse compte tenu, d'une part, des effets de l'ouverture d'un quart de la production d'électricité nucléaire à la concurrence instaurée par la loi "NOME" (1), et, d'autre part, du coût du démantèlement des centrales nucléaires. Il faudra, également, structurer la filière par une volonté politique visant à faire émerger des entreprises de tailles européennes dans le but d'asseoir une industrie de l'énergie solaire en France.


(1) Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010, portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (N° Lexbase : L8570INQ).

newsid:424329

Filiation

[Jurisprudence] L'intérêt supérieur de l'enfant né d'une convention de mère porteuse : le pragmatisme du Conseil d'Etat

Réf. : CE référé, 4 mai 2011, n° 348778 (N° Lexbase : A0989HQP)

Lecture: 8 min

N4335BSD

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424335
Copier

par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

Le 16 Juin 2011

Alors que la Cour de cassation par trois arrêts du 6 avril 2011 (1) a affirmé, sans ambages, que le refus de reconnaître l'effet en France de l'acte de naissance étranger d'un enfant né d'une mère porteuse ne portait pas atteinte à l'intérêt supérieur de l'enfant, le Conseil d'Etat confronté à la question de l'entrée sur le territoire français d'un enfant dans la même situation n'hésite pas, dans une ordonnance du 4 mai 2011, à se ranger résolument du côté des droits de l'enfant.

L'arrêt est relatif à des jumelles nées en Inde de mère indienne et de père français pour lesquelles leur père avait sollicité, auprès du consulat général de France à Bombay, la transcription de leur acte de naissance sur les registres d'état civil français et la délivrance d'un passeport. Le consul général a saisi le procureur de la République près du tribunal de grande instance de Nantes d'une suspicion de naissances obtenues au terme d'une procédure de gestation pour autrui et a refusé la délivrance des passeports.

Le père des enfants a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Lyon, sur le fondement de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT) en vertu duquel "saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures".

Dans l'arrêt du 4 mai 2011, le Conseil d'Etat approuve le juge des référés lyonnais d'avoir admis que l'atteinte à l'intérêt supérieur de l'enfant commise par une administration fondait sa compétence au titre de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative, ce qui constitue une solution inédite et ouvre sans aucun doute la voie à une mise en oeuvre élargie de l'article 3-1 de la Convention internationale des droits de l'enfant (N° Lexbase : L6807BHL).

En rejetant le recours du ministre des Affaires étrangères contre la décision du juge administratif, saisi en référé, d'ordonner la délivrance d'un document de voyage au bénéfice des enfants en cause, le Conseil d'Etat choisit clairement de faire primer une conception concrète de l'intérêt supérieur de l'enfant, qui s'oppose à celle de la Cour de cassation à propos de la situation des enfants nés d'une convention de mère porteuse (I). Cette approche s'explique cependant sans doute par la portée limitée de la mesure ordonnée par le juge administratif (II).

I - La primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant envisagé in concreto

Double approche de l'intérêt supérieur de l'enfant. La mise en oeuvre du principe de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant dans toute décision le concernant, consacré par l'article 3-1 de la Convention internationale des droits de l'enfant, dont l'applicabilité n'est plus sujette à discussion, n'est pas aussi simple qu'elle pourrait paraître au premier abord. Il faut, en effet, s'interroger sur la question de savoir quelle conception de l'intérêt supérieur de l'enfant il convient de faire prévaloir. Cette notion peut être entendue de manière abstraite, c'est-à-dire sous forme de règle générale, valable pour tout enfant, ou de manière concrète c'est-à-dire sous forme de solution concrète et applicable à un enfant donné dans une situation donnée.

Appréciation abstraite de l'intérêt supérieur de l'enfant né d'une mère porteuse. En ce qui concerne les enfants nés dans le cadre de l'exécution d'une convention gestation pour autrui, la conception abstraite de l'intérêt supérieur de l'enfant aboutit à considérer que l'intérêt supérieur d'un enfant n'est pas de naître d'une mère porteuse et conduit à rejeter tout effet de cette convention. Selon un auteur en effet, "lorsqu'un enfant est l'objet d'une telle convention, ce n'est nullement son intérêt supérieur qui compte aux yeux du couple qui l'a commandé, car cet intérêt s'oppose justement à ce qu'il puisse être l'objet d'une telle convention pour éviter notamment qu'il soit l'objet d'un conflit de filiations" (2). C'est cette conception que la Cour de cassation a fait primer dans les arrêts du 6 avril 2011, pour refuser toute transcription sur les registres d'Etat civil français de l'acte de naissance des enfants nés au terme d'une procédure de gestation pour autrui. L'un de ses arrêts était relatif à l'affaire "Menesson" dans laquelle l'avocat général avait, dans son avis, conclu en faveur de la transcription des actes de naissance américain en se fondant, justement, sur l'intérêt supérieur de l'enfant apprécié de façon concrète.

Appréciation concrète de l'intérêt supérieur de l'enfant né d'une mère porteuse. Cette approche in concreto de l'intérêt supérieur de l'enfant, parfois dénoncée comme autorisant "toutes les variations, d'un cas à l'autre et aussi toutes les dérives" (3), consiste selon les termes mêmes de Monsieur l'avocat général Domingo à "privilégier l'aspect individuel des situations concrètes en cause, en s'attachant aux conséquences réelles sur la condition des enfants, des décisions ou mesures à prendre". Appliquée à la situation d'un enfant né d'une mère porteuse, cette conception de l'intérêt supérieur de l'enfant aboutit à se fonder sur la situation de l'enfant concerné par la décision et notamment à s'interroger sur la nécessité de lui donner les éléments d'identité nécessaire à son intégration dans sa famille et plus généralement dans le contexte dans lequel il est appelé à vivre. C'est bien cette conception que le Conseil d'Etat fait prévaloir dans l'ordonnance du 4 mai 2011 en se fondant sur la réalité de la filiation paternelle des enfants en cause -établie par leur acte d'état civil et un texte ADN- et sur la situation de leur mère qui n'est pas socialement en mesure d'assumer leur prise en charge et a accepté de déléguer ses droits au père.

Mise en oeuvre du principe de primauté de l'intérêt supérieur de l'enfant. Le choix d'une conception abstraite ou concrète de l'intérêt supérieur de l'enfant n'est évidemment pas sans influence sur les résultats de la mise en oeuvre du principe de primauté de cet intérêt supérieur dans toutes les décisions concernant un enfant. Concernant la reconnaissance de la filiation d'un enfant né dans le cadre d'une convention de gestation pour autrui, adopter une conception abstraite de l'intérêt supérieur de l'enfant permet d'affirmer comme l'a fait la Cour de cassation dans les arrêts du 6 avril 2011, que le refus de faire produire tout effet à cette filiation n'est pas contraire à l'intérêt supérieur de l'enfant. Alors que si, à l'inverse, on adopte une conception concrète de cet intérêt supérieur, il est incontestable que le refus de reconnaître l'état civil de l'enfant dans le pays dans lequel il vit ou devrait vivre est contraire à son intérêt supérieur.

Refus de délivrance de passeport contraire à l'intérêt supérieur de l'enfant. En adoptant une conception concrète de l'intérêt supérieur de l'enfant le Conseil d'Etat ne pouvait qu'aboutir à la conclusion que le refus de délivrer les documents nécessaires pour que les enfants puissent suivre leur père en France était contraire à leur intérêt supérieur et partant portait atteinte à une liberté fondamentale. Le Conseil d'Etat affirme très clairement que "la circonstance que la conception de ces enfants par M. A. et Mme C. aurait pour origine un contrat entaché de nullité au regard de l'ordre public français, serait, à la supposer établie, sans incidence, sur l'obligation, faite à l'administration par les stipulations de l'article 3-1 de la Convention relative aux droits de l'enfant, d'accorder une atteinte primordiale à l'intérêt supérieur des enfants dans toutes décisions les concernant". C'est une façon de dire que face à l'ordre public, l'intérêt supérieur de l'enfant doit primer... et donc d'adopter une position pour le moins très différente de celle prise par la Cour de cassation en avril 2011 !

Toutefois, le Conseil d'Etat prend soin de limiter la portée de sa décision, prise dans le cadre d'une procédure particulière et dont la portée reste celle d'une mesure provisoire.

II - La portée limitée de la mesure ordonnée par le juge administratif

Documents de voyage. En saisissant le juge des référés, le père des jumelles avait pour objectif d'obtenir une mesure "nécessaire à la sauvegarde" de la liberté fondamentale qu'est l'intérêt supérieur de l'enfant. L'atteinte que le Conseil d'Etat qualifie de grave et manifestement illégale à l'intérêt supérieur des enfants résultait du refus de leur délivrer les documents nécessaires pour qu'elles puissent suivre leur père en France où il réside. La mesure sollicitée consistait donc à ordonner que soient délivrés aux enfants les documents nécessaires à leur entrée en France. Le Conseil d'Etat approuve le juge de première instance d'avoir seulement ordonné la délivrance d'un document de voyage permettant aux enfants d'entrer sur le territoire national et dont il précise qu'il peut prendre la forme du laissez passer prévu par le décret n° 2004-1543 du 30 décembre 2004, relatif aux attributions des chefs de poste consulaire en matière de titre de voyage (N° Lexbase : L5265GUK).

Compétence de l'autorité judiciaire. Le Conseil d'Etat insiste sur la portée limitée de la mesure ordonnée. Cette mesure est tout d'abord provisoire. Surtout, comme le précise le Conseil d'Etat, elle n'empiète pas sur les compétences réservées par la loi à l'autorité judiciaire. Seule celle-ci est en effet compétente pour trancher la question des effets de l'acte de naissance étranger en France. Le juge administratif ne saurait se prononcer sur la validité de la transcription de cet acte sur les registres français d'état civil, ni sur les conséquences de la reconnaissance en France de la filiation ainsi établie. Il ne saurait donc ordonner aucune mesure qui impliquerait que cette reconnaissance soit admise. C'est la raison pour laquelle le juge administratif se contente d'ordonner que soit délivré un document de voyage et non pas un passeport qui impliquerait que soit tranchée la contestation portant sur le droit de ces enfants à bénéficier des dispositions de l'article 18 du Code civil (N° Lexbase : L8904G9N), aux termes duquel est français l'enfant dont l'un des parents au moins est français.

Précarité de la situation des enfants en France. La confrontation de cette décision du Conseil d'Etat avec le refus catégorique exprimé par la Cour de cassation dans les arrêts du 6 avril 2011 de faire produire un quelconque effet aux actes de naissance étrangers des enfants issus de mère porteuse, aboutit à une impasse. Les enfants concernés vont certes être autorisés à entrer en France avec celui qui est considéré en Inde comme leur père, mais pour être placés dans une situation juridique plus que précaire. Leur père génétique, dont la paternité est reconnue en Inde ne sera pas reconnu comme tel en France. Les précisions du Conseil d'Etat quant à la portée limitée de la mesure ordonnée en référé montrent à quel point la situation de ces enfants va être difficile : elles ne pourront pas obtenir un passeport parce qu'elles ne se verront pas reconnaître la nationalité française puisque elles ne seront pas, en France, les filles de celui qui les élève ; ce qui signifie qu'elles ne pourront pas voyager à l'étranger, ni bénéficier de l'ensemble des droits qui découlent de leur filiation. On en vient presque à se demander si finalement, il était vraiment de leur intérêt de venir en France !

La nécessaire primauté de l'intérêt de l'enfant apprécié in concreto. Une telle situation ne doit pas perdurer. Dès lors que les enfants ont été conçus, même si c'est dans des circonstances éminemment critiquables, par un Français, qui est prêt à en assumer la charge, on ne peut admettre que l'intérêt des enfants est de vivre dans un orphelinat indien, au prétexte que le processus qui a abouti à leur naissance est contraire à l'ordre public français et qu'en théorie l'intérêt d'un enfant n'est pas de naître d'une mère porteuse ! Le problème doit être résolu par une coopération internationale renforcée en matière de droit des personnes et de la famille et non pas en sacrifiant les droits de l'enfant...


