La lettre juridique n°484 du 10 mai 2012

La lettre juridique - Édition n°484

Éditorial

Petit décret entre amis : l'urgence à deux vitesses

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N1727BT7

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Réunion de crise au sein de tous les conseils de l'Ordre des barreaux de France et d'Outre-mer : les élections législatives approchent, et les plaques et panneaux sérigraphiés "Pôle emploi" peinent à arriver en masse, alors que le décret du 3 avril 2012, instituant une "passerelle" en faveur des "personnes justifiant de huit ans au moins d'exercice de responsabilités publiques les faisant directement participer à l'élaboration de la loi", est désormais entré en vigueur, d'autant que, par ordonnance du 26 avril 2012, le Conseil d'Etat vient d'en rejeter la suspension.

C'est que, désormais, il faut choisir entre PVC, extrudés ou alvéolaires, polyéthylènes et autres polypros ; il faut former les personnels des Ordres à l'accueil de ces nouveaux inscrits aux tableaux, pour donner du "Monsieur ou Madame le député sortant" ; il faut organiser des sessions de rattrapage pour la formation déontologique de ces nouveaux entrants dans la profession, comme on préparerait des leçons sur le Code de la route pour des personnes "autorisées à conduire sans permis". Tout juste concéderons nous qu'il n'y a pas d'examen à organiser, donc moins de tracas ; mais, c'est justement là où le bât blesse. On eut aimé que les us fussent justement respectés. Puisque les Hautes autorités politiques n'ont pas laissé le choix aux Hautes autorités professionnelles d'incorporer dans leurs rangs ces nouveaux venus errant, pour la majorité d'entre eux, entre le Palais Bourbon et l'Île de la Cité, il reste donc aux avocats la manière de les accueillir.

Et puis, il y a le site internet de chaque Ordre qu'il faut mettre à jour ; il faut incorporer ces nouveaux avocats dans les agendas, avec comme spécialisation "a participé à l'élaboration de la loi". La mention est utile : qui de mieux pour défendre un justiciable que celui qui a élaboré la loi dont il conteste l'application, voire la constitutionnalité. Il sera intéressant de voir tel ou tel ténor politique, devenu ténor des prétoires, démontrer l'inconstitutionnalité d'une loi qu'il aura lui-même votée... pas plus que le fait de voir un ancien Président siéger rue de Montpensier, pour juger de la régularité d'une loi dont il aura été l'instigateur, nous diriez-vous -étend entendu qu'un membre du Conseil doit se déporter lorsqu'est présentée à la question une loi au vote de laquelle il a participé-.

Bref, il y a urgence à organiser les préparatifs d'accueil des nouveaux membres de la profession, comme il y avait urgence à publier le décret du 3 avril 2012, malgré les réticences du Conseil national des barreaux et du barreau de Paris ; un décret jugé "cotonneux" par le Président Charrière-Bournazel, et alors que le conseil de l'Ordre de Paris, premier barreau intéressé par cette nouvelle "passerelle", déplorait, dans une motion du 20 mars 2012, l'imprécision du texte concernant la définition des personnes susceptibles de bénéficier d'un tel accès dérogatoire. L'exercice par toute personne, même pendant huit années, de "responsabilités publiques la faisant directement participer à l'élaboration de la loi", ne garantit pas l'effectivité d'une pratique professionnelle juridique et la connaissance de la déontologie et des règles professionnelles indispensables à l'exercice de la profession d'avocat. Il y a une contradiction évidente entre élaborer une loi, sécuritaire ou relative au droit des étrangers, pour ne parler que des plus épineuses, et défendre par la suite, avec un dévouement et un entrain certains, les justiciables confrontés à la rigueur du texte. Heureusement que les avocats ne s'arrêtent pas à l'adage "dura lex sed lex", pour défendre leurs clients, sinon la profession serait composée d'exégètes de tout poil, dont la seul vertu serait de savoir réciter un code.

A lire Boris Vian, "il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. Ou démontée s'il est urgent qu'on en répare la serrure". Mais, selon le Haut conseil, dont le Président est l'actuel Premier ministre, il n'y a pas d'urgence à suspendre le décret litigieux, car le texte ne porte pas "une atteinte grave et immédiate aux intérêts de la profession d'avocat dans son ensemble". Il n'est point d'usage que les politiques commentent une décision de justice, mais encore est-il heureux que les justiciables puissent commenter une décision politique. Et, si le Conseil d'Etat argumente, comme il se doit, pour dénier au référé suspension tout fondement, en attendant un contrôle pour excès de pouvoir statuant sur la légalité du décret dans les longs mois prochains, chacun sait que cette nouvelle passerelle aura plein effet en juin 2012 et non au moment probable où le décret sera examiné par les sages du Palais-Royal. Les candidats à la profession d'avocat auront sans doute tous prêté serment, d'ici là, et il ne sera, dès lors, ni possible, ni souhaitable de leur retirer leur robe et leur titre. Le mal sera fait et la nullité de la passerelle n'y fera rien : on ne reprend pas un serment donné, comme celui de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1971. On pensait, avec Jankélévitch, que "l'urgent, c'est le pressant avenir immédiat, le futur en train de se faire au présent". Alors, si l'atteinte n'est pas d'une gravité telle qu'elle nécessite l'intervention du Conseil d'Etat, l'urgence semble pourtant évidente et caractérisée. Encore que la "gravité" ne réside-t-elle pas tant dans le nouvel accès dérogatoire visant à grossir les rangs de la profession d'avocat, eu égard aux autres modalités consenties depuis 40 ans, que dans la méthode imposée par la Chancellerie, contraignant une profession à accepter en son sein, sans mot dire ou presque, une catégorie de personnes qui ne sont pas des anonymes... En clair, il n'y a rien d'anodin à accepter que des hommes politiques puissent devenir avocats, sans autre préalable que leur qualité passé, toute compétence juridique éventuelle mise à part. Cela fait longtemps que les anciennes personnalités politiques intègrent les rangs de la profession, mais le cursus était peu ou prou le même pour tous les candidats à la passerelle et la faculté d'appréciation des Ordres était jusque là préservée. Les voici désormais certains de se tenir sous le parapluie de la profession (secret professionnel, secret des correspondances), tout en espérant éviter les conflits d'intérêts, en attendant des jours électoraux meilleurs...

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Avocats/Responsabilité

[Chronique] Chronique de responsabilité professionnelle de l'avocat - Mai 2012

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N1749BTX

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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)

Le 10 Mai 2012

Lexbase Hebdo - édition professions vous propose, cette semaine, de retrouver la Chronique de responsabilité professionnelle de l'avocat réalisée par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI). En premier lieu, l'auteur s'est arrêté sur une décision de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 22 mars 2012, aux termes de laquelle la Haute juridiction revient sur la mise en jeu de la responsabilité de l'avocat au regard du renouvellement de l'inscription d'une hypothèque provisoire (Cass. civ. 1, 22 mars 2012, n° 11-11.081, F-P+B+I). En second lieu, l'auteur a choisi un arrêt rendu par la même formation le 5 avril 2012, qui sanctionne le manquement à l'obligation d'information relative au délai pour former opposition sur le prix de cession entre les mains de l'avocat constitué séquestre (Cass. civ. 1, 5 avril 2012, n° 11-14.087, F-D).
  • Conditions du renouvellement de l'inscription d'une hypothèque provisoire (Cass. civ. 1, 22 mars 2012, n° 11-11.081, F-P+B+I N° Lexbase : A4241IG8 ; cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E7480ET9)

Il est certain que l'avocat commet une faute en cas de manquement à l'une quelconque des obligations découlant du mandat qui le lie à son client (1) : chargé de représenter son client en justice, il agit, en effet, au nom de ce dernier en vertu, en principe, d'un mandat ad litem, c'est-à-dire d'un mandat général, en ce sens qu'il oblige l'avocat, dans le cadre de l'activité judiciaire, à accomplir tous les actes et formalités nécessaires à la régularité de forme et de fond de la procédure, étant entendu que la détermination de la responsabilité de l'avocat suppose d'apprécier l'étendue du mandat qui lui a été confié (2). Par suite, il ne fait aucun doute que l'avocat, chargé du recouvrement de la créance de son client, qui s'abstient de déclarer la créance au passif de la procédure collective du débiteur, commet une faute (3) : l'avocat doit s'assurer de l'existence et de la permanence de la créance principale de son client, si bien qu'en s'en abstenant, et manquant ainsi à son obligation d'accomplir, dans le respect des règles déontologiques, toutes les diligences utiles à la défense des intérêts de son client (4), il commet une faute dont il doit répondre des conséquences dommageables (5). Dans le même ordre d'idées, l'avocat commet une faute en faisant perdre à son client l'existence d'une sûreté garantissant sa créance, notamment, en ne procédant pas au renouvellement d'une inscription hypothécaire (6). Encore faut-il remarquer que le renouvellement d'une inscription hypothécaire n'est pas toujours constitutif d'une faute. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 22 mars 2012, à paraître au Bulletin, mérite, sous cet aspect, d'être ici signalé.

En l'espèce, par jugement définitif, un individu avait été condamné pénalement pour diverses escroqueries commises au préjudice de deux associations, lesquelles avaient chargé leur avocat de procéder au recouvrement des sommes qui leur avaient été allouées à titre de dommages-intérêts. En exécution de son mandat, l'avocat avait fait inscrire deux hypothèques provisoires, dont l'une, venant à expiration le 31 mars 2002, n'avait pas été renouvelée, le bien concerné ayant été vendu par acte du 14 janvier. C'est dans ce contexte que les deux associations ont entendu engager une action en responsabilité contre leur avocat. La cour d'appel de Paris, pour condamner l'avocat à réparation, a retenu que si le bien affecté à la garantie de la créance a été vendu et le prix consigné avant l'expiration de l'inscription provisoire litigieuse, l'acte du 14 janvier 2002 subordonnait la distribution de la somme correspondante aux créanciers hypothécaires à l'obtention d'une inscription définitive à l'issue de la procédure engagée à cette fin par les associations et toujours pendante, en sorte qu'en s'abstenant, en l'absence d'inscription définitive, de procéder au renouvellement de l'inscription provisoire avant le 31 mars 2002, l'avocat avait, par sa faute, privé les associations du bénéfice de la sûreté garantissant leur créance. Cette décision est cassée, sous le visa de l'article 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT), ensemble l'article 2154-1 (devenu l'article 2435 N° Lexbase : L1211HIP), troisième alinéa, du même code : la Haute juridiction décide en effet "qu'en statuant ainsi, alors que dans le cas où l'inscription provisoire a produit son effet légal, son renouvellement n'est pas nécessaire lorsque le prix a été consigné, la cour d'appel a, par refus d'application, violé le texte susvisé".

On savait déjà que, dans certaines hypothèses, le renouvellement d'une inscription hypothécaire n'était pas toujours fautif, si bien que la responsabilité de l'avocat ne méritait pas d'être systématiquement engagée. Evidemment, en premier lieu, il en va ainsi lorsque l'avocat n'avait pas été chargé de procéder à l'inscription hypothécaire, autrement dit que l'accomplissement de cette formalité n'entrait pas dans le champ de son mandat. Tel était d'ailleurs le cas dans l'affaire ayant donné lieu à un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 17 juin 2010 que nous avions, ici même, commenté (7). On se souvient en effet que, dans cette affaire, la responsabilité d'un avocat était recherchée par son client qui lui reprochait de ne pas avoir renouvelé l'inscription hypothécaire garantissant le prêt consenti à un tiers et dont la péremption était intervenue. Mais la Cour de cassation avait approuvé les premiers juges d'avoir écarté la responsabilité de l'avocat et décidé "qu'ayant souverainement apprécié l'étendue du mandat ad litem confié à M. Y. [l'avocat] en novembre 2000, la cour d'appel a constaté que la Sovac [le client] s'était préoccupée de l'existence et de la validité de sa garantie dès le mois d'août précédent et avait consulté un notaire sur ce point, faisant volontairement le choix de ne pas mandater l'avocat à ce sujet, ni pour le charger du renouvellement de l'inscription ni même pour obtenir des conseils".

Une autre hypothèse, quelque peu différente, et propre à un cas de figure bien particulier, avait été fournie par un arrêt de la même première chambre civile du 16 septembre 2010, également signalé dans cette revue. En l'espèce, après avoir, selon traité de fusion-absorption à effet du 19 décembre 1991, absorbé la société X, radiée du registre du commerce le 26 décembre 1991, la société Y avait fait inscrire, le 3 février 1992, au nom de la société absorbée, une hypothèque judiciaire provisoire que celle-ci avait été autorisée, avant la fusion-absorption, à prendre sur le bien immeuble de son débiteur. Chargé, en septembre 1992, de l'action en recouvrement contre ce dernier, l'avocat, qui, par lettre du 30 octobre 1998, avait été interrogé sur l'existence de l'hypothèque judiciaire provisoire et, à défaut, invité à solliciter l'autorisation d'en prendre une dans les meilleurs délais, avait omis de faire procéder à une nouvelle inscription, après avoir négligé de faire renouveler l'inscription initiale. C'est dans ce contexte, alors que, après la vente, par le débiteur, de son immeuble dont il avait perçu le reliquat du prix après paiement des créanciers hypothécaires, que la société absorbante avait recherché la responsabilité civile professionnelle de l'avocat. La cour d'appel d'Aix-en-Provence, par un arrêt en date du 18 novembre 2008, avait condamné celui-ci à payer à la société demanderesse la somme de 50 000 euros en réparation de la perte de chance de n'avoir pu participer à la distribution amiable du produit de la vente de l'immeuble du débiteur. La société s'était alors pourvue en cassation. Elle faisait valoir, d'une part, que la fusion-absorption opère transmission universelle du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante, en sorte que l'autorisation donnée à la société absorbée, avant la fusion, d'inscrire une hypothèque provisoire sur un bien de son débiteur, est transmise à la société absorbante avec le patrimoine de l'absorbée, qui comporte la créance à laquelle est attachée l'autorisation d'inscrire. Elle arguait, d'autre part, que le préjudice résultant de la perte d'une hypothèque judiciaire provisoire résulte de l'impossibilité, pour le créancier, d'être payé par préférence sur le prix de vente de l'immeuble, si bien qu'en jugeant que le préjudice résultant, pour la demanderesse, de l'absence d'inscription hypothécaire prise en octobre 1998, consistait seulement en une perte de chance d'avoir pu participer à la distribution amiable du prix de vente et d'obtenir paiement de ses factures à concurrence du solde subsistant, la cour d'appel aurait violé l'article 1147 du Code civil. Cette argumentation n'avait cependant pas convaincu la Cour de cassation qui, pour rejeter le pourvoi, avait décidé en effet que "d'abord, ayant exactement retenu que, si un renouvellement peut valablement émaner d'une société absorbante ou cessionnaire à condition de ne pas aggraver la situation du débiteur, il faut encore que l'inscription initiale ait été valablement obtenue par un créancier pourvu de la personnalité morale, la cour d'appel a légalement justifié sa décision d'écarter la responsabilité de l'avocat du chef du non-renouvellement de l'inscription initiale prise au nom d'une société inexistante ; qu'ensuite, ayant considéré qu'une nouvelle inscription valablement prise aurait imposé à M. X de transiger ou de réserver le reliquat du prix, faisant ainsi ressortir l'aléa auquel était soumis le montant qu'aurait pu percevoir la société nouvelle Cauvin construction, la cour d'appel a, à bon droit, retenu que le préjudice subi par celle-ci consistait en une perte de chance d'obtenir au moins partiellement le règlement de sa créance, préjudice qu'elle a souverainement évalué" (8). On comprenait donc parfaitement, au cas d'espèce, qu'il ne puisse pas être reproché à l'avocat de ne pas avoir procédé au renouvellement de l'inscription initiale prise au nom de la société absorbée après la fusion et sa radiation du registre du commerce : comme le relevait justement la Cour de cassation, l'inscription initiale avait en réalité été prise "au nom d'une société inexistante" ; or, le renouvellement suppose logiquement que l'inscription initiale ait été valablement obtenue par un créancier pourvu de la personnalité morale, ce qui n'était manifestement pas le cas dans cette affaire.

