La lettre juridique n°577 du 3 juillet 2014 : Licenciement

[Jurisprudence] Affaire "Baby-Loup" : entre souplesse et fermeté

Réf. : Ass. plén., 25 juin 2014, 13-28.369, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7715MR8)

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N2936BUB

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par Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Droit de la protection sociale"

le 03 Juillet 2014

Les faits de l'affaire "Baby-Loup" sont connus, et peuvent être évoqués très succinctement. Fatima A. a été engagée en qualité d'éducatrice de jeunes enfants exerçant les fonctions de directrice adjointe de la crèche et halte garderie gérée par l'association Baby-Loup. Elle a été licenciée le 19 décembre 2008 pour faute grave, pour avoir contrevenu aux dispositions du règlement intérieur de l'association en portant un voile islamique et en raison de son comportement après cette mise à pied. S'estimant victime d'une discrimination au regard de ses convictions religieuses, Fatima A. a saisi la juridiction prud'homale le 9 février 2009, en nullité de son licenciement et en paiement de diverses sommes. S'en est suivi un long processus judiciaire. Le conseil de prud'hommes de Mantes-la-Jolie (CPH Mantes-la-Jolie, 13 décembre 2010, R G n° F 10/00587 N° Lexbase : A1067GNT) (1) a rejeté les demandes de la salariée ; la cour d'appel de Versailles a confirmé (CA Versailles, 27 octobre 2011, n° 10/05642 N° Lexbase : A0942H4N) (2) ; la Cour de cassation, statuant sur le pourvoi formé par la salariée, lui a donné raison (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5857KA8) (3) ; la cour d'appel de Paris a statué en sens contraire de la Cour de cassation, et a suivi l'employeur dans son argumentation (CA Paris Pôle 6, 9ème ch., 27 novembre 2013, n° S 13/02981 N° Lexbase : A2251KQG) (4) ; enfin, l'Assemblée plénière a rejeté le pourvoi formé par la salariée (Ass. plén., 25 juin 2014, 13-28.369, FS-P+B+R+I) (5). L'Assemblée plénière ne s'est prononcée que sur deux points : la validité d'un règlement intérieur contenant des restrictions à la liberté de conscience et liberté de religion (C. trav., art. L. 1321-3 N° Lexbase : L8833ITC) et l'appréciation in concreto à laquelle les juges du fond doivent se livrer ; la qualification d'entreprise de conviction (non retenue), qui est associée à la première question, portant sur la validité du règlement intérieur. Mettant ainsi un terme au litige opposant Fatima A. à l'association Baby-Loup, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé, au final, que la cour d'appel a pu retenir que le licenciement de la salariée était justifié.
Tout le paradoxe de cette décision repose sur son apparence, celle d'une décision d'espèce. L'Assemblée plénière s'est (délibérément) placée sur un terrain opérationnel (en s'appuyant expressément sur l'appréciation des conditions de fait, opérée par la cour d'appel de Paris), alors même que les développements médiatiques, institutionnels et doctrinaux tendaient au contraire à faire de la laïcité en entreprise (note sous le label d'entreprise de conviction) une question de principe, un débat de droit du travail, voire un débat de société. Cette ligne pragmatique, défendue par la Cour de cassation, fait d'ailleurs écho à la position adoptée par d'autres institutions. Ainsi, l'Observatoire de la laïcité a suggéré que les réponses soient recherchées au sein des entreprises en fonction de chaque cas, plutôt que d'appliquer des règles institutionnelles ; la Conseil national des droits de l'Homme avait pareillement suggéré d'examiner la question au cas par cas (6). En même temps, l'appréciation "d'arrêt d'espèce" paraît très réductrice, parce que l'Assemblée plénière a pris position dans plusieurs débats, de fond, très sensibles :

- l'Assemblée plénière n'est pas revenue sur le principe dégagé par la Chambre sociale (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, préc.), selon lequel le principe de laïcité instauré par l'article 1er de la Constitution (N° Lexbase : L1277A98) n'est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du Code du travail ;

- l'Assemblée plénière ne s'est pas non plus prononcée sur le caractère discriminatoire du comportement de l'employeur et la possibilité, ouverte par le Code du travail (art. L 1133-1 N° Lexbase : L0682H97) d'autoriser les différences de traitement lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée.

