La lettre juridique n°603 du 5 mars 2015

La lettre juridique - Édition n°603

Éditorial

France : la gifle !

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N6280BU7

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 17 Mars 2015


Légiférer ou non sur la fessée, la claque, la gifle, bref ce que l'on appelle de manière générique et juridique les châtiments corporels à l'adresse, désormais uniquement, des enfants, telle est la question sur toutes les lèvres et qui fait les choux gras des pages "société" des quotidiens.

La faute au Conseil de l'Europe qui exhorte la France, ce 4 mars 2014, à "rendre légalement punissables la gifle ou la fessée des enfants", sans quoi la Cour européenne des droits de l'Homme pourrait bien condamner pénalement l'Etat français pour violation l'article 17 de la Charte européenne des droits sociaux dont il est signataire, qui précise que les Etats parties doivent "protéger les enfants et les adolescents contre la négligence, la violence ou l'exploitation". Ce rappel à l'ordre, des plus désagréables pour le pays qui se clame "Patrie des droits de l'Homme", intervient, pourtant, tardivement, puisque cela fait plus de dix ans que l'OMS, ce même Conseil de l'Europe ou encore l'ONU et l'Unicef condamnent, d'un même choeur, les châtiments corporels sur les enfants, même à vocation éducative et quand bien même ils relèveraient de la sphère privée et familiale. 27 Etats sur les 47 que réunit le Conseil de l'Europe ont adopté une législation contraignante en ce sens, qu'elle soit civile et/ou pénale. Mais, des exceptions d'importance (la Grande Bretagne, l'Italie et la France) résistent toujours à la pression des droits de l'enfant, malgré l'application supranationale du Pacte en faveur de leur protection.

Sans entrer, ici, dans des considérations médicales et psychologiques qui concluent, pour la grande majorité d'entre elles, au mieux à une inefficacité pédagogique, au pire à une reproduction de la violence et à l'existence de troubles importants chez l'enfant devenu adulte, comme pour les fils du Docteur Schreiber, père de la "pédagogie noire", dont l'un est devenu fou et l'autre s'est suicidé, qu'il nous soit permis (comme le veut la formule des odes latines) de nous demander, avant de savoir s'il faut légiférer, si l'on peut réellement interdire la fessée et la gifle dans foyers.

D'ores et déjà, l'article 222-13 du Code pénal punit de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende les violences ayant entraîné une incapacité de travail inférieure ou égale à huit jours ou n'ayant entraîné aucune incapacité de travail sur, notamment, un mineur de quinze ans. La condamnation étant jugée, de l'aveu même des autorités publiques, disproportionnée pour les "corrections" au sein de la cellule familiale, il n'existe dès lors aucune disposition civile ou pénale interdisant expressément "les châtiments corporels"... sur enfants... à la maison. Ce type de disposition a été introduit certes pour protéger les enfants, mais uniquement à l'école (dès 1881), pour endiguer (mais insuffisamment) les violences conjugales, et dernièrement, pour sanctionner les violences envers les animaux. Mais l'enfant, au sein de la cellule familiale, reste absent de cet élan protectionniste. La raison de fond est claire : l'empreinte du pater familias peine à disparaître, malgré la fin de l'hégémonie paternelle. La vieille tradition familiale romaine, octroyant droit de vie et de mort sur son enfant au père de famille, demeure dans la mémoire collective, notamment des pays latins. Et pour ne rien arranger, l'Eglise, soutenue par l'Ecclésiastique aux termes duquel "celui qui aime son fils lui donne souvent le fouet", s'est adonnée à la férule pendant des siècles, croyant résolument aux vertus rédemptrices de la flagellation.

Finalement la question n'est ni doit-on, ni peut-on légiférer en la matière. Le droit supranational nous l'ordonne, la communauté internationale nous y invite chaudement, des textes existent déjà pour la protection des plus faibles : reste alors uniquement la question de la pertinence de la sanction au regard de la caractérisation de l'infraction. C'est tout l'art du législateur de trouver la bonne adéquation permettant la pédagogie, la dissuasion et finalement la sanction en cas d'exagération manifeste et, bien évidement, de préjudice corporel quelconque subi par l'enfant. Symbolique, la sanction légale serait une insulte à la protection de l'enfance, disproportionnée, elle ne recueillerait pas l'adhésion et la compréhension des citoyens (à 81 % contre une telle législation au demeurant), et serait donc discréditée et inefficace.

Mais la première des vertus de cette exhortation du Conseil de l'Europe sera sans doute d'ordre pédagogique... pour les parents.

D'abord, l'association de la fessée et de l'autorité parentale est erreur absolue ; la fessée, la claque sont même la négation de l'autorité parentale. Claude Pinoteau l'a bien mis en exergue, dans son film, La gifle en 1974, mettant en scène Lino Ventura, professeur de géographie (pourtant) administrant, sous le coup de l'énervement, une (monumentale et véridique, pour l'anecdote) gifle à sa fille, Isabelle Adjani, parce qu'elle entendait arrêter ses études et suivre son petit ami : "Tu parles mal, tu travailles mal, tu danses mal, tu grandis mal mais tu ne me fais pas peur Isabelle". Voilà le fin mot de l'histoire ! La gifle n'est pas ainsi infligée pour faire peur à l'enfant ; mais au contraire, elle est le résultat de la peur de l'adulte devant la perte de son autorité parentale. La fessée, la gifle ne sont pas des attributs de l'autorité parentale, mais le symptôme de sa perte. Aussi, en retirant ou, plus réalistement, en déniant le "droit de correction" des parents, l'on amoindrit en rien l'autorité parentale, on forcerait juste les parents à recouvrir l'ensemble de leurs véritables attributs, au lieu de se conforter dans un acte de puissance, stérile comme il a été démontré, surtout que la majorité des "corrections" est prodiguée sur des enfants de moins de... deux ans.

Ensuite, la fin de la fessée est inexorable parce que cette dernière est le dernier avatar, antérieur à la Philosophie des Lumières et l'Emile de Rousseau, du triptyque de l'éducation enfantine : châtiment corporel, rite initiatique et sacrifice. La France est en paix intérieure et ne réclame plus depuis longtemps le sacrifice de ses jeunes sur les fronts de guerre, ces derniers étant même dispensés de tout service militaire depuis plus de 15 ans. Le sacrifice à la Nation est un concept désormais obsolète, sauf, bien entendu, pour nos forces armées déployées. Quant aux rites initiatiques, ils sont tout bonnement bannis des sociétés occidentales, après interdiction, notamment, de tout "bizutage" dégradant et portant atteinte à l'intégrité physique. Finalement, la fessée vit, sociologiquement du moins, ses dernières heures : d'autant que, d'après les sondages, elle apparaît en voie de disparition auprès des jeunes générations.

Paroles d'un père ayant, à son grand regret, déjà administré une correction à ses fils... en espérant intimement n'avoir jamais à le refaire...

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Avocats/Accès à la profession

[Brèves] Passerelle de l'article 98-1 : le candidat peut passer l'examen du centre de formation professionnelle de son choix indépendamment du ressort du barreau qui a statué sur sa demande d'inscription au tableau

Réf. : Cass. civ. 1, 18 février 2015, n° 13-28.473, F-P+B (N° Lexbase : A0193NC7)

Lecture: 2 min

N6288BUG

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Le 17 Mars 2015

Il résulte de l'article 98-1 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 (N° Lexbase : L8168AID), applicable en Polynésie française, que les personnes bénéficiant d'une dispense prévue à l'article 98 doivent avoir subi avec succès devant le jury prévu à l'article 69 un examen de contrôle des connaissances en déontologie et réglementation professionnelle. De plus, selon l'article 2 de l'arrêté du 30 avril 2012 du Garde des Sceaux fixant le programme et les modalités de l'examen de contrôle des connaissances en déontologie et réglementation professionnelle (N° Lexbase : L0247ITC), le candidat peut passer l'examen du centre de formation professionnelle de son choix indépendamment du ressort du barreau qui a statué sur sa demande d'inscription au tableau. Enfin, aux termes de l'arrêté du 6 décembre 2004 fixant le siège et le ressort des centres régionaux de formation professionnelle d'avocats (N° Lexbase : L5245IGD), aucun centre régional de formation professionnelle n'a son siège en Polynésie française. Tels sont les rappels opérés par la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 18 février 2015 (Cass. civ. 1, 18 février 2015, n° 13-28.473, F-P+B N° Lexbase : A0193NC7). En l'espèce, par décision du 7 juin 2013, le conseil de l'Ordre des avocats au barreau de Papeete a inscrit Me T. au tableau de ce barreau en application de l'article 98, 2 du décret susvisé, sous condition de réussite à l'examen de contrôle des connaissances en déontologie et réglementation professionnelle prévu à l'article 98-1 précité. Se prévalant de l'absence d'un arrêté applicable en Polynésie française fixant le programme et les modalités d'organisation de ce contrôle des connaissances, celui-ci a formé un recours. Pour ordonner l'inscription de l'avocat au tableau du barreau de Papeete, la cour d'appel retient que l'examen, prévu par l'article 98-1 applicable en Polynésie française, ne peut y être organisé dès lors que l'arrêté du 30 avril 2012 ne porte pas mention de son application dans cette collectivité ultra-marine, ce qui rend cette condition impossible à réaliser sauf à imposer au candidat un déplacement en métropole, lequel constituerait une rupture d'égalité entre avocats. L'arrêt sera censuré par la Cour de cassation qui énonce la solution précitée (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E7997ETD).

newsid:446288

Avocats/Périmètre du droit

[Jurisprudence] Braconnier du droit ou plate-forme juridique licite: les enseignements du jugement "avocat.net" du 30 janvier 2015

Réf. : TGI Paris, 3ème ch., 30 janvier 2015, n° 13/00332 (N° Lexbase : A2978NBW)

Lecture: 6 min

N6212BUM

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par Thierry Vallat, Avocat au barreau de Paris

Le 17 Mars 2015

Qu'on les surnomme "braconniers" ou même "pirates" du droit, certaines plates-formes juridiques empiètent sans vergogne sur le périmètre des missions dévolues aux avocats, constituant pour ces derniers une indéniable concurrence déloyale. Le Conseil national des Barreaux (CNB) les traque désormais sans relâche et les poursuit systématiquement devant les tribunaux pour faire respecter les dispositions de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ) qui réserve aux seuls avocats les prérogatives de consultation juridique ou de rédaction d'actes sous seing privé pour autrui. L'institution représentative des avocats de France a en effet amorcer depuis plusieurs années une réflexion approfondie sur ces sites dits d'"assistance juridique", qui se sont multipliés depuis 2010 sur internet. Un bras de fer s'est alors engagé dès 2010 avec ces sites dits "de tiers" qui inquiètent les avocats et leurs représentants. Le jugement qui vient d'être rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 30 janvier 2015 (TGI Paris, 3ème ch., 30 janvier 2015, n° 13/00332) dans une affaire concernant le site "avocat.net" résume bien les problématiques rencontrées avec ces nouveaux intervenants sur le marché juridique et les difficultés pour définir les contours d'une activité en ligne autorisée. I - Les antécédents

Le principe de ce qui est autorisé en la matière semble d'une totale clarté :

- il n'est pas permis à une société commerciale de proposer, que ce soit à des particuliers ou à des entreprises, une prestation de conseil juridique. La simple information juridique et la fourniture de modèles de documents types à remplir ne seront, en revanche, pas prohibées ;

- le conseil juridique est réservé, par la loi du 31 décembre 1971, aux avocats, afin de garantir au client le secret professionnel et l'assurance. Le client doit obligatoirement être mis en relation avec un avocat s'il rencontre un problème particulier et souhaite être conseillé ;

- il n'est, enfin, fait aucune distinction entre la simplicité et la complexité de l'affaire, de la question ou du problème rencontré. Toute prestation de conseil juridique relève de la seule compétence de professionnels du droit ou certains organismes dûment habilités.

Les simples sites de référencement, du type annuaire, ne posent donc a priori pas de difficultés.

Plus problématiques sont manifestement les sites dits "de tiers", qui sont censés jouer les intermédiaires entre les internautes et l'avocat. En théorie, un avocat peut s'y inscrire à condition de respecter les règles déontologiques habituelles prévues par le RIN : indépendance, secret professionnel, interdiction du partage d'honoraires et démarchage sous certaines conditions drastiques.

Le site "la conciergerie juridique" avait été l'un des premiers à faire l'objet de la vindicte du CNB qui l'avait donc assigné devant le tribunal de grande instance de Nanterre pour avoir exercé, sous couvert de missions d'information juridique et d'accompagnement dans les démarches administratives, une activité rémunérée et habituelle de consultation juridique prohibée. Dans son jugement du 5 juillet 2012 (TGI Paris, 3ème ch., 30 janvier 2015, n° 13/00332 N° Lexbase : A6371IQZ), le tribunal avait fait droit à la demande d'interdiction du site et reconnu que la société exerçait bien, et sans les garanties des professions règlementées ou bénéficiaires d'un agrément, soumises dans l'intérêt des usagers à des exigences notamment de secret professionnels et d'assurance, une activité de consultation juridique contrevenant ainsi aux prescriptions légales.

Injonction avait été faite à la société "la conciergerie juridique" de cesser, sous peine d'astreinte, toute activité de consultation et de suppression sur le site internet de la société de toute référence à l'accomplissement d'une prestation juridique relevant du domaine réservé à des avocats. Il avait enfin été reconnu une activité de démarchage juridique illicite au regard de l'article 66-4 de la loi de 1971.

De fait, le tribunal de Nanterre avait prolongé la solution déjà retenue par la Cour de cassation dans un arrêt du 15 novembre 2010 (Cass. civ. 1, 15 novembre 2010, n° 09-66.319, FS-P+B+I N° Lexbase : A0232GH3) et fait implicitement référence aux jurisprudences communautaires "Wouters" (CJCE, 19 février 2002, aff. C-309/99 N° Lexbase : A0074AYE) et "Reisebüro Broede" (CJUE, 12 décembre 1996, aff. C-3/95 N° Lexbase : A9992AUM) rappelant le caractère proportionné au but à atteindre de la réserve d'activité accordée par une législation nationale aux professions juridiques règlementées ainsi que son caractère justifié face à l'impératif d'intérêt général de la protection du consommateur.

II - La problématique "avocat.net"

Une société "Jurisystem" exploite plusieurs plates-formes juridiques en ligne comme "easydroit.fr", "centredeformationjuridique.com" et donc "avocat.net". Ce site se propose de mettre en relation avocats et particuliers à la recherche de professionnels du droit spécialisés dans différents domaines juridiques. Jurisystem avait ainsi déposé auprès de l'INPI une demande d'enregistrement de la marque avocat.net en classe 42 (conception et développement d'ordinateurs et logiciels, études de projets techniques, conception de programme informatiques) et 45 (services juridiques)

Sur le site "avocat.net" figure de surcroît une mention, plus que laudative, puisque présentant "avocat.net" comme "le comparateur d'avocats n°  1 en France" !

C'est ainsi que le CNB devait poursuivre la société "Jurisystem" après une mise en demeure infructueuse, considérant que pour exploiter son site, elle faisait un usage prohibé du titre d'avocat pour proposer des services juridiques, des actes de démarchage interdits et se livrait à des pratiques trompeuses. Le CNB considérait également que la demande de dépôt de marque présentait un caractère illicite.

Ce n'est qu'un an après avoir été attrait devant le tribunal de grande instance de Paris que la société "Jurisystem" consentait à procéder au retrait de sa demande d'enregistrement de marque.

Restait cependant le principal et c'est là tout l'intérêt du jugement du TGI de Paris que d'affiner les limites du site au regard de la loi du 31 décembre 1971.

Dans sa décision du 30 janvier 2015, le tribunal aborde en premier la problématique de la dénomination "avocat.net" que le CNB stigmatisait comme un usage illicite du titre d'avocat alors que, selon son argumentation, ses services seraient in fine assumés par des personnes n'étant pas avocats et qu'à tout le moins il existait une confusion quant au fait de savoir si le site est exploité ou non par des avocats.

Ce qui était bien sûr contesté par "Jurisystem" qui prétendait que tous les services proposés étaient bien assurés par des personnes ayant prêté serment et que le site n'était qu'un simple annuaire d'avocats, avec mise en relation moyennant la modique somme de 50 euros pour chaque devis sollicité !

