La lettre juridique n°507 du 29 novembre 2012 : Propriété

[Jurisprudence] La création prétorienne d'un droit de jouissance spéciale à durée indéterminée

Réf. : Cass. civ. 3, 31 octobre 2012, n° 11-16.304, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3197IWC)

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par Séverin Jean, Docteur en droit, Université Toulouse 1-Capitole et Guillaume Beaussonie, Maître de conférences à l'Université François-Rabelais de Tours

le 29 Novembre 2012

Le temps est à la perpétration et à la perpétuation des droits réels ! A telle enseigne qu'un arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 31 octobre 2012 paraît constituer une forme d'achèvement de ce phénomène purement jurisprudentiel, peut-être débuté le 13 février 1834 avec le notoire arrêt "Caquelard" (1). En effet, en nommant un impromptu droit réel "droit de jouissance spéciale", la Cour de cassation ne l'a-t-elle pas, par là-même, institutionnalisé ? Seulement voilà, qu'a-t-elle, en réalité, institutionnalisé de la sorte ? Le droit dont il est question a une durée d'existence inhabituelle, calquée sur celle de la personne morale qui l'a généré. Autrement dit, c'est un droit à vie pour une personne dont la vie est susceptible de ne jamais s'éteindre.

En l'espèce, une fondation vendait un hôtel particulier à une société, tout en se réservant, "durant son existence", "la jouissance ou l'occupation" de certains de ses locaux. A cet égard, l'acte de vente précisait également, qu'en cas de nécessité, l'acquéreur pourrait récupérer lesdits locaux, à la condition cependant de mettre à disposition du vendeur des locaux de mêmes importance et qualité.

Quelques soixante-dix ans après, la société assignait la fondation en expulsion, ainsi qu'en paiement d'une indemnité pour l'occupation sans droit ni titre de ces locaux. La cour d'appel faisait droit à cette demande, au motif que le droit concédé à la fondation constituait un droit d'usage et d'habitation dont la durée, conformément au régime de l'usufruit, ne pouvait excéder trente ans lorsqu'il est accordé à une personne morale (CA Paris, Pôle 4, 1ère ch., 10 février 2011, n° 10/06554 N° Lexbase : A0797GXS). La fondation formait alors un pourvoi en cassation, invitant par différents moyens les magistrats du quai de l'Horloge à se prononcer sur la nature juridique précise du droit qui avait été constitué en sa faveur.

Par un arrêt de principe du 31 octobre 2012, rendu au visa des articles 544 (N° Lexbase : L3118AB4) et 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) du Code civil et promis à la publication au sein de son rapport annuel, la troisième chambre civile de la Cour de cassation cassait la décision des juges du fond. Selon elle, le droit "consenti" par le vendeur, en l'espèce, était un droit réel lui conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale du bien vendu. Or, non seulement, la constitution d'un tel droit ne heurtait pas l'ordre public, mais surtout, peu importait que ce droit ait été constitué pour toute la durée de l'existence du vendeur, s'agirait-il pourtant d'une personne morale.

En somme, puisque qu'il est un fait qu'une personne morale a une durée peu définie, la troisième chambre civile de la Cour de cassation admet par cet arrêt la constitution d'un droit (I) dont la nature est peu identifiée (II) : le droit de jouissance spéciale à durée indéterminée.

I - La constitution du droit de jouissance spéciale à durée indéterminée

Le visa de cet arrêt de cassation, bien qu'incomplet, est éclairant : à travers la question des conséquences précises de la vente d'un bien immobilier comportant une clause qui réserve la jouissance ou l'occupation d'une partie du bien au vendeur, il s'agissait de savoir ce que voulaient (C. civ., art. 1134) précisément les propriétaires successifs de ce bien (C. civ., art. 544), mais aussi de ce qu'ils étaient en droit de vouloir (C. civ., art. 6 N° Lexbase : L2231ABA : article relatif à l'ordre public manquant dans le visa).