- enfin, la Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, a mis un terme aux débats divergents et animés sur la pertinence, le sens et la portée du label "entreprise de conviction", débat impulsé par la cour d'appel de Paris.

Résumé

Il résulte de la combinaison des articles L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P) et L. 1321-3 (N° Lexbase : L8833ITC) du Code du travail que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.

La cour d'appel a pu en déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d'une association de dimension réduite, employant seulement dix huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l'association et proportionnée au but recherché.

Sont erronés, mais surabondants, les motifs de l'arrêt qualifiant l'association Baby Loup d'entreprise de conviction, dès lors que cette association avait pour objet, non de promouvoir et de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques, mais, aux termes de ses statuts, de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d'oeuvrer pour l'insertion sociale et professionnelle des femmes (...) sans distinction d'opinion politique et confessionnelle.

I - Souplesse : appréciation in concreto du règlement intérieur comportant des restrictions à la liberté de religion

Le conseil de prud'hommes (CPH Mantes-la-Jolie, 13 décembre 2010, R G n° F 10/00587, préc.) avait attribué un label de conformité au règlement intérieur de l'association au regard des textes (C. trav., art. L. 1311-1 N° Lexbase : L1833H9R), comme la cour d'appel de Paris (CA Paris, Pôle 6, 9ème ch., 27 novembre 2013, n° S 13/02981, prec.) ; contrairement à la Chambre sociale (Cass. soc., 19 mars 2013 n° 11-28.845, préc. : la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne répond pas aux exigences de l'article L. 1321-3 du Code du travail relatives au règlement intérieur).

A - La solution : possibilité de restrictions à la liberté de religion, sous contrôle des juges du fond

- Cour d'appel de Paris, 27 novembre 2013

La formulation de cette obligation de neutralité dans le règlement intérieur, en particulier celle qui résulte de la modification de 2003, est suffisamment précise pour qu'elle soit entendue comme étant d'application limitée aux activités d'éveil et d'accompagnement des enfants à l'intérieur et à l'extérieur des locaux professionnels ; elle n'a donc pas la portée d'une interdiction générale puisqu'elle exclut les activités sans contact avec les enfants, notamment celles destinées à l'insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier qui se déroulent hors la présence des enfants confiés à la crèche.

- Assemblée plénière, 25 juin 2014

La Cour de cassation, dans un premier temps, avait estimé que la clause de laïcité et de neutralité contenue dans le règlement intérieur d'une crèche (Baby Loup), applicable à tous les emplois de la crèche, était inopposable, parce que générale et imprécise (Cass. soc., 19 mars 2013 n° 11-28.845, préc.).

L'Assemblée plénière prend position, mais pour une solution exactement inverse. La solution doit être replacée dans son contexte normatif. La ligne directrice est fixée par le législateur (C. trav., art. L. 1121-1) (7), s'agissant du régime des libertés individuelles et art. L. 1321-3 (8), s'agissant du régime du règlement intérieur) : les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. C'est dire que le législateur a laissé le soin aux juges, d'apprécier in concreto la restriction, eu égard à l'emploi occupé par le salarié (lien entre restriction à la liberté de religion et nature de la tâche à accomplir) et eu égard à la finalité recherché par l'employeur (la restriction à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doit être proportionnée au but recherché).