L'arrêt du 22 mars 2012 est plus général : dans le cas où l'inscription provisoire a produit son effet légal, son renouvellement n'est pas nécessaire lorsque le prix a été consigné, de telle sorte qu'il ne saurait être reproché à l'avocat d'avoir commis une faute en ne procédant pas audit renouvellement. Le renouvellement d'une inscription provisoire d'hypothèque n'est, en effet, pas obligatoire lorsque le bien grevé a été vendu avant l'expiration du délai de validité de l'inscription provisoire et son prix consigné, les créanciers l'ayant accepté. Partant, en retenant, pour juger que l'avocat avait commis une faute professionnelle en s'abstenant de renouveler l'inscription provisoire d'hypothèque, dès lors qu'elle n'avait plus d'effet deux mois après la conclusion de la vente du bien grevé, sans rechercher, comme elle y était invitée, si, puisque le prix de vente du bien grevé avait été consigné, les créanciers hypothécaires l'ayant accepté, ce renouvellement n'était pas inutile, la cour d'appel avait effectivement méconnu l'article 2435, alinéa 3, du Code civil.

  • Manquement à l'obligation d'information relative au délai pour former opposition sur le prix de cession entre les mains de l'avocat constitué séquestre et appréciation du préjudice constitué par la perte d'une chance (Cass. civ. 1, 5 avril 2012, n° 11-14.087, F-D N° Lexbase : A1142II7 ; cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E7480ET9)

La faute de l'avocat peut, bien entendu, résulter d'un manquement à l'une quelconque des obligations découlant du mandat qui le lie à son client : chargé de le représenter en justice en vertu du mandat qu'il a accepté, il doit, dans le cadre de l'activité judiciaire, accomplir tous les actes et formalités nécessaires à la régularité de forme et de fond de la procédure, étant entendu que la détermination de sa responsabilité suppose d'apprécier l'étendue du mandat qui lui a été confié (9). Sous cet aspect, l'avocat est tenu d'un devoir de contrôle qui consiste notamment à vérifier que l'action de son client est fondée et que les conditions de recevabilité de celle-ci sont réunies. Il se peut encore, plus généralement, que la faute de l'avocat résulte d'un manquement à son devoir d'information et de conseil, et l'on sait bien, à cet égard, que les hypothèses dans lesquelles la responsabilité de l'avocat est ainsi susceptible d'être engagée sont très nombreuses, d'autant que le devoir de conseil est plus étendu que la simple obligation d'information et implique aussi que l'avocat soit tenu de donner des avis qui reposent sur des éléments de droit et de fait vérifiés, en assortissant ses conseils de réserves s'il estime ne pas être en possession d'éléments suffisants d'appréciation une fois effectuées les recherches nécessaires (10). Il lui incombe également, à ce titre, d'informer son client de l'existence de voies de recours, des modalités de leur exercice et de lui faire connaître son avis motivé sur l'opportunité de former une voie de recours. Mais dans toutes ces hypothèses, à supposer la faute de l'avocat constituée, la mise en oeuvre de sa responsabilité civile suppose que soit établie l'existence du préjudice subi par le client et causé par ladite faute. Or la démonstration de l'existence du préjudice, condition élémentaire de la responsabilité civile, suscite parfois des difficultés. L'occasion était au demeurant encore donnée, dans notre précédente chronique dans cette revue, de revenir, à la faveur d'un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 23 février 2012, sur l'appréciation du préjudice constitué par la perte d'une chance subie par le client de l'avocat qui, par sa faute, l'avait privé de la possibilité de faire valoir ses droits (11). Un arrêt de la même première chambre civile de la Cour de cassation rendu le 5 avril 2012 mérite, même rapidement, d'être à son tour évoqué.

En l'espèce, une société s'était engagée à se fournir exclusivement auprès d'une autre, négociant de boissons (ci-après le créancier), laquelle s'était portée caution pour garantir le remboursement d'un emprunt contracté par sa cliente. La première avait finalement interrompu les relations contractuelles pour céder son fonds de commerce au prix de 76 224 euros. La cession avait fait l'objet d'une mesure de publicité informant les créanciers qu'ils pouvaient faire opposition sur le prix de cession entre les mains de l'avocat constitué séquestre, mais sans préciser le délai de dix jours qui leur était imparti pour faire valoir leurs droits. Quelques mois plus tard, le fournisseur du débiteur avait vainement formé opposition pour une somme de 51 332 euros entre les mains du séquestre, puis avait engagé une action en paiement contre sa cliente, laquelle avait été condamnée à hauteur de 50 664 euros. Après avoir, sans plus de succès, tenté de recouvrer sa créance par une saisie-attribution pratiquée sur le compte professionnel de l'avocat, le créancier avait engagé une action en responsabilité contre ce dernier. La cour d'appel de Paris, par un arrêt en date du 14 décembre 2010, pour débouter le créancier de sa demande indemnitaire, au motif que le dommage invoqué était inexistant, en l'absence de toute chance d'être payé, fût-ce partiellement, par le séquestre, avait retenu, d'une part, que la perte de chance alléguée devait être calculée sur la base de la créance liquidée judiciairement à la somme de 50 664 euros diminuée de la somme de 41 709 euros revenant par priorité à un créancier nanti, d'autre part, qu'à la date de l'opposition tardive, mais recevable en l'absence d'information sur le délai prévu aux articles L. 141-12 (N° Lexbase : L5739ISD) à L. 141-14 du Code de commerce, aucune somme n'était disponible sur le compte CARPA et, enfin, qu'il n'était pas démontré qu'à la date de la saisie-attribution, la société D. aurait pu prétendre à la répartition de fonds, à défaut de production du relevé de compte annexé à l'acte dressé par l'huissier de justice ayant procédé à la mesure d'exécution. Cette décision est cassée, sous le visa de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), au motif "qu'en se bornant ainsi à juger que la société D. [le créancier] n'avait aucune chance d'obtenir paiement au jour de l'opposition tardive puis à la date de la mesure d'exécution vainement tentée, sans prendre en compte le montant du prix de cession initialement versé au séquestre, alors qu'il ressort de ses propres constatations que c'est par la faute de l'avocat qui avait omis d'informer les créanciers du délai qui leur était imparti pour former opposition que la société D. avait fait valoir ses droits tardivement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale".

Au cas présent, la faute de l'avocat n'était pas contestée, la discussion portant seulement sur la réalité du préjudice. Il n'est pas utile d'insister ici, tant la question est connue, sur le fait que, dans le droit de la responsabilité, la condition tenant à la certitude du dommage est essentielle et évidente. Dire que le dommage doit être "certain" n'est pas affirmer un caractère particulier du préjudice, mais constater avant tout qu'il doit exister. Cette preuve, condition fondamentale d'une indemnisation, doit être rapportée positivement et revient au demandeur, la Cour de cassation ne manquant ainsi pas de rappeler que "l'allocation de dommages-intérêts ne peut réparer qu'un préjudice réel et certain et non pas purement éventuel" (12). Par suite, le dommage qui ne serait qu'hypothétique ne saurait ouvrir un droit à réparation au profit de la victime. Ainsi, celui qui réclame la réparation d'un préjudice qui consisterait dans un manque à gagner ou dans une perte doit-il prouver la réalité de celle-ci, sa seule probabilité étant insuffisante à établir le caractère certain du dommage. Tout cela est parfaitement entendu. Mais on sait bien que la jurisprudence admet que le préjudice constitué par la perte d'une chance de réaliser un gain, d'éviter une perte ou un dommage plus important, est, en lui-même, réparable, dès lors, bien entendu, que la chance a pu apparaître comme étant réelle et sérieuse, ce que contrôle la Cour de cassation qui veille à ce que les juges du fond s'en soient expliqués. L'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance présente, en tant que tel, un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un événement favorable, encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine (13). Il appartient, dès lors, aux juges du fond de rechercher la probabilité d'un événement favorable, autrement dit de mesurer l'éventualité de réalisation de l'événement favorable allégué, étant entendu que seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable (14), alors qu'un risque, fût-il certain, ne suffit pas à caractériser la perte certaine d'une chance, le préjudice qui en résulte étant purement éventuel (15). Inversement, les juges du fond ne sauraient débouter la victime de sa demande en réparation sans avoir constaté l'absence de perte d'une chance réelle et sérieuse. C'est d'ailleurs ce qui, dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 5 avril 2012, a justifié la censure de la Cour de cassation, pour manque de base légale. Très concrètement, le créancier faisait valoir que, compte tenu du prix de vente du fonds de commerce, soit 76 224,51 euros, et du montant de la créance ayant fait l'objet d'un nantissement sur ce fonds, soit 41 709,44 euros, il restait au moins une somme égale à la différence, soit 34 515,07 euros, pour le désintéresser. Or, en se bornant néanmoins à affirmer que la perte de chance alléguée par lui ne pourrait être calculée que sur la base de la somme de 50 664,40 euros, outre intérêts au taux légal à compter du 24 février 2005, due en vertu du jugement du tribunal de commerce de Créteil et diminuée de la somme de 41 709,44 euros, éventuellement augmentée d'intérêts, sans prendre en considération le prix de vente du fonds de commerce versé entre les mains du séquestre pour apprécier la perte de chance du créancier d'obtenir le paiement de sa créance, la cour d'appel avait effectivement privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil.


(1) Cass. civ. 1, 18 janvier 1989, n° 86-16.268 (N° Lexbase : A8645AAG), Bull. civ. I, n° 17.
(2) Cass. civ. 1, 17 juin 2010, n° 09-15.697, F-P+B (N° Lexbase : A1017E33), énonçant que "la détermination de la responsabilité de l'avocat suppose d'apprécier l'étendue du mandat ad litem qui lui a été confié". Voir encore CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 20 octobre 2009, n° 07/15062 (N° Lexbase : A9417EMQ), jugeant que "la faute consistant en un manquement au devoir de conseil et d'information ne peut s'apprécier qu'au regard du mandat". En l'espèce, des propriétaires et usufruitiers de vignes, endettés dans une exploitation familiale, avaient chargé un avocat fiscaliste, de procéder à une restructuration financière de leur groupe. Ce dernier leur a conseillé, après avoir poursuivi des démarches auprès de l'administration fiscale, afin de s'assurer de la validité du projet, de procéder à une cession temporaire de l'usufruit leur permettant, à terme, de maintenir l'unité d'exploitation du patrimoine familial, de retrouver, ainsi, sans frais l'usufruit cédé, et de disposer d'un capital important. Mais, à la suite de cette opération de restructuration, les exploitants ont subi, en contrepartie d'un gain effectif, une très importante imposition. Ils ont, alors, recherché, devant le tribunal de grande instance, la responsabilité professionnelle du spécialiste, en raison de son manquement à son devoir de conseil et à son obligation de résultat du fait de son erreur d'appréciation dans la préparation de la restructuration ayant entraîné l'imposition litigieuse, alors que, selon eux, une solution plus intéressante financièrement existait. Les magistrats parisiens, pour écarter la responsabilité de l'avocat, ont considéré que sa mission, telle qu'elle ressortait du mandat qui lui avait été confié, ne consistait nullement dans la recherche d'un système évitant toute imposition du remboursement de la dette fiscale.
(3) CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 21 juin 2011, n° 10/13806 (N° Lexbase : A1313HWK), et nos obs., L'avocat chargé du recouvrement de la créance de son client commet une faute en s'abstenant de déclarer la créance au passif de la procédure collective du débiteur, Lexbase Hebdo n° 91 du 29 septembre 2011 - édition professions (N° Lexbase : N7854BSP).
(4) Sur cette obligation, voir not. Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-15.899, FS-P+B (N° Lexbase : A9822EGU), Bull. civ. I, n° 92 ; CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 21 juin 2011, n° 10/13806, préc.. Comp., pour une faute consistant dans le fait, pour l'avocat, d'avoir omis, lors de la déclaration de créance de son client dans la procédure collective d'une société, d'en préciser la nature privilégiée, Cass. civ. 1, 29 novembre 2005, n° 02-13.550, FS-P+B (N° Lexbase : A8316DLL).
(5) CA Paris, 1ère ch., sect. A, 5 février 2008, n° 06/18025 (N° Lexbase : A8050D4W).
(6) Pour une faute consistant dans le non renouvellement d'une inscription d'hypothèque judiciaire, cf. : Cass. civ. 1, 19 mai 1999, n° 96-20.332 ([LXB=A325AUW]).
(7) Cass. civ. 1, 17 juin 2010, préc..
(8) Cass. civ. 1, 16 septembre 2010, n° 09-65.909, FS-P+B (N° Lexbase : A5866E97).
(9) Voir, sur ce point, les arrêts cités supra.
(10) Cass. civ. 1, 21 mai 1996, n° 94-12.974 (N° Lexbase : A1188CYN).
(11) Cass. civ. 1, 23 février 2012, n° 09-72.647, F-D (N° Lexbase : A3171IDS), et nos obs. La perte de chance subie par le justiciable privé de la possibilité de faire valoir ses droits par la faute d'un avocat se mesure à la seule probabilité de succès de la diligence omise, Lexbase Hebdo n° 114 du 22 mars 2012 - édition professions (N° Lexbase : N0953BTH).
(12) Voir, not., Cass. crim., 7 juin 1989, n° 88-86.173 (N° Lexbase : A0173ABZ), Bull. crim., n° 245.
(13) Cass. crim., 9 octobre 1975, n° 74-93.471 (N° Lexbase : A2248AZB), Gaz. Pal., 1976, 1, 4 ; Cass. crim., 4 décembre 1996, n° 96-81.163 (N° Lexbase : A1138AC7), Bull. crim., n° 224.
(14) Cass. civ. 1, 21 novembre 2006, n° 05-15.674, F-P+B (N° Lexbase : A5286DSL), Bull. civ. I, n° 498, RDC, 2006, p. 266, obs. D. Mazeaud.
(15) Cass. civ. 1, 16 juin 1998, n° 96-15.437 (N° Lexbase : A5076AWW), Bull. civ. I, n° 216, Contrats, conc., consom., 1998, n° 129, obs. L. Leveneur ; Cass. civ. 1, 19 décembre 2006, n° 05-15.716, FS-D (N° Lexbase : A0934DTR), JCP éd. G, 2007, II, 10052, note S. Hocquet-Berg.