Or, ce qu'ils voulaient, c'était partager l'utilisation du bien immobilier (A) ; ce qu'ils ne pouvaient pas vouloir, c'était en partager la propriété (B).

A - Le partage des utilités du bien immobilier

Le pouvoir de disposer de son bien permet notamment à un propriétaire de concéder, sur ce dernier, des droits à autrui. La nature de ces droits dits "réels" est nécessairement différente de celle de la propriété, faute de quoi le propriétaire perdrait la propriété ou une partie de la propriété de sa chose, lors de la constitution d'un tel droit.

En matière de vente, il existe deux propriétaires : l'ancien, qui transfère sa propriété et, partant, la perd, et l'actuel, qui l'acquiert. Pour autant, il ne faudrait pas croire qu'il faille alors inéluctablement raisonner par rapport au seul propriétaire actuel : rien n'empêche à un propriétaire de stipuler un droit réel en sa faveur lors de l'aliénation de sa chose. Par exemple, lors d'une donation avec réserve d'usufruit, le donateur perd la propriété de son bien tout en conservant sa jouissance, en vertu d'un droit réel dont il sera désormais titulaire (2). En l'espèce, la fondation a vendu un immeuble dont elle a donc perdu la propriété, mais elle a, par le même acte et avec le consentement du nouveau propriétaire de cet immeuble, la société, gardé le droit d'occuper ou de jouir d'une partie de cet immeuble (3).

Au final, en vertu d'un contrat, les utilités du bien se trouvent partagées entre l'actuel propriétaire -la société- et l'actuel titulaire d'un droit réel sur le bien -la fondation-. Le premier dispose de l'exclusivité de son bien et de la jouissance d'une grande partie de celui-ci ; le second dispose de la seule jouissance d'une autre partie de ce bien.

Par jouissance, il faut entendre que la fondation a le droit d'utiliser le bien, mais aussi de l'exploiter pour en tirer les fruits. En l'occurrence, le droit exact dont elle dispose n'est pas très bien déterminé -c'est d'ailleurs tout l'objet du litige-, puisqu'il a été convenu par les parties qu'il prendrait la forme de la jouissance du bien ou de son occupation. Or, l'occupation a moins de portée que la jouissance, le simple occupant ne pouvant pas tirer profit du bien, qu'à ce titre, il utilise.

Quoi qu'il en soit exactement, un tel partage des utilités est généralement de bonne pratique, à la condition cependant de ne pas oublier que tout droit réel n'a pas vocation à s'éterniser. Le principe est et demeure, depuis que la Révolution française a préféré la notion de bien à celle de saisine, bref la propriété unique à la propriété multiple, que le propriétaire a seul vocation à embrasser toutes les utilités de sa chose (4). Ainsi, l'autorisation qu'il accorde aux tiers de se servir de son bien, fût-elle volontaire, ne peut être qu'à durée déterminée, le partage des utilités ne devant pas conduire à supprimer la perspective de leur prochain regroupement.

La précision est d'importance quand la situation, comme c'est le cas en l'occurrence, conduit à une imbrication des utilités. A la lecture des faits, on apprend effectivement que la fondation, titulaire d'un droit réel sur le bien, a loué ce dernier à la société, c'est-à-dire à son propriétaire. Même si cette disposition insolite du bien n'est techniquement pas inconcevable, comment ne pas se demander si ce n'est pas alors la propriété du bien que l'on a partagée en l'espèce, et plus seulement ses utilités ?

B - Le partage de la propriété du bien immobilier

A l'instar de la République, et par réaction contre la division et, partant, la confusion qui caractérisaient le droit des biens de l'ancien régime, la propriété moderne est une et indivisible : une personne, un bien, un lien. En conséquence, il existe un ordre public des biens dont la fonction consiste à contrer les éventuelles dénaturations que la volonté pourrait, par une expression trop désinhibée, causer au nouvel ordre établi en la matière.

