Réf. : CA de Toulouse, 3ème ch., 1er octobre 2015, n° 15/01535 (N° Lexbase : A4457NSU)
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par Franck Laffaille, Professeur de droit public à la Faculté de droit, Université de Paris XIII, CERAP, Sorbonne/Paris/Cité, et Responsable du parcours Fiscalité européenne & internationale, Master 2 Droit européen & international
le 05 Novembre 2015
I - Ceci n'est pas une oeuvre d'art ! Le rouleau impérial, une oeuvre (presque) sans qualité selon la requérante
Quid des sources fiscales ? En vertu de l'article 98 A III du CGI, sont considérées comme des oeuvres d'art : "Tableaux, collages et tableautins similaires, peintures et dessins, entièrement exécutés à la main par l'artiste, à l'exclusion des dessins d'architectes, d'ingénieurs et autres dessins industriels, commerciaux, topographiques ou similaires, des articles manufacturés décorés à la main, des toiles peintes pour décors de théâtres, fonds d'ateliers ou usages analogues". Pour l'EURL, le principe actori incumbit probatio se décline (a fortiori en matière fiscale) étant donné qu'il n'existe pas de présomption légale d'oeuvre d'art. Aussi appartenait-il à l'URSSAF de démontrer que le rouleau impérial, servant d'assiette à la contribution rectificative, constitue bien une oeuvre d'art au sens de l'article 98 A III du CGI. Il est vrai que la lecture de la disposition législative n'aide guère de manière substantielle. Aussi est-il tentant que soutenir (tel est le raisonnement de l'EURL) que le rouleau ne mérite pas la qualité d'oeuvre d'art en ce qu'il serait dépourvu de toute créativité et inventivité. Quand bien même le talent de l'artiste (des artistes) ne saurait être nié (cf. la minutie, le souci du détail et les coloris variés) nous serions en présence d'un objet se bornant à reproduire des soldats peints, au nombre de 9 000 et cela de manière répétitive donc stéréotypée. Il y aurait là une fort belle oeuvre mais privée de ce qui fait l'essence de l'oeuvre d'art, celle qui présente des traits d'originalité qui la différencie de toute autre. Une telle argumentation est renforcée par le fait que l'artiste n'existe point, si l'on entend par cela une personne individualisée, porteuse de son génie propre, de sa création révélatrice de sa capacité à faire émerger une idée singulière. Si le juge se réfère à plusieurs reprises à "l'artiste" ayant réalisé le précieux rouleau, on ne trouve guère sa trace ; il a, en effet, été réalisé par un groupe d'exécutants anonymes. De manière corrélative et logique, nulle trace d'une quelconque signature.
Bien meuble corporel, l'oeuvre d'art est une oeuvre de l'esprit ; elle doit de surcroît présenter un caractère original, condition subjective par essence. On entend par originalité ce qui renvoie à la personnalité de l'auteur, sa capacité à imprimer sa marque (1). Pour l'EURL, le cumul d'éléments négatifs (point d'artiste désigné, point de signature) conduit à nier à l'objet la qualité d'oeuvre d'art. Vient compléter ce tableau le fait que la valeur du rouleau se trouverait avant tout dans le cachet impérial, par nature manufacturé. La présence des sceaux impériaux amputerait en quelque sorte la main de l'artiste... Dès lors que l'objet n'est pas signé, dès lors que l'artiste n'est pas identifié, la présence des sceaux conduirait à faire sortir "la Grande Revue" de la liste de l'article 98 A III du CGI. Enfin, il est soutenu que le rouleau n'est pas une oeuvre d'art parce qu'il ne présente pas les traits d'une oeuvre universelle. Pour étayer une telle assertion, la requérante s'appuie sur le fait que les seuls enchérisseurs intéressés étaient de nationalité chinoise. Le rouleau ne serait alors pas, dans une telle optique, une oeuvre d'art mais plutôt une antiquité, celle-ci se caractérisant par "son strict intérêt historique et culturel". La requérante se réfère ainsi aux objets dits d'antiquité qui se caractérisent par leur ancienneté, ayant plus de cent ans d'âge selon la formule consacrée. Faut-il comprendre un produit des arts graphiques, entendus largement ? Faut-il comprendre un ouvrage de sigillographie (si l'on se décide de se focaliser sur les sceaux) ? A toutes ces questions, il ne sera pas apporté de réponse juridictionnelle. La cour d'appel préfère, via la technique du faisceau d'indices et de l'assertion, poser qu'il s'agit bien d'une oeuvre d'art, eu égard aux qualités de l'oeuvre.
