Lexbase Affaires n°275 du 1 décembre 2011 : Baux commerciaux

[Jurisprudence] La condition du droit au renouvellement liée à la nationalité du preneur est contraire à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales

Réf. : Cass. civ. 3, 9 novembre 2011, n° 10-30.291, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8907HZW)

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N9061BSE

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par Julien Prigent, avocat à la cour d'appel de Paris, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Baux commerciaux"

le 01 Décembre 2011

L'article L. 145-13 du Code de commerce (N° Lexbase : L5741AIH), en ce qu'il subordonne, sans justification d'un motif d'intérêt général, le droit au renouvellement du bail commercial, protégé par l'article 1er du 1er protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L1625A29), à une condition de nationalité, constitue une discrimination prohibée par l'article 14 de cette même Convention (N° Lexbase : L4747AQU). Tel est l'enseignement d'un arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 2011.
En l'espèce, des locaux à usage commercial avaient été donnés à bail. Le bailleur avait judiciairement sollicité l'annulation de la demande de renouvellement délivrée par le preneur en raison de sa nationalité étrangère, en se fondant sur les dispositions de l'article L. 145-13 du Code de commerce.

I - L'impossibilité relative du preneur étranger de se prévaloir d'un droit au renouvellement

Aux termes de l'article L. 145-13 du Code de commerce, les dispositions de la présente section ("Section 3 : du renouvellement") ne peuvent être invoquées par des commerçants, industriels ou personnes immatriculées au répertoire des métiers de nationalité étrangère, agissant directement ou par personne interposée.

Il a été précisé que ces dispositions n'étaient applicables qu'au moment du renouvellement et non en cours de bail (TGI Paris, 18ème ch., 14 juin 2011, n° 10/14392 N° Lexbase : A6796HWM). Plus précisément, la condition de nationalité du preneur devait être remplie au jour où il forme une demande de renouvellement (Cass. com., 13 avril 1961, n° 58-10.389 N° Lexbase : A2548AUW), à l'instar des autres conditions du droit au renouvellement (voir par exemple à propos de l'immatriculation : Cass. civ. 3, 18 mai 2005, n° 04-11.985, FS-P+B N° Lexbase : A3790DI9 ; Cass. civ. 3, 1er juin 2010, n° 08-21.795, F-D N° Lexbase : A2117EY3).

L'article L. 145-13 envisage cependant trois catégories de dérogations.

Tout d'abord, il exclut les preneurs de nationalité étrangère du droit au renouvellement "sous réserve des dispositions de la loi du 28 mai 1943 relative à l'application aux étrangers des lois en matière de baux à loyer et de baux à ferme". L'article 1er de la loi du 28 mai 1943 dispose que "nonobstant toutes dispositions restrictives, les lois de droit commun ou d'exception, relatives aux baux à loyer et aux baux à ferme, réservent nécessairement le cas des ressortissants étrangers des pays qui offrent aux français les avantages d'une législation analogue, ainsi que celui des ressortissants étrangers dispensés par convention internationale de cette réciprocité, et sont en conséquence applicables à ces étrangers". L'article 2 de cette loi précise que "sont considérés comme dispensant de la réciprocité législative prévue à l'article 1er les traités diplomatiques qui admettent directement ou indirectement l'assimilation de l'étranger au national dans le domaine des droits civils, ou au moins dans celui régi par la loi dont l'application est revendiquée".

Ainsi, à ce titre et à l'époque où l'arrêt a été rendu, les preneurs de nationalités marocaines pouvaient invoquer un droit au renouvellement au motif que la loi marocaine comportait des dispositions analogues à la législation française en matière de bail commercial qui, compte tenu de l'absence de discrimination en fonction de la nationalité, étaient applicables aux ressortissants français (CA Paris, 16ème ch., sect. B, 4 juin 1999, n° 1997/16986 N° Lexbase : A9374A7C).

