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par François Lichère, Professeur agrégé de droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Directeur de la Chaire de droit des contrats publics
le 04 Mai 2021
Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur le sujet [1], de sorte que le présent article se propose de s’en démarquer par les sources nourrissant la réflexion : il sera largement fait part aux conclusions issues du premier rapport de la Chaire de droit des contrats publics, créée le 1er septembre 2020, et qui portait sur le thème « crise sanitaire et contrats publics ».
La crise issue de la pandémie de coronavirus a au moins ce mérite d’avoir permis l’émergence d’un nouveau concept, celui « d’ exécution dégradée ». Cet adjectif apparaît même, en droit positif, dans l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 (N° Lexbase : L5734LWB), du moins dans sa version issue de l’ordonnance n° 2020-460 du 22 avril 2020 (N° Lexbase : L7287LWS) qui a ajouté un article 6.7 permettant la suspension des redevances d’occupation du domaine public lorsque « les conditions d'exploitation de l'activité de l'occupant sont dégradées dans des proportions manifestement excessives au regard de sa situation financière ». Elle traduit une réalité que l’on peut définir, de manière doctrinale, comme « l’exécution d’un contrat qui est rendue plus difficile ou plus onéreuse du fait de la survenance d’un événement imprévisible ». On notera que se manifeste par-là la conception moderne de la dégradation, assimilée à la détérioration, loin de la conception initiale religieuse puis militaire.
Cette exécution dégradée pose deux principales questions : celle de la prise en charge des surcouts directs et indirects, mais aussi celle des adaptations éventuelles des contrats, notamment en termes de calendrier, laquelle question peut inclure celle de l’éventuelle suspension du contrat. Sur ces deux questions, il existe des différences notables entre marchés et concessions.
L’enjeu du sujet réside dans l’appréciation du caractère adapté des règles en la matière. Apprécier si une règle de droit est adaptée est éminemment subjectif. Elle dépend en effet de la position de celui qui l’apprécie. En tant qu’universitaire, elle implique de se poser la question de savoir si le droit offre suffisamment de clarté et de sécurité juridique aux parties contractantes.
Or, il est permis d’affirmer que tel n’est globalement pas le cas, que l’on se penche sur les clauses types ou sur les règles textuelles ou jurisprudentielles. Une fois ce constat établi, se pose la question de savoir s’il est possible d’adapter ces règles pour les contrats en cours.
I. Des règles de droit « dégradées »
Au-delà du jeu de mot, on entend souligner ici que peu de sources juridiques qui indiquent clairement les conséquences, notamment financières, d’une telle pandémie. C’est vrai pour les clauses types et encore plus pour les règles textuelles ou jurisprudentielles.
A. Des clauses ambivalentes ou inexistantes
Rares sont les clauses, dans les contrats administratifs, susceptibles de prendre en compte des événements tels qu’une épidémie ou une pandémie. Les cahiers des charges types des marchés publics n’y font pas allusion directement et la référence à la force majeure, dans le seul CCAG travaux qui plus est, n’ouvre droit à indemnité qu’au regard des conséquences accidentogènes [2]. On a pu se demander si, au regard de la crise sanitaire, on ne pouvait aussi s’abriter derrière la clause relative à une évolution de la législation sur la protection de la main d’œuvre, compte tenu des exigences de porter des masques de protection et plis généralement de mettre en place différents protocoles de distanciation sociale [3].
Mais outre le fait que le CCAG parle de législation et non de réglementation, alors que ce sont bien des normes réglementaires qui ont posé ces règles, ce que n’est pas en outre le guide OPPBTP d’avril 2020, il ne s’agit pas d’une législation spécifique à la protection de la main d’œuvre. En tout état de cause, même avec une interprétation accommodante, cela n’aurait été susceptible d’entrainer l’indemnisation que d’une petite partie des surcoûts impliqués par la crise sanitaire.
Seul l’article 49.1.1 du CCAG travaux ouvre un droit à indemnisation intégrale des conséquences de l’ajournement du marché. Mais très peu de maîtres d’ouvrages ont mobilisé cet article, d’après l’enquête de terrain menée par la Chaire, alors que beaucoup ont mis en œuvre une pratique de constat de non-exécution temporaire du marché, qui n’ouvre pas droit à indemnisation.
Les autres CCAG n’offrent guère plus de portes de sortie : tout juste trouve-t-on la possibilité de prolongement de la durée du marché en cas « d’impossibilité d’exécuter » un marché de fourniture ou de service courant.