La principale de ces dénaturations résiderait dans l'instauration durable de plusieurs propriétaires pour un même bien. C'est pourquoi, dans une telle situation, caractéristique de l'indivision, le principe est que chaque copropriétaire peut demander le partage et, par là même, recouvrer l'exclusivité qui sied à son statut (5).

Le pendant de cette essence exclusive de la propriété est le caractère exceptionnel des droits réels, autrement dit des droits qu'un propriétaire peut, en concurrence des siens, concéder à des tiers sur sa chose. Si la jurisprudence a, de vieille lune, décidé que la liste légale de ces droits (6) n'était point limitative (7), il n'empêche qu'elle ne devrait pas être trop étendue et, surtout, qu'un droit réel ne devrait pas pouvoir être pourvu des mêmes caractères que ceux de la propriété. A défaut de quoi, le propriétaire perdrait, fût-ce volontairement, la propriété d'une partie de sa chose.

Il est, alors, un moyen simple de discriminer la propriété des droits réels : le droit réel ne doit jamais empêcher le propriétaire de recouvrer la totalité de sa chose, bref il ne doit pas interdire que, à un moment ou un autre, son titulaire soit écarté au profit du seul propriétaire. La règle est à ce point évidente, qui suppose que les droits réels soient structurellement d'une durée déterminée, qu'elle a été consacrée par tous les droits étrangers dont la perception de la notion de propriété est similaire à la nôtre (8).

Curieusement, alors que cette conception de la propriété a souvent été inspirée à d'autres pays par le Code civil français, certains auteurs prétendent que l'exception juridique française consisterait, inversement, à autoriser des droits réels à vocation perpétuelle (9). S'il est vrai que la jurisprudence contemporaine a fortement tendance à consacrer de tels droits, et que, pour certains d'entre eux, cela s'explique par l'histoire (10), il ne faudrait pas que cela mène à l'oubli d'un principe de bonne justice : les exceptions sont d'interprétation stricte. En effet, si elles le sont, c'est parce qu'interpréter largement une exception conduit à en faire le principe. En ce qui nous concerne, faire d'un droit réel un droit perpétuel ou à durée indéterminée, c'est lui permettre de se hisser à la hauteur de la propriété et, en conséquence, c'est réinstaurer une propriété multiple sur un bien unique, ce qui est contraire à l'ordre public des biens, donc à l'article 6 du Code civil.

En l'espèce, si le droit dont dispose la fondation à l'issue du contrat passé avec la société est viager, c'est en considération de la vie d'une personne morale, bref d'une existence qui n'a pas nécessairement vocation à s'éteindre. La nature de ce droit réel semble alors un peu trop confiner avec celle de la propriété, ce que révèlent d'ailleurs les arguments mobilisés par la fondation au soutien de son pourvoi : subsidiairement, elle prétend bénéficier d'un droit de jouissance "perpétuel" ; principalement, elle considère qu'elle s'est, en réalité, réservée la propriété des locaux qui font l'objet du droit litigieux.

Deux propriétaires pour un seul bien, c'est un de trop. Deux propriétaires pour deux biens, cela se conçoit mieux. Mais est-ce vraiment ce dont il est question en l'espèce ? La réponse ne peut être apportée qu'à l'issue de l'analyse de la nature du droit constitué.

II - La nature juridique du droit de jouissance spéciale à durée indéterminée

Qu'est-ce qu'un "droit réel conférant le bénéficie d'une jouissance spéciale de son bien" ? Il n'est pas certain que cette qualification, sui generis, soit avantageuse pour le droit des biens, comme il n'est pas acquis, loin s'en faut, qu'elle soit la plus pertinente. Si, de toute évidence, cette décision doit être approuvée en ce qu'elle répugne à emprunter des habits qui lui siéent mal, la prudence est aussi mère de sûreté, de sorte qu'il ne faut pas oublier que l'habit ne fait pas toujours le moine. En d'autres termes, les magistrats du quai de l'Horloge, bien qu'excluant à juste titre la qualification de droit d'usage et d'habitation, se sont efforcés de rattacher la jouissance spéciale d'un bien à la catégorie des droits réels (A). Pourtant, les classiques s'en émouvront, ce rattachement n'est pas le seul possible. En effet, on pourrait très bien y voir une propriété, certes spéciale, mais une propriété tout de même (B).