(1) Cass. civ. 1, 6 avril 2011, trois arrêts, n° 09-66.486 (N° Lexbase : A5705HMA), n° 10-19.053 (N° Lexbase : A5707HMC) et n° 09-17.130 (N° Lexbase : A5704HM9), FP-P+B+R+I ; nos obs., Convention de gestation pour autrui à l'étranger : l'intérêt de l'enfant sacrifié sur l'autel de l'ordre public, Lexbase Hebdo n° 436 du 14 avril 2011 (N° Lexbase : N9639BRG).
(2) C. Sauvet, La fin annoncée de l'illicéité des conventions de mère porteuse, Rev. Lamy, Dr. civ., mai 2008, n° 49.
(3) M. Lamarche, Intérêt supérieur de l'enfant : de l'admission des effets d'une convention de mère porteuse à la destruction du droit français de la filiation, Dr. fam., novembre 2007, alerte 87.

newsid:424335

Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] La réintégration de renonciation à recettes au revenu imposable dans la catégorie des BNC s'apprécie compte tenu des conditions d'exercice de la profession

Lecture: 8 min

N4268BSU

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424268
Copier

par Guy Quillévéré, Président-assesseur à la cour administrative d'appel de Nantes

Le 15 Juin 2011

La cour administrative d'appel de Paris, dans un arrêt de plénière, a jugé que la théorie de l'acte anormal de gestion ne s'applique pas aux bénéfices non commerciaux (BNC), notamment en matière de renonciation à recette. L'administration, dans le cadre d'un contrôle, avait remis en cause les renonciations à recette consenties au personnel des sociétés clientes, aux confrères, aux amis et connaissances, ou encore à des tiers, pour l'exercice de prestations immatérielles telles que la publicité et les relations publiques. La commission départementale des impôts avait retenu que les remises consenties aux confrères, à leurs proches parents, ainsi qu'aux membres de leur personnel, relevaient des usages courants de la profession et devaient donc être admises. La cour administrative d'appel de Paris rejoint cet avis, en décidant que la réintégration au résultat imposable d'un contribuable dont les revenus sont imposables dans la catégorie des BNC s'apprécie seulement compte tenu des conditions d'exercice de la profession. Cet arrêt de plénière est l'occasion de revenir sur l'exclusion de l'acte anormal de gestion aux BNC, ceci creusant encore la limite entre BNC et BIC, et sur la différence entre l'"exercice normal de la profession" et "l'intérêt de l'entreprise". Les faits dans cette affaire sont les suivants : à la suite d'une vérification de comptabilité d'une société civile professionnelle notariale, dont l'un des associés détient la moitié des parts, l'administration a réintégré au résultat de cette société, imposable dans la catégorie des BNC, au nom des associés, une partie des remises sur honoraires consenties aux clients de l'étude. Au titre des années 1996, 1997 et 1998, ces remises avaient représenté respectivement 16,75 %, 20,48 % et 9,3 % du chiffre d'affaires réalisé. L'administration, dans le cadre du contrôle, a admis l'existence d'un intérêt en ce qui concerne les remises faites aux principaux clients. Quant à celles accordées au personnel des sociétés clientes, aux confrères, aux amis et connaissances, ou encore à des tiers, pour l'exercice de prestations immatérielles telles que la publicité et les relations publiques, le service a estimé qu'elles constituaient des libéralités non conformes à l'intérêt de l'entreprise, et les a réintégrées aux bénéfices imposables, en application de la théorie de l'acte anormal de gestion. La commission départementale des impôts compétente saisie avait retenu que les remises consenties aux confrères, à leurs proches parents, ainsi qu'aux membres de leur personnel relevaient des usages courants de la profession et devaient donc être admises. L'associé relevait appel devant la cour administrative d'appel de Paris du jugement du 7 juillet 2008, par lequel le tribunal administratif de Paris avait rejeté sa demande tendant à la décharge des compléments d'impôt sur le revenu et des pénalités y afférentes auxquels l'associé avait été, en conséquence, assujetti.

La doctrine s'est interrogée sur l'opportunité d'appliquer la théorie de l'acte anormal de gestion aux abandons de recettes professionnelles par les titulaires de BNC. La cour administrative d'appel de Paris juge clairement que la réintégration au résultat imposable d'un contribuable dont les revenus sont imposables dans la catégorie des BNC s'apprécie seulement compte tenu des conditions d'exercice de la profession. Il n'appartient donc pas à l'administration de réintégrer au résultat imposable d'un contribuable le montant des renonciations à recettes consenties à leurs clients au motif que, n'étant pas justifiée par une contrepartie ou par les usages de la profession, une renonciation à recette constituerait un acte anormal de gestion. Ce faisant, l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris réaffirme le caractère particulier du BNC en endiguant l'alignement du traitement fiscal de ce dernier sur celui appliqué aux BIC.

I - Une révolution copernicienne avortée : l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC en matière de renonciation à recette

Si la théorie, d'origine jurisprudentielle, des actes anormaux de gestion est applicable à d'autres cédules que les bénéfices industriels et commerciaux (BIC), elle l'est et le demeure par exception.

A - Le bénéfice industriel et commercial concentre l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion

La théorie de l'acte anormal de gestion repose sur le principe selon lequel l'exercice de l'activité professionnelle a pour objet la recherche du profit. C'est ce qui explique que le domaine d'application de cette théorie de l'acte anormal soit, a priori, limité à l'imposition du bénéfice. Pour sa mise en oeuvre, le juge de l'impôt considère qu'une opération revêt le caractère d'un acte anormal de gestion lorsqu'elle entraîne, soit une augmentation des charges, soit une réduction du profit de l'entreprise, alors que l'acte ne relève pas de la gestion commerciale normale. La théorie de l'acte anormal de gestion semble donc ne pas devoir s'appliquer aux professions libérales. Il est vrai que l'exercice de ces professions délimite, à titre principal, le champ d'application du BNC, lequel est de nature civile et non commerciale, d'où des règles et fondements différents pour le BIC et le BNC.

Ainsi, tandis que les dispositions de l'article 39 du CGI (N° Lexbase : L3894IAH), applicables en matière de BIC, se bornent à indiquer, de façon très générale que le "bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges", l'article 93 du même code (N° Lexbase : L1207IPE), relatif à la détermination du bénéfice imposable des titulaires de BNC dispose, de façon plus précise et donc plus contraignante, que le bénéfice est constitué par "l'excédent des recettes totales sur les dépenses nécessitées par l'exercice de la profession".

S'il est vrai que les actes anormaux de gestion concernent des renonciations à des profits, le juge retient cependant, compte tenu des textes précités, qu'une charge est déductible dès lors qu'elle est supportée dans l'intérêt de l'entreprise, et ce quand bien même elle résulte d'un acte illicite. En revanche, en matière de BNC, la jurisprudence n'applique pas la théorie de l'acte anormal de gestion pour ce qui concerne les dépenses. Les pertes assumées doivent, pour être regardées comme déductibles des BNC, résulter des risques correspondant à l'exercice normal de la profession. C'est donc parce qu'un titulaire de BNC accomplit un acte qui n'est pas nécessité par l'exercice de sa profession, et que cet acte lui fait courir un risque anormal, que les pertes qui en résultent ne sont pas déductibles ; l'exercice normal de la profession est donc une notion distincte de celle de l'intérêt de l'entreprise.

Dans un nombre limité de cas particuliers la jurisprudence déroge aux canons de la théorie de l'acte anormal. D'une part, parce qu'elle l'applique à d'autres cédules que le BIC et, d'autre part, parce que le juge est tenté de regarder comme synonyme "l'intérêt de l'entreprise" et "l'exercice normal de la profession".

B - L'application de cette théorie à d'autres revenus professionnels demeure l'exception, même si la jurisprudence apparaît mal assise

La jurisprudence hésite et n'avance qu'à pas comptés pour appliquer la théorie de l'acte anormal de gestion à d'autres cédules que le BIC, et plus encore pour les BNC.

La théorie de l'acte anormal joue un rôle pour d'autres revenus que le BIC. Elle s'applique, ainsi, en matière de bénéfices agricoles et de revenus fonciers. Cette application d'une construction jurisprudentielle issue des BIC aux bénéfices agricoles n'a, à vrai dire, rien de surprenant, puisque l'article 72 du CGI (N° Lexbase : L0055IKA) prévoit que "le bénéfice réel de l'exploitation agricole est déterminé et imposé selon les principes généraux applicables aux entreprises industrielles et commerciales". Le Conseil d'Etat, dans une décision du 23 novembre 1998 (CE 9° et 8° s-s-r., 23 novembre 1998, n° 159131, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9019AST), a appliqué à ce revenu, tout en l'adaptant à la marge, la théorie de l'acte normal de gestion. De même, la Haute juridiction fait application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux revenus fonciers ; ainsi en a-t-il été dans une décision du 13 février 1980 (CE 9° et 7° s-s-r., 13 février 1980, n° 16937, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8599AIC). Cette décision du Conseil d'Etat laissait entrevoir la possibilité d'appliquer les mêmes principes à l'ensemble des revenus professionnels, qu'il s'agisse des BA, des BIC ou des BNC.

Toutefois, l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC ne va pas sans poser d'autres difficultés, nées des contraintes particulières inhérentes à l'exercice de certaines professions, et qui expliquent, notamment, la solution retenue dans l'arrêt de plénière commenté.

II - La théorie de l'acte anormal de gestion : théorie générale du droit fiscal en matière d'imposition du bénéfice industriel et commercial

Les conditions d'exercice de l'activité des contribuables, dont les revenus sont imposables dans la catégorie des BNC, sont un obstacle dirimant à l'application à cette cédule de la théorie de l'acte anormal de gestion.

A - Les obstacles à l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC

Le juge se montre extrêmement prudent dans l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC, et les décisions du Conseil d'Etat allant en ce sens demeurent, à ce jour, des exceptions au principe de non application de la théorie de l'acte anormal aux BNC.

Une décision du conseil d'Etat et un arrêt de cour administrative d'appel semblent avoir admis l'application de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC en matière de renonciation à recettes. D'une part, une décision du 22 juin 1983 (CE 9° s-s., 22 juin 1983, n° 25170, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8095ALE), dans laquelle il est jugé qu'une rétrocession d'honoraires trop importante au regard des usages de la profession versée à un bureau d'études, par un cabinet d'architectes, a constitué un acte anormal de gestion ; d'autre part, un arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille (CAA Marseille, 3ème ch., 23 novembre 2006, n° 02MA00171, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8919DTI) a jugé que les prêts sans intérêt ou l'abandon de recette accordés par un contribuable imposé dans la catégorie des BNC au profit de tiers ne relève pas, en règle générale, d'une gestion normale, sauf s'il apparaît qu'en consentant de tels avantages le contribuable a agi dans son propre intérêt.

Toutefois, différents obstacles s'opposent à l'application pure et simple de la théorie de l'acte anormal de gestion aux BNC. Un premier obstacle tient aux spécificités des professions relevant du BNC. En effet, le domaine des BNC recouvre, avant tout, celui des professionnels libéraux, même si, de fait, il est bien plus large ; la rédaction de l'article 92 du CGI en atteste. Les revenus soumis à l'imposition dans la catégorie des BNC sont, ainsi, susceptibles de provenir de professions extrêmement diverses. Toutefois, les professions soumises aux BNC, au-delà de leur diversité, et en dépit de la fonction particulière de rattachement par exception de revenus à la cédule des BNC, porte une identité forte, liée à leurs conditions particulières d'activité. Cette identité se manifeste par l'ensemble des règles particulières, notamment lorsque ces professions ne sont pas règlementées ; ainsi, la fixation des honoraires perçus qui relèvent de règles particulières propres à ces professions s'accorde mal avec l'idée de "prix normal", qui renvoie plutôt à l'idée de "profession règlementée". De même, comment apporter la preuve d'une contrepartie s'agissant de professions soumises au secret professionnel ?

Par ailleurs, les règles de détermination du résultat imposable diffèrent entre le BIC et le BNC. En matière de BNC, le revenu net est constitué par l'excédent des recettes totales sur les dépenses nécessitées par l'exercice de la profession. Ainsi, le fait générateur de l'impôt varie selon que l'on est en présence de BIC ou de BNC. Il est alors délicat d'imposer en matière de BNC une renonciation à recettes qui interviendrait en amont du fait générateur.

B - "Les conditions particulières de l'exercice d'une profession" relevant des BNC recouvrent une notion distincte de celle portée par "l'intérêt de l'entreprise"

L'arrêt de plénière ici commenté stoppe l'alignement du régime des BNC sur celui des BIC. Ce coup d'arrêt est motivé par l'existence de "conditions d'exercice de l'activité des contribuables dont les revenus sont imposables dans la catégorie des bénéfices non commerciaux". On pense alors à un extrait du Précis de fiscalité des entreprises du Professeur Maurice Cozian, soulignant que "la sociologie révèle la forte identité du monde libéral à qui il serait faire injure de le rattacher au monde du commerce ou du business".

De fait, l'arrêt de la cour administrative d'appel commenté cantonne la théorie de l'acte anormal de gestion dans ses limites ou frontières actuelles, en jugeant que, compte tenu des conditions d'exercice de l'activité des contribuables dont les revenus sont imposables dans la catégorie des BNC, il n'appartient pas à l'administration de réintégrer, au résultat imposable de ces contribuables, le montant des renonciations à recettes qu'ils ont consenties à leurs clients au motif que, n'étant pas justifiées par une contrepartie ou par les usages de la profession concernée, ces renonciations à recettes constituent un acte anormal de gestion. Les professions non commerciales ont donc une identité dont témoignent leurs contraintes particulières d'exercice, lesquelles ne permettent pas de les assimiler fiscalement à des activités commerciales.

newsid:424268

Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Juin 2011

Lecture: 12 min

N4342BSM

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424342
Copier

par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 24 Juin 2011

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique est consacrée à l'étude d'une application positive, par une cour administrative d'appel, des stipulations du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'Homme quant au régime du "carry-back", propre aux contribuables soumis à l'impôt sur les sociétés (CAA Marseille, 3ème ch., 14 avril 2011, n° 08MA00793, mentionné aux tables du recueil Lebon). Ensuite, elle analysera la position du Conseil d'Etat quant à la possibilité de déposer une déclaration de résultats rectificative, modifiée pour des raisons d'opportunité fiscale (CE 8° et 3° s-s-r., 27 avril 2011, n° 322063, mentionné aux tables du recueil Lebon). Enfin, elle reviendra sur la censure opérée par la Haute juridiction sur la décision des juges du fond, qui ont débouté une société ayant constitué une provision à la suite d'un placement financier au Vanuatu (CE 8° et 3° s-s-r., 27 avril 2011, n° 327764, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • "Carry-back" et agrément discrétionnaire : application positive de la Convention européenne des droits de l'Homme (CAA Marseille, 3ème ch., 14 avril 2011, n° 08MA00793, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1685HQH)

Les décisions rendues par le juge de l'impôt, favorables aux contribuables qui ont fondé leur thèse sur la violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CEDH) et de ses protocoles additionnels, ne sont pas si nombreuses.