Le tribunal tranche la question en considérant que la dénomination "avocat.net" était bien de nature à laisser penser aux internautes que tous les services proposés émanent d'avocats, alors qu'il est relevé que certaines prestations sont réalisées par des personnes n'ayant pas la qualité d'avocat, mais de simples juristes.

Cette confusion, savamment entretenue dans l'esprit du public, est donc condamnable et il est donc interdit à la société "Jurisystem" de continuer à utiliser cette dénomination trop générique pour désigner ce site et lui est enjoint de procéder à la radiation du nom de domaine, le tout sous astreinte.

Là était en effet un point crucial du débat : laisser penser aux internautes que l'ensemble des tâches proposées sont le fait d'avocats, alors qu'on ne peut savoir en naviguant sur le site, si par exemple les fiches juridiques ou la documentation à caractère général proposée ont été concoctées par des avocats ou par la société "Jurisystem" elle-même qui ferait ainsi un usage de la dénomination pour sa propre activité.

Il est en outre retenu par les premiers juges que la mention "le comparateur d'avocats n°1 en France" était trompeuse au regard de l'article L.121-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L7808IZ9). Il était en effet plutôt hardi de pouvoir le prétendre alors que la comparaison ne porte que sur les seuls avocats inscrits et les prix qu'ils pratiquent.

Le tribunal relève qu'il s'agit d une fausse allégation de nature à induire le consommateur en erreur sur les qualités substantielles du service proposé par la société : en faisant usage de ce slogan racoleur, il y a bien eu pratique commerciale trompeuse et il est interdit à la société d'y avoir encore recours, sous astreinte.

Au final, le CNB a permis ainsi de faire reconnaitre le préjudice subi du fait d'une atteinte à l'intérêt collectif de la profession d'avocat, justifiant l'euro symbolique de dommages et intérêts.

En revanche, les autres griefs formulés à l'encontre d'"avocat.net" n'ont pas été retenus par le TGI, notamment le démarchage et la publicité illicite, alors que le site avait par exemple été présenté sur le journal d'une chaine télévisée publique et les réseaux sociaux, pas davantage qu'un partage d'honoraire illicite au visa de l'article 6.6.4.2 du RIN (N° Lexbase : L4063IP8), la somme de 50 euros perçue par la société au titre de la demande de devis achetée sur la plate-forme étant due indépendamment de toute perception d'honoraires.

Reste donc que le site "avocat.net", toujours consultable sur le net, ne peut plus s'appeler ainsi, mais dispose toutefois d'un délai de trois mois après la signification du jugement pour changer sa dénomination ambigüe.

Concernant la mention trompeuse, elle est toujours utilisée à ce jour par "Jurisystem", qui a annoncé avoir relevé appel de la décision ; il est même fait désormais également état sur le site litigieux du "premier annuaire et comparateur de prix d'avocats en France" avec 98 % de clients satisfaits : tout un programme qui pourrait ne pas être apprécié par le CNB ! Ne peut ainsi s'improviser avocat qui veut et il n'y a pas de place pour l'exploitation souvent spécieuse du terme avocat dans une dénomination de site. On retiendra à cet égard, encore récemment dans un registre analogue, l'interdiction des noms de domaine "avocatpermis.fr" et "avocat-accident-route.fr" par le récent arrêt de la cour d'appel de Paris du 17 décembre 2014.

La marchandisation grandissante du droit conduit cependant à ce type d'excès et il importe de rester extrêmement vigilant sur ce type de sites qui font aujourd'hui florès, mais génèrent beaucoup de confusion pour le public avec un dumping économique à la clé et souvent un véritable détournement de la clientèle des avocats.

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Avocats/Périmètre du droit

[Brèves] "Braconniers du droit" : nullité des contrats souscrits entre les internautes et le site "protegermonpermis.fr" pour objet illicite

Réf. : CA Paris, Pôle 4, 9ème ch., 19 février 2015, trois arrêts, n° 13/20562 (N° Lexbase : A3412NCD), n° 13/20574 (N° Lexbase : A3413NCE) et n° 13/20577 (N° Lexbase : A3414NCG)

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N6290BUI

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Le 17 Mars 2015

Par trois arrêts rendus le 19 février 2015, la cour d'appel de Paris prononce la nullité de contrats souscrits par des particuliers avec la société exploitant le site internet "protegermonpermis.fr", qui prétendait mettre en relation des justiciables et des avocats pour contester des décisions d'annulation de permis, l'objet du contrat étant illicite (CA Paris, Pôle 4, 9ème ch., 19 février 2015, trois arrêts, n° 13/20562 N° Lexbase : A3412NCD, n° 13/20574 N° Lexbase : A3413NCE et n° 13/20577 N° Lexbase : A3414NCG). En l'espèce souhaitant contester une décision administrative d'annulation de leur permis de conduire, des particuliers ont contacté via internet sur le site www.protégermonpermis.fr la société X puis ont contracté avec cette société selon lettre de mission, une prestation forfait permis point 0 en versant une certaine somme et ont été mis en relation avec un avocat qui a introduit pour leur compte un recours devant le tribunal administratif qui a été finalement rejeté. Estimant avoir été trompés par la société X, les particuliers l'ont assignée afin notamment de voir prononcer la nullité du contrat souscrit avec cette société et obtenir le remboursement de la somme versée à ce titre ainsi que des dommages-intérêts. Le tribunal les ayant déboutés, appel a été relevé. D'abord, la cour énonce qu'en application de l'article 1128 du Code civil (N° Lexbase : L1228AB4), il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent faire l'objet d'une convention. C'est ainsi que le contrat ayant pour objet l'exercice d'une activité non agréée est nul en raison du caractère illicite de son objet. Ensuite, le contrat litigieux ayant pour objet la fourniture par la société X d'une prestation de conseil juridique globale dont elle assure la gestion jusqu'à l'issue de la procédure et par laquelle elle s'engage à mettre en oeuvre les moyens permettant à son client de récupérer son permis allant jusqu'à faire assurer la défense de ses clients en justice par un avocat qu'elle choisit dont le coût est compris dans le prix forfaitaire, la société X s'est présentée et a agi vis-à-vis de ses clients en qualité de conseil juridique au sens de l'article 54 de la loi du 31 décembre 1971, alors qu'elle ne figure pas au rang des personnes morales autorisées à exercer de telles fonctions et ce en violation des dispositions du titre II de cette même loi. Dès lors, en offrant directement dans le cadre de sa prestation les services d'avocats spécialistes, elle contrevient aux dispositions de l'article 11 du décret du 27 novembre 1991 qui prévoit que la profession d'avocat est incompatible avec toutes activités à caractère commercial, qu'elles soient exercées directement ou par personnes interposées (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E1052E74).

newsid:446290

Contrats administratifs

[Brèves] Conditions de résiliation unilatérale d'une convention conclue entre deux personnes publiques relative à l'organisation du service public

Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 27 février 2015, n° 357028, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5134NC7)

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N6268BUP

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Le 17 Mars 2015

Une convention conclue entre deux personnes publiques relative à l'organisation du service public ou aux modalités de réalisation en commun d'un projet d'intérêt général ne peut faire l'objet d'une résiliation unilatérale que si un motif d'intérêt général le justifie, notamment en cas de bouleversement de l'équilibre de la convention, ou de disparition de sa cause. Telle est la solution d'un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 27 février 2015 (CE 3° et 8° s-s-r., 27 février 2015, n° 357028, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5134NC7). La convention litigieuse avait pour objet de répartir le produit de la part communale de la taxe professionnelle que percevait la commune X sur les entreprises installées dans une zone située sur son seul territoire et gérée par un groupement intercommunal dont elle faisait partie avec la commune Y. Le versement auquel s'était engagée la commune X avait, ainsi, pour contrepartie la renonciation de la commune Y à percevoir une taxe sur des entreprises qui, du fait de l'implantation de la zone industrielle sur le territoire de la commune X, n'étaient imposables que par celle-ci. Cette renonciation était demeurée inchangée à la date de la résiliation litigieuse. Ainsi, la contrepartie que la commune X tirait de la convention n'ayant pas été affectée, il ne ressort pas des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la convention avait perdu sa cause. En outre, ni la circonstance, dont la survenance était connue à la date de la signature de la convention pour une durée indéterminée, que les équipements primaires avaient été amortis, ni celle que les "prestations assurées sur la zone par la commune [Y]", sur lesquelles la convention ne comportait aucune précision, avaient cessé n'étaient de nature à caractériser un bouleversement de l'équilibre de la convention, alors que la renonciation, par la commune Y à percevoir des recettes de taxe professionnelle continuait de produire ses effets. Dès lors, en jugeant que la commune X avait pu, sans commettre de faute, prononcer la résiliation unilatérale de cette convention en raison de la "rupture de l'équilibre économique" de celle-ci, la cour administrative d'appel (CAA Marseille, 6ème ch., 19 décembre 2011, n° 10MA00087 N° Lexbase : A5309IGQ) a entaché son arrêt d'erreur de qualification juridique.

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Contrat de travail

[Jurisprudence] Portage salarial et contrat de travail : la vigilance des juges... en attendant la loi

Réf. : Cass. soc., 4 février 2015, n° 13-25.627, FS-P+B (N° Lexbase : A2349NBM)

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N6207BUG

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par Lise Casaux-Labrunée, Professeur à l'Université Toulouse 1 Capitole

Le 17 Mars 2015

Dans une décision remarquée du 11 avril 2014, le Conseil constitutionnel a décidé qu'il incombait au législateur, et non aux partenaires sociaux, de déterminer le régime juridique du portage salarial (Cons. const., décision n° 2014-388 QPC, du 11 avril 2014 N° Lexbase : A8256MIM). Cette décision censure l'article 8-III de la loi n° 2008-596 du 25 juin 2008 de modernisation du marché du travail (N° Lexbase : L4999H7B) qui prévoyait qu'un accord national interprofessionnel (l'ANI du 11 janvier 2008) pouvait confier à une branche professionnelle considérée comme la plus proche du portage salarial (id est l'intérim) la mission d'organiser le portage salarial par accord de branche étendu (cette mission a finalement donné lieu à un accord le 24 juin 2010, étendu par arrêté du 24 mai 2013 malgré l'avis contraire de l'IGAS). Par un grief soulevé d'office, l'article a été jugé contraire à la Constitution en ce qu'il confiait à la convention collective le soin de fixer des règles qui relèvent en réalité de la loi.
Le processus de régulation du portage salarial suggéré par les partenaires sociaux au législateur dans l'ANI du 11 janvier 2008 est inconstitutionnel, dès lors que l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) confie à la loi -et à elle seule- le soin de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et des obligations civiles et commerciales, que ne manquent pas de contrarier les pratiques de portage salarial (pour rappel : le travailleur porté est un professionnel autonome qui sollicite une structure "employeur" pour bénéficier des avantages du salariat). En confiant aux partenaires sociaux la mission d'organiser le portage salarial, sans fixer lui-même les principes essentiels de ce régime juridique, le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions qui affectent la liberté d'entreprendre et les droits collectifs des travailleurs (1). Echafaudé sur une base constitutionnelle incertaine, le château de cartes imaginé par les partenaires sociaux sous la pression des acteurs du portage, s'est alors effondré.
Pour permettre au législateur de tirer les conséquences de cette déclaration d'inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel a reporté au 1er janvier 2015 la date d'abrogation de la disposition contestée (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E2232ETT) et donné huit mois au législateur pour reprendre l'encadrement du portage salarial et fixer les conditions essentielles de son exercice (2). Le délai n'était sans doute pas suffisant, car, à ce jour, aucune loi n'a été adoptée sur le sujet. En attendant, l'insécurité juridique demeure et les juges font de leur mieux pour régler les contentieux qui en résultent, tellement prévisibles.

Si les faits ayant donné lieu à l'arrêt du 4 février 2015 sont assez classiques et illustrent l'un des dérapages les plus fréquents du travail en portage salarial ("salarié" licencié lorsqu'il n'apporte plus de missions), la décision est très intéressante en ce sens que, si elle ne remet pas en cause la qualification de contrat de travail choisie par les parties, ce que les juges auraient pu faire, elle les enferme dans une sorte de piège qui permet, de façon salutaire, du point de vue du risque souvent dénoncé de dérégulation des principes fondamentaux du droit du travail et de la protection sociale, du risque aussi d'effacement total des frontières du droit du travail (3), de rappeler ce qui relève de l'essence même du contrat de travail : l'obligation pour l'employeur de fournir le travail.
Résumé

La conclusion d'un contrat de travail emporte pour l'employeur l'obligation de fournir du travail. La clause d'objectif insérée dans un contrat de portage salarial qui oblige le travailleur à conclure de nouvelles missions avant la fin de sa mission en cours est sans effet. Le licenciement fondé sur le non-respect d'une telle clause est sans cause réelle et sérieuse.

Commentaire

I - Le choix du contrat de travail

Logique d'instrumentalisation. Les raisons de douter de la réalité du contrat de travail dans les pratiques de portage salarial sont nombreuses : le manque de subordination dans la relation de travail (les travailleurs portés sont des travailleurs très autonomes qui revendiquent cette qualité et ne cherchent pas particulièrement à se placer sous la subordination d'un employeur) ; l'absence d'activité économique propre des sociétés de portage (sauf à considérer que l'activité de portage en est une) qui n'ont pas les moyens de contrôler l'exécution des prestations réalisées par les portés dans des domaines qui peuvent être très variés : de l'informatique à l'artisanat en passant par toute la gamme des prestations de conseil et de formation (en l'espèce, il s'agissait d'un rédacteur qui assurait des missions pour une société de communication)... Surtout, le portage salarial repose entièrement sur le fait que c'est au travailleur porté de trouver son propre travail, et sur la possibilité pour le soi-disant employeur, mise en oeuvre dans l'affaire commentée, de licencier ce dernier le jour où il n'apporte plus de travail. Curieuse conception du contrat de travail non ?

Qualification non prévue par la loi. La légalisation du portage salarial esquissée dans la loi du 25 juin 2008 n'impose pas de recourir au contrat de travail pour encadrer les pratiques correspondantes. L'article L. 1251-64 du Code du travail (N° Lexbase : L8532IAA), qui en donne une définition, prévoit, en effet, que "le portage salarial est un ensemble de relations contractuelles organisées entre une entreprise de portage, une personne portée et des entreprises clientes comportant pour la personne portée le régime du salariat et la rémunération de sa prestation chez le client par l'entreprise de portage. Il garantit les droits de la personne portée sur son apport de clientèle". Le texte laisse donc une grande marge de manoeuvre au législateur, dans le cadre d'une future réforme, pour trouver la voie qui confèrera le plus opportunément "le régime du salariat" aux travailleurs portés (v. notamment, dans la Partie 7 du Code du travail, divers exemples de travailleurs indépendants bénéficiant en tout ou partie du régime du salariat). Pour l'heure, les sociétés de portage usent et abusent du contrat de travail.

Un choix limité par le principe d'indisponibilité de la qualification. On ne rappellera jamais assez les fondamentaux : le droit français ne permet pas de déterminer librement le cadre dans lequel inscrire une relation de travail indépendamment des conditions dans lesquelles ce travail est effectué. Cette impossibilité de choisir librement le cadre juridique d'une relation de travail résulte du principe jurisprudentiel, trop souvent négligé dans les affaires de portage salarial, d'indisponibilité de la qualification :

- "la volonté des parties est impuissante à soustraire des travailleurs du statut social qui découle nécessairement des conditions d'accomplissement de leur tâche" (arrêt "Barrat" : Ass. plén., 4 mars 1983, n° 81-15.290 N° Lexbase : A3665ABD) (4) ;

- "l'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs" (arrêt "Labanne" : Cass. soc., 19 décembre 2000, n° 98-40.572 N° Lexbase : A2020AIN) (5).

Il n'est sans doute pas inutile de rappeler que la solution est exactement la même en droit de la Sécurité sociale où, pas plus qu'en droit du travail, et pour les mêmes raisons d'ordre public, les parties ne peuvent pas choisir librement le régime auquel elles sont assujetties (en pratique, on recourt souvent au portage salarial pour accéder au régime d'assurance chômage et à une couverture contre les risques professionnels) (6). Pourtant, là aussi, la qualification donnée par les parties à leur convention est impuissante à les soustraire aux conséquences que le législateur attache à certaines situations de fait (v. l'article L. 311-2 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L5024ADG pour les conditions d'assujettissement au régime général des salariés).