L'Assemblée plénière a donc apprécié, in concreto, le règlement intérieur de l'employeur :

- l'Assemblée plénière en a retranscrit un extrait ("le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu'en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche") ;

- l'Assemblée plénière mentionne expressément, dans sa décision, que la cour d'appel de Paris a apprécié de manière concrète les conditions de fonctionnement d'une association de dimension réduite, employant seulement dix huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents ;

- l'Assemblée plénière a confirmé l'analyse de la cour d'appel de Paris, qui, des éléments de fait (ci-dessus) a conclu que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l'association et proportionnée au but recherché.

B - Sa portée

Le règlement intérieur d'une crèche peut comporter la mention "le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s'appliquent dans l'exercice de l'ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu'en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche". L'Assemblée plénière n'a pas censuré l'employeur pour la rédaction, en ces termes, du règlement intérieur. Pourtant, la Chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, préc.) avait déduit, à partir de ce même extrait du règlement intérieur, la conclusion exactement inverse. En effet, la Cour avait relevé que le règlement intérieur de l'association Baby-Loup prévoit que "le principe de la liberté de conscience (etc.)", et en avait déduit que la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l'article L. 1321-3 du Code du travail (régime du règlement intérieur).

De manière générale, l'ensemble des crèches devraient donc pouvoir rédiger leur règlement intérieur dans les mêmes termes, puisque celui de Baby-Loup a été validé par l'Assemblée plénière. Mais la portée de cette décision prête à discussion : faut-il admettre que l'ensemble des entreprises pourront encadrer la liberté de religion, dans le cadre (et par) le règlement intérieur ? Les premières réactions doctrinales sont prudentes (9). L'Assemblée plénière prend la peine de préciser que les juges du fond ont apprécié la rédaction du règlement intérieur, en prenant en compte l'activité de la salarié, l'objet de l'entreprise (une crèche, gérée de manière associative), ses effectifs (18 salariés), ses conditions de fonctionnement.

II - Fermeté : à propos de la discrimination, du principe de laïcité et enfin, de la qualité d'entreprise de conviction

L'Assemblée plénière fait preuve d'une grande souplesse (en d'autres termes, d'un certain sens du pragmatisme), lorsqu'il s'agit "d'apprécier la validité d'un règlement intérieur". Mais cette position change, pour devenir fermeté, dès lors qu'il s'agit d'apprécier quelques principes ou qualifications juridiques : discrimination, laïcité et enfin, entreprise de conviction.

A - Une position de principe, au regard de la qualification de discrimination

1 - Deux qualifications possibles : atteinte à une liberté fondamentale ou discrimination

Le procureur général (avis, préc.) a très utilement rappelé la distinction entre :

- les atteintes aux libertés individuelles (art. L. 1121-1, "Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché") ;

- et les discriminations (C. trav., art. L. 1132-1), sanctionnées par la nullité (C. trav., art. L. 1132-4) (10). La salariée avait invoqué la nullité de son licenciement, fondée sur la discrimination.

La Cour de cassation avait retenu (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, préc.) que le licenciement de Fatima A. a été prononcé pour un motif discriminatoire (sanction encourue, la nullité). Cette nullité découlait du fait que la clause du règlement intérieur instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l'article L 1321-3 du Code du travail. Dans la mesure où la clause du règlement intérieur portait atteinte à une liberté individuelle qui n'était pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché (C. trav., art. L 1321-3), la Chambre sociale a déduit une discrimination fondée sur les convictions religieuses (C. trav., art. L 1321-3).

La cour d'appel de Paris (arrêt préc.) avait répondu à cette difficulté : les restrictions prévues par le règlement intérieur sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché (au sens des articles L.1121-1 et L.1321-3 du Code du travail) ; elles ne portent pas atteinte aux libertés fondamentales, dont la liberté religieuse, et ne présentent pas un caractère discriminatoire (au sens de l'article L.1132-1 du Code du travail).

