La lettre juridique n°295 du 6 mars 2008 : Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - mars 2008

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N3501BEE

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par Frédéric Dal Vecchio, Juriste-Fiscaliste et Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Juriste-Fiscaliste, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique débute par la portée à conférer, en droit fiscal, à la publicité entourant la cession ou la concession d'un brevet et à la remise en cause rétroactive, par l'administration, d'un avantage fiscal (1). Puis, en matière de report en arrière des déficits (carry-back), sont abordés la possibilité d'imputer un déficit sur un bénéfice issu d'un redressement et le délai dont peut se prévaloir, alors, le contribuable pour introduire sa réclamation (2). Enfin, le Conseil d'Etat fait évoluer sensiblement sa jurisprudence "Sife" quant à la notion d'immobilisation incorporelle et admet la possibilité d'amortir une marque acquise à certaines conditions (3).
  • Concession d'exploitation d'un brevet : portée de la publicité exigée par le Code de la propriété intellectuelle et remise en cause rétroactive par l'administration d'un avantage fiscal (CE 3° et 8° s-s-r., 14 janvier 2008, n° 301239, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ M. Serras-Paulet N° Lexbase : A1133D4Q)

Le litige opposant le contribuable, ingénieur-conseil de son état, à l'administration avait trait à l'application, en 1993, du régime de taxation forfaitaire au taux de 16 % aux redevances d'exploitation de brevets (CGI, art. 39 terdecies, version du 31 décembre 1991 N° Lexbase : L1449HLA ; CGI, art. 93 quater, version du 4 juillet 1992 N° Lexbase : L1997HLK). Après annulation, par la cour administrative d'appel de Paris, du jugement rendu par le tribunal administratif (CAA Paris, 5ème ch., 22 décembre 2006, n° 05PA04961 [LXB=]), le Conseil d'Etat, saisi au moyen d'un pourvoi en cassation émanant du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, prend position, d'une part, quant à la portée, en droit fiscal, de la publicité prévue par l'article L. 613-9 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3594ADH) (1) ; d'autre part, quant à la remise en cause rétroactive, par l'administration, d'un avantage fiscal que le contribuable tient de la loi (2).

1. Portée de la publicité de l'article L. 613-9 du Code de la propriété intellectuelle

Les faits de l'espèce rapportent que le vérificateur a remis en cause l'application du régime de taxation forfaitaire au motif qu'il ne lui a été présenté aucun contrat de concession de brevet au cours de la vérification de comptabilité dont le contribuable a fait l'objet.

Aux termes de l'article L. 613-9 du Code de la propriété intellectuelle : "Tous les actes transmettant ou modifiant les droits attachés à une demande de brevet ou à un brevet doivent, pour être opposables aux tiers, être inscrits sur un registre, dit registre national des brevets, tenu par l'Institut national de la propriété industrielle". Selon la jurisprudence judiciaire, cette formalité doit être satisfaite même en cas de fusion de sociétés emportant transmission universelle de patrimoine (1) (CA Paris, 4ème ch., sect. A, 29 mai 2002, n° 2001/05850, Société Ronis SA c/ Société Systec Pos Technology GmbH N° Lexbase : A1271A3H).

Quelle portée accorder à cette formalité de publicité ? L'administration fiscale était-elle en droit de considérer que son accomplissement constituait une condition de fond ad validitatem du contrat de concession conclu entre le contribuable concédant et l'entreprise concessionnaire ?

La réponse du Conseil d'Etat est sans équivoque : l'inscription de l'acte n'est pas une condition de validité de la convention conclue entre les parties. Elle ne "concerne que les contestations nées du droit de la propriété industrielle". Et au cas particulier, l'administration ne pouvait se prévaloir d'aucun droit de cette nature concurrent avec celui du contribuable. Par conséquent, "en jugeant que le défaut d'enregistrement sur le registre prévu à l'article précité de la convention d'exploitation de brevet [...] ne pouvait fonder à lui seul le refus de l'administration d'imposer selon le régime des plus-values à long terme les redevances versées au contribuable en 1993, la cour n'a pas commis une erreur de droit".

