La lettre juridique n°295 du 6 mars 2008 : Sociétés

[Jurisprudence] Le caractère d'ordre public de l'article 1843-4 du Code civil relatif à la détermination par expertise de la valeur de droits sociaux

Réf. : Cass. com., 4 décembre 2007, 2 arrêts, n° 06-13.912, M. Bruno Quilliard, FS-P+B (N° Lexbase : A0299D3H), n° 06-13.913, M. Denis Jacqmin, FS-D (N° Lexbase : A0300D3I)

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par Deen Gibirila, Professeur à l'Université des Sciences sociales de Toulouse I

le 07 Octobre 2010

Nul n'ignore les avantages procurés par l'exercice d'une activité sous la forme sociétaire plutôt que sous la forme individuelle. Outre la séparation du patrimoine social de celui des associés, alors que le patrimoine de l'exploitant se confond avec celui de l'entreprise, la transmission de celle-ci est plus facile à réaliser quand elle est exploitée sous la forme sociétaire. Il en va ainsi non seulement en cas de décès, mais également lorsque les dirigeants proches de la retraite souhaitent laisser la place à leurs enfants ou à des tiers repreneurs.
En effet, l'entreprise individuelle reste liée au bon vouloir et à la vie de l'entrepreneur. Le décès de ce dernier s'accompagne fréquemment de la disparition de l'exploitation qui tombe en indivision et devient de ce fait plus difficile à gérer. A l'inverse, la société permet généralement d'assurer la pérennité de l'entreprise, dans la mesure où la personne morale se maintient avec les héritiers auxquels sont attribuées les parts ou actions du défunt. De son vivant, il est parfois difficile au chef d'entreprise individuelle d'en assurer la continuité et, lorsqu'il envisage de la céder, se posent les problèmes de l'évaluation des éléments de son patrimoine, de la publicité donnée à cette évaluation et de la négociation avec le bailleur d'immeuble. En revanche, la cession de parts sociales ou d'actions s'opère beaucoup plus aisément et à des conditions fiscales souvent avantageuses.
Pareille cession n'est, cependant, pas exclusive de difficultés et, par conséquent, de différends. En attestent deux arrêts rendus le même jour, le 4 décembre 2007, et dans la même affaire, par la Chambre commerciale de la Cour de cassation à propos de la détermination par un expert de la valeur de droits sociaux cédés en application de l'article 1843-4 du Code civil (N° Lexbase : L2018ABD). I - Le litige puise ses racines dans la constitution d'une société civile financière, pièce majeure d'un montage de transmission d'une entreprise à un parent du fondateur, en l'occurrence son neveu, et au personnel salarié de celle-ci. A cet égard, les statuts de la société conféraient la qualité d'associé aux seuls salariés répondant à certaines conditions d'ancienneté et de catégorie professionnelle. En conséquence, la perte de l'une des conditions requises obligeait l'intéressé à céder ses droits sociaux. Néanmoins, à défaut de contrepartie d'achat des parts de l'associé sortant, la société s'engageait à les racheter à un prix déterminé au regard d'un certain taux appliqué au montant nominal. Les statuts stipulaient, également, que la valeur nominale des parts serait déterminée chaque année par un expert.

A la suite de son licenciement, l'un des associés avait demandé à l'une des sociétés du montage social de racheter ses parts, mais n'avait pas accepté la proposition de celle-ci d'acquérir ses parts aux conditions posées par les statuts. N'ayant pas, non plus, obtenu satisfaction auprès de l'autre société qui avait refusé sa proposition, il avait sollicité en justice à la fois l'autorisation de se retirer de sa société pour juste motif et la condamnation de celle-ci au rachat de ses parts sociales sur la base d'une valeur déterminée par expertise.

