Cour européenne des droits de l'homme16 novembre 2000
Requête n°21422/93
Tanribilir c. Turquie
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TANRIBILIR c. TURQUIE
(Requête n° 21422/93)
ARRÊT
STRASBOURG
16 novembre 2000
DÉFINITIF
04/04/2001
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.
En l'affaire Tanribilir c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM A.B. Baka, président,
G. Bonello,
P. Lorenzen,
M. Fischbach,
Mme M. TSATSA-NIKOLOVSKA
MM. A. Kovler, juges,
F. Gölcüklü, juge ad hoc,
et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 septembre et 26 octobre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 21422/93) dirigée contre la Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Hediye Tanrýbilir (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 16 février 1993 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention. La requérante est représentée par Me Hasip Kaplan, avocat au barreau d'Istanbul. Le Gouvernement est représenté par ses co-agents, Mme Deniz Akçay, M. Münci Özmen, M. Aslan Gündüz et M. ªükrü Alpaslan.
2. La Commission a déclaré la requête recevable le 24 février 1994. Ses délégués (MM. H. Danelius, I. Cabral Barreto et D. Svaby) ont procédé à une audition de témoins qui s'est tenue à Strasbourg les 7 et 8 juillet 1997. L'examen de l'affaire a été confié à la Cour le 11 septembre 1999 en application de l'article 5 § 3 du Protocole 11 à la Convention.
3. Le président de la Cour a attribué l'affaire à la deuxième section (article 52 § 1 du règlement). La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et M. C.L. Rozakis, président de la chambre (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres juges désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. A.B. Baka, M. G. Bonello, Mme V. Straznicka, M. P. Lorenzen, M. M. Fischbach (article 26 § 1 b) du règlement). Ultérieurement, M. Rozakis et M. Türmen se sont déportés (article 28 du règlement). Par conséquent, M. A Kovler a été désigné pour remplacer C. Rozakis. Par la suite, le Gouvernement a notifié au greffe la désignation de M. F. Gölcüklü, en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
4. Le requérant et le Gouvernement ont chacun déposé un mémoire.
5. Après consultation de l'agent du Gouvernement et de l'avocat de la requérante, la Cour a décidé qu'il n'était pas nécessaire de tenir une audience.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. La requérante
6. Ressortissante turque née en 1944, la requérante réside dans le village de Düzova, dans la province de Cizre, qui est soumise à l'état d'urgence. Elle perdit son fils dans les circonstances décrites ci-dessus.
B. Les faits
7. Le 8 septembre 1990, à une heure du matin, le fils de la requérante, Abdürrahim Tanrýbilir (A.T.), né en 1972, fut appréhendé par la gendarmerie. Son identité avait été dévoilée par un membre du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan - mouvement armé séparatiste) qui s'était rendu à la gendarmerie. Il lui fut reproché d'avoir porté aide aux militants du PKK et d'avoir servi de courrier entre ceux-ci.
8. Le même jour, vers 2 h 30 du matin, A.T. fut conduit à la direction de la sûreté de Cizre. La police refusa de le recevoir tout de suite au motif qu'il n'y avait plus de cellule disponible cette nuit là. A.T. fut reconduit au poste de gendarmerie, vers 3 h 30, afin d'y passer la nuit.
9. La cellule du prévenu fut inspectée en dernier lieu vers 4 h 20. Lors du contrôle suivant, qui eut lieu vers cinq heures, le gendarme surveillant trouva le fils de la requérante pendu.
10. Le jour du 8 septembre 1990, le procureur de la République de Cizre se rendit sur les lieux et interrogea quatre gendarmes en qualité de témoins. Par ailleurs, trois médecins légistes procédèrent à une autopsie sur le corps du défunt. Un procès-verbal détaillé fut dressé à cet égard par le procureur.
11. La requérante fut informée que son fils s'était suicidé dans sa cellule, quelques heures après son placement en garde à vue.
