La lettre juridique n°729 du 1 février 2018 : Droit rural

[Jurisprudence] Motivation de la décision de rétrocession de la SAFER : la réalité des objectifs poursuivis doit pouvoir être vérifiée !

Réf. : Cass. civ. 3, 18 janvier 2018, n° 16-20.937, FS-P+B (N° Lexbase : A8675XAK)

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR (CRJFC, EA 3225) UFR SJEPG (Université de Franche-Comté), Vice-présidente de l'Association Française de Droit Rural, Directrice scientifique de l'Encyclopédie "Droit rural"

le 01 Février 2018

Dans l'arrêt rendu le 18 janvier 2018, la Cour de cassation exige de la SAFER que sa décision de rétrocession de parcelles qu'elle a acquises notifiée au candidat évincé, soit motivée afin de lui permettre de vérifier la réalité des objectifs poursuivis au regard des exigences légales. En l'espèce, une Société d'Aménagement Foncier et d'Etablissement Rural (SAFER) a conclu avec un couple de propriétaires une promesse amiable en vue de l'acquisition, avec faculté de substitution, d'un ensemble de bois et taillis, par acte du 15 février 2010. La SAFER a enregistré deux candidatures déposées par une personne physique et un GFA. Puis, la SAFER a décidé de rétrocéder les parcelles à l'un de ces candidats. Elle a ensuite fait afficher sa décision en mairie et informé le GFA du Moulin de I'Humeau, par lettre du 14 juin 2010, du rejet de sa candidature, aux motifs que le bien avait été attribué à l'autre candidat "dans le cadre de son projet de gestion et l'exploitation forestière, en lien avec la coopérative Coforouest". La vente a été régularisée par acte du 6 août 2010, le candidat retenu s'étant substitué à la SAFER. Par actes du 20 novembre 2010, le GFA a fait assigner la SAFER et l'acquéreur devant le tribunal de grande instance, la première en annulation de sa décision de rétrocession et le second en responsabilité et en dommages-intérêts. Le tribunal a rejeté ses demandes, jugement confirmé par la cour d'appel de Poitiers dans un arrêt du 16 octobre 2013. Sur pourvoi du GFA, la Cour de cassation, au visa des articles L. 143-3 (N° Lexbase : L3373AEN) et R. 142-1 (N° Lexbase : L4664LGT) du Code rural et de la pêche maritime, a censuré cet arrêt "faute pour la cour d'appel d'avoir contrôlé si la motivation de la décision de rétrocession permettait de vérifier la réalité des objectifs poursuivis conformément aux exigences de la loi, par un arrêt du 12 mai 2015" (1). La cour d'appel de renvoi, le 4 mai 2016, a confirmé le jugement du TGI. Le GFA a rédigé un second pourvoi, dans lequel il fait grief à l'arrêt de rejeter la demande en nullité de la décision de rétrocession. Il prétend que la SAFER doit informer les candidats à la rétrocession évincés des motifs ayant déterminé son choix et que l'information ainsi fournie doit leur permettre de vérifier la conformité du choix de la SAFER aux objectifs définis par la loi. En outre, le GFA prétend que le projet du candidat acquéreur est fictif, et que pour cette raison, la décision de rétrocession est annulable.

La troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans son arrêt du 18 janvier 2018, au visa des articles L. 141-1 (N° Lexbase : L3591G9U) et R. 142-4 (N° Lexbase : L5008AE9) du Code rural et de la pêche maritime juge "qu'en statuant ainsi, alors que la motivation de la décision de rétrocession notifiée au candidat évincé doit permettre à celui-ci de vérifier la réalité des objectifs poursuivis au regard des exigences légales, la cour d'appel a violé les textes susvisés". Ainsi, la décision rendue le 18 janvier 2018 constitue une évolution significative par rapport aux solutions jurisprudentielles rendues depuis quelques années (I), évolution demandée significativement par la doctrine majoritaire, notamment en raison de l'élargissement de la mission conférée aux SAFER par le législateur (II).

