Réf. : Cons. const., 4 avril 2013, décision n° 2013-314P QPC (N° Lexbase : A4672KBN)
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 16 Mai 2013
Arnaud Haquet : Par cette décision, le Conseil constitutionnel pose sa première question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne. Jusqu'à présent, le Conseil ne considérait pas qu'il était tenu d'interroger le juge communautaire sur l'interprétation d'une norme dérivée à l'instar des juridictions des ordres judiciaire et administratif, c'est-à-dire des "juridictions nationales" au sens de l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (N° Lexbase : L2580IPA). En effet, le juge constitutionnel n'est pas un juge communautaire de droit commun.
Pour cette raison, la décision du 4 avril 2013 constitue un événement parce que, cette fois, le Conseil constitutionnel adopte la position d'une "juridiction nationale". Il n'y est pas tenu, mais il doute et demande à la CJUE de lui préciser l'interprétation de la décision-cadre n° 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002, relative au mandat d'arrêt européen, pour orienter le sens du quatrième alinéa de l'article 695-46 du Code de procédure pénale, lui-même issu de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (N° Lexbase : L1768DP8), et pris pour l'application de la décision-cadre. L'issue de la procédure est donc suspendue à la réponse de la CJUE.
En effet, dans l'affaire portée devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation et, renvoyée au Conseil constitutionnel dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité, la difficulté portait sur l'absence de recours contre la décision de la chambre d'instruction statuant sur l'extension d'un mandat d'arrêt européen à d'autres poursuites pour d'autres infractions. L'article 695-46 du Code de procédure pénale prévoit que "la chambre de l'instruction statue sans recours". Est-ce pour appliquer la décision-cadre ou à l'initiative du législateur français que cette restriction a été posée ?
Comment peut-on tolérer, en droit français, qu'un justiciable ne puisse se pourvoir en cassation contre une telle décision de la chambre d'instruction ? On sait que, dans une décision n° 2010-15/23 QPC du 23 juillet 2010 (2), le Conseil constitutionnel a abrogé l'article 575 du Code de procédure pénale, qui prévoyait que la partie civile ne pouvait se pourvoir en cassation contre un arrêt de la chambre de l'instruction en l'absence de pourvoi du ministère public. Il a considéré que cette restriction limitait les "droits de la défense", lesquels impliquent "l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties". Dès lors, pour le mandat d'arrêt européen, le Conseil constitutionnel ne pourrait renoncer au pourvoi en cassation qu'en contournant sa propre jurisprudence et en faisant référence à des engagements juridiques qui s'imposent en droit interne parce que la Constitution l'a prévu. C'est précisément ce que prévoit l'article 88-2 de la Constitution (N° Lexbase : L0912AHA), qui dispose que "la loi fixe les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris par les institutions de l'Union européenne".
Lexbase : Pour quelle raison le Conseil constitutionnel a-t-il ici pris une position inverse de celle adoptée par la décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 ?
Arnaud Haquet : C'est une apparence. Effectivement, le Conseil constitutionnel refuse de poser une question préjudicielle en 2006 et accepte en 2013. Mais la situation juridique et les normes de référence sont différentes.
Dans sa décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 "Droit d'auteur" (3), le Conseil constitutionnel a prétendu qu'il ne pouvait pas poser de question préjudicielle parce qu'il n'en avait pas le temps. Il constate, en effet, qu'il devait "statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l'article 61 de la Constitution (N° Lexbase : L0890AHG)". Il n'a donc pas la possibilité de "saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la question préjudicielle prévue par l'article 234 du Traité instituant la Communauté européenne [devenu l'article 267 TFUE]". Le Conseil constitutionnel s'est donc résigné à procéder à un contrôle restreint de la loi de transposition de la Directive. Il a estimé qu'il ne pouvait "déclarer non conforme à l'article 88-1 de la Constitution (N° Lexbase : L0911AH9) qu'une disposition législative manifestement incompatible avec la Directive qu'elle a pour objet de transposer".
Mais deux différences importantes avec la question du mandat d'arrêt européen doivent être soulignées.
- La décision du 27 juillet 2006 "Droit d'auteur", relevait du contrôle a priori de constitutionnalité de la loi. C'était, d'ailleurs, la seule façon de contrôler la loi parce que la QPC n'existait pas. Or, dans le cadre du contrôle a priori de l'article 61 de la Constitution, le Conseil dispose d'un délai "d'un mois" pour rendre sa décision. C'est insuffisant pour espérer obtenir une réponse de la Cour de justice de l'Union européenne et rendre sa décision dans le délai imparti. Pour cette raison, ne pouvant bénéficier de l'interprétation du juge communautaire, le Conseil constitutionnel a estimé, en 2006, qu'il ne pouvait déclarer inconstitutionnelle qu'une loi qui aurait été "manifestement incompatible avec la Directive". Il a donc décidé d'opérer un contrôle immédiat et sommaire (se contentant, pour faire bonne mesure, d'affirmer qu'il veillerait au respect de l'éventuelle et énigmatique "identité constitutionnelle de la France")... Au contraire, le Conseil constitutionnel bénéficie d'un délai plus long dans le cadre de la procédure de la QPC. Il doit rendre sa décision dans un délai de trois mois (ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, art. 23-10 N° Lexbase : L0276AI3).