En vertu d'accords bilatéraux conclus entre la Chine et la France, et entre la Russie et la France, il a également été jugé qu'un ressortissant chinois (CA Paris, 16ème ch., sect. ch., B, 1er juillet 1992, n° 90/025254 N° Lexbase : A5911A4P) ou russe (CA Paris, 16ème ch., sect. A, 13 septembre 1994, n° 93/11525 N° Lexbase : A9432A7H) pouvait se prévaloir en France d'un droit au renouvellement.

Ensuite, l'article L. 145-13 du Code de commerce institue une deuxième dérogation à la condition nationalité pour les preneurs ayant, pendant les guerres de 1914 et de 1939, combattu dans les armées françaises ou alliées, ou ayant des enfants français. Le fait que le législateur ait employé le pluriel à propos "des enfants" n'impliquait pas que le preneur dût avoir plusieurs enfants pour pouvoir bénéficier du droit au renouvellement (CA Paris, 16ème ch., sect. A, 14 octobre 1998, n° 1996/17510 N° Lexbase : A9373A7B).

Enfin, l'article L. 145-13 du Code de commerce déroge également à la condition de nationalité qu'il édicte au profit des ressortissants d'un Etat membre de "la Communauté européenne" ou d'un Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen. Ces dispositions de l'alinéa 2 de l'article L. 145-13 ne s'appliquent qu'aux baux conclus ou renouvelés postérieurement à la suppression des restrictions à la liberté d'établissement ou à la libre prestation des services (décret n° 53-960 du 30 septembre 1953, art. 39 N° Lexbase : L3482AHG). Il doit être rappelé que depuis l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009, l'Union européenne a substitué la Communauté européenne.

Dans l'arrêt rapporté, le preneur était de nationalité turque et n'avait pu invoquer à son profit, pour bénéficier d'un droit au renouvellement, l'une des dérogations prévues par la loi à la condition de nationalité française, notamment l'existence d'une convention internationale (voir en ce sens, CA Paris, 16ème ch., sect. A, 14 octobre 1998, n° 1996/17510, préc.).

II - La possibilité pour le bailleur de renoncer à se prévaloir des conditions auxquelles est subordonné le bénéfice du statut des baux commerciaux ou du droit au renouvellement

En l'espèce, la cour d'appel avait néanmoins reconnu au preneur de nationalité étrangère un droit au renouvellement en se fondant sur une renonciation du bailleur à se prévaloir des dispositions de l'article L. 145-13 du Code de commerce.

Il est en effet toujours possible pour un bailleur, de manière plus générale, de renoncer à se prévaloir du défaut de l'une ou des conditions du droit au renouvellement, par exemple l'absence d'immatriculation du preneur (Cass. civ. 3, 19 avril 2000, n° 98-13.396, inédit N° Lexbase : A9328ATN) ou l'absence d'exploitation d'un fonds de commerce (Cass. civ. 3, 23 novembre 2010, n° 09-68.687, F-D N° Lexbase : A7581GLD).

Selon une jurisprudence constante, si la renonciation à se prévaloir de l'une des conditions du droit au renouvellement peut être tacite, c'est à la condition qu'elle soit non équivoque (Cass. civ. 3, 19 avril 2000, n° 98-13.396, préc. ; Cass. civ. 3, 23 novembre 2010, n° 09-68.688, F-D N° Lexbase : A7582GLE)

Dans l'arrêt commenté, les juges du fond (CA Paris, Pôle 5, 3ème ch., 2 décembre 2009, n° 08/05711 N° Lexbase : A7391EQS) avaient considéré que le bailleur avait manifestement renoncé à priver son locataire étranger du droit au renouvellement et à se prévaloir des dispositions de l'article L. 145-13 du Code de commerce au motif qu'il avait :
- accepté la cession de bail au profit du preneur dont la nationalité turque était mentionnée dans l'acte de cession ;
- renouvelé le bail par deux fois, en 1984 et en 1993, et en offrant de le renouveler le 23 juillet 2004.