Le choix des juges. Si dans les grands arrêts "Barrat" et "Labanne", les juges ont fait preuve d'un certain réalisme permettant de réagir à des excès d'habileté dans la construction des rapports entre acteurs, généralement constitutifs de fraude à la loi, dans la décision rendue le 4 février 2015, les juges semblent avoir adopté une position plus "stratégique" : le principe d'indisponibilité est rappelé par la cour d'appel de Paris, mais il n'y est pas mis en oeuvre... Les juges n'ont pas cherché, ici, la juste qualification des relations de travail, ce qu'ils auraient pu faire, en soulevant le moyen d'office et en visant l'article 12 alinéa 2 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1127H4I) qui permet spécialement de "restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux, sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée". Une telle décision aurait certainement été moins favorable au travailleur porté (qui bénéficie ici de substantielles indemnités de rupture) et aurait été moins intéressante sur le fond. Les juges ont fait preuve, ici, de plus de subtilité en enfermant les parties dans un piège qu'elles ont elles-mêmes mis en place : dès lors que les parties au portage salarial choisissent de recourir au contrat de travail pour encadrer leurs relations, elles doivent en assumer toutes les conséquences et obligations.

II - Le piège du contrat de travail

L'économie du portage salarial. Le moyen invoqué par la société de portage est assez bien rodé et repose sur l'économie (réelle) du portage salarial : "l'économie du portage salarial repose sur le fait que c'est au salarié porté qu'il appartient de trouver des missions auprès d'entreprises clientes ; qu'en conséquence, si le salarié porté est soumis au régime du salariat pour ce qui concerne sa rémunération et ses accessoires, l'entreprise de portage salarial ne saurait être tenue de lui fournir du travail ; qu'en énonçant, pour condamner la société Jam communication à payer diverses sommes à M. J. à titre d'indemnités et de rappel de salaire, que le contrat de portage comporte pour l'employeur l'obligation de fournir du travail au salarié, la cour d'appel a violé l'article L. 1251-64 du Code du travail".

L'économie du contrat de travail. Sans reprendre tous les éléments d'un débat déjà mené (7), le moyen soulevé par la société de portage dans cette affaire invite simplement à opposer l'économie du portage salarial à celle du contrat de travail. L'économie du contrat de travail veut que ce soit l'employeur qui apporte le travail dans le contrat le travail à exécuter (c'est bien pour faire face à une charge de travail qu'il procède à un recrutement). S'il y a toujours moyen de trouver des exceptions, il n'est pas de l'essence du contrat du travail que le salarié entre dans la relation en apportant le travail qu'il doit y effectuer, de surcroît au profit d'un tiers. Même dans les cas de mise à disposition (travail temporaire, associations de services à la personne, groupements d'employeurs...), c'est l'employeur qui fournit le travail à exécuter chez le tiers qui lui en a exprimé la demande. L'"employeur" qui ne fournit pas de travail et qui, de surcroît, se sépare de son "salarié" lorsque celui-ci n'apporte plus de travail (!)... ne peut être considéré comme un véritable employeur

L'obligation pour l'employeur de fournir le travail. En affirmant que la conclusion du contrat de travail emporte pour l'employeur obligation de fourniture du travail, la Cour de cassation semble désormais acquise à cette cause (la cause du contrat de travail...). Elle confirme, en tous cas, une solution déjà rendue dans un arrêt du 17 février 2010, à large publication, où les juges de la Chambre sociale ont saisi l'occasion de rappeler que les contrats de portage salarial ne peuvent échapper aux règles d'ordre public du droit du travail (Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-40.671, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9243ERR : "vu les articles L. 1221-1 N° Lexbase : L0767H9B et L. 1211-1 N° Lexbase : L0764H98 du Code du travail ; attendu que le contrat de travail comporte pour l'employeur l'obligation de fournir du travail au salarié") (8) ... Cette décision a été confirmée (9). Et l'on voit mal, désormais, ce qui pourrait faire changer de cap les magistrats de la Chambre sociale (10).

Le licenciement du travailleur porté, fondé sur le non-respect d'une clause d'objectif, est sans cause réelle et sérieuse. La suite du raisonnement est d'une logique implacable : la clause d'objectif insérée dans le contrat de portage salarial, analysé comme un contrat de travail, qui fait obligation au travailleur porté de conclure, avant la fin de sa mission en cours, une ou des missions nouvelles équivalentes à cinq jours, est sans effet. Le licenciement fondé sur le non-respect de cette clause d'objectif est sans cause réelle et sérieuse et ouvre droit à toutes indemnités consécutives, à la charge de la société de portage, laquelle se trouve, pour le coup, priée d'endosser, de façon pleine et entière, la qualité d'employeur revendiquée par elle-même.

Irrecevabilité de l'intervention volontaire d'un syndicat de portage salarial. Si les juges se sont parfois laissés abuser par le jeu des apparences qui s'observent dans nombre de pratiques de portage salarial, la décision du 4 février 2015 rassure aussi, en ce sens que la Cour de cassation semble prête, désormais, à déjouer les collusions d'intérêts et les manoeuvres auxquelles donnent lieu ces pratiques (le contentieux de l'assurance chômage est particulièrement éclairant de ce point de vue, où porté et société de portage sont souvent unis dans une même "cause", la société de portage employeur finançant même, parfois, les frais d'avocat du salarié porté en conflit avec l'Assedic...) (11). En l'espèce, et pour la première fois à notre connaissance, la Cour déclare irrecevable l'intervention volontaire formée devant elle par un syndicat de portage bien connu (le PEPS) qui a certainement vu là un moyen de "plaider la cause" du portage salarial en général. Au visa des articles 327 (N° Lexbase : L1999H4S) et 330 (N° Lexbase : L2007H44) du Code de procédure civile, les juges décident, avec une fermeté qui peut dissuader les actions ultérieures, que le syndicat des Professionnels de l'emploi en portage salarial (PEPS) ne justifie pas d'un intérêt, pour la conservation de ses droits, à soutenir l'auteur du pourvoi (société de portage). Son intervention, volontairement accessoire devant la Cour de cassation est, par conséquent, déclarée irrecevable.

III - La préservation du contrat de travail

Préservation salutaire. Sur le long terme et en perspective d'une future réforme du portage salarial, il nous plaît de voir, dans cette décision, la volonté des juges de refuser le sacrifice du contrat de travail sur l'autel du portage salarial, en mettant en avant, dans un attendu très clair, ce qui n'est jamais mis en avant dans la définition de ce contrat mais qui relève pourtant de son essence : l'obligation pour l'employeur de fournir du travail.

Suggestion. A rêver, il nous plaît aussi d'imaginer qu'un jour, lorsque l'occasion leur sera donnée de restituer à un contrat de portage salarial son exacte qualification, les juges de la Cour de cassation en profiteront pour proposer, dans un bel attendu, une nouvelle définition du contrat de travail incluant cette obligation essentielle : "le contrat de travail est la convention par laquelle, moyennant une rémunération, une personne physique s'engage à mettre son activité à la disposition d'une autre, physique ou morale, qui lui fournit un travail à exécuter sous sa subordination".


(1) CE 1° et 6° s-s-r., 6 février 2014, n° 371062, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6171MDW) et nos obs., Le portage salarial devant le Conseil constitutionnel, Lexbase Hebdo n° 560 du 27 février 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N1028BUM).
(2) Nos obs., Le législateur ne peut éviter de répondre à des questions de fond sur le portage salarial, Dépêche AEF n° 480185.
(3) Nos obs., Le contrat de travail au défi du portage salarial, Dr. ouvr., 2011, 424.
(4) D., 1983, 381, concl. J. Cabannes.
(5) Grands arrêts du droit du travail, 3ème éd., D., 2004, n° 3 ; Dr. soc., 2001. 227, note A. Jeammaud.
(6) Cass. soc., 30 mai 2012, n° 11-12.274, F-D (N° Lexbase : A5323IM4) et nos obs., Portage salarial, contrat de travail et assurance chômage : des liaisons dangereuses, Lexbase Hebdo n° 491 du 28 juin 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2714BTP).
(7) Nos obs., Le portage salarial : travail salarié ou travail indépendant ?, Dr. soc., 2007, 58 ; P. Morvan, Eloge juridique et épistémologique du portage salarial, Dr. soc., 2007, 607 ; J.-J. Dupeyroux, Le roi est nu, Dr. soc., 2007, 81.
(8) H. Gosselin, Le portage salarial face au contrat de travail, SSL, n° 1434, 22 février 2010, p. 3.
(9) Cass. soc. 3 novembre 2010, n° 09-65.254, F-P+B (N° Lexbase : A5560GDB).
(10) S. Brissy, L'obligation pour l'employeur de donner du travail au salarié, Dr. soc., 2008, 434.
(11) Cass. soc. 16 décembre 2009, n° 08-17.852, F-D (N° Lexbase : A0789EQB) ; Cass. soc. 30 mai 2012, n° 11-12.274, F-D (N° Lexbase : A5323IM4), Portage salarial, contrat de travail et assurance chômage : des liaisons dangereuses, préc..

Décision

Cass. soc. 4 février 2015, n° 13-25.627, FS-P+B (N° Lexbase : A2349NBM).

Rejet (CA Paris, Pôle 6, 10ème ch., 10 septembre 2013).

Textes visés : C. proc. civ., art. 327 (N° Lexbase : L1999H4S) et 330 (N° Lexbase : L2007H44).

Mots-clés : portage salarial ; définition du contrat de travail ; obligation de fournir le travail.

Lien base : (N° Lexbase : E8767ESI).

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Droit des biens

[Jurisprudence] La fin du caractère perpétuel des droits réels de jouissance spéciale ?

Réf. : Cass. civ. 3., 28 janvier 2015, n° 14-10.013, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4120NAT)

Lecture: 12 min

N6258BUC

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par Séverin Jean, Maître de conférences à l'Université Toulouse I Capitole (EA 1919 IEJUC)

Le 17 Mars 2015

Le temps est toujours à la perpétration des droits réels mais n'est plus à leur perpétuation ! C'est l'enseignement, opérant un revirement jurisprudentiel souhaité par une partie de la doctrine (1), qu'il convient de tirer de l'arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 28 janvier 2015, marqué du sceau des arrêts promis à la publication au Rapport annuel de la Cour de cassation. En l'espèce, un syndicat de copropriétaires d'un immeuble avait constitué, par convention du 28 avril 1981 et sans en préciser la durée, un droit d'usage sur un lot composé d'un transformateur de distribution publique d'électricité au profit de la société EDF (devenue ERDF). Plus de 30 ans après, le syndicat assigna la société ERDF afin de faire constater l'expiration de ladite convention le 28 avril 2011 et partant, obtenir notamment la libération des lieux sous astreinte. La cour d'appel de Caen, par un arrêt du 29 octobre 2013 (CA Caen, 29 octobre 2013, n° 08/01106 N° Lexbase : A5546KNQ), rejeta la demande du syndicat au motif que la constitution de ce droit d'usage avait été consentie et acceptée moyennant le paiement d'un prix et qu'il ressortait de la convention et du règlement de copropriété qu'aucune durée de ce droit d'usage n'avait été convenue. Dès lors, ces deux actes instituaient et réglementaient bien un droit réel de jouissance spéciale exclusif et perpétuel en faveur d'un tiers. Mécontent de la décision rendue, le syndicat forma un pourvoi en cassation invitant alors les magistrats du Quai de l'Horloge à se demander si le fait de consentir un droit réel sans en préciser sa durée conférait à celui-ci ou non un caractère perpétuel. La Cour de cassation, aux visas des articles 544 (N° Lexbase : L3118AB4), 619 (N° Lexbase : L3206ABD), 625 (N° Lexbase : L3212ABL) et 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) du Code civil, rappelle d'abord le principe -déjà énoncé à l'identique dans le célèbre arrêt "Maison de la poésie" "qu'il résulte de ces textes que le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien" avant d'indiquer ensuite que "ce droit, s'il n'est pas limité dans le temps par la volonté des parties, ne peut être perpétuel et s'éteint dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du Code civil". Et voilà qu'un seul adjectif nous manque -"perpétuel"- et tout n'est que revirement ! Revirement d'autant plus important dans la mesure où l'on ne peut que constater la généralité de la rédaction laissant présumer que la solution aura vocation à s'appliquer à tous les droits -réels- de jouissance spéciale.

En réalité, tout l'arrêt ne constitue pas un revirement puisqu'il demeure toujours possible, par le seul jeu de la volonté, de constituer un droit -réel- de jouissance spéciale (I). En revanche, le changement brutal intervient par l'impossibilité désormais consacrée de reconnaître à ce droit un caractère perpétuel (II). Toutefois, le fondement de ce revirement paraît au signataire largement contestable et ce, quand bien même il serait toujours possible de constituer un droit -réel- de jouissance spéciale à durée indéterminée (III).


I - Le maintien de la perpétration des droits réels de jouissance spéciale

L'arrêt commenté ne change rien quant à la possibilité, pour le propriétaire d'un bien, de concéder sur ce dernier des droits à autrui. Autrement dit, il peut toujours, par la voie contractuelle, mettre à disposition d'un tiers -souvent comme en l'espèce à titre onéreux- des utilités de son bien. Ainsi, le propriétaire dispose de l'exclusivité de son bien et la jouissance d'une grande partie de ce dernier, tandis que le tiers ne dispose que de la seule jouissance d'une autre partie dudit bien. Dès lors, en acceptant que le propriétaire d'un bien puisse concéder à un tiers un droit réel de jouissance spéciale sur ce bien, la jurisprudence maintient la solution, désormais largement acquise, selon laquelle l'article 543 du Code civil (N° Lexbase : L3117AB3) ne s'oppose pas à l'élaboration de nouveaux droits réels à la condition qu'ils ne soient pas pourvus des mêmes caractères que le droit de propriété. En ce sens, rappelons que le droit de propriété doit permettre à son propriétaire -par son pouvoir de disposer -de pouvoir tout faire tandis que le droit réel ne permet de faire que ce qui est autorisé. En d'autres termes, la propriété est une et indivisible -en ce sens qu'il n'y a qu'une personne, un bien et un lien- ce qui suppose que le droit réel ne doit pas empêcher le propriétaire de recouvrer la totalité de son bien. Le fondement aussi n'a pas changé.

En effet, cet arrêt, comme celui appelé "Maison de la poésie", use d'un "chapeau" identique énonçant que "le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien". Or, la rédaction de ce "chapeau" résulte spécifiquement de la combinaison des articles 544 et 1134 du Code civil dont use la Cour de cassation dans son visa. L'article 544 du Code civil, dans la mesure où "la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue", implique que le propriétaire d'un bien puisse faire, sous réserve des règles d'ordre public, ce qu'il veut de son bien et partant, concéder une ou plusieurs utilités de son bien à un tiers. Or, la concrétisation de ce pouvoir de disposer nécessite, le plus souvent, de recourir à la technique contractuelle, ce qu'exprime l'article 1134 du code précité. En effet, ce n'est pas tant la force obligatoire des conventions qu'il faut aller rechercher mais davantage "la liberté individuelle et l'autonomie de la volonté, qui se traduisent en droit privé par le pouvoir créateur des stipulations unilatérales ou conventionnelles" (3).

En d'autres termes, la réunion de ces deux articles permet de savoir ce que veulent les parties à propos d'un bien ; c'est, en définitive, la traduction du pouvoir créateur de la volonté individuelle portant sur un bien dont on veut partager les utilités. Pour autant, si le "chapeau" est parfaitement identique à celui rédigé dans l'arrêt "Maison de la poésie", il n'en va pas de même quant aux visas utilisés desquels il résulte.