12. Le 19 septembre 1990, la requérante porta plainte auprès du parquet de Cizre contre les responsables de la garde à vue de son fils.
13. Le 24 septembre 1990, le procureur de la République et un juge de paix effectuèrent un transfert sur les lieux et entendirent de nouveaux les témoins.
14. A l'issue de l'instruction préparatoire, par ordonnance du 3 octobre 1990, le procureur de la République reprocha aux quatre gendarmes responsables de la garde à vue de A.T. d'avoir causé la mort d'un tiers par imprudence (faute professionnelle), délit prévu à l'article 455 du Code pénal turc. Cependant, le procureur de la République de Cizre se déclara incompétent à cet égard, en application du décret-loi n° 285, pour poursuivre les prévenus. Il renvoya le dossier devant la sous-préfecture de Cizre afin que celle-ci mène une instruction préliminaire pour le délit d'homicide par imprudence.
15. Par ailleurs, toujours le 3 octobre 1990, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu pour ce qui est de l'homicide volontaire reproché aux gendarmes. Il constata que A.T. avait déchiré les manches de sa chemise pour préparer une corde et s'était pendu dans sa cellule, que ce dernier était un membre actif du PKK et s'était suicidé afin de ne pas révéler les secrets de cette organisation. Selon le procureur, aucune preuve contenue dans le dossier ne révélait que les prévenus (les gendarmes en question) avaient tué A.T.
16. Suite à l'opposition formée par la requérante, le président de la cour d'assises de Siirt annula, le 6 novembre 1990, l'ordonnance de non-lieu pour homicide volontaire. Il estima que le parquet n'était pas compétent pour se prononcer sur les éventuelles accusations que les organes administratifs instructeurs pouvaient porter contre les prévenus.
17. Le 23 janvier 1991, le conseil administratif de la sous-préfecture de Cizre rendit une ordonnance de non-lieu à l'égard des quatre prévenus. Il considéra que le défunt s'était suicidé pour ne pas avoir à fournir d'informations au sujet de l'organisation illégale dont il était membre. Il observa qu'une fouille avait été effectuée sur la personne du défunt avant son placement en garde à vue et que les objets dangereux qu'il détenait sur lui avaient été retirés par les gendarmes. Le conseil administratif constata que la cellule du défunt ne se trouvait pas sous la surveillance permanente des gendarmes et que les photos prises ne révélaient aucune marque de mauvais traitement.
18. L'ordonnance du 23 janvier 1991 fut transmise d'office au conseil administratif du département de Þýrnak, sans avoir été notifiée à la requérante.
19. Par ordonnance du 21 février 1991, le conseil administratif de Þýrnak confirma l'ordonnance du 23 janvier 1991, considérant que celle-ci avait été rendue conformément aux procédure et loi en vigueur.
20. Par lettre du 20 janvier 1993, l'avocat de la requérante s'informa auprès du président du conseil administratif de Cizre de la suite réservée à sa plainte. Par lettre du 27 janvier 1993, le sous-préfet de Cizre répondit à l'avocat de la requérante que les poursuites engagées contre quatre gendarmes avaient abouti à un non-lieu en date du 23 janvier 1991 et que, par erreur, cette ordonnance n'avait pas été notifiée à la requérante. Le sous-préfet produisit également les copies des ordonnances des 23 janvier et 21 février 1991.