A - Un droit réel à tout prix

Personne, à l'exception de l'acquéreur, ne s'offusquera, à première vue, de la solution retenue. En qualifiant le droit concédé de "droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien", la Cour de cassation refuse à bon droit son assimilation avec le droit réel d'usage et d'habitation.

Le raisonnement de la cour d'appel de Paris, en ce qu'il aboutissait à voir dans le droit constitué au profit de la fondation un droit d'usage et d'habitation est rejeté sans ménagement. Sa conclusion était pourtant logique. En considérant que les cocontractants avaient institué au bénéfice de la fondation la simple "jouissance ou occupation" des locaux qu'elle occupait lors de la vente, les juges du fond estimaient qu'il s'agissait d'un droit d'usage et d'habitation dont on sait qu'il obéit et se perd de la même manière que l'usufruit (11). Dès lors, l'article 619 du Code civil (N° Lexbase : L3206ABD), disposant que "l'usufruit qui n'est pas accordé à des particuliers, ne dure que trente ans", trouvait à s'appliquer et justifiait alors l'expulsion de la fondation, celle-ci occupant les locaux litigieux depuis plus de trente ans et ne pouvant se prévaloir, ledit article étant d'ordre public (12), de la stipulation contractuelle prévoyant que le droit concédé durerait tant que la fondation existerait.

Pourtant, si la logique de la démonstration ne fait aucun doute, le postulat de départ est erroné car il ne saurait être question d'un droit d'usage et d'habitation : d'une part, ce droit s'accommode mal des personnes morales puisqu'il tend à assurer la jouissance d'un immeuble à une famille (13) ; d'autre part, il est "restreint à ce qui est nécessaire pour l'habitation de celui à qui ce droit est concédé, et de sa famille" (14). Or, le droit concédé dans notre espèce ne procède nullement d'un besoin, d'une nécessité (15), mais il résulte simplement d'un aménagement contractuel lors de la conclusion de l'acte de vente.

Si le droit concédé à la fondation n'est pas un droit réel d'usage et d'habitation, il n'en demeure pas moins, pour la Cour de cassation, qu'il relève de la catégorie des droits réels. On ne peut s'empêcher de voir dans la rédaction du "chapeau" de l'arrêt commenté un renvoi à l'avant-projet de réforme du droit des biens de l'association Henri Capitant. En effet, ce dernier consacre à l'article 608 "le droit réel de jouissance spéciale". Ainsi, "le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un ou plusieurs droits réels conférant le bénéfice d'un usage spécial ou d'une jouissance spéciale d'un ou plusieurs biens" (16). La formulation du chapeau est assurément identique.

Pourtant, la poursuite de la lecture de l'avant-projet oblige à rejeter cette assimilation dans la mesure où l'article 611 (N° Lexbase : L3198AB3) dispose notamment que "le droit réel de jouissance s'éteint : - par l'expiration du temps pour lequel il a été consenti, lequel ne peut excéder trente ans [...]". L'extinction de ce droit réel s'entend parfaitement puisque, on l'a dit, tout droit réel est nécessairement provisoire tandis que le droit de propriété est, par essence perpétuel.

