La lettre juridique n°507 du 29 novembre 2012 : Distribution

[Jurisprudence] Le lien contractuel exclut l'action de in rem verso

Réf. : Cass. com., deux arrêts, 23 octobre 2012, n° 11-21.978, FS-P+B (N° Lexbase : A0493IW8) et n° 11-25.175, FS-P+B (N° Lexbase : A0724IWQ)

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par Bastien Brignon, Maître de conférences HDR à Aix-Marseille Université, Membre du Centre de droit économique (EA 4224) et du Centre de droit du sport d'Aix-Marseille

le 29 Novembre 2012

On n'insistera jamais trop sur l'importance du fondement juridique pour obtenir réparation du préjudice subi dont la victime n'a pas toujours le choix... Voilà une société de télécommunication qui conclut par l'intermédiaire d'un mandataire six contrats de franchise avec un opérateur de téléphonie mobile. Les conventions sont conclues pour une période de deux ans renouvelables par période d'un an, sauf dénonciation moyennant un préavis de trois mois. Elles sont toutes tacitement reconduites un temps. Mais l'opérateur refuse de procéder au renouvellement de cinq d'entre elles à leur échéance, et notifie la résiliation sans préavis de la sixième. Le franchisé éconduit demande alors une indemnité pour perte de clientèle. Et il fonde sa demande sur l'enrichissement sans cause. Pour lui en effet, le franchiseur qui rompt le contrat de franchise doit indemniser le franchisé de la perte de sa clientèle propre ainsi subie, d'autant plus lorsque le contrat comporte une clause de non-concurrence, ce qui était le cas en l'espèce. Car, quelle que soit la valeur de la marque et des prestations du franchiseur, la clientèle locale n'existe que par le fait du franchisé et est créée par l'activité de ce dernier avec les moyens qu'il met en oeuvre à ses risques et périls. De sorte qu'en cas de rupture du contrat comportant une clause de non-concurrence à l'initiative du franchiseur, le franchisé peut obtenir l'indemnisation de la perte de la clientèle qu'il subit ainsi. Sinon, s'en trouverait violé l'article 1371 du Code civil (N° Lexbase : L1477ABC). Faisant référence à la jurisprudence "Trévisan/Basquet" (1), aux termes de laquelle la Cour de cassation considère que les franchisés disposent d'une clientèle propre, ou plutôt d'une clientèle partagée (avec le franchiseur), reconnaissant ainsi leur propriété commerciale (le statut des baux commerciaux leur est applicable), la société de télécommunication estimait donc que l'enrichissement de l'opérateur n'avait pas de cause. Sauf que leur relation ne relevait pas d'un quasi-contrat, mais d'un contrat, certes aujourd'hui rompu, mais ayant jadis existé. D'où le rejet, dans un arrêt du 23 octobre 2012 publié au Bulletin (2), du pourvoi du mandataire judiciaire de l'ancien franchisé tombé aujourd'hui en liquidation. Selon la Cour de cassation, les règles gouvernant l'enrichissement sans cause ne peuvent être invoquées dès lors que l'appauvrissement et l'enrichissement allégués trouvent leur cause dans l'exécution ou la cessation de la convention conclue entre les parties.

Dans une affaire quasi-similaire, un industriel avait confié la distribution de ses produits à une société commerciale, puis lui avait notifié la fin de leur relation commerciale avec un préavis de neuf mois, confiant la distribution de ses produits à une autre société. Estimant ce préavis insuffisant et invoquant un enrichissement sans cause pour avoir été dépossédé de sa clientèle, le distributeur évincé assigne l'industriel en paiement de dommages-intérêts. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la Cour de cassation estime identiquement, dans un autre arrêt en date du même jour (3), que les règles gouvernant l'enrichissement sans cause ne peuvent être invoquées dès lors que l'appauvrissement et l'enrichissement allégués trouvent leur cause dans l'exécution ou la cessation de la convention conclue entre les parties, rejetant ainsi le pourvoi du distributeur qui soutenait que tout distributeur qui se voit irrémédiablement dépossédé de tout ou partie de sa clientèle au profit de son fournisseur à la suite de la rupture de son contrat de distribution doit être indemnisé de la perte de son fonds de commerce sur le fondement de l'enrichissement sans cause.

S'il ne fait pas de doute que franchisé et distributeur devaient ici être indemnisés (II), plus contestable était leur action fondée sur la théorie de l'enrichissement sans cause (I).