Cette décision est conforme à ce que son homologue judiciaire a déjà jugé et doit être approuvée. Ainsi, dans une décision du 18 décembre 2001 (Cass. com., 18 décembre 2001, n° 99-11.183, F-D N° Lexbase : A7138AXN), la Cour de cassation a dit pour droit que "l'inscription d'un acte transmettant les droits attachés à un brevet au registre national des brevets, n'est pas une condition de validité de l'acte mais a pour seul objet l'opposabilité de cette cession aux tiers".

Elle est, à nouveau, la parfaite démonstration que le droit fiscal est un droit de superposition : le Doyen Carbonnier (2) avait déjà évoqué cette distinction cardinale entre les droits substantiels (3) -dont le droit civil et le droit commercial- et les droits de mise en oeuvre.

A n'en pas douter, le droit fiscal fait partie de cette dernière catégorie si, toutefois, l'administration fiscale ne se méprend pas quant à l'interprétation du texte susvisé : à défaut d'une conception propre à la matière fiscale, il faut alors se référer au droit de la propriété intellectuelle qui n'accorde pas, à la formalité de l'article L. 613-9 du Code de la propriété intellectuelle, une portée autre que celle consacrée par la présente décision.

2. Rétroactivité de la loi fiscale

Si l'article 2 du Code civil (N° Lexbase : L2227AB4) précise que la loi ne dispose que pour l'avenir, il n'aura échappé à aucun juriste que le législateur ne se prive pas d'adopter la solution inverse -spécifiquement en droit fiscal (4)- au nom de "l'intérêt général" (2.1). L'arrêt "Serras-Paulet" relance le débat quant à la portée de la rétroactivité en droit fiscal spécifiquement lorsque l'administration entend remettre en cause rétroactivement un avantage fiscal que le contribuable tient de la loi (2.2).

2.1. La légitimité de la rétroactivité en droit fiscal

C'est au nom de "l'intérêt général", notion pour le moins évanescente, que le législateur peut être amené à valider rétroactivement des actes administratifs. La rétroactivité est une bouée de sauvetage des autorités publiques en permettant un certain nombre de contorsions (5) afin de mettre un terme à des "incertitudes" (6) tenant aux conséquences financières issues d'une décision rendue par le juge de l'impôt. L'article 43 de la loi de finances rectificative pour 2004 (N° Lexbase : L5204GUB) est l'un des exemples les plus topiques : le Parlement mettra un terme à la jurisprudence du Conseil d'Etat adoptée moins de six mois auparavant quant à la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture sacrifiant ainsi les droits des contribuables au nom de l'équilibre budgétaire (7) (CE Contentieux, 7 juillet 2004, n° 230169, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ SARL Ghesquière Equipement N° Lexbase : A0698DD9 ; V. note de J.-L. Pierre (8), Dr. fisc., 2005, comm. 302).

Les avis quant à la légitimité de la rétroactivité restent aujourd'hui très partagés : si certains auteurs tentent d'en justifier le concept (9) (A. Lievre-Gravereaux, La rétroactivité de la loi fiscale Une nécessité en matière de procédures, L'Harmattan, collection Finances publiques, 2007), d'autres y sont ouvertement hostiles (10).

Quelle que soit l'opinion adoptée par la doctrine, cette notion, souvent mal comprise par les contribuables, resurgit régulièrement lors des contentieux les opposant à l'administration fiscale : ainsi, quant au fait générateur -fixé au 31 décembre- de contributions sociales adoptées par le Parlement le 23 décembre 1998, il fut récemment jugé que l'administration était bien fondée à assujettir le contribuable à ces nouveaux prélèvements, quand bien même l'entreprise individuelle du requérant aurait clôturé ses comptes le 31 mai 1998 et qu'il n'avait pu alors en apprécier la portée, puisque ces derniers n'existaient pas encore dans l'ordonnancement juridique (CAA Nantes, 1ère ch., 1er octobre 2007, n° 06NT00623, M. et Mme Robert Cadiou N° Lexbase : A6182DZY).

