Lexbase Droit privé n°606 du 26 mars 2015 : Procédure

[Textes] La réforme du Tribunal des conflits et des questions préjudicielles

Réf. : loi n° 2015-177 du 16 février 2015 (N° Lexbase : L9386I7R) et décret n° 2015-233 du 27 février 2015 (N° Lexbase : L0472I8Y)

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par Guillaume Lécuyer, Avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, docteur en droit et Alice Meier-Bourdeau, Avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, docteur en droit

le 26 Mars 2015

Ces derniers temps, le législateur a pu donner le sentiment d'employer à l'excès les termes laudateurs de modernisation et de simplification pour qualifier sa production. On peut reconnaître à la loi du 16 février 2015 de mettre en adéquation son intitulé et son contenu s'agissant de la réforme du Tribunal des conflits : les règles applicables à cette vénérable institution en sortent ordonnées, clarifiées et améliorées. Inquiet de l'anachronisme que constituait sa présence à la tête de ce tribunal, le Garde des Sceaux avait, avant l'été 2013, nommé un groupe de travail composé de membres éminents, dont les ancien et actuel vice-présidents du Tribunal des conflits, qui a opportunément décidé de mener une réflexion d'ensemble sur son organisation, son fonctionnement et ses attributions. Rendu en septembre suivant, le rapport de ce groupe de travail (disponible sur le site du Tribunal des conflits, rubrique Actualité), a présenté un certain nombre de propositions concrètes, appuyées par une annexe les mettant en musique sous forme de projets de loi et de règlement d'application. Curieusement, le projet de loi, déposé au Parlement, qui s'attelait à de multiples tâches (du droit civil des contrats à la réforme de l'administration territoriale en passant par la modification du Code du cinéma et de l'image animée), comportait sur le volet de la réforme du Tribunal des conflits une habilitation à légiférer par ordonnance. Mais le Gouvernement a finalement fait volte-face et introduit un amendement reprenant la copie du groupe de travail. Celle-ci n'a fait l'objet que de modifications marginales par le Parlement. La réforme est apparue finalement consensuelle, notamment autour de la suppression de la présence du ministre de la Justice comme président du Tribunal. Si les politiques trouveront satisfaction que le Tribunal des conflits soit désormais exclusivement composé de magistrats professionnels, les praticiens, qui savent d'expérience que le Garde des Sceaux se gardait bien de siéger, seront surtout heureux de trouver réuni dans une seule loi et un seul décret l'ensemble des règles régissant son organisation, son fonctionnement et ses attributions.

Au pays de la codification, on pouvait difficilement faire pire : le texte constitutif était une mal-nommée loi du 24 mai 1872, portant réorganisation du Conseil d'Etat (N° Lexbase : L4875HTQ), qui ne comportait plus que trois articles 25, 26 et 27 sur le Tribunal des conflits, "remettant en vigueur" la loi du 4 février 1850 et le décret du 28 octobre 1849 (N° Lexbase : L5010IPA), contenant les dispositions applicables à la procédure. Puis les attributions étaient définies par différents autres textes (ordonnance du 1er juin 1828 sur le conflit positif ou loi du 20 avril 1932 sur le recours en cas de déni de justice) qui procédaient à des renvois ponctuels à la loi de 1850 et au décret de 1949 pour la détermination du chemin procédural.

Le premier progrès apporté par la loi du 16 février 2015 est de rebaptiser la loi du 24 mai 1872, qui devient relative au Tribunal des conflits, et de réunir en un seul corps de règles la composition, la procédure et les attributions de la juridiction réglant les conflits d'attribution entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire. La loi est complétée par le décret du 27 février 2015 qui précise les règles procédurales et celles applicables aux différentes attributions du Tribunal des conflits.

Outre cette lisibilité normative accrue, la réforme apporte des transformations et des innovations importantes pour un meilleur traitement des conflits.

Il ne faut pas sous-estimer son importance : une bonne manière de juger les questions de compétence entre les ordres administratif et judiciaire est assurément une des clés du succès du dualisme juridictionnel issu des lois des 16/24 août 1789 et du 16 fructidor an III. La séparation des autorités administrative et judiciaire sera d'autant moins contestable que les querelles frontalières seront aisément résolues.

Et c'est dans cet esprit que le décret comporte par ailleurs un titre consacré aux questions préjudicielles qui vient opportunément compléter la réforme du règlement des conflits de compétence.