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Droit financier

[Jurisprudence] Le Conseil d'Etat, le manquement d'initié et la méthode probatoire du faisceau d'indices

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 24 avril 2012, n° 338786, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4167IKK)

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N1798BTR

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par Emilie Mazzei, ATER à l'Université de Paris I Panthéon Sorbonne

Le 10 Mai 2012

Le Conseil d'Etat, gardien attentif des droits des professionnels mis en cause par l'Autorité des marchés financiers, censeur rigoureux des approximations et erreurs de raisonnement de la commission des sanctions, annule une nouvelle fois (1) une décision de sanction prononcée par l'autorité de régulation.
Pour rappel, l'AMF avait, dans une décision du 18 janvier 2010 (2), retenu un manquement d'initié à l'encontre de deux gérants de fonds, préposés d'un FCP : ils auraient, selon elle, utilisé, dans le cadre de leurs investissements, une information privilégiée relative à l'imminence d'une offre publique dont ils avaient pris connaissance grâce à un projet d'accord de confidentialité. Le raisonnement de l'AMF n'est pas retenue par le Conseil d'Etat qui, rappelant au préalable les textes applicables à l'espèce, -article 621-1 du règlement général de l'AMF définissant l'information privilégiée comme "l'information qui n'a pas été rendue publique, qui concerne directement ou indirectement, un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d'avoir une influence sensible sur le cours des instruments financiers concernés ou le cours d'instruments financiers qui leurs sont liés" et articles 622-1 et 622-2 du même règlement pour qui "toute personne qui détient une information privilégiée en raison de son accès à l'information du fait de son travail, de sa profession ou de ses fonctions doit s'abstenir de l'utiliser"-, démontre qu'aucune preuve matérielle et directe de la détention de l'information par les mis en cause n'était apportée par l'AMF. Au-delà de cette solution, la démarche du Conseil d'Etat est ici particulièrement intéressante et ambitieuse : appliquant le principe de la méthode dite du faisceau d'indices, méthode probatoire permettant de pallier l'absence de preuve directe dans l'établissement des manquements d'initiés (I), il détaille ses critères d'utilisation et en démontre toutes les limites, tant théoriques que pratiques (II).

I - Le recours à la méthode probatoire du faisceau d'indices

Le Conseil d'Etat réaffirme la validité de la méthode probatoire du faisceau d'indices dans la caractérisation du manquement d'initié (A), mode de preuve rendu nécessaire par l'absence de preuve matérielle de la détention de l'information privilégiée par le mis en cause (B).

A - La validité de la méthode du faisceau d'indices reconnue par le Conseil d'Etat

Le Conseil d'Etat reprend la formule désormais consacrée par la commission des sanctions de l'AMF (3), la Cour de cassation (4) et par lui-même (5), formule selon laquelle "à défaut de preuve matérielle à l'encontre d'une personne mentionnée aux articles 622-1 et 622-2, la détention d'une information privilégiée peut être établie par un faisceau d'indices concordants, desquels il résulte que seule la détention d'une information privilégiée peut expliquer les opérations litigieuses auxquelles la personne mise en cause a procédé, sans que la commission des sanctions de l'AMF n'ait l'obligation d'établir précisément les circonstances dans lesquelles l'information est parvenue jusqu'à la personne qui l'a utilisée".

Cette méthode du faisceau d'indices permet de pallier l'absence de présomption de détention d'information privilégiée par "l'initié externe", personne hors du cercle des initiés primaires. En effet, comme le note lui-même le Conseil d'Etat, "le caractère nécessairement secret et volontairement dissimulé des opérations fautives ne permet généralement pas de disposer de preuve directe à l'encontre des personnes mises en cause". Dans ce cadre, la détention de l'information ne fait, bien sûr, pas l'objet d'une formalisation permettant la constitution de preuves matérielles. Se basant sur les dispositions de l'article 1353 du Code civil ([LXB=L1017ABB ]), il est de fait nécessaire pour l'AMF de collecter des "indices", d'apprécier l'ensemble des circonstances de fait et de démontrer par une construction intellectuelle la nécessaire utilisation de l'information privilégiée dans le choix d'investissement du mis en cause. Aussi, la méthode du faisceau d'indices permet-elle de démontrer non seulement la détention de l'information privilégiée mais aussi la circonstance que la personne savait ou aurait dû savoir que cette information et son utilisation étaient privilégiées. La méthode du faisceau d'indices a, autrement dit, pour finalité première d'assouplir la charge de la preuve de l'autorité régulatrice, de rendre surmontables les difficultés générées par l'absence d'éléments matériels permettant de déterminer la détention de l'information privilégiée. La question est alors de savoir quels sont les faits significatifs, suffisamment convaincants pour apporter la preuve de cette détention et quelle doit être la démonstration de l'AMF.

Dans le cas présent, l'argumentaire de l'AMF pêche sur deux points : d'une part, cette dernière n'a, en fait, pas apporter de preuve matérielle de la détention d'une information privilégiée par les mis en cause. Cette absence de preuves matérielles aurait dû rendre nécessaire l'examen des indices précis, graves et concordants, permettant de démontrer sans équivoque l'utilisation d'une information privilégiée. Cet outil n'a cependant pas été utilisé par la commission des sanctions concernant les mis en cause.

B - L'absence de preuve matérielle du manquement d'initié

Le Conseil d'Etat vient censurer le manque de précision de la commission des sanctions de l'AMF qui, dans sa démonstration, semble mêler indices et preuves, posant le postulat de la transmission d'une information privilégiée sans en rapporter la preuve formelle, présentant comme privilégiée une information qui, somme doute, n'en avait pas les caractéristiques.

Dans le cas d'espèce, l'examen ne portait pas tant sur le cheminement de l'information jusqu'au mis en cause que sur la substance même de l'information transmise. En effet, si l'on revient sur les faits, M. B., gérant de fonds d'investissement travaillant pour la société R., a été contacté le 20 août 2007 par un employé du département Corporate Finance d'une banque. Ce dernier lui a transmis l'information selon laquelle la banque était mandatée pour acquérir des titres d'une société dans laquelle la société R. détenait une participation, que le projet concernait la société C., que le prix serait de 35 ou 35,50 euros. Il n'y avait donc pas de difficulté à établir les canaux de transmission entre les différents intervenants dans l'affaire. Remarquons qu'une difficulté probatoire s'est alors posée à l'AMF dans le cadre de son instruction : la teneur des propos n'a, en effet, pas fait d'enregistrements téléphoniques, précaution utile qui avait permis à d'autres professionnels d'être mis hors de cause dans la même affaire.

La véritable difficulté était, en fait, davantage celle de la teneur de la conversation entre les deux acteurs de marché : les différents propos tenus lors de cette conversation permettaient-ils de conclure à l'imminence d'un projet d'OPA sur les titres de la société C., cette information constituant alors une information privilégiée ? Sur ce point, le raisonnement de l'AMF a clairement manqué de rigueur sinon de logique et de pertinence, ce que ne manque pas de censurer le Conseil d'Etat. La commission de sanction a, ainsi, dans un premier temps, qualifié la connaissance de l'imminence d'une offre publique d'achat d'information privilégiée, ce qui ne prête pas à discussion. Plus curieusement, elle a reconnu dans la suite de sa démonstration que le salarié de la banque n'avait transmis à M. B. aucune information sur la préparation d'une telle offre. Au stade de son raisonnement, l'AMF n'a, d'ailleurs, pas retenu les déclarations des mis en cause qui affirmaient que les conversations téléphoniques avaient exclusivement porté sur l'achat d'un bloc d'actions détenu par la société R., sans qu'il ait été fait état d'une opération d'offre publique ou de prise de contrôle de la société C., les enregistrements téléphoniques des autres mis en cause ayant corroboré ces affirmations. Bien au contraire, selon elle et par une sorte de raccourci intellectuel, M. B. ne pouvait pas, sur la base des informations transmises, ne pas avoir compris, à partir des seules informations communiquées par le salarié, qu'une OPA sur la société C. était imminente. La construction de cette assertion et l'utilisation d'une double négation démontrent à elles seules le manque de clarté du raisonnement.

Selon la position de l'AMF, l'information communiquée n'était pas en soi privilégiée au moment de sa transmission : c'est son interprétation a posteriori par le destinataire, les déductions et conséquences qu'il en tirerait, qui en ont fait une information privilégiée. Pour résumer, l'information transmise ne serait devenue privilégiée qu'au regard des capacités professionnelles du destinataire de l'information, de son expérience de marché.

Tout cela manque non seulement de pertinence mais est, également, source d'insécurité juridique : l'on ne qualifierait plus l'information privilégiée en vertu de son contenu et de ses caractéristiques propres, énoncées à l'article 621-1 du règlement général, ceux de la précision, de la confidentialité et de l'effet sensible, mais de son destinataire, professionnel ou non ou d'éléments de contexte et de faits circonstanciés. Bien heureusement, ce type d'argumentation ne trouve pas d'écho auprès du Conseil d'Etat qui recadre le travail de qualification de la commission des sanctions : en l'espèce, les seuls éléments portés à la connaissance de M. B., qui ne constituaient pas en eux-mêmes une information privilégiée et dont la transmission n'avait pas pour objet la révélation implicite d'une telle information, ne permettaient pas à M. B. de déduire de façon certaine l'existence d'une OPA imminente. La preuve matérielle de l'information privilégiée n'était donc pas rapportée par l'AMF. Cette dernière aurait donc pu avoir recours à la méthode dite du faisceau d'indices.

II - L'exercice de la méthode probatoire du faisceau d'indices

Le Conseil d'Etat précise dans un second temps, les conditions d'utilisation de la méthode probatoire du faisceau d'indices (A), en l'encadrant très strictement (B).

A - Les critères retenus par le Conseil d'Etat

Comme le rappelle le Conseil d'Etat, à défaut de rapporter la preuve directe de la détention de l'information privilégiée, la commission des sanctions peut établir un faisceau d'indices concordants permettant de déduire une telle détention. La preuve par faisceau d'indices concordants serait donc un mode de preuve subsidiaire, plus pragmatique, qui, facilitant l'administration de la preuve par l'AMF, doit, en contrepartie respecter les droits du mis en cause. Cette démarche probatoire est susceptible de s'appliquer tout aussi bien à l'initié tertiaire qui ne paraît pas avoir de liens directs, légaux ou contractuels avec le cercle des initiés primaires, à celui qui se situe en dehors des activités de marché qu'au professionnel de marché amené à détenir l'information à raison de ses qualités, fonctions ou activités professionnelles ; elle s'applique plus généralement, et à défaut de preuve matérielle, à l'encontre de toute personne mentionnée aux articles 622-1 et 622-2 du règlement général de l'AMF. Les indices retenus par l'AMF lors de ses décisions précédentes ont été : le caractère exceptionnel des opérations de transaction, le moment où ces transactions ont été passées, la diffusion d'informations publiques sur les titres concernés et l'existence de liens personnels, familiales (6), amicales ou professionnels entre les mis en cause. Cependant, si l'AMF n'a plus l'obligation d'établir précisément les circonstances dans lesquelles l'information est parvenue jusqu'à la personne qui l'a utilisée, elle doit en parallèle vérifier qu'aucune autre explication avancée lors de l'instruction n'est à même de justifier des interventions sur les titres.

La commission des sanctions n'avait pas eu recours, en l'espèce, à cette théorie, jugeant que la preuve matérielle du manquement était suffisamment établie. Le Conseil d'Etat procède à cet examen et prend en compte les justifications des mis en cause, en l'absence de développements sur ce point de l'autorité de régulation. Or, il est apparu au cours de l'instruction que les fonds d'investissement de la société R. gérés par M. B. et Mme A. ont procédé à l'acquisition de titres C., selon un rythme régulier, depuis le mois de février 2007 et que les mis en cause avaient précédemment défini une stratégie d'achat de titres C. avec un objectif de cours de 43 euros. En outre, les informations communiquées sur la volonté d'un acteur du marché d'acheter des titres C. à un cours de 35 ou 35,50 euros, concordaient avec la stratégie mise en oeuvre par les deux gérants de fond à l'égard du titre Completel. Ainsi, les achats de titres C. effectués par les mis en cause pouvaient-ils, en tout état de cause, s'expliquer autrement que par la détention d'une information privilégiée. Dès lors, le recours à la méthode du faisceau d'indices ne pouvait parvenir à démontrer une quelconque détention d'une information privilégiée par les deux gérants de fond. En l'absence de preuve matérielle ou de faisceau d'indices concordants d'une telle détention, la décision de sanction n'avait pas lieu d'être prononcée. Elle est par conséquent annulée.

B - Les limites de la théorie probatoire du faisceau d'indices

La théorie probatoire du faisceau d'indices est, une nouvelle fois, appliquée de façon restrictive par le Conseil d'Etat qui en démontre les limites théoriques et pratiques : limites pratiques en ce que le caractère professionnel des mis en cause est un obstacle à son effectivité ; limites théoriques puisqu'en l'espèce, cette méthode probatoire ne sert pas tant à pallier les incertitudes sur les canaux de transmission de l'information, qu'à prendre en compte la parole du mis en cause dans la procédure disciplinaire de l'AMF.

Sur le premier point, il est constant, comme le relèvent d'ailleurs certains auteurs (7), que la méthode probatoire du faisceau d'indices se révèle être un outil efficace en ce qui concerne les personnes non professionnelles, réalisant des opérations ponctuelles sur les marchés. L'utilisation de l'information privilégiée est alors l'unique et seule explication de la décision d'investissement du mis en cause. Elle est beaucoup moins convaincante et efficiente lorsque la preuve à apporter, les indices à collecter concernent des acteurs de marché, réalisant des opérations quotidiennes pour compte propre et pour le compte de leurs clients, suivant des stratégies de gestion complexes qu'ils mettent en oeuvre. Le manquement tiré d'une indiscrétion d'un interlocuteur initié est alors beaucoup plus difficile à démontrer, les professionnels de marché ayant accès à l'information financière et à l'analyse financière qui l'interprète, ce de façon continue : bien souvent et dans ce cas, la détention de l'information privilégiée ne sera pas l'unique circonstance pouvant expliquer l'investissement, ce dernier s'inscrivant alors dans une pratique professionnelle et dans la complexité des stratégies d'investissements opérés. Le cas d'espèce est ainsi la démonstration concrète, opérée par le Conseil d'Etat, des limites pratiques de la méthode probatoire du faisceau d'indices.