Alors que dans l'arrêt "Maison de la poésie", seuls les articles 544 et 1134 du Code civil étaient visés, l'arrêt commenté y ajoute les articles 619 et 625 du même code. A bien regarder le "chapeau", on se rend compte que ces articles n'y sont pas repris, sauf peut-être à comprendre que le "droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien" doit s'entendre au sens de l'article 625 du Code civil, c'est-à-dire un droit d'usage et d'habitation dont le régime est réglé différemment par l'article 619 du code selon qu'il est accordé à une personne physique ou à une personne morale. En réalité, il n'est guère étonnant que ces deux articles n'apparaissent pas au visa de l'arrêt "Maison de la poésie" dans la mesure où ce dernier avait refusé de limiter à 30 ans (C. civ., art. 619) le droit réel de jouissance spéciale litigieux (C. civ., art. 625). En revanche, ces deux articles sont bien utiles pour motiver la décision commentée puisqu'ils permettent, en grande partie, de justifier le revirement jurisprudentiel auquel se sont livrés les magistrats du Quai de l'Horloge. On regrettera peut-être l'absence de l'article 6 du Code civil (N° Lexbase : L2231ABA) dans le visa alors même que l'ordre public est invoqué dans le "chapeau" (4). Sa présence aurait eu le mérite, en l'ajoutant spécialement à côté des articles 544 et 1134, de mettre notamment en évidence l'idée selon laquelle la volonté du propriétaire n'est pas sans limite, en ce sens qu'elle ne saurait conduire à des dénaturations en instaurant perpétuellement plusieurs propriétaires sur un même bien.


II - La fin de la perpétuation des droits réels de jouissance spéciale

Monsieur Tardos, à la fin de son commentaire relatif à l'arrêt "Maison de la poésie", écrivait qu'"il faut souhaiter qu'elle [la Cour de cassation] ne s'engouffre pas davantage dans cette brèche et que l'arrêt amorce, à cet égard, un revirement de jurisprudence. Les droits réels sur la chose d'autrui doivent tôt ou tard s'éteindre : l'appropriation individuelle est à ce prix" (5). Il faut croire que l'arrêt commenté a exhaussé son voeu en mettant fin, purement et simplement, à la possibilité de consacrer un droit réel de jouissance spéciale perpétuel. En effet, en cassant l'arrêt d'appel ayant vu dans le droit d'usage concédé à ERDF un droit réel de jouissance spéciale exclusif et perpétuel, la troisième chambre civile vient de porter un coup de grâce au caractère perpétuel des droits réels de jouissance spéciale. En effet, en énonçant dans une formule très large -supposant alors que tous les droits réels de jouissance spéciale seront désormais concernés- que "lorsque le propriétaire consent un droit réel, conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien, ce droit, s'il n'est pas limité dans le temps par la volonté des parties, ne peut être perpétuel et s'éteint dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du Code civil", la Cour de cassation met fin à leur perpétuation.

Il faut désormais distinguer deux situations (6) qui ont comme dénominateur commun l'impossibilité de consacrer un droit réel de jouissance spéciale perpétuel. Soit, les parties, comme en l'espèce, n'ont pas prévu de durée quant au droit réel de jouissance spéciale concédé, auquel cas il ne peut pas être perpétuel et s'éteint dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du Code civil. L'article 625 dispose que "les droits d'usage et d'habitation s'établissent et se perdent de la même manière que l'usufruit". Or, l'article 619, relatif à la façon dont prend fin l'usufruit, dispose que "l'usufruit qui n'est pas accordé à des particuliers ne dure que trente ans". En d'autres termes, comme en l'espèce, en l'absence de stipulation contractuelle quant à la durée du droit réel de jouissance spéciale, ce dernier ne peut excéder 30 ans si son bénéfice a été accordé à une personne morale. A contrario, il convient de penser que rien n'interdit, toujours lorsqu'aucune durée n'a été convenue, que le droit réel de jouissance spéciale puisse être viager s'il a été institué au profit d'une personne physique. Soit, et c'est la seconde hypothèse, les parties ont prévu une durée -ce qui n'est pas le cas en l'espèce- du droit réel de jouissance spéciale. Dans ce cas, ce dernier peut avoir une durée supérieure à 30 ans sans pour autant pouvoir être perpétuel puisque la Cour de cassation précise bien "s'il n'est pas limité dans le temps par la volonté des parties", sous-entendant alors qu'il faut, en tout état de cause, une limite dans la durée. Dès lors, on ne peut que penser à l'arrêt "Maison de la poésie" où les parties avaient prévu contractuellement une durée, fut-elle proche d'une éventuelle perpétuité, puisque le droit réel de jouissance spéciale avait été accordé pendant toute la durée de l'existence de la fondation bénéficiaire dudit droit. Or, les personnes morales ayant vocation au renouvellement à leur échéance (7), l'arrêt commenté, certes met fin au caractère perpétuel des droits réels de jouissance spéciale, mais autorise toujours, à l'image de l'arrêt "Maison de la poésie", un droit viager, "ce qui, en raison de l'identité du [concédant], revient pratiquement à admettre la création d'un droit imprescriptible" (8), un droit, comme nous l'avions déjà relevé, à durée indéterminée. En définitive, il n'y a pas véritablement de revirement jurisprudentiel au regard de l'arrêt "Maison de la poésie" dans la mesure où il y a tout lieu de penser que la solution rendue serait maintenue même sous l'empire de la décision commentée. En revanche, le revirement a bien eu lieu eu égard aux arrêts ayant consacré expressément de véritables droits réels de jouissance spéciale perpétuels à l'image, par exemple, d'un droit dit de "crû et à croître" (9).

La solution rendue, en supprimant le caractère perpétuel des droits réels de jouissance spéciale tout en maintenant la possibilité, par le fruit de la volonté, d'instituer des droits à durée déterminée, voire indéterminée appelle une dernière précision. Si la volonté contractuelle peut poursuivre la perpétuité, elle ne saurait l'atteindre.

De ce point de vue, la solution ne peut être que bien accueillie tant du point de vue contractuel que de celui des droits réels (10). En effet, la durée limitée des droits réels tient à ce qu'est la propriété. Puisque la propriété d'un bien est par essence perpétuelle, l'existence d'un droit réel perpétuel sur le même bien reviendrait à ce que la propriété ne soit plus plena in re potestas. Quant à l'aspect contractuel, faut-il rappeler le principe de la prohibition des engagements perpétuels afin de préserver la liberté individuelle ? Non naturellement, mais il convient de préciser que la jurisprudence, tant du Conseil constitutionnel (11) que de la Cour de cassation (12), a eu l'occasion de rappeler que lorsque le contrat est à durée indéterminée, il existe, sauf abus, une faculté de résiliation pour chacune des parties. Par conséquent, l'arrêt commenté permet d'exclure définitivement le caractère perpétuel des droits réels de jouissance spéciale, mais permet également de nuancer la possibilité de reconnaître des droits réels à durée indéterminée qui n'auraient que trop longtemps existés et partant, se seraient trop approchés de la perpétuité (13). En définitive, le signataire, quand bien même cet arrêt se détache encore de la proposition de l'association Henri Capitant tendant à réformer le livre II du Code civil relatif aux biens (14), ne peut qu'approuver la solution des magistrats du Quai de l'Horloge quant à la suppression du caractère perpétuel des droits réels de jouissance spéciale. En revanche, cette décision est à nos yeux critiquables dans la mesure où, a priori, elle repose sur une mauvaise qualification.


III - Le fondement contestable de la fin de la perpétuation des droits réels de jouissance

Si nous avions douté les premiers de la nature juridique du droit de jouissance spéciale institué dans l'arrêt "Maison de la poésie" en écrivant qu'"il ne saurait être question d'un droit d'usage et d'habitation : d'une part, ce droit s'accommode mal des personnes morales puisqu'il tend à assurer la jouissance d'un immeuble à la famille ; d'autre part, il est restreint à ce qui est nécessaire pour l'habitation de celui à qui ce droit est concédé, et de sa famille" (15), une grande partie de la doctrine est allée dans le même sens (16).

Or, de toute évidence, le même doute est permis quant au droit réel de jouissance spéciale accordé à ERDF. En effet, le droit accordé serait un droit d'usage sur un lot composé d'un transformateur de distribution d'électricité. L'arrêt de cour d'appel nous en apprend davantage puisque le règlement de copropriété du 27 mai 1980 et l'acte authentique du 28 avril 1981 apportent des précisions fortes utiles : "le bénéficiaire jouira du droit d'usage cédé en bon père de famille" ou encore "le bénéficiaire ne pourra céder ni louer ses droits qui lui resteront strictement personnel". Sans doute, la qualification de ce droit comme un droit d'usage et d'habitation tiendrait au fait d'une part, que la jouissance devra se faire "en bon père de famille" ce qui n'est pas sans rappeler l'ancien article 627 du Code civil (17) -applicable à l'espèce- qui évoquait le même principe quant au droit d'usage et d'habitation ; d'autre part, le fait que le bénéficiaire ne puisse ni céder, ni louer ses droits rappelle également l'article 631 du code civil (N° Lexbase : L3218ABS), lequel dispose que "l'usager ne peut céder ni louer son droit à un autre". Pourtant, le droit dont dispose ERDF ne peut pas raisonnablement être qualifié de droit d'usage et d'habitation. Comme nous l'avons rappelé, le droit d'usage et d'habitation est un droit précisément d'habitation et partant, ne se conçoit que s'il est destiné à des personnes physiques. Or, nous croyons tous "être au courant" qu'un transformateur de distribution d'électricité n'est pas une personne physique, de sorte que le droit d'usage concédé à ERDF n'est aucunement un droit d'usage et d'habitation. Dès lors, la solution rendue par la Cour de cassation risque de "tourner à l'orage" dans la mesure où son raisonnement, pour le cas d'espèce, était le suivant : 1) le droit de jouissance spéciale a été institué au profit d'une personne morale ; 2) les parties n'ont pas prévu de durée ; 3) alors ce droit, qui est un droit d'usage et d'habitation (C. civ. art. 625), est soumis à l'article 619 du Code civil ; 4) or ce dernier limite la durée de ce droit à 30 ans lorsque son bénéficiaire est une personne morale ;
5) par conséquent, le droit d'ERDF est arrivé à terme.

Le bon raisonnement, dès lors que l'on veut bien admettre qu'il ne s'agit pas d'un droit d'usage et d'habitation, aurait dû alors être le suivant : 1) le droit de jouissance spéciale a été institué au profit d'une personne morale ;
2) les parties n'ont pas prévu de durée ; 3) alors ce droit est à tout le moins à durée indéterminée ; 4) or, dans ce cas, chacune des parties dispose d'une faculté de résiliation unilatérale ; 5) par conséquent, le droit d'ERDF pourrait sans doute être résilié par le syndicat.

En somme, on se rend bien compte que la difficulté réside dans la qualification précise de ce qu'est un droit réel de jouissance spéciale puisque son régime devrait être fonction de sa qualification préalable. Peut-être que la volonté de la Cour de cassation, eu égard à la rédaction de sa motivation, est d'emprunter, pour tous les droits réels conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale, le régime du droit d'usage et d'habitation. Si tel est sa volonté, il faudra sans doute l'exprimer encore plus clairement car l'habit même du droit réel, du moins dans cet arrêt, nous en semble encore mal dessiné et partant, pour l'heure, inadapté.
(1) Cass. civ. 3, 31 octobre 2012, n° 11-16.304, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3197IWC), V.-A. Tadros, Création de droit réel : consécration de l'autonomie de la volonté, D., 2012, n° 39, p. 2596. Dans un sens favorable au caractère perpétuel des droits réels de jouissance spéciale, voir L. d'Avout et B. Mallet-Bricout, La liberté de création des droits réels aujourd'hui, D., 2013, p. 53.
(2) A propos de l'arrêt préc., voir S. Jean et G. Beaussonie, La création prétorienne d'un droit de jouissance spéciale à durée indéterminée, Lexbase Hebdo n° 507 du 29 novembre 2012 - édition privée (N° Lexbase : N4669BT4).
(3) L. d'Avout et B. Mallet-Bricout, op. cit..
.(4) Pour plus de précisions intéressantes sur cette question, voir L. d'Avout et B. Mallet-Bricout, op. cit..
(5) A. Tadros, Création de droit réel : consécration de l'autonomie de la volonté, op. cit..
(6) Sur ce point, voir N. Le Rududulier, Le droit de jouissance spéciale ne peut pas être perpétuel, D., actualité, 4 février 2015.
(7) V. sur ce point à propos de l'arrêt "Maison de la poésie" : W. Dross, L'ordre public permet-il que soit créé un droit réel perpétuel ?, RTDCiv., 2013, p. 141.
(8) M. Leroy, Le propriétaire peut consentir un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien, Gaz. Pal., 22 février 2013, p. 39.
(9) Cass. civ. 3, 23 mai 2012, n° 11-13.202, FS-P+B (N° Lexbase : A0737IMA).
(10) Sur ce point, à propos de l'arrêt "Maison de la poésie", v. les développements intéressants de R. Libchaber, Les habits neufs de la perpétuité, RDC, 2013, p. 584.
(11) Cons. const., 9 nov. 1999, DC n° 99-419 (N° Lexbase : O5299BHQ). Le considérant 61 énonce que "si le contrat est la loi commune des parties, la liberté qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 justifie qu'un contrat de droit privé à durée indéterminée puisse être rompu unilatéralement par l'un ou l'autre des contractants, l'information du cocontractant, ainsi que la réparation du préjudice éventuel résultant des conditions de la rupture, devant toutefois être garanties".
(12) Cass. civ. 1, 5 février 1985, n° 83-15.895 (N° Lexbase : A3821AGM). Le "chapeau" de l'arrêt rendu énonce, au visa de l'article 1134, alinéa 2 du Code civil que "dans les contrats à exécution successive dans lesquels aucun terme n'a été prévu, la résiliation unilatérale est, sauf abus [...], offert aux deux parties".
(13) C'est argument aurait pu être soulevé dans l'arrêt "Maison de la poésie".
(14) L'article 611 du Code civil (N° Lexbase : L3198AB3), qui consacre le droit réel de jouissance, dispose que "le droit réel de jouissance spéciale s'éteint [notamment] : - par l'expiration du temps pour lequel il a été consenti, lequel ne peux excéder trente ans (...)".
(15) Citation tirée de notre commentaire relatif à l'arrêt "Maison de la poésie" : S. Jean et G. Beaussonie, La création prétorienne d'un droit de jouissance spéciale à durée indéterminée, op. cit..
(16) M. Leroy, Le propriétaire peut consentir un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien, op. cit. ; J.-L. Bergel, Un propriétaire peut consentir un droit réel de jouissance spéciale de son bien pour plus de trente ans, RDI, 2013, p. 80.
(17) L'ancien article 627 du Code civil applicable à l'espèce disposait que "l'usager, et celui qui a un droit d'habitation, doivent jouir en bons pères de famille". L'article a effectivement été modifié par la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l'égalité entre les femmes et les hommes dans la vie professionnelle (N° Lexbase : L9079I3N). L'article 627 nouveau (N° Lexbase : L9304I3Y) dispose que "l'usager, et celui qui a un droit d'habitation, doivent jouir raisonnable".