Cette réforme vient moderniser et optimiser le règlement des conflits (I).

Elle en profite, de manière incidente, pour harmoniser et accélérer le traitement des questions préjudicielles par les juges administratif et judiciaire (II).

I - La modernisation et l'optimisation du règlement des conflits

La réforme du Tribunal des conflits se caractérise par deux traits principaux. D'abord, elle vise à moderniser l'institution dans le sens d'une normalisation de son organisation (A). Ensuite, des modifications relatives à la procédure et à ses attributions doivent lui permettre de juger plus vite et mieux (B).

A - La normalisation de l'organisation du Tribunal des conflits

La modernisation de l'organisation du Tribunal des conflits se traduit par la suppression de sa présidence par le Garde des Sceaux, par la consécration d'une composition provenant exclusivement des juridictions judiciaires et administratives et par l'institutionnalisation du rapporteur public.

En premier lieu, la suppression du lien organique entre le Tribunal des conflits et l'exécutif, par le biais de la présidence assurée par le Garde des Sceaux, a été l'occasion d'assumer pleinement le caractère paritaire de l'institution.

Le Tribunal des conflits apparaît comme un lieu de rencontre et d'échange pour les magistrats des deux ordres, également représentés, où la raison l'emporte sur la défense d'hypothétiques prés carrés (cf. l'audition du président Arrighi de Casanova par le Sénat, rapportée dans le Rapport du sénateur Mohamed Soulihi, 15 janvier 2014, p. 73). Assumant ce caractère façonné par l'expérience, le groupe de travail a été suivi dans sa proposition de ne pas combler la place laissée vacante par l'éviction du Garde des Sceaux de la présidence du tribunal et de prévoir une composition du Tribunal en nombre pair, avec quatre membres du Conseil d'Etat et quatre membres de la Cour de cassation (complétée de deux suppléments issus de l'une et l'autre de ces juridictions).

Les statistiques montrent que l'entente était de mise puisque, en 140 ans, seulement onze décisions, la dernière, le 12 mai 1997, ont donné lieu à un partage des voix nécessitant l'intervention du ministre de la Justice.

Pour autant, un système de départage a été prévu pour pallier une improbable situation de blocage. Une "formation élargie" complète la "formation ordinaire" de deux conseillers d'Etat et de deux conseillers à la Cour de cassation, le Tribunal des conflits ne pouvant valablement siéger qu'à la condition que tous les membres soient présents ou suppléés.

L'élargissement du nombre de juges augmente la probabilité qu'une majorité se dégage, outre que la prohibition du déni de justice imposera l'adoption d'une décision.

La présidence sera assumée alternativement pendant la durée du mandat de trois ans par un conseiller d'Etat et un conseiller à la Cour de cassation, comme c'était le cas de la vice-présidence du Tribunal des conflits qui assumait de fait la présidence jusqu'alors.

En deuxième lieu, la loi assure que le Tribunal des conflits ne puisse être composé que de magistrats issus des cours suprêmes des ordres administratif et judiciaire.

Il faut se rappeler que, théoriquement, les conseillers à la Cour de cassation et les conseillers d'Etat n'avaient respectivement que trois places garanties, les 7ème et 8ème membres pouvant être des personnes n'étant pas issues de ces juridictions. Sur ce point encore, la loi prend acte de la pratique constante consistant à coopter ces deux derniers membres parmi les personnes proposées par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation.

En troisième lieu, le magistrat "chargé d'exposer publiquement et en tout indépendance son opinion sur les questions que présentent à juger les affaires dont le Tribunal des conflits est saisi" (loi du 24 mai 1872, art. 4, al. 3) voit son statut modifié.

D'abord, l'appellation de rapporteur public fait subir au commissaire du Gouvernement sa deuxième mort. Bien que le groupe de travail n'ait pas jugé utile de modifier cette dénomination qui lui semblait souligner l'autonomie du Tribunal des conflits par rapport au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation avec leurs rapporteur public et avocat général respectifs, l'Assemblée nationale a cru devoir lui substituer celle de rapporteur public qui lui apparaissait moins ambivalente, et après s'être assurée que la Cour de cassation n'en prendrait pas ombrage.

Ensuite, ces magistrats sont désormais désignés par l'assemblée générale de leur Cours d'origine, comme les membres du Tribunal et non plus par le Président de la République.