I - Le rejet de l'action de in rem verso

L'enrichissement sans cause est un quasi-contrat d'origine exclusivement jurisprudentielle puisant sa source dans l'arrêt "Patureau/Boudier" (4). Cet arrêt avait mis aux prises un fermier (qui ne pouvait plus payer ses dettes), le propriétaire (Patureau) des terres exploitées par ledit fermier, et un marchand d'engrais (Boudier) qui n'avait pas non plus été payé par le fermier. Boudier avait alors assigné Patureau à raison du profit personnel qu'il avait retiré de l'emploi des engrais sur ses propres terres. Condamné en première instance, le propriétaire avait formé un pourvoi en cassation qui fut rejeté : l'action du marchand d'engrais, "dérivant du principe d'équité qui défend de s'enrichir au détriment d'autrui, et n'ayant été réglementée par aucun texte de nos lois, son exercice n'est pas soumis à aucune condition déterminée", était recevable du seul fait "que le demandeur allègue et offre d'établir l'existence d'un avantage qu'il aurait, par un sacrifice ou un fait personnel, procuré à celui contre lequel il agit".

Cet arrêt est le premier à avoir consacré l'action de in rem verso, et surtout, à l'avoir dotée d'un régime propre.

Au fil du temps, la jurisprudence a affiné ce régime pour aujourd'hui conditionner la recevabilité d'une telle action aux éléments suivants :
- il faut démontrer un enrichissement, plus exactement un transfert -direct ou indirect- de valeur d'un patrimoine (l'appauvri) à un autre (l'enrichi) ;
- il faut que l'enrichissement soit sans cause, c'est-à-dire sans justification juridique
- l'action de in rem verso est éminemment subsidiaire (5), ce qui oblige l'appauvri à agir sur un fondement autre que l'enrichissement sans cause lorsqu'il dispose, en vertu du contrat ou de la loi, d'une autre action.

L'enrichissement du franchiseur et celui de l'industriel étaient-ils causé en l'espèce ? Assurément. Il trouvait tout simplement leur cause dans l'exécution ou la cessation de la convention conclue entre les parties. Autrement dit, les relations contractuelles formelles empêchaient logiquement la reconnaissance du quasi-contrat.

La question que l'on peut légitimement se poser est de savoir pourquoi diable le franchisé, comme le distributeur, avaient fondé leur action en indemnisation sur l'enrichissement sans cause ?

On peut y voir deux raisons, l'une juridique, l'autre d'opportunité.

Par un arrêt inédit du 9 octobre 2007, la Cour de cassation, qui avait déjà été saisie dans la première affaire sous commentaire, a pu casser, au visa de l'article 1371 du Code civil, l'arrêt d'appel qui, pour rejeter la demande de la société de télécommunication en indemnité pour perte de clientèle, avait retenu qu'il résultait de la formulation même de cette demande qu'une partie de la clientèle était attachée à l'opérateur de téléphonie mobile, et l'autre à l'exploitant, que ce n'était que pour cette seconde part que ladite société aurait pu formuler des prétentions, mais qu'elle n'apportait sur ce point aucun élément qui puisse être mis en relation directe et nécessaire avec le fait de l'opérateur. Pour la Cour de cassation, "en statuant ainsi, alors qu'elle constatait, tout à la fois, que le franchisé pouvait se prévaloir d'une clientèle propre, et que la rupture du contrat stipulant une clause de non-concurrence était le fait du franchiseur, ce dont il se déduisait que l'ancien franchisé se voyait dépossédé de cette clientèle, et qu'il subissait en conséquence un préjudice, dont le principe était ainsi reconnu et qu'il convenait d'évaluer, au besoin après une mesure d'instruction, la cour d'appel a violé le texte susvisé" (6).

Cette solution avait étonné la doctrine puisqu'il n'y avait pas d'enrichissement lié à l'appauvrissement, condition pourtant essentielle de la mise en oeuvre de l'action de in rem verso, à tel point que l'on s'était demandé s'il ne s'agissait pas d'un nouveau quasi-contrat (7).

En opportunité, l'action de in rem verso a l'avantage de n'être soumise à aucun formalisme particulier. Même si la jurisprudence pose des conditions, elle reste toujours plus facile à mettre en oeuvre qu'une responsabilité contractuelle, qu'une responsabilité délictuelle ou même qu'une responsabilité spéciale.

Pourtant, elle ne présente pas l'avantage de réparer intégralement le préjudice, eu égard notamment à la règle du double plafond.