2 - Exit la qualification de discrimination

La Cour de cassation, dans sa décision rendue en 2013, visait les articles L. 1121-1 (droits des personnes et libertés individuelles), L. 1132-1 (discrimination), L. 1133-1 (différences de traitement autorisées) et L. 1321-3 du Code du travail (régime du règlement intérieur), enfin, l'article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L4799AQS) (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, prec.). L'Assemblée plénière ne vise que les articles L. 1121-1 (droits des personnes et libertés individuelles) et L. 1321-3 du Code du travail (régime du règlement intérieur), mais ni les articles L. 1132-1 (discrimination) et L. 1133-1 du Code du travail (différences de traitement autorisées), ni l'article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Il faut donc en conclure que l'Assemblée plénière rejette la qualification de discrimination.

En ce sens, le Procureur général (11) s'était montré critique à l'égard de la Chambre sociale, qui aurait, selon lui, confondu atteinte aux libertés individuelles et discrimination fondée sur un motif prohibé. Pour le procureur général, Fatima a été licenciée parce qu'elle manifestait sa religion dans l'entreprise en violation des consignes de l'employeur (atteinte aux libertés individuelles), mais pas en raison même de sa confession musulmane (discrimination). "En effet, il n'est pas soutenu ou prouvé, que d'autres salariés de confession musulmane ont été sanctionnés du fait de leur appartenance à cette religion, ni que l'interdiction de manifester sa religion ne visait, en réalité, que les salariés de cette confession, ni enfin que ces mêmes salariés auraient été traités différemment des autres dans leur emploi ou leur travail à capacité professionnelle égale du fait de leur confession".

Bref, "ce n'est pas la foi musulmane qui a motivé le licenciement de Mme Y... mais la seule manifestation de cette foi". Conclusion "Mme Y... n'a donc pas été discriminée en raison de sa foi mais elle a subi une atteinte à sa liberté de manifester cette foi". La doctrine, en son temps, avait au contraire montré que la question de Baby-Loup, finalement, n'est pas celle de la place de la religion dans l'entreprise et sa gestion par l'employeur (not. dans le cadre d'un règlement intérieur), mais, plus spécifiquement, la place de l'islam dans l'entreprise, la capacité de l'employeur à la gérer et l'appréciation qu'en font les juges (12).

L'Assemblée plénière a donc suivi l'analyse du procureur général rejetant la qualification de discrimination.

B - Une position de principe, au regard de la qualification d'entreprise de conviction

La référence à cette qualification d'entreprise de conviction (ou entreprise de tendance) (13) est apparue assez tardivement dans la procédure contentieuse, devant la cour d'appel de Paris seulement (CA Paris, 27 novembre 2013, préc.). La cour d'appel lui avait donné un accueil favorable, suscitant une certaine perplexité de la doctrine. L'Assemblée plénière n'a pas été convaincue, suivant ici, là encore, les réflexions du Procureur général (14).

1- La solution

- CA Paris, 27 novembre 2013

La cour d'appel de Paris (CA Paris Pole 6, 9ème ch., 27 novembre 2013, n° S 13/02981, préc.) avait reconnu qu'au regard tant de la nécessité (imposée par l'article 14 de la Convention relative aux droits de l'enfant du 20 novembre 1989 N° Lexbase : L6807BHL) de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion à construire pour chaque enfant, que de celle de respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en oeuvre une insertion sociale et professionnelle aux métiers de la petite enfance, dans un environnement multiconfessionnel, les missions de l'association peuvent être accomplies par une entreprise soucieuse d'imposer à son personnel un principe de neutralité pour transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s'adresse. En ce sens, l'association Baby-Loup peut être qualifiée d'entreprise de conviction en mesure d'exiger la neutralité de ses employés.

