Lexbase Social n°546 du 7 novembre 2013 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Travail en prison : la fin du débat ?

Réf. : T. confl. 14 octobre 2013, n°3918 (N° Lexbase : A1334KNQ)

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N9216BTI

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

le 07 Novembre 2013

Nouvelle étape dans le débat sur les relations de travail des détenus, la position du Tribunal des conflits était fort attendue. Sans grande surprise, sa position n'étonne guère mais, surtout, ne modifie pas les termes de la discussion. En effet, par un arrêt rendu le 14 octobre 2013, le Tribunal des conflits considère que le travailleur détenu et l'entreprise concessionnaire de travail pénitentiaire sont engagés dans une relation de droit public si bien que les litiges pouvant naître de cette relation sont justiciables devant le juge administratif. Décision après décision, les espoirs d'une amélioration du statut des travailleurs détenus s'étiolent.
Résumé

Eu égard tant à la nature particulière de la relation de travail, qui se rattache à l'accomplissement de la mission de service public de l'administration pénitentiaire, qu'à ses modalités de mise en oeuvre, soumises au régime pénitentiaire du détenu et aux nécessités du bon fonctionnement de l'établissement qui influent sur les conditions d'emploi et de rémunération, le détenu ainsi employé se trouve, à l'égard de la société concessionnaire, même de droit privé, dans une relation de droit public.


I - Retour sur les débats autour du travail pénitentiaire

  • Les différentes questions posées au régime du travail des détenus

Il y a un peu moins d'un an, le conseil de prud'hommes de Paris rendait un jugement très remarqué tant la solution apportée détonait avec les règles habituellement applicables au travail des détenus (1) : les dispositions de l'article 717-3 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9399IET) applicables en la matière devraient être écartées car contraires aux articles 4 (N° Lexbase : L4775AQW) et 14 (N° Lexbase : L4747AQU) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, au protocole additionnel n°12 à cette même convention, aux articles 6, 7 et 9 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (N° Lexbase : L6817BHX) et à la Convention n° 29 de l'Organisation internationale du travail. Le conseil de prud'hommes considérait, assez classiquement de ce point de vue, qu'à la condition qu'il existe un lien de subordination entre le travailleur et le donneur d'ordre, leur relation devait être requalifiée en contrat de travail, quand bien même le travailleur était un détenu.

Quelques semaines plus tard, la Chambre sociale de la Cour de cassation était appelée à se prononcer sur la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité dont elle était saisie par le conseil de prud'hommes de Metz (2). En jugeant que la question présentait un caractère sérieux et en acceptant de la transmettre au Conseil constitutionnel, la Chambre sociale donnait le sentiment de ne pas être opposée à une éviction des règles du Code de procédure pénale ou, à tout le moins, de ne pas d'emblée considérer que ces dispositions étaient conformes aux règles constitutionnelles.

Le Conseil d'Etat, de son côté, renvoyait au Tribunal des conflits la question de la compétence du juge judiciaire ou du juge administratif s'agissant des litiges relatifs à la rémunération des détenus, question à laquelle le Tribunal ne pouvait répondre qu'en se prononçant sur l'existence ou non d'un contrat de travail et qui fait l'objet de la décision ici commentée (3).

  • Travail en prison : le temps des réponses

Ces premiers signaux laissaient entrevoir l'hypothèse d'un grand débat au sein des plus Hautes juridictions françaises sur le travail en détention et, surtout, sur la viabilité des dispositions du Code de procédure pénale au regard des exigences constitutionnelles et des engagements internationaux de la France.

Une première réponse parvint assez rapidement du Palais-Royal : "en écartant les détenus du bénéfice des droits dont le bénéfice est attaché à la qualification de contrat de travail, le législateur n'a porté atteinte à aucun droit ni aucune liberté que la Constitution garantit" (4). Sauf à engager de nouvelles procédures contre des dispositions qui n'étaient pas visées par la QPC (5), la constitutionnalité de l'évincement de qualification de contrat de travail est désormais acquise (6).

L'analyse de la conformité de ces dispositions aux engagements internationaux de la France reste en suspens et il faudra attendre que la chambre sociale de la Cour de cassation statue sur le pourvoi éventuellement formé contre le jugement du conseil de prud'hommes de Paris.