On le comprend, ces trois grandes lignes de la réforme, préconisées par le rapport de 2013, sont surtout symboliques. Et chacun sait qu'elles ne doivent pas être négligées tant les symboles ont leur importance dans le monde de la Justice. Elles ont le mérite de mettre en adéquation la pratique paritaire du fonctionnement du Tribunal et ses textes constitutifs et, ainsi, de dégager définitivement l'institution de regards suspicieux qu'elle ne méritait pas.

B - L'optimisation du règlement des conflits

Beaucoup plus techniques, les modifications relatives aux attributions et à la procédure du Tribunal constitueront autant d'atouts pour accélérer le jugement des questions posées par le règlement des conflits de compétence entre les ordres administratif et judiciaire. Elles touchent autant aux attributions en matière de règlement des conflits proprement dit qu'aux attributions de fond qui y sont relatives.

En premier lieu, la réforme a souhaité gagner en célérité dans le règlement des conflits.

Rappelons que ces attributions renvoient à trois hypothèses, bien décrites par le nouvel article 12 de la loi du 24 mai 1872 : le conflit positif, le conflit négatif et la prévention des conflits (dont les règles étaient autrefois incluses dans celles ayant trait au conflit négatif).

Le conflit positif se présente lorsque le représentant de l'Etat élève le conflit après que le juge judiciaire a écarté son déclinatoire de compétence. Pour cette hypothèse, la réforme est assez cosmétique : elle améliore la compréhension de l'interdiction d'élever le conflit en matière pénale (loi du 24 mai 1872, art. 14), inscrit dans le droit écrit l'impossibilité d'élever le conflit après qu'une décision définitive est intervenue (décret n° 2015-233, art. 18) et met un terme au rôle de transmission dévolu au procureur de la République, notamment du déclinatoire, et dont le rôle est désormais limité à celui de rendre un avis sur le conflit (sur ce point, cf. l'étude du président Gallet, La procédure d'élévation du conflit positif, disponible sur le site du Tribunal des conflits, rubrique "Actualité").

Le conflit négatif apparaît lorsque les juridictions de chacun des deux ordres se sont déclarées incompétentes. C'est, au regard des dernières statistiques, l'hypothèse la plus fréquente. Sur ce point, la réforme a assuré une sorte de codification à droit constant.

C'est sur la prévention des conflits négatifs que la réforme est apparue ambitieuse. Jusqu'alors, le conflit sur renvoi existait d'abord en cas de prévention d'un conflit négatif, lorsqu'un juge d'un des ordres ne s'estimait pas compétent après que son homologue s'était déclaré incompétent par une décision passée en force de chose jugée. Et il était prévu un dispositif plus classique de renvoi préjudiciel mais dont seuls le Conseil d'Etat et la Cour de cassation détenaient la clé. Il s'ensuivait que la prévention des conflits ne pouvait intervenir qu'une fois l'exercice de l'action devant un premier ordre de juridiction effectué ou lorsque la difficulté avait été perçue par l'une des cours suprêmes des deux ordres. En tout état de cause, c'est après que les justiciables avaient essuyé plusieurs années de procédure qu'une réponse satisfaisante pouvait leur être donnée sur le juge qui sera enfin à même de trancher leur litige.

Pour gagner de précieuses années, la faculté est aujourd'hui offerte à toute juridiction de saisir le Tribunal des conflits sur renvoi préjudiciel (décret n° 2015-233, art. 35). L'ancienne prévention du conflit est maintenue (décret n° 2015-233, art. 32) mais les juges du fond pourront, face à une question sérieuse de compétence, saisir directement le Tribunal des conflits par une décision motivée. Et sa décision devra intervenir dans les trois mois.

Face à l'afflux d'affaires que ce changement de mode de saisine est susceptible de provoquer et compte tenu de la structure légère du Tribunal, la loi a transposé le système des ordonnances de tri que le juge administratif affectionne et qui permet à un magistrat de trancher les affaires seul, sans procédure contradictoire et conclusions du rapporteur public, sur des questions de recevabilité ou lorsque le mal fondé du recours est évident. Le président du Tribunal pourra ainsi, conjointement avec le membre du tribunal le plus ancien appartenant à l'autre ordre de juridiction -paritarisme oblige- donner acte des désistements, prononcer des non-lieux, rejeter les requêtes manifestement irrecevables et corriger les erreurs purement matérielles affectant les décisions rendues. Il pourra aussi, après avis donné aux parties, régler les questions de compétence soumises au tribunal dont la solution s'impose avec évidence (décret n° 2015-233, art. 17).