Peut-être le franchisé et le distributeur avaient-ils eu peur de ce que les juges ne leur reconnaissent aucune clientèle propre dans la mesure où, en la matière, les clientèles ne sont jamais totalement attachées à l'un ou l'autre des cocontractants. La clientèle est par essence double, attachée tant à la marque du produit qu'aux efforts du distributeur. Il est vrai que les contrats de distribution ne sont pas propices à indemniser de simples mandataires qui n'agissent qu'au nom et pour le compte de leur mandant (8).

Quoi qu'il en soit, si le fondement de l'enrichissement sans cause était inexact, il reste que le franchisé et le distributeur auraient pu obtenir gain de cause sur d'autres fondements.

II - Les actions en indemnisation possibles

Qu'auraient dû et/ou pu invoquer le franchisé et le distributeur évincés pour être indemnisés de leur perte de clientèle ?

Dans la mesure où la cassation est fondée sur la prégnance du lien contractuel, la responsabilité contractuelle des articles 1147 (N° Lexbase : L1248ABT) et suivants du Code civil aurait très bien pu faire l'affaire. Le fondement contractuel aurait été d'autant plus intéressant dans la première espèce que les cinq contrats non renouvelés et le contrat rompu comportaient une clause de non-concurrence à la charge du franchisé, justifiant par là-même le versement d'un prix, celui de la non-concurrence que devait respecter le franchisé pour la période post-contractuelle.

On peut penser également à l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce (N° Lexbase : L8640IMX), siège de la rupture brutale des relations commerciales établies, ce texte connaissant depuis quelques temps en jurisprudence une vitalité certaine. La seconde affaire n'y était toutefois pas favorable puisque l'industriel avait pris soin de respecter un préavis de neuf mois, ce qui faisait échec à la brutalité de la rupture.

On peut penser encore au mandat d'intérêt commun, qui connaît lui aussi une vitalité certaine, en particulier dans le droit de la distribution (9)

Toujours est-il que notre franchisé et notre distributeur n'ont pas souhaité quitter le terrain de l'enrichissement sans cause, voué à l'échec compte tenu de l'existence d'une réelle relation contractuelle entre les parties.

Le quasi-contrat n'est pas... un contrat ! Et, de la même manière que les responsabilités (délictuelle et contractuelle) ne se cumulent pas (10), les parties ne peuvent pas toujours choisir le fondement juridique de leurs actions en indemnisation, naturellement induit de la présence, ou non d'un contrat. Il en va de la sécurité juridique des relations contractuelles, les parties pouvant néanmoins aller parfois très loin dans leurs stipulations contractuelles (11).


(1) Cass. civ. 3, 27 mars 2002, n° 00-20.732, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3899AY3), Bull. civ. III, n° 77 ; D., 2002, AJ, p. 1487, obs. E. Chevrier ; ibid. Jur. 2400, note H. Kenfack ; ibid., Somm. 3006, obs. D. Ferrier ; RTDCom., 2002, 457, obs. B. Saintourens ; JCP éd. G, 2002, II, 10112, note F. Auque, cités in X. Delpech, note sous Cass. com., 23 octobre 2012, n° 11-21.978, FS-P+B et n° 11-25.175, FS-P+B, D., 2012, p. 2598.
(2) Cass. com., 23 octobre 2012, n°11-21.978, FS-P+B.
(3) Cass. com., 23 octobre 2012, n° 11-25.175, FS-P+B.
(4) Cass. req., 15 juin 1892, D. P. 1892,1, 596.
(5) Cass. civ., 2 mars 1915, D. P. 1920,1,102 : "Attendu que l'action de in rem verso ne doit être admise que dans les as où le patrimoine d'une personne se trouvant sans cause légitime enrichi au détriment de celui d'une autre personne, celle-ci ne jouirait, pour obtenir ce qui lui est dû, d'aucune action naissant d'un contrat, d'un quasi-contrat, d'un délit ou d'un quasi-délit".
(6) Cass. com., 9 octobre 2007, n° 05-14.118, F-D (N° Lexbase : A7294DYS).
(7) F. Buy, L'essentiel des grands arrêts du Droit des obligations, 2012-2013, 4ème éd., Gualino, Lextenso éditions, p. 136-137.
(8) Note X. Delpech, précit..
(9) Ph. Grignon, L'intérêt commun dans le droit de la distribution in Mélanges M. Cabrillac, Litec, 1999, p. 127.
(10) Cass. civ. 2, 18 octobre 2012, n°11-14.155, FS-D (N° Lexbase : A7119IU9).
(11) M. Lamoureux, L'aménagement des pouvoirs du juge par les contractants, recherche sur un possible imperium des contractants, préf. J. Mestre, PUAM, 2006.

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