C'est un exemple de ce que la doctrine appelle "la petite rétroactivité" (11), inhérente au régime d'adoption de nos lois de finances en France (Céline Bas, Le fait générateur de l'impôt, L'Harmattan, collection Finances publiques, 2007, p. 166).

Il est regrettable que la jurisprudence du juge de l'impôt administratif n'accepte pas de remettre en cause la rétroactivité de la loi fiscale au nom du principe de sécurité juridique issu du droit communautaire (CJCE, 11 juin 1991, aff. C-307/89, Commission des Communautés européennes c/ République française N° Lexbase : A9342AUK), dès lors que les dispositions de la loi de finances ne constituent pas une mise en oeuvre du droit communautaire (CAA Paris, 2ème ch., 11 juillet 2003, n° 98PA01676, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société Moet-Hennessy-Louis Vuitton (LVMH) N° Lexbase : A6120C9K ; CE Contentieux, 30 novembre 1994, n° 128516, Société civile immobilière Résidence Dauphine N° Lexbase : A3582ASH).

2.2. Le caractère rétroactif de la remise en cause d'un avantage fiscal obtenu par un contribuable qui cesse de remplir les conditions de son obtention ne peut résulter que de dispositions explicites de la loi

L'action de l'administration est loin de se limiter à "inviter" le législateur à adopter une loi rétroactive -parfois sous couvert d'une interprétation (12)- : elle peut également tenter, devant les juridictions, de remettre en cause rétroactivement un avantage fiscal que le contribuable tient de la loi.

Dans cette hypothèse, l'arrêt "Serras-Paulet" formule une réponse sans aucune équivoque possible : il ne peut y avoir de remise en cause à caractère rétroactif dès lors que la loi fiscale ne l'a pas explicitement formulée.

Par conséquent, "le contribuable qui cesse de remplir la condition prévue par cet article conserve le bénéfice de l'avantage fiscal obtenu les années qui précèdent celle au cours de laquelle il a cessé de remplir les conditions auxquelles est subordonné le bénéfice du régime des plus-values à long terme".

En effet, selon les dispositions combinées des articles 39 terdecies et 93 quater applicables aux faits de l'espèce, le régime de taxation forfaitaire de 16 % ne pouvait s'appliquer que si l'année de création de l'entreprise cessionnaire de la licence exclusive d'exploitation d'un brevet déposé par le contribuable, et les deux années suivantes, l'exploitation des droits concédés représentait au moins la moitié du chiffre d'affaires de l'entreprise.

Par conséquent, la cour administrative d'appel de Paris n'a pas méconnu le droit dès lors qu'elle a constaté que cette condition relative au pourcentage de chiffre d'affaires n'était remplie qu'au titre de la première année de concession uniquement.

En effet, l'article 93 quater du CGI ne subordonnait pas l'avantage fiscal au respect des conditions susvisées pendant toute la période considérée. En d'autres termes, à défaut d'une disposition législative expresse, l'avantage fiscal perçu au titre de la première année n'avait pas à être remis en cause parce que le contribuable ne remplissait plus les conditions susvisées les deux années suivantes.

Il est sain que le Conseil d'Etat ait réservé la remise en cause d'un avantage fiscal à une position clairement affirmée en ce sens par le législateur : la volonté affichée par les autorités publiques, de faire évoluer les relations entre l'administration et les contribuables, commande de ne pas laisser ces derniers s'adonner aux arts divinatoires pour tenter de percer le mystère de la rédaction législative soulevé, a posteriori et à dessein, par l'administration fiscale.

