Lexbase Social n°546 du 7 novembre 2013 : Licenciement

[Jurisprudence] La motivation de la lettre de licenciement de salariés grévistes : l'art et la manière

Réf. : Cass. soc., 15 octobre 2013, n° 11-18.977, FS-P+B (N° Lexbase : A0970KNA)

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N9242BTH

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Novembre 2013

De très nombreux employeurs font la difficile expérience chaque année de la sévérité du juge en matière de motivation de la lettre de licenciement, et se voient condamnés pour défaut de cause réelle et sérieuse, pour n'avoir pas su, ou pu, satisfaire à cette exigence. C'est pourquoi il est toujours intéressant d'observer la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation lorsque celle-ci valide des motivations considérées comme insuffisantes par les juges du fond. C'est ce que démontre un nouvel arrêt en date du 15 octobre 2013, concernant la motivation de la lettre de licenciement des grévistes d'entreprises en charge de la gestion d'un service public.
Résumé

Si la lettre de licenciement doit énoncer des motifs précis et matériellement vérifiables, tels la participation des salariés à un mouvement de cessation collective de travail illicite, l'employeur est en droit, en cas de contestation, d'invoquer toutes les circonstances de fait qui permettent de justifier ce motif.


I - La lettre de licenciement visant l'ordonnance du juge des référés

Cadre juridique. L'article L. 1232-4 du Code du travail (N° Lexbase : L1079H9T) fait obligation à l'employeur d'énoncer, dans la lettre de licenciement pour motif personnel (1), le ou les motifs invoqués au soutien de sa décision.

On sait que c'est la lettre de licenciement qui fixe le cadre du litige à la fois pour les parties et le juge : l'employeur ne pourra donc pas changer de motif une fois la lettre de licenciement notifiée (2), et le juge ne pourra pas tenter de "sauver" le licenciement en retenant un motif qui n'aurait pas été indiqué dès l'origine (3).

La jurisprudence a précisé, au fil des ans, la portée de cette obligation dans le cadre de solutions qui cherchent à concilier le droit du salarié de connaître les motifs de son licenciement (4), et le droit de l'employeur de se justifier devant le juge de la mesure qu'il a prise. L'employeur doit, ainsi, inscrire dans la lettre de licenciement un motif suffisamment précis pour que le salarié sache exactement pourquoi il est licencié, mais il n'est pas contraint d'y indiquer l'ensemble des faits qui justifient ce motif.

C'est cette jurisprudence qui se trouve ici confirmée dans le cadre particulier du licenciement disciplinaire des grévistes.

Les faits. Deux salariés d'une entreprise de transport public de voyageurs ont été licenciés pour faute lourde à la suite de leur participation à une grève, et après que le juge des référés eut constaté le caractère illicite de celle-ci qui n'avait pas été précédée du préavis légal (5).

Les salariés avaient saisi la juridiction prud'homale pour que soit constatée la nullité de leur licenciement.

Pour faire droit à la demande des salariés, la cour d'appel de Paris avait considéré comme insuffisamment motivée la lettre de licenciement qui faisait référence à la décision du juge des référés constatant l'illicéité de la grève et alors "qu'il n'est invoqué dans cette lettre, aucun autre élément d'illicéité de la grève, autorisant l'employeur à recouvrer son pouvoir disciplinaire habituel, tel que la nature non professionnelle des revendications des grévistes" (6).

La cassation. C'est cet arrêt qui est ici cassé. Après avoir rappelé le principe selon lequel "si la lettre de licenciement doit énoncer des motifs précis et matériellement vérifiables, l'employeur est en droit, en cas de contestation, d'invoquer toutes les circonstances de fait qui permettent de justifier ce motif", la Cour observe que "la lettre de licenciement invoquait la participation des salariés à un mouvement de cessation collective de travail illicite" et qu'il "incombait [à la juridiction d'appel] en conséquence de se prononcer sur les éléments avancés par l'employeur pour en justifier".

La solution nous semble justifiée.

II - Une solution équilibrée

Contexte jurisprudentiel. Cette solution s'inscrit dans une jurisprudence déjà bien établie, et rappelle l'articulation du fait et du droit lorsque le juge est saisi du différend qui oppose les parties à la suite d'un licenciement.

Dès l'origine de la procédure, l'employeur doit faire un choix quant au type de motif retenu (personnel ou économique) et indiquer plus précisément, dans la lettre de licenciement, de quel type de motif personnel ou économique il s'agit. S'il licencie le salarié pour motif économique, il devra indiquer à la fois si l'emploi du salarié a été supprimé, transformé ou si le salarié a refusé la modification d'un élément essentiel de son contrat de travail, mais également la cause économique de l'un de ces événements (difficultés économiques, mutations technologiques, restructuration pour assurer la sauvegarde de l'entreprise, ou cessation d'activité). Il appartiendra alors au juge de déterminer si cette double motivation justifie le licenciement, au regard de la notion de cause réelle et sérieuse, et l'employeur pourra alors produire dans le cadre du débat contradictoire tous les éléments de fait (notamment comptables) qui étayent ses allégations.

