Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 18 septembre 2015, n° 390041, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4030NPX)
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par Léonor Gaillard, Avocat au barreau de Paris, cabinet Sartorio Lonqueue Sagalovitsch et Associés
le 15 Octobre 2015
Dans la décision rapportée, le Conseil d'Etat, après avoir le énoncé le principe précité, annule toutefois l'ordonnance de référé aux motifs que le principe de spécialité n'a pas été méconnu en l'espèce dès lors que l'association de gestion du CNAM des Pays de la Loire est une personne morale de droit privé, et que l'appréciation du respect du principe de spécialité ne se limite pas à celle de l'objet statutaire de l'établissement public.
Ce faisant, la Haute juridiction confère au juge des référés précontractuels le pouvoir de s'assurer du respect de ses compétences par le candidat personne publique à l'attribution d'un contrat de la commande publique (I), tout en soulignant que ce pouvoir doit s'exercer conformément aux principes régissant l'accès des personnes publiques à la commande publique (II).
I - L'élargissement des pouvoirs du juge des référés précontractuels
La décision rapportée marque l'abandon du principe posé par la Haute juridiction dans sa décision "Syndicat intercommunal de la Côte d'amour et de la presqu'île guérandaise" en date du 21 juin 2000 (1), selon lequel il n'appartient pas au juge des référés précontractuels d'examiner le respect du principe de spécialité par les établissements publics candidats à l'attribution d'un contrat de la commande publique.
Dans ses conclusions sous cette décision, le commissaire du Gouvernement, Catherine Bergeal, soulignait que la compétence de la personne publique "au regard de l'objet dont la passation est engagée", ne constituait pas une "obligation de publicité et de mise en concurrence", ce qui excluait tout contrôle du juge des référés précontractuels sur ce point (2).
Opérant un revirement de jurisprudence, le Conseil d'Etat redéfinit les contours des obligations de publicité et de mise en concurrence dont le juge des référés précontractuels contrôle le respect.
Il décide en effet qu'"il appartient au juge du référé précontractuel, saisi de moyens sur ce point, de s'assurer que l'appréciation portée par le pouvoir adjudicateur pour exclure ou admettre une candidature ne constitue pas un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence ; que, dans ce cadre, lorsque le candidat est une personne morale de droit public, il lui incombe de vérifier que l'exécution du contrat en cause entrerait dans le champ de sa compétence et, s'il s'agit d'un établissement public, ne méconnaîtrait pas le principe de spécialité auquel il est tenu".
Dès lors que l'article L. 551-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3270KG9) limite la compétence du juge des référés précontractuels au contrôle des manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence, seule une interprétation large de cette notion permet au Conseil d'Etat d'élargir les pouvoirs du juge des référés précontractuels (3).
Le contrôle de la compétence des candidats à l'attribution d'un contrat de la commande publique par le juge des référés précontractuels semble cependant être circonscrit par le Conseil d'Etat aux candidats personnes publiques.
II - Le respect des principes régissant l'accès des personnes publiques à la commande publique
Tout en procédant à l'élargissement du pouvoir du juge des référés précontractuels au contrôle de la compétence des personnes publiques, le Conseil d'Etat veille à ce que cela ne restreigne pas l'accès des personnes publiques à la commande publique.
L'ordonnance qui avait annulé la procédure de passation du marché pour méconnaissance du principe de spécialité de l'établissement public est en l'espèce censurée aux motifs que l'association de gestion du CNAM des Pays de la Loire est une personne morale de droit privé, qui échappe dès lors au principe de spécialité.
Alors que ce motif était suffisant pour annuler l'ordonnance, la Haute juridiction ajoute la précision suivante : "le juge des référés, qui s'est fondé sur la méconnaissance, par l'établissement public Conservatoire national des arts et métiers, du principe de spécialité, en se bornant, au surplus, à prendre en compte l'objet statutaire de cet établissement, sans rechercher si les prestations objet du marché constituaient le complément normal de sa mission statutaire et étaient utiles à l'exercice de celle-ci, a commis une erreur de droit".