Sur le second point, celui des limites théoriques d'une telle pratique, il est clair que la volonté du Conseil d'Etat est d'encadrer strictement la démarche répressive de l'AMF (8). Le Conseil d'Etat censure d'ailleurs pour la seconde fois l'utilisation par la commission des sanctions de la méthode probatoire du faisceau d'indices : dans l'arrêt du 18 janvier 2010 précité, il avait annulé une décision de sanction de l'AMF affirmant qu'en l'absence d'indices suffisants et sans équivoque sur la source probable de l'information détenue, le manquement aux règles relatives aux opérations d'initiés n'était pas constitué. L'approche stricte du Conseil d'Etat vis-à-vis d'une telle méthode est ici confirmée, ce dernier posant dans cet arrêt quasi pédagogique sa grille de lecture de la démarche probatoire du faisceau d'indices. Preuve par défaut, elle doit permettre d'apprécier les circonstances de l'affaire au regard des droits de la défense: la condamnation sur la base du soupçon n'est pas acceptable, une application par trop "pragmatique" du droit de la preuve en matière d'opération d'initié ne pouvant apporter aux personnes mises en causes les garanties nécessaires à leur protection lors du prononcé de la sanction. C'est dans ce sens qu'il faut lire le visa de l'arrêt du Conseil d'Etat appliquant tout à la fois la Constitution française et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. C'est dans ce sens aussi que l'on retiendra, au-delà de la censure du Conseil d'Etat, l'obligation faite à l'AMF de supprimer la décision publiée de son site internet et d'y publier la décision du Conseil d'Etat dans les mêmes conditions que celles de la décision annulée. Cette censure se veut ainsi exemplaire.


(1) Voir, récemment, CE 1° et 6° s-s-r., 30 décembre 2010, n° 326987, publié au Recueil Lebon (N° Lexbase : A6952GNS) et nos obs., Le Conseil d'Etat apporte des précisions sur la méthode probatoire du faisceau d'indices dans la caractérisation du manquement d'initiés, Lexbase Hebdo n° 238 du 10 février 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N3563BRE).
(2) Décision AMF, 18 janvier 2010, sanction (N° Lexbase : L5366IMP), note F. Martin Laprade, Affaire Completel : des vertus de l'enregistrement des conversations téléphoniques, Bulletin Joly Bourse, 1er juillet 2010 n° 4, p. 301.
(3) Voir, not., décision AMF, 23 novembre 2006, sanction (N° Lexbase : L1663HU7) ; décision AMF, 7 février 2008, sanction (N° Lexbase : L8515H3R) ; décision AMF, 10 avril 2008, sanction (N° Lexbase : L0660H49).
(4) Cass. com., 1er juin 2010, n° 09-14.684, F-D ([LXB=A6725E3H ]), D. Bompoint, Equivoque et faisceau d'indices, Revue de Droit bancaire et financier, n° 5, septembre 2010, comm. 199 ; E. Dezeuze, Preuve du manquement d'initié et recours à la méthode du faisceau d'indices, Revue des sociétés, 2010, p. 587 ; N. Rontchevsky, La Cour de cassation admet la méthode du faisceau d'indices en matière de preuve du manquement d'initié, RTDCom., 2010, p. 578.
(5) CE 1° et 6° s-s-r.., 30 décembre 2010, n° 326987, préc..
(6) Contra, décision AMF, 15 septembre 2011, sanction (N° Lexbase : L1660ISB) ; J.-J. Daigre, Bulletin Joly Bourse, mai 2012 n° 5, p. 202.
(7) Voir Ch. Arzouze, Bulletin Joly Bourse, mars 2007, n° 2, p. 213.
(8) La démarche du juge judiciaire est moins favorable aux justiciables. Ainsi, un arrêt de la cour d'appel de Paris du 8 avril 2009 avait précisé que "le rapprochement des indices doit dans tous les cas établir sans équivoque la détention d'une information privilégiée, cette dernière ne pouvant se déduire uniquement de son utilisation supposée" (CA Paris, 1ère ch., sect. H, 8 avril 2009, n° 2008/1851). Il a été censuré par la Cour de cassation pour qui la cour d'appel de Paris n'avait pas examiné les indices invoqués par l'AMF et préciser en quoi ils étaient entachés d'équivoque (Cass. com., 1er juin 2010, n° 09-14.684, F-D, préc.).

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Couple - Mariage

[Jurisprudence] 13 jours de prison par amour... Le refus de la Cour européenne de condamner l'obligation de la concubine de témoigner contre son compagnon

Réf. : CEDH, 3 avril 2012, Req. 42857/05 (N° Lexbase : A1295IHG)

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N1751BTZ

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par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

Le 10 Mai 2012

Illustration de la volonté de la Cour européenne des droits de l'Homme de ne pas reconnaître les mêmes droits aux simples concubins et aux couples ayant officialisé leur union, l'arrêt "Van der Heidjen c/ Pays Bas" du 3 avril 2012 marque les limites de la politique de subsidiarité du juge européen. En l'espèce, Madame H. vivait depuis 18 ans avec son compagnon dont elle avait eu deux enfants, lorsque celui-ci a été poursuivi pour meurtre. En vertu de l'article 217 du Code de procédure pénale néerlandais, qui ne dispense de l'obligation de témoigner que le conjoint ou le partenaire enregistré, elle fut sommée de témoigner contre son concubin, ce qu'elle persista à refuser. Ce refus lui valut 13 jours d'incarcération. Madame H. a saisi la Cour européenne des droits de l'Homme d'une requête fondée sur l'article 8 de la Convention (N° Lexbase : L4798AQR), en prétendant que l'emprisonnement qu'elle avait subi constituait une violation de son droit au respect de la vie familiale.

La Cour européenne reconnaît que la relation de facto existant entre la requérante et son concubin relevait de la vie familiale, en se fondant sur la durée de leur vie commune et sur le fait qu'ils ont eu deux enfants ensemble. Le concubinage -hétérosexuel comme homosexuel- est en effet dans la jurisprudence européenne constitutif d'une vie familiale au même titre que la relation de couple consacrée par le mariage (1).

La Cour européenne admet, en outre, que "même si l'obligation de témoigner imposée à la requérante est une obligation civique, la tentative des autorités pour contraindre l'intéressée à témoigner contre son concubin dans le cadre de poursuites pénales dirigées contre lui, s'analyse en une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de sa vie privée et familiale".

Toutefois, la Cour européenne ne tire pas de la qualification de vie familiale toutes les conséquences auxquelles on aurait pu s'attendre puisqu'elle considère que l'atteinte à la vie familiale subie par la requérante est à la fois justifiée (I) et proportionnée (II).

I - Une atteinte justifiée à la vie familiale

Refuse d'examiner le grief de discrimination. La requérante prétendait qu'elle avait été victime d'une violation de son droit au respect de sa vie familiale fondée sur l'article 8 de la Convention et d'une discrimination dans le respect de ce droit fondée sur les articles 8 et 14 (N° Lexbase : L4747AQU) du même texte. La Cour européenne se contente, dans l'arrêt commenté, de répondre au premier grief et considère, ensuite, qu'ayant examiné en substance l'argument de la requérante, selon lequel elle aurait dû bénéficier du droit de refuser de témoigner qui lui aurait été reconnu si son union avait été officielle, il n'y avait pas lieu de l'examiner sur le terrain de l'article 14 combiné avec l'article 8. Autrement dit, la question de la différence de traitement entre les concubins, d'une part, et les époux et les partenaires, d'autre part, est traitée par le juge européen dans le cadre de l'analyse substantielle de l'atteinte à la vie familiale.

But légitime. Dans un premier temps, et selon une analyse classique des ingérences dans les droits garantis par la Convention, la Cour européenne constate que l'ingérence dans le droit au respect de la vie familiale poursuivait un but légitime consistant en la protection de la société par la prévention des infractions pénales, notion qui englobe la recherche de preuves en vue de la découverte et de la poursuite des infractions. La Cour souligne que le droit de ne pas témoigner s'analyse en une dispense de l'accomplissement d'une obligation civique d'intérêt général.

Nécessité de l'ingérence. La question qui se posait à la Cour européenne était celle de savoir si l'Etat défendeur a ou non violé les droits de la requérante au titre de l'article 8 en prévoyant dans sa législation que seule une catégorie restreinte de personnes -dont l'intéressée ne relève pas-, serait dispensée de l'obligation normale de témoigner en matière pénale. Ces personnes bénéficient ainsi du privilège d'échapper au dilemme moral consistant à devoir choisir entre livrer un témoignage sincère de nature à mettre en péril leur relation avec la personne poursuivie, et se parjurer afin de préserver cette même relation.

Inégalité de situation. La requérante estimait logiquement que, compte tenu de la vie familiale qu'elle menait avec son concubin et leurs enfants, elle aurait dû être pareillement dispensée de l'obligation de témoigner contre ce dernier ; elle soutenait qu'en dehors du fait qu'elle n'avait jamais été officialisée, leur relation était à tous égards identique à celle de deux époux ou de deux partenaires enregistrés. Reprenant l'analyse affirmée dans l'arrêt "Burden c/ Royaume-Uni" du 29 avril 2008 (2) ou plus récemment dans l'arrêt "Gas et Dubois c/ France" du 15 mars 2012 (3), la Cour européenne affirme que "le mariage confère un statut particulier à ceux qui s'y engagent" et que "de la même manière, les conséquences juridiques du partenariat enregistré distinguent ce type de relation des autres formes de vie commune". Elle en déduit que le législateur est en droit d'accorder un statut spécial au mariage ou au partenariat enregistré et de le refuser à d'autres formes de vie commune de fait.

Le caractère primordial de l'engagement public. Pour la Cour européenne, la différence essentielle entre le concubinage, d'un côté, et le mariage et le partenariat, de l'autre, réside dans l'existence d'un engagement public "qui va de pair avec un ensemble de droits et d'obligations d'ordre contractuel" ; elle considère que "l'absence d'un tel accord juridiquement contraignant entre la requérante et M. A a fait que leur relation de quelque manière qu'on puisse la définir, est fondamentalement différente de celle qui existe entre deux conjoints ou partenaires enregistrés". Le juge européen admet, ainsi, que les couples qui n'ont pas souscrit un engagement public puissent ne pas avoir accès à certains privilèges accordés aux couples dont la relation a été officialisée, et ce d'autant plus qu'aucun obstacle n'empêche les concubins d'accéder au partenariat enregistré, voire au mariage. L'atteinte à la vie familiale constituée par le refus d'accorder au concubin la dispense de témoigner qui est accordée à l'époux ou au partenaire est ainsi justifiée selon la Cour européenne des droits de l'homme, qui considère, en outre, qu'elle est proportionnée au regard de l'intérêt général en cause.

II - Une atteinte proportionnée à la vie familiale

Intérêt général important. Le but légitime poursuivi par le refus de dispenser la concubine de témoigner contre son compagnon réside dans un intérêt général que la Cour qualifie "d'important" car il s'attache à la poursuite d'infractions pénales. Cette importance explique la défaveur conséquente que subit la concubine. La Cour reconnaît, en effet, que dans différents domaines, plusieurs Etats contractants, dont l'Etat défendeur, traitent certaines dispositions entre particuliers de la même manière qu'elles soient prises dans le cadre du mariage ou dans celui d'une relation analogue au mariage, notamment en matière de sécurité sociale, ou de fiscalité. Toutefois, la nature et l'importance de l'intérêt protégé en cause permet, selon le juge européen, de considérer que la différence de traitement entre les couples en matière de dispense de témoigner est proportionnée. Cette affirmation de la Cour se fonde sur l'absence de consensus sur cette question parmi les Etats du Conseil de l'Europe qui permet de conférer en la matière une large marge d'appréciation à l'Etat défendeur (4). Cette conclusion peut paraître surprenante, notamment au regard de l'arrêt "Petrov c/ Bulgarie" du 22 mai 2008 (5) dans lequel la Cour avait affirmé que l'interdiction faite à un couple de concubins, dont l'un des membres était incarcéré, d'avoir des contacts téléphoniques dont seuls bénéficiaient les couples mariés, constitue une discrimination. On pourrait, en effet, penser que les couples doivent être traités de la même manière lorsque la disposition en cause est fondée davantage sur la relation affective ou sur la communauté de vie, que sur le statut juridique. Pour les contacts téléphoniques en prison, comme pour l'obligation de témoigner, c'est bien la nature des sentiments en cause et l'existence d'une relation de couple qui fondent la disposition. La différence de traitement selon que le couple est ou non officiel paraît alors disproportionnée. Il semble que la Cour se contente désormais d'une analyse abstraite de la différence de situation des différents couples, considérant que celle-ci résulte de la seule différence de statut, sans rechercher si, concrètement, au regard de la mesure en cause, les couples se trouvent dans une situation différente. Or, comme l'affirme les auteurs de l'opinion dissidente (6), "quelle que soit la forme de ses liens avec un suspect -mariage, partenariat enregistré ou relation durable du même ordre- le partenaire appelé à témoigner est confronté au même dilemme moral [-qualifié d'injuste et cruelle par d'autres magistrats de la cour -] dès lors qu'il doit choisir entre livrer un témoignage sincère au risque de mettre en péril sa relation avec le suspect, ou faire un faux témoignage afin de préserver cette relation. Ce qui importe ici, ce n'est l'obligation de témoigner dans le cadre d'une procédure pénale en général, mais la pression exercée pour arracher un témoignage à une personne liée à un autre par une relation relevant de la vie familiale au sens de l'article 8 de la Convention, qui inclut les relations de fait".

Appréciation abstraite. En se cantonnant à une appréciation abstraite de la différence de situation des couples, la Cour européenne des droits de l'Homme se démarque de l'analyse de la Cour de justice de l'Union européenne qui, dans son arrêt "Maruko" du 2 avril 2008 (7), énonce "qu'il est requis non pas que les situations soient identiques mais seulement qu'elles soient comparables, et, d'autre part que l'examen de ce caractère comparable doit être effectué non pas de manière globale et abstraite, mais de manière spécifique et concrète au regard de la prestation concernée". La Cour européenne aurait dû préciser, le cas échéant, quelle obligation découlant du statut d'époux ou de partenaire enregistré, notamment l'obligation d'assistance, que n'impliquait pas le statut de concubin, pouvait justifier la dispense de témoigner.

Lourdeur de la sanction. La disproportion de l'atteinte à la vie familiale est d'autant plus évidente, que la sanction effectivement infligée à la requérante est lourde. En conséquence de son refus d'obtempérer à l'obligation de témoigner, celle-ci s'est en effet vue infliger une détention de treize jours, alors même qu'elle était mère de deux jeunes enfants dont le père était incarcéré. Toutefois, la Cour européenne, décidemment particulièrement légaliste dans cette affaire, affirme que, si toute mesure impliquant la détention d'une personne présente une gravité certaine, dans les circonstances de l'espèce la mesure était justifiée par le non-respect d'un ordre de la justice et qu'elle était entourée de garanties suffisantes, notamment en termes de recours. Elle en conclut, donc, que la privation de liberté infligée à la requérante n'a pas emporté une atteinte disproportionnée aux droits que celle-ci tient de l'article 8 de la convention. Cette conclusion n'emporte pas vraiment la conviction. Comme l'affirme l'un des juges de la Cour, auteur d'une opinion concordante, "ce qui est toutefois plus difficile à admettre, c'est que si Mme H. n'est pas fondée à réclamer le privilège de ne pas porter témoignage, quand même le suspect est son compagnon de longue date et le père de ses enfants, elle ait pu être emprisonnée pour la forcer à remplir son obligation".