Débouté semble-t-il en première instance, l'intéressé avait vu sa demande rejetée à nouveau par la cour d'appel de Versailles. Pour statuer de la sorte, cette dernière juridiction s'était fondée sur les stipulations statutaires en vertu desquelles l'associé en cause serait exclu avec pour conséquence le rachat de ses droits sociaux évalués sur la base d'une clause qui l'emporterait sur les dispositions de l'article 1843-4 du Code civil. Elle érigeait en principe l'impossibilité, en cas de contestation, de déroger statutairement à l'évaluation des droits sociaux à dire d'expert.

La Cour de cassation censure cette décision, au motif que la juridiction de seconde instance a porté atteinte à ce texte. Elle renvoie l'affaire auprès de cette dernière cour autrement composée.

II - En cas de cession libre ou forcée de droits sociaux, la désignation d'un expert suppose un litige relatif à l'évaluation de ceux-ci. Est-ce le cas en l'espèce ?

La cour d'appel de Versailles semblait répondre négativement à cette interrogation, dans la mesure où les statuts sociaux, qui constituent la loi des parties, en avaient déterminé le prix par une clause d'évaluation. Seule pourrait donner lieu à contestation l'application de cette clause. Dans cette hypothèse, il ne serait toutefois pas nécessaire de désigner un expert dont la fonction est d'apprécier la valeur des parts sociales cédées ou rachetées, mais non de trancher le litige relatif à la mise en oeuvre de ladite clause, cette mission relevant de la compétence du juge saisi de l'affaire.

Ce n'est pas le point de vue de la Chambre commerciale, pour qui tout désaccord sur le prix, quelle qu'en soit la cause, suffit à susciter la désignation d'un expert dans les conditions de l'article 1843-4 du Code civil, soit par les parties, soit, en cas de désaccord entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés (1). Cette idée apparaît clairement dans l'article L. 227-18 du Code de commerce (N° Lexbase : L6173AIH), aux termes duquel le prix de cession des actions "est fixé par accord entre les parties ou, à défaut, est déterminé dans les conditions prévues à l'article 1843-4 du Code civil".

Reste à savoir si l'expert désigné est tenu de suivre les règles d'évaluation préalablement déterminées par les parties ou, autrement dit, si celles-ci peuvent lui dicter la méthode d'évaluation à suivre. On peut admettre cette solution quand l'expert est nommé d'un commun accord entre les parties et qu'à cet instant le principe du transfert des droits sociaux est acquis. Dès lors que les parties ont le pouvoir de fixer elles-mêmes le prix, elles disposent de la faculté de confier cette mission à un tiers à qui elles auront indiqué l'exacte étendue de son mandat (2).

Il convient, en revanche, d'exclure la solution lorsque, comme en l'espèce, l'expert a été désigné en justice à la suite d'un désaccord entre les parties. C'est d'ailleurs ce que laisse entendre la Cour de cassation qui, conférant à l'article 1843-4 du Code civil un caractère d'ordre public, considère que les énonciations de ce texte l'emportent sur les stipulations statutaires d'évaluation des parts cédées.

C'est dire que l'ordre public ne s'attache pas seulement au droit d'obtenir en justice la désignation d'un expert rendant nulle toute énonciation statutaire qui ferait obstacle au recours à cette procédure (3), mais encore à l'inopposabilité à son égard des clauses statutaires fixant les règles d'évaluation des parts sociales. La solution se justifie par le défaut d'accord entre les parties, sinon à quoi servirait-il de désigner en justice un expert chargé d'apprécier la valeur des parts rachetées.

Appliquée à la présente affaire, cette solution paraît quelque peu sévère. En effet, si l'on conçoit que la clause d'exclusion d'un associé soit valable, dès lors qu'elle a été insérée dans les statuts à la constitution de la société ou en cours de vie sociale à l'unanimité des associés, ce qui est le cas en l'espèce, cette validité devrait s'appliquer à la clause d'évaluation des parts sociales de l'associé sortant, laquelle fait corps avec la clause d'exclusion. Les deux clauses étant liées, le caractère incontestable de l'une devrait valoir pour l'autre. L'associé évincé, qui a consenti à la clause d'exclusion, a nécessairement adhéré à la clause d'évaluation des droits sociaux. Or, pour la Cour de cassation il n'en est rien.