- La seconde différence tient à la norme de référence. Il s'agit de l'article 88-2 de la Constitution. La jurisprudence développée par le Conseil constitutionnel sur les Directives était fondée sur l'article 88-1 de la Constitution (4). Celle sur le mandat d'arrêt européen est spécifiquement fondée sur l'article 88-2 de la Constitution. Elle semble justifiée sur l'acceptation de principes et règles européens communs, rendant la marge de manoeuvre des Etats limitée. En effet, la CJUE a eu l'occasion de préciser, dans un arrêt du 26 février 2013, que l'autorité judiciaire nationale ne saurait subordonner l'exécution du mandat d'arrêt européen aux respects de droits fondamentaux garantis par la Constitution nationale (5).
Lexbase : Cette décision n'était-elle pas prévisible au regard de l'évolution de la jurisprudence constitutionnelle depuis ces vingt dernières années ?
Arnaud Haquet : La jurisprudence du Conseil constitutionnel antérieure relative aux lois de transposition des Directives a ouvert la voie au contrôle du Code de procédure pénale par référence à la décision-cadre sur le mandat d'arrêt européen. Cette jurisprudence constituait une dérogation à la distinction entre contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité.
Certes, selon la jurisprudence "IVG" (6) -que le Conseil constitutionnel continue de défendre-, il ne lui appartient pas de contrôler la conventionnalité des lois. Cette mission incombe aux autres juridictions, judiciaires et administratives. Mais le Conseil constitutionnel fait une exception pour les Directives, qu'il justifie par l'existence d'une norme de référence particulière. Il prétend que l'article 88-1 de la Constitution lui impose de veiller au respect de l'exigence de transposition des Directives communautaires. En réalité, quand on se reporte on travaux préparatoires de l'article 88-1 de la Constitution, on peut constater que ses rédacteurs étaient dans une attitude défensive à l'égard de la construction européenne. L'article 88-1 visait à rassurer les parlementaires pour qu'ils adoptent la loi constitutionnelle. Mais peu importe. Le Conseil constitutionnel se soucie avant tout d'ancrer sa jurisprudence dans des articles de la Constitution qui justifient un contrôle spécifique des lois par rapport aux normes communautaires dérivées.
Ainsi, le Conseil constitutionnel a-t-il adopté cette attitude, immédiatement après la révision constitutionnelle du 25 juin 1992 (loi constitutionnelle n° 92-554 du 25 juin 1992, ajoutant à la Constitution un titre : "Des Communautés européennes et de l'Union européenne" N° Lexbase : L7746IWS), préalable à la ratification du Traité de Maastricht. Il avait précisé que l'article 88-3 de la Constitution (N° Lexbase : L0913AHB) impliquait que la loi organique que cet article prévoyait sur le droit de vote et d'éligibilité des ressortissants communautaires aux élections municipales devait respecter les prescriptions de la Directive (7).
Aussi, le Conseil constitutionnel a-t-il pu, dans ce prolongement, contrôler "l'application" (art. 88-2 de la Constitution) de la décision-cadre sur le mandat d'arrêt européen par le Code de procédure pénale français, dès lors qu'un article spécial a été introduit dans la Constitution. Il semble considérer qu'une disposition expresse de la Constitution favorable au droit communautaire l'autorise à pratiquer une forme de contrôle de la conventionnalité de la loi.
Lexbase : Quelles conséquences futures pourrait impliquer selon vous une divergence d'appréciation entre juges constitutionnel et européen ?
Arnaud Haquet : Pour le moment, la divergence d'appréciation semble exclue tant le Conseil constitutionnel paraît faire preuve de bonne volonté. Nous sommes dans le cadre d'un dialogue des juges qui tourne à l'alignement du Conseil constitutionnel sur la future position de la Cour de justice de l'Union européenne.
A vrai dire, un problème risque de se poser, qui ne portera pas sur le fond de la décision mais sur le moment où elle sera rendue. Le Conseil constitutionnel a trois mois pour rendre sa décision. Il a donc demandé à la CJUE de statuer selon la procédure d'urgence. Le Conseil va donc pouvoir tester la qualité de ce dialogue à la célérité de la réponse.
S'agissant de la question essentielle relative à l'absence de recours contre la décision de la chambre d'instruction statuant sur l'extension d'un mandat d'arrêt européen, le Conseil constitutionnel est désormais lié par la question préjudicielle qu'il a posée. Il a pris un risque qu'il doit assumer... et devra peut-être renoncer au pourvoi en cassation et expliquer par la suite que ce recours n'est pas si fondamental !
La CJUE n'acceptera pas, en effet, que son interprétation soit méconnue. Elle a clairement énoncé que les juridictions nationales devaient laisser inappliquées les lois qui subsistent à l'issue d'une procédure de QPC mais qu'elle juge contraire au droit communautaire (8).
Dès lors, on ne voit pas comment le Conseil constitutionnel pourrait adopter une position contraire à celle de la CJUE qui serait, par la suite, méconnue par les juridictions ordinaires.
(1) Cass. crim., 19 février 2013, n° 13-80.491, FS-D (N° Lexbase : A6121I89).
(2) Cons. const., décision n° 2010-15/23 QPC, du 23 juillet 2010 (N° Lexbase : A9193E4A).
(3) Cons. const., décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 (N° Lexbase : A5780DQ7).
(4) Cons. const., décisions n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 (N° Lexbase : A6494DCI) et n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 (N° Lexbase : A5780DQ7).
(5) CJUE, 26 février 2013, aff. C-399/11 (N° Lexbase : A6105I8M).
(6) Cons. const., décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 (N° Lexbase : A7913AC3).
(7) Cons. const., décisions n° 92-312 DC du 2 septembre 1992 (N° Lexbase : A8256ACR) et n° 98-400 DC du 20 mai 1998 (N° Lexbase : A8744ACT).
(8) CJUE, 22 juin 2010, aff. C-188/10 (N° Lexbase : A1918E3G).
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