Par conséquent, si la référence à l'avant-projet est évidente, on ne peut pas en conclure pour autant qu'il s'agit bien du droit réel de jouissance prévu à l'article 608 (N° Lexbase : L3195ABX). Nonobstant cette considération, il faut tout de même concéder, puisque l'article 543 du Code civil (N° Lexbase : L3117AB3) ne s'oppose pas à la création d'un nouveau droit réel, qu'il n'y a pas lieu de se priver de la constitution d'un nouveau droit réel à la condition toutefois qu'il ne soit pas pourvu des mêmes caractères que ceux de la propriété. A cet égard, on aurait pu être tenté de rapprocher cet arrêt de ceux consacrant un droit réel perpétuel (17) ce qui, aux yeux du professeur Louis d'Avout, est parfaitement tenable dans la mesure où "la perpétuité et l'imprescriptibilité des droits réels ne sont pas cantonnés à la propriété mais s'appliquent aussi aux droits innomés de jouissance partielle des choses corporelles" (18). Pourtant, dans notre espèce, il ne s'agit pas à proprement parler d'un droit perpétuel, mais d'un droit viager. En effet, il est simplement viager puisqu'il profite à la fondation tant qu'elle existera. En d'autres termes, on peut très bien estimer que le droit réel de jouissance conféré à la fondation est temporaire, puisqu'il a vocation à s'éteindre lorsqu'interviendra la disparition de la fondation. Bien sûr, celle-ci survit aux hommes mais le jour où il n'y aura plus personne pour la maintenir en vie, alors elle disparaîtra et l'acquéreur retrouvera alors toutes les utilités du bien. Par conséquent, s'il s'agit d'un droit réel, il est question d'un droit réel de jouissance à durée indéterminée mais pas pour autant perpétuel.

En définitive, il est certain que le droit concédé à la fondation ne consiste pas en un droit d'usage et d'habitation, comme il est évident, parce que son essence l'interdit, qu'il ne peut s'analyser comme un droit réel perpétuel. En revanche, la qualification de droit réel de jouissance à durée indéterminée est envisageable et irait alors dans le sens d'une manifestation de la volonté dans la création de nouveaux droits réels. Cela étant, on ne peut pas non plus occulter le fait que ce droit est construit à l'image du droit de propriété.

B - Une propriété à quel prix ?

La théorie classique de la propriété tend à envisager le droit de propriété comme un droit réel, c'est-à-dire comme un droit portant directement sur les choses. Dès lors, on comprend aisément qu'une partie de la doctrine estime qu'il n'y a pas d'obstacle à reconnaître un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale sur un bien puisque ce dernier, parce qu'il est un droit réel comme la propriété, peut très bien être perpétuel.

En revanche, la théorie renouvelée de la propriété l'interdit dans la mesure où seule la propriété, entendue comme le rapport privatif et exclusif qu'entretient un sujet de droit avec un bien (19), est perpétuelle. En effet, les droits réels, contrairement au droit de propriété, permettent seulement et provisoirement "d'accéder directement à une ou plusieurs utilités de la chose d'autrui" (20). Fort de cette conception, ce droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale d'un bien ne serait-il pas, en réalité, un droit de propriété ? Certes, on objectera sans doute que l'absence de perpétuité du droit stipulé se heurte à cette analyse. Mais alors, pourrait-on au moins admettre que si le droit de jouissance et d'occupation dont jouit la fondation ne dispose pas de cette qualité, son caractère viager, attaché à la personnalité morale de la fondation, emprunte potentiellement les traits de la perpétuité et partant, de la propriété. D'ailleurs, les éléments de l'espèce corroborent le rapprochement du droit concédé avec le droit de propriété sans pour autant que celui-ci soit totalement satisfaisant.