Il est vrai que les nouveaux CCAG, entrés en vigueur le 1er avril 2021, ont adopté des clauses de suspension et de réexamen. La première introduit enfin un régime de la suspension du marché, qui n’’est pas de droit cela étant pour le cocontractant et peut ouvrir droit à indemnité seulement si la personne publique en décide ainsi ; la deuxième fonde une possibilité d’indemnisation de l’exécution dans des conditions dégradées, sans en faire pour autant un droit à indemnité là encore.
Paradoxalement, c’est en matière de concessions et marchés de partenariat que l’on peut trouver des clauses de prise en charge, au moins partielles, des conséquences indemnitaires de la survenance d’une épidémie. Ainsi, la matrice d’allocation des risques peut conduire à ce que des clauses épidémies ou pandémies soient incluses dans les contrats avec généralement un partage des surcouts, comme c’est le cas avec la matrice des risques annexée au guide sur les baux emphytéotiques hospitaliers. Le paradoxe réside dans le fait que lorsque de telles clauses sont présentes, le titulaire du marché de partenariat ou le concessionnaire supporte donc moins de risques que le titulaire d’un marché public classique alors que ces deux types de contrats sont censés confiés plus de risques d’exécution au cocontractant. Il reste que de telles clauses sont rares en pratique.
Faute de clauses contractuelles suffisantes, en règle générale, on doit se retourner vers les règles textuelles ou jurisprudentielles.
B. Des règles textuelles et jurisprudentielles imprécises
Textuellement, on ne trouve rien dans le Code de la commande publique qui puisse servir de base à la suspension du contrat, à l’allongement de sa durée ou à l’indemnisation du cocontractant, hormis le rappel de la théorie de l’imprévision à l’article L. 6 (N° Lexbase : L4463LRQ) pour les contrats administratifs, que l’on retrouvera, et le rappel de la force majeure comme cause de résiliation, ce qui ne permet pas de trouver des solutions, par hypothèse, à une exécution dégradée puisqu’il est alors mis fin à l’exécution du contrat.
Du côté du droit spécial, l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 a paré au plus pressé, et reste encore aujourd’hui intéressante pour l’allongement des délais d’exécution et l’absence de pénalités de retard. Mais des difficultés d’interprétation sont apparues dans l’enquête de terrain de la Chaire et l’on peut regretter que plusieurs dispositions, non évaluées, aient été inscrites dans le Code de la commande publique qui, par le truchement de la loi « ASAP » du 7 décembre 2020 (loi n° 2020-1525 d'accélération et de simplification de l'action publique N° Lexbase : L9872LYB), a intégré un nouveau livre VII relatif aux circonstances exceptionnelles qui peut permettre au gouvernement de déclencher, sans passer par le parlement, un mécanisme similaire à celui de l’ordonnance du 25 mars 2020.
Surtout, ladite ordonnance - comme ce nouvelle livre - ne traite pas des conséquences indemnitaires de la crise sanitaire - à l’exception d’un ambiguë article 6.6 pour les concessions - et ne met en place ni un régime de la suspension ni un régime de l’adaptation du contrat.
On doit donc se retourner vers les théories jurisprudentielles du contrat administratif, lesquelles ont montré leurs limites à l’épreuve de la pandémie.
Celle du fait du prince n’est susceptible de jouer que pour les contrats administratifs de l’État puisque ne peuvent être invoquées comme causes d’indemnisation pour fait du prince que les mesures prises par le cocontractant à un autre titre que ses pouvoirs contractuels, et en l’occurrence au titre des mesures de police administrative ; or, celles-ci, dans le cadre de la crise sanitaire, ont surtout été prises par l’État, compte tenu du peu de places laissées aux maires en vertu d’une ordonnance du Conseil d’État du 17 avril 2020 « Commune de Sceaux » [4].
Celle des sujétions imprévues, qui ne concerne a priori que les marchés de travaux, n’est probablement pas invocable en raison de l’exigence d’être en présence de difficultés matérielles d’exécution, lesquelles ne visent probablement pas des difficultés issues de réglementations comme l’arrêt « Commune de Lens » l’a démontré [5]. En outre, il faudrait prouver, pour les marchés à forfait, le bouleversement de l’économie du marché.
Cette notion de bouleversement et la difficulté à la prouver se retrouve pour la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision. La difficulté ne tient pas tant à prouver les surcoûts, pour les marchés publics, qu’à se mettre d’accord sur le pourcentage à partir duquel la jurisprudence admet un tel bouleversement. Entre les 6,67 % de la circulaire de 1974 et la jurisprudence actuelle qui admet le bouleversement parfois à 7 % [6] et la refuse à 11 % [7], l’incertitude est grande, d’autant que les critères qui pourraient fonder ces disparités ne sont pas connus, même à la lecture des conclusions des rapporteurs publics [8]. L’enquête de terrain menée par le Chaire montre que l’incertitude est encore plus grande dans l’esprit des praticiens car ce seuil varie chez eux entre 5 % et 50 % !