On ne peut que se rallier aux auteurs de l'opinion dissidente qui considèrent que "la mesure de contrainte ainsi infligée nous paraît constituer une atteinte sans commune mesure par rapport au droit au respect à la vie familiale de la requérante".


(1) F. Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, PUF, 6ème éd., 2011, p. 560.
(2) CEDH, 29 avril 2008, Req. 13378/05 (N° Lexbase : A1604D9B), RTDH, 2009, p. 513, obs. J.-P. Marguénaud.
(3) CEDH, 15 mars 2012, Req. 25951/07 (N° Lexbase : A6794IED), nos obs. Adoption de l'enfant de la concubine homosexuelle : la déception strasbourgeoise, Lexbase Hebdo n° 479 du 29 mars 2012 - édition privée (N° Lexbase : A6794IED).
(4) Dans leur opinion dissidente, les juges Tulkens, Vajic, Speilman, Zupancic et Lafranque contestent l'absence de consensus et considèrent que la majorité des Etats auraient de facto dispensé la requérante de témoigner dans une situation pareille.
(5) CEDH, 22 mai 2008, Req. 15197/02 (en anglais), GACEDH p. 587.
(6) Cf. supra, note 4.

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Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Mai 2012

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N1840BTC

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par Frédéric Dal Vecchio, Avocat à la cour, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 10 Mai 2012

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Avocat à la cour, Docteur en droit et Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique fait, tout d'abord, état de deux décisions rendues par le Conseil d'Etat quant aux conditions de déduction fiscale liée aux investissements outre-mer (CE 3° et 8° s-s-r., 7 mars 2012, deux arrêts, n° 337529 et n° 336870, mentionnés au recueil Lebon). Ainsi, la Haute juridiction fait une application stricte de l'article 217 undecies du CGI, considérant que le ministre ne peut pas, par son agrément, limiter l'avantage fiscal, puisque cette faculté n'est pas prévue par le texte légal. De plus, ces mêmes dispositions prévoient que cet agrément est obligatoire lorsque l'investissement dépasse un certain montant. Le juge précise que les investissements en question sont ceux afférents aux seuls investissements éligibles, et non à la totalité de l'activité de l'entreprise. Puis, le juge administratif rappelle les conditions subordonnant la déduction d'une provision et, s'agissant de la procédure d'imputation ou de remboursement de la TVA, du respect des conditions issues de la loi (CE 10° et 9° s-s-r., 28 mars 2012, n° 320470, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • Investissements outre-mer : le triomphe d'une lecture juridique des dispositions de l'article 217 undecies du CGI (CE 3° et 8° s-s-r., 7 mars 2012, deux arrêts, n° 337529 N° Lexbase : A3348IEQ et n° 336870 N° Lexbase : A3347IEP, mentionnés au recueil Lebon)

Le CGI prévoit un certain nombre de mesures propres à favoriser les investissements outre-mer. Plusieurs dispositifs ont été adoptés -et amendés- par le législateur, au point de rendre les textes particulièrement illisibles et, par conséquent, sujets aux interprétations les plus audacieuses par les contribuables et les services fiscaux, au nom de la bonne application du droit, pourvu que l'avantage fiscal puisse être remis en cause : les deux décisions commentées en témoignent. C'est ainsi que le législateur a introduit, notamment, la loi "Pons", la loi "Paul", la loi "Girardin", la loi "LODEOM" (1), qui permettent, schématiquement, d'investir dans un bien éligible à certaines conditions, entraînant ainsi une substantielle économie d'impôt pour les contribuables (2) (v. le commentaire administratif d'ensemble : instruction du 30 janvier 2007, BOI 4 H-2-07 N° Lexbase : X8088ADW). Malheureusement pour ces derniers, les entreprises de défiscalisation qui leur ont vendu de tels produits ont oublié de préciser que leur souscription s'accompagnait, de plus en plus souvent semble-t-il s'agissant du "Girardin" (3), d'un contrôle fiscal. Evidemment, la récente diffusion à la télévision d'une émission (4) consacrée aux niches fiscales et à l'opinion que s'en font certains inspecteurs des impôts est tout à fait étrangère à ce phénomène qui prend de l'ampleur semaines après semaines... Toujours est-il que la Cour des comptes (5) propose de supprimer la loi "Girardin", parce qu'elle est coûteuse et qu'elle n'atteint pas ses objectifs (6).

Les deux décisions commentées, relatives aux investissements productifs outre-mer, plus précisément sur l'île de la Réunion, permettent d'exposer le rôle de vigie de l'administration fiscale quant à l'utilisation des deniers publics, pour autant que la vigie ne soit pas aveuglée par les enjeux économiques au point de s'abstraire des règles juridiques applicables dans le système juridique français : le Conseil d'Etat confirmera, dans les deux décisions commentées, les décisions des juges du fond quant à l'annulation des redressements émis à l'encontre des contribuables. Après avoir exposé les faits propres à la première décision (A), puis à la seconde (B), une analyse de ces deux décisions sera proposée (C).

A - Les faits propres à la première décision

En application des dispositions de l'article 217 undecies (7) du CGI, dans sa rédaction applicable aux faits en vigueur (N° Lexbase : L4032HLW), une société a sollicité un agrément du ministre afin de pouvoir déduire de son résultat imposable 875 344 euros au titre de l'exercice 2005. Le ministre y répond en octobre 2005 en autorisant la déduction qu'à hauteur de 265 000 euros, c'est-à-dire près du tiers des investissements nets de subventions initialement comptabilisés. Après avoir saisi le tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion, puis la cour administrative d'appel de Bordeaux (CAA Bordeaux, 4ème ch., 31 décembre 2009, n° 08BX02402, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7300E8U), le ministre se pourvoit vainement en cassation, puisque ce dernier recours sera rejeté par la Haute juridiction administrative, dès lors que le motif retenu par le ministre pour limiter fortement la déduction ne se rattache à aucune des conditions fixées par l'article 217 undecies du CGI.

B - Les faits propres à la seconde décision

Une société exerce une activité de production et de commercialisation d'oeufs de poules et, à la suite d'une vérification de comptabilité portant sur l'IS des exercices entre 1999 et 2002, des redressements ont été émis à l'encontre de la société contribuable portant, notamment, sur la déduction de sa base imposable du montant des investissements réalisés au titre de l'exercice clos en 2000, en application des dispositions de l'article 217 undecies du CGI, ayant trait à des dépenses relatives à l'acquisition de constructions et de matériels divers ainsi que de poules pondeuses. En effet, selon l'administration, le total de ces investissements excédait le seuil de 5 000 000 de francs (762 245 euros), au-delà duquel un agrément ministériel doit être délivré pour ouvrir droit à déduction au titre des investissements outre-mer. Après avoir saisi le tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion et la cour administrative de Bordeaux (CAA Bordeaux, 4ème ch., 17 décembre 2009, n° 08BX00961, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7796ETW), le ministre se pourvoit en cassation mais son recours sera, in fine, rejeté par le Conseil d'Etat, car seul le montant total des investissements productifs doit être pris en compte pour déterminer si le plafond alors applicable était dépassé ou non. Or, au cas particulier, ces investissements productifs -qui ne comprennent pas nos Gallus gallus domesticus ! (8)- ne dépassaient pas le montant susvisé.

C - Analyse des décisions

Les problématiques soulevées dans ces deux affaires avaient trait à la question de l'étendue du pouvoir du ministre lorsqu'il examine une demande d'agrément, sachant qu'il existe, selon la jurisprudence, des agréments discrétionnaires et des agréments de droit (E. Medioni, Le nouveau contentieux de l'agrément fiscal, Lexbase Hebdo n° 141 du 3 novembre 2004 - édition fiscale N° Lexbase : N3355ABU). Pour ces derniers, l'administration n'a pas le choix : elle doit délivrer l'agrément lorsque le contribuable répond à l'ensemble des conditions exigées par la loi. Et, dans l'hypothèse d'un refus, l'administration devra motiver sa position. Il faut toutefois savoir que certains agréments sont subordonnés à la satisfaction d'objectifs économiques qui offrent à l'administration, en pratique, une liberté d'appréciation dont elle use. Ainsi, avant le 1er janvier 2002, l'agrément pour le report de déficits lors d'une fusion était un agrément discrétionnaire (CE 8° et 7° s-s-r., 1er juin 1988, n° 79550, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8208APP ; CE 8° et 9° s-s-r., 1er décembre 1993, n° 141124, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A1637ANX). Depuis lors, cet agrément est de droit et son octroi est notamment subordonné à ce que l'opération soit justifiée du point de vue économique et obéisse à des motivations principales autres que fiscales (9). Régi par les dispositions du CGI (CGI, art. 1649 nonies N° Lexbase : L1827HNY et suivants), l'agrément peut être sollicité, en principe, par le contribuable, notamment dans le cadre d'apports-fusions à des sociétés étrangères, de reprise d'entreprises en difficulté, ou encore lorsqu'il s'agit de favoriser les investissements outre-mer.

Il est intéressant de relever les motifs propres au redressement initié par l'administration fiscale qui transparaissent à travers les considérants adoptés par les conseillers de la cour administrative d'appel de Bordeaux (CAA Bordeaux, 4ème ch., 31 décembre 2009, n° 08BX02402, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7300E8U) et qui révèlent un syllogisme régressif : c'est l'excellente situation financière de la première société qui a commandé l'application par le ministre d'un plafond limitant très fortement l'intérêt de souscrire à un tel régime et non l'inobservation, par la contribuable, des conditions légales voulues par la représentation nationale. En d'autres termes, l'importante capacité d'autofinancement de l'entreprise et la distribution aux actionnaires "de dividendes conséquents" commandaient nécessairement une intervention du ministre interdisant la déduction des deux tiers des investissements réalisés !

Les juges du fond ont alors souligné que les motifs adoptés par le ministre, qui ne se rattachaient ni à l'activité de la première société ni à l'intérêt économique pour le département de la Réunion des investissements considérés et dont le caractère productif n'était pas contesté, ne pouvaient fonder légalement le refus d'agrément prévu par l'article 217 undecies du CGI : un agrément ministériel n'est pas un moyen de faire échec à l'application d'un dispositif légal de faveur au motif que la rédaction de la loi ne serait pas conforme aux intérêts du Trésor.

A lire les dispositions de l'article 217 undecies du CGI, qui exigent, notamment, que l'investissement ne doive pas porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, ou constituer une menace pour l'ordre public, ou laisser présumer l'existence de blanchiment d'argent, on perçoit mal, au cas d'espèce, la menace qu'aurait constitué l'investissement de l'entreprise dans des poules pondeuses à l'encontre de la Nation (10) ! Il fallait, par conséquent, trouver une autre argumentation... Pourtant voué à l'échec, un recours en cassation fut initié par l'administration fiscale : le Conseil d'Etat, énonçant que la loi prévoit un droit au bénéfice d'un agrément, nous livre, en premier lieu, une analyse de conformité au droit communautaire. En effet, ces aides d'Etat à finalité régionale ont été déclarées compatibles avec le Traité CE, par une décision du 11 novembre 2003 (lire la décision de la Commission européenne ; v., pour mémoire, l'existence d'un contentieux opposant la France à la Commission relatif à l'incompatibilité de l'aide consistant en une déduction fiscale pour investissement pour la construction d'un paquebot exploité à Saint-Pierre-et-Miquelon : CJUE, 3 octobre 2002, aff. C-394/01 N° Lexbase : A8952AZL). En second lieu, la Haute juridiction administrative énonce que les dispositions légales ne "permettent au ministre chargé du Budget ni de refuser l'agrément [...], ni de limiter le montant des investissements productifs pour lesquels il est délivré en se fondant sur d'autres conditions que celles qui sont prévues par la loi". Par conséquent, le motif tiré de la bonne santé financière de l'entreprise incompatible avec le caractère incitatif du dispositif légal susvisé ne peut être rattaché à aucune des conditions issues de l'article 217 undecies du CGI. Une telle décision se déduisait de la lecture du texte susvisé et on a peine à comprendre la persistance de l'administration fiscale à poursuivre un contentieux fiscal dans de telles circonstances car une question subsiste : quelle solution fiscale aurait été imposée aux contribuables si ces deux sociétés n'avaient pas eu les ressources financières pour faire valoir leur point de vue devant les juridictions administratives ?

  • BIC (provision) et TVA : respect des conditions de fond et du formalisme (CE 10° et 9° s-s-r., 28 mars 2012, n° 320470, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0169IHQ)

Une société a fait l'objet d'une vérification de comptabilité en 1999 portant sur les exercices clos de 1996 à 1998. A l'issue de cette procédure, des redressements ont été notifiés en matière d'impôt sur les sociétés et de TVA assortis de pénalités. Après le rejet de l'appel formé devant la cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 2ème ch., 11 juin 2008, n° 07PA03834, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9962D9T), la société contribuable intente un pourvoi en cassation. La Haute juridiction rappelle que les charges à payer sont portées au passif du bilan si elles présentent un caractère certain dans leur principe et dans leur montant. S'agissant des provisions, des conditions de forme et de fond doivent être souscrites : le droit fiscal, traditionnellement attaché au formalisme, exige une inscription en comptabilité et sur le tableau des provisions, même s'il n'y a qu'une seule provision constituée par l'entreprise (CE 9° et 7° s-s-r., 22 avril 1963, n° 57820, inédit au recueil Lebon, Dupont 1963, p. 458). De plus, les dispositions de l'article 39-1-5° du CGI et la jurisprudence subordonnent la déductibilité des provisions aux conditions de fond suivantes :
- seules peuvent être portées en charges et déduites du résultat imposable les sommes correspondant à des pertes ou charges qui ne seront supportées qu'ultérieurement par l'entreprise ;
- ces pertes ou ces charges sont nettement précisées quant à leur nature et susceptibles d'être évaluées avec une approximation suffisante. Ainsi, une assignation délivrée à une entreprise, afin de mettre en cause sa responsabilité civile, ne comportant aucun élément chiffré ne peut être considérée comme étant d'une approximation suffisante justifiant la constitution d'une provision (CAA Paris, 2ème ch., 28 mars 1995, n° 93PA01414, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2489BIZ). La jurisprudence reconnaît l'usage des statistiques, élaborées par un syndicat professionnel ou par l'entreprise elle-même, si elles sont pertinentes et fiables (CE 9° et 10° s-s-r., 14 février 2001, n° 189776, mentionné au recueil Lebon N° Lexbase : A8859AQ8). Telle est l'hypothèse d'une provision pour créances douteuses basée sur un pourcentage d'irrécouvrabilité issu des observations de l'entreprise. En revanche, pour un magasin de vêtements, le fait de constituer une provision à partir d'un taux identique de dépréciation à l'ensemble des collections sans distinction entre les vêtements "hommes", "femmes" et "enfants" ne répond pas aux exigences de la loi (CAA Nantes, 1ère ch., 3 mars 1998, n° 95NT01197, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9954BGR) ;
- elles apparaissent comme probables eu égard aux circonstances constatées à la date de clôture de l'exercice . Elles ne peuvent être éventuelles et les circonstances de fait et de droit ont un rôle déterminant dans chaque cas d'espèce. Ainsi, est probable le risque supporté par l'entreprise lors d'un recours contentieux initié par un tiers à son encontre, telle qu'une action prud'homale, par exemple ;
- elles se rattachent par un lien direct aux opérations de toute nature déjà effectuées à cette date par l'entreprise. Les pertes ou les charges résultent d'évènements en cours à la date de clôture de l'exercice mais le contribuable est libre (11) de doter l'intégralité de la provision ou de reporter cette décision sur un exercice ultérieur, toutes choses égales par ailleurs (CE 7° 8° et 9° s-s-r., 2 décembre 1977, n° 01247, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5203AZQ).