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Durée du travail

[Brèves] Rejet des recours introduits contre les décrets autorisant l'ouverture le dimanche des établissements de commerce au détail d'articles de bricolage

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 24 février 2015, n° 374726 (N° Lexbase : A0772NCL)

Lecture: 2 min

N6177BUC

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Le 17 Mars 2015

Les recours introduits par plusieurs organisations syndicales contre les décrets n° 2013-1306 du 30 décembre 2013 (N° Lexbase : L7442IYB) et n° 2014-302 du 7 mars 2014 (N° Lexbase : L6640IZX), autorisant l'ouverture le dimanche des établissements de commerce au détail d'articles de bricolage, sont rejetés, les conditions de fond auxquelles la loi subordonne les dérogations au repos dominical étant remplies. Telle est la solution dégagée par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 24 février 2015 (CE 1° et 6° s-s-r., 24 février 2015, n° 374726 N° Lexbase : A0772NCL).
En l'espèce, le premier décret n° 2013-1306 du 30 décembre 2013 avait inscrit jusqu'au 1er juillet 2015 les établissements de commerce de détail du secteur du bricolage sur la liste des établissements pouvant déroger à la règle du repos dominical. Mais, saisi par plusieurs organisations syndicales, le juge des référés du Conseil d'Etat avait, par une ordonnance du 12 février 2014 (CE référé, 12 février 2014, n° 374727 N° Lexbase : A0675MEQ), provisoirement suspendu ce décret. Il avait estimé qu'il existait, en l'état de l'instruction, un doute sérieux sur sa légalité. Le Gouvernement a alors pris un nouveau décret n° 2014-302 du 7 mars 2014 qui abroge et remplace le décret précédent. Il inscrit les établissements de commerce de détail sur la liste des dérogations au repos dominical, sans limiter cette fois-ci la durée de cette dérogation. Par une ordonnance du 10 avril 2014 (CE référé, 10 avril 2014, n° 376266 N° Lexbase : A8235MIT), le juge des référés du Conseil d'Etat avait rejeté la demande de suspension provisoire introduite par les mêmes organisations syndicales.
Plusieurs organisations syndicales ayant introduit des recours contre ces deux décrets, le Conseil d'Etat a statué définitivement sur ces affaires en rejetant les recours. En effet, le Conseil d'Etat a estimé que les conditions de fond auxquelles la loi subordonne les dérogations au repos dominical étaient remplies.
Il a d'abord précisé comment la loi devait être interprétée. Il a ainsi jugé que l'ouverture dominicale d'une catégorie d'établissement est "nécessaire" à la satisfaction des besoins du public dans deux cas de figure : lorsque ces établissements répondent à des besoins de première nécessité, et lorsqu'ils permettent la réalisation d'activités de loisir correspondant à la vocation du dimanche, jour traditionnel de repos. Dès lors, le Conseil d'Etat a jugé que la vente au détail d'articles de bricolage correspondait à ce deuxième cas de figure. En effet, il ressort de nombreuses enquêtes que le bricolage constitue un loisir dominical pour une large majorité de Français. En outre, la faculté de procéder, le jour même, aux achats des fournitures indispensables ou manquantes est nécessaire à la satisfaction de ce besoin (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E0311ETP).

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Fiscalité du patrimoine

[Brèves] Les revenus du patrimoine des résidents français travaillant dans un autre Etat membre ne sont pas soumis aux contributions sociales françaises

Réf. : CJUE, 26 février 2015, aff. C-623/13 (N° Lexbase : A2333NCE)

Lecture: 2 min

N6189BUR

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Le 15 Octobre 2015

Les revenus du patrimoine des résidents français qui travaillent dans un autre Etat membre ne peuvent pas être soumis aux contributions sociales françaises. Tel est le principe dégagé par la CJUE dans un arrêt rendu le 26 février 2015 (CJUE, 26 février 2015, aff. C-623/13 N° Lexbase : A2333NCE). La CJUE avait jugé en 2000 (CJCE, 15 février 2000, aff. C-34/98 N° Lexbase : A2802ATX) que la CSG et la CRDS présentaient un lien direct et suffisamment pertinent avec la Sécurité sociale, du fait qu'elles avaient pour objet spécifique et direct de financer la Sécurité sociale française ou d'apurer les déficits du régime général de Sécurité sociale français. Elle en avait conclu que, s'agissant des travailleurs concernés, le prélèvement de ces contributions était incompatible tant avec l'interdiction du cumul des législations applicables en matière de Sécurité sociale (Règlement n° 1408/71 du 14 juin 1971 N° Lexbase : L4570DLT) qu'avec la libre circulation des travailleurs et la liberté d'établissement. Dans la présente affaire, la question était de savoir si ce raisonnement s'applique également lorsque les contributions en cause sont perçues non pas sur les revenus d'activité et de remplacement, mais sur les revenus du patrimoine. Le litige tire son origine du fait qu'un ressortissant néerlandais qui travaille aux Pays-Bas, mais qui est domicilié en France, refuse que la CSG, la CRDS et d'autres contributions sociales soient prélevées sur ses revenus du patrimoine (rentes viagères conclues aux Pays-Bas). La Cour déclare que l'interdiction de cumul édictée par le Règlement n'est pas subordonnée à l'exercice d'une activité professionnelle et s'applique donc indépendamment de l'origine des revenus perçus par la personne concernée. Etant donné que le requérant, en tant que travailleur migrant, est soumis à la Sécurité sociale dans l'Etat membre d'emploi (les Pays-Bas), ses revenus, qu'ils proviennent d'une relation de travail ou de son patrimoine, ne sauraient être soumis dans l'Etat membre de résidence (la France) à des prélèvements qui présentent un lien direct et suffisamment pertinent avec les branches de la Sécurité sociale. Dans le cas contraire, le requérant ferait l'objet d'une inégalité de traitement par rapport aux autres personnes résidant en France, étant donné que celles-ci sont uniquement tenues de cotiser au régime de Sécurité sociale français .

newsid:446189

Fiscalité internationale

[Jurisprudence] Soumission à l'impôt sur le revenu d'un contribuable possédant deux sociétés de droit espagnol et un établissement stable en France - Conclusions du Rapporteur public

Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 2 février 2015, n° 370385, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1432NBN)

Lecture: 5 min

N6200BU8

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par Vincent Daumas, Maître des Requêtes au Conseil d'Etat et Rapporteur public à la 3ème sous-section

Le 17 Mars 2015

Il appartient au juge de l'impôt, saisi d'un litige portant sur le traitement fiscal d'une opération impliquant une société de droit étranger, d'identifier d'abord, au regard de l'ensemble des caractéristiques de cette société et du droit qui en régit la constitution et le fonctionnement, le type de société de droit français auquel la société de droit étranger est assimilable. Compte tenu de ces constatations, il lui revient alors de déterminer le régime applicable à l'opération litigieuse au regard de la loi fiscale française. Tel est le principe rappelé par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 2 février 2015. Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose de retrouver les conclusions anonymisées du Rapporteur public sur cet arrêt, Vincent Daumas, Maître des Requêtes au Conseil d'Etat. Il résulte des articles 8 (N° Lexbase : L1176ITQ) et 206 (N° Lexbase : L3027I7A) du CGI que les bénéfices réalisés par une société à responsabilité limitée (SARL) dont l'associé unique est une personne physique sont imposés à l'impôt sur le revenu entre les mains de l'associé, dans la catégorie de revenus correspondant à l'activité de la société, sauf si cette dernière a opté pour l'imposition de ses résultats à l'impôt sur les sociétés. Autrement dit, les SARL unipersonnelles dont l'associé unique est une personne physique sont en principe imposées selon le régime des sociétés de personnes. Ce n'est que sur option qu'elles peuvent être soumises au régime d'imposition des sociétés de capitaux.

Un contribuable est associé unique et gérant de deux sociétés de droit espagnol qui exercent une activité de transport routier de marchandises. Elles ont fait l'objet de vérifications de comptabilité, pour des périodes comprises entre 2003 et 2005, à l'issue desquelles l'administration fiscale a conclu que ces deux sociétés disposaient en France d'établissements stables, qu'elles devaient être assimilées à des sociétés unipersonnelles à responsabilité limitée et que leurs résultats devaient être soumis à l'impôt en France. L'administration a également estimé que ce contribuable avait bénéficié de leur part, en tant qu'associé unique des deux sociétés, de revenus distribués, qu'elle a imposés entre ses mains à l'impôt sur le revenu, comme revenus de capitaux mobiliers.

Le contribuable a, toutefois, obtenu de la cour administrative d'appel de Marseille la décharge de ces impositions (CAA Marseille, 3ème ch., 24 mai 2013, n° 10MA03312, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A3477KGU). Le raisonnement suivi par la cour pour faire droit à ses conclusions est le suivant (1). La cour a relevé que les sociétés espagnoles sont en droit espagnol des sociedad de responsabilidad limitada (SRL) dont le contribuable est l'associé unique. Elle en a déduit qu'elles devaient être assimilées en droit français à des sociétés à responsabilité limitée dont l'associé unique est une personne physique. Et, en l'absence d'option exercée par les sociétés en faveur d'une imposition à l'impôt sur les sociétés, elle a jugé que l'administration ne pouvait prétendre imposer des revenus réputés distribués par ces sociétés au contribuable. Elle aurait seulement pu, relève-t-elle, imposer les résultats des sociétés directement entre ses mains, à l'impôt sur le revenu, dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux. En l'absence de substitution de base légale demandée par l'administration, elle a prononcé la décharge des impositions restant en litige.

Le ministre du Budget se pourvoit en cassation en soulevant à l'encontre de l'arrêt de la cour un moyen qu'il présente comme tiré d'une erreur de qualification juridique des faits, tout en invoquant également, quoique très incidemment, une erreur de droit. Son argumentation consiste à reprocher à la cour de n'avoir tenu aucun compte, pour déterminer les modalités d'imposition des résultats des SRL, du régime fiscal espagnol qui leur était applicable. Le ministre explique alors qu'en application de la loi fiscale espagnole, les SRL constituent des sociétés de capitaux soumises à un impôt équivalent à l'impôt sur les sociétés, quelle que soient le nombre et la qualité de leurs associés. De sorte que, selon lui, la circonstance qu'elles auraient comme associé unique une personne physique n'est pas suffisante pour les assimiler à des sociétés unipersonnelles à responsabilité limitée relevant en principe du régime des sociétés de personnes.

Lorsque les juges du fond, pour régler un litige fiscal, assimilent une opération ou une personne morale régie par une loi étrangère à l'une des catégories juridiques connues de notre droit national, le Conseil d'Etat est enclin à soumettre ce raisonnement, en cassation, à un contrôle de qualification juridique des faits (v. deux précédents : CE 3° et 8° s-s-r., 24 mai 2006, n° 278737, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6706DP3 ; RJF, 8-9/2006, n° 996 et CE 3° et 8° s-s-r., 7 septembre 2009, n° 303560, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8912EKB ; RJF, 12/2009, n° 1068). Cela se comprend assez bien puisque cette assimilation, en général, commande l'application d'un régime fiscal donné. Toutefois, eu égard à l'argumentation du ministre, il semble qu'il se plaint avant tout d'une erreur de droit, d'où aurait procédé une erreur de qualification juridique des faits : ce qu'il critique en effet, c'est le refus, par la cour, de prendre en compte, parmi les éléments pertinents pour procéder à la qualification litigieuse, un élément qu'il croit indispensable, c'est-à-dire le régime fiscal appliqué en Espagne aux SRL.

Le Conseil d'Etat a récemment explicité la démarche à suivre pour déterminer les modalités d'imposition d'une opération impliquant une société de droit étranger. Il a été jugé le 24 novembre 2014, dans une affaire portée devant les sous-sections fiscales réunies, qu'il y avait lieu dans un premier temps d'identifier, au regard de l'ensemble des caractéristiques de cette société et du droit qui en régit, la constitution et le fonctionnement, le type de société de droit français auquel la société de droit étranger est assimilable. C'est dans un second temps, compte tenu de ces constatations, qu'il convient de déterminer le régime applicable à l'opération litigieuse au regard de la loi fiscale française (CE 3°, 8°, 9°, et 10° s-s-r., 24 novembre 2014, n° 363556, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5450M4M). Les Hauts magistrats n'ont laissé aucune place, dans ce raisonnement, à la prise en compte de la loi fiscale étrangère, maintenant intacte la souveraineté de la loi fiscale nationale.

Au cas présent, le raisonnement tenu par la cour administrative d'appel est parfaitement conforme à ce mode d'emploi. C'est l'argumentation du ministre qui s'en éloigne. Quelle que soit la manière dont le Conseil d'Etat qualifie le ou les moyens soulevés, il semble évident qu'ils ne peuvent qu'être écartés.

Le ministre observe, à la fin de son pourvoi, que le raisonnement de la cour aboutit à imposer l'associé unique de la SRL espagnole dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux pour les résultats de l'établissement stable français et dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers pour les dividendes versés par la société, ce qui ferait naître un nouveau cas de double imposition. Le Rapporteur public avoue ne pas bien saisir la portée de cet argument très allusif. En effet, il ne pourrait y avoir double imposition des mêmes résultats puisque la répartition de la matière imposable organisée par l'article 10 de la Convention fiscale franco-espagnole (N° Lexbase : L6689BH9) confie à l'Espagne le pouvoir d'imposer les résultats réalisés, le cas échéant, par le siège espagnol de la société et à la France celui d'imposer les résultats réalisés par son établissement stable français. Le ministre fait peut-être référence à l'hypothèse dans laquelle la société espagnole distribuerait des dividendes à son associé unique, correspondant aux résultats réalisés par son siège. Dans ce cas, si l'associé est fiscalement domicilié en France, se pose effectivement la question des modalités d'imposition de ces revenus. La réponse n'est pas évidente... Mais si la logique de l'arrêt du 24 novembre 2014 est poussée à son terme, il semble que de telles sommes ne pourraient être imposées en tant que distributions puisqu'émanant d'une société qui, en vertu de la loi fiscale française, devrait être soumise au régime fiscal des sociétés de personnes. Quoiqu'il en soit, la question ne se pose pas dans le présent litige.

Le pourvoi du ministre doit donc être rejeté.


(1) La cour reprend une solution déjà éprouvée par la cour administrative d'appel de Nantes (CAA Nantes, 1ère ch., 28 juin 2010, n° 09NT00653 N° Lexbase : A2548E8U ; RJF, 12/2010, n° 1195).

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Fonction publique

[Brèves] Contrôle du juge de l'excès de pouvoir sur le bien-fondé de la sanction disciplinaire prononcée à l'encontre d'un agent

Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 27 février 2015, n° 376598, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5178NCR)

Lecture: 1 min

N6274BUW

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Le 17 Mars 2015

Il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes. Ainsi statue le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 27 février 2015 (CE 2° et 7° s-s-r., 27 février 2015, n° 376598, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5178NCR). En estimant que n'étaient établis ni l'agression physique à l'égard de la supérieure hiérarchique de l'agent public, ni le caractère récurrent des refus d'obéissance, ni le caractère volontaire des dégradations, alors que ces faits avaient été dûment constatés et reconnus, la cour administrative d'appel (CAA Marseille, 8ème ch., 17 janvier 2014, n° 11MA00325 N° Lexbase : A8913MLP) a dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis, ce qui justifie l'annulation de son arrêt (cf. l’Ouvrage "Fonction publique" N° Lexbase : E4772EUB).

newsid:446274

[Brèves] Le cofidéjusseur d'une caution déchargée pour disproportion ne peut ni invoquer la perte du bénéfice de cession d'action ou de subrogation à l'égard du créancier, ni agir contre la caution déchargée

Réf. : Cass. mixte, 27 février 2015, n° 13-13.709, P+B+R+I (N° Lexbase : A3426NCU)

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N6185BUM

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Le 17 Mars 2015

La sanction prévue par l'article L. 341-4 du Code de la consommation (N° Lexbase : L8753A7C) prive le contrat de cautionnement d'effet à l'égard tant du créancier que des cofidéjusseurs. Il s'en déduit que le cofidéjusseur, qui est recherché par le créancier et qui n'est pas fondé, à défaut de transmission d'un droit dont il aurait été privé, à revendiquer le bénéfice de l'article 2314 du Code civil (N° Lexbase : L1373HIP), ne peut ultérieurement agir, sur le fondement de l'article 2310 du même code (N° Lexbase : L1209HIM), contre la caution qui a été déchargée en raison de la disproportion manifeste de son engagement. Tel est le sens d'un arrêt rendu par la Cour de cassation réunie en Chambre mixte le 27 février 2015 (Cass. mixte, 27 février 2015, n° 13-13.709, P+B+R+I N° Lexbase : A3426NCU). En l'espèce, une banque a consenti divers prêts à une société dont son gérant s'est porté caution solidaire aux mêmes dates, Une autre caution des trois prêts a été déchargée de ses engagements à raison de leur disproportion manifeste. Assigné en paiement par la banque à la suite de la défaillance du débiteur principal, le gérant caution, reprochant au créancier de l'avoir privé de recours contre son cofidéjusseur, a revendiqué le bénéfice des dispositions de l'article 2314 du Code civil. La caution a formé un pourvoi en cassation contre l'arrêt d'appel qui l'a condamnée à payer des sommes au titre des prêts cautionnés .

newsid:446185

[Jurisprudence] Un nouveau pas dans l'interprétation par la Cour de cassation des articles L. 341-2 et L. 341-3 du Code de la consommation ?