L'arrêt commenté nous offre l'opportunité de signaler une procédure contentieuse, initiée par une société commerciale, et couronnée de succès : il s'agissait du transfert, à une société absorbante, d'une créance de "carry-back", au visa du premier protocole additionnel à la CEDH, relatif au respect des biens. Précédemment, la Cour de Strasbourg (CEDH, 3 juillet 2003, Req. 38746/97 N° Lexbase : A0425C9M) et le juge de l'impôt français avaient déjà eu à sanctionner la loi fiscale contraire aux stipulations du premier protocole additionnel (Protocole additionnel à la CEDH, du 20 mars 1952, art. 1er N° Lexbase : L1625AZ9) : telles furent les hypothèses en matière d'intérêts moratoires (CE 3° et 8° s-s-r., 10 février 2006, n° 270255, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8318DMZ) ; de retard dans la transposition de la 6ème Directive-TVA (Directive 77/388 du Conseil du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme N° Lexbase : L9279AU9) (CEDH, 16 avril 2002, Req. 36677/97 N° Lexbase : A5395AYH) ; quant à l'application rétroactive de la loi fiscale (CAA Nantes, 1ère ch., 1er décembre 2008, n° 07NT03306, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9130EC7) ou encore en matière de validation rétroactive de règles de compétence des agents de l'administration (CEDH, 23 juillet 2009, Req. 30345/05 N° Lexbase : A1212EK4).

Rappelons succinctement que la gestion des déficits de l'entreprise soumise à l'IS commande aux dirigeants de choisir entre les reporter en avant sans limitation de durée depuis la loi de finances pour 2004 (1) (loi du 30 décembre 2003, n° 2003-1311, de finances pour 2004, art. 89 N° Lexbase : L6348DM3), pour autant que le contribuable respecte la règle dite "de l'identité de l'entreprise" (CGI, art. 221-5 N° Lexbase : L5208IMT (2)), ou les reporter en arrière depuis l'adoption de l'article 19 de la loi de finances pour 1985 (loi du 29 décembre 1984, n° 84-1208, de finances pour 1985 N° Lexbase : L9099AT8) codifié à l'article 220 quinquies du CGI (N° Lexbase : L3412HNP). A ce titre, l'entreprise peut imputer les déficits qu'elle constate sur les bénéfices des trois exercices précédents. Cette créance de "carry-back", qui offre des avantages certains par rapport au régime du report en avant des déficits, constitue une augmentation de l'actif net non imposable. Elle est alors imputable sur l'IS ou remboursée par le Trésor au terme d'une période de cinq ans. Théoriquement, la créance de "carry-back" peut, également, être mobilisée auprès d'un établissement financier, dans certaines conditions (CGI ann. III, art. 46 quater-0 U, N° Lexbase : L8526HLD ; C. mon. fin., art. L 313-23 N° Lexbase : L9256DYH à L 313-35, N° Lexbase : L9269DYX).

Les faits de l'espèce rapportent que la société initiale a constaté un déficit de 2 739 063 euros au titre de l'exercice 1995. Ce déficit a alors été reporté en arrière, ce qui a entraîné une créance de "carry-back" de 912 929,66 euros. Le 1er septembre 1997, cette même société a été absorbée. L'administration fiscale a alors considéré que la créance de "carry-back" était éteinte faute, pour l'absorbante, d'avoir sollicité l'agrément prévu par les dispositions alors en vigueur (CGI art. 220 quinquies-II).

Les autorités publiques ont, en effet, mis en place un régime d'agrément (CGI, art. 1649 nonies, N° Lexbase : L0668IH9), permettant un contrôle a priori des opérations menées par les contribuables, favorable à la sécurité juridique selon l'administration (QE n° 10648 de M. Peirre Bas, JOAN 8 mars 1982, p. 818, réponse publ. le 3 mai 1982, p. 1839, 7ème législature) : c'est, par exemple, le cas en matière de bénéfice mondial et de bénéfice consolidé, ou encore en matière de restructuration d'entreprises (apports effectués à des sociétés étrangères par exemple).

Il faut, alors, distinguer les agréments discrétionnaires de ceux accordés de droit (lire les observations E. Medioni dans Le nouveau contentieux de l'agrément fiscal, Lexbase Hebdo édition fiscale n° 141, du 3 novembre 2004 N° Lexbase : N3355ABU). Pour ces derniers, l'administration n'a pas le choix : elle doit délivrer l'agrément lorsque le contribuable répond à l'ensemble des conditions exigées par la loi. Et dans l'hypothèse d'un refus, l'administration devra motiver sa position. Il faut, toutefois, savoir que certains agréments sont subordonnés à la satisfaction d'objectifs économiques qui offrent à l'administration, en pratique, une liberté d'appréciation dont elle peut user. A titre d'illustration, avant le 1er janvier 2002, l'agrément pour le report de déficits lors d'une fusion était discrétionnaire (CE 8° et 7° s-s-r., 1er juin 1988, n° 79550, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8208APP ; CE 8° et 9° s-s-r., 1er décembre 1993, n° 141124, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1637ANX). Depuis lors, cet agrément est de droit et son octroi est notamment subordonné à ce que l'opération soit justifiée du point de vue économique et obéisse à des motivations principales autres que fiscales (3). Mais la justification économique apportée par le contribuable sera-t-elle suffisamment probante aux yeux de l'administration ? Nul ne peut jamais, raisonnablement, l'affirmer avec certitude a priori.

S'agissant des agréments discrétionnaires, dont faisait partie le II de l'article 220 quinquies objet du présent litige (CE 8° et 3° s-s-r., 29 novembre 2000, n° 197319, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9583AHE), la situation était différente : l'administration pouvait toujours refuser de délivrer l'agrément ou l'assortir de conditions supplémentaires qui n'avaient pas été prévues à la lecture des textes l'instituant.

L'enseignement de l'arrêt commenté est qu'il existe, malgré tout, une limite à l'instauration d'un agrément discrétionnaire, tenant au respect du droit européen : la cour administrative d'appel valide le raisonnement du tribunal administratif de Marseille (TA Marseille, 5ème ch., 3 décembre 2007, n° 04MA5279 ; RJF, avril 2008, n° 411) -à la réserve près que les juges du fond avaient confondu les francs et les euros- en considérant que l'administration ne pouvait pas opposer l'absence de demande d'agrément pour refuser le transfert de la créance de "carry-back" qui est un bien, au sens du premier protocole à la CEDH.

Sur le plan de la pratique professionnelle, on remarquera également que l'arrêt commenté a permis au contribuable, dans les faits, de suppléer son ignorance du droit fiscal puisque les considérants de cette décision rappellent que l'agrément n'avait pas été demandé au ministre.

Les droits de l'Homme au secours d'une opération de restructuration d'entreprise mal préparée sur le plan juridique lors de sa mise en oeuvre : une issue favorable inattendue pour le contribuable.

  • Un objectif purement fiscal s'oppose au dépôt d'une déclaration rectificative de résultats (CE 8° et 3° s-s-r., 27 avril 2011, n° 322063, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4325HPU)

L'erreur est souvent invoquée par les contribuables pour tenter de se soustraire aux conséquences d'une rigueur fiscale jugée trop grande, et justifiant ainsi l'émission de déclarations rectificatives : il faut alors distinguer la simple erreur qui peut être corrigée (4) ; la décision de gestion opposable à l'administration, comme au contribuable, telle qu'une option pour le report en arrière des déficits, par exemple (CGI art. 220 quinquies), et qui est irréversible après l'expiration du délai légal de déclaration ; ou, encore, la décision de gestion irrégulière, parfois désignée par l'oxymore "erreur comptable volontaire", dont la caractéristique est d'introduire une forme d'opposabilité asymétrique puisque l'administration peut la rectifier alors que le contribuable doit en subir les conséquences. L'exemple le plus significatif est l'hypothèse d'une comptabilité ne retraçant pas l'ensemble des charges de l'exercice afin de présenter un bilan acceptable en vue d'obtenir des concours bancaires (CE 8° et 9° s-s-r., 12 mai 1997, n° 160777, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9837ADP).

La décision commentée offre une illustration de la notion de "décision de gestion dans le cadre d'un objectif purement fiscal : au cas d'espèce, une société et sa filiale, ayant opté pour le régime de l'intégration fiscale (CGI art. 223 A N° Lexbase : L3729IC4), ont souscrit dans les délais légaux leurs déclarations de résultat, laissant apparaître un bénéfice issu d'une réévaluation de la valeur de l'actif social décidée par le conseil d'administration de la filiale.

Or, les actionnaires, lors d'une assemblée générale ordinaire, n'ont pas approuvé l'opération de réévaluation en raison, nous apprend la cour administrative d'appel de Marseille (CAA Marseille, 4ème ch., 2 septembre 2008, n° 06MA00699, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0269EBL), d'un "risque fiscal". Une rectification des comptes a alors été ordonnée -cette fois-ci entérinée par l'assemblée générale-, entraînant un dépôt de déclarations rectificatives au titre de l'impôt sur les sociétés.

Tant devant la juridiction du fond que du juge de cassation, la société requérante n'aura pas gain de cause, et on rapprochera l'arrêt de la cour administrative d'appel d'une précédente décision du Conseil d'Etat, selon laquelle : "les résultats bénéficiaires ou déficitaires doivent, au regard de l'établissement de l'impôt, s'apprécier d'après la déclaration souscrite dans le délai légal, et les décisions de gestion relatives à un exercice qui sont prises après l'expiration de ce délai sont sans influence sur l'établissement des bases d'imposition dudit exercice telles qu'elles résultent de la déclaration souscrite ou, en l'absence de déclaration, des résultats acquis à la date légale de déclaration" (CE 9° s-s., 22 mars 1967, n° 63399, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5040B88).

De plus, le juge de cassation relève que la délibération de l'assemblée générale rejetant la réévaluation de l'actif social de la société mentionnait clairement que cette décision avait été adoptée afin d'éviter le supplément d'imposition issu de cette opération de restructuration : l'erreur ou l'omission invoquée au titre des déclarations de résultat déposées initialement est antinomique avec une motivation "d'opportunité fiscale", pour reprendre la terminologie de la cour administrative d'appel de Marseille, ou même un "objectif fiscal" selon le Conseil d'Etat.

Le contribuable ne peut donc pas invoquer une erreur fondée sur une mauvaise appréciation des conséquences fiscales de l'opération -en l'espèce une réévaluation de l'actif social- qu'il a initiée.

La décision commentée est, vraisemblablement, motivée par la recherche d'une certaine stabilité -moralisme ?- juridique, voulue par la Haute juridiction administrative, qui s'accommode mal de modifications intempestives décidées a posteriori par le contribuable, au motif que l'onde de choc fiscal serait insupportable. La capacité à anticiper les conséquences fiscales attachées aux faits et actes juridiques est essentielle afin de prévenir un futur contentieux, et c'est pourquoi les faits de l'espèce surprennent puisqu'il s'agit, non pas d'un entrepreneur individuel esseulé dans le maquis juridique et entretenant un rapport épisodique avec le droit fiscal, mais d'un groupe de sociétés comprenant des actionnaires d'une société anonyme intégrée qui exercent leurs prérogatives politiques attachées à la détention de leurs titres.

On rapprochera cette décision de litiges plus anciens, qui concernaient des sociétés ou des entreprises individuelles, pour lesquels la juridiction administrative a vu une décision de gestion opposable aux contribuables lorsque ces derniers ont réévalué les actifs de leur entreprise : telle fut l'hypothèse de la révision de la valeur comptable d'un fonds de commerce (5) (CE 9° et 8° s-s-r., 21 décembre 1979, n° 17058, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2582AKT) ; ou quant à la révision facultative de valeurs inscrites au bilan d'une société (CE Assemblée, 4 novembre 1970, n° 76989, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3152B7U). Certains contribuables ont même tenté -sans succès- d'imputer les conséquences fiscales désastreuses d'une réévaluation d'actif sur le comptable (6), car les "conseils" n'avaient, manifestement, pas répondu à leurs attentes (CAA Nantes, 16 décembre 1992, n° 91NT00271, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7460A8S).

D'une manière générale, cette décision met en lumière, également, tout l'intérêt qu'il y a à rédiger les actes de société -que d'aucuns appellent malencontreusement "secrétariat de société", alors qu'ils ont vocation à être publiés et lus par des tiers qui en tireront les conséquences juridiques en temps utile- en adoptant une perspective qui intègrerait, outre les dirigeants, les actionnaires et les associés de ces entreprises, un autre lecteur particulièrement intéressé, l'administration fiscale, dans le but de ne pas lui offrir des arguments qui se retourneront, nécessairement, contre l'entreprise.

  • Provision et placement financier : une liberté de gestion réaffirmée par le Conseil d'Etat (CE 8° et 3° s-s-r., 27 avril 2011, n° 327764, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4335HPA)

Le Conseil d'Etat poursuit son oeuvre prétorienne en matière d'acte anormal de gestion (7) qui constitue une borne au principe de liberté de gestion des entreprises (8) : l'administration fiscale n'est pas juge de l'opportunité quant à la gestion d'une entreprise et la décision commentée le rappelle.

Une société de sécurité et de gardiennage a déposé, en mars 1994, une somme de 2 000 000 francs (304 898 euros), afin de faciliter la création d'une banque située au Vanuatu, archipel situé dans l'Océanie. Malencontreusement, cette banque est mise en liquidation judiciaire en décembre 1995. Au titre de l'exercice 1995, la société décide de constituer une provision pour risque de perte à hauteur du dépôt effectué quelques mois plus tôt.

A l'issue d'une vérification de comptabilité, l'administration fiscale a remis en cause la déductibilité de cette provision. A nouveau, la lecture du procès-verbal d'une assemblée générale du 15 janvier 1994 de la société est instructive : on y apprend que l'entreprise requérante envisageait, notamment, d'investir au Maroc dans un complexe hôtelier et que la banque du Vanuatu devait offrir un taux de placement élevé et l'obtention d'un montant, également élevé, de crédit à des taux très bas. Le rêve va se transformer en cauchemar : financier, dans un premier temps, puis fiscal, jusqu'à la décision rendue par le Conseil d'Etat.

La cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 5ème ch., 12 mars 2009, n° 07PA00587, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8506EG7) va rejeter la requête de la société au motif qu'elle "ne justifie ni que le montant de ce placement n'est pas disproportionné par rapport au montant de son chiffre d'affaires ni, eu égard notamment à la pluralité des objectifs poursuivis, que ce placement était justifié par l'intérêt de l'entreprise".

En cassation, le juge de l'impôt nous offre une autre lecture de la cause justifiant le renvoi devant la juridiction d'appel : "la disproportion entre le montant du placement financier et le chiffre d'affaires de la société requérante ne saurait établir par elle-même que ce placement lui aurait fait courir un risque manifestement exagéré". La notion de disproportion entre l'acte et l'avantage attendu est régulièrement employée dans la jurisprudence du juge administratif : il en a été ainsi d'une aide financière consentie par une sous-filiale à sa société mère -aïeule, devront-on dire !- en difficulté (CE 3° et 8° s-s-r., 22 janvier 2010, n° 313868, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4550EQL).

Pour la Haute juridiction, l'intérêt de l'entreprise est sauvegardé si elle "se livre à des opérations financières dans des conditions présentant pour elle un caractère avantageux ; qu'il en va autrement si, compte tenu des circonstances dans lesquelles il intervient et de l'objet qu'il poursuit, un placement financier excède manifestement les risques qu'un chef d'entreprise peut, eu égard aux informations dont il dispose, être conduit à prendre, dans une situation normale, pour améliorer les résultats de son entreprise". On retiendra, notamment, la référence aux informations dont le chef d'entreprise dispose lorsqu'il prend la décision d'effectuer un placement financier, renvoyant, à nouveau, au questionnement en amont -lors de l'opération envisagée et non lors de la vérification de comptabilité-, qui devrait être celui de tout chef d'entreprise avisé. Ce considérant de principe laisse une place importante aux circonstances de fait propres à chaque litige fiscal et le Conseil d'Etat reconnaît au contribuable un droit au risque mais on pourra s'interroger, par exemple, sur le sort fiscal d'un contribuable ayant entrepris de vaines démarches pour recueillir des informations, ou bien s'il est considéré, par l'administration fiscale, comme n'ayant pas recueilli suffisamment d'informations.


(1) Antérieurement, le report des déficits ne pouvait se faire que sur les cinq exercices suivant celui au titre duquel ils étaient constatés.
(2) "Le changement de l'objet social ou de l'activité réelle d'une société emporte cessation d'entreprise. Toutefois, dans cette situation, les dispositions de l'article 221 bis N° Lexbase : L2497HNS sont applicables, sauf en ce qui concerne les provisions dont la déduction est prévue par des dispositions légales particulières".
(3) "1 - L'opération est placée sous le régime de l'article 210 A du CGI N° Lexbase : L3936HLD ; 2 - Elle est justifiée du point de vue économique et obéit à des motivations principales autres que fiscales ; 3 - L'activité à l'origine des déficits dont le transfert est demandé doit être poursuivie pendant un délai minimal de trois ans. Les déficits sont transférés dans la limite de la plus importante des valeurs suivantes, appréciées à la date d'effet de l'opération : - la valeur brute des éléments de l'actif immobilisé affectés à l'exploitation hors immobilisations financières ; - la valeur d'apport de ces mêmes éléments", BOI 13 D-2-02 du 21 août 2002 (N° Lexbase : X2244ABQ).
(4) "Il y a lieu de qualifier d'erreur toute irrégularité, inexactitude ou omission qui résulte d'une appréciation purement objective de faits matériels -erreurs de fait- ou de l'interprétation erronée de textes fiscaux -erreurs de droit- par un contribuable de bonne foi et ne traduit pas une volonté de ce dernier d'influer sur la gestion de l'entreprise", Doc. adm. 4 A 215, 9 mars 2001, § 9.
(5) "Considérant, d'une part, qu'en procédant à la révision de la valeur comptable de son fonds de commerce, M. X a pris une décision de gestion qui lui était opposable et dont l'administration était en droit de tirer les conséquences fiscales".
(6) "Le requérant ne peut utilement invoquer la circonstance qu'il aurait ignoré les conséquences d'une telle inscription ni davantage faire valoir que cette initiative serait imputable aux conseils de son comptable lesquels sont inopposables à l'administration et alors au surplus que le contribuable est responsable de sa déclaration fiscale ; qu'ainsi, la décision de procéder à une réévaluation des éléments incorporels du fonds de commerce n'a pas le caractère d'une simple erreur comptable susceptible de rectification".
(7) Afin de mieux cerner la nature de la théorie de l'acte anormal de gestion, le commissaire du Gouvernement, Pierre-François Racine, a effectué une comparaison avec le concept juridique d'intérêt social pour les sociétés : "une entreprise, surtout lorsqu'elle est constituée sous forme de société, a pour objet la recherche et le partage de bénéfices. Tout acte qu'elle accomplit, pour réaliser cet objet, est présumé effectué dans son intérêt propre. Toutefois, à cet intérêt social, l'une des notions fondamentales du droit des sociétés, certains actes ou opérations peuvent apparaître contraires. Il est, alors, possible à ceux qui prétendent, ainsi, s'immiscer dans la gestion de l'entreprise de demander au juge commercial la nullité de ces actes et, le cas échéant, au juge pénal d'en réprimer l'auteur si l'acte anormal de gestion peut être qualifié de délit, ce qui est le cas, par exemple, pour l'abus de biens sociaux. En droit fiscal, l'acte anormal de gestion est un acte ou une opération qui se traduit par une écriture comptable affectant le bénéfice imposable que l'administration entend écarter comme étrangère ou contraire aux intérêts de l'entreprise [...]. En résumé sur ce premier point, le concept d'acte anormal de gestion est le fruit de l'acclimatation ou de la transplantation en droit fiscal du concept commercial d'acte non conforme à l'intérêt social, mais avec deux différences de taille : seule l'administration peut l'invoquer et elle peut agir d'office", CE 7° 8° et 9° s-s-r., 27 juillet 1984, n° 34588, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7122ALD) ; RJF, octobre 1984, n° 1233, concl. p. 562.
(8) CE, 7 juillet 1958, n° 35977 ; Dr. fisc. 1958 comm. 938.

newsid:424342

Rupture du contrat de travail

[Jurisprudence] Licenciement pour motif économique, convention de reclassement personnalisé et transaction

Réf. : Cass. soc., 31 mai 2011, n° 10-14.313, FS-P+B (N° Lexbase : A3311HTS)

Lecture: 8 min

N5729BSY

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-425729
Copier

par Lise Casaux-Labrunée, Professeur à l'Université Toulouse 1 Capitole

Le 16 Juin 2011

Chacun sait l'importance de la date de conclusion des transactions en droit du travail, notamment celles ayant pour objet de mettre fin au litige résultant d'une rupture de contrat de travail. Les magistrats de la Chambre sociale en ont fait de longue date, une condition de validité de ces actes juridiques, au-delà des exigences du Code civil fixées aux articles 2044 et suivants (N° Lexbase : L2289ABE), et sanctionnent systématiquement toute transaction conclue avant la rupture du contrat de travail. Selon la formule du célèbre arrêt "Purier", "la transaction ayant pour objet de mettre fin au litige résultant d'un licenciement ne peut valablement être conclue qu'une fois la rupture intervenue et définitive" (Cass. soc. 29 mai 1996, n° 92-45.115, publié N° Lexbase : A3966AA7). Les juges ont pris soin par la suite de préciser ce qu'il convenait d'entendre par rupture "intervenue et définitive" (v. infra). La chronologie des actes imposée par les juges étant connue (rupture du contrat d'abord, transaction ensuite), les choses doivent, en principe, facilement s'ordonner... sauf situation plus complexe, comme le droit du travail en réserve toujours. Dans l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 31 mai 2011, les juges ont statué sur la validité d'une transaction intervenue à la suite d'un licenciement pour motif économique, notifié en bonne et due forme, mais avant l'expiration du délai de réflexion de quatorze jours qui marque la fin du contrat de travail en cas d'acceptation par le salarié d'une convention de reclassement personnalisé (1), le contrat de travail étant, dans ce cas, "réputé rompu du commun accord des parties" (C. trav., art. L. 1233-67 N° Lexbase : L1251H99). La transaction conclue après la rupture du contrat de travail par licenciement économique, mais avant la rupture du même contrat par commun accord des parties du fait de l'acceptation de la convention de reclassement personnalisé... est-elle valable ? Lorsqu'un salarié accepte une convention de reclassement personnalisé dans le cadre d'une procédure de licenciement économique, la transaction qui a pour objet de régler le désaccord des parties sur la réalité du motif économique invoqué par l'employeur, doit-elle suivre le licenciement auquel l'employeur a éventuellement procédé à titre conservatoire... ou bien doit-elle suivre la rupture d'un commun accord résultant de l'acceptation par le salarié de la convention de reclassement personnalisé ?
Résumé

La transaction ayant pour objet de mettre fin à toute contestation résultant de la rupture du contrat de travail est valablement conclue par le salarié licencié lorsqu'il a eu connaissance effective des motifs de cette rupture par la réception de la lettre recommandée lui notifiant son licenciement, même lorsque l'effet de la rupture est différé du fait de la signature d'une convention de reclassement personnalisé.

La question est étrange en ce sens qu'elle laisse voir qu'un même contrat de travail puisse être rompu deux fois... Et sa solution n'est pas si évidente, ce que montre cet arrêt de cassation. Alors que les juges du fond annulent la transaction au motif qu'elle est intervenue trop tôt (un jour avant l'expiration du délai de quatorze jours mettant fin au contrat d'un commun accord des parties à la suite de l'acceptation de la convention de reclassement par le salarié), la Cour de cassation prend le contrepied et décide que la transaction est valable dès lors que le salarié licencié a eu connaissance effective des motifs de la rupture par la réception de la lettre recommandée lui notifiant son licenciement (I), peu important la signature ultérieure d'une convention de reclassement personnalisé qui ne fait que différer l'effet de la rupture (II). La solution, parfaitement classique sur le premier point, mérite un peu plus d'explications sur le second.

Commentaire

I - Validité de la transaction conclue par un salarié licencié dès sa connaissance effective des motifs de la rupture selon les formes légales

Solution classique. Dans le premier temps de son raisonnement, la Cour de cassation applique sa jurisprudence classique en matière de transaction consécutive à licenciement (2). Celle-ci ne peut intervenir qu'après la rupture du contrat de travail, dans des conditions peu à peu affinées depuis l'arrêt "Purier", en l'espèce respectées.

Transaction après "rupture intervenue et définitive". La rupture est intervenue lorsque l'employeur a pris la décision de licencier. Et lorsqu'il manifeste sa volonté de mettre fin au contrat de travail, notamment par l'envoi de la lettre recommandée avec demande d'avis de réception notifiant le licenciement, cela marque en principe la fin du contrat de travail (Cass. soc., 11 mai 2005, n° 03-40.650, F-P+B+R+I N° Lexbase : A2303DI7).

Mais les juges ne se contentent pas de la seule prise de décision. Ils exigent, également, que la rupture soit "définitive". Selon la Cour de cassation, la rupture devient définitive "par la réception, par le salarié, de la lettre de licenciement dans les conditions requises par [le Code du travail]" (C. trav., art. L. 1232-6 N° Lexbase : L1084H9Z en matière de licenciement personnel, art. L. 1233-15 N° Lexbase : L1131H9R pour les licenciements économiques) (3). La transaction ne peut donc être valablement conclue qu'après réception par le salarié de la lettre recommandée avec demande d'avis de réception notifiant le licenciement.

Transaction après licenciement légalement notifié. Dans plusieurs arrêts du 18 février 2003, la Cour de cassation a, par ailleurs, insisté sur l'exigence du respect des formes légales : "pour être valable, une transaction doit non seulement être conclue postérieurement à la date de notification du licenciement mais, en outre, le licenciement doit avoir été notifié par lettre recommandée avec accusé de réception, seul moyen d'établir avec certitude l'antériorité de la rupture par rapport à la transaction. De simple règle probatoire (prouver la date de rupture du contrat), la formalité [légale] se voit ainsi conférer valeur de règle impérative et se mue en condition de validité de la transaction" (4).

Sur le fond : exigence de la connaissance effective par le salarié des motifs de la rupture. Au-delà du formalisme, la solution obéit à une logique peu discutable : en exigeant du salarié qu'il ne puisse transiger qu'une fois reçue la lettre de licenciement expédiée en bonne et due forme, l'objectif est de s'assurer que ce dernier connaît bien les raisons pour lesquelles il a été licencié et par conséquent les droits à partir desquels il va pouvoir négocier. L'idée en est particulièrement bien exprimée dans un arrêt du 14 juin 2006 (Cass. soc., 14 juin 2003, n° 04-43.123, FS-P+B N° Lexbase : A9429DPW) : "la transaction ne peut être valablement conclue par le salarié licencié que lorsqu'il a eu connaissance effective des motifs du licenciement par la réception de la lettre prévue à l'article [...]". L'arrêt du 31 mars 2011 reprend pratiquement mot pour mot cette formule désormais classique.