II - Ceci est une oeuvre d'art ! Les qualités intrinsèques du rouleau impérial selon le juge d'appel
La cour d'appel constate que l'objet a été entièrement réalisé de la main de l'artiste ; l'une des conditions substantielles de l'article 98 A III du CGI est bien remplie. En effet, il est loisible de constater que chaque soldat est peint à la main "de façon très minutieuse avec un souci du détail et des coloris variés" (2). Si tous les soldats des troupes chinoises participant à la revue de 1739 portent l'uniforme de leur unité, cela ne saurait conduire, nous dit le juge, à leur dénier tout trait propre. En d'autres termes, le mimétisme ne vient pas disqualifier l'objet en tant qu'oeuvre d'art puisque l'uniformité vestimentaire n'est point le fruit d'un moyen de reproduction stéréotypé. Surtout, notre rouleau n'est pas seulement "un" rouleau, il est "le" rouleau, si l'on entend par cela celui (et celui-là seulement) qui porte les cachets impériaux. La présence des sceaux est (on l'a murmuré en amont) un point important au soutien des prétentions de la requérante ; point de main de l'artiste arguait-elle. La cour d'appel s'attarde longuement sur ce point. De cette lecture savante, elle opère la déduction suivante : au-delà de la preuve de la réception de l'oeuvre, les sceaux visent à mettre en exergue la propriété de l'empereur sur l'oeuvre, "son inscription dans ses collections ou à l'occasion d'inspections des collections ou de présentation de l'oeuvre à la fin du règne". Les sceaux sont donc des éléments étrangers au rouleau impérial ; ils ne font pas corps avec lui puisqu'ils n'émanent pas des artistes ayant réalisé l'oeuvre ; ils ont été apposés a posteriori au moment de leur réception, en vue de leur conservation, aux fins de présentation de l'oeuvre. Sans grande précaution transitionnelle, la cour d'appel ajoute aussitôt que cette présence des sceaux "n'est pas de nature à disqualifier cette oeuvre au point de considérer qu'elle n'est pas entièrement de la main de l'artiste". La cour n'hésite pas à faire montre d'analogie, rappelant que l'apposition d'un sceaux d'un collectionneur européen ou d'une bibliothèque nationale ne fait point chuter une oeuvre au point d'emporter une disqualification. Certes. Pourtant, la cour d'appel, dès les premiers temps de sa décision, souligne, à propos du rouleau que "sa particularité est de porter les cachets impériaux". Un peu plus en avant, le juge revient sur cette idée : le rouleau "est le plus important des quatre de la Grande revue' car il est le seul à porter les cachets impériaux". A suivre ce raisonnement, l'originalité de l'oeuvre ne découle pas tant de ses qualités intrinsèques que des sceaux apposés a posteriori. Nul doute qu'il y avait là matière à cogiter davantage afin d'éclairer les amateurs d'oeuvre d'art et les adeptes de sceaux, impériaux ou non. Cela est d'autant plus vrai que le rouleau n'est pas signé ; or, la signature atteste la paternité de l'oeuvre, et est l'élément décisif dans la détermination de l'authenticité de l'oeuvre. Quid alors du "reflet de la personnalité de l'auteur" (pour reprendre une formule prétorienne : CA Paris, 12 décembre 1995, n° 93/019959 N° Lexbase : A5637DHA) ? Il est connu que certains arts (l'art égyptien, l'art chinois) ne permettaient guère aux maîtres d'exprimer leur personnalité, leur individualité. Au sein de ces sociétés holistes, régnait la primauté du grand tout organique, au détriment de l'individualité de l'artiste. Celui-ci réalise une oeuvre qui ne vaut qu'au regard des injonctions impériales qu'il ne saurait ignorer. Si un artiste n'est artiste qu'au regard de la liberté qu'il possède, ne faut-il pas (provocation facile) nier la qualité d'oeuvre d'art à tout objet réalisé sous la contrainte intellectuelle ? La main du génie vaut-elle quand elle est opprimée ? Reste la question de la valeur non universelle de l'oeuvre en ce qu'elle ne présenterait, selon l'EURL, qu'une stricte valeur historique et culturelle. La requérante soutient, de prime abord, que l'objet n'est pas une oeuvre d'art en raison de la présence d'enchérisseurs uniquement de nationalité chinoise. Quand bien même un objet ne pourrait intéresser qu'une catégorie de clients, qu'une seule nationalité de clients, on se saurait nier, rappelle le juge, sa qualité d'oeuvre d'art sur ce seul fondement. Le rouleau impérial ne serait secondement point une oeuvre d'art mais une antiquité ; là encore, la cour d'appel rejette l'argument. Sans guère de commentaire, elle refuse de faire entrer l'objet litigieux dans la catégorie des objets d'antiquité, définis au IV de l'article 98 A III du CGI. Le bien meuble impérial ne mérite pas de figurer dans ces objets de plus de 100 ans d'âge (3).
Il convient de souligner que la cour d'appel s'arrête longuement sur le document publicitaire de l'EURL. Celui-ci, édité en vue de la vente, souligne l'importance du rouleau en ce qu'il énumère "enfin" les peintres et chroniqueurs. Dix peintres de l'académie impériale de peinture huayuan ont travaillé sur "la Grande Revue" ; et il existe un grand maître, en la personne de Jin Kun, responsable de la bonne exécution de l'oeuvre. Grâce au colophon, il est ainsi loisible d'identifier les artistes associés à la réalisation de l'oeuvre. La publicité méritant les qualités de l'oeuvre précise encore que cette "véritable dentelle de soie [...] représente plus de 9 000 soldats en ordre de bataille, chacun avec son armure, son expression du visage". On est toujours puni par là où l'on pêche, surtout en droit fiscal : "chacun avec... son expression du visage". Ce passage a sans doute coûté beaucoup à l'EURL : ne soutient-elle pas que le rouleau impérial reproduise des soldats peints, au nombre astronomique de 9 000, de manière répétitive donc stéréotypée ? Comment arguer la reproduction stéréotypée après avoir loué l'expression (quasi) unique de chaque visage appartenant à la soldatesque chinoise ? Professionnels, prenez garde à vos arguments laudatifs et promotionnels, tout ce que vous écrirez pourra être retenu contre vous ! Vanter par trop les mérites d'un objet que l'on entend vendre peut générer quelques déconvenues juridictionnelles.
Vaste débat que celui de la définition d'une oeuvre d'art.
Concluons par ces sages pensées, quand bien même elles s'avèrent peu empreintes de fiscalité, extraites de notre précieux rouleau impérial : "la lecture fait ma joie", "tout est unisson avec le printemps".
(1) V. Chambaud, Art & fiscalité, Droit fiscal de l'art, Ars vivens, 2014, p. 11 et s..
(2) Les passages entre guillemets sont des extraits de la décision de la cour d'appel de Toulouse.
(3) Cf. le code NC 97-06 du tarif des douanes.
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