La décision du Tribunal des conflits, enfin, était elle aussi très attendue.

  • Quel ordre de juridiction compétent ?

Une procédure avait été engagée par un détenu auprès du ministre de la Justice, auquel il demandait que lui soit servie une majoration des rémunérations reversées par l'administration pénitentiaire (7). Plus précisément, le travailleur soutenait que des cadences de travail excessives lui avaient été imposées lesquelles ne permettaient pas d'atteindre le seuil minimal de rémunération.

La décision de refus du ministre fut soumise au tribunal administratif de Paris qui, le 10 février 2011, rejeta la demande d'annulation de la décision ministérielle et refusa, par la même occasion, d'engager la responsabilité solidaire de l'Etat et de la société "concessionnaire de main-d'oeuvre pénale" en raison du préjudice résultant de l'insuffisance des rémunérations. Le détenu forma pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat (8) qui sursit à statuer et renvoya l'affaire devant le Tribunal des conflits, principalement en raison de la demande de condamnation solidaire de l'Etat et de l'entreprise privée donneur d'ordre qui posait "une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse".

Appelé à former des observations, le ministre de la Justice demandait que la juridiction administrative soit déclarée compétente, le travail en détention étant soumis un régime légal et réglementaire exorbitant du droit commun et relevant, de la sorte, du service public administratif de l'administration pénitentiaire.

Par un arrêt rendu le 14 octobre 2013, le Tribunal des conflits statue en faveur de la compétence de l'ordre administratif. Il juge, en effet, que l'activité de travail du détenu "ne fait pas l'objet d'un contrat de travail et qui s'inscrit dans l'exécution de la peine privative de liberté" et "procède de la préparation à la réinsertion du condamné". Les juges poursuivent en décidant qu'"eu égard tant à la nature particulière de la relation de travail, qui se rattache à l'accomplissement de la mission de service public de l'administration pénitentiaire, qu'à ses modalités de mise en oeuvre, soumises au régime pénitentiaire du détenu et aux nécessités du bon fonctionnement de l'établissement qui influent sur les conditions d'emploi et de rémunération, le détenu ainsi employé se trouve, à l'égard de la société concessionnaire, même de droit privé, dans une relation de droit public".

II - La compétence du juge administratif dans la relation entre le travailleur et son employeur

La position du Tribunal des conflits sur cette question était attendue et, si elle ne surprend guère quant à son résultat, est décevante quant à son argumentation et pourraient mettre fin aux débats judiciaires engagés sur cette question.

  • La compétence attendue du juge administratif

La solution, en elle-même, ne surprend pas. En effet, l'article 717-3 du Code de procédure pénale est très clair et exclut l'application du droit commun du travail aux détenus. Il ne peut donc y avoir contrat de travail entre l'entreprise concessionnaire et le travailleur détenu. Certainement, la disposition de l'article 717-3 du Code de procédure pénale peut être contestée, comme cela fut le cas devant le Conseil constitutionnel, comme cela sera aurait pu être le cas devant la Cour de cassation au nom des engagements internationaux de la France. Cependant, faute que de tels arguments soient présentés au Tribunal des conflits, il ne lui appartenait pas, sauf audace exceptionnelle, de procéder à un contrôle de conventionalité.

Le travail des détenus n'est qu'une modalité de la réalisation de la mission de service public des établissements pénitentiaires, de leur objectif de réinsertion des détenus et, par conséquent, ne peut être justiciable que devant les juridictions administratives. Rien d'étonnant, donc, dans cette solution si ce n'est que l'argumentation produite est sujette à plusieurs commentaires.

  • Le rattachement contestable à la mission de service public de l'administration pénitentiaire

La compétence judiciaire est écartée par deux voies, d'abord en déniant l'existence d'un contrat de travail, ensuite en caractérisant l'existence d'une mission de service public à laquelle se rattache l'action de l'entreprise concessionnaire.