Toujours est-il que le mode de sortie de la société importe peu : qu'il se retire volontairement ou contre son gré, l'associé a droit au rachat de ses droits sociaux par la société, les associés en place ou un tiers, éventuellement agréé, le remboursement de ses droits n'étant que la conséquence de la perte de sa qualité d'associé (4). L'évaluation judiciaire des parts sociales échappe à toute critique émanant des parties qui, faute d'accord entre elles, et s'en remettant à l'expert conformément aux articles L. 228-24 du Code de commerce (N° Lexbase : L8379GQE) et 1843-4 du Code civil, font de la décision de ce dernier leur loi (5). Les juges ne sauraient, non plus, modifier le prix et imposer aux parties une convention différente de celle qu'elles envisageaient d'établir (6). Seule une erreur grossière de l'expert pourrait remettre en cause l'évaluation des parts sociales, sans pour autant faire retrouver à l'intéressé sa qualité d'associé puisqu'il ne remplit plus les conditions requises pour l'être. Il ne resterait plus qu'à cet expert de se remettre à l'ouvrage dans l'évaluation des droits sociaux, sauf pour le président de la juridiction, saisi en référé d'une nouvelle demande par l'une des parties, à désigner un autre expert.


(1) A. Couret, L. Cesbron, B. Provost, P. Rosenpick et J.-C. Sauzey, Les contestations portant sur la valeur des droits sociaux, Bull. Joly Sociétés, 2001, p. 1052.
(2) Cass. com., 4 avril 1995, n° 92-22.020, Société anonyme Kis photo industrie c/ M. Pascal Rabbe (N° Lexbase : A2394AGR), RJDA, 10/1995, n° 1102.
(3) CA Paris, 10 mai 1985, BRDA, 14/1985, p. 19.
(4) Cass. com., 8 mars 2005, n° 02-17.692, Mme Christine Dauverchain, agissant en sa qualité de liquidateur de la liquidation judiciaire de Mme Françoise Lauzière c/ Société en nom collectif (SNC) Pharmacie Lauzière-Durand, F-P+B (N° Lexbase : A2484DHH), Bull. civ. IV, n° 47, D, 2005, cah. dr. aff., act. jur., p. 839, obs. A. Lienhard.
(5) V., H. Le Nabasque, La force obligatoire du rapport d'expertise dans la procédure d'agrément, Dr. sociétés, décembre 1992, chron. p. 1.
(6) Cass. com., 4 novembre 1987, n° 86-10.027, Morel c/ Consorts Djerdjian (N° Lexbase : A3942AG4), Bull. civ. IV, n° 226, Bull. Joly Sociétés, 1987, p. 859, JCP éd. E, 1988, II, 15212, note A. Viandier ; Cass. com., 20 décembre 1988, n° 87-14.767, Société Escogypse et autre c/ Société anonyme La Rhénane (N° Lexbase : A9830AAC), JCP éd. G, 1989, II, 21260, note A. Viandier ; Cass. com., 9 avril 1991, n° 89-21.611, Epoux Robbe c/ M. Bellanger (N° Lexbase : A4047ABI), Bull. civ. IV, n° 139, Bull. Joly Sociétés, 1991, p. 1130, Rev. Sociétés, 1992, p. 50, RTDcom., 1992, p. 217, obs. C. Champaud et D. Danet ; CA Paris, 5 mai 1998, Dr. Sociétés, novembre 1998, n° 135, obs. Th. Bonneau ; CA Paris, 1ère ch., sect. A, 22 septembre 1998, n° 1994/25296, Goust Jean-Pierre c/ SCP Jean Bertolas, Monique S. Bertolas (N° Lexbase : A7931DEH), Bull. Joly Sociétés, 1998, p. 1275, note J.-J. Daigre.

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