Réf. : Cass. com., 27 janvier 2015, n° 13-24.778, FS-D (N° Lexbase : A7158NAD)

Lecture: 5 min

N6171BU4

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par Gaël Piette, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique des Encyclopédies "Droit des sûretés" et "Droit des contrats spéciaux"

Le 17 Mars 2015

L'arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 27 janvier 2015 marque peut-être un nouveau pas dans l'interprétation qu'elle fait, depuis quelques années, des articles L. 341-2 (N° Lexbase : L5668DLI) et L. 341-3 (N° Lexbase : L6326HI7) du Code de la consommation.
Deux personnes se portent cautions solidaires envers une banque des engagements d'une société. La défaillance de cette dernière conduit la banque à prononcer la déchéance du terme, et à l'assigner avec les cautions en paiement. Le débiteur principal est mis en liquidation judiciaire simplifiée. Les cautions refusent de payer, en opposant au créancier la nullité de leurs engagements et leur caractère disproportionné (1). Plus précisément, les cautions invoquaient la nullité des cautionnements en faisant valoir que la mention manuscrite apposée par elles sur les contrats n'était pas conforme au modèle imposé par l'article L. 341-2 du Code de la consommation. La différence venait d'un ajout, après le terme "prêteur", de la formule "ou à toute autre personne qui lui sera substituée en cas de fusion, absorption, scission ou apports d'actifs".
La cour d'appel de Nîmes rejette les arguments des cautions, en considérant que cet ajout n'était pas de nature à affecter le sens ou la portée de la mention manuscrite prescrite par l'article L. 341-2 (CA Nîmes, 20 juin 2013, n° 12/00111 N° Lexbase : A6075MT8).
Dans leur pourvoi, les cautions critiquent cette solution, en soutenant que l'adjonction ne s'apparentait pas à une simple modification de ponctuation, ni à une substitution de termes identiques. Selon elles, la technicité des termes employés dans l'adjonction ("fusion", "absorption", "scission", "apports d'actifs") altérait la compréhension que les cautions pouvaient avoir de leurs engagements.
La Cour de cassation rejette le pourvoi, en retenant que "cet ajout, portant exclusivement sur la personne du prêteur, ne dénature pas l'acte de caution et n'en rend pas plus difficile la compréhension". Elle ajoute une remarque fondamentale : "l'ajout n'avait pas altéré la compréhension par les cautions du sens et de la portée de leurs engagements". Ce faisant, il nous semble que la Cour de cassation franchit un nouveau pas dans son interprétation de l'article L. 341-2 du Code de la consommation (2). Pour s'en convaincre, il convient de rappeler les premiers pas de cette interprétation (I), avant d'examiner en quoi l'arrêt du 27 janvier marque une nouvelle étape (II).

I - Les premiers pas

Les articles L. 341-2 et L. 341-3 ont provoqué des décisions de certaines juridictions du fond qui heurtaient le bon sens et la plus élémentaire logique. C'est ainsi qu'une cour d'appel a pu juger que le remplacement d'un point par une virgule devait entraîner la nullité du cautionnement (3). Une autre cour d'appel a voué au même sort un cautionnement dans lequel la caution avait, dans sa mention manuscrite, substitué une lettre minuscule à une lettre majuscule (4).

La Cour de cassation, dans un premier temps, avait une vision assez rigide du formalisme imposé par ces textes. Elle a ainsi pu retenir que la nullité d'un engagement de caution souscrit par une personne physique envers un créancier professionnel est encourue du seul fait que la mention manuscrite portée sur l'engagement de caution n'est pas identique aux mentions prescrites par les articles L. 341-2 et L. 341-3, à l'exception de l'hypothèse dans laquelle ce défaut d'identité résulterait d'une erreur matérielle (5). La Cour exige ici une identité, c'est-à-dire une stricte ressemblance entre la mention manuscrite et le modèle légal. La seule possibilité de différence est l'hypothèse de l'erreur matérielle.

Mais progressivement, la Cour de cassation va admettre certains assouplissements. Ainsi que le jugeaient déjà certains juges du fond (6), la Cour va accepter que la mention manuscrite diffère du modèle légal, dès lors que le sens n'en est pas changé (7) et que les différences restent minimes (8). Elle admet ainsi des modifications plus importantes du modèle légal : l'emploi de synonymes, par exemple, est validé.

Un pas supplémentaire, et important, sera franchi en 2013. La Cour de cassation devait statuer sur le sort d'un cautionnement dans lequel la caution avait écrit qu'elle s'engageait à rembourser au prêteur les sommes dues sur ses revenus, au lieu de viser ses revenus et ses biens ainsi que l'exige l'article L. 341-2 (9). La Cour considéra que "la mention manuscrite apposée sur l'engagement reflète la parfaite information dont avait bénéficié la caution quant à la nature et la portée de son engagement ; que par ces seuls motifs dont il résultait que l'omission des termes mes biens' n'avait pour conséquence que de limiter le gage de la banque aux revenus de la caution et n'affectait pas la validité du cautionnement, la cour d'appel a légalement justifié sa décision".

Une solution équivalente sera adoptée dans un arrêt du 4 novembre 2014, dans lequel la Cour estime que le fait que la caution n'ait visé que le principal, et non les intérêts de la dette garantie, avait pour conséquence de limiter l'étendue du cautionnement au principal de la dette sans en affecter la validité (10).

Dans ces dernières décisions, la Cour de cassation ne se contente pas de valider des ajouts minimes. Que l'on critique (11) ou que l'on approuve (12) ces solutions, il convient de remarquer que la Cour y admet des différences avec le modèle légal qui modifient, non pas le sens, mais la portée de l'engagement de la caution. Dans le premier cas, la caution ne sera tenue que sur ses revenus, et non sur ses biens. Dans le second, elle ne garantira que le principal, et non les intérêts. Il devient par conséquent impossible d'affirmer que la condition pour qu'une mention soit conforme à l'article L. 341-2 est que ne soit pas altérée la portée de l'engagement de la caution.

L'arrêt du 27 janvier 2015 nous paraît une étape supplémentaire de cette interprétation de l'article L. 341-2.

II - Un nouveau pas

Deux raisons nous conduisent à penser que l'arrêt du 27 janvier 2015 constitue un nouveau pas dans l'interprétation souple que fait la Cour de cassation de l'article L. 341-2.

D'une part, la formule ajoutée par la caution était particulièrement conséquente d'un point de vue juridique. En s'engageant à rembourser les sommes dues "au prêteur ou à toute autre personne qui lui sera substituée en cas de fusion, absorption, scission ou apports d'actifs", la caution anticipe l'application d'une jurisprudence déjà ancienne. Il est en effet constant que si le créancier disparaît, par exemple par l'effet d'une fusion-absorption, la caution est tenue des dettes nées antérieurement à la disparition, mais non des dettes apparues postérieurement (13). Ces dernières dettes ne seront garanties par le cautionnement que si la caution manifeste sa volonté d'étendre sa garantie au nouveau créancier.

La mention reproduite par la caution dans l'arrêt commenté contient sa volonté expresse, dès la conclusion du contrat, d'étendre sa garantie à un éventuel nouveau créancier. Cet ajout modifie clairement la portée de son engagement, puisqu'à défaut de manifestation de volonté, la caution ne serait pas tenue en cas de changement de créancier.

Ainsi, contrairement aux solutions dégagées par les arrêts du 1er octobre 2013 et du 4 novembre 2014 (omission de la référence aux biens et de la référence aux intérêts), l'arrêt commenté valide une modification qui alourdit le sort de la caution. Il ne s'agit plus de limiter les droits du créancier aux revenus de la caution ou de limiter l'engagement de celle-ci au remboursement du principal. En l'espèce, la caution ne sera pas libérée en cas de changement de créancier (14).

D'autre part, la Cour de cassation prend bien soin de relever que "l'ajout n'avait pas altéré la compréhension par les cautions du sens et de la portée de leurs engagements". Cette affirmation nous amène à penser que ce que la Cour examine prioritairement, ce n'est plus le fait de savoir si la liberté prise avec le modèle légal affecte le sens et la portée de l'engagement de la caution. Il s'agit davantage de savoir si les modifications ont affecté la compréhension qu'avait la caution du sens et de la portée de son engagement. Ce n'est pas seulement le sens et la portée de l'engagement qui comptent, mais leur compréhension par la caution.

Ce faisant, la Cour n'a plus une interprétation objective de ce texte, puisqu'elle ne se demande plus véritablement s'il y a modification et si elle est importante (en ce sens qu'elle altère le sens et la portée de l'engagement). Elle adopte une interprétation subjective, en plaçant au centre du débat, non un respect objectif de la mention, mais une personne, et plus précisément la compréhension qu'elle a de son engagement.

La Cour de cassation déplace ainsi le débat de la mention elle-même (a-t-elle été correctement reproduite ?) à la personne de la caution (a-t-elle compris ce qu'elle signait ?). Cette interprétation est téléologique, puisque les articles L. 341-2 et L. 341-3 ont pour finalité la protection de la caution, en s'efforçant de lui permettre de comprendre à quoi elle s'engage.

En tant que tel, l'arrêt du 27 janvier 2015, qui pourrait être considéré comme contraire à l'esprit des articles L. 341-2 et L. 341-3 et comme contra legem, nous semble mériter l'approbation.


(1) La disproportion n'est même pas envisagée par la Chambre commerciale, qui retient "qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur les autres griefs, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation".
(2) Auquel on peut lier l'article L. 341-3, qui suit la même méthode législative, pose les mêmes problèmes (sauf en ce qui concerne sa sanction: Cass. com., 8 mars 2011, n° 10-10.699, FS-P+B+I N° Lexbase : A0443G7K, D., 2011, p. 1193, note Y. Picod ; nos obs. La sanction de la violation de l'article L. 341-3 du Code de la consommation, Lexbase Hebdo n° 246 du 7 avril 2011 - édition affaires N° Lexbase : N9497BR8) et est aussi néfaste que l'article L. 341-2.
(3) CA Rennes, 22 janvier 2010, n° 08/08806 (N° Lexbase : A5135ESY), JCP éd. G, 2010, doctr. 708, n° 2, obs. Ph. Simler (arrêt cassé par Cass. com., 5 avril 2011, n° 10-16.426, FS-P+B N° Lexbase : A3424HN7, nos obs. La mention manuscrite dans le contrat de cautionnement, encore et toujours !, Lexbase Hebdo n° 251 du 19 mai 2011 - édition affaires N° Lexbase : N2752BSQ).
(4) CA Dijon, 26 janv. 2012, cassé par Cass. civ. 1, 11 septembre 2013, n° 12-19.094, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1490KLR), nos obs. Mentions manuscrites dans le cautionnement : la Cour de cassation tiraillée entre pointillisme et pragmatisme, Lexbase Hebdo n° 354 du 10 octobre 2013 - édition affaires (N° Lexbase : N8835BTE).
(5) Cass. com., 5 avril 2011, n° 09-14.358, FS-P+B (N° Lexbase : A3426HN9), nos obs. in Lexbase Hebdo n° 251 du 19 mai 2011 - édition affaires, préc. note 3.
(6) CA Paris, 3 juin 2010, RDBF 2011, n° 16, obs. A. Cerles.
(7) Cass. com., 16 octobre 2012, n° 11-23.623, F-P+B (N° Lexbase : A7128IUK), D., 2012, p. 2509, obs. V. Avena-Robardet, Gaz. Pal., 13 décembre 2012, p. 11, obs. Ch. Albigès : remplacement de la lettre "X" par la désignation du débiteur principal ; Cass. civ. 1, 10 avril 2013, n° 12-18.544, F-P+B+I (N° Lexbase : A0814KC7), D., 2013, p. 1460, note J. Lasserre-Capdeville et G. Piette : substitution du mot "banque" à ceux de "prêteur" et de "créancier".
(8) Pour un exemple de différences qui ne sont pas minimes: Cass. civ. 1, 16 mai 2012, n° 11-17.411, F-D (N° Lexbase : A7022ILN), Gaz. Pal., 20 septembre 2012, p. 17, obs. Ch. Albigès.
(9) Cass. com., 1er octobre 2013, n° 12-20.278, FS-P+B (N° Lexbase : A3277KMC), nos obs. Mentions manuscrites dans le cautionnement : la modulation des sanctions par la Cour de cassation, Lexbase Hebdo n° 358 du 14 novembre 2013 - édition affaires (N° Lexbase : N9310BTY). Solution confirmée par Cass. com., 27 mai 2014, n° 13-16.989, F-D (N° Lexbase : A6167MP4), RDBF, 2014, comm. 131, obs. D. Legeais.
(10) Cass. com., 4 novembre 2014, n° 13-24.706, F-P+B (N° Lexbase : A9151MZX), nos obs. L'omission de la référence aux intérêts dans la mention manuscrite n'affecte pas la validité du cautionnement, Lexbase Hebdo n° 404 du 4 décembre 2014 - édition affaires (N° Lexbase : N4862BUM).
(11) J.-J. Ansault, RLDC, janvier 2015, p. 33, obs. sous Cass. com., 4 novembre 2014, préc. ; D. Legeais, RDBF, 2014, comm. 131, obs. sous Cass. com., 1er octore 2013, préc. ; M. Mignot, RLDC, décembre 2013, n° 88, p. 26, note sous Cass. com., 1er octobre 2013, préc. ; Ph. Simler, , JCP éd. G, 2014, 1162, n° 1, obs. sous Cass. com., 27 mai 2014, préc..
(12) Nos obs., notes préc., Lexbase Hebdo n° 358 du 14 novembre 2013 - éditions affaires et Lexbase Hebdo n° 404 du 4 décembre 2014 - éditions affaires.
(13) Cass. com., 25 novembre 1997, n° 95-16842 (N° Lexbase : A0738A44), D. aff., 1998. 168 ; Cass. civ. 1, 12 janvier 1999, n° 96-18.274 (N° Lexbase : A8848AGS), RD bancaire et bourse, 1999, p. 77, obs. M. Contamine-Raynaud ; Cass. com., 8 juillet 2003, n° 00-13.412, F-D (N° Lexbase : A0811C9W) ; Cass. com., 8 mars 2011, n° 10-11.835, F-D (N° Lexbase : A2546G98) ; Cass. com., 14 mai 2008, n° 07-14.305, F-D (N° Lexbase : A5356D8U), JCP éd. G, 2008, doctr., 211, n° 7, obs. Ph. Simler, RDBF, 2008, comm. 105, obs. A. Cerles ; Cass. com., 30 juin 2009, n° 08-10.719, F-D (N° Lexbase : A5774EIP), D., 2009, p. 2163, obs. A. Lienhard ; Cass. com., 26 mai 2010, n° 09-15.367, F-D (N° Lexbase : A7329EXQ) ; Cass. com., 13 septembre 2011, n° 10-21.370, F-D (N° Lexbase : A7513HXK), Gaz. Pal., 2011, p. 3619, note M.-P. Dumont-Lefrand, Rev. sociétés, 2012, n° 9, obs. J.-F. Barbieri ; Cass. com., 16 septembre 2014, n° 13-17.779, FS-P+B (N° Lexbase : A8415MWL), nos obs. Cautionnement et fusion-absorption, Lexbase Hebdo n° 397 du 9 octobre 2014 - édition affaires (N° Lexbase : N4012BU7).
(14) En l'espèce, le risque n'existait pas pour la caution, car il s'agissait d'un cautionnement de dettes présentes. Mais la solution adoptée par l'arrêt commenté est parfaitement transposable aux cautionnements de dettes futures.

newsid:446171

Licenciement

[Brèves] Mise en oeuvre d'un PSE : le rôle de l'autorité administrative et ses limites

Réf. : CE, 4° et 5° s-s-r., 25 février 2015, n° 375590, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5170NCH)