Le premier argument est superflu. Si, nous l'avons vu, l'existence d'un contrat de travail peut légitimement être écartée, d'autres relations de droit privé pouvaient se nouer entre le travailleur et l'entreprise concessionnaire. Quand bien même aucun contrat ne pourrait être identifié, une action en responsabilité civile extra-contractuelle pouvait justifier la demande de dommages et intérêts réparant le préjudice subi à condition qu'une faute de l'entreprise concessionnaire soit démontrée. Ces autres relations de droit privé potentielles ne sont pas explicitement écartées, si bien que la précision apportée par le Tribunal s'apparente davantage à une prise de position qu'à un argument nécessaire à la solution. La référence à l'absence de contrat de travail est, en outre, superflue tant le second argument avancé par le Tribunal exclue toute appréciation de l'existence d'une relation de droit privé.

Quant à l'existence d'une mission de service public, ce n'est pas la première fois que le Tribunal des conflits qualifie une relation entre personnes privées de relation de droit public. Si le critère organique qui permet habituellement de qualifier ou de rejeter la qualification de contrat administratif est écarté, c'est en raison de l'existence d'une mission de service public qui, à l'occasion, peut aboutir à la l'identification de relations de droit public entre personnes privées (10). Le critère est pourtant habituellement plus strictement entendu puisque, dans ces cas, la personne privée est bien chargée, par substitution (11) ou par représentation (12) d'une personne publique, d'une mission de service public.

L'idée de substitution de l'entreprise concessionnaire à l'administration pénitentiaire n'est pas véritablement évoquée par la décision qui juge, seulement, que la relation "se rattache à l'accomplissement de la mission de service public de l'administration pénitentiaire". Il aurait pu éventuellement prospérer puisque, d'une certaine manière, l'entreprise concessionnaire peut être considérée comme se substituant à l'administration pénitentiaire qui ne peut, seule, exercer sa mission de réinsertion des détenus en leur fournissant une activité professionnelle. Pour autant, cet argument prête le flanc à la critique, cela pour au moins deux raisons. D'abord parce que d'autres relations pourraient alors, à ce titre, être considérées comme des relations de droit public. Tel est le cas par exemple des contrats conclus par les détenus lorsqu'ils "cantinent", c'est-à-dire qu'ils achètent des denrées en complément de ce qui leur est fourni par l'administration pénitentiaire. L'administration sert, là encore, d'intermédiaire entre le vendeur extérieur à l'établissement et le détenu. Faut-il dès lors considérer que le contrat de vente conclu est un contrat de droit public ? Ensuite parce que les concessionnaires de travail pénitentiaire ne sont pas des entreprises à but non lucratif et que leur objectif n'est pas seulement la réinsertion des détenus mais, surtout, l'utilisation d'une main-d'oeuvre docile et bon marché, sans syndicat ni droit de grève.

  • Travail des détenus : vers le statu quo ?

Le Tribunal des conflits n'était donc pas, en définitive, un terrain d'élection pour le débat sur la qualification de contrat de travail des relations entretenues par les détenus avec les entreprises concessionnaires de travail pénitentiaire. Malgré tout, la solution rendue éloigne un peu plus encore l'hypothèse d'une qualification de contrat de travail.

On peut, en effet, se demander s'il demeure une marge de manoeuvre à la Chambre sociale de la Cour de cassation lorsqu'elle sera saisie de pourvois formés contre des décisions acceptant ou refusant la qualification de contrat de travail entre travailleurs détenus et entreprises concessionnaires. Sauf à résister à l'autorité du Tribunal des conflits, le juge judiciaire devra en principe à l'avenir décliner sa compétence et renvoyer les parties devant le juge administratif. Il est donc envisageable que, sur le plan judiciaire, la décision du Tribunal des conflits mette en réalité fin au débat, seul le juge administratif pouvant encore apprécier la conformité du régime tiré du code de procédure pénale aux engagements internationaux de la France.

Le débat aurait pu rebondir sur le plan politique. Cependant, le refus du Conseil constitutionnel d'analyser si les dispositions du code de procédure pénale sont attentatoires à différents droits sociaux fondamentaux et, surtout, la position très claire du Garde des Sceaux en faveur du statu quo laissent craindre que, pas davantage que l'action judiciaire, l'action politique ne soit enclin à restreindre la véritable exploitation dont sont l'objet les travailleurs en prison.