Au cas particulier, si aucune des pièces du dossier ne permet de justifier l'inscription de la provision, les sommes concernées ne peuvent être que réintégrées dans les résultats de la société contribuable : les éléments de fait jouent un rôle déterminant dans ce type de contentieux.

Sur le plan de la TVA, en application des dispositions de l'article 272 du CGI (N° Lexbase : L5504HWR), la TVA "perçue à l'occasion de ventes ou de services est imputée ou remboursée [...] lorsque ces ventes ou services sont par la suite résiliés ou annulés ou lorsque les créances correspondantes sont devenues définitivement irrecouvrables". Ce texte de loi, qui renvoie à l'article 271 du CGI (N° Lexbase : L0135IK9), précise bien que l'imputation ou la restitution est subordonnée à la justification de la rectification préalable de la facture initiale auprès de l'administration. Or, au cas d'espèce, après avoir constaté le caractère irrécouvrable d'une créance à l'encontre d'un autre garage pour un montant de 251 202 francs HT (38 295,50 euros) à la suite de sa liquidation judiciaire en juillet 1995, la société contribuable n'avait pas établi de facture rectificative. Par conséquent, elle ne pouvait prétendre imputer sur ses déclarations de TVA des mois de février et de mars 1997 la taxe ayant grevé ladite facture (v. également lorsqu'une entreprise fait l'objet d'une procédure collective : CAA Marseille, 4ème ch., 27 mai 2008, n° 05MA02576, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8961D9R ; CE 9° et 10° s-s-r., 28 juillet 2011, n° 318872, mentionné au recueil Lebon N° Lexbase : A8279HWK). On aurait pu considérer que cette exigence présentait un caractère formel permettant, en son absence, dès lors que les conditions de fond imposées par les textes sont remplies, de ne pas opposer au contribuable une impossibilité de se voir restituer ou d'imputer ladite taxe : la CJUE énonce que la seule inobservation d'une mesure formelle, alors que les exigences de fond sont satisfaites, ne suffit pas à faire obstacle au droit des contribuables en matière de TVA (CJUE, 27 septembre 2007, aff. C-146/05 N° Lexbase : A5696DYM). Toute la question est alors de déterminer ce qui relève du caractère formel ou d'une condition de fond. Les juges du fond nous offre une réponse : "l'exigence d'une facture rectificative ne constitue pas seulement une condition formelle du droit à restitution ; [qu']elle a pour objet de garantir le principe de neutralité de la taxe sur la valeur ajoutée et constitue un moyen de lutter contre la fraude et l'évasion fiscale" (CAA Marseille, 27 mai 2008 précité (12)).

Concernant la majoration pour mauvaise foi (aujourd'hui : manquement délibéré, CGI, art. 1729 N° Lexbase : L4733ICB ; instruction du 19 février 2007, BOI 13 N-1-07 N° Lexbase : X8206ADB), dont l'application était discutée par la contribuable, son maintien relève de l'appréciation souveraine des juridictions du fond, sauf dénaturation, dès lors que le caractère intentionnel est rapporté (v. notamment parmi une jurisprudence abondante : CE 3° et 8° s-s-r., 29 juillet 2002, n° 220728, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0739A47 ; CE 8° s-s., 5 novembre 2003, n° 247309, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0938DAY ; CAA Bordeaux, 3ème ch., 13 mars 2012, n° 10BX02014, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4992IGY) ; ce qui était le cas en l'espèce.


(1) "La loi de finances rectificative du 11 juillet 1986 (loi n° 86-824, de finances rectificative pour 1986 N° Lexbase : L3740HU3) a posé les grandes lignes des réductions d'impôt en faveur des investissements réalisés outre-mer. Ces aides fiscales ont ensuite été souvent modifiées, principalement par la loi de finances pour 2001, puis par la loi de programme pour l'Outre-mer, dite loi "Girardin" du 21 juillet 2003 ( loi n° 2003-660, de programme pour l'Outre-mer N° Lexbase : L0092BIA), et par la loi pour le développement économique des Outre-mer du 27 mai 2009, dite "LODEOM" (loi n° 2009-594 N° Lexbase : L2921IEW). La loi "Girardin" de juillet 2003 a élargi et rendu plus favorables les aides fiscales existantes. Celles relatives aux investissements en immobilier de logement ont ensuite été en partie réformées par la loi de mai 2009", Cour des comptes, Rapport public annuel 2012, p. 73 et s.
(2) "La loi "Girardin" permet aux contribuables domiciliés en France de réduire leur impôt sur le revenu à raison des investissements productifs qu'ils réalisent dans les quatre départements d'Outre-mer, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française, à Wallis-et-Futuna, à Mayotte, à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Saint-Barthélemy et à Saint-Martin. L'impôt acquitté l'année suivant l'investissement est diminué de 50 % de son montant, voire 60 % ou même 70 %, à condition notamment qu'il soit exploité par une entreprise exerçant une activité dans tout secteur sauf ceux explicitement exclus par la loi", Cour des comptes, Rapport public annuel 2012, op. cit., p. 74.
(3) Même punition s'agissant du crédit d'impôt recherche : le pourcentage de risque de contrôle fiscal est très élevé.
(4) A. Muller, Z. Berkous et Th. Breton, A l'ombre des niches fiscales, France 2, 24 novembre 2011.
(5) Cour des comptes, Rapport public annuel 2012, op. cit..
(6) C. Lachèvre, L'investissement défiscalisé outre-mer dans le collimateur, Le Figaro, 7 février 2012.
(7) "I. A. Les entreprises soumises à l'impôt sur les sociétés peuvent déduire de leurs résultats imposables une somme égale au montant des investissements productifs, diminuée de la fraction de leur prix de revient financée par une subvention publique, qu'elles réalisent dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion pour l'exercice d'une activité éligible en application du I de l'article 199 undecies B. La déduction est opérée sur le résultat de l'exercice au cours duquel l'investissement est réalisé, le déficit éventuel de l'exercice étant reporté dans les conditions prévues au I de l'article 209. [...]
III. - 1. Pour ouvrir droit à déduction, les investissements mentionnés au I réalisés dans les secteurs des transports, de la navigation de plaisance, de l'agriculture, de la pêche maritime et de l'aquaculture, de l'industrie charbonnière et de la sidérurgie, de la construction navale, des fibres synthétiques, de l'industrie automobile, ou concernant la rénovation et la réhabilitation d'hôtel, de résidence de tourisme et de village de vacances classés ou des entreprises en difficultés, ou qui sont nécessaires à l'exploitation d'une concession de service public local à caractère industriel et commercial doivent avoir reçu l'agrément préalable du ministre chargé du budget, après avis du ministre chargé de l'outre-mer. L'organe exécutif des collectivités d'outre-mer compétentes à titre principal en matière de développement économique est tenu informé des opérations dont la réalisation le concerne. L'agrément est délivré lorsque l'investissement :
a) Présente un intérêt économique pour le département dans lequel il est réalisé ; il ne doit pas porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou constituer une menace contre l'ordre public ou laisser présumer l'existence de blanchiment d'argent ;
b) Poursuit comme l'un de ses buts principaux la création ou le maintien d'emplois dans ce département ;
c) S'intègre dans la politique d'aménagement du territoire, de l'environnement et de développement durable ;
d) Garantit la protection des investisseurs et des tiers. L'octroi de l'agrément est subordonné au respect par les bénéficiaires directs ou indirects de leurs obligations fiscales et sociales et à l'engagement pris par ces mêmes bénéficiaires que puissent être vérifiées sur place les modalités de réalisation et d'exploitation de l'investissement aidé.

2. L'agrément est tacite à défaut de réponse de l'administration dans un délai de trois mois à compter de la réception de la demande d'agrément. Ce délai est ramené à deux mois lorsque la décision est prise et notifiée par l'un des directeurs des services fiscaux des départements d'outre-mer. Lorsque l'administration envisage une décision de refus d'agrément, elle doit en informer le contribuable par un courrier qui interrompt le délai mentionné au premier alinéa et offre la possibilité au contribuable, s'il le sollicite, de saisir, dans un délai de quinze jours, une commission consultative dont la composition, les attributions et le fonctionnement sont définis par décret. En cas de saisine, un nouveau délai d'une durée identique à celle mentionnée au premier alinéa court à compter de l'avis de la commission. La commission dispose, pour rendre cet avis, d'un délai ne pouvant excéder deux mois. Le délai mentionné au premier alinéa peut être interrompu par une demande de l'administration fiscale de compléments d'informations".
(8) "Les achats de poules pondeuses auxquels elle a procédé, à intervalles réguliers, au cours des années 1999, 2000, 2001 et 2002, [n'ont pas] eu d'autre objet que de renouveler sa capacité de production ; qu'ils ne revêtent donc pas le caractère d'un investissement productif au sens des dispositions de l'article 217 undecies du CGI précité" (CAA Bordeaux, 4ème ch., 17 décembre 2009, n° 08BX00961, inédit au recueil Lebon).
(9) "1 - L'opération est placée sous le régime de l'article 210 A du CGI ;
2 - Elle est justifiée du point de vue économique et obéit à des motivations principales autres que fiscales ;
3 - L'activité à l'origine des déficits dont le transfert est demandé doit être poursuivie pendant un délai minimal de trois ans. Les déficits sont transférés dans la limite de la plus importante des valeurs suivantes, appréciées à la date d'effet de l'opération :
- la valeur brute des éléments de l'actif immobilisé affectés à l'exploitation hors immobilisations financières ;
- la valeur d'apport de ces mêmes éléments
" (instruction du 21 août 2002, BOI 13 D-2-02 N° Lexbase : X2244ABQ).
(10) Nous précisons à nouveau que la cour administrative d'appel de Bordeaux a considéré que les poules pondeuses n'étaient pas un investissement au sens de l'article 217 undecies du CGI alors que l'administration fiscale les avait considérées comme tel ce qui explique que le seuil légal de 5 000 000 francs (762 245 euros) ait été dépassé.
(11) Comp. avec la législation commerciale et comptable : C. com., art. L. 123-20 (N° Lexbase : L5578AIG) et PCG, art. 312-2.
(12) "Considérant qu'il résulte de ce qui précède que l'exigence d'une facture rectificative ne constitue pas seulement une condition formelle du droit à restitution ; qu'elle a pour objet de garantir le principe de neutralité de la taxe sur la valeur ajoutée et constitue un moyen de lutter contre la fraude et l'évasion fiscale ; que contrairement à ce que soutient la société requérante et compte tenu de son objet, l'exigence d'une facture rectificative n'est pas superflue lorsque, comme en l'espèce, la société cliente est déclarée en liquidation judiciaire ; qu'ainsi, les dispositions précitées de l'article 272-1 du CGI ne contreviennent pas aux principes résultant de l'application des dispositions de l'article 11 C de la 6ème Directive-TVA (Directive 77/388/CE du Conseil du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de TVA : assiette uniforme N° Lexbase : L9279AU9), ni au principe communautaire de proportionnalité".

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QPC

[Jurisprudence] QPC : évolutions procédurales récentes - Janvier à Mars 2012

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N1731BTB

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par Mathieu Disant, Maître de conférences à l'Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris I) et membre du Centre de recherche en droit constitutionnel (CRDC)

Le 10 Mai 2012

La question prioritaire de constitutionnalité est à l'origine d'une jurisprudence abondante du Conseil constitutionnel comme du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation. Cette chronique trimestrielle, rédigée par Mathieu Disant, Maître de conférences à l'Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris I) et membre du Centre de recherche en droit constitutionnel (CRDC), s'attache à mettre en exergue les principales évolutions procédurales de la QPC, les apports au fond du droit étant, quant à eux, traités au sein de chacune des rubriques spécialisées de la revue de droit public. I - Champ d'application

A - Normes contrôlées dans le cadre de la QPC

1 - Notion de "disposition législative"

Le contrôle a posteriori souligne régulièrement son intérêt en complément du contrôle préventif. En témoigne la décision du 3 février 2012 (Cons. const., décision n° 2011-218 QPC, du 3 février 2012 N° Lexbase : A6685IB9), par laquelle le Conseil constitutionnel a censuré une disposition très récente qu'il n'avait pas examiné deux mois auparavant lors du contrôle a priori du texte qui la contient.

Au cours de la période considérée, le Conseil constitutionnel s'est plusieurs fois penché sur des dispositions législatives anciennes, passant au crible de la Constitution des institutions juridiques parfois séculaires, comme les règles de confiscation de marchandises saisies en douane qui trouvent leur origine dans les articles 1er et 5 du titre XII de la loi de l'Assemblée nationale constituante des 6 et 22 août 1791 (Cons. const., décision n° 2011-218 QPC, du 3 février 2012 N° Lexbase : A6685IB9), les règles de révocation des fonctions de maire qui remontent à la loi du 21 mars 1831, sur l'organisation municipale (Cons. const., décision n° 2011-210 QPC, du 13 janvier 2012 N° Lexbase : A1027IAB), l'action en réintégration d'actif qui prend racine dans le droit romain et qui a été recueillie dans le Code de commerce de 1807 (Cons. const., décision n° 2011-212 QPC, du 20 janvier 2012 N° Lexbase : A8706IAP), ou encore la possibilité de sanctionner pénalement la présence irrégulière d'un étranger sur le territoire national, ce qui est une constante depuis la IIIème République (Cons. const., décision n° 2011-217 QPC du 3 février 2012 N° Lexbase : A6684IB8).

On s'arrêtera sur la décision n° 2011-219 QPC du 10 février 2012 (Cons. const., décision n° 2011-219 QPC du 10 février 2012 N° Lexbase : A3098ICQ). Celle-ci prononce un non-lieu à statuer justifié par deux motifs complémentaires, l'un permettant de souligner à quel moment une disposition devient une disposition législative susceptible de faire l'objet d'une QPC, l'autre à quel moment celle-ci peut cesser de l'être.