Il avait déjà été jugé que les renouvellements successifs de baux opérés en application du statut des baux commerciaux traduisaient la volonté non équivoque des parties contractantes de faire bénéficier le preneur d'un droit au renouvellement, alors même que les conditions de ce dernier n'étaient pas remplies, dès lors que le bailleur avait pleine connaissance de la défaillance ce ces conditions (Cass. civ. 3, 23 novembre 2010, n° 09-68.687, préc.).

Dans l'arrêt commenté, le bailleur invoquait au soutien de son pourvoi, l'absence de renonciation claire et non équivoque qui pouvait, certes, être discutée. Préalablement, il prétendait également que le seul droit auquel le bailleur pouvait renoncer en présence d'un locataire étranger était de mettre fin au bail (en réalité, le droit de mettre fin au bail sans régler une indemnité d'éviction puisque le bailleur a toujours le droit de mettre fin au bail) lors du terme ou de l'échéance prévue. Le raisonnement des juges du fond, fondé sur une renonciation à se prévaloir des dispositions de l'article L. 145-13 du Code de commerce en raison du renouvellement des baux précédents impliquait que cette renonciation soit antérieure à l'arrivée du terme ou de l'échéance du bail. Or, la renonciation à un droit n'est possible qu'autant que ce dernier soit né (voir, par exemple, en matière de bail dérogatoire Cass. civ. 3, 5 avril 2011, n° 10-16.456, F-D N° Lexbase : A3435HNK), ce qui, selon le bailleur, n'était pas le cas.

La Cour de cassation n'a toutefois pas été amenée à se prononcer sur cette question de la date de naissance du droit au renouvellement et sur celle, liée, de la date à laquelle peut intervenir la renonciation à se prévaloir de l'une des conditions auxquelles l'existence de ce droit est subordonnée.

En effet, si l'arrêt de la cour d'appel, qui a rejeté la demande d'annulation de la demande de renouvellement du preneur étranger, est confirmé, c'est par une substitution de motifs ayant conduit la Cour de cassation à juger l'article L. 145-13 du Code de commerce contraire à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.

III - L'inconventionnalité des dispositions de l'article L. 145-13 du Code de commerce

Depuis l'arrêt inaugural "Jacques Vabre" (Cass. mixte, 24 mai 1975, n° 73-13.556, publié N° Lexbase : A9777AG9), la Cour de cassation accepte de contrôler la conformité des lois par rapport aux accords ou traités internationaux, l'autorité de ces derniers étant supérieure à celle des premières en application de l'article 55 de la Constitution (N° Lexbase : L1320A9R).

Son contrôle porte ainsi également, à ce titre, sur la conformité des dispositions législatives à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et l'interprétation qu'en fait la Cour européenne des droits de l'homme.

La Cour de cassation a été ainsi amenée à plusieurs reprises à se prononcer sur la conformité des dispositions applicables aux baux commerciaux, ou des solutions jurisprudentielles dégagées sur leur fondement, à cette Convention (cf., notre note, La propriété commerciale est-elle protégée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ?, Rev. Loyers, 2005/859, n° 164) en concluant à chaque fois, à notre connaissance à leur conformité par rapport à l'article 1er du premier protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales protégeant le droit de propriété. Ont ainsi été jugés conformes à cette convention :

- le fait, à la suite d'un congé avec offre de renouvellement du bailleur, que le bail soit renouvelé aux prix de l'ancien bail à défaut d'accord des parties sur ce point ou de saisine dans les délais du juge des loyers (Cass. civ. 3, 27 février 1991, n° 89-18.729, publié N° Lexbase : A2779ABK) ;

- l'obligation pour le bailleur de verser une indemnité d'éviction, même si son montant est quatre fois supérieur à la valeur de l'immeuble (Cass. civ. 3, 28 mai 1997, n° 95-17.133, inédit N° Lexbase : A6187C4W).