Il en va de même de la part des surcoûts laissés à la charge du cocontractant qui varie entre 5 et 20 % en jurisprudence, sans que l’on sache ce qui fonde ces variations.
Quant au bouleversement en matière de concession, il suppose un déficit d’exploitation sans que l’on sache sur quelle période s’apprécie ce déficit ni sur quelle base l’indemnité est calculée : situation d’équilibre ou par rapport à un bénéfice raisonnable ?
En fait, le droit des contrats - et pas seulement des contrats administratifs - est tout entier fondé sur le principe de responsabilité. Si une mauvaise exécution est constatée, ce que l’une des parties a failli, soit en n’exécutant pas ses obligations contractuelles positives, soit en n’assumant pas les risques impliqués par le contrat. Ce raisonnement, qui vaut en temps normal, ne paraît pas adapté à une circonstance exceptionnelle telle que celle de la crise sanitaire. Il convient donc d’adapter les règles.
II. Des règles de droit adaptables
Les règles de droit en vigueur semblent pouvoir être adaptées tant par le bas que par le haut, c’est-à- dire à la fois au niveau micro-juridique et macro-juridique.
A. Les adaptations au niveau micro-juridique : facultés et contraintes de la modification des contrats administratifs de la commande publique
Qu’elle soit unilatérale ou contractuelle, les modifications des contrats administratifs de la commande publique font l’objet d’un certain encadrement qui résultent désormais des Directives 2014/24/UE (N° Lexbase : L1896DYU) et 2014/25/UE (N° Lexbase : L8593IZB) du 26 février 2014. Pour autant, aucune contrainte notable n’est à relever en présence d’un événement imprévisible : la notion de circonstance qu’une autorité contractante ne pouvait prévoir semble pouvoir parfaitement accueillir les conséquences de la crise sanitaire. A cet égard, la limitation à 50 % d’augmentation du montant du marché ne devrait pas être un obstacle, non seulement parce qu’elle sera rarement atteinte en pratique, mais aussi parce qu’elle ne concerne que les pouvoirs adjudicateurs et pas les entités adjudicatrice. En outre, on peut même se demander si une compensation financière liée à un événement imprévisible ne pourrait pas conduire à considérer qu’il n’y a aucune modification substantielle, auquel cas il n’y a aucune limitation de montant. Il est vrai, néanmoins, que le fait que la Directive ait prévu le cas d’une circonstance qu’un acheteur diligent de ne pouvait prévoir doit conduire à considérer que la référence à la modification substantielle vise une autre hypothèse, à l’image des modifications pour motifs d’intérêt général.
L’enquête de terrain menée par la Chaire a toutefois identifié des freins à de tels avenants, qu’on pourrait qualifier de « psycho-juridiques ». Il se dégage souvent, chez les autorités contractantes, un sentiment d’insécurité juridique à adopter des avenants. La crainte du reproche de libéralités voire du délit de favoritisme ou d’un rapport défavorable des chambres régionales des comptes y est pour beaucoup. Ce sentiment est aussi alimenté par une ambiguïté, que ne lèvent pas totalement les textes de droit souple, à l’image de la note de la direction des achats de l’État du 16 juin 2020, actualisée le 6 aout 2020 [9], entre ce que le cocontractant est en droit de réclamer et ce que les parties sont en droit de modifier contractuellement. Il s’en infère que, trop souvent, l’avenant sera possible en pratique uniquement si le cocontractant prouve qu’il est en situation de réclamer une indemnité au titre de l’imprévision, alors que le Code de la commande publique, que ce soit pour les marchés comme pour les concessions, ne prévoit aucune contrainte de cet ordre en présence d’une circonstance imprévue.
Il est à noter que des solutions alternatives à l’avenant se font jour. Certaines demandes indemnitaires font l’objet d’une transaction ou feront l’objet d’une réclamation au titre de l’article 50 du CCAG travaux. D’autres ont pris la forme de « prix nouveau », ce qui ne va pas de soi compte tenu de cette notion résultant de l’article 14.1 du CCAG travaux qui concerne « les prestations supplémentaires ou modificatives, dont la réalisation est nécessaire au bon achèvement de l'ouvrage, qui sont notifiées par ordre de service et pour lesquelles le marché n'a pas prévu de prix ». Autrement dit, le véhicule juridique de la prise en charge de l’indemnisation n’apparaît pas comme sécurisé.