En premier lieu, est-il bien nécessaire de rappeler la rédaction quelque peu contradictoire et confuse de la clause insérée dans l'acte de vente ? Si la vente ne porte pas sur telle partie d'un bien, alors le transfert de propriété de ce bien ne s'opère pas au profit du vendeur. Par conséquent, l'acquéreur reste propriétaire d'une partie du bien vendu. Seulement, en ajoutant aussitôt que l'acquéreur se réserve la jouissance ou l'occupation de ladite partie, on peut douter de l'intention des parties. S'agissait-il d'une vente partielle ou seulement d'une utilité profitant au vendeur tant qu'il existera ? Sans doute la Cour de cassation n'a pas souhaité parler de propriété afin d'éviter de faire resurgir le régime du double domaine. En effet, on l'a dit, il ne saurait y avoir de propriété divisée (21). Pourtant, on pourrait très bien imaginer que tel n'est pas le cas en l'espèce, dans la mesure où la propriété ne porterait que sur une partie de l'immeuble, laquelle constituerait un bien autonome susceptible d'être l'objet d'une propriété.

En second lieu, les faits sont tenaces. N'a-t-il pas été observé que la fondation, alors même que la vente était réalisée, a octroyé à l'acquéreur -prétendu propriétaire du tout- un bail portant sur plusieurs pièces de la partie litigieuse du bien. Si cette situation est parfaitement envisageable quand un usufruit est constitué indépendamment de la volonté des personnes, elle est en revanche paradoxale lorsque le propriétaire à l'origine du partage des utilités du bien. En d'autres termes, si rien n'interdit qu'un propriétaire puisse être en même temps locataire de son bien, c'est à la condition qu'il ne soit pas préalablement en mesure d'en avoir la jouissance. Or, cette possibilité lui était offerte lors de la conclusion du contrat de vente. Dès lors, soit l'acquéreur est propriétaire des locaux litigieux et il n'y a pas lieu de prendre à bail son propre bien ; soit l'acquéreur n'est tout simplement pas propriétaire desdits locaux, car à la vérité, le vendeur en est le seul propriétaire. Mais sans doute ce paradoxe est-il contrebalancé par le fait que l'acquéreur prend à sa charge, sans distinction, toutes les réparations concernant l'immeuble, de sorte que, de ce point de vue, il se comporte comme un propriétaire (22). Au regard de ces éléments, la Cour de cassation a peut-être agi avec prudence en refusant de qualifier ce droit de propriété. Dès lors, il lui appartiendra, à l'avenir, de préciser la qualification qu'elle entend lui donner. Deux pistes sont alors envisageables.

Soit l'on considère que ce droit de jouissance est conçu à l'image du droit de propriété. La fondation, personne morale, dispose en viager de la jouissance des locaux utiles à son activité sans toutefois pouvoir aliéner l'objet sur lequel porte cette utilité. Il s'agit donc d'un droit de propriété certes limité mais d'un droit de propriété tout de même. On observera d'ailleurs, que c'est davantage l'utilité -la jouissance ou l'occupation- que l'objet sur lequel elle porte qui compte. En effet, l'acte de vente prévoit la possibilité pour l'acquéreur de fournir un bien de remplacement "de même importance, qualité" -i. e. un bien fongible- si l'acquéreur juge nécessaire la mise à disposition du bien dont jouit le vendeur.

Soit, comme l'indique la Cour de cassation, on opte pour la catégorie des droits réels faute de perpétuité théorique du droit concédé. Dans cette hypothèse, il faut convenir de la consécration d'un objet nouvellement identifié : un droit réel de jouissance à durée indéterminée...