I - Un contrôle exclusivement formel de la légalité des décisions de rétrocessions amiables critiqué

La problématique porte sur le contrôle de la motivation des décisions de rétrocession de biens acquis à l'amiable par une SAFER. En effet, les SAFER ne peuvent conserver les biens qu'elles ont acquis soit à l'amiable, comme en l'espèce, soit par voie de préemption, que pendant une durée limitée. L'effectivité de leur mission dépend de l'attribution des immeubles à des acquéreurs potentiels. En principe, la procédure de rétrocession impose au préalable des mesures de publicité par affichage en mairie (2), en application de l'article R. 142-3 alinéas 1 et 2 du Code rural et de la pêche maritime. En pratique l'appel de candidature doit être affiché pendant quinze jours. L'avis comporte une description du bien et le délai dans lequel les candidatures doivent être effectuées, et le cas échéant, l'avis indique que des compléments d'information peuvent être obtenus au siège de la SAFER. Cette procédure est destinée à mettre en concours les personnes intéressées par une attribution des biens préalablement acquis par la SAFER. Aucune forme n'est imposée pour présenter les candidatures et le délai pour les déposer doit être précisé dans l'avis affiché en mairie. Un nouvel affichage doit avoir lieu après l'attribution (3).

Ensuite, la SAFER doit procéder à l'information individuelle des candidats non retenus et à l'affichage en mairie (4). L'obligation de publicité des décisions de rétrocession de la SAFER s'impose à peine de nullité, sans que le demandeur à l'annulation ait à rapporter la preuve d'un grief (5). Par application de l'article L. 143-14 du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L3382AEY), le candidat évincé dispose d'un délai de six mois à compter du jour où les décisions de rétrocession ont été rendues publiques. Ce délai de six mois s'applique uniquement pour la contestation de la décision de la SAFER (6). En outre, le candidat évincé peut poursuivre l'annulation de l'attribution en mettant en cause le promettant, l'attributaire et la SAFER. Il ne peut obtenir que l'annulation de la décision et non sa substitution à l'acquéreur retenu.

A propos du contrôle de la décision de rétrocession de la SAFER par les juges judiciaires, la Cour de cassation considérait jusqu'alors que les tribunaux ne peuvent procéder qu'à un contrôle de légalité (7) et non à un contrôle de l'opportunité de la rétrocession (8). En outre, lorsque le candidat évincé fait un recours, il doit préciser en quoi la rétrocession n'aurait pas respecté les objectifs légaux (9). Une telle solution pourrait se justifier en raison d'un cadre juridique plus souple pour les rétrocessions amiables par rapport aux rétrocessions consécutives à une préemption exercée par la SAFER. Toutefois, une telle jurisprudence a été formellement critiquée par une partie de la doctrine à la suite d'un arrêt du 17 mars 2016 (10), dans lequel, la Cour de cassation refuse à nouveau de contrôler la conformité de la décision de rétrocession dans une hypothèse où une seule candidature a été présentée puis écartée car la SAFER, qui a préféré les retirer de la vente pour les conserver en réserve foncière, après avoir proposé leur attribution : "[...] le refus notifié par la SAFER était motivé par le déséquilibre de l'exploitation envisagée et par le fait que le projet d'installation individuelle de Mme X, en vue d'un élevage de vaches allaitantes, reposait sur une superficie limitée et ne comportait ni droits à prime ni bâtiments d'habitation et d'exploitation, la cour d'appel, qui n'avait pas à contrôler l'opportunité du refus, fût-ce en présence d'une seule candidature, a légalement justifié sa décision" !

Avec cet arrêt, il semblait possible de considérer que la Cour de cassation retenait une conception extensive de la notion d'"opportunité de la décision" critiquable (11).