S'il licencie pour motif personnel, l'employeur devra indiquer de quel type de motif personnel il s'agit : inaptitude au poste de travail et impossibilité de reclassement le salarié, faute (en indiquant s'il s'agit d'une faute grave ou lourde (7)), insuffisance professionnelle (8), etc..

Motivation de la lettre de licenciement et motif disciplinaire. L'employeur doit, s'il licencie le salarié pour motif disciplinaire, se montrer un peu plus précis encore et viser, par exemple, des "indélicatesses", ce qui s'avérera suffisant (9), et ce même si les faits visés ne sont pas datés (10).

C'est dans ce cadre que s'engagera le débat devant le juge, et l'employeur pourra, alors, étayer ses allégations en rapportant les éléments de fait au soutien du ou des motifs invoqués.

Le juge devra alors procéder à un double contrôle et déterminer si la qualification des faits visés est juste, par exemple si tel fait est susceptible d'être qualifié de faute disciplinaire (11), et si ces faits sont suffisamment graves pour établir l'existence de la faute sérieuse, grave ou lourde, selon la qualification retenue par l'employeur.

La Cour de cassation ne demande donc pas à l'employeur de détailler les faits sur lesquels il s'appuie dès la lettre de licenciement, même si celui-ci aura tendance à le faire, notamment en cas de procédure disciplinaire où l'application concomitante des deux procédures lui impose (12). C'est ainsi qu'a été considéré comme suffisamment motivée, la lettre de licenciement visant un comportement "général" brutal, agressif et perturbant à l'égard de son entourage, ayant généré une plainte pour humiliation et insulte d'un salarié et une prise d'ascendant "inadmissible" sur la personne de l'employeur (13).

A également été considéré comme suffisamment motivé la lettre visant les "retards fréquents et la perturbation qu'ils engendrent à la bonne marche de l'entreprise et à l'organisation de ses équipes [...] d'une manière générale", et le fait que le salarié ne prend "pas suffisamment en compte les consignes qui [...] sont communiquées que ce soit au niveau du rangement du matériel ou de la discipline en général" (14).

Intérêt de la décision. Cette décision confirme également que la motivation peut être suffisante lorsque l'employeur fait référence à un jugement antérieur relatif aux faits pertinents (15), ce qui est logique puisque le salarié est alors censé être informé des faits qui fondent le licenciement.

Dans cette affaire, il s'agissait de l'ordonnance du juge des référés considérant la grève comme illicite, en raison du non-respect du préavis (16). Dans d'autres, il pourra s'agir de la décision de l'autorité administrative compétente (en l'occurrence le président du Conseil général) retirant à une assistance maternelle son agrément (17).