Lecture: 2 min

N6250BUZ

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Le 17 Mars 2015

Lorsqu'en application des dispositions des articles L. 321-4 et suivants du Code du travail alors applicables (N° Lexbase : L9633GQT ; recod. notamment aux art. L. 1233-31 N° Lexbase : L1166H93, L. 1233-10 N° Lexbase : L1118H9B, L. 1233-32 N° Lexbase : L6281ISG, L. 1233-48 N° Lexbase : L1210H9P et L. 1233-63 N° Lexbase : L0728IXA), l'employeur est tenu de mettre en oeuvre un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE), il appartient à l'autorité administrative saisie d'une demande d'autorisation de licenciement pour motif économique, de s'assurer que la procédure de consultation des représentants du personnel a été respectée, que l'employeur a rempli ses obligations de reclassement et que les salariés protégés ont accès aux mesures prévues par le plan dans des conditions non discriminatoires. Il ne lui appartient pas, en revanche, d'apprécier la validité du PSE, dès lors que l'autorisation de licenciement ne fait pas obstacle à ce que le salarié puisse ultérieurement contester cette validité devant la juridiction compétente. Telle est la solution dégagée par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 25 février 2015 (CE, 4° et 5° s-s-r., 25 février 2015, n° 375590, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5170NCH).
M. B., délégué syndical CFDT, secrétaire du CHSCT, délégué du personnel titulaire et représentant syndical au comité d'entreprise et au comité central d'entreprise, était salarié de la société A. sur l'un de ses deux sites, situé à Châteauneuf-de-Gadagne. La société a été placée en redressement judiciaire par un jugement du tribunal de commerce qui a ordonné, par un jugement du 11 juillet 2006, d'une part la cessation des activités et le licenciement de l'ensemble des salariés de l'établissement de Châteauneuf-de-Gadagne, lequel n'a pas trouvé de repreneur par la suite, et d'autre part, la cession partielle et la cessation d'activité pour l'autre site de la société. L'administrateur judiciaire a sollicité de l'inspecteur du travail l'autorisation de licencier pour motif économique M. B., autorisation que l'inspecteur du travail a octroyée par une décision du 11 septembre 2006, qui n'a fait l'objet d'aucun recours pour excès de pouvoir et est devenue définitive.
M. B. et les autres salariés licenciés ont saisi, le 22 décembre 2006, le conseil de prud'hommes, lequel a déclaré, par un jugement du 20 juin 2011, que les licenciements pour motif économique étaient fondés sur une cause réelle et sérieuse et a débouté les demandeurs de leurs demandes de dommages et intérêts.
Sur appel de M. B., la cour d'appel de Nîmes a, par un arrêt du 16 avril 2013, renvoyé au juge administratif la question de la légalité de la décision de l'inspecteur du travail autorisant le licenciement de l'intéressé. M. B. fait appel du jugement du 19 décembre 2013 par lequel le tribunal administratif de Nîmes a déclaré légale la décision du 11 septembre 2006.
En énonçant la règle susvisée, le Conseil d'Etat rejette la requête de M. B. (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E9334ESI).

newsid:446250

Procédure pénale

[Brèves] Conformité à la Constitution des dispositions relatives à la possibilité de décerner un mandat contre une personne résidant hors du territoire de la République

Réf. : Cons. const., décision n° 2014-452 QPC, du 27 février 2015 (N° Lexbase : A3410NCB)

Lecture: 1 min

N6182BUI

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Le 17 Mars 2015

Compte tenu de l'ensemble des conditions et des garanties fixées par le législateur et eu égard à l'objectif qu'il s'est assigné, les dispositions de l'article 131 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3479AZU), qui permettent de décerner un mandat d'arrêt contre une personne résidant hors du territoire de la République, n'instituent pas une rigueur qui ne serait pas nécessaire à la recherche des auteurs d'infractions. Il en résulte que les griefs tirés de l'atteinte au principe d'égalité et au principe de rigueur nécessaire doivent être écartés. Telle est la substance d'une décision du Conseil constitutionnel, rendue le 17 février 2015 (Cons. const., décision n° 2014-452 QPC, du 27 février 2015 N° Lexbase : A3410NCB). En l'espèce, pour le requérant, ledit article, en permettant de décerner un mandat d'arrêt contre une personne résidant hors du territoire de la République, alors même qu'elle n'est pas en fuite et que le juge d'instruction n'est pas tenu d'avoir préalablement cherché à l'entendre, les dispositions contestées méconnaissent le principe d'égalité devant la loi ainsi que le principe de rigueur nécessaire. Ce n'est pas l'avis du Conseil constitutionnel qui, après avoir donné les précisions susmentionnées, déclare les dispositions contestées conformes à la Constitution (cf. l’Ouvrage "Procédure pénale" N° Lexbase : E4449EUC).

newsid:446182

Propriété intellectuelle

[Brèves] Possibilité de faire supporter le coût du droit de suite par le vendeur

Réf. : CJUE, 26 février 2015, aff. C-41/14 (N° Lexbase : A2330NCB)

Lecture: 2 min

N6264BUK

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Le 17 Mars 2015

Le coût du droit de suite, qui doit être payé à l'auteur lors de toute revente d'une oeuvre d'art par un professionnel, peut tout aussi bien être supporté définitivement par le vendeur que par l'acheteur. Tel est le sens d'un arrêt de la CJUE du 26 février 2015 (CJUE, 26 février 2015, aff. C-41/14 N° Lexbase : A2330NCB). Dans cette affaire, les CGV d'une société française de ventes aux enchères d'oeuvres d'art prévoient que, pour certains lots désignés dans son catalogue, cette dernière perçoit de la part de l'acheteur, pour le compte et au nom du vendeur, la somme correspondant au droit de suite. Le syndicat national des antiquaires (SNA) estime qu'en mettant le droit de suite à la charge de l'acheteur, les CGV constituent un acte de concurrence déloyale. La société considère que la Directive 2001/84 (N° Lexbase : L4714GU7) énonce, sans autre précision ou restriction, que le droit de suite est à la charge du vendeur et n'exclut donc pas un aménagement conventionnel de la charge du paiement de ce droit. Saisie de ce litige, la Cour de cassation a demandé à la CJUE si le vendeur supporte toujours définitivement le coût du droit de suite ou bien s'il est possible de déroger à cette règle par voie conventionnelle (Cass. civ. 1, 22 janvier 2014, n° 13-12.675, FS-P+B+I N° Lexbase : A9862KZB ; lire N° Lexbase : N0454BUD). La CJUE énonce que si la Directive 2001/84 dispose que la personne redevable du droit de suite est en principe le vendeur, elle prévoit néanmoins une dérogation à ce principe et laisse ainsi les Etats membres libres de définir une autre personne parmi les professionnels visés, qui, seule ou avec le vendeur, assumera la responsabilité de personne redevable. La personne redevable ainsi désignée par la législation nationale est libre de convenir avec toute autre personne, y compris l'acheteur, que cette dernière supporte en définitive, en tout ou en partie, le coût du droit de suite, pour autant qu'un tel arrangement contractuel n'affecte pas les obligations et la responsabilité qui incombent à la personne redevable envers l'auteur. Une telle dérogation est alors conforme à l'objectif de la Directive qui consiste à mettre fin aux distorsions de concurrence dans le marché de l'art, dans la mesure où cette harmonisation est limitée aux dispositions nationales qui ont l'incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché intérieur. La Cour n'exclut pas qu'une telle dérogation est susceptible de produire un certain effet de distorsion sur le fonctionnement du marché intérieur. Toutefois, un tel effet n'est qu'indirect, puisqu'il est produit par des aménagements conventionnels réalisés indépendamment du paiement du montant du droit de suite, dont demeure responsable la personne redevable.

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Recouvrement de l'impôt

[Brèves] Responsabilité solidaire au paiement de l'impôt pour un couple lié par un PACS

Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 16 février 2015, n° 373976, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0279NCC)

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Le 17 Mars 2015

Il résulte de la combinaison de l'article 1691 bis du CGI (N° Lexbase : L3330IAL) et de l'article L. 247 du LPF (N° Lexbase : L3686I3W) que seules les personnes divorcées ou séparées peuvent demander à être déchargées de leur responsabilité solidaire. En revanche, les époux et partenaires liés par un pacte civil de solidarité et non séparés, qui ne sont pas des tiers l'un envers l'autre au regard de ces dispositions, s'ils sont recevables à demander des remises totales ou partielles d'impositions, d'amendes ou de majorations fiscales, dans les conditions de l'article L. 247 du LPF, ne sont pas recevables à demander à être déchargés de leur responsabilité solidaire. Tel est le principe dégagé par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 16 février 2015 (CE 3° et 8° s-s-r., 16 février 2015, n° 373976, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0279NCC). Au cas présent, le trésorier-payeur général de la Haute-Garonne a implicitement rejeté la demande en décharge de sa responsabilité solidaire présentée par une contribuable pour le paiement du solde restant dû, d'un montant de 1 733 717,81 euros, sur le montant total formé par les cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles elle-même et son époux ont été assujettis au titre, respectivement, des années 2000 à 2006 et de l'année 2006, par les pénalités correspondantes et par les majorations et frais de poursuites qui s'y rattachent. Le Conseil d'Etat a décidé d'aller dans le même sens que le trésorier-payeur général en jugeant que la contribuable n'était pas fondée à solliciter la décharge de sa responsabilité solidaire même si elle n'était ni divorcée, ni séparée de son époux. En effet, cette dernière a entendu exclusivement fonder sa demande sur les dispositions du sixième alinéa de l'article L. 247 du LPF permettant à l'administration de décharger de leur responsabilité les personnes tenues au paiement d'impositions dues par un tiers et non sur celles du 1° de cet article. Ainsi, ces dispositions ne sauraient s'appliquer à des époux ou également à des personnes liées par un pacte civil de solidarité. En conséquence, c'est à bon droit que l'administration fiscale a rejeté la demande présentée sur ce fondement par la contribuable, dont il est constant qu'elle n'est ni divorcée, ni séparée de son époux .

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Responsabilité administrative

[Chronique] Chronique de droit de la responsabilité administrative - Mars 2015

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N6175BUA

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par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique

Le 17 Mars 2015

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, la chronique d'actualité de droit de la responsabilité administrative rédigée par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE). Cette chronique traitera, tout d'abord, de deux arrêts rendus respectivement les 12 et 30 décembre 2014 qui apportent des précisions relatives au régime de réquisition de la force publique en cas d'expulsions (CE 4° et 5° s-s-r., 30 décembre 2014, n° 353252, mentionné aux tables du recueil Lebon ; CE 4° et 5° s-s-r., 12 décembre 2014, n° 363372, mentionné aux tables du recueil Lebon). Elle abordera ensuite une décision du 30 janvier 2015 qui revient sur la problématique de la prise en compte des revirements de jurisprudence dans le cadre de l'appréciation du délai raisonnable du jugement (CE 2° et 7° s-s-r., 30 janvier 2015, n° 384413, mentionné aux tables du recueil Lebon). Elle étudiera enfin un arrêt du 11 février 2015 par lequel le Conseil d'Etat apporte des précisions à la fois sur la garantie fonctionnelle dont bénéficient les magistrats mais également sur les modalités d'appréciation de la faute personnelle (CE 1° et 6° s-s-r., 11 février 2015, n° 372359, publié au recueil Lebon).
  • Précisions relatives au régime de réquisition de la force publique en cas d'expulsions (CE 4° et 5° s-s-r., 30 décembre 2014, n° 353252, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4666M9P ; CE 4° et 5° s-s-r., 12 décembre 2014, n° 363372, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6167M7K)

1.- La responsabilité de l'Etat pour refus de concours de la force publique en cas d'expulsion peut être engagée en cas de violation des règles décrites par le Code des procédures civiles d'exécution. Ce régime, en partie lacunaire, vient d'être précisé par deux arrêts récents du Conseil d'Etat.

2.- Dans un arrêt n° 363372 du 12 décembre 2014, la juridiction administrative suprême précise d'abord que lorsque le juge a, conformément aux textes en vigueur, supprimé le délai pour quitter les lieux, la notification du commandement de quitter les lieux et la réquisition de la force publique peuvent intervenir de façon simultanée.

En l'espèce, par un jugement du 31 janvier 2006, le tribunal d'instance d'Ivry avait, à la demande de la société X, ordonné l'expulsion d'occupants sans droit ni titre d'un logement dont elle était propriétaire. Ce jugement accordait aux occupants un délai jusqu'au 30 juin 2006 pour quitter les lieux. En principe, comme le précise l'article 62 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991, portant réforme des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L9124AGZ), aujourd'hui codifié à l'article L. 412-5 du Code des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L9021IZ7), les occupants d'un local d'habitation disposent, pour quitter les lieux en cas d'expulsion, d'un délai de deux mois qui court à compter de la date à laquelle l'huissier a notifié au préfet le commandement de quitter les lieux qu'il leur a préalablement signifié. Le même texte précise, toutefois, que ce délai de deux mois peut être réduit ou supprimé par le juge qui ordonne l'expulsion, ce qui est le cas dans la présente affaire. Selon l'article L. 412-1 du Code des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L5898IRU), cette solution peut être privilégiée notamment lorsque les occupants sont entrés dans les locaux par voie de fait ou lorsque la procédure de relogement n'a pas été suivie d'effet du fait du locataire.

On peut ici rappeler qu'en dépit de la lettre des textes, le Conseil d'Etat a récemment considéré que le propriétaire n'est pas obligé de recourir à un huissier de justice pour présenter une réquisition de la force publique (1). Toutefois, dans la présente affaire, c'est bien un huissier mandaté par la société qui a demandé au préfet de lui accorder le concours de la force publique en vue de l'exécution du jugement, en joignant à sa réquisition une copie du commandement de quitter les lieux. Le préfet n'ayant pas donné suite à cette demande, la société a recherché la responsabilité de l'Etat.

Les juges considèrent que l'exécutant a la possibilité de requérir la force publique en même temps qu'il notifie le commandement de quitter les lieux au préfet dans l'hypothèse où le juge aurait supprimé le délai pour vider les locaux. Cette solution est conforme à une jurisprudence qui est caractérisée par une certaine souplesse.

Dans l'hypothèse où le délai de deux mois visé par l'article L. 412-5 n'a pas été réduit, il a certes été jugé que le concours de la force publique ne peut être légalement accordé avant l'expiration de ce délai. Dans ce cas, le délai est déclenché par la notification du commandement au préfet (2). Toutefois, lorsqu'à la date d'expiration de ce délai la demande n'a pas été rejetée par une décision expresse notifiée à l'huissier, le préfet doit être regardé comme valablement saisi à cette date. Il dispose alors d'un délai de deux mois pour se prononcer sur la demande (3).

En l'espèce, le Conseil d'Etat précise que c'est toujours la notification du commandement au préfet qui est l'élément déclencheur de la procédure : il permet de faire courir le délai de deux mois s'il est maintenu, mais il permet également, en l'absence de délai, de demander simultanément au préfet d'accorder le concours de la force publique.

3.- L'arrêt n° 353252 du 30 décembre 2014 concerne plus spécifiquement les modalités de notification au préfet du commandement d'avoir à quitter les lieux. Rappelons que c'est en principe cette notification qui fait courir le délai de deux mois dont dispose le préfet pour rechercher une solution de relogement pour la personne expulsée. C'est seulement à l'expiration de ce délai que le propriétaire peut demander au préfet le concours de la force publique. En cas de refus exprès ou implicite né à l'expiration de ce délai, la responsabilité de l'Etat est engagée.

Dans son arrêt du 30 décembre 2014, la juridiction administrative suprême apporte d'importantes précisions concernant l'office du juge dans le contrôle de la notification du commandement de payer. Le Conseil d'Etat précise qu'en cas d'absence de contestation sur ce point, le juge n'est pas tenu de procéder à une mesure d'instruction pour vérifier que le bénéficiaire du jugement d'expulsion a notifié au préfet le commandement de quitter les lieux et la date à laquelle il a accompli cette formalité. En revanche, si le juge décide néanmoins de procéder à une telle mesure d'instruction, il lui appartient de lui donner un caractère contradictoire en l'adressant tant au requérant qu'au représentant de l'Etat. C'est seulement dans l'hypothèse où ce dernier affirme que le commandement ne lui a pas été notifié ou qu'il l'a été moins de deux mois avant la réquisition de la force publique que l'absence de production par le propriétaire d'un justificatif apportant la preuve contraire permet au juge de retenir que la réquisition a été irrégulière ou prématurée. Dans ce cas, la procédure sera jugée irrégulière et elle devra être reprise au stade de la notification du commandement au préfet.

  • Prise en compte des revirements de jurisprudence dans le cadre de l'appréciation du délai raisonnable du jugement (CE 2° et 7° s-s-r., 30 janvier 2015, n° 384413, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6930NAW)

En principe, lorsqu'un requérant met en cause un dysfonctionnement de la justice administrative, la responsabilité de l'Etat ne peut être engagée que pour faute lourde (4). Toutefois, en application de la solution retenue dans le célèbre arrêt d'Assemblée "Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ Magiera" du 28 juin 2002 (5), le Conseil d'Etat n'exige que la démonstration d'une faute simple lorsqu'est en cause la violation du délai raisonnable de jugement. Cette exigence résulte à la fois des stipulations de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR) et "des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives". Toutefois, même si l'influence des règles européennes du procès équitable sont indéniables -l'exigence d'un délai raisonnable de jugement apparaissant expressément dans l'article 6 § 1- le Conseil d'Etat a ensuite éliminé toute mention à cet article pour ne plus se référer qu'aux principes généraux susmentionnés à partir d'un arrêt du 25 janvier 2006 (6).