II - L'affirmation du contrôle de légalité renforcé de la rétrocession amiable

L'arrêt du 18 janvier 2018 marque une rupture par rapport au courant jurisprudentiel qui s'est développé à l'exception d'un arrêt du 16 décembre 1998 (12). Tout en tenant compte de la différence entre la rétrocession amiable, comme en l'espèce, et la rétrocession consécutive à l'exercice du droit de préemption, il semble délicat de considérer que le contrôle judiciaire ne doit pas être réalisé dans les mêmes conditions. En effet, le Conseil constitutionnel a précisé dans sa décision DC du 9 octobre 2014 (13), rendue à propos de la loi d'Avenir n° 2014-1170 du 13 octobre 2014, en émettant une réserve d'interprétation des nouvelles dispositions légales élargissant le champ d'application du droit de préemption de la SAFER, que si les missions des SAFER sont présentées en une pluralité d'objectifs, ceux-ci ne sont pas tous à mettre sur le même plan. En outre, le Conseil constitutionnel a considéré que "les dispositions de cet article L. 143-2 n'ont pas pour objet et ne sauraient, sans porter aux conditions d'exercice du droit de propriété et à la liberté contractuelle une atteinte disproportionnée au regard de l'objet des missions de ces sociétés, permettre que l'exercice du droit de préemption qui leur est confié par les dispositions de l'article L. 143-1 soit mis en oeuvre pour des motifs qui ne se rattachent pas principalement à leur mission de favoriser installation, le maintien et la consolidation d'exploitations agricoles ou forestières afin que celles-ci atteignent une dimension économique viable au regard des critères du schéma directeur régional des exploitations agricoles, ainsi que l'amélioration de la répartition parcellaire des exploitations".

A l'appui de cette décision du Conseil constitutionnel, et compte tenu de l'élargissement de la mission de la SAFER, la doctrine (14) a proposé que les juges judiciaires s'inspirent de la méthode utilisée par le juge administratif. En effet, les décisions de la SAFER sont prises dans l'exercice de prérogatives de puissance publique dans un but d'intérêt général. Cette extension des pouvoirs de la SAFER devrait logiquement entraîner un contrôle renforcé de son action, sans laisser cette mission aux seuls commissaires du Gouvernement, représentant le ministère de l'Agriculture, en raison de la mission de service public (15) qui leur est dévolue. Ainsi, la SAFER, société de droit privé, est investie d'une mission d'intérêt général et par application de l'article 15 de la DDHC (N° Lexbase : L1362A9C), incluse dans le bloc de constitutionnalité selon lequel "la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration", toute décision prise par une SAFER, dans le cadre de l'exercice de sa mission de service public, doit pouvoir faire l'objet d'un contrôle juridictionnel y compris quant à son opportunité (16). Ainsi, même si ce contrôle peut faire courir un risque d'annulation invoqué par un auteur (17), il est à relativiser, car l'annulation ne pourra être prononcée que lorsque les conditions d'exercice de la mission d'intérêt général n'auront pas été respectées.

Ainsi, en décidant que la motivation de la décision de rétrocession notifiée au candidat évincé doit permettre à celui-ci de vérifier la réalité des objectifs poursuivis au regard des exigences légales, la Cour de cassation reconnaît la nécessité de procéder à un contrôle plus important, et ne se contente plus du seul contrôle formel. La Haute juridiction, en enfilant à nouveau le costume de gardien des libertés individuelles, exerce effectivement ce rôle en imposant aux juges judiciaires de contrôler que la réalité des objectifs poursuivis par les exigences légales soit respectée dans toute décision de rétrocession de la SAFER, décision de rétrocession à l'amiable, comme en l'espèce, et a fortiori pour les rétrocessions après préemption. Et plus généralement, les missions de la SAFER seront mieux perçues par les plaideurs et plus généralement par toutes les personnes concernées. Pour cette raison, la solution énoncée par l'arrêt du 18 janvier 2018 doit être pleinement approuvée, l'exigence d'un tel contrôle met en exergue le but d'intérêt général à propos des règles relatives à l'aménagement du foncier rural.


