Réf. : Cass. soc., 16 novembre 2011, n° 11-13.256, FS-P+B (N° Lexbase : A9402HZA)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane
le 01 Décembre 2011
Résumé
Lorsque des salariés travaillent simultanément dans plusieurs entreprises, ils doivent, conformément aux articles L. 2314-16 (N° Lexbase : L2618H9T) et L. 2324-15 (N° Lexbase : L9759H8X) du Code du travail, choisir celle dans laquelle ils font acte de candidature. |
Commentaire
I - L'éligibilité des salariés à temps partiel travaillant simultanément dans deux entreprises
Le salarié qui entend se porter candidat aux élections professionnelles dans l'entreprise doit respecter un certain nombre de conditions établies par le Code du travail.
Spécialement, s'agissant des élections des délégués du personnel et du comité d'entreprise, les articles L. 2314-16 et L. 2324-15 du Code du travail imposent que le salarié soit électeur et âgé de dix-huit ans pour être candidat. Le salarié doit disposer d'une ancienneté d'un an dans l'entreprise (1), quand bien même le travail durant cette période aurait été intermittent (2), et quand bien même le contrat de travail du salarié aurait été suspendu durant cette année d'ancienneté (3).
A ces règles s'ajoutent des dispositifs de lutte contre les conflits d'intérêts qui pourraient survenir en cas de trop grande proximité entre le salarié élu et l'employeur. Ainsi, ces textes prévoient également que ne peuvent être élus les "conjoints, partenaires d'un PACS, concubin, ascendants, descendants, frères, soeurs et alliés au même degré de l'employeur". On peut enfin relever que, même si cette question fait parfois débat dans le domaine politique, aucune restriction ne s'oppose à ce qu'un salarié étranger soit candidat aux élections.
L'ensemble de ces conditions d'éligibilité s'apprécie à la date de l'élection (4) faute de quoi le scrutin peut être annulé. Le contentieux relatif à l'électorat est soumis au juge d'instance (5), sachant que, depuis 2009, les décisions du tribunal d'instance en matière d'électorat sont susceptibles de pourvoi en cassation (6).
Certaines conditions plus spécifiques sont cependant applicables lorsque le salarié travaille ou a un lien avec plusieurs entreprises.
Ces règles particulières concernent au premier chef les travailleurs temporaires qui, salariés de l'entreprise de travail temporaire, travaillent effectivement dans une entreprise utilisatrice. La Chambre sociale juge à leur égard qu'étant électeur dans l'entreprise de travail temporaire, ils ne peuvent être électeurs dans l'entreprise utilisatrice alors même que leur mission présenterait un caractère permanent (7). N'étant pas électeurs, ils ne peuvent être éligibles dans l'entreprise utilisatrice.
Des règles particulières encadrent également l'éligibilité des salariés mis à disposition ou détachés dans une entreprise utilisatrice. Pour l'essentiel, le régime de l'électorat et de l'éligibilité des salariés mis à disposition est aujourd'hui établi par les articles L. 2314-18-1 (N° Lexbase : L3815IBW) et L. 2324-17-1 (N° Lexbase : L3756IBQ) du Code du travail. Ces textes imposent une ancienneté de vingt-quatre mois dans l'entreprise pour y être éligible. Surtout, le second alinéa de chacun de ces textes impose au salarié mis à disposition de faire un choix. Le salarié bénéficie d'une véritable option électorale puisqu'il peut choisir, selon des critères et des modalités qui n'ont pas été établies par le texte (8), entre voter dans son entreprise d'origine ou voter dans l'entreprise utilisatrice (9). Là encore, les critères de l'électorat conditionneront les règles d'éligibilité si bien que le salarié ne pourra être élu représentant du personnel que dans l'une des entreprises.
Enfin, une dernière situation particulière a été envisagée par le second alinéa des articles L. 2314-16 et L. 2324-15 du Code du travail. Ces textes disposent, en effet, que "les salariés travaillant à temps partiel simultanément dans plusieurs entreprises ne sont éligibles que dans l'une de ces entreprises. Ils choisissent celle dans laquelle ils font acte de candidature". C'est l'application de cette règle qui faisait débat dans l'affaire sous examen.
Dans cette affaire, deux cadres étaient employés par deux employeurs. Ils avaient, d'une part, conclu un contrat de travail à durée indéterminée avec une société et, d'autre part, été engagés, à nouveau par contrat à durée indéterminée, par une association. Après avoir été élus représentants du personnel au sein de la société, ces salariés s'étaient portés candidats aux élections professionnelles au sein de l'association. L'association introduisit une requête devant les juges d'instance afin de faire annuler ces candidatures.