  • Report en arrière des déficits : du bon exercice du carry-back (CE 9° et 10° s-s-r., 19 décembre 2007, n° 285588, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société anonyme Vérimédia N° Lexbase : A1488D3I)

Les entreprises françaises soumises à l'impôt sur les sociétés ont un choix à exercer quant à la gestion de leurs déficits : les reporter en avant sans limitation de durée depuis la loi de finances pour 2004 (13) (loi n° 2003-1311, art. 89 N° Lexbase : L6348DM3) ou les reporter en arrière depuis l'adoption de l'article 19 de la loi de finances pour 1985 codifié à l'article 220 quinquies du CGI (N° Lexbase : L3412HNP). A ce titre, l'entreprise peut imputer les déficits qu'elle constate sur les bénéfices des trois exercices précédents. Cette créance de carry-back, qui offre un certain nombre d'avantages par rapport au régime du report en avant des déficits, constitue une augmentation de l'actif net non imposable. Elle est alors imputable sur l'IS ou, au terme d'une période de cinq ans, peut être remboursée par le Trésor. La créance de carry-back peut également être mobilisée auprès d'un établissement financier dans certaines conditions (CGI ann. III, art. 46 quater-0 U N° Lexbase : L8526HLD, C. mon. fin., art. L. 313-23 N° Lexbase : L9256DYH à L. 313-35). La Haute juridiction administrative confirme l'illégalité de l'article 46 quater-0 S annexe III au CGI (N° Lexbase : L8523HLA) déjà relevée par la cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 3ème ch., 15 décembre 1994, n° 94PA00140, Ministre du budget c/ SA Drouet et Cie N° Lexbase : A9987BHD)

A la suite d'une remise en cause de l'exonération prévue au profit des entreprises nouvelles instituée par l'article 44 sexies du CGI (N° Lexbase : L4651HW8) dont s'était prévalue la société Vérimédia au titre des années 1991 et 1992, l'administration a procédé à la mise en recouvrement, le 31 décembre 1997, du supplément d'impôt découlant du redressement. La contribuable a alors formulé en janvier 1998 une option pour le carry-back portant sur le déficit de l'exercice 1994 sur les bénéfices rectifiés par l'administration fiscale des exercices 1991 et 1992.

Cette décision rendue après saisine de la juridiction d'appel (CAA Paris, 2ème ch., 29 mars 2006, n° 04PA03257, Société Vérimédia N° Lexbase : A3187DPQ ; CAA Paris, 2ème ch., 29 juin 2005, n° 04PA03257, Société Vérimédia N° Lexbase : A3716DKT) permet d'éclaircir deux aspects relevant du fond (1) et de la procédure (2).

1. La possibilité d'imputer un déficit en arrière sur des bénéfices issus d'un redressement : Ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus...

L'article 220 quinquies du CGI n'ayant pas opéré de distinction entre les bénéfices déclarés par le contribuable et ceux issus d'un redressement -que ce soit au titre d'un rehaussement de bénéfices ou d'une remise en cause d'une exonération d'impôt (contra : TA Paris, 21 mars 2000, n° 95-4279, Société RDG Plus, RJF, 2000 n° 911)-, le Conseil d'Etat en tire la conséquence juridiquement exacte que la requérante était, sur le fond du droit, bien fondée à déposer une réclamation visant à reporter le déficit de l'année 1994 sur les résultats des années 1991 et 1992 devenus bénéficiaires à la suite du redressement notifié par l'administration fiscale (comp. : CAA Bordeaux, 3ème ch., 28 janvier 2003, n° 00BX02223, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société Sodere N° Lexbase : A6723A77).

Cette solution, qui doit être approuvée, est comparable à celle admise par le Conseil d'Etat dans l'hypothèse où les déficits sont reportés en avant sur des bénéfices issus de résultats redressés par l'administration fiscale (14) (CE Contentieux, 29 octobre 1990, n° 51067, SARL Entreprise Rabadan N° Lexbase : A4659AQM).