(1) Cass. civ. 3, 12 mai 2015, n° 14-11.231, F-D (N° Lexbase : A8849NH9).
(2) Et par voie de presse pour les biens acquis par voie de préemption et ceux acquis à l'amiable à d'un montant supérieur à un certain seuil.
(3) C. rur., art. R. 142-4 (N° Lexbase : L5008AE9), pour l'acquisition à l'amiable ; C. rur., art. R. 143-11 (N° Lexbase : L6856KDB) pour l'acquisition par voie de préemption.
(4) Cass. civ. 3, 16 décembre 1999, n° 97-12.469 (N° Lexbase : A8011CH8), Bull. civ. III, n° 255 ; Cass. civ. 3, 1er mars 2000, n° 98-16.073 (N° Lexbase : A6458CEW), Bull. civ. III, n° 49 ; Cass. civ. 3, 18 février 2009, n° 08-10.575, FS-P+B (N° Lexbase : A2690EDY), Bull. civ. III, n° 46, pour les rétrocessions à la suite d'une acquisition amiable.
(5) Cass. civ. 3, 29 septembre 2004 n° 03-12.927, F-P+B (N° Lexbase : A4843DDQ), Bull. civ. III, n° 161 ; Cass. civ. 3, 3 octobre 2007, n° 06-16.083, FS-P+B (N° Lexbase : A6559DYL), Bull. civ. III, n° 167 ; Cass. civ. 3, 19 février 2014, n° 12-18.286, FS-P+B (N° Lexbase : A7764MEB), Bull. civ. III, n° 262.
(6) Cass. civ. 3, 20 avriI 2005, n° 04-11.181, FS-P+B (N° Lexbase : A9719DHG), Bull civ. III, n° 99 ; Cass. civ. 3, 18 mai 2004, n° 03-10.450, F-D (N° Lexbase : A2034DCC).
(7) Cass. civ. 3, 7 janvier 1998, n° 95-22.139 (N° Lexbase : A8880CN9) ; Cass. civ. 3, 22 janvier 2003, n° 01-15.298, FS-P+B (N° Lexbase : A7273A47), Bull. civ. III, n° 16 ; Cass. civ. 3, 15 avril 2008, n° 07-13.282, F-D (N° Lexbase : A9708D7P), Cass. civ. 3, 18 septembre 2012, n° 11-13.257, F-D (N° Lexbase : A2430IT8).
(8) Solution également applicable pour les rétrocessions à la suite des acquisitions par voie de préemption par la SAFER.
(9) Cass. civ. 3, 7 janvier 1998, n° 95-22.139 (N° Lexbase : A8880CN9).
(10) Cass. civ. 3, 17 mars 2016, n° 14-24.601, FS-P+B (N° Lexbase : A3382QBR), et nos obs. in Lexbase, éd. priv., n° 650, 2016 (N° Lexbase : N2202BWH), RD rur., 2016, comm. 185, note H. Bosse-Platière et F. Robbe.
(11) Ch. Lebel, note sous cet arrêt, L'opportunité de la mise en réserve foncière de terres amiablement acquises par la SAFER, Lexbase, éd. priv., n° 650, 2016 (N° Lexbase : N2202BWH), précité.
(12) Cass. civ. 3, 16 décembre 1998, n° 97-12.469, publié au bulletin (N° Lexbase : A8011CH8).
(13) Cons. const., 9 octobre 2014, n° 2014-701 DC (N° Lexbase : A0030MYR), consid. 21.
(14) H. Bosse-Platière et F. Robbe, RD rur., 2016, comm. 185, précité.
(15) Cass. soc., 2 mars 1999, n° 97-40.444 (N° Lexbase : A4683AGK) ; CE, 9 novembre 2009, n° 315082 (N° Lexbase : A1575ENN), RD rur., 2010, comm. 4, obs. S. Crevel.
(16) H. Bosse-Platière et F. Robbe, précités.
(17) B. Grimonprez, Le droit de préemption de la SAFER, Droit&Professionnels, Lexisnexis 2016, p. 75.

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