Certaines dispositions contestées dans cette affaire n'avaient pas le caractère de dispositions législatives, tout du moins au moment du litige à l'occasion duquel la QPC a été posée. En effet, la QPC avait été en partie dirigée contre les dispositions d'une ordonnance non ratifiée au jour du prononcé de la décision du Conseil constitutionnel. Or, il est de jurisprudence constante que, tant qu'elle n'a pas été ratifiée, une ordonnance a le caractère d'un acte réglementaire (CE 9° et 10° s-s-r., 8 décembre 2000, n° 199072, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1489AIY, T. confl., 19 mars 2007, n° 3622 N° Lexbase : A7097DUE). De telles dispositions ne constituent donc pas des "dispositions législatives" au sens de l'article 61-1 de la Constitution (N° Lexbase : L5160IBQ), seules normes objet du contrôle effectué par le Conseil constitutionnel. Celui-ci ne pouvait que se déclarer incompétent (voir, déjà, Cons. const., décision n° 2011-152 QPC du 22 juillet 2011 N° Lexbase : A0628HW8, CE 2° et 7° s-s-r., 11 mars 2011, n° 341658, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1901G9B), l'appréciation de la conformité à la Constitution des dispositions réglementaires relevant de la compétence du juge du décret par le biais de l'exception d'illégalité.

La limpidité de cette distribution n'est pourtant pas totale en raison de ses incidences éventuelles. Se pose, notamment, la question de la faculté du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation de "redresser" dans leur champ de compétence de droit commun le "débat QPC" porté contre une ordonnance non ratifiée... Le problème n'est pas que technique, tant il s'agit d'évaluer la possibilité de translation du débat de constitutionnalité.

Quoi qu'il en soit, dans l'affaire n° 2011-219 QPC du 10 février 2012, le Conseil a rejeté la solution qui semble avoir été celle de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, et qui consistait à considérer que les dispositions en cause avaient seulement été codifiées par l'ordonnance. Il faut dire que les dispositions concernées étaient trompeusement précédées d'une "L." sous leur forme codifiée, ce qui ne fait qu'illustrer les complexités et autres chausse-trappes générées par les ordonnances de codification. Gare aux apparences !

2 - Statut de l'interprétation et de l'application de la loi

Au cours de la période étudiée, le Conseil constitutionnel a examiné, à plusieurs reprises, la disposition dont il était saisi telle qu'interprétée par la jurisprudence des juridictions ordinaires, que ce soit celle du Conseil d'Etat (Cons. const., décision n° 2011-210 QPC du 13 janvier 2012 N° Lexbase : A1027IAB), ou celle de la Cour de cassation (Cons. const., décision n° 2011-216 QPC du 3 février 2012 N° Lexbase : A6683IB7). La doctrine du droit vivant "à la française" trouve, ainsi, de nouvelles manifestations, désormais banalisées, quoique employées selon des modalités ou des degrés variables.

C'est ainsi qu'à été reprise l'interprétation jurisprudentielle de la Cour de cassation sur la nature et l'étendue du pouvoir conféré aux agents des douanes (Cons. const., décision n° 2011-214 QPC du 27 janvier 2012 N° Lexbase : A4118IB7), qu'est prise en compte la mise en oeuvre concrète du dispositif examiné (Cons. const., décision n° 2011-213 QPC du 27 janvier 2012 N° Lexbase : A4117IB4), ou que la disposition contestée est examinée selon la qualification que le juge retient de la mesure organisée (Cons. const., décision n° 2011-218 QPC du 3 février 2012 N° Lexbase : A6685IB9).

3 - Dispositions n'ayant pas déjà été déclarées conformes à la Constitution

N'est pas considéré comme ayant été "spécialement examiné" dans une précédente décision du Conseil constitutionnel un article qui n'a été mentionné dans les motifs que par voie de conséquence des déclarations de non-conformité auxquelles le Conseil procédait par ailleurs, sans examiner le contenu des dispositions critiquées par le requérant. Le Conseil confirme, ainsi, la lecture cumulative des critères prévus au 2° de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 (N° Lexbase : L0276AI3) (1) afin d'apprécier si son précédent examen vaut bien pour la disposition contestée en QPC (Cons. const., décision n° 2011-210 QPC du 13 janvier 2012 N° Lexbase : A1027IAB, confirmant l'arrêt de renvoi du Conseil d'Etat, CE 9° et 10° s-s-r., 24 octobre 2011, n° 348771, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8467HYA).

Pour renvoyer la question hyper-médiatique relative au dispositif des parrainages des candidats à l'élection présidentielle, édictées en 1976 et validées à l'époque par le Conseil constitutionnel, le Conseil d'Etat a admis un changement des circonstances, à la fois de droit et de fait. Il a considéré que les changements ayant affecté la vie politique et l'organisation institutionnelle du pays depuis cette date justifient que la conformité à la Constitution de l'exigence de publicité des parrainages soit à nouveau examinée (CE 2° et 7° s-s-r., 2 février 2012, n° 355137, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6657IB8). Cette appréciation n'a été que partiellement confirmée par le Conseil constitutionnel, qui n'a pas retenu l'existence d'un changement dans les circonstances de fait (Cons. const., décision n° 2012-233 QPC du 21 février 2012 N° Lexbase : A0369IDZ). La reconnaissance, dans cette décision du Conseil constitutionnel, d'un changement de circonstances de droit est de nature à inciter le juge de renvoi à moins de timidité en la matière.

4 - Applicabilité d'une disposition législative au litige

De façon implicite, et assez énigmatique, la Cour de cassation semble prendre en considération le caractère "résiduel" de l'applicabilité d'une disposition législative pour appuyer la justification du non renvoi d'une QPC portée à son encontre (Cass. QPC, 5 janvier 2012, n° 11-40.084, F-D N° Lexbase : A0301H9Z). Cette nuance, si tant est qu'elle ait un sens, ne repose sur aucun fondement précis.

Une disposition non entrée en vigueur ne saurait porter atteinte à un droit ou une liberté que la Constitution garantit et ne peut, par suite, faire l'objet d'une QPC. Il en est ainsi d'une disposition abrogée faute de l'intervention des dispositions réglementaires auxquelles son application était subordonnée (Cons. const., décision n° 2011-219 QPC du 10 février 2012 N° Lexbase : A3098ICQ). Il en va de l'effet utile de la procédure. Au cas précis, on peut considérer qu'un tel contrôle, qui porte davantage sur l'existence d'un effet juridique de la disposition que sur son applicabilité, se situe à la frontière de la règle prétorienne selon laquelle le Conseil constitutionnel ne remet pas en cause la décision du juge de renvoi en la matière (Cons. const., décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010 N° Lexbase : A6283EXY) .

B - Normes constitutionnelles invocables

1 - Notion de "droits et libertés que la Constitution garantit"

a) Droits et libertés individuels

Outre une confirmation de la définition stricte que retient le Conseil constitutionnel de la liberté individuelle garantie par l'article 66 de la Constitution (N° Lexbase : L1332A99), on relèvera que le droit de ne pas s'accuser est consacré au rang des droits et libertés invocables (Cons. const., décision n° 2011-214 QPC du 27 janvier 2012 N° Lexbase : A4118IB7). Ce droit trouve son fondement dans l'article 9 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1373A9Q), mais aussi, indirectement, dans son article 16 (N° Lexbase : L1363A9D), en tant que ce dernier fonde le droit de garder le silence.

Au cours de la période considérée, le Conseil a rendu une série de décisions qui clarifient la jurisprudence constitutionnelle sur le régime de protection du droit de propriété. Au terme d'une formulation légèrement innovante s'agissant de la distinction entre les branches du diptyque que forment les articles 2 (N° Lexbase : L1366A9H) et 17 (N° Lexbase : L1364A9E) de la Déclaration de 1789, le Conseil juge désormais "qu'en l'absence de privation du droit de propriété au sens de [l'article 17], il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi" (Cons. const., décision n° 2011-208 QPC du 13 janvier 2012 N° Lexbase : A1020IAZ). La solution a été immédiatement mise en application, aboutissant à trois reprises au rejet de la qualification de privation (Cons. const., décision n° 2011-209 QPC du 17 janvier 2012 N° Lexbase : A5323IAE, Cons. const., décision n° 2011-212 QPC du 20 janvier 2012 N° Lexbase : A8706IAP, Cons. const., décision n° 2011-215 QPC du 27 janvier 2012 N° Lexbase : A4119IB8).

Cette modification prend acte de l'évolution de la jurisprudence du Conseil. Elle a pour objet de souligner que toute privation de propriété ne relève pas nécessairement du champ de l'article 17 mais, le cas échéant, peut être envisagée sur le fondement de l'article 2. Autrement dit, l'article 17 ne s'applique pas à toutes les privations de propriété, mais seulement à celles qui devaient être regardées comme des privations "au sens de cet article". Au fond, la méthode employée par le Conseil dans l'exercice de son contrôle de proportionnalité sur ces terrains demeure inchangée.

b) Droits et libertés collectifs

Le principe de pluralisme des courants d'idées et d'opinions garanti par l'article 4 de la Constitution (N° Lexbase : L1300A9Z) est reconnu comme un droit et liberté invocable en QPC (Cons. const., décision n° 2011-4538 du 12 janvier 2012 N° Lexbase : A1064IAN, Cons. const., décision n° 2012-233 QPC du 21 février 2012 N° Lexbase : A0369IDZ).

c) Droits de procédure

Le Conseil a jugé que les exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 s'appliquent dans des litiges purement privés. Il en est, ainsi, du droit à un recours juridictionnel effectif et l'équilibre des droits des parties, qui se fondent sur les articles 6 (N° Lexbase : L1370A9M) et 16 de la Déclaration de 1789 (Cons. const., décision n° 2011-213 QPC du 27 janvier 2012 N° Lexbase : A4117IB4).

2 - Normes constitutionnelles exclues du champ de la QPC

Pour être recevable en QPC, on sait depuis la jurisprudence "Kimberly Clark" que le moyen tiré de ce que le législateur n'a pas pleinement exercé la compétence que lui attribue la Constitution doit être assorti d'une critique selon laquelle un droit ou une liberté que la Constitution garantit est affecté par cette incompétence négative (Cons. const., décision n° 2010-5 QPC du 18 juin 2010 N° Lexbase : A9571EZI). Les conditions posées sont cumulatives. S'agissant de la seconde condition, le Conseil d'Etat s'est clairement aligné sur cette solution, en jugeant que, "dès lors que la disposition législative en litige n'affecte pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit, le requérant ne peut utilement invoquer, au soutien de la question prioritaire de constitutionnalité qu'il soulève, la méconnaissance, par le législateur, de la compétence qui lui est confiée par l'article 34 de la Constitution" (CE 1° et 6° s-s-r., 8 février 2012, n° 354080, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A3417ICK).

II - Procédure devant les juridictions ordinaires

A - Instruction de la question devant les juridictions ordinaires et suprêmes

1 - Juridiction compétente

En application des dispositions de l'article 59 de la Constitution (N° Lexbase : L1324A9W), qui prévoit qu'il lui revient de statuer sur la régularité des élections législatives et sénatoriales, le Conseil constitutionnel s'est reconnu compétent pour examiner une QPC (Cons. const., décision n° 2011-4538 du 12 janvier 2012, préc.). Le Conseil revient, ainsi, sur sa jurisprudence antérieure en matière d'office du juge constitutionnel statuant en qualité de juge électoral. Dès lors, le Conseil peut examiner une QPC non pas seulement sur le fondement de l'article 61-1, mais aussi sur celui de l'article 59. Cette solution était attendue (2), tant les législateurs constituant et organique avaient, par leur silence, laissé au Conseil le soin d'en décider ainsi. L'esprit de la réforme constitutionnelle, comme le souci légitime d'assurer la cohérence du contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori, finissait de convaincre que la voie de droit QPC pouvait exister dans ce cas même sans texte express.

Du point de vue logique, plus qu'une simple extension, c'est presque une "autre" procédure QPC qui se trouve consacrée car la procédure de QPC de l'article 61-1 ne peut, par construction, trouver à s'appliquer telle quelle devant le Conseil constitutionnel juge de l'élection : un filtrage des questions par le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation n'est évidemment pas concevable. Cela permet de dévoiler que la QPC est fondamentalement un recours individuel en abrogation de la loi, et qu'elle peut aussi fonctionner sans filtre. Dans ce cas, sans méconnaître la dualité de l'office du Conseil, le contrôle se rapproche nécessairement de la voie d'exception : contrairement au contentieux QPC "normal", le Conseil connaît nécessairement des pièces de procédure relatives au litige au fond qu'il est tenu de trancher. Il s'agit, de façon inédite, d'un contrôle de l'exception d'inconstitutionnalité sur le modèle de la QPC. De sorte que, d'une certaine façon, le juge constitutionnel de l'élection est le seul juge jouissant d'une plénitude de compétence en la matière.

Du point de vue technique, si la procédure applicable au traitement des QPC dans ce cadre est identique pour l'essentiel, on notera que le Conseil n'a pas visé son règlement intérieur relatif au traitement des QPC, estimant que la procédure n'était pas intégralement applicable. Une telle prudence peut se justifier afin de prévenir les éventuels conflits entre ce règlement et celui applicable à la procédure suivie pour le contentieux de l'élection des députés et sénateurs. On regrette, en revanche, que les dispositions concernées ne soient aucunement précisées.

2 - Modalités d'examen de la question

Des observations présentées plus d'un mois à compter de la transmission de la QPC à la Cour de cassation ont été jugées irrecevables comme tardives (Cass. QPC, 4 janvier 2012, n° 11-90.106, F-D N° Lexbase : A0263H9M). La solution est d'autant plus rigoureuse que la Cour contrôle, par ailleurs, la précision et la cohérence de la motivation.

3 - Portée de la décision relative à la transmission et au renvoi de la question

La contestation d'un refus de renvoi n'est possible qu'à l'occasion d'un recours contre la décision au fond. La Cour de cassation précise, à cet égard, qu'une QPC concernant la même disposition législative ne peut être formulée qu'à l'occasion d'un recours contre la décision de cette juridiction réglant tout ou partie du litige (Cass. QPC, 17 janvier 2012, n° 11-90.112, F-P+B N° Lexbase : A1530IBB). De son côté, le Conseil d'Etat retient que l'autorité de la chose jugée d'une décision de non renvoi s'oppose à ce qu'à l'occasion d'un litige opposant les mêmes parties, une nouvelle QPC portant sur la conformité des mêmes dispositions législatives aux mêmes dispositions constitutionnelles soit posée, alors même que les requérants présentent une argumentation différente (CE 4° et 5° s-s-r., 3 février 2012, n° 354068, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6903IBB).

Par ailleurs, l'actualité jurisprudentielle conduit à rappeler les textes, clairs, qui fixent les délais imposés aux juridictions de renvoi pour statuer sur une QPC. Aux termes des articles 23-4 et 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 précitée, elles doivent se prononcer sur le renvoi dans un délai de trois mois. Conformément à la dernière phrase de l'article 23-7, "si le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation ne s'est pas prononcé dans les délais prévus aux articles 23-4 et 23-5, la question est transmise au Conseil constitutionnel". L'ordonnance reste, toutefois, silencieuse sur les modalités de transmission de la QPC en cas d'expiration, ce qui laisse de façon générale au Conseil constitutionnel une large marge de manoeuvre.