II - Validité de la transaction consécutive à la signature d'une convention de reclassement personnalisé

Concours de ruptures. Les faits qui ont donné lieu à l'arrêt du 31 mai 2011 offrent un exemple supplémentaire de ces concours, de plus en plus nombreux, où l'on observe qu'un même contrat de travail, comme par acharnement, tombe parfois sous le coup de plusieurs modes de rupture : prise d'acte et licenciement, prise d'acte et démission, prise d'acte et résiliation judiciaire... Mais en principe, "rupture sur rupture ne vaut". Le juge règle alors le concours en déterminant le mode de rupture qui dictera le régime juridique de la séparation.

Licenciement économique et rupture d'un commun accord résultant d'une convention de reclassement personnalisé. En l'espèce, les faits sont un peu différents et c'est la loi qui dicte en principe la solution : un licenciement économique a d'abord eu lieu, auquel l'employeur a procédé à titre conservatoire, sans attendre l'expiration du délai de réflexion de 14 jours laissé au salarié (5). Le fait que le salarié ait ensuite accepté la convention de reclassement personnalisé (l'acceptation a précisément eu lieu entre l'envoi et la réception par lui de la lettre recommandée notifiant le licenciement) transforme en principe cette rupture unilatérale en une rupture d'un commun accord : "si le salarié accepte la convention de reclassement personnalisé, le contrat de travail est réputé rompu du commun accord des parties" (C. trav., art. L. 1233-67 N° Lexbase : L1251H99).

Effacement du licenciement ? Cette solution de l'effacement du licenciement du fait de l'acceptation par le salarié de la convention de reclassement personnalisé, conduit à ne plus considérer qu'une seule rupture : la rupture d'un commun accord dont le principe est posé par la loi, et dont la date est fixée par la convention des partenaires sociaux. "Le contrat de travail est réputé rompu du commun accord des parties à la date d'expiration du délai de réflexion de quatorze jours" (à compter de la proposition d'adhésion à la convention de reclassement, en l'espèce, à compter de l'entretien préalable au licenciement) (6). Elle invite par conséquent à sanctionner toute transaction conclue avant elle. Cette solution à laquelle conduisent assez naturellement les textes applicables en matière de convention de reclassement personnalisé, n'est cependant pas celle suivie par la Cour de cassation le 31 mai 2011 qui obéit à une autre logique.

Transaction consécutive à un licenciement en bonne et due forme informant le salarié des motifs de la rupture. La logique suivie par la Cour de cassation n'est autre que celle, implacable, suivie en matière de transaction depuis plusieurs années (v. supra) : la transaction est intervenue postérieurement à un licenciement, valablement notifié par lettre recommandée avec demande d'avis de réception. Le salarié a eu connaissance effective des motifs de cette rupture, à la suite de la réception de cette lettre, et il avait donc tous les éléments en mains pour négocier et conclure valablement une transaction (7).

Transaction consécutive à la signature d'une convention de reclassement personnalisé, mais antérieure à la prise d'effet de la rupture d'un commun accord résultant de cette convention. Le fait que le salarié ait accepté une convention de reclassement personnalisé en cours de procédure de licenciement économique (le lendemain de l'envoi de la lettre notifiant le licenciement) et que la transaction ait finalement été conclue la veille de l'expiration du délai de quatorze jours où le contrat de travail est réputé rompu du commun accord des parties, n'est pas de nature à infléchir la solution dictée par les juges. Deux autres arguments solides viennent étayer le raisonnement de la Cour de cassation : la transaction a été conclue pour mettre fin à un litige entre les parties portant sur la réalité du motif économique invoqué par l'employeur. Sur le fond, elle prend donc appui sur le licenciement et non sur la convention de reclassement personnalisé et c'est donc par rapport à lui que sa validité doit être appréciée. Par ailleurs, la rupture d'un commun accord consécutive à l'acceptation par le salarié d'une convention de reclassement personnalisé, ainsi que le souligne l'auteur du pourvoi, présente un caractère artificiel, aussi bien en son principe (décidé par la loi) que s'agissant de sa date (préfixée par les partenaires sociaux). Cette construction légale et conventionnelle a peu à voir avec la volonté des parties et de ce point de vue, on comprend que les juges de la Cour de cassation aient finalement préféré statuer sur la validité de la transaction en considération de la volonté de licenciement de l'employeur (valablement exprimée et notifiée) plutôt que d'une rupture ultérieurement et artificiellement requalifiée.

Les juges justifient enfin leur solution en marquant la distinction entre le principe de la rupture d'un commun accord (acquis dès la signature de la convention de reclassement) et l'effet de la rupture qui est reporté dans le temps (à l'expiration du délai de réflexion). La transaction est valablement conclue par le salarié licencié "même lorsque l'effet de la rupture est différé du fait de la signature d'une convention de reclassement personnalisé". La transaction est certes intervenue avant la date fixée par les textes pour la rupture d'un commun accord résultant de l'acceptation par le salarié de la convention de reclassement personnalisé (expiration du délai de réflexion), mais elle est intervenue après que son principe en ait été décidé (signature par le salarié de la convention de reclassement).

Contrat de travail rompu deux fois ? La bizarrerie est à relever. Contrairement à la solution suggérée par les textes en cas d'acceptation de la convention de reclassement par le salarié, le licenciement économique auquel a procédé l'employeur préalablement à la signature de cette convention n'est pas complètement effacé, la Cour de cassation prenant précisément appui sur ce licenciement pour déclarer la transaction valable. D'un autre côté, l'article L. 1233-67 du Code du travail et la convention du 27 avril 2005 imposent bien de considérer que le contrat de travail est rompu d'un commun accord des parties, à l'expiration du délai de réflexion de quatorze jours laissé au salarié. Dans ce cas de figure particulier, licenciement et rupture d'un commun accord produisent donc chacun leurs effets, sur le même contrat de travail : le premier sur la validité de la transaction qui aura notamment pour effet d'interdire au salarié de contester ultérieurement le motif économique de la rupture (en réduisant par conséquent ses droits issus de la convention de reclassement personnalisé) (8), la seconde sur le régime, notamment indemnitaire, applicable à la rupture (9).

Encouragement à licencier pendant le délai de réflexion accordé au salarié ? La solution rendue par la Cour de cassation le 31 mai 2011 est certainement de nature à favoriser les licenciements à titre conservatoire pendant la période réflexion laissée au salarié pour décider s'il accepte ou non la proposition d'aide au reclassement formulée par l'employeur. Sur le principe, ces licenciements sont plutôt à déconseiller, risquant d'influer sur le libre choix des salariés (sauf l'astuce éventuelle consistant à procéder à ces licenciements "sous condition suspensive du refus par le salarié de la convention de reclassement"). Le fait d'admettre, ainsi que vient de le faire la Cour de cassation, qu'une transaction puisse être valablement conclue après la signature d'une convention de reclassement personnalisé, mais avant l'expiration du délai de réflexion laissé au salarié pour prendre sa décision (aujourd'hui de 21 jours), mettant l'employeur à l'abri de toute contestation ultérieure sur le motif économique du licenciement, peut néanmoins amener certains à faire preuve de moins de prudence et à licencier le plus tôt possible... pour transiger le plus tôt possible.


(1) Convention du 27 avril 2005 relative à la convention de reclassement personnalisé, agréée par arrêté du 24 mai 2005 (N° Lexbase : L7949G8W). Depuis, cette convention a été remplacée par de nouveaux textes. En dernier lieu : la convention du 19 février 2009, agréée par l'arrêté du 30 mars 2009 (N° Lexbase : L0046IEG), a été reconduite une première fois par la convention du 20 février 2010, et est prolongée jusqu'au 31 juillet 2011 au plus tard (Accord de sécurisation du 29 avril 2011). Un accord national interprofessionnel vient remplacer la convention de reclassement personnalisé par le contrat de sécurisation professionnelle. Il devrait entrer en application le 1er août 2011, et rester en application jusqu'au 31 décembre 2013.
(2) Grands arrêts de droit du travail, 4ème édition, n° 120.
(3) Cass. soc., 21 mars 2000, n° 97-44.310, inédit (N° Lexbase : A0613CYD).
(4) V. not., Cass. soc., 18 février 2003, n° 00-42.948, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1795A7M) et les obs. de G. Auzero, La transaction : un régime juridique stabilisé, Lexbase Hebdo n° 101 du 1er janvier 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N9959AA4).
(5) Délai de 21 jours dans le régime actuellement applicable.
(6) Convention du 27 avril 2005, art. 5 §1, al. 2.
(7) Que l'employeur procède ou non au licenciement du salarié à titre conservatoire au cours du délai de réflexion, le salarié doit être informé du motif économique de la rupture, soit dans le document d'information sur la convention de reclassement personnalisé, soit dans la lettre envoyée au salarié. Cass. soc. 14 avril 2010, n° 08-45.399, FS-P+B (N° Lexbase : A0524EWC) et n° 09-40.987, FS-P+B (N° Lexbase : A0682EW8), JCP éd. S, 2010, 1299.
(8) La convention de reclassement personnalisé ne prive en principe le salarié ni de la possibilité de contester le motif économique de la rupture, ni du droit de contester l'ordre des licenciements. Cass. soc. 5 mars 2008, n° 07-41.964, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3379D7B).
(9) J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, Précis Dalloz, 25ème édition, n° 537.

Décision

Cass. soc., 31 mai 2011, n° 10-14.313, FS-P+B (N° Lexbase : A3311HTS)

Cassation, CA Aix-en-Provence (9ème chambre A), 14 janvier 2010

Textes visés : C. trav., art. L. 1233-16 (N° Lexbase : L1135H9W) et L. 1233- 67 (N° Lexbase : L1251H99), C. civ., art. 2044 (N° Lexbase : L2289ABE), article 5 de la convention du 27 avril 2005 relative à la convention de reclassement personnalisé (alors en vigueur)

Mots-clés : licenciement pour motif économique, convention de reclassement personnalisé, transaction, date de conclusion.

Liens Base : (N° Lexbase : E9935ESR)

newsid:425729

Transport

[Chronique] La chronique trimestrielle de droit des transports de Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole - Juin 2011

Lecture: 10 min

N4337BSG

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424337
Copier

Le 16 Juin 2011


Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique trimestrielle d'actualité en droit des transports, sous la plume de Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole. Ce mois-ci, l'auteur a choisi de s'arrêter sur trois arrêts rendus par la Cour de cassation qui ont émaillé la matière entre les mois de mars et de mai 2011. Dans le premier arrêt en date du 28 avril 2011, bénéficiant des honneurs de son Bulletin, et publié sur son site internet, la première chambre civile de la Cour de cassation, cassant l'arrêt d'appel qui, dans une retentissante affaire, avait condamné la SNCF à réparer l'entier préjudice d'un avocat qui n'avait pu plaider en raison du retard d'un train, rappelle que "le débiteur n'est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est pas par son dol que l'obligation n'est pas exécutée". L'auteur a ensuite choisi de revenir sur deux arrêts rendus par la Chambre commerciale : dans le premier en date du 3 mai 2011, la Cour régulatrice revient sur la qualification d'une convention en contrat de transport dont l'enjeu était relatif à l'application de la prescription annale de l'article L. 133-6 du Code de commerce ; enfin, dans un arrêt du 22 mars 2011, les juges du Quai de l'Horloge apportent une précision au mécanisme de l'action directe en paiement, institué au profit du transporteur par l'article L. 132-8 du Code de commerce.
  • La Cour de cassation, cassant l'arrêt d'appel qui, dans une retentissante affaire, avait condamné la SNCF à réparer l'entier préjudice d'un avocat qui n'avait pu plaider en raison du retard d'un train, rappelle que "le débiteur n'est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est pas par son dol que l'obligation n'est pas exécutée" (Cass. civ. 1, 28 avril 2011, n° 10-15.056, FS-P+B+I N° Lexbase : A2777HPK)

La cour d'appel de Paris, dans une décision retentissante, avait condamné la SNCF à réparer l'entier préjudice d'un avocat qui n'avait pu plaider en raison du retard d'un train (CA Paris, Pôle 4, 9ème ch., 22 septembre 2010, n° 08/14438 N° Lexbase : A1788GAH) (1). Au grand soulagement du transporteur, le présent arrêt vient fort opportunément rappeler les limites d'une telle jurisprudence. Afin de réaliser un voyage international par avion, un couple prenait le train pour se rendre à l'aéroport, via la gare Montparnasse. Le train arrivait, on ne sait trop pourquoi, à la gare de Massy Palaiseau, bien après le départ du vol. Le juge de proximité condamnait alors la SNCF à indemniser intégralement les voyageurs, indemnisation comprenant les frais du voyage annulé, la restauration, les billets de retour et la réparation du préjudice moral.

La juridiction de proximité retenait, notamment, que les voyageurs ne sont généralement pas rendus à destination lorsqu'ils sont arrivés dans une gare parisienne, de sorte que la SNCF ne saurait prétendre que la poursuite du voyage était imprévisible pour elle. Cet argument est directement inspiré d'une décision de la cour d'appel de Paris du 31 mars 1994, qui, pour rejeter le caractère imprévisible d'un vol manqué à la suite d'un retard, retenait que "la SNCF n'ignore pas que d'une manière générale, beaucoup de voyageurs ne sont pas arrivés à destination lorsqu'ils sont en gare d'arrivée, notamment s'il s'agit d'une gare parisienne, celle-ci ne représentant souvent qu'un étape dans l'exécution d'un parcours nécessitant l'utilisation de plusieurs moyens de transports successifs" (2).

Cette argumentation ne convainc pas les conseillers de la première chambre civile de la Cour de cassation (3). Sur pourvoi, les magistrats rappellent que "le débiteur n'est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est pas par son dol que l'obligation n'est pas exécutée" et casse le jugement, au motif qu'en se déterminant par des motifs généraux, sans expliquer en quoi la SNCF pouvait prévoir, lors de la conclusion du contrat, que le terme du voyage en train n'était pas la destination finale des voyageurs et que ces derniers avaient conclu des contrats de transport aérien, la juridiction de proximité n'a pas donné de base légale à sa décision.

