Lexbase Public n°390 du 15 octobre 2015 : Responsabilité administrative

[Jurisprudence] Le suicide d'un détenu schizophrène n'implique pas nécessairement la mise en jeu de la responsabilité de l'administration pénitentiaire

Réf. : CEDH, 8 octobre 2015, Req. 32432/13 (N° Lexbase : A7911NSS)

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N9415BUA

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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 15 Octobre 2015

Dans un arrêt rendu le 8 octobre 2015, la CEDH a indiqué que l'administration pénitentiaire ne peut être tenue fautive de l'absence de mesures particulières adoptées à l'égard d'un détenu schizophrène dont le comportement ne pouvait laisser présager un suicide. Cette décision peut s'analyser comme une invitation à relâcher la pression pesant sur les personnels chargés de la surveillance des détenus, dans un contexte persistant de surpopulation carcérale et de judiciarisation accrue de la société, les proches et les familles des prisonniers ayant tendance à multiplier les recours en cas d'issue tragique de la peine de prison, les juges européens adoptant à cet égard une attitude moins stricte que les juridictions administratives françaises. Par ailleurs, il faut rappeler que la France a le taux le plus élevé de suicide en prison des pays européens, 109 cas ayant été dénombrés en 2010, soit environ un suicide tous les trois jours. I - Le juge administratif exerce pourtant un contrôle strict sur l'activité régalienne de surveillance des détenus. Dans une décision rendue le 24 avril 2012, le Conseil d'Etat est venu rappeler que la responsabilité de l'Etat pour dommage résultant du suicide d'un détenu peut être recherchée en cas de faute des services pénitentiaires (CE 1° et 6° s-s-r., 24 avril 2012, n° 342104, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4175IKT, voir déjà, notamment, CE 1° et 6° s-s-r., 4 mars 2009, n° 293160, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5733EDP et TA Montpellier, 19 avril 2011, n° 0904292 N° Lexbase : A1069HPB et plus récemment TA Rennes, 6 mars 2015, n° 1204679 N° Lexbase : A3526NEC), précisant que "les ayants droit du détenu peuvent utilement invoquer, à l'appui de leur action en responsabilité contre l'Etat, une faute du personnel médical ou para-médical de l'établissement de santé auquel est rattaché l'établissement pénitentiaire dans le cas où celle-ci a contribué à la faute du service pénitentiaire". En outre, la puissance publique est désormais soumise à une obligation de résultat concernant le bon état physique des prisonniers depuis l'adoption de la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009, pénitentiaire N° Lexbase : L9344IES), dont l'article 44 pose le principe selon lequel "l'administration pénitentiaire doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels". Le même article précise que "même en l'absence de faute, l'Etat est tenu de réparer le dommage résultant du décès d'une personne détenue causé par des violences commises au sein d'un établissement pénitentiaire par une autre personne détenue".

Pendant longtemps, l'existence d'une faute lourde était systématiquement retenue lorsque se trouvait prise en défaut la mission de surveillance de l'administration (CE, Sect., 5 février 1971, n° 74850, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3440B7K). Dans l'exercice de cette dernière, l'administration pénitentiaire était exonérée de toute responsabilité en cas d'absence de prévisibilité du dommage. C'est par un arrêt du 23 mai 2003 que le Conseil d'Etat a admis le principe de responsabilité pour faute simple à la suite du suicide d'un détenu, résultant d'une succession de fautes imputables au service (CE 1° et 2° s-s-r., 23 mai 2003, n° 244663, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9460C7I). Dans cette décision, le Conseil d'Etat a admis que le suicide d'une personne placée en détention provisoire était la conséquence directe d'une succession de fautes imputables au service pénitentiaire qui, tout d'abord, avait omis de notifier au détenu l'ordonnance prolongeant sa détention dans les délais les plus brefs et s'était, ensuite, abstenu de vérifier immédiatement le bien-fondé des affirmations de l'intéressé (qui, à défaut de cette notification, pouvait légitimement se croire maintenu en détention arbitraire). Cette solution fut ensuite réaffirmée par une décision de 2007 (CE 1° et 6° s-s-r., 9 juillet 2007, n° 281205, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2825DXW). Statuant sur la responsabilité du service public pénitentiaire du fait du suicide d'un détenu mineur, le Conseil d'Etat a confirmé le régime de la faute simple qu'il avait adopté en 2003, précisant que ce régime trouvait à s'appliquer, même lorsque la faute commise était non pas multiple, mais unique ("les défauts de vigilance ainsi manifestés sont constitutifs d'une faute de l'administration pénitentiaire de nature à engager la responsabilité de l'Etat"). Dans une autre décision rendue un an plus tard (CE 1° et 6° s-s-r., 17 décembre 2008, n° 292088, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8751EBQ), le Conseil d'Etat a confirmé qu'en cas de décès accidentel d'un détenu, une faute simple dans l'organisation ou le fonctionnement des services pénitentiaires engage sa responsabilité.