Une autre manière d’aménager les contrats en cours serait d’introduire, par voie d’avenant et en raison de la survenance d’une circonstance imprévisible, une clause de réexamen non prévue initialement. En effet, les conséquences d’une telle circonstance ne sont pas toujours connues à la date de sa survenance, ainsi que le démontre l’exemple de la crise du coronavirus. Selon nous, une telle clause pourrait être introduite par voie d’avenant sans qu’’il y ait de réel risque d’illégalité tant elle ne semble pas remettre en cause les conditions initiales de concurrence, du fait de la survenance dans l’intervalle d’une circonstance imprévisible. Mais là encore, des craintes apparaissent en pratique, ainsi que l’enquête de terrain l’a prouvé, de sorte qu’il pourrait être ajouté expressément cette possibilité dans le Code de la commande publique, comme le recommande le rapport de la Chaire. Il s’agirait d’une adaptation, parmi d’autres, qui pourraient être faîte au niveau macro-juridique.
B. Les adaptations au niveau macro-juridique : les aménagements législatifs possibles
Il ne faut pas sous-estimer l’apport de l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020. Rédigée dans l’urgence, ayant été adaptée dès le 22 avril 2020, accompagnée d’une fiche technique et d’une foire aux questions très fournies, elle a certainement joué un rôle important de sécurisation et d’assouplissement des mécanismes contractuels, en particulier au niveau des délais et des pénalités de retard.
Mais il reste qu’elle ne répond pas aux interrogations soulevées plus haut. L’absence de toute disposition spécifique relative à l’indemnisation traduit un choix politique. Alors qu’il avait été envisagé d’adopter une loi imposant une obligation de négociation, le Gouvernement s’est finalement contenté d’une circulaire du Premier ministre du 9 juin 2020 mais qui ne concerne que les marchés de travaux de l’Etat et ses « opérateurs » et qui a eu en pratique des effets sur eux seuls, à quelques exceptions près.
Pourtant, la prolongation des effets de la crise pose question. Faudrait-il aller jusqu’à une imprévision législative, sur le modèle espagnol décrit dans le rapport de la Chaire ? Sans aller jusque-là, il peut être recommandé de préciser, par voie législative, le régime de l’imprévision tant les critères du bouleversement et de la répartition des surcoûts sont méconnus. D’une certaine manière, toute indemnité d’imprévision équivaut à une modification des contrats en cours. Il ne serait donc pas incohérent, comme le recommande le rapport de la Chaire, d’introduire ces précisions dans la partie relative aux modifications des marchés publics et des concessions. Cela conduirait en outre à permettre de faire jouer ces précisions pour les contrats en cours puisque la loi « ASAP » a précisé que les règles de modifications valaient désormais pour tous les marchés, même passés antérieurement au 1er avril 2016, sur le modèle de ce qui avait été décidé pour les concessions.
Serait ainsi sécurisé le cadre légal afin d’éviter la multiplication des recours et d’harmoniser les situations. D’une certaine manière, on peut en effet estimer que le principe d’égalité n’est, à l’heure actuelle, pas respecté non parce que qu’il y aurait des clauses différentes ou des situations factuelles différentes mais parce qu’il existe des positions de principe des personnes publiques différentes. Est- il trop tard pour intervenir compte tenu de la perspective des effets des vaccins ?
Certainement pas car les contentieux vont être innombrables et longs.
On mettrait ainsi fin à un certain paradoxe : dans beaucoup de domaines, des législations d’exception ont été prévus alors qu’en matière contractuelle, on applique les principes traditionnels qui se sont pourtant avérés inadaptés.
[1] Voir l’analyse de toutes les publications parues sur le thème sur le site de la chaire.
[2] Article 18.3 : « En cas de pertes, avaries ou dommages provoqués sur ses chantiers par un phénomène naturel qui n'était pas normalement prévisible, ou en cas de force majeure, le titulaire est indemnisé pour le préjudice subi, sous réserve (…) ».
[3] Article 6.2 : « En cas d'évolution de la législation sur la protection de la main-d'œuvre et des conditions de travail en cours d'exécution du marché, les modifications éventuelles demandées par le représentant du pouvoir adjudicateur afin de se conformer aux règles nouvelles, donnent lieu à la signature, par les parties au marché, d'un avenant ».
[4] CE, 17 avril 2020, n° 440057 (N° Lexbase : A87973KZ).
[5] CE, 30 juillet 2003, n° 223445 (N° Lexbase : A2385C99).
[6] CAA Marseille, 17 janvier 2008, n° 05MA00492 (N° Lexbase : A4417D7Q).
[7] CE, 1er juillet 2015, n° 383613 (N° Lexbase : A5834NMZ).
[8] Ariane.
[9] Direction des achats de l’État, Traitement des réclamations et des demandes de modifications des titulaires de marchés publics liées à l'épidémie de Covid-19.
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