- la possibilité pour un bailleur de dénier au preneur le bénéfice d'un droit au renouvellement dès lors que l'un des copreneurs, fût-il l'époux (séparé de biens) de l'autre, n'est pas immatriculé (Cass. civ. 3, 18 mai 2005, n° 04-11.349, FS-P+B+I N° Lexbase : A3028DIY ; voir également Cass. civ. 3, 12 juin 1996, n° 94-14.862, inédit N° Lexbase : A6883AHE) ;

- ou encore, la possibilité pour un bailleur de dénier le bénéfice d'un droit au renouvellement au preneur qui exploite un établissement d'enseignement au motif que ce dernier ne dispose pas d'une autorisation administrative régulière (Cass. civ. 3, 4 février 2009, n° 08-11.433, FS-P+B N° Lexbase : A9628ECL).

En revanche, la Cour de cassation a considéré que la modification de l'article L. 145-38 du Code de commerce (N° Lexbase : L3107IQ7) par la loi "Murcef" (loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001, portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier N° Lexbase : L0256AWE), dont l'objectif était de mettre un terme à la jurisprudence selon laquelle le loyer révisé devait être fixé à un montant inférieur au loyer dont la révision était sollicitée dès lors que ce montant correspondait à la valeur locative, ne pouvait, sur le fondement de l article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, s'appliquer aux procédures en cours (Ass. plén., 23 janvier 2004, n° 03-13.617, publié N° Lexbase : A8595DAL).

L'arrêt du 9 novembre 2011 concernait la conformité de l'une des règles du statut, l'absence de droit au renouvellement pour les preneurs étrangers, à l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales qui interdit les discriminations fondées notamment sur l'origine nationale.

L'interdiction de procéder à une discrimination suppose au préalable, selon ce texte, que cette dernière soit relative à "la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention".

Le droit dont la jouissance est entravée par l'article L. 145-13 du Code de commerce est le droit au renouvellement. La Cour de cassation a déjà eu l'occasion de préciser qu'il s'agissait d'un droit protégé par l'article 1er du premier protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (Cass. civ. 3, 12 juin 1996, n° 94-14.862, préc. ; Cass. civ. 3, 18 mai 2005, n° 04-11.349, FS-P+B+I, préc. ; Cass. civ. 3, 4 février 2009, n° 08-11.433, FS-P+B, préc.).

Le droit au renouvellement pourrait, en effet, être qualifié de "bien" au sens de l'article 1er du premier protocole additionnel, dont les atteintes sont sanctionnées par la Cour européenne. La Cour européenne des droits de l'homme a en effet consacré une conception extensive de la notion de "bien" en y incluant "les intérêts économiques" liés à la gestion d'un commerce (par ex., CEDH, 7 juillet 1989, Req. 4/1988/148/202 N° Lexbase : A6485AW4, § 53).

Dès lors que l'article L. 145-13 du Code de commerce institue une discrimination fondée sur la nationalité du preneur, discrimination affectant la jouissance du droit au renouvellement que la Cour de cassation reconnaît comme protégé par l'article 1er du premier protocole additionnel, cet article contrevient à la CESDH.

La Cour de cassation prend soin de relever que cette discrimination n'est pas fondée par un motif d'intérêt général. La Cour européenne des droits de l'Homme a pu en effet admettre des dérogations au droit à la non-discrimination en précisant que "au regard de l'article 14 de la Convention, une distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (voir par exemple, CEDH, 1er février 2000, Req. 34406/97 N° Lexbase : A7786AWB).

L'article L. 145-13 du Code de commerce doit désormais être privé d'effet : un preneur étranger ne pourra se voir refuser le bénéfice d'un droit au renouvellement de son bail, même s'il ne peut se prévaloir des dérogations légales à cette règle.

Compte tenu de cette solution, il faut estimer que les dispositions de l'article L. 145-23 du Code de commerce (N° Lexbase : L5751AIT), qui subordonnent à la nationalité française du bailleur sa faculté d'exercer le droit de reprise des locaux d'habitation accessoires des locaux commerciaux prévu à l'article L. 145-22 du Code de commerce (N° Lexbase : L5750AIS), ne devraient également plus pouvoir trouver application.

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