Mais cette qualification d'"entreprise de conviction" retenue par la cour d'appel, dont la signification est précisée (l'employeur est alors en mesure d'exiger la neutralité de ses employés), revêt une portée très concrète et spécifique, dans la mesure où elle valide le règlement intérieur. La cour d'appel déduit de la consécration de cette obligation de neutralité dans le règlement intérieur, sa caractérisation. La formulation est suffisamment précise pour qu'elle soit entendue comme étant d'application limitée aux activités d'éveil et d'accompagnement des enfants à l'intérieur et à l'extérieur des locaux professionnels ; elle n'a donc pas la portée d'une interdiction générale puisqu'elle exclut les activités sans contact avec les enfants, notamment celles destinées à l'insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier qui se déroulent hors la présence des enfants confiés à la crèche. Au final, pour la cour d'appel, les restrictions ainsi prévues sont, dès lors, justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché au sens des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du Code du travail.

- Assemblée plénière, 25 juin 2014

L'Assemblée plénière a rejeté le pourvoi formé par la salariée (s'agissant du règlement intérieur) mais a admis le bien fondé de l'argumentation développée par la salariée, critiquant cette qualification d'entreprise de conviction. L'Assemblée plénière a en effet considéré comme erronés (mais surabondants) les motifs de l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris, qualifiant l'association Baby-Loup d'entreprise de conviction. En effet, cette association avait pour objet, non de promouvoir et de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques, mais, aux termes de ses statuts, "de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d'oeuvrer pour l'insertion sociale et professionnelle des femmes (...) sans distinction d'opinion politique et confessionnelle".

L'effort de la cour d'appel pour valider le règlement intérieur et autoriser une restriction à une liberté fondamentale (liberté religion) n'était pas utile (15), en ce sens que la qualification d'entreprise de conviction n'a pas été retenue par l'Assemblée plénière. Pourtant, l'Assemblée plénière a validé le règlement intérieur, a écarté le comportement discriminatoire de l'employeur, a admis que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l'association et proportionnée au but recherché. En d'autres termes, l'Assemblée plénière est parvenue au même résultat (validation du règlement intérieur) mais sans s'embarrasser de la qualification d'"entreprise de conviction". L'Assemblée plénière clos le débat sur la qualification d'"entreprise de conviction", ce dont il faut lui être reconnaissant, tant il avait été posé en des termes difficiles et complexes, par la cour d'appel de Paris.

2 - Et demain ?

L'Assemblée plénière a statué, s'agissant de la crèche, gérée par l'association Baby-Loup ; mais la solution vaut-elle pour toutes les entreprises, en général ? La solution préconisée par la cour d'appel de Paris, relativement à la qualité d'entreprise de conviction, n'avait pas suscité un grand mouvement d'enthousiasme, ni chez les auteurs, ni dans les institutions et autres organismes publics de recherche et de réflexion. Ainsi, la Commission nationale consultative des droits de l'Homme avait critiqué ce recours au label "entreprise de conviction", en des termes particulièrement nets et tranchés, ainsi d'ailleurs que l'Observatoire de la laïcité (Rapport annuel, 2014) (16).

C - Une position de principe, au regard de l'application du principe de laïcité

L'Assemblée plénière n'est pas revenue sur le principe dégagé par la Chambre sociale (Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, préc.), selon lequel le principe de laïcité (article 1er de la Constitution) n'est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du Code du travail.

Les entreprises doivent donc garder à l'esprit ce cadre de pensée, qui ne doit pas devenir un cadre d'action. La mise en place d'une "charte de laïcité" n'est pas, dans ce contexte, très pertinente, juridiquement (17).