La limitation de la réparation au dommage prévisible est une règle essentielle de la responsabilité contractuelle. Sauf faute intentionnelle ou lourde, le contractant qui n'a pas exécuté son obligation n'est tenu de réparer le dommage que dans la mesure de ce qui était prévisible au moment de la conclusion du contrat. La prévisibilité concerne non la cause du dommage, mais sa nature où son importance. Ainsi, si on peut toujours envisager un retard ou une erreur de destination, il faudrait encore, pour que le dommage soit prévisible, qu'il soit possible de déterminer en quoi consistent leurs conséquences. Ceci supposerait que le transporteur soit précisément informé du but du voyage, ce qui est naturellement exclu.

Contrairement à ce qu'avaient estimé les juges, il ne suffit pas d'une appréciation d'ordre générale pour établir la prévisibilité du dommage. Il convient d'établir concrètement en quoi le débiteur avait prévu le dommage ou était en mesure de le prévoir. L'argument retenu par les juges, qui reposait du reste sur une affirmation discutable, était alors inopérant, en ce qu'il se fondait sur une situation abstraite, alors qu'il aurait fallu, précise la Cour, justifier en quoi la SNCF pouvait avoir connaissance du but du voyage ayant donné lieu à réclamation.

  • Application de la prescription annale de l'article L. 133-6 du Code de commerce et qualification d'une convention en contrat de transport (Cass. com., 3 mai 2011, n° 10-11.255, F-D N° Lexbase : A2521HQG)

Le contrat de transport de marchandises est soumis à un régime de prescription spécifique, une prescription annale établie par l'article L. 133-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L4810H9Z). L'application de cette prescription reste naturellement subordonnée à la qualification préalable du contrat. Tel était l'enjeu de la décision de la Cour de cassation du 3 mai 2011. En l'espèce, une clinique confiait à un prestataire la collecte et le transport de déchets infectieux. Assignée en paiement, elle opposait la prescription annale des actions nées du contrat de transport, établie par l'article L. 133-6 du Code de commerce.

Le jugement rejetait cette argumentation et la clinique formait un pourvoi en cassation, soulignant que la convention avait pour objet, à titre principal, le transport d'emballages de déchets jusqu'à une installation agréée de traitement et, à titre accessoire, la collecte de ces emballages. La Chambre commerciale de la Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle estime que les juges ont justifié leur décision en retenant que la clinique confiait les déchets au prestataire en vue de leur élimination et que la collecte n'était pas une prestation accessoire du transport.

Le contrat de transport est défini simplement, comme celui qui a pour objet le déplacement d'une marchandise. Pour qu'il y ait contrat de transport, il faut et il suffit que l'obligation de déplacement soit l'obligation principale du contrat.

Parmi les contrats portant sur le transport de marchandises, cette définition permet de distinguer le contrat de transport du contrat d'affrètement, qui a pour objet la mise à disposition d'un véhicule et non le déplacement. De façon plus subtile, elle permet également de distinguer le contrat de transport du contrat de commission de transport, qui n'a pas pour objet le déplacement, mais l'organisation de celui-ci.

La qualification de contrat de transport doit alors être écartée lorsque, outre le déplacement, le contrat porte sur une multitude de prestations, gestion des stocks, stockage, préparation des commandes, de telle sorte que le transport n'apparaît plus l'obligation principale du contrat. Ainsi, en l'espèce, si le contrat avait porté sur le traitement des déchets, la qualification de contrat de transport devait certainement être exclue, le déplacement ne constituant pas l'obligation principale mais seulement une prestation secondaire, destinée à permettre la réalisation d'un objectif plus ambitieux que le simple transport des marchandises.

L'existence d'un contrat de transport doit, en revanche, être reconnue lorsque les diverses obligations n'ont qu'un caractère accessoire par rapport à l'obligation de déplacement, c'est-à-dire lorsqu'elles sont au service de celle-ci, qu'elles en permettent ou en facilitent l'exécution. Le stockage, en fonction de son but ou de sa durée, l'emballage, la manutention, peuvent ainsi constituer des prestations accessoires au déplacement, qui ne sont pas de nature à écarter la qualification de contrat de transport (4).

En l'espèce, le contrat portait sur la collecte et le transport de déchets, le prestataire ayant pour mission d'amener les déchets à un centre de traitement. La collecte, qui consiste dans le regroupement des déchets, paraît bien être une prestation accessoire au transport. En effet, celui-ci suppose naturellement le ramassage préalable des déchets. La cour d'appel de Bordeaux a ainsi considéré comme un contrat de transport une convention comportant une collecte (5). L'affirmation des juges selon laquelle la collecte n'était pas une prestation accessoire au transport laisse par conséquent perplexe, alors que de toute évidence, tel était le cas. L'arrêt est alors ambigu, en ce qu'il admet implicitement qu'un contrat de transport peut comporter des obligations accessoires, mais refuse cette qualification à une obligation qui paraît fondamentalement revêtir ce caractère.

  • Précision du mécanisme de l'action directe en paiement, institué au profit du transporteur par l'article L. 132-8 du Code de commerce (Cass. com., 22 mars 2011, n° 10-17.033, F-D N° Lexbase : A7761HIB)

Un arrêt de la Chambre commerciale du 22 mars 2011 contribue à préciser le mécanisme de l'action directe en paiement, institué au profit du transporteur par l'article L. 132-8 du Code de commerce (N° Lexbase : L5640AIQ).

En l'espèce, la société Distribution casino confie des transports à la société Libellule, qui les sous-traite à la société Xtrans. N'ayant pas été payée par son donneur d'ordre, la société Xtrans assigne en paiement la société Casino, sur le fondement de l'article L. 132-8 du Code de commerce. La société Casino s'oppose au paiement, contestant sa qualité de destinataire. Le tribunal de commerce de Saint-Etienne rejette cet argument, au motif que la lettre de voiture indique explicitement cette société comme destinataire. Sur pourvoi, l'arrêt est cassé. Les juges auraient dû rechercher si le destinataire n'était pas la société Easydis, qui aurait reçu la marchandise et apposé son timbre sur les lettres de voiture, sans indiquer agir pour le compte d'un mandant.

Comme nous avons déjà pu le préciser dans le cadre d'une précédente chronique, l'article L. 132-8 Code de commerce institue une action directe en paiement du transporteur à l'encontre du destinataire (6). Le voiturier peut donc réclamer le prix du transport au destinataire, bien qu'il n'ait pas conclu avec lui le contrat de transport. L'action directe profite également au sous-traitant, qui peut également actionner le destinataire. Tel était le cas en l'espèce.

La notion de destinataire joue alors un rôle déterminant. Faut-il attribuer cette qualité à celui qui est porté comme tel sur la lettre de voiture, document accompagnant la marchandise et matérialisant le contrat de transport, ou doit-on considérer comme destinataire celui qui reçoit la marchandise ? Dans ce cas, les mentions de la lettre de voiture ont-elles une incidence ? Ces questions présentent une importance considérable dans le cas des centrales d'achats, qui reçoivent des marchandises dont elles ne sont pas le destinataire final, ces marchandises devant être ensuite réacheminées. En l'espèce, les marchandises avaient vraisemblablement été reçues par la société Easydis, centrale d'achats du groupe Casino.

Par plusieurs arrêts de principe du 22 janvier 2008, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé la notion de destinataire. Celui qui, figurant sur la lettre de voiture en qualité de destinataire, accepte la marchandise sans indiquer agir pour le compte d'un mandant est garant du prix du transport envers le voiturier (7). La qualité de destinataire est ici établie à la fois par la mention sur la lettre de voiture et par la réception de la marchandise. Il est toutefois possible de renverser cette présomption en indiquant, lors de la livraison, agir pour le compte d'un mandant.

D'autre part, en l'absence de lettre de voiture, celui qui reçoit la marchandise et l'accepte sans indiquer agir pour le compte d'un mandant en est le destinataire (8). La solution est également logique. Faute d'être déterminée par la lettre de voiture, la qualité de destinataire résulte de l'acte matériel que constitue la réception des marchandises.

La question se pose alors de savoir quel est le destinataire dans le cas où celui qui reçoit la marchandise n'est pas celui indiqué sur la lettre de voiture. Tel était le problème posé en l'espèce, la lettre de voiture portant comme destinataire la société Casino, tandis que les marchandises étaient réceptionnées par la société Easydis. Précisons que cette question suppose qu'une pratique courante de livraison se soit établie entre le transporteur et l'expéditeur. Normalement, en effet, le transporteur livre au destinataire indiqué sur la lettre de voiture.

La tribunal de commerce de Saint-Etienne privilégiait une conception formelle du destinataire, comme étant celui indiqué sur la lettre de voiture. En effet, il estimait que la société Casino, mentionnée comme destinataire, ne pouvait contester cette qualité. La solution est conforme à une interprétation littérale de l'article L. 132-8 du Code de commerce. Celui-ci dispose en effet que "la lettre de voiture forme un contrat entre l'expéditeur, le voiturier et le destinataire". Il est donc justifié de se fonder sur la lettre de voiture. De plus, la lettre de voiture matérialisant le contrat de transport, elle établit la qualité de destinataire de celui qui y est mentionné.

C'est à l'inverse une conception matérielle qui est retenue par la Cour de cassation. Celle-ci estime que le tribunal aurait dû rechercher si la marchandise n'avait pas été reçue par la société Easydis. C'est donc la réception de la marchandise qui constitue le critère déterminant le destinataire, nonobstant les mentions de la lettre de voiture. C'est un parti pris qui est ainsi adopté par la Cour de cassation. En présence d'une option, elle fait le choix d'une conception matérielle, et non formelle, du destinataire. Cette position reste dans la logique des arrêts du 22 janvier 2008, qui privilégiaient la réception des marchandises. La Cour de cassation avait, du reste, adopté une solution identique dans un arrêt du 15 avril 2008, concernant également la société Casino (9). On peut, néanmoins, regretter que, par cohérence, la Cour de cassation n'adopte pas la même conception du destinataire en matière de responsabilité. En ce cas, elle estime que le destinataire est celui mentionné sur la lettre de voiture, de sorte qu'il dispose d'une action contractuelle et non délictuelle contre le transporteur en cas de perte des marchandises, qui, par hypothèse, ne sont pas réceptionnées (10).

A notre sens, une solution plus satisfaisante aurait été de retenir une obligation solidaire à la fois contre le réceptionnaire des marchandises et contre celui mentionné sur la lettre de voiture. A l'inverse, c'est une solution alternative que retient la Cour de cassation. La qualité de destinataire revenant à celui qui reçoit la marchandise, celui qui est indiqué sur la lettre de voiture n'est pas débiteur du prix et le transporteur ne peut intenter d'action contre lui.

Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole


(1) Cf. nos obs,in La chronique trimestrielle de droit des transports de Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole - Février 2011, Lexbase Hebdo n° 240 du 24 février 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N4953BRU).
(2) CA Paris, 31 mars 1994 ; Gaz. Pal., 1994, 1, 407.
(3) Sur cet arrêt, cf. également, les obs. de D. Bakouche, in La chronique de responsabilité civile de David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI) - Mai 2011, Lexbase Hebdo n° 441 du 26 mai 2011 - édition privée (N° Lexbase : N2881BSI).
(4) Par exemple, pour des prestations d'emballage et de manutention, Cass. com., 10 mars 2004, n° 02-18.043, FS-P+B+I (N° Lexbase : A6398DBL), Bull. civ. IV, n° 52.
(5) CA Bordeaux, 2ème ch., 2 décembre 2008, n° 08/03855 (N° Lexbase : A3175EMK) ; Revue de droit des transports, 2009, comm. 118.
(6) Cf., nos obs. sous Cass. com., 1er février 2011, n° 09-72.309, F-P+B (N° Lexbase : A3611GR8), in La chronique trimestrielle de droit des transports de Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole - Février 2011, préc..
(7) Cass. com., 22 janvier 2008, quatre arrêts, n° 06-11.083, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0891D4R) ; n° 06-15.957, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0899D43) ; n° 06-18.308, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0912D4K) et n° 06-19.423, FS-P+B+R (N° Lexbase : A0934D4D) ; sur ces arrêts cf., nos obs., Revue de droit des transports, 2008, comm. 20.
(8) Cass. com., 22 janvier 2008, préc. et les obs. préc..
(9) Cass. com., 15 avril 2008, n° 07-11.398, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9361D7T) ; nos obs., Revue de droit des transports, 2008, comm. 222.
(10) Cass. com., 1er avril 2008, n° 07-11.093, FS-P+B sur le deuxième moyen (N° Lexbase : A7694D74) ; nos obs., Revue de droit des transports, 2008, comm. 94.

newsid:424337

Urbanisme

[Doctrine] Chronique de droit de l'urbanisme - Juin 2011

Lecture: 18 min

N4339BSI

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/4716624-edition-n-444-du-16062011#article-424339
Copier

par Arnaud Le Gall, avocat au barreau de Caen et Maître de conférences à l'Université de Caen

Le 20 Octobre 2011

Le premier arrêt étudié dans cette chronique énonce que le refus d'autorisation n'est pas un acte d'application des documents d'urbanisme et que l'illégalité du document d'urbanisme emporte normalement l'illégalité du refus d'autorisation (CE 9° et 10° s-s-r., 16 mai 2011, n° 324967, mentionné aux tables du recueil Lebon). Le deuxième arrêt commenté opère une clarification entre les règles relatives aux recours gracieux et contentieux et les règles relatives au retrait des permis de construire (CE 9° et 10° s-s-r., 5 mai 2011, n° 336893, publié au recueil Lebon). Enfin, le troisième arrêt de la présente chronique voit la Haute juridiction confirmer l'annulation d'un projet d'aménagement touristique et portuaire implanté dans un espace remarquable (CE 1° et 6° s-s-r., 20 mai 2011, n° 325552, publié au recueil Lebon).
  • Précisions relatives aux conséquences de l'illégalité d'un POS sur une autorisation d'urbanisme (CE 9° et 10° s-s-r., 16 mai 2011, n° 324967, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0311HSC)

Les conséquences de l'illégalité d'un document d'urbanisme ont toujours constitué un problème délicat. Un arrêt récent en date du 16 mai 2011 apporte, cependant, des précisions importantes quant aux conséquences de l'illégalité d'un POS sur une autorisation d'urbanisme.