(1) Un texte identique existe en matière économique : article L. 1232-6 du Code du travail (N° Lexbase : L1084H9Z).
(2) Il peut invoquer plusieurs motifs pour motif personnel (mais pas un motif pour motif personnel et un motif pour motif économique, en raison de leur caractère inconciliable), ce qui permettra au juge de "sauver" le licenciement dès lors que l'un d'entre eux est de nature à justifier la mesure.
(3) Le juge pourra, toutefois, écarter le motif inscrit dans la lettre dès lors que le véritable motif du licenciement est ailleurs.
(4) Droit d'ailleurs consacré par la Convention n° 158 de l'OIT de 1982 (art. 4).
(5) Sur la faute lourde des grévistes qui se sont mis en grève alors que le syndicat ayant déposé le préavis n'avait pas respecté ses obligations de négociation : Cass. soc., 30 janvier 2013, n° 11-23.791, FS-P+B (N° Lexbase : A6359I4B) ; v. nos obs., Première application par la Cour de cassation de la loi du 21 août 2007, sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs, Lexbase Hebdo n° 516 du 14 février 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5731BTG).
(6) CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 19 mai 2011, n° S 10/08197 (N° Lexbase : A1999HST).
(7) Le juge ne peut pas aggraver la sanction disciplinaire : Cass. soc., 26 juin 2013, n° 11-27.413, FS-P+B (N° Lexbase : A3190KIY) : "le juge ne peut aggraver la qualification de la faute retenue par l'employeur dans la lettre de licenciement".
(8) Cass. soc., 23 mai 2013, n° 12-12.914, F-D (N° Lexbase : A9175KD8) : est caractérisée l'insuffisance professionnelle lorsque la lettre de licenciement vise une somme d'éléments objectifs caractérisant une insuffisance professionnelle reposant sur une absence de maîtrise des coûts et une gestion défaillante, une gestion irrationnelle et coûteuse du dossier informatique, des carences dans la gestion du personnel (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E9124ESQ).
(9) Cass. soc., 3 mai 1995, n° 93-46.012, publié (N° Lexbase : A4047AA7) : "alors que la lettre de licenciement qui reproche à un salarié d'avoir commis des indélicatesses énonce un motif précis, et qu'il appartient au juge du fond de vérifier la réalité et le sérieux des faits sur lesquels il se fonde".
(10) Cass. soc., 15 octobre 2002, n° 00-44.954, inédit (N° Lexbase : A2548A3R).
(11) Cass. soc., 30 juin 1993, n° 91-44.824 (N° Lexbase : A3867AAH) : "mais attendu, d'abord, que s'agissant d'un licenciement prononcé à titre disciplinaire, si la lettre de licenciement fixe les limites du débat en ce qui concerne les griefs articulés à l'encontre du salarié et les conséquences que l'employeur entend en tirer quant aux modalités de rupture, il appartient au juge de qualifier les faits invoqués ; qu'en présence d'une lettre de licenciement, articulant des faits précis, décrits comme constituant un abus du droit de grève, et prononçant une rupture immédiate du contrat de travail, c'est à bon droit que la cour d'appel a recherché si les faits, abstraction faite de la qualification juridique que l'employeur leur avait donnée et qui était surabondante, constituaient une faute lourde, seule susceptible de justifier le licenciement de salariés grévistes" ; Cass. soc., 22 février 2005, n° 03-41.474, F-P+B (N° Lexbase : A8787DGK) ; Cass. soc., 22 octobre 2008, n° 07-41.792, publié (N° Lexbase : A9488EAN).
(12) C. trav., art. L. 1332-1 (N° Lexbase : L1862H9T).
(13) Cass. soc., 30 mars 2011, n° 09-71.412, FS-P+B (N° Lexbase : A3939HMT).
(14) Cass. soc., 22 septembre 2010, n° 09-40.603, F-D (N° Lexbase : A2292GA7).
(15) Si la décision visée établit l'innocence du salarié, il va de soi que le licenciement ne sera pas justifié. Cass. soc., 8 décembre 2010, n° 09-65.135, F-D (N° Lexbase : A9113GMH) : c'est à bon droit qu'une cour d'appel a décidé que la décision du juge pénal, relaxant une salariée pour un abus de confiance à la suite du détournement d'une partie de la recette, s'imposait à elle et ayant constaté que la lettre de licenciement invoquait, seulement, à l'encontre de la salariée, ce détournement, a pu dire que le licenciement était sans cause réelle et sérieuse.
(16) Cette jurisprudence a d'ailleurs été appliquée aux obligations contemporaines, notamment dans le secteur du transport : Cass. soc., 30 janvier 2013, n° 11-23.791, FS-P+B, préc. ; v. nos obs., Première application par la Cour de cassation de la loi du 21 août 2007, sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs, Lexbase Hebdo n° 516 du 14 février 2013 - édition sociale, préc..
(17) Cass. soc., 23 mai 2013, n° 12-10.062, F-D (N° Lexbase : A9209KDG). La Haute juridiction a, en revanche, considérée comme insuffisante la référence à la décision prise par le diocèse de retirer l'agrément accordé à un directeur d'établissement, l'employeur devant également viser, dans la lettre de licenciement, les faits à l'origine de cet agrément, ce qui est logique puisque cette décision de retrait d'agrément n'est susceptible d'aucun recours juridictionnel. Cass. soc., 12 janvier 2011, n° 09-41.904, FS-P+B (N° Lexbase : A9679GP8) : "des dispositions contractuelles, conventionnelles ou statutaires ne peuvent ni dispenser l'employeur d'énoncer les motifs du licenciement dans la lettre de licenciement ni priver le juge de l'appréciation de la cause réelle et sérieuse du licenciement".

Décision

Cass. soc., 15 octobre 2013, n° 11-18.977, FS-P+B (N° Lexbase : A0970KNA)

Cassation : CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 19 mai 2011, n° S 10/08197 (N° Lexbase : A1999HST)

Texte visé : C. trav., art. L. 1232-6 (N° Lexbase : L1084H9Z), L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N), L. 2512-2 (N° Lexbase : L0240H9R)et L. 2512-3 (N° Lexbase : L0241H9S)

Mots-clés: grève, licenciement, lettre de licenciement, motivation

Liens base : (N° Lexbase : E9093ESL)

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