Le Conseil d'Etat souligne que le principe de spécialité ne restreint pas l'activité d'un établissement public à son objet statutaire, dès lors que cette activité répond à la double condition de complémentarité et d'utilité.
Il confirme ainsi le principe posé dans son avis du 7 juillet 1994, selon lequel "[le principe de spécialité] ne s'oppose pas par lui-même à ce qu'un établissement public, surtout s'il a un caractère industriel et commercial, se livre à d'autres activités économiques à la double condition :
- d'une part que ces activités annexes soient techniquement et commercialement le complément normal de sa mission statutaire principale, en l'occurrence de la production, du transport, de la distribution et de l'importation et exportation d'électricité et de gaz ou au moins connexe à ces activités ;
- d'autre part que ces activités soient à la fois d'intérêt général et directement utiles à l'établissement public notamment par son adaptation à l'évolution technique, aux impératifs d'une bonne gestion des intérêts confiés à l'établissement, le savoir-faire de ses personnels, la vigueur de sa recherche et la valorisation de ses compétences, tous moyens mis au service de son objet principal" (4).
Le juge des référés précontractuels ne peut donc annuler une procédure de passation pour méconnaissance du principe de spécialité de l'établissement public attributaire du contrat qu'après s'être assuré que l'exécution de ce contrat ne constitue pas un complément normal et utile de la mission statutaire de cet établissement public.
Il en résulte plus généralement que ce juge doit veiller à exercer son pouvoir de contrôle de la compétence des personnes publiques candidates dans le respect des principes régissant l'accès des personnes publiques aux contrats de la commande publique (5).
Ces principes ont récemment été rappelés par la Haute Juridiction dans une décision "Société Armor SNC" (6) : "si aucun principe ni aucun texte ne fait obstacle à ce que ces collectivités ou leurs établissements publics de coopération se portent candidats à l'attribution d'un contrat de commande publique pour répondre aux besoins d'une autre personne publique, ils ne peuvent légalement présenter une telle candidature que si elle répond à un tel intérêt public, c'est à dire si elle constitue le prolongement d'une mission de service public dont la collectivité ou l'établissement public de coopération a la charge, dans le but notamment d'amortir des équipements, de valoriser les moyens dont dispose le service ou d'assurer son équilibre financier, et sous réserve qu'elle ne compromette pas l'exercice de cette mission ; qu'une fois admise dans son principe, cette candidature ne doit pas fausser les conditions de la concurrence".
Il revient donc désormais au juge des référés précontractuels de s'assurer que les pouvoirs adjudicateurs vérifient que les candidatures des personnes publiques à l'attribution d'un contrat de la commande publique répondent à un intérêt public et qu'elles constituent le prolongement d'une mission de service public dont ces personnes publiques ont la charge.
(1) CE, Sect., 21 juin 2000, n° 209319, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1037AWC) : "considérant toutefois qu'il n'appartient pas au juge [...] de contrôler le respect, par un syndicat intercommunal à vocation multiple soumis aux dispositions de l'article L. 1411-1 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L0551IGI), du principe de spécialité des établissements publics mais le seul respect des obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles cet établissement est soumis ; qu'ainsi, en se fondant sur la seule circonstance que la commission de délégation avait été amenée à porter une appréciation sur des offres dont le contenu répondait à une variante méconnaissant le principe de spécialité des établissements public, le juge des référés du tribunal administratif de Nantes a entaché son ordonnance d'une erreur de droit".
(2) Conclusions C. Bergeal sur CE, Sect., 21 juin 2000, n° 209319, publié au recueil Lebon, préc., RFDA, 2000, p. 1031.
(3) L'article L. 551-1 du Code de justice administrative dispose que "le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation, la délégation d'un service public ou la sélection d'un actionnaire opérateur économique d'une société d'économie mixte à opération unique".
(4) CE, 7 juillet 1994, avis n° 356089 (N° Lexbase : A9720ESS).
(5) Voir notamment CE, Sect., avis, 8 novembre 2000, n° 222208, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5990B7Y) et CE, Ass., 31 mai 2006, n° 275531, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7224DPA).
(6) CE, Ass., 30 décembre 2014, n° 355563, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8358M83).
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