En l'espèce, la société X avait déposé une déclaration de travaux portant sur la réalisation d'une dalle en béton armé destinée au stockage temporaire de matériaux, la société exerçant une activité de tri et de transit de matériaux de chantier. Le maire de la commune s'est opposé à cette déclaration, le projet étant localisé sur un emplacement réservé prévu par le POS. Une délibération du conseil municipal avait, à l'occasion d'une révision du plan, classé le secteur en emplacement réservé pour permettre la réalisation de la déviation d'une route nationale. La société pétitionnaire a engagé un recours contre cette opposition en invoquant une exception d'illégalité à l'encontre de ce classement du terrain en emplacement réservé. Le tribunal administratif a rejeté le recours (1).

Le Conseil d'Etat, saisi d'un pourvoi en cassation, censure le jugement mais confirme le rejet de l'opposition. Ayant écarté l'exception d'illégalité invoquée par la société, le Conseil constate que l'autorisation de travaux refusée porte des constructions non précaires. L'opération ne pouvait donc être légalement réalisée, l'article L. 423-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L4673H9X) n'autorisant que les constructions précaires sur les emplacements réservés. Il en profite pour apporter une nouvelle pierre à l'édifice du droit de l'urbanisme.

1 - Le refus d'autorisation n'est pas un acte d'application des documents d'urbanisme

Le permis de construire ou l'autorisation tacite de travaux ne constituent jamais des actes d'application des documents d'urbanisme. Il en va de même pour une autorisation de lotir (2). Si l'autorisation d'urbanisme doit respecter la réglementation en vigueur, elle ne constitue pas un acte qui serait nécessaire à la mise en oeuvre de cette réglementation : un PLU est d'applicabilité immédiate et ne nécessite aucun document d'un rang inférieur qui viendrait préciser certaines de ses dispositions.

L'arrêt du 16 mai 2011 vient clarifier la nature des refus d'autorisation en affirmant que la "décision d'opposition à travaux ne constitue pas un acte d'application des documents d'urbanisme en vigueur". Rien ne s'oppose à ce que cette solution soit valable pour les refus de permis de construire. Bien qu'il s'agisse de deux régimes juridiques différents, la distinction repose exclusivement sur des considérations matérielles liées au volume et à l'ampleur des travaux projetés par le pétitionnaire.

Il faut, ensuite, souligner que le Conseil d'Etat n'avait jamais tranché de manière explicite cette question. Si le cas des autorisations était réglé depuis longtemps, en revanche, les formulations adoptées pour les refus d'autorisation n'étaient pas explicites. L'arrêt "Commune de Courbevoie" énonçait, en effet, "que, si un permis de construire ne constitue pas un acte d'application de la réglementation d'urbanisme en vigueur et si, par suite, un requérant demandant son annulation ne saurait utilement se borner à soutenir, pour l'obtenir, qu'il a été délivré sous l'empire d'un document d'urbanisme illégal, mais doit faire valoir, en outre, que ce permis méconnaît les dispositions d'urbanisme pertinentes remises en vigueur en application de l'article L. 121-8 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L2933DZN), cette règle ne s'applique pas au refus de permis de construire, lorsqu'il trouve son fondement dans un document d'urbanisme" (3). Si la règle évoquée est bien celle qui s'applique à l'exception d'illégalité, en revanche, la dernière condition semblait établir un lien étroit entre le refus de permis et le document d'urbanisme. La question est désormais réglée : quel que soit le fondement du refus de l'autorisation d'urbanisme, celui-ci ne constitue pas un acte d'application du document d'urbanisme.

2 - L'illégalité du document d'urbanisme emporte normalement l'illégalité du refus d'autorisation

L'illégalité du document d'urbanisme n'entraîne pas automatiquement l'illégalité du permis de construire délivré sur sa base. L'article L. 128-1 du Code de l'urbanisme énonce, en effet, que la déclaration d'illégalité ou l'annulation d'un document d'urbanisme remet en vigueur le document immédiatement antérieur. La légalité du permis de construire doit donc être appréciée au regard du document d'urbanisme antérieur qui est, ainsi, remis en vigueur. Invoquer une exception d'illégalité à l'égard d'un PLU ou d'un POS n'est pas suffisant pour obtenir l'annulation du permis de construire. Ce dernier doit, également, contrevenir aux dispositions du précédent document d'urbanisme (4).

Le Conseil d'Etat a adopté une solution différente pour les refus d'autorisation : la solution dégagée pour la décision accordant un permis ne s'applique pas au refus de permis de construire, lorsque ce dernier trouve son fondement dans un document d'urbanisme. Dans ce cas, l'annulation ou l'illégalité de ce document d'urbanisme entraîne donc l'annulation du refus de permis de construire pris sur son fondement. L'arrêt réserve uniquement l'hypothèse d'une substitution de base légale ou de motifs dans les conditions de droit commun (5).

La solution est, ainsi, plus favorable pour le pétitionnaire victime d'un refus d'autorisation qu'elle ne l'est pour le requérant dans le cas de l'octroi du permis. Le destinataire d'un refus de permis de construire ou d'une opposition à déclaration de travaux pourra en obtenir l'annulation en excipant seulement de l'illégalité du document d'urbanisme sur le fondement duquel il a été pris. Pour sa part, le requérant qui conteste un permis devra, après avoir démontré l'exception d'illégalité à l'encontre du document en vigueur, démontrer que le permis est incompatible avec le document antérieur.

L'arrêt du 16 mai 2011 réaffirme donc, sur ce point, la solution antérieure en reprenant la réserve de la substitution de motifs : l'illégalité du document d'urbanisme provoque l'illégalité du refus d'autorisation "sauf au juge à procéder, le cas échéant, à une substitution de base légale ou de motifs dans les conditions de droit commun". Le juge administratif peut, en effet, procéder à une substitution de motifs. Celle-ci peut être invoquée par l'autorité qui a pris la décision contestée à tout moment de l'instance, y compris pour la première fois en appel (6). Elle peut, également, être réalisée par le juge sur le fondement d'un moyen d'ordre public.

En revanche, cette substitution de motif ne peut être présentée pour la première fois en cassation dès lors qu'elle repose sur des considérations de fait qui échappent au contrôle du juge de cassation. La commune soutenait, à l'appui d'une substitution de motifs, que la délibération procédant au classement du terrain en emplacement réservé n'était pas devenue illégale à la suite d'un changement dans les circonstances de fait. Sans surprise, le Conseil d'Etat rejette le moyen qui impose d'apprécier des circonstances de fait relevant de l'appréciation souveraine des juges du fond.

3 - L'exception d'illégalité

Le troisième apport de l'arrêt du 16 mai 2011 réside dans une précision relative à l'origine de l'illégalité du document d'urbanisme. Dans les décisions précédentes, le Conseil d'Etat s'était limité à autoriser le juge à procéder à une substitution de motifs sans apporter de précisions sur l'origine de cette illégalité. L'arrêt ici commenté comble cette lacune : l'illégalité du document d'urbanisme entraîne donc l'annulation de la décision d'opposition à travaux, "que le document d'urbanisme ait été illégal dès son adoption, ou que cette illégalité résulte d'un changement de dans les circonstances de droit ou de fait postérieures à cette adoption".

L'on fait, ainsi, application du principe dégagé par l'arrêt "Alitalia" qui impose à l'administration d'abroger les règlements illégaux (7). Cette obligation concerne les règlements devenus illégaux à la suite d'une modification des circonstances de fait ou de droit et s'étend aux règlements illégaux à la date de leur signature. Elle est, en revanche, subordonnée à une demande expresse de la part d'une personne intéressée.

Le Conseil d'Etat adapte, cependant, ce principe au droit de l'urbanisme. L'exception d'illégalité fondée sur un changement des circonstances de fait ou de droit peut être accueillie, alors même que le pétitionnaire n'aurait pas demandé à la collectivité d'abroger les dispositions litigieuses du document en question. Le tribunal administratif avait, pour sa part, fait une application rigoureuse de l'arrêt "Alitalia" : constatant que la société n'avait pas demandé à la commune de modifier le classement litigieux, les premiers juges ont rejeté, sans les examiner, les motifs avancés à l'appui de l'exception de l'illégalité. Le Conseil d'Etat censure cette démarche un peu trop rigoriste.

L'on ne peut qu'approuver cette solution, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Il serait, en effet, incongru de demander au pétitionnaire destinataire d'un refus d'autorisation de saisir la juridiction d'un recours dirigé contre ce refus et, simultanément, s'il entend exciper de l'illégalité du règlement d'urbanisme, de saisir la collectivité d'une demande d'abrogation des dispositions litigieuses de ce règlement. Cette démarche serait contraire au mécanisme même de l'exception d'illégalité qui demeure perpétuelle à l'encontre des règlements. La solution imposée par le tribunal administratif revenait à imposer au pétitionnaire de présumer du refus d'autorisation et privait le principe même de l'exception d'illégalité de toute efficacité.

En l'occurrence, l'exception d'illégalité reposait sur deux circonstances de fait postérieures à la délibération en question : d'une part, le conseil général avait opté pour un nouveau tracé de la déviation ; d'autre part, la commune aurait renoncé à son projet. En réglant l'affaire au fond, le Conseil n'a pas examiné cette dernière circonstance qui ne devait manifestement pas être suffisamment étayée. En revanche, il a examiné la première, mais pour la rejeter, confirmant, ainsi, une tendance jurisprudentielle lourde qui vise à garantir aux collectivités une marge de manoeuvre importante en matière d'urbanisme.

Le Conseil a considéré que la circonstance que le département ait, à la date de la décision d'opposition à travaux, sollicité l'ouverture des enquêtes publiques préalables à la déclaration d'utilité publique et parcellaire pour la réalisation d'un autre projet d'aménagement routier destiné à remédier aux mêmes difficultés de circulation que le projet de déviation de la route nationale, ne rendait pas illégal le classement du terrain en emplacement réservé. Le rejet de l'exception d'illégalité invoquée n'est pas surprenant : le seul fait de demander l'ouverture des enquêtes publiques pour la réalisation d'un autre projet routier ne constitue pas un abandon ferme et définitif du premier projet de déviation. Il faut rappeler, en effet, que la collectivité n'est jamais dans l'obligation de réaliser l'opération qui fait l'objet d'une déclaration d'utilité publique.

  • Clarification entre les règles relatives aux recours gracieux et contentieux et les règles relatives au retrait des permis de construire (CE 9° et 10° s-s-r., 5 mai 2011, n° 336893, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0957HQI)

L'arrêt du 5 mai 2011 opère une clarification entre les règles relatives aux recours gracieux et contentieux et les règles relatives au retrait des permis de construire. Il s'agit là d'un domaine assez délicat dans lequel cette clarification est la bienvenue.

Le thème de l'arrêt est on ne peut plus classique : un sous-préfet avait adressé au maire d'une commune un recours gracieux visant un arrêté de permis de construire. Le juge des référés du tribunal administratif a suspendu l'exécution de cet arrêté mais l'ordonnance de première instance a été réformée par la cour administrative d'appel. Celle-ci a estimé, en effet, que le recours gracieux préfectoral ne pouvait être accueilli puisqu'il avait été présenté plus de trois mois après l'édiction du permis de construire contesté. La cour faisait, ainsi, une application exclusive des dispositions du Code de l'urbanisme relative au retrait des permis de construire.

Avant d'apprécier la solution dégagée par le Conseil d'Etat, il convient de rappeler successivement les dispositions applicables.

1 - Les règles en jeu

L'article L. 2131-6 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L8661AAZ) précise que le préfet dispose d'un délai de deux mois pour déférer au tribunal administratif les actes des collectivités locales : "Le représentant de l'Etat dans le département défère au tribunal administratif les actes mentionnés l'article L. 2131-1 [du même code] (N° Lexbase : L2000GUM) qu'il estime contraires à la légalité dans les deux mois suivant leur transmission".

L'article R. 421-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3022ALI) fixe le régime des délais qui courent contre les décisions implicites de rejet. Le délai de recours est de deux mois mais l'intervention d'une décision explicite ouvre à nouveau ce délai : "Sauf disposition législative ou réglementaire contraire, le silence gardé pendant plus de deux mois sur une réclamation par l'autorité compétente vaut décision de rejet. Les intéressés disposent, pour se pourvoir contre cette décision implicite, d'un délai de deux mois à compter du jour de l'expiration de la période mentionnée au premier alinéa. Néanmoins, lorsqu'une décision explicite de rejet intervient dans ce délai de deux mois, elle fait à nouveau courir le délai du pourvoi".

Le Code de l'urbanisme organise un régime dérogatoire au retrait des actes individuels créateurs de droit. Depuis l'arrêt "Ternon", ceux-ci ne peuvent être retirés par leur auteur que pour cause d'illégalité et dans un délai de quatre mois à compter de leur édiction (8). Ils peuvent, également, être retirés à toute époque sur demande de leur bénéficiaire. L'article L. 424-5 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L3443HZK) réduit le délai de retrait des permis de construire : "Le permis de construire, d'aménager ou de démolir, tacite ou explicite, ne peut être retiré que s'il est illégal et dans le délai de trois mois suivant la date de cette décision. Passé ce délai, le permis ne peut être retiré que sur demande explicite de son bénéficiaire".