(1) CPH Mantes-la-Jolie, 13 décembre 2010, R G n° F 10/00587 (N° Lexbase : A1067GNT) : références biblio. dans, L'athéisme (neutralité), un nouveau critère d'identification de l'entreprise de tendance ?, Lexbase Hebdo, n° 550 du 5 décembre 2013 - (édition sociale N° Lexbase : N9694BT9), présentation très complète dans l'Observatoire de la laïcité, rapport annuel, 2014, Avis de l'observatoire de la laïcité sur la définition et l'encadrement du fait religieux dans les structures privées qui assurent une mission d'accueil des enfants, p. 13.
(2) CA Versailles, 27 octobre 2011, n° 10/05642 (N° Lexbase : A0942H4N).
(3) Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5857KA8) ; G. Henon et N. Sabotier, Revue juridique de l'économie publique n° 717, mars 2014, Chronique annuelle 2013 de droit du travail ; B. Bossu, Affaire Baby-Loup : le retour à la case départ, JCP éd. E, n° 51, 19 décembre 2013, 1710 ; P. Mbongo, Affaire Baby-Loup : l'entreprise de tendance laïque au secours de la cour d'appel de Paris, JCP éd. E, n° 49 du 5 décembre 2013, act. 888 ; Observatoire de la laïcité, rapport annuel, 2014 (note avis de l'Observatoire de la laïcité sur la définition et l'encadrement du fait religieux dans les structures privées qui assurent une mission d'accueil des enfants, p. 13) ; autres références biblio. dans nos obs., préc.
(4) P.-H. Antonmattei, Le port de signes religieux dans l'entreprise : au-delà de Baby Loup, SSL n° 1611, Supplément du 23 décembre 2013 ; P.-H. Antonmattei, A propos de la liberté religieuse dans l'entreprise, RDT, 2014 p. 391 ; G. Calvès, Devoir de réserve imposé aux salariés de la crèche Baby Loup, quelle lecture européenne du problème ?, RDT, 2014 p. 94 ; F. Dieu, L'affaire Baby-Loup : quelles conséquences sur le principe de laïcité et l'obligation de neutralité religieuse ?, JCP éd. A, n° 15, 14 avril 2014, 2114 ; F. Laronze, Affaire Baby Loup : l'épuisement du droit dans sa recherche d'une vision apolitisée de la religion, Dr. soc. 2014 p. 100 ; J.-B. Vila, Glissement conceptuel ou remise en cause des principes de laïcité et de neutralité dans l'affaire Baby Loup ?, JCP éd. A, n° 15, 14 avril 2014, 2115 ; La tentation de la laïcité, Entretien avec F. Géa, SSL n° 1619, Supplément du 24 février 2014 ; J. Mouly, L'affaire Baby Loup devant la cour de renvoi : la revanche de la laïcité ?, D. 2014 p. 65 ; Une atteinte à la liberté religieuse, entretien avec N. Moizard, SSL, n° 1619, Supplément du 24 février 2014 ; J. Porta, obs. sous CA Paris, 27 novembre 2013, n° 13/02981, Droit du travail : relations individuelles de travail février 2013 - mars 2014, D. 2014 p. 1115 ; J.-E. Ray, À propos d'une rébellion.
(5) LSQ, n° 16612 du 18 juin 2014 ; SSL, n° 1637 du 30 juin 2014 ; F. Champeaux, Il fallait sauver le soldat Baby-Loup, SSL, n° 1637 du 30 juin 2014 ; L. Truchot, Conseiller-rapporteur (en ligne, site de la Cour de cassation) ; Avis, J.-C Marin, Procureur Général; J.-M. Pastor, Point final à la saga de la crèche Baby-Loup ?, AJDA 2014 p. 1293 ; Communiqué de presse de l'Observatoire de la laïcité suite à la décision de la Cour de cassation dans l'affaire "Baby-Loup ", 25 juin 2014.
(6) Observatoire de la laïcité, Rapport annuel, 2014 ; LSQ, n° 16595 du 21 mai 2014 ; JCP éd. S, n° 21, 27 mai 2014, act. 202 ; Commission nationale consultative des droits de l'Homme, Avis sur la laïcité, 26 septembre 2013, § 26 ("L'appréciation de la situation doit être faite in concreto, et les modalités de cette restriction doivent pouvoir être discutées avec intéressés au cas par cas").
(7) "Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché".