2. Le dépôt de la réclamation dans les délais visés par l'article R. 196-1 du LPF ou R. 196-3 du LPF en fonction de l'objet de la reprise

Il est de jurisprudence constante que l'option pour le report en arrière des déficits est analysée comme étant une réclamation au sens de l'article L. 190 du LPF (N° Lexbase : L5858HIS ; CE Contentieux, 30 juin 1997, n° 178742, Ministre délégué au Budget c/ Société anonyme Sectronic N° Lexbase : A0501AEB).

Cette réclamation doit, aux termes de l'article R. 196-1 du LPF (N° Lexbase : L6486AEX) être présentée au plus tard le 31 décembre de la deuxième année suivant celle de la réalisation de l'événement qui motive la réclamation. Mais, selon les dispositions de l'article R. 196-3 du LPF (N° Lexbase : L5551G4D), si le "contribuable fait l'objet d'une procédure de reprise ou de rectification de la part de l'administration des impôts, il dispose d'un délai égal à celui de l'administration pour présenter ses propres réclamations".

Quel texte alors appliquer ?

Pour la Haute juridiction, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit en déclarant recevable la réclamation de janvier 1998 sur le fondement de l'article R. 196-3 du LPF.

Evoquant et statuant au fond, le Conseil d'Etat estime, en effet, que c'est au regard de l'article R. 196-1 que la juridiction d'appel aurait dû se prononcer car l'objet de la réclamation de la contribuable ne portait que sur l'option pour le carry-back : elle ne visait pas à remettre en cause le redressement émis par l'administration. Le Haut conseil opère, ainsi, une distinction quant à l'objet de la réclamation qui différait de la procédure de redressement initiée par l'administration fiscale, ce qui justifiait l'application de l'article R. 196-1 du LPF au présent litige.

Par suite, la souscription de l'option pour le carry-back en janvier 1998, au titre des exercices alors considérés comme bénéficiaires à la suite du redressement mis en recouvrement le 31 décembre 1997, a bien été effectuée dans le délai de réclamation expirant, in casu, le 31 décembre 1999.

  • La possibilité d'amortir une marque acquise (CE 9° et 10° s-s-r., 28 décembre 2007, n° 284899, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, SA Domaine Clarence Dillon N° Lexbase : A2114D3P)

La question de l'amortissement des éléments d'actifs incorporels fait l'objet d'un contentieux nourri entre les contribuables et l'administration fiscale tant les enjeux financiers découlant de la valeur de ces actifs sont importants. La présente décision en est l'illustration et apporte une réponse inédite quant à la possibilité d'amortir une marque acquise.

La société anonyme Domaine Clarence Dillon a fait l'acquisition d'un vignoble et des marques viticoles qui y étaient attachées. A la suite d'une vérification de comptabilité, la contribuable a obtenu, devant la juridiction d'appel, la décharge du supplément d'impôt résultant de la réduction des dotations aux amortissements de plantations de vignes inscrites à l'actif de son bilan -et qui comprenait la valeur des marques- pour un montant jugé excessif par l'administration (CAA Bordeaux, 3ème ch., 28 juin 2005, n° 01BX01207, SA Domaine Clarence Dillon N° Lexbase : A1956DKN).

La cour administrative d'appel a considéré que le caractère incessible des marques viticoles, attachées aux plantations de vignes amortissables, s'opposait à leur valorisation. Pour les juges bordelais, ces marques viticoles ne pouvaient être dissociées en comptabilité et n'avaient, par conséquent, aucune valeur.

Prononçant la cassation et le renvoi de l'affaire devant la juridiction d'appel afin de déterminer "la valeur non amortissable pour laquelle la marque viticole attachée au domaine [...] doit être inscrite" (15) , le Conseil d'Etat estime, tout au contraire, qu'une "marque viticole acquise en même temps que l'exploitation viticole à laquelle elle est légalement attachée, confère à son propriétaire un droit d'usage exclusif et produit ses effets sans limitation de durée ; que, d'une part, eu égard à cette durée illimitée, au haut degré de protection et au gain de parts de marché qu'elle implique, une telle marque constitue un élément autonome [...] de l'actif incorporel de l'entreprise, alors même qu'elle n'est pas cessible par elle-même".