C. Les éléments de preuve recueillis par la Commission
1. Les éléments de preuve écrits
21. Les parties ont présenté divers documents relatifs à l'enquête menée à la suite de la mort d'Abdürrahim Tanrýbilir.
a) Le procès-verbal de la visite sur les lieux de l'incident, de l'examen et de l'autopsie effectués sur le corps d'Abdurrahim Tanrýbilir, établi le 8 septembre 1990 par Cuma Baðlý, procureur de la République de Cizre
22. Le procureur de la République de Cizre consigna les faits comme suit :
« Le 9 septembre 1990, vers 7 heures, le commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture de Cizre nous a avertis qu'un détenu en garde à vue s'était suicidé dans ses locaux. Le procureur Cuma Baðlý et le greffier Mehmet Gültekin se sont rendus à pied sur les lieux. Il a été observé que les médecins experts Ýsmail Börekçi, Okan Erol et Sabriye Erol étaient déjà présents. Les faits se sont déroulés dans le local de garde à vue du commandement de la gendarmerie. Le cadavre d'un homme gisait sur le dos dans la cellule du fond, dans la partie gauche du local de garde à vue, la tête tournée vers le nord et les pieds orientés vers le sud-ouest. Plus tôt, vers 5 h 10, un coup de téléphone émanant du commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture avait averti le parquet de la République qu'une personne s'était suicidée. Les faits ont eu lieu dans une cellule de garde à vue de 1,90 m de longueur, 110 cm de largeur et 305 cm de hauteur. Une grille en fer en constitue la porte. Le corps porte une chemise grise à carreaux dont les manches ont été arrachées aux épaules. Les deux manches ont été nouées ensemble formant ainsi une sorte de corde qui a été attachée à un des barreaux de la grille de fer de 73x110 cm se trouvant au-dessus de la porte de la cellule.
Le défunt a fait un nud autour de son cou avec l'autre bout de cette sorte de corde et s'est pendu. Des morceaux de chemise ont été trouvés à côté du corps et sur les barreaux, au point de pendaison. Le photographe présent sur les lieux a été chargé de prendre des photos sous différents angles du corps dans la position où il était, du point d'attache et d'autres endroits qui pourraient faire partie des éléments de preuve. Les morceaux de chemise coupés qu'on a trouvés près du cadavre étaient attachés l'un à l'autre à trois endroits par des nuds et avaient une longueur de 90 cm. Le morceau de chemise resté sur le barreau de pendaison était en fait attaché au barreau. Il a été détaché et on a constaté que les morceaux de tissu noués mesuraient 84 cm. Les morceaux ainsi assemblés avaient été passés autour du barreau et leurs extrémités pendaient ensemble. Les deux cordes dénouées et mises bout à bout mesurent 75 cm de long. Entre le point d'attache sur le barreau et le point de suspension de la corde il y a un mur (une poutre) de 20 cm d'épaisseur. Après avoir noué la corde au barreau, la personne a pris la corde qui pendait du bord de la poutre de 20 cm d'épaisseur, l'a passée autour de son cou, et s'est ainsi pendue.
Le point d'attache de la corde se trouve à 2,35 m du sol. La corde ayant servi à la pendaison a une longueur de 75 cm, dont 55 à partir du bord de la poutre. Le témoignage du fonctionnaire qui a découvert le corps suspendu et a coupé la corde avec un couteau en pensant pouvoir le réanimer par des massages cardiaques a été entendu, après vérification de son identité. »
23. Le procureur entendit comme témoins les cinq gendarmes qui étaient en service au commandement de la gendarmerie au moment de l'incident. La déposition du premier, le sergent expert Ayhan Kuzucu, fut consignée comme suit :