(8) "Le règlement intérieur ne peut contenir (2°) des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ; (3°) des dispositions discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail, à capacité professionnelle égale, en raison ...de leurs convictions religieuses (...)".
(9) F. Champeaux, SSL, n° 1637 du 30 juin 2014, préc., "La prochaine étape pourrait bien être celle des établissements pour personnes âgées dépendantes ou encore des magasins de vêtements dont le contentieux monte. Ce qui vaut pour la petite enfance vaut-il pour les personnes âgées ou pour le secteur du commerce ? (...) On en revient au point de départ et les entreprises n'ont toujours pas droit à l'erreur..."
(10) J.-C. Marin, Avis, préc., p. 11.
(11) J.-C. Marin, Avis, préc., p. 13-14.
(12) E. Dockès, Liberté, laïcité, Baby Loup : de la très modeste et très contestée résistance de la Cour de cassation face à la xénophobie montante, Dr. soc. 2013 p. 388 ( la laïcité semble un principe de neutralité susceptible d'atténuation, de souplesse... sauf lorsqu'il est question, directement ou indirectement, de religion musulmane et en particulier de voile. Alors il n'est pas de champ d'application trop large, ni de vigueur trop forte pour le principe de laïcité ).
(13) F. Gaudu, L'entreprise de tendance laïque, Dr. soc, décembre 2011, p. 1186.
(14) J.-C. Marin, Avis, préc., p. 15-30.
(15) Dans le même sens, F. Laronze,
Affaire Baby Loup : l'épuisement du droit dans sa recherche d'une vision apolitisée de la religion, Dr. soc., 2014 p. 100.
(16) Avis sur la laïcité, 26 septembre 2013, § 25 p. 7 ("L'entreprise de tendance laïque comme prolongement de la liberté des non-croyants est une notion que le droit ne saurait admettre. D'une part, la laïcité est un principe constitutionnel d'organisation de l'Etat, et ne peut être considérée comme une "tendance". Si l'on fait de la laïcité une tendance, alors on la dévalue, en la réduisant à un choix, elle n'est plus le principe constitutionnel partagé par tous. D'autre part, quelles que soient les raisons pour lesquelles une entreprise souhaiterait exclure de son espace le fait religieux (paix sociale, image de marque...) la simple volonté de ne pas heurter les non-croyants ne saurait être une raison suffisante. Cela conduirait en effet à conférer un blanc-seing aux employeurs pour priver leurs salariés de leurs droits à exprimer leurs convictions religieuses") ; Observatoire de la laïcité, rapport annuel, 2014, avis de l'observatoire de la laïcité sur la définition et l'encadrement du fait religieux dans les structures privées qui assurent une mission d'accueil des enfants, p. 20-21.
(17) En ce sens, Ch. Radé, L'entreprise et les chartes de laïcité, D., 2014 p. 816, s'agissant d'un groupe spécialisé dans le recyclage, ayant adopté d'une charte de la laïcité et de la diversité interdisant notamment les manifestations de convictions politiques ou religieuses, ainsi que les signes religieux ostentatoires dans ses différentes entreprises. Voir aussi, à propos de la laïcité, F. Laronze, Affaire Baby Loup : l'épuisement du droit dans sa recherche d'une vision apolitisée de la religion, Dr. soc. 2014 p. 100.

Décision

Ass. plén., 25 juin 2014, 13-28.369, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7715MR8)

Rejet de (CA Paris Pôle 6, 9ème ch., 27 novembre 2013, n° S13/02981 N° Lexbase : A2251KQG)

Textes concernés : C. trav., art. L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P) et L. 1321-3 (N° Lexbase : L8833ITC)

Mots-clés: Employeur ; Pouvoir de direction ; Etendue ; Restriction aux libertés fondamentales ; Restriction à la liberté religieuse ; Fondement ; Principe de laïcité ; Possibilité ; Exclusion ; Cas ; Organisme de droit privé ne gérant pas un service public.

Liens base: (N° Lexbase : E2668ETY)

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