Le tribunal d'instance débouta l'association de cette demande. En effet, faute de clauses spécifiques dans les contrats de travail, les juges du fond estimèrent que ces contrats ne pouvaient être qualifiés de contrats de travail à temps partiel. Ils relevèrent, en outre, que les bulletins de salaire de ces salariés comportaient la mention de l'existence d'une convention de forfait-jours sur l'année, forfait-jours rendant impossible toute assimilation à une catégorie de travailleur à temps complet ou à temps partiel.
Par un arrêt rendu le 16 novembre 2011, la Chambre sociale de la Cour de cassation casse et annule cette décision au visa des articles L. 2314-16 et L. 2324-15 du Code du travail. Estimant que les juges d'instance avaient justifié leur décision par des "motifs inopérants", la Chambre sociale énonce, de manière très générale, que "lorsque des salariés travaillent simultanément dans plusieurs entreprises, ils doivent, conformément aux articles L. 2314-16 et L. 2324-15 du Code du travail, choisir celle dans laquelle ils font acte de candidature".
Cette solution peut surprendre si l'on s'en tient à une lecture stricte des textes visés. Elle peut cependant s'expliquer par l'analyse de l'esprit de ces textes, analyse qui présente les caractéristiques d'une interprétation réaliste des règles en la matière.
II - L'extension des règles d'éligibilité à tout salarié multi-actif ?
Formellement, la décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation peut étonner. En effet, les articles L. 2314-16 et L. 2324-15 du Code du travail sont très clairs et n'appellent, à première vue, aucune interprétation : seuls les salariés engagés à temps partiel doivent choisir entre l'éligibilité dans l'une ou l'autre des entreprises. La qualification de contrat de travail à temps partiel est déterminée avec précision par le Code du travail : est considéré comme travailleur à temps partiel le salarié dont le temps de travail est inférieur à la durée légale de travail, durée calculée le cas échéant sur la semaine, le mois ou l'année (10). Surtout, le contrat de travail à temps partiel doit en principe être écrit et comporter des clauses spécifiques relatives à "la durée hebdomadaire ou mensuelle prévue et [...] la répartition de la durée du travail entre les jours de la semaine ou les semaines du mois" (11).
Manifestement, les salariés concernés n'avaient pas conclu de contrat de travail à temps partiel. Ce sentiment était d'ailleurs renforcé par l'existence de conventions de forfait qui paraissent matériellement inconciliables avec toute idée de décompte du temps. A vrai dire, si l'on comprend que la Chambre sociale ait pu rendre la décision commentée, comme nous le verrons plus loin, il reste difficilement explicable qu'elle ait jugé ce motif "inopérant". Les contrats n'étaient pas des contrats à temps partiel, les règles des articles L. 2314-16 et L. 2324-15 ne pouvaient littéralement trouver à s'appliquer.
S'il s'agit donc incontestablement d'une interprétation extensive de ces textes, la Chambre sociale fait cependant preuve d'un certain réalisme. Cette approche très pragmatique impose cependant de s'interroger sur la portée de la règle invoquée.
Matériellement, lorsque un salarié travaille dans deux entreprises différentes, l'un des contrats est nécessairement conclu à temps partiel, quand bien même les clauses des contrats de travail ne le prévoiraient pas. En effet, si les deux contrats de travail étaient conclus à temps complet, le salarié serait mathématiquement amené à travailler deux fois trente-cinq heures par semaine, soit soixante-dix heures. Or, au-delà du fait qu'une telle quantité de travail ne peut que rarement être effectivement assurée par un travailleur, y compris s'il s'agit d'un travailleur indépendant ou d'un salarié au forfait qui ne sont pas tenus à des limites horaires maximales, le code du travail prévoit, pour les dérogations les plus étendues, qu'en aucun cas un salarié ne peut travailler plus de soixante heures par semaine (12). Nécessairement, en pratique, l'un des contrats au moins était exécuté à temps partiel, ce qui explique que le juge puisse imposer le choix de l'éligibilité dans l'une ou l'autre des entreprises.
La rédaction de la motivation adoptée par la Chambre sociale de la Cour de cassation comporte cependant une généralité un peu gênante. En effet, le motif décisoire reprend, peu ou prou, la rédaction des articles L. 2314-16 et L. 2324-15 du Code du travail, mais omet la mention des travailleurs à temps partiels. Par voie de conséquence, la règle utilisée par la Chambre sociale est nettement plus générale et semble signifier que, du moment qu'un salarié travaille pour le compte de deux entreprises, quelles qu'en soient les conditions, il ne peut être éligible que dans l'une ou l'autre des entreprises. D'une certaine manière, la Chambre sociale semble donc poser un principe général applicable à toute situation de double emploi.