« Je suis en fonction au commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture. Le soir des faits, j'étais l'assistant du sous-officier de permanence. Le 8 septembre 1990, vers 2 h 30, suite à une opération menée par la gendarmerie, deux jeunes filles et l'homme que vous voyez ont été amenés dans nos locaux. On devait les conduire à la direction de la sûreté, où ils ont été emmenés avec tous les documents les concernant mais, faute de place, la direction de la sûreté a refusé de les accepter. Ils ont été reconduits chez nous vers 3 h 30. Une fouille superficielle a été effectuée. Les effets personnels ont été gardés. Le défunt a été placé dans une cellule de garde à vue et les deux jeunes filles ont été placées ensemble dans une autre cellule. Nous ne laissons pas de gardien devant les cellules, mais le sergent de permanence, le sous-officier de permanence ou son assistant viennent faire des contrôles toutes les 15 ou 30 minutes. Après les avoir enfermées dans leurs cellules, j'ai contrôlé ces trois personnes toutes les demi-heures. Le sergent de permanence aussi a fait des contrôles de temps en temps. J'en ai fait un à 4 h 20. Le détenu était assis sur une couverture qui lui avait été donnée. Je lui ai demandé s'il avait besoin de quelque chose. Il m'a répondu que non. Il était tranquille, rien d'étrange n'a attiré mon attention. Il était 4 h 50 lorsque je suis retourné. Il était contre la grille de fer, immobile. La clé de la cellule se trouvant chez le sous-officier, j'ai couru la chercher et lui expliquer ce qui se passait. Je suis retourné dans la cellule, accompagné du sous-officier Hüseyin Yurttaº et du sergent expert Engin Durukan. Nous avons ouvert la porte de la cellule. J'ai pris le pouls du corps. Il ne battait pas. Mais le corps était encore chaud. J'ai pensé qu'on pouvait le réanimer en appliquant des massages cardiaques. J'ai coupé alors avec le couteau les morceaux de tissu dont il s'était servi pour se pendre, et que vous venez de me montrer. Je l'ai massé. Il n'a pas réagi. Nous avons prévenu le médecin du bataillon, le commandant du poste et le commandant de notre compagnie, qui sont arrivés. Le médecin a ausculté le corps et a constaté la mort. Tel est le déroulement des faits. Le détenu venait d'arriver. Il est resté dans la cellule environ une heure et demie. Il n'a été soumis à aucune sorte de violence. Nous ne savions même pas pourquoi il avait été arrêté. Il n'a pas subi d'interrogatoire. Il avait été arrêté pour interrogatoire par la direction de la sûreté. Les gendarmes l'ont appréhendé parce qu'il résidait dans le village. »
De son côté, le sous-officier Hüseyin Yurttaº a déclaré ce qui suit :
« Je suis en fonction comme sous-officier au commandement de la gendarmerie de la sous-préfecture. J'assurais la permanence le 8 septembre 1990 au moment des faits. Deux jeunes filles et un homme ont été amenés vers 2 h-2 h 30. Ces personnes ont été conduites à la direction de la sûreté, car c'est là que leur interrogatoire devait avoir lieu. Cependant, la sûreté ne disposant plus de place pour l'interrogatoire, elles ont été reconduites à la gendarmerie. Elles ont subi une fouille superficielle selon l'usage et leurs effets personnels et autres objets pouvant présenter un danger leur ont été retirés. Vers 3 h 30, on les a enfermées dans des cellules séparées, les femmes d'un côté et l'homme de l'autre. Par la suite, mon assistant et le sergent de garde ont inspecté les cellules toutes les 15 à 30 minutes. Vers 5 heures, mon assistant Ayhan est arrivé en courant et m'a dit que l'homme placé en garde à vue s'était pendu. Aussitôt, j'ai pris la clef de la cellule de sécurité et je suis descendu en compagnie de mon assistant et du sergent expert Engin. J'ai constaté la pendaison et touché le corps. Comme il était encore chaud, je suis remonté aussitôt et j'ai appelé le médecin. J'ai demandé à mes collègues qu'ils dégagent le corps pendant ce temps. A mon retour, mes collègues avaient coupé la corde et faisaient des massages au pendu. Peu après, le sous-lieutenant Osman, médecin du bataillon, est arrivé et a constaté le décès. Nous sommes remontés et avons averti le commandant de la compagnie. Aussitôt, le commandant de la compagnie et le commandant du poste se sont présentés sur les lieux. Le défunt n'a subi aucun interrogatoire lors de sa garde à vue. J'ignore pour quelles charges il a été détenu. Le matin, il devait être remis à la Direction de sûreté. »