Ce dispositif a été préféré à celui, plus chronophage, consistant, sur le modèle de la question prioritaire de constitutionnalité, à faire transiter le renvoi du juge a quo par la Cour suprême de son ordre juridictionnel chargé de filtrer les renvois sérieux.

En second lieu, le Tribunal des conflits s'est vu conférer une nouvelle compétence de fond, justifiée, là encore, par un souci d'efficacité.

Jusqu'alors, l'unique hypothèse dans laquelle le Tribunal des conflits dépassait son rôle d'aiguilleur, se présentait lorsqu'il était saisi pour un déni de justice résultant d'une contrariété de jugements. Elle se distingue de celle du conflit négatif, puisqu'elle se présente lorsque deux juridictions administrative et judiciaire, après s'être estimées compétentes, ont rendu au fond deux décisions inconciliables dans leurs dispositions (sur ce, cf. M.-A. Latournerie et J. Arrighi de Casanova, Tribunal des conflits in Rép. cont. adm., Dalloz, 2007, n° 189 s.). Le nouvel article 15 de la loi de 1872 précise que le Tribunal statue au fond et qu'il dispose du pouvoir d'ordonner des mesures d'instruction, inscrivant ainsi dans les textes ce que la jurisprudence avait déjà affirmé.

Désormais, le Tribunal pourra statuer souverainement sur les demandes d'indemnisation pour durée excessive de la procédure, lorsque cette situation découlera de la saisine afférente à un même litige des juridictions des deux ordres et, le cas échéant, du Tribunal des conflits lui-même (loi de 1872, art. 16).

La faculté pour le Tribunal de se muer en juge du fond avait déjà été envisagée en 2008. Face à une affaire dans laquelle les requérants avaient erré devant les juridictions des deux ordres, Mme De Silva, commissaire du Gouvernement, avait souligné qu'il apparaissait indispensable que le recours en indemnisation soit "d'un exercice aussi aisé que possible" et que, partant, il relève d'un juge unique (Concl. sous T. confl., 30 juin 2008, n° 3682 N° Lexbase : A4463D98, RFDA, 2008, p. 1165). Elle avait préconisé que le Tribunal ait l'audace de se reconnaître une nouvelle compétence de fond, mais elle n'avait pas été suivie. Il avait été décidé que "lorsque la durée totale de procédure qu'un justiciable estime excessive résulte d'instances introduites successivement devant les deux ordres de juridiction en raison des difficultés de détermination de la juridiction compétente, que le Tribunal des conflits ait été' amené' à statuer ou non, l'action en réparation du préjudice allégué' doit être portée devant l'ordre de juridiction compétent pour connaître du fond du litige, objet desdites instances ; que la juridiction saisie de la demande d'indemnisation, conformément aux règles de compétence et de procédure propres à l'ordre de juridiction auquel elle appartient, est compétente pour porter une appréciation globale sur la durée de la procédure devant les deux ordres de juridiction et, le cas échéant, devant le Tribunal des conflits".

Cette solution a été transposée au cas où la durée excessive a été provoquée non par la recherche laborieuse de la juridiction compétente mais par l'obligation pour le justiciable et de porter son action à la fois devant la juridiction judiciaire et devant la juridiction administrative en raison de la dualité' de compétences, dictée par le principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires ; l'action en réparation du préjudice allégué doit alors être portée devant l'ordre de juridiction qui s'est prononcé en dernier sur le fond (T. confl., 8 juillet 2013, n° 3904 N° Lexbase : A8356KIC).

Si ces solutions simples étaient de nature à améliorer la vie du justiciable pour la détermination du juge de l'indemnisation compétent, cela n'augurait pas forcément d'un parcours aussi aisé qu'on aurait pu le souhaiter. Lorsqu'il doit se tourner vers le juge administratif, il existe un recours devant le Conseil d'Etat, statuant en premier et dernier ressort (CJA, art. R. 311-1 N° Lexbase : L9065IXZ). Devant le juge judiciaire, en revanche, celui-ci est soumis aux différentes voies de recours. De plus, il faut reconnaître qu'il apparaissait discutable que les règles de fond, applicables au litige, soient différentes selon le juge saisi alors que la situation juridique ne l'impose pas.