(1) Cass. req., 13 février 1834, Caquelard (N° Lexbase : A0273DAD) : DP, 1834, 1, p. 118 ; S. 1834, 1, p. 205.
(2) C. civ., art. 949 (N° Lexbase : L0105HPL). Voir, sur ce point, F. Zénati-Castaing, Th. Revet, Les biens, PUF, 2008 (2ème éd.), n° 296.
(3) En cela, le mot "consenti" utilisé par la Cour de cassation pour désigner la position du vendeur relativement au droit litigieux est empreinte de maladresse, car consent-on vraiment à ce qui nous profite ?
(4) Voir R. Libchaber, La propriété, droit fondamental, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2009 (15ème éd.), n° 864.
(5) Voir C. civ., art. 815 (N° Lexbase : L9929HN3).
(6) Voir C. civ., art. 543 (N° Lexbase : L3117AB3). Il est vrai qu'il ne s'agit pas tant d'une liste que d'une typologie.
(7) Cass. req., 13 février 1834, Caquelard, préc..
(8) Ex. : droit suisse, droit italien, droit allemand, droit japonais, etc..
(9) Voir en ce sens L. d'Avout, Démembrement de propriété, perpétuité et liberté, D., 2012, p. 1934.
(10) Ex. : droits "d'évolage et d'assec", "de bandite", "de depaissance", "de tréjet", etc..
(11) C. civ., art. 625 (N° Lexbase : L3212ABL).
(12) Cass. civ. 3, 7 mars 2007, n° 06-12.568, FS-P+B (N° Lexbase : A6986DUB), Bull. civ. III, n° 36 ; D., 2007, p. 2084, note F. Julienne ; JCP éd. N, 2007, 1219, note H. Hovasse ; Dr. et patr., fév. 2008, p. 96, obs. J.-B. Seube et Th. Revet. En affirmant que l'article 619 du Code civil est d'ordre public, on évite ainsi que soit consacré un usufruit perpétuel car précisément il s'agit d'un démembrement qui ne peut être que temporaire.
(13) C. civ., art. 632 (N° Lexbase : L3219ABT).
(14) C. civ., art. 633 (N° Lexbase : L3220ABU).
(15) En effet, le droit d'usage et d'habitation, que l'on appelle parfois "petit usufruit" (M. Planiol et G. Ripert, t. III, 2ème éd., n° 880), se distingue notamment de l'usufruit par son caractère restrictif. Ainsi, ce droit est limité à ce qui est nécessaire à l'habitation et seuls les fruits produits par le bien nécessaires aux besoins du titulaire du droit ou à ceux de sa famille sont conservés (C. civ., art. 630, al. 1 N° Lexbase : L3217ABR).
(16) Avant-projet de réforme du droit des biens, art. 608.
(17) Cass. civ. 3, 23 mai 2012, n° 11-13.202, FS-P+B (N° Lexbase : A0737IMA) ; D., 2012, p. 1934, note L. d'Avout ; RTDCiv., 2012, p. 553, note Th. Revet. Pour des décisions plus anciennes : Cass. civ. 3, 24 octobre 2007, n° 06-19.260, FS-P+B (N° Lexbase : A8534DYQ), Bull. civ. III, n° 183 ; RTDCiv., 2008, obs. Th. Revet ; JCP éd. G, 2008, I, 127, n° 15, obs. H. Périnet-Marquet. Ou encore Cass. civ. 3, 4 mars 1992, n° 90-13.145 (N° Lexbase : A5170AHX), Bull. civ. III, n° 73, p. 44 ; D. 1992, p. 386, note C. Atias ; RTD civ. 1993, p. 162, obs. F. Zénati.
(18) Note préc. sous Cass. civ. 3, 23 mai 2012.
(19) F. Zénati-Castaing, Th. Revet, op. cit., n° 163.
(20) RTDCiv., 2012, p. 553, note Th. Revet, sous Cass. civ. 3, 23 mai 2012.
(21) Voir I.
(22) CEDH, 30 novembre 2004, Req. 48939/99 (N° Lexbase : A0928DE4). Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si une construction (un taudis) édifiée illégalement sur un terrain appartenant au Trésor public turque qui fut détruite par une explosion de méthane pouvait s'analyser comme un bien au sens de l'article 1 du protocole n° 1 (N° Lexbase : L1625AZ9). Les juges estimèrent notamment que le fait pour le constructeur de payer une taxe d'habitation imposée par l'administration (§ 105) témoignait de l'existence d'un intérêt patrimonial tenant à son habitation et à ses biens meubles (§ 127). Dès lors, cet intérêt patrimonial "était suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel, donc un bien' au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l'article 1 du Protocole n° 1 [...]" (§ 129).

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