2 - Le cumul des règles de retrait et du régime du déféré

Les règles de retrait et le régime du déféré sont distinctes et doivent être interprétées à la lumière des principes fondamentaux du droit administratif. En l'espèce, le Conseil d'Etat invoque le principe dégagé par l'arrêt "Centre médico-pédagogique de Beaulieu" (9) et appliqué au déféré préfectoral (10) : hors les cas explicitement prévus par des dispositions législatives ou réglementaires particulières, toute décision administrative peut faire l'objet d'un recours administratif.

Après avoir rappelé ce principe, le Conseil d'Etat constate que les dispositions de l'article L. 424-5 du Code de l'urbanisme n'ont ni pour effet, ni pour objet d'y apporter une dérogation. Cet article déroge, en effet, exclusivement au régime général du retrait des actes individuels créateurs de droit. Il ne prévoit, en aucun cas, une quelconque limitation au principe du droit à exercer un recours gracieux. La Cour s'est appuyée sur le contenu de la demande du recours gracieux du préfet : ce recours ayant pour objet d'obtenir le retrait du permis contesté, elle ne l'a envisagé que sous l'angle du régime du retrait de permis. Elle a, ainsi, fait prévaloir un critère matériel en écartant les règles qui s'appliquent aux recours contentieux et gracieux, et qui relèvent d'un critère formel.

Le préfet peut donc toujours introduire un déféré ou un recours gracieux préalable, indépendamment du délai de trois mois prévu à l'article L. 424-5 du Code de l'urbanisme. Deux hypothèses se présentent. Si le préfet demeure inactif, l'article L. 424-5 prévaut : le permis ne peut être retiré que pour illégalité dans un délai de trois mois, ou sur demande du pétitionnaire sans condition de délai. Si le préfet exerce un recours gracieux, les règles du Code général des collectivités territoriales et du Code de justice administrative viennent se cumuler avec celles du Code de l'urbanisme. Si le délai de trois mois n'a pas encore expiré, le maire peut retirer le permis en s'inclinant devant les moyens soulevés par le préfet. Si le délai de trois mois a expiré, le maire ne peut que rejeter la demande mais, ainsi que le précise le Conseil d'Etat, le recours gracieux conserve alors une certaine utilité. Il peut permettre au maire de justifier de la légalité du permis : ce sera alors au préfet, éventuellement, d'admettre la légalité du permis et le caractère infondé de sa démarche. Le recours gracieux, qui ne manquera pas d'être porté à la connaissance du pétitionnaire, pourra, également, inciter ce dernier, s'il réalise le caractère illégal de son permis, d'en demander le retrait -décision possible à tout moment sur la demande du pétitionnaire- afin de solliciter une nouvelle autorisation, légale cette fois-ci.

Cette dernière possibilité ne doit pas être sous-estimée : tous les moyens de légalité soulevés à l'encontre d'un permis de construire et susceptibles d'en provoquer l'annulation juridictionnelle ne sont pas rédhibitoires pour le projet. Il peut suffire de modifier certaines caractéristiques du projet pour rendre le permis légal. Bien entendu, si le moyen est tiré, par exemple, du caractère incompatible de l'occupation permise par le projet avec les dispositions du PLU ou du POS, le pétitionnaire ne pourra qu'abandonner intégralement celui-ci.

La solution dégagée par le Conseil d'Etat aboutit à un résultat on ne peut plus classique. En l'espère, en effet, le recours gracieux a été déposé dans les deux mois de la transmission du permis en préfecture : il était donc recevable. Le maire n'a pas répondu et une décision implicite de rejet a été formée le 6 juin 2009. Toutefois, le 13 juin 2009, le maire a rejeté explicitement le recours gracieux. Conformément aux dispositions de l'article L. 421-2 du Code de justice administrative, ce courrier a fait de nouveau courir le délai de recours puisqu'il s'agissait d'une décision purement confirmative. Le Conseil d'Etat peut, ainsi, juger que le déféré, enregistré le 11 août 2009, n'avait pas été introduit tardivement. L'on rappellera utilement qu'un recours gracieux fait naître normalement une décision supplémentaire. Dans le cas présent, où un rejet explicite fait suite à un premier rejet implicite, ce sont finalement trois décisions qui devront être déférées à la censure du juge administratif : le permis initial, ainsi que les deux décisions nées du recours gracieux.

  • Annulation d'un projet d'aménagement touristique et portuaire implanté dans un espace remarquable (CE 1° et 6° s-s-r., 20 mai 2011, n° 325552, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0315HSH)

Le Conseil d'Etat aurait-il médité l'inoubliable "Ô temps, suspends ton vol" avant de statuer sur l'affaire portée devant lui par la communauté d'agglomération du lac du Bourget ? Il semble, en tous cas, avoir voulu préserver autant qu'il est possible le lac du Bourget sur les rives duquel Lamartine écrivit ses vers immortels. La collectivité, bien peu respectueuse des "riants coteaux" chantés par le poète, avait obtenu une autorisation d'installations et travaux divers, ainsi qu'une déclaration d'utilité publique portant sur un projet d'aménagement touristique et portuaire sur un lieu-dit : 16 000 m² d'aires de jeux et de loisir, un bassin de 4 500 m² d'une capacité de 60 bateaux de plaisance, le tout accompagné de la création d'aires de stationnement et de la construction d'un pavillon à usage de capitainerie et de bloc sanitaire. En somme, un bel exemple de ces réalisations du tourisme moderne qui ravissent les élus, justifient une belle cérémonie d'inauguration avec discours et petits fours et détruisent définitivement ce qui peut rester d'authenticité à un site, mais qui donnent la bonne conscience d'avoir contribué au "développement économique".

Deux associations de défense de l'environnement et un particulier avaient obtenu l'annulation des deux actes en première instance et en appel (11). Présentant les mêmes questions à juger, les pourvois ont fait l'objet d'une jonction. La collectivité n'avait évidemment pas attendu l'issue de la procédure pour réaliser son projet. Le Conseil d'Etat a donc été contraint de se prononcer sur deux questions distinctes : la légalité des actes attaqués, d'une part, et la remise en état du site, d'autre part. Il donne raison aux associations sur les deux points.

1 - Le lac du Bourget est un site remarquable

Les articles L. 146-6 (N° Lexbase : L8034IMI) et R. 146-1 (N° Lexbase : L1345IN7) du Code de l'urbanisme imposent la préservation des sites ou paysages remarquables lorsqu'ils sont nécessaires au maintien des équilibres biologiques, ou lorsqu'ils présentent un intérêt écologique. Ne peuvent y être implantés, après enquête publique, que des aménagements légers nécessaires à leur gestion ou à leur mise en valeur (chemins, objets mobiliers).

La première question qui se pose est celle de la qualification juridique des faits, dans des termes quasi identiques à ceux de l'arrêt de principe (12). En l'espèce, le site en question ne pouvait qu'être qualifié de site remarquable : situé dans une zone de protection des monuments naturels et des sites, il s'agit d'un secteur non urbanisé, inscrit, de surcroît dans le périmètre d'une ZNIEFF (zone naturelle d'intérêt écologique faunistique et floristique) et d'une zone importante pour la conservation des oiseaux. Au vu du cumul de ces critères objectifs, le Conseil d'Etat écarte ici toute erreur de qualification juridique des faits.

Il en va de même, et de manière encore plus objective, de la question de la qualification des installations. Etant donné leur ampleur, il aurait été inconcevable de les qualifier d'aménagements légers aux sens des articles précités.

L'erreur de droit invoquée par la communauté de communes est, également, rejetée. Celle-ci reprochait à l'arrêt de n'avoir pas procédé à un contrôle total du bilan de l'utilité publique du projet. L'arrêt du Conseil d'Etat vient utilement rappeler que la légalité d'une déclaration d'utilité publique ne s'apprécie pas exclusivement au regard de la théorie du bilan. Celle-ci ne constitue, en effet, qu'une modalité particulière du contrôle de la qualification juridique des faits. Avant d'apprécier la motivation propre de l'utilité publique d'un projet dans son ensemble, le juge apprécie toujours les autres moyens de légalité, l'appréciation de l'utilité publique n'intervenant qu'en dernier. Dès lors, il suffit que des moyens de légalité interne à justifient l'annulation de la déclaration d'utilité publique pour que le juge puisse légalement se dispenser d'appliquer intégralement la théorie du bilan, ce moyen étant alors surabondant. C'est précisément ce que rappelle l'arrêt du 20 mai 2011 : la déclaration d'utilité publique était illégale du fait de la qualification du site et des installations.

De même, le Conseil écarte-t-il très logiquement le moyen dirigé contre l'arrêt statuant sur le contentieux de l'autorisation tiré du manque de contrôle de l'utilité publique du projet. L'arrêt souligne justement que la légalité intrinsèque de l'autorisation n'est pas subordonnée à l'utilité publique du projet. Il s'agit, en effet, de deux actes liés mais distincts dont la légalité doit être appréciée de manière séparée. Les deux actes sont nécessaires à la réalisation de l'opération mais la légalité de l'autorisation de travaux n'est pas subordonnée à la déclaration d'utilité publique.

2 - La remise en état du site ne porte pas atteinte à l'intérêt public

Depuis plusieurs années, la règle traditionnelle de l'intangibilité de l'ouvrage public subit un recul sensible. L'arrêt "Denard" (13) y a ouvert une brèche et l'arrêt "Commune de Clans" (14) a définitivement abolit le principe de l'intangibilité, en attribuant au juge le soin d'apprécier si l'ouvrage public illégalement implanté doit être détruit ou conservé. L'arrêt du 20 mai 2011 reprend le considérant de principe de l'arrêt de 2003 qui donne au juge le pouvoir de décider des conséquences concrètes de sa décision sur le fondement de l'article L. 911-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3329ALU).

Le Conseil confirme que la régularisation de l'ouvrage est impossible : l'opération doit en, effet, être appréhendée dans son ensemble, même si certains aménagements sont de petite dimension. On ne peut qu'approuver une telle position : les aménagements ayant fait l'objet d'une seule autorisation portant sur l'ensemble de l'opération, la régularisation ne peut qu'être appréciée dans son ensemble. En effet, l'aménagement constitue une opération globale qui ne se limite pas à la somme des éléments qui la constituent.

L'arrêt rejette ensuite le moyen tiré du zonage "Natura 2000" et de la Convention de Ramsar du 2 février 1971, relative aux zones humides d'importance internationale particulièrement comme habitats de la sauvagine (N° Lexbase : L4395IQT). Le moyen avait un caractère tautologique un peu curieux et le Conseil relève justement que ces modifications de zonage sont le résultat de la réalisation des travaux. Il rappelle, en outre, que ces zonages sont dépourvus de valeur réglementaire ou d'effets juridiques directs et confirme que le caractère remarquable du site provient de ses caractéristiques intrinsèques.

Enfin, la suppression des installations ne porte pas une atteinte excessive, malgré le coût de construction, à l'intérêt général. En particulier, le fait que la construction du port de plaisance n'a pas répondu à un véritable intérêt général puisque les bateaux peuvent être remisés à sec et que l'amarrage irrégulier le long du canal de Savières n'a pas pris fin. Cette dernière considération est importante car des ouvrages sont souvent justifiés par la nécessité de remédier à des inconvénients alors qu'une étude objective des circonstances de l'espèce permettrait de constater que le nouvel aménagement ne mettra pas fin à ces situations. C'est ainsi que de nombreux projets routiers, censés fluidifier la circulation, ne font qu'accroître le trafic sans véritablement apporter un remède aux difficultés rencontrées. L'on déplace le problème ou l'on en change la nature sans avoir apporter de solutions.

Le site devra donc être remis en état. Lamartine doit s'en féliciter.

Arnaud Le Gall, avocat au barreau de Caen et Maître de conférences à l'Université de Caen


(1) TA Melun, 13 novembre 2008, n° 0505204 (N° Lexbase : A5774EX7).
(2) CE, Sect., 8 juin 1990, n° 93191 et n° 93193, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5623AQC).
(3) CE, Sect., 7 février 2008, n° 297227, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7166D48), BJDU 5/99, concl. Courrèges, p. 382.
(4) CE, Sect., 7 février 2008, n° 297227, précité ; CE 1° et 6° s-s-r., 31 mars 2010, n° 313762, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4177EUA).
(5) CE 1° et 6° s-s-r., 30 décembre 2009, n° 319942, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0419EQL).
(6) CE, Sect., 6 février 2004, n° 240560, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3388DB4).
(7) CE, Ass., 3 février 1989, n° 74052, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0651AQ8), Recueil, p. 44.
(8) CE, Ass., 26 octobre 2001, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1913AX7), Recueil, p. 497.
(9) CE, Sect., 10 juillet 1964, Centre médico-pédagogique de Beaulieu, n° 60408, Recueil, p. 399.
(10) CE 3° et 5° s-s-r., 16 mai 1984, n° 19816, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5978ALY), Recueil, p. 182.
(11) CAA Lyon, 1ère ch., 18 décembre 2008, n° 07LY01589 (N° Lexbase : A7547ECI).
(12) CE, 4 avril 1914, n° 55125, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2800B7T), Recueil, p. 488.
(13) CE, Sect, 19 avril 1991, n° 78275, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9908AQZ), Recueil, p. 148.
(14) CE, Sect, 29 janvier 2003, n° 245239 (N° Lexbase : A0493A7E), RFDA, 2003, p. 477.

newsid:424339

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.