Au vu de ces considérations, relevées par le groupe de travail, le législateur a instauré une compétence exclusive du Tribunal pour connaître des actions en indemnisation du préjudice découlant d'une durée totale excessive des procédures afférentes à un même litige et conduites entre les mêmes parties devant les juridictions des deux ordres.

Il est à noter que le justiciable devra se soumettre à la règle de la décision préalable et attaquer devant le Tribunal, dans les deux mois de la décision expresse ou implicite, la décision du ministre de la Justice suscitée (décret n° 2015-233, art. 43).

Tous ces changements sont de nature à permettre que les difficultés liées aux conflits de compétence entre les deux ordres de juridictions administrative et judiciaire soient résolues de manière la plus simple et la plus rapide possible. En atténuant les complications posées par le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, les nouvelles règles applicables au Tribunal des conflits viennent en assurer la pérennité.

II - L'harmonisation et l'accélération du jugement des questions préjudicielles

Le décret du 27 février 2015 vient alimenter le feu de l'actualité dont fait l'objet le mécanisme des questions préjudicielles entre les juridictions administratives et judiciaires.

Bien que n'entrant pas en principe dans le champ de la question du conflit de compétence juridictionnelle, le groupe de travail avait jugé nécessaire de faire quelques préconisations qui ont été suivies par le pouvoir règlementaire. Et celles-ci rejoignent, dans leur esprit, les dernières évolutions dont a fait montre la jurisprudence sur ce sujet.

Rappelons que, sauf lorsqu'il statue au pénal (C. pén., art. 111-5 N° Lexbase : L2064AME), le juge judiciaire se doit de renvoyer les parties devant le juge administratif lorsque la résolution du litige impose d'apprécier la légalité d'un acte administratif, règlementaire ou individuel, ou d'interpréter un acte individuel (T. confl., 16 juin 1923, n° 00732 N° Lexbase : A9729A7H, publié au recueil Lebon, p. 498). A cette fin, il sursoit à statuer dans l'attente de la réponse de son homologue administratif. De l'autre côté, le juge administratif ne peut connaître de certaines questions compte tenu de la matière que, pour des exigences constitutionnelles ou propres à la bonne administration de la Justice, il apparaît nécessaire de faire juger par le juge judiciaire. Il en va ainsi essentiellement en matière de droit de propriété, de nationalité, d'état et de capacité des personnes ou de contrat de droit privé.

Jusqu'à une époque récente, les juges ne pouvaient obtenir une extension de leur compétence qu'en cas d'absence de contestation sérieuse, c'est-à-dire lorsque l'objection opposée en défense n'appelle pas, à l'évidence, la saisine par voie préjudicielle du juge de l'autre ordre juridictionnel.

Depuis l'arrêt "SCEA du Chéneau" (T. confl., 17 octobre 2011, n° 3828 N° Lexbase : A8382HY4), il est désormais possible au juge judiciaire de ne pas renvoyer en faisant application de "la jurisprudence établie" de l'autre ordre (sur cette notion, cf. A. Minet, La jurisprudence établie : les ambiguïté d'une notion, AJDA, 2015, p. 279). La solution a été bilatéralisée par le Conseil d'Etat au profit de son juge (CE, 23 mars 2012, Req. 3828, publié au recueil Lebon). C'est ainsi que le juge judiciaire se voit reconnaître la compétence pour déclarer un acte règlementaire illégal (arrêt "SCEA du Chéneau", préc.) et le juge administratif celle d'annuler un contrat de cautionnement de droit privé (CE, 19 novembre 2013, Req. 352615 N° Lexbase : A0551KQH). Cette extension de compétence puise sa légitimité dans "l'exigence de bonne administration de la justice (et) les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions, en vertu desquels tout justiciable a droit à ce que sa demande soit jugée dans un délai raisonnable" (arrêt "SCEA du Chéneau, préc.).

Comme on a pu l'écrire, -et outre l'hypothèse du renvoi préjudiciel devant la Cour de Justice de l'Union européenne- le juge a quo est dispensé de renvoyer lorsqu'il constate une absence de difficulté sérieuse, qui permet d'écarter la contestation, ou lorsqu'il lui apparaît que la difficulté est "plus que sérieuse", et justifie qu'il accueille la contestation dont la connaissance appartient en principe à l'ordre de juridictions qui n'est pas le sien (J. Lessi, Les questions préjudicielles du juge administratif à l'autorité judiciaire, AJDA 2012, p. 277).