La pression exercée sur les services pénitentiaires s'est encore accrue récemment, le juge administratif ayant estimé à plusieurs reprises que l'administration pénitentiaire doit exercer une surveillance plus étroite des détenus ayant un comportement suicidaire (CE 4° et 5° s-s-r., 4 juin 2014, n° 359244, mentionné aux tables du recueil Lebon [LXB=A3039MQM ] ; CE 1° et 6° s-s-r., 11 juin 2014, n° 359739, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6682MQK ; CAA Douai, 2ème ch., 24 juin 2014, n° 13DA01173, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6431MSY).

II - Dans l'arrêt de la CEDH rapporté, les proches de la personne décédée se plaignaient de l'atteinte au droit à la vie de leur frère et invoquent l'article 2 de la Convention (droit à la vie) (N° Lexbase : L4753AQ4), selon lequel "le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi". Les juges strasbourgeois concèdent que cet article peut aller jusqu'à mettre à la charge des autorités une obligation positive de prendre préventivement des mesures d'ordre pratique pour protéger l'individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (CEDH, 16 novembre 2000, Req. 21422/93 N° Lexbase : A7544AWC). Le requérant est donc astreint à démontrer que les autorités n'ont pas fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles dans les circonstances de la cause pour empêcher la matérialisation d'un risque certain et immédiat pour la vie dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (CEDH, 3 avril 2001 Req. 27229/95 N° Lexbase : A1942NT4). La Cour de Strasbourg avait d'ailleurs déjà admis que le placement en cellule disciplinaire d'un détenu atteint de troubles mentaux est contraire aux dispositions de la Convention (CEDH, 16 octobre 2008, Req. 5608/05 N° Lexbase : A7392EAZ) et même condamné la France pour manquement à son devoir de vigilance particulière lui incombant dans la prévention du suicide d'un détenu vulnérable (CEDH, 19 juillet 2012, Req. 38447/09 N° Lexbase : A9864IQE).

En l'espèce, l'intéressé était détenu sous le régime ordinaire, aucun risque suicidaire n'ayant été détecté chez lui par les autorités internes. Il semblait à double titre vulnérable : en tant que personne privée de sa liberté et en tant que personne souffrant de troubles mentaux (CEDH, 6 décembre 2011, Req. 8595/06 N° Lexbase : A1943NT7), ces troubles étant connus des autorités internes, puisqu'ils avaient justifié, préalablement à l'incarcération, l'imposition d'une obligation de soins dans le cadre de la libération conditionnelle accordée par le juge d'application des peines, qui avait constaté que le condamné restait très fragile sur le plan psychique. Elle observe que ce constat était fondé notamment sur les conclusions d'une expertise psychiatrique du 11 décembre 2003 faisant état chez le détenu d'une personnalité psychopathique. Les troubles psychiatriques de ce dernier avaient conduit les autorités internes à ordonner, en février 2004, douze jours après son incarcération, une mesure d'hospitalisation d'office motivée par son refus de prendre son traitement psychotrope. Enfin, elle rappelle que le contenu du dossier médical de l'intéressé permettait, d'après les conclusions de l'expertise qui en a été faite au cours de l'instruction, de poser un diagnostic de schizophrénie. Or, comme l'a déjà souligné la Cour, chez les schizophrènes, le risque de suicide est bien connu et élevé.

Toutefois selon le même expert, le dossier médical relatif à l'hospitalisation d'office de février 2004 ne présentait aucun élément évocateur d'un risque suicidaire. Elle remarque que si la mention d'une tentative de suicide a toutefois été retrouvée parmi les antécédents psychiatriques du frère des requérantes, celle-ci était relativement ancienne (février 1998) et faisait suite à une rupture sentimentale. L'expert a dès lors estimé que le dossier de l'intéressé, pris dans son ensemble, ne comportait pas vraiment d'éléments qui auraient pu faire craindre un tel risque, rappelant que le patient avait réfuté avoir des idées suicidaires, en juin 2000 (voir, a contrario, CEDH, 14 février 2012, Req. 9296/06). Enfin, le dossier pénal du détenu ne comportait pas d'élément faisant craindre un risque de suicide, au-delà des troubles du comportement qui, en raison de leur caractère fréquent parmi la population carcérale, ne peuvent à eux seul signifier l'existence d'une problématique suicidaire. A ce titre, elle rappelle que ceux observés chez le frère des requérantes, lors de l'expertise du 11 décembre 2003 et par la conseillère technique de service sociale en janvier 2004, correspondaient à une conduite agressive à l'égard des autres et non contre lui-même. D'ailleurs, à la suite de son incarcération, il n'avait pas provoqué d'incident conduisant à revoir l'appréciation portée quant à l'absence de risque suicidaire. S'il avait été hospitalisé d'office en raison d'un refus de traitement, cette mesure avait pu être levée deux jours plus tard.

Selon la CEDH, les juridictions nationales ont donc pu estimer comme elles l'ont fait que le comportement du frère des requérantes ne pouvait laisser présager un suicide. Par conséquent, il ne saurait être affirmé que les autorités internes auraient dû savoir qu'un risque réel et immédiat qu'il attente à sa vie existait au moment de son passage à l'acte. Dès lors, ces dernières n'étaient pas tenues d'adopter des mesures particulières, au-delà de l'accompagnement médical qui a été effectivement mis en place en l'espèce et il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention dans son volet matériel.

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