Cette décision est importante car elle admet le principe de l'amortissement d'une marque acquise, situation qu'il faut distinguer de la marque créée en interne (17), même si, au cas d'espèce, il ne pourra pas s'appliquer à une marque viticole acquise dès lors que le caractère prévisible de la fin des effets bénéfiques sur l'exploitation de l'entreprise ne pourra pas être déterminé. En effet, la requérante n'était pas en mesure de l'établir.

Si, par principe, seuls les actifs corporels peuvent faire l'objet d'une dépréciation du fait de leur usage ou du temps, il a été admis que les actifs incorporels étaient concernés dans la mesure où le contribuable pouvait apporter la preuve que leur durée d'exploitation, et les effets bénéfiques attachés, étaient limités dans le temps (CE Contentieux, 3 février 1989, n° 58260, Société anonyme Gaumont N° Lexbase : A0917AQZ). Plus récemment, la solution fut étendue aux autorisations de mise sur le marché d'une spécialité pharmaceutique (CE 3° et 8° s-s-r., 28 décembre 2005, n° 260450, Société Les Laboratoires du Docteur E. Bouchara N° Lexbase : A1816DM9 ; F. Dal Vecchio, Déduction d'une dotation aux amortissements relative aux droits d'exploitation de produits pharmaceutiques, Lexbase Hebdo n° 199 du 26 février 2006 - édition fiscale N° Lexbase : N3521AKM).

Les hypothèses ainsi visées par la Haute juridiction administrative dans la décision "SA Domaine Clarence Dillon" relatives à la possibilité d'amortir une marque acquise, dans les conditions relatées ci-dessus, trouveront à s'appliquer, notamment, pour des marques dont le cycle de vie économique est court et dont la valeur est inversement proportionnelle à l'effet du temps (18). Ainsi, la possibilité de renouveler à l'infini la protection légale de la marque conférée par son enregistrement (CPI, art. 712-1 N° Lexbase : L3714ADW) ne doit pas constituer un obstacle per se à son amortissement pourvu que le contribuable puisse "déterminer la durée prévisible durant laquelle la marque produira des effets bénéfiques sur l'exploitation".

Par ailleurs, la présente décision déroge sensiblement aux critères traditionnels de l'actif incorporel résultant de la désormais célèbre décision "SA Sife" (CE Contentieux, 21 août 1996, n° 154488, SA Sife N° Lexbase : A0686AP4 ; C. David, O. Fouquet, B. Plagnet, P.-F. Racine, Les grands arrêts de la jurisprudence fiscale, Dalloz, collection Grands arrêts, 4ème édition, 2003, p. 510) : une immobilisation constituant une source régulière de profits, dotée d'une pérennité suffisante et susceptible de faire l'objet d'une cession.

En effet, s'agissant d'une marque acquise légalement attachée à l'exploitation d'un domaine viticole, le Haut Conseil juge que cette dernière est un élément autonome de l'actif incorporel de l'entreprise "alors même qu'elle n'est pas cessible par elle-même". La doctrine avait déjà émis l'idée selon laquelle les critères de l'immobilisation des actifs incorporels n'avaient pas tous la même portée : ainsi, le commissaire du Gouvernement, Emmanuelle Mignon, écrivait, dans ses conclusions relatives à la décision "Société la Chemise Lacoste" (CE 3° et 8° s-s-r., 20 février 2002, n° 221437, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société La Chemise Lacoste N° Lexbase : A1663AYA) que la notion de cessibilité ne constituait "un critère de l'immobilisation incorporelle que pour les concessions de marque et de brevets" (E. Mignon, Actif immobilisé : Indemnités conventionnelles relatives à l'usage d'une marque, RJF mai 2002, p. 362). Une étape supplémentaire vient d'être franchie puisque, s'agissant des marques viticoles acquises, la possibilité de les céder ou non est indifférente à la solution retenue par le Conseil d'Etat dans la présente décision ; ce qui ne signifie pas que le critère de cessibilité ait été abandonné dans les hypothèses autres que celles visées dans l'arrêt "SA Domaine de Clarence Dillon".