Doit-on cependant s'émouvoir d'une telle extension ? Rien n'est moins sûr. En effet, comme nous l'avons vu, les différentes hypothèses de double emploi ou de double appartenance à plusieurs entreprises que sont le détachement, la mise à disposition, le travail temporaire ou, encore, le travail à temps partiel dans plusieurs entreprises, sont toutes encadrées par le législateur qui, soit interdit l'éligibilité dans l'une des entreprises, soit impose une option au salarié entre l'une ou l'autre des entreprises. Il n'y avait donc qu'un pas à faire pour extraire, par un procédé d'induction amplifiante, une règle générale applicable à toute situation de double emploi.
(1) Sachant qu'une décision appréciait cette ancienneté au niveau du groupe, décision cependant trop ancienne pour qu'il soit certain qu'elle serait aujourd'hui confirmée, v. Cass. soc., 8 juillet 1997, n° 96-60.295, publié (N° Lexbase : A2310ACK).
(2) Cass. soc., 3 décembre 2002, n° 01-60.506, inédit (N° Lexbase : A1759A4W) ; Cass. soc., 3 octobre 2007, n° 06-60.063, F-P+B (N° Lexbase : A6651DYY).
(3) Cass. soc., 26 septembre 2002, n° 01-60.708, publié (N° Lexbase : A5095AZQ).
(4) Cass. soc., 30 octobre 2001, n° 00-60.341, inédit (N° Lexbase : A9903AWP).
(5) C. trav., art. L. 2314-25 (N° Lexbase : L2644H9S) et L. 2324-23 (N° Lexbase : L9776H8L).
(6) Cass. soc., 23 septembre 2009, n° 08-60.535, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2423ELC) et les obs. de G. Auzero, Les litiges préélectoraux désormais soumis à la Cour de cassation, Lexbase Hebdo n° 366 du 8 octobre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N0715BMG) ; Dr. soc., 2010, p. 161, note Petit ; SSL, 2009, n° 1415, p. 7, avis J. Duplat. Les effets du revirement opéré par cet arrêt ont cependant été aménagés par la Chambre sociale, v. Cass. soc., 26 mai 2010, n° 09-60.400, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7362EXX) et les obs. de Ch. Radé, L'aménagement des effets d'un revirement de jurisprudence : la Chambre sociale de la Cour de cassation ouvre la voie, Lexbase Hebdo n°409 du 22 septembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N0948BQ8.
(7) Cass. soc., 28 février 2007, n° 06-60.171, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4007DUX).
(8) Y. Pagnerre, G. Saincaize, L'intégration des salariés mis à disposition : nouvelles conditions, nouveaux effets, JCP éd. S, 2009, 1368.
(9) La Cour de cassation a eu l'occasion d'apporter une première précision au fonctionnement de ce droit d'option en jugeant que le choix du salarié s'effectue au moment où sont organisées les élections dans l'entreprise utilisatrice, peu important qu'il ait pu voter aux élections précédemment organisées dans son entreprise d'origine. V. Cass. soc., 26 mai 2010, n° 09-60.400, FS-P+B+R, préc..
(10) C. trav., art. L. 3123-1 (N° Lexbase : L0404H9T).
(11) C. trav., art. L. 3123-14 (N° Lexbase : L3882IBE).
(12) En principe, le maxima est fixé à quarante-huit heures par l'article L. 3121-35 du Code du travail (N° Lexbase : L0329H93). Cependant, des exceptions très encadrées peuvent porter cette durée maximale à soixante heures en cas de "circonstance exceptionnelle entraînant temporairement un surcroît extraordinaire de travail" (C. trav., art. L. 3121-35 et R. 3121-23 N° Lexbase : L6129IMX). Quand bien même cette exception serait avancée, elle ne permettrait pas d'atteindre les soixante-dix heures. Surtout, cette exception est nécessairement temporaire si bien qu'elle ne pourrait dans tous les cas justifier que de tels horaires soient permanents.
Décision
Cass. soc., 16 novembre 2011, n° 11-13.256, FS-P+B (N° Lexbase : A9402HZA) Cassation, TI Lunéville, cont. des élections professionnelles, 18 février 2011 Textes visés : C. trav., art. L. 2314-16 (N° Lexbase : L2618H9T) et L. 2324-15 (N° Lexbase : L9759H8X) Mots-clés : élections du personnel, éligibilité, travail à temps partiel, option du salarié, multi-activité Liens base : (N° Lexbase : E1625ETD) |
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