Ce n'est donc que dans cet entre-deux que le nouveau dispositif de la question préjudicielle pourra jouer. Et l'on constate qu'il est empreint du souci d'assurer une procédure à la fois harmonisée et accélérée du traitement des questions préjudicielles en introduisant de nouvelles dispositions dans le code de justice administrative et le code de procédure civile.

De celles-ci il résulte, en premier lieu, que les cheminements procéduraux de la question préjudicielle devant les juges administratif et judiciaire tendent à se rapprocher.

Alors qu'auparavant, les renvois étaient soumis à la procédure propre au juge de l'exception, que ce soit en termes, notamment, de compétence, de délais, de voies de recours, le décret du 27 février 2015, prévoit que le juge saisi statue en premier et dernier ressort. Le degré de l'appel est supprimé. C'est devant le juge de cassation que le recours contre la décision rendue sur la question préjudicielle devra être porté, que la décision attaquée émane du tribunal administratif ou d'un tribunal judiciaire.

Ainsi, le Conseil d'Etat ne statuera plus en qualité de juge d'appel sur les recours contre les jugements des tribunaux administratifs. Mais ce changement n'affecte pas sa compétence en premier et dernier ressort pour juger les recours en appréciation de la légalité et interprétation des actes (ordonnances, décrets, arrêtés ministériels...) dont il connaît du contentieux en premier et dernier ressort (CJA, art. R. 311 -1, 6° N° Lexbase : L8980IXU). Au sein des juridictions administratives, ce sont donc toujours les tribunaux administratifs et le Conseil d'Etat qui sont les juges de la question préjudicielle posée par le juge judiciaire, mais selon des pouvoirs différenciés.

En second lieu, le traitement des questions préjudicielles est notoirement accéléré.

La suppression de l'appel constitue un catalyseur. Devant le juge judiciaire, cela représente l'économie d'une voie de recours. Et devant le juge administratif, la mue du Conseil d'Etat de juge d'appel en juge de cassation lui offrira la possibilité d'évacuer les pourvois dépourvus de sérieux par la voie de la procédure de non-admission.

A cela s'ajoute le pouvoir d'initiative important conféré au juge. Désormais, le juge du principal n'est plus dépendant des parties pour saisir le juge de l'exception (CJA, art. R. 771-2 N° Lexbase : L3234ALD et C. pr. civ., 49 N° Lexbase : L1217H4T). C'est lui qui saisit son homologue en transmettant la question directement au greffe.

Bien plus, Le juge judiciaire, une fois saisi par le juge administratif, doit inviter les parties à constituer avocat dans un délai d'un mois.

Plus généralement, la question préjudicielle est soumise aux procédures d'urgence existant dans le contentieux administratif et la procédure civile. Devant les tribunaux administratifs, l'affaire sera instruite et jugée comme une affaire urgente (CJA, nouvel art. R.771-2-1 N° Lexbase : L0532I89) et devant les tribunaux judiciaires, l'affaire devra être jugée à bref délai (C. pr. civ., nouvel art. 126-15 N° Lexbase : L0535I8C). Cela se traduit par la possibilité pour le juge administratif de clore l'instruction sans mise en demeure ou pour le juge judiciaire de passer outre l'absence de constitution d'avocat.

Ce sont aussi les délais qui sont raccourcis. Que ce soit devant le juge administratif ou le juge judiciaire, le délai de pourvoi est réduit à 15 jours et court à compter de la notification du jugement (CJA, art. R. 712-2 N° Lexbase : L3852IWL et C. pr. civ., 126 -15 N° Lexbase : L0535I8C). Par ailleurs, le mémoire complémentaire annoncé devant le Conseil d'Etat par l'une des parties devra être produit dans un délai d'un mois, et non de trois, comme c'est le cas normalement. Les dispositions du nouvel article R. 611 -23 (N° Lexbase : L0567I8I) ne précisent pas si cette mesure concerne le mémoire complémentaire du pourvoi en cassation -ce que le libellé de l'article du Code de justice administrative semble contre-indiquer- mais la prudence commande de laisser d'autres éprouver le bien-fondé de cette observation...

On le constate, des grands principes aux points de détails, la réforme par la loi du 16 février 2015 et du décret du 27 février 2015 des conflits et des chevauchements de compétence entre les juges administratif et judiciaire contribuera, par le pragmatisme et l'efficacité de ses dispositions, à faire vivre le dualisme juridictionnel tout en en minorant certains inconvénients.

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