(1) Loi du 24 juillet 1966, anc. art. 372-1 (N° Lexbase : L6245AHR) ; aujourd'hui : C. com., art. L. 236-3 (N° Lexbase : L6353AI7).
(2) J. Carbonnier, Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 10ème édition, 2001, p. 406
(3) Aussi appelés droits matériels ou droits de fond.
(4) Aucun principe ni règle de valeur constitutionnelle ne s'oppose à ce qu'une disposition fiscale ait un caractère rétroactif : Cons. const., 29 décembre 1984, n° 84-184 DC (N° Lexbase : A8098ACW).
(5) Il existe des limites (Cons. const., 30 décembre 1997 n° 97-395 DC N° Lexbase : A8445ACR) : l'intérêt général, la non-rétroactivité des lois répressives plus dures, le respect des décisions de justice passées en force de chose jugée même si la loi de validation n'a pas réservé le cas des décisions passées en force de chose jugée (CE 3° et 8° s-s-r., 28 mai 2003, n° 238255, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Commune de Saint-Martin-d'Hères N° Lexbase : A0311DAR ; CE Contentieux, 6 avril 1998, n° 133985, Ministre du Budget c/ SARL Courcelles Investissements N° Lexbase : A6978ASA) et, enfin, la définition stricte de la portée de la rétroactivité juridique (Cons. const., 7 février 2002, n° 2002-458, Loi organique portant validation de l'impôt foncier sur les propriétés bâties en Polynésie française N° Lexbase : A2232AZP).
(6) "Noël Chahid-Nouraï, conseiller d'Etat, relevait justement qu'il est troublant de lire l'exposé des motifs des dispositions rétroactives et des validations dans les projets de loi de finances. Elles sont souvent présentées par cette formule rituelle : 'il s'agit de mettre un terme à certaines incertitudes nées à la suite d'un arrêt', qui manque d'honnêté", J. Turot, Moins de laine ou moins de moutons ?, in La rétroactivité de la loi fiscale face au principe de la sécurité juridique, Dr. fisc. numéro hors série novembre 1996, p. 5.
(7) "[...] il ne faut pas se cacher que la nouvelle jurisprudence du Conseil d'Etat exerce un impact budgétaire très important. [...] l'administration fiscale a évalué à 3 milliards d'euros en base le montant annuel de la perte possible" : P. Marini, Rapport n° 114 (2004-2005) fait au nom de la commission des finances du Sénat, article 34.
(8) "Dans une première phase, de nature jurisprudentielle, le respect des garanties du contribuable l'emporte sur la préservation des intérêts financiers de l'Etat. [...] Dans une seconde phase, le législateur, à la demande du Gouvernement, efface assez largement les effets de l'évolution de la jurisprudence. Moins de six mois après la décision de la Haute Assemblée, le législateur intervient, pour des raisons budgétaires, afin d'écarter à peu près totalement les effets de celle-ci".
(9) "Les lois rétroactives provoquent l'hostilité des praticiens de la fiscalité et de la doctrine. Il faut dédramatiser le débat et ne pas regarder la rétroactivité comme une perversion du droit fiscal. [...] Il s'est donc agi d'établir à l'aide d'exemples relatifs à la procédure d'imposition et de recouvrement que les lois rétroactives sont justifiées. En effet, ces dernières tendent à assurer la sécurité juridique tant des contribuables que de l'administration fiscale puisqu'elles vont au moins sur un point perfectionner le droit", 4ème de couverture.
(10) "[...] les avocats ou conseils spécialisés en droit fiscal sont unanimes à dénoncer les conditions d'application dans le temps des lois fiscales françaises : aux yeux de leurs clients étrangers, la rétroactivité des lois fiscales donne à la France, cet Etat de droit' des discours officiels, l'image d'une République bananière", O. Fouquet, La rétroactivité des lois fiscales, Rev. adm. 1994, p. 140 cité par F. Douet, Radiographie de la France fiscale, D. 2005, p. 1241.