Il n'en demeure pas moins que l'appréciation de la notion de "délai raisonnable" prend en compte les trois critères définis par l'arrêt "Magiera" et directement inspirés de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (7) : la complexité de l'affaire ; les conditions de déroulement de la procédure ; l'intérêt qu'il peut y avoir pour l'une ou l'autre des parties à ce que le litige soit tranché rapidement.

A l'évidence, la grande plasticité de ces critères conduit nécessairement à une jurisprudence particulièrement casuistique, comme l'illustre l'arrêt n° 384413 du 30 janvier 2015. Le contentieux opposant M. X à l'Etat est célèbre puisqu'il a donné lieu à un revirement de jurisprudence à l'occasion d'un arrêt d'Assemblée du 13 novembre 2013 (8), dans lequel le Conseil d'Etat abandonne le contrôle restreint des décisions sanctionnant les fonctionnaires (9) au profit d'un contrôle normal incluant un examen de la proportionnalité de la sanction. Le Conseil d'Etat avait estimé que des faits de harcèlement sexuel reprochés à un ambassadeur constituaient des fautes de nature à justifier une sanction. Les juges avaient considéré qu'"eu égard à la nature de ces faits, à la méconnaissance qu'ils traduisent des responsabilités éminentes qui étaient les siennes, et compte tenu, enfin, de ce qu'ils ont porté sérieusement atteinte à la dignité de la fonction exercée, l'autorité disciplinaire n'a pas, en l'espèce, pris une sanction disproportionnée en décidant de le mettre à la retraite d'office".

Il ne s'agit toutefois pas ici de la seule décision rendue dans cette affaire par le Conseil d'Etat (10). M. X avait d'abord formé devant le Conseil d'Etat, compétent en premier et dernier ressort, le 27 septembre 2010, un recours pour excès de pouvoir tendant à l'annulation de l'évaluation administrative dont il avait fait l'objet le 12 juillet 2010. Il a ensuite présenté, le 3 novembre 2010, un autre recours dirigé contre le décret du 30 septembre 2010 par lequel le Président de la République a mis fin à ses fonctions d'ambassadeur, représentant permanent de la France auprès du Conseil de l'Europe à Strasbourg. Enfin, le 22 mars 2011, il a saisi le Conseil d'Etat d'un troisième recours tendant à l'annulation du décret du Président de la République du 3 février 2011 le mettant à la retraite d'office par mesure disciplinaire et de l'arrêté du 8 mars 2011 du ministre des Affaires étrangères et européennes le radiant du corps des ministres plénipotentiaires à compter du 4 mars 2011. Le Conseil d'Etat avait rejeté les deux premières requêtes par une même décision du 17 juillet 2013 (11), et a statué sur la troisième requête à l'occasion de l'arrêt d'Assemblée du 13 novembre 2013.

L'intéressé avait ensuite déposé un recours contre l'Etat demandant à ce qu'il soit condamné à lui verser 50 000 euros de dommages intérêts en réparation du préjudice résultant de la durée excessive des trois procédures devant le Conseil d'Etat ayant donné lieu aux décisions rendues les 17 juillet et 13 novembre 2013.

Comme le précise l'article R. 311-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L8980IXU), c'est le Conseil d'Etat qui est compétent pour connaître en premier et dernier ressort des actions en responsabilité dirigées contre l'Etat pour durée excessive de la procédure devant la juridiction administrative. Notons également que cette procédure n'échappe pas à la règle de la décision préalable. Le requérant doit donc d'abord provoquer une décision administrative du Garde des Sceaux pour que soit opérée la liaison du contentieux et qu'il puisse ensuite saisir le Conseil d'Etat (12).

En l'espèce, les juges considèrent que, "si la durée de deux ans et huit mois pour le jugement de la troisième requête, dont les implications en termes jurisprudentiels ont justifié qu'elle soit jugée par l'assemblée du contentieux, n'est pas excessive, il n'en va pas de même pour la durée de deux ans et dix mois mise pour statuer sur la première requête et pour celle de deux ans et neuf mois mise pour statuer sur la deuxième requête, eu égard à l'intérêt qui s'attachait, pour (le requérant), à ce que ce dernier litige, relatif à la fin de ses fonctions d'ambassadeur, soit tranché rapidement". M. X obtient en conséquence la condamnation de l'Etat à lui verser 700 euros, ce qui est très éloigné de ses prétentions.

L'appréciation du délai raisonnable, au regard des critères d'appréciation définis par la jurisprudence est évidemment très subjective. On relèvera, à titre d'exemple, que dans un arrêt de section du 17 juillet 2009 (13), le Conseil d'Etat a retenu, dans un contentieux relatif à un marché public de travaux, qu'un délai de jugement de onze ans et sept mois dépassait de trois ans le délai raisonnable, alors que le rapporteur public lui suggérait de retenir une durée de quatre ans (14). Il n'en demeure pas moins que ce nouvel arrêt présente un intérêt majeur puisqu'il indique que la portée jurisprudentielle de la décision rendue, qui peut justifier que soit saisie l'assemblée du contentieux, rapportée à l'intérêt du requérant à voir le litige tranché rapidement, doit être prise en compte pour l'appréciation du délai raisonnable de jugement.

  • Protection fonctionnelle des magistrats et identification de la faute personnelle (CE 1° et 6° s-s-r., 11 février 2015, n° 372359, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4196NBZ)

Dans son arrêt n° 372359 du 11 février 2015, le Conseil d'Etat apporte des précisions à la fois sur la garantie fonctionnelle dont bénéficient les magistrats mais également sur les modalités d'appréciation de la faute personnelle. Cet arrêt conforme également que la faute personnelle ne doit pas être appréciée de manière identique par le juge selon qu'elle est appréhendée dans le cadre du contentieux de la responsabilité administrative ou dans celui du contentieux de la protection fonctionnelle.

1.- Il résulte de l'article 11 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, portant loi organique relative au statut de la magistrature (N° Lexbase : L5336AGQ), qu'"indépendamment des règles fixées par le Code pénal et les lois spéciales, les magistrats sont protégés contre les menaces, attaques de quelque nature que ce soit, dont ils peuvent être l'objet dans l'exercice ou à l'occasion de leurs fonctions". Ce texte est toutefois lacunaire puisque, comme le souligne le Conseil d'Etat, ces dispositions n'étendent pas le bénéfice de la protection fonctionnelle au cas où le magistrat fait l'objet de poursuites pénales. Cependant, pour les agents qui ne relèvent pas du statut général de la fonction publique, le droit à la protection fonctionnelle résulte d'un principe général du droit dégagé par le Conseil d'Etat à l'occasion de l'arrêt de Section du 26 avril 1963 "Centre hospitalier régional de Besançon" (15). Ce principe s'applique y compris dans le cas où l'agent fait l'objet de poursuites pénales, sauf s'il a commis une faute personnelle. C'est cette solution qui est appliquée, en l'espèce, au bénéfice du magistrat mis en cause.

2.- Il restait alors aux juges à déterminer si le magistrat mis en cause avait commis une faute personnelle justifiant que ne lui soit pas accordée la protection fonctionnelle. Dans la présente affaire il est reproché à un magistrat d'avoir fait modifier par un greffier une note d'audience pour y faire figurer des citations directes qui n'avaient pas été enregistrées ni régulièrement appelées à l'audience et d'avoir rédigé quatre jugements fixant des consignations alors qu'il n'en avait prononcé que deux sur le siège.

Les juges précisent "qu'une faute d'un agent de l'Etat qui, eu égard à sa nature, aux conditions dans lesquelles elle a été commise, aux objectifs poursuivis par son auteur et aux fonctions exercées par celui-ci est d'une particulière gravité doit être regardée comme une faute personnelle justifiant que la protection fonctionnelle soit refusée à l'agent, alors même que, commise à l'occasion de l'exercice des fonctions, elle n'est pas dépourvue de tout lien avec le service et qu'un tiers qui estime qu'elle lui a causé un préjudice peut poursuivre aussi bien la responsabilité de l'Etat devant la juridiction administrative que celle de son auteur devant la juridiction judiciaire et obtenir ainsi, dans la limite du préjudice subi, réparation". Ce considérant de principe met en avant le caractère fonctionnel de la notion de faute personnelle. En particulier, il indique clairement que cette faute doit notamment s'apprécier au regard des "fonctions exercées par l'agent". Cet élément était déjà sous-jacent dans la jurisprudence antérieure. Ainsi, notamment, dans un arrêt du 28 décembre 2001 (16), le Conseil d'Etat a pu identifier une faute personnelle commise par un médecin "eu égard au caractère inexcusable du comportement de ce praticien au regard de la déontologie de la profession". C'est une solution proche qui est retenue en l'espèce, le Conseil d'Etat qualifiant de faute personnelle les faits reprochés à l'agent, ce qui justifie la décision du Garde des Sceaux de refuser d'accorder à l'intéressé la protection fonctionnelle, alors même qu'en application du mécanisme de cumul des responsabilités l'Etat aurait pu être poursuivi par la victime devant les juridictions administratives (17).

3.- De prime abord, cette solution paraît en décalage avec la jurisprudence du Tribunal des conflits dont il résulte que la faute commise par un agent "qui n'était animé par aucun intérêt personnel [...] dans l'exercice de ses fonctions et avec les moyens du service [...] ne saurait être regardée, quelle que soit sa gravité, comme une faute personnelle détachable du service" (18). Elle semble également ne pas concorder avec la jurisprudence de la Cour de cassation dont il résulte qu'une faute personnelle n'est détachable du service "que s'il est démontré que leur auteur a agi dans une intention malveillante ou pour satisfaire un intérêt personnel étranger au service public" (19).

Ces deux dernières décisions concernent toutefois l'appréciation de la faute personnelle dans le contentieux de la responsabilité administrative, et non pas dans le contentieux de la protection fonctionnelle. Dans le contentieux de la responsabilité administrative, dans le but de mieux protéger les victimes, le Conseil d'Etat prône à la fois une conception extensive de la faute de service, et une conception étroite de la faute personnelle détachable du service, de façon à faire jouer plus facilement le mécanisme de cumul des responsabilités. Dans une affaire célèbre, il a ainsi été admis qu'une faute personnelle commise par un gendarme coupable d'un assassinat n'est pas dépourvue de tout lien avec le service "alors même qu'il a été commis [...] en dehors de ses heures de service et avec son arme personnelle" (20). La situation est différente, en revanche, dès lors que c'est l'agent qui demande la protection fonctionnelle. Dans ce cas, en effet, il n'y a aucune raison de lui offrir une garantie qu'il ne mérite pas lorsqu'il fait preuve d'une incompétence manifeste où, comme en l'espèce, d'un manquement avéré aux principes déontologiques de sa profession.


(1) CE 4° et 5° s-s-r., 10 février 2014, n° 350265, publié au recueil Lebon ([LXB=A3788MEZ)]).
(2) CE 5° s-s., 5 mai 2010, n° 324274, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1157EX7).
(3) CE 4° et 5° s-s-r., 12 mars 2014, n° 351113, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9160MGD).
(4) CE, Ass., 29 décembre 1978, n° 96004, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4002AI3), p. 542, AJDA, 1979, n° 11, p. 45, note M. Lombard, D., 1979, jurispr. p. 279, note J. Vasseur, RDP, 1979, p. 1742, note J.-M. Auby.
(5) CE, Sect., 28 juin 2002, n° 239575, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0220AZ8), p.247, concl. F. Lamy, RFDA, 2002, p. 756, concl. F. Lamy, AJDA, 2002, p. 596, chron. F. Donnat et D. Casas, D., 2003, p. 23, note V. Holderbach-Martin, Dr. adm., 2002, 167, note M. Lombard, LPA, octobre 2002, n° 197, concl. F. Lamy, LPA, novembre 2002, n° 221, note Rouault, JCP éd. G, 2003, II 10151, note J.-J. Menuret.
(6) CE 4° et 5° s-s-r., 25 janvier 2006, n° 284013, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5438DMD), AJDA, 2006, p. 589, chron. C. Landais et F. Lenica, Dr. fisc., 2006, 27, 494, JCP éd. A, 2006, 1110, note Ch. Guettier, RFDA, 2006, p. 299, note J.-Y Struillou.
(7) V. notamment CEDH, 25 juin 2000, Req. 30979/96 (N° Lexbase : A7714AWM).
(8) CE, Ass., 13 novembre 2013, n° 347704, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2475KPD), AJDA, 2013, p. 2432, chron. A. Bretonneau et J. Lessi, AJFP, 1/2014, p. 11, note Ch. Fortier, Dr. adm., 2014, 11, note A. Duranthon et 149, note Ch. Vautrot-Schwarz, JCP éd. A, 2014, 2093, note D. Jean-Pierre, RFDA, 2013, p. 1175, concl. R. Keller.
(9) Cette solution avait été retenue à l'occasion de l'arrêt "Lebon" du 9 juin 1978 (N° Lexbase : A6577B7Q), Rec. p. 245, AJDA 1978, p. 573, concl. J. Genevois, note S.S., D., 1979, jurispr. p. 275, obs. H. Sinay.
(10) Notons que le Conseil d'Etat avait déjà été saisi une dizaine d'années auparavant par le même requérant d'un recours dirigé contre une décision le rappelant en France eu égard à la détérioration de ses relations avec l'ambassadeur à l'époque en poste à Madagascar (CE 4° et 6° s-s-r., 15 novembre 2000, n° 186801, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9132AHP).
(11) CE 4° et 5° s-s-r., 17 juillet 2013, n° 343554, 344148 (N° Lexbase : A0029KKB).
(12) CE 4° et 5° s-s-r., 7 juillet 2006, n° 285669, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3572DQD), p. 934, JCP éd. A, 2006, act. 628, obs. M.-Ch. Rouault, Procédure, 2006, 192, obs. S. Deygas.
(13) CE, Sect., 17 juillet 2009, n° 295653, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9198EII), p. 286, AJDA, 2009, 1605, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi, Dr. adm., 2009, 141, note F. Melleray, RFDA, 2010, p. 405, note S. Givernaud.
(14) Conclusions citées par F. Melleray dans sa note sur l'arrêt CE, Sect., 17 juillet 2009, n° 295653, publié au recueil Lebon, préc..
(15) Rec. p. 242, concl. Chardeau, S., 1963, p. 338. V. dans la jurisprudence récente, CE Sect., 8 juin 2011, n° 312700, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5418HTT), p. 170, AJCT, 2011, p. 571, obs. D. Krust, JCP éd. G, 2011, 1466, chron. G. Eveillard, JCP éd. A, 2011, act. 447, obs. J.-G. Sorbara ; CE 4° et 5° s-s-r., 26 juillet 2011, n° 336114, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8344HWX) ; CE 3° et 8° s-s-r., 5 avril 2013, n° 349115, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6571KBY).
(16) CE 4° et 6° s-s-r., 28 décembre 2001, n° 213931, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9751AXG), p. 681.
(17) CE, 26 juillet 1918, n° 49595, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8025B8Q), p. 761, D., 1918, III, p. 9, concl. L. Blum, note M. Hauriou.
(18) T. confl., 19 octobre 1988, n° 3131 (N° Lexbase : A5641BQY), Rec., p. 822, D., 1999, jurispr. p. 127, note O. Gohin, JCP éd. G, 1999, II 10225, concl. J. Sainte-Rose, note A. du Cheyron.
(19) Cass. civ 1, 9 décembre 1986, n° 85-11.528 (N° Lexbase : A6357AAP), Bull. civ. I, n° 295 ; Cass. civ. 1, 6 janvier 2004, n° 01-15.357, FS-P (N° Lexbase : A6928DAT), Bull. civ. I, n° 7.
(20) CE 3° et 5° s-s-r., 18 novembre 1988, n° 74952, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7872APA), p. 416, JCP éd. G, 1989, II, 21211, note B. Pacteau.

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