(1) CPH Paris, 8 février 2013, n° 11/15185 (N° Lexbase : A0400I9P) et nos obs., Travail des détenus : vers l'application du droit commun du travail ?, Lexbase Hebdo n° 520 du 21 mars 2013 édition sociale (N° Lexbase : N6255BTT) ; CSBP, 2013, n° 251, p. 111, obs. G. Loiseau ; Dr. Pén., 2013, p. 43, obs. A. Maron et M. Haas.
(2) Cass. soc., 20 mars, n° 12-40.104, FS-P+B (N° Lexbase : A9043KA8) et n° 12-40.105, FS-P+B (N° Lexbase : A9046KAB) et les obs. de Ch. Radé, L'application du Code du travail aux détenus en questions, Lexbase Hebdo n° 522 du 4 avril 2013 édition sociale (N° Lexbase : N6456BTB). Ph. Auvergnon, Droit du travail et prison : le changement maintenant , RDT, 2013, p. 309.
(3) CE 1° et 6° s-s-r., 5 avril 2013, n° 349683, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6572KBZ).
(4) Cons. const., décision n° 2013-320/321 QPC du 14 juin 2013 (N° Lexbase : A4732KGD) et les obs. de Ch. Radé, Travail carcéral et statut des maîtres contractuels de l'enseignement privé : les rendez-vous manqués, Lexbase Hebdo n° 533 du 27 juin 2013 édition sociale (N° Lexbase : N7709BTP) ; RDT, 2013, p. 565, obs. C. Wolmark ; RDSS, 2013, p. 639, note S. Brimo.
(5) V. C. Wolmark, préc. A moins que la Chambre sociale entende faire de la résistance, il est peu probable qu'elle transmette d'autres questions prioritaires de constitutionnalité sur ce thème au Conseil constitutionnel, quand bien même d'autres dispositions seraient visées. D'abord parce que le sérieux des futures questions pourra être discuté, ensuite parce qu'elle disposera d'autres armes si d'aventure elle souhaitait remettre en cause les règles applicables au travail des détenus.
(6) Les observateurs ont, cependant, fait remarquer que le Conseil constitutionnel aurait pu -dû ?- analyser la conformité du régime applicable aux travailleurs détenus aux droits sociaux fondamentaux protégés par le bloc de constitutionnalité.
(7) La rémunération des détenus à des taux inférieurs à ceux établis par le procédure pénale est fréquente comme le relevait un rapport du contrôleur général des lieux de détention en 2011 et l'illustrait une affaire jugée par le tribunal administratif de Limoges le 22 août dernier (TA Limoges, 22 août 2013, n° 1301113 N° Lexbase : A3115KKL, et nos obs., Travail des détenus : le calme entre deux tempêtes ?, Lexbase Hebdo n° 540 du 19 septembre 2013 édition sociale N° Lexbase : N8527BTY).
(8) CE 1° et 6° s-s-r., 5 avril 2013, préc..
(9) Le Tribunal des conflits ne procède au contrôle de conventionnalité des lois, à la demande d'une des parties, que depuis 2010, v. T. confl., 13 décembre 2010, n° 3800 (N° Lexbase : A4565GPR).
(10) T. confl., 8 juill. 1963, Rec. CE, 1963 ; CE, sect., 18 juin 1976, Culard , Rec. CE, 1976, p. 319 ; AJDA 1976, p. 579, note M. Durupty.
(11) T. confl., 8 juill. 1963, préc.
(12) T. confl., 9 juillet 2012, n° 3834 (N° Lexbase : A8451IQ3).

Décision

T. confl. 14 octobre 2013, n°3918 (N° Lexbase : A1334KNQ).

Conflit sur renvoi du Conseil d'Etat, CE 1° et 6° s-s-r., 5 avril 2013, n° 349683, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6572KBZ).

Textes visés : loi des 16-24 août 1790, décret du 16 fructidor an III, loi du 24 mai 1872, 26 octobre 1849, C. proc. pén., art. 717-3 (N° Lexbase : L9399IET) et D. 102 (N° Lexbase : L6379HZB).

Mots-clés : Travail des détenus, Compétence juridictionnelle.

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