(11) "[...] la loi de finances n'est pas considérée comme rétroactive puisqu'elle ne s'applique pas à une situation définitivement fixée', faute pour le fait générateur de l'impôt d'être constitué. Cette rétroactivité de fait' de la loi fiscale, justifiée par le fait qu'elle permet au Parlement d'équilibrer, sans décalage dans le temps, les dépenses qu'il vote, est depuis longtemps vivement critiquée car elle crée une incertitude économique pour le contribuable qui peut finalement se voir appliquer une loi fiscale différente de celle en vigueur au moment où il a effectué une opération", Céline Bas, op. cit. p. 167.
(12) Cependant, la Cour de cassation veille : une loi tendant à substituer de nouvelles conditions d'imposition n'a pas de caractère interprétatif : Cass. com., 7 avril 1992, n° 89-20.418, Mme Pavie c/ Directeur général des Impôts (N° Lexbase : A4010AB7).
(13) Antérieurement, le report des déficits ne pouvait se faire que sur les cinq exercices suivant celui au titre duquel ils étaient constatés.
(14) "Considérant qu'il résulte des dispositions combinées des articles 39 B et 209-I 3ème alinéa du CGI que les amortissements réputés différés en période déficitaire s'imputent sur le premier exercice bénéficiaire y compris dans le cas où cet exercice, d'abord déficitaire, dans la déclaration du contribuable, devient bénéficiaire du fait de rehaussements apportés par l'administration à ses résultats ou à ceux d'exercices antérieurs".
(15) Selon le Conseil d'Etat, cette valorisation se fera soit, avant toute chose, par évaluation directe soit, en cas d'impossibilité, "par différence entre le coût total d'acquisition de l'exploitation et celui des autres éléments dont le coût est connu".
(16) Comp. : CE Contentieux, 1er octobre 1999, n° 177809, Ministre de l'Economie et des Finances c/ Société Foncia Particimo venant aux droits de la SA Franco-Suisse de Gestion N° Lexbase : A4893AXI, "qu'il résulte de ces dispositions qu'un élément d'actif incorporel identifiable, y compris un fonds de commerce, ne peut donner lieu à une dotation à un compte d'amortissement que s'il est normalement prévisible, lors de sa création ou de son acquisition par l'entreprise, que ses effets bénéfiques sur l'exploitation prendront fin à une date déterminée ; qu'en outre, cet élément d'actif incorporel, lorsqu'il fait partie des éléments constitutifs d'un fonds de commerce et qu'il est représentatif d'une certaine clientèle attachée à ce fonds, ne peut donner lieu à une dotation spécifique d'amortissement que si, en raison de ses caractéristiques, il est dissociable à la clôture de l'exercice des autres éléments représentatifs de la clientèle attachée au fonds".
(17) S'agissant d'une marque créée en interne, l'instruction 4 A-13-05 du 30 décembre 2005 (N° Lexbase : X5228ADY) précise que : "Le 3 de l'article 311-3 du PCG prévoit que les dépenses engagées pour créer en interne notamment des marques ne doivent pas être comptabilisées en tant qu'immobilisations incorporelles, dans la mesure où ces dépenses ne peuvent pas être distinguées du coût de développement de l'activité dans son ensemble. Il en va de même des coûts ultérieurement engagés relatifs à ces dépenses internes. Du point de vue fiscal, les coûts de cette nature, notamment les frais de recherche d'antériorité et de dépôt de marque à l'INPI ou de renouvellement liés aux marques développées en interne, doivent également être déduits immédiatement en charges. La doctrine antérieure est par conséquent rapportée".
(18) Nous pensons à certains jeux ou jouets qui font fureur auprès de nos "chères têtes blondes" pendant un laps de temps très court.

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