Le Conseil est, toutefois, soucieux d'éviter d'apparaître, en droit et en fait, comme une instance d'appel des décisions de non renvoi prises par les juridictions suprêmes. C'est en ce sens qu'il faut lire la décision n° 2012-237 QPC du 15 février 2012 (Cons. const., décision n° 2012-237 QPC du 15 février 2012 N° Lexbase : A3861ICY) portant sur une demande de saisine directe du Conseil constitutionnel. Une application littérale des textes aurait pu conduire le Conseil à s'estimer valablement saisi de la QPC, dès lors que le juge de renvoi n'a pas statué dans le délai de trois mois à compter de sa saisine. Mais le Conseil a privilégié une lecture fonctionnelle, sinon pragmatique, de l'article 23-7.

L'affaire n° 2012-237 QPC présentait une particularité qui y concourrait fortement. En effet, à l'occasion d'une procédure parallèle, la Cour de cassation s'était prononcée dans les délais requis sur une seconde QPC portée à l'encontre des mêmes dispositions, pour les mêmes motifs, par le même requérant, et que la Cour a refusé de renvoyer par une décision rendue avant l'expiration du délai de trois mois à compter de la première saisine. Dans de telles conditions, on aurait difficilement compris, sauf à adopter une démarche excessivement formaliste (quoique justifiable en pur droit), que le Conseil ne tienne pas compte de cette décision de non-renvoi. On ne sait pas avec exactitude si toutes ces conditions doivent être réunies pour qu'une décision de non renvoi puisse ainsi être jugée comme transposable à une autre. Le bénéfice de l'autorité de chose non renvoyée ne paraît pas se cantonner à l'identité matérielle des deux QPC. On retiendra au moins que le Conseil constitutionnel considère que la réponse donnée en temps utile à la seconde QPC doit implicitement mais nécessairement valoir pour la première. Une décision de non renvoi peut, ainsi, en cacher une autre.

B - Le filtre du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation

Le Conseil d'Etat a jugé que l'invocation du dernier alinéa de l'article 4 de la Constitution (N° Lexbase : L1300A9Z), qui prévoit depuis 2008 que la loi "garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation", constitue une question nouvelle justifiant son examen par le Conseil constitutionnel (CE, 2 février 2012, n° 355137, préc.). Il convient d'observer que le Conseil d'Etat ne fait pas expressément référence au fait que le Conseil constitutionnel n'ait pas eu à se prononcer sur la portée de cette disposition, bien que cette circonstance soit ici confortative.

III - Procédure devant le Conseil constitutionnel

A - Etendue de l'examen du Conseil constitutionnel

Sans apporter une solution nouvelle, la décision n° 2011-214 QPC du 27 janvier 2012 (Cons. const., décision n° 2011-214 QPC du 27 janvier 2012 N° Lexbase : A4118IB7) mérite l'attention car, pour la première fois, le Conseil était conduit à statuer, dans une même décision, sur deux versions successives d'un même texte. Il a opéré son contrôle de l'article 65 du Code des douanes dans ses rédactions antérieure (N° Lexbase : L5657H9E) et postérieure à une modification intervenue au cours de la période d'application de la disposition au requérant. Et il a considéré, au cas présent, que les deux modifications textuelles n'avaient d'incidence ni sur l'examen des griefs, ni sur le contrôle de constitutionnalité à opérer, précision qui figure dans la décision.

A défaut de précision, dans la décision de renvoi, de la version applicable des textes contestés par la QPC, il incombe, en tout état de cause, au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la dernière version applicable. C'est là un principe désormais bien acquis : le Conseil écarte la possibilité d'examiner d'autres dispositions que celles jugées applicables au litige. Aussi, faute de précision sur ce point par la Cour de cassation, le Conseil est conduit à s'intéresser au litige en cause et à statuer sur la question de la loi applicable au litige dans des conditions qui s'imposent aux juridictions saisies du litige (Cons. const., décision n° 2012-227 QPC du 30 mars 2012 N° Lexbase : A8574IGN). A cette fin, il fait application du droit commun de l'application de la loi dans le temps.

B - Effets dans le temps des décisions du Conseil constitutionnel

1 - Application immédiate aux instances en cours

Dans la décision n° 2011-212 QPC du 20 janvier 2012 précitée, le Conseil constitutionnel a validé un mécanisme de réintégration d'actif que les spécialistes des procédures collectives connaissent sous l'appellation de "présomption mucienne". Ce dispositif très dérogatoire au droit civil prévoit l'inclusion dans l'actif d'un débiteur faisant l'objet d'une procédure collective de certains biens dont son conjoint est propriétaire. S'il n'a pas remis en cause cette action dans son principe, le Conseil a estimé que, faute d'encadrement suffisant par le législateur, les dispositions législatives contestées portaient une atteinte disproportionnée au droit de propriété. Or, il fait produire à l'abrogation un effet immédiat en application de la règle selon laquelle, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la QPC et la disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut plus être appliquée. Ainsi, il a été jugé que l'abrogation prend effet à compter de la publication de la décision et qu'elle est applicable à toutes les instances non jugées définitivement à cette date. Cette solution est, en elle-même, inattaquable car elle résulte, qu'on l'approuve ou qu'on le déplore, d'une appréciation purement discrétionnaire de la part du Conseil. Il lui revient d'apprécier, au regard des exigences de sécurité juridique, de l'intérêt général, des objectifs du législateur et de l'intérêt des justiciables, s'il convient de maintenir temporairement en vigueur la disposition législative inconstitutionnelle afin de laisser au législateur le soin de la corriger, ou de l'abroger avec effet immédiat. La mise en oeuvre du standard des "conséquences manifestement excessives" qui auraient découlé de l'application immédiate de l'abrogation est une affaire contingente, et le Conseil n'explicite que rarement les justifications qui ont commandé sa décision sur ce point. Or, la position du Conseil dans l'affaire rapportée peut paraître surprenante : alors que le mécanisme législatif n'est pas en lui-même vicié, le Conseil constitutionnel ne diffère pas l'abrogation afin de laisser au législateur un délai pour corriger, par retouche des modalités et conditions du régime législatif en cause, l'inconstitutionnalité soulevée. Cela peut être perçu comme une invitation, en toute opportunité, à choisir un nouveau régime de réunion d'actif. Quoi qu'il en soit, le Conseil préserve la marge de manoeuvre dont il dispose dans la modulation dans le temps des effets de ses décisions.

On signalera, par ailleurs, deux décisions qui illustrent la possibilité que des effets pour le passé soient prévus ou induits. Dans sa décision n° 2011-211 QPC du 27 janvier 2012 (Cons. const., 27 janvier 2012, décision n° 2011-211 QPC N° Lexbase : A4116IB3), le Conseil a jugé inconstitutionnelle une disposition prévoyant, en matière de discipline des notaires, une sanction d'interdiction définitive d'inscription sur les listes électorales. Comme il en a jugé s'agissant de l'article L. 7 du Code électoral (N° Lexbase : L2506AA3) (Cons. const., décision n° 2010-6/7 QPC, 11 juin 2010 N° Lexbase : A8020EYP), le Conseil a précisé qu'à compter de la présente décision, tous les condamnés à la destitution ayant été radiés des listes électorales sur le fondement de l'alinéa déclaré inconstitutionnel peuvent demander leur réinscription sur ces listes. La disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut plus être appliquée, y compris pour les faits antérieurs au prononcé de la décision. Dans sa décision n° 2011-218 QPC du 3 février 2012 ( Cons. const., décision n° 2011-218 QPC, du 3 février 2012 N° Lexbase : A6685IB9), le Conseil constitutionnel précise que la déclaration d'inconstitutionnalité de dispositions du Code de justice militaire prévoyant une perte automatique de grade consécutive à certaines condamnations, non seulement est applicable à toutes les instances en cours, mais peut aussi être invoquée à l'occasion de recours en annulation qui seraient formés, après la publication de la décision, à l'encontre de dispositions prises sur le fondement des dispositions déclarées inconstitutionnelles.

2 - Modulation dans le temps des effets de la décision

Dans sa décision n° 2011-208 QPC du 13 janvier 2012 (Cons. const., décision n° 2011-208 QPC du 13 janvier 2012 N° Lexbase : A1020IAZ), après avoir rappelé que les dispositions de l'article 374 du Code des douanes (N° Lexbase : L5837ISY) permettent à l'administration des douanes de poursuivre, contre les conducteurs ou déclarants, la confiscation des marchandises saisies sans être tenue de mettre en cause les propriétaires de celles-ci, même s'ils lui seraient indiqués, le Conseil a jugé "qu'en privant ainsi le propriétaire de la faculté d'exercer un recours effectif contre une mesure portant atteinte à ses droits, ces dispositions méconnaissent l'article 16 de la Déclaration de 1789". Quant à l'article 376 du même code (N° Lexbase : L5837ISY), qui prévoit une interdiction de revendication "en toute hypothèse" des biens saisis ou confisqués, le Conseil juge qu'il porte une atteinte disproportionnée au droit de propriété, ce dernier terrain absorbant, dans le raisonnement retenu, le droit d'agir en justice ou le droit à un procès équitable. Le Conseil reporte au 1er janvier 2013 l'abrogation de ces deux articles, date qui tient évidemment compte du calendrier électoral. Là encore, l'opportunité d'un tel report pourrait de prime abord être discutée, dans la mesure où sont ici en cause non des dispositions substantielles, mais des droits procéduraux du justiciable. Faute d'indications en ce sens, on ne discerne pas nettement les justifications précises de cette restriction. Vraisemblablement, le Conseil a souhaité laisser au législateur le soin de revoir le régime de la confiscation douanière, et d'apprécier, notamment, s'il y a lieu de légiférer pour remplacer les dispositions déclarées contraires à la Constitution. Le report ad futurum paraît d'autant plus raisonnable que la déclaration d'inconstitutionnalité laisse au législateur une large marge d'intervention.


(1) Qu'il nous soit permis de renvoyer à nos obs., Droit de la question prioritaire de constitutionnalité, Lamy, Axe droit, 2011, n° 217 et s.
(2) Not. nos obs., Droit de la question prioritaire de constitutionnalité, Lamy, Axe droit, 2011, n° 174.

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Rupture du contrat de travail

[Jurisprudence] Affaire "Vivéo" : salutaire retour à l'orthodoxie

Réf. : Cass. soc., 3 mai 2012, n° 11-20.741, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5065IKS)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 10 Mai 2012

Le public est aujourd'hui devenu friand des grandes affaires judiciaires et attend les nouveaux épisodes avec impatience (1), quitte à être un peu déçu par l'épilogue. Ceux qui espéraient de l'affaire "Vivéo" une révolution quai de l'Horloge en seront pour leurs frais car la chambre sociale de la Cour de cassation, dans son arrêt du 3 mai 2012, confirme que la nullité du plan de sauvegarde de l'emploi ne peut être prononcée sous le prétexte que les licenciements seraient dépourvus de motif économique (I). La solution est heureuse, à maints égards (II).
Résumé

Cass. soc., 3 mai 2012, n° 11-20.741, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5065IKS)

Seule l'absence ou l'insuffisance du plan de sauvegarde de l'emploi soumis aux représentants du personnel entraîne la nullité de la procédure de licenciement pour motif économique.

La procédure de licenciement ne peut être annulée en considération de la cause économique de licenciement, la validité du plan étant indépendante de la cause du licenciement.

I - Défaut de motif économique des licenciements et sort du plan de sauvegarde de l'emploi

Problématique juridique. L'article L. 1235-10 du Code du travail (N° Lexbase : L6214ISX) dispose que "dans les entreprises d'au moins cinquante salariés, lorsque le projet de licenciements concerne au moins dix salariés dans une même période de trente jours, la procédure de licenciement est nulle tant que le plan de reclassement des salariés prévu à l'article L. 1233-61 (N° Lexbase : L6215ISY) et s'intégrant au plan de sauvegarde de l'emploi n'est pas présenté par l'employeur aux représentants du personnel, qui doivent être réunis, informés et consultés".

L'affaire "Vivéo" (2), fortement médiatisée bien au-delà du cercle des spécialistes de droit du travail (3), posait clairement la question du pouvoir qui serait reconnu au juge d'annuler une procédure de licenciement régulière en la forme lorsqu'il apparaît que le motif économique invoqué par l'employeur ferait défaut (4).

Les faits. A la suite du rachat de la société Vivéo par l'un de ses concurrents, celle-ci a initié la procédure d'information/consultation de son comité d'entreprise concernant un projet de restructuration comportant la suppression de 64 des 180 emplois existant dans la société.

Une procédure en référé a été engagée par le comité d'entreprise aux fins d'obtenir la suspension de la procédure de licenciement en cours, mais n'a pas abouti, tout comme la demande au fond visant à l'annulation de la procédure de licenciement collectif. Pour les premiers juges, en effet, "il n'appartient pas au juge, saisi de la nullité de la procédure de licenciement pour violation des dispositions légales de l'article L. 1235-10 du Code du travail, d'apprécier dans le cadre de cette action, les motifs économiques invoqués par l'employeur".

C'est ce jugement qui été réformé par la cour d'appel de Paris qui a admis la nullité de la procédure, et des licenciements subséquents, après avoir considéré que l'absence de motif économique "vide de sa substance cette consultation et prive de fondement légal le projet économique du chef d'entreprise (et) que conclure le contraire reviendrait à ôter à l'intervention des représentants du personnel le sens et la portée des prérogatives que le législateur a entendu leur confier", "qu'il ne peut y avoir d'information et de consultation que loyale et complète, en application des dispositions des articles L. 2323-3 (N° Lexbase : L2725H9S) et L. 2323-4 (N° Lexbase : L2727H9U) du Code du travail ; qu'une consultation sur un projet, présentant comme existant un motif économique, en réalité défaillant, ne peut caractériser une consultation conforme au voeu du législateur; que celui-ci aurait manqué à la logique la plus élémentaire s'il avait entendu prévoir la nullité de la procédure de licenciement, en cas d'absence de plan de reclassement, sans avoir voulu la même nullité, lorsque c'est le fondement même de ce plan et l'élément déclenchant de toute la procédure qui est défaillant", "que la lecture de l'article L 1235-10 du Code du travail ne peut donc se faire qu'à la lumière, à la fois, des règles de droit commun -selon lesquelles pour qu'un acte soit valable, il doit respecter les prescriptions légales et des dispositions particulières régissant, dans le Code du travail, les relations du chef d'entreprise et des institutions représentatives du personnel".

L'affaire avait été appelée à l'audience mais à la suite d'une bévue de l'avocat général, qui avait confessé avoir mené quelques consultations "ciblées" qui ne figuraient pas au dossier, l'audience avait été renvoyée afin que la solution ne souffre d'aucune contestation au regard des exigences du procès équitable (5), ce dont on pouvait déduire la volonté de la Haute juridiction de prononcer une cassation irréprochable. On ne sera donc pas surpris par la censure de cet arrêt dans la décision du 3 mai 2012 prononcée pour violation de l'article L. 1235-10 du Code du travail.

La cassation. Pour justifier la cassation, la Haute juridiction commence par affirmer que "seule l'absence ou l'insuffisance du plan de sauvegarde de l'emploi soumis aux représentants du personnel entraîne la nullité de la procédure de licenciement pour motif économique", puis poursuit en indiquant que "la procédure de licenciement ne peut être annulée en considération de la cause économique de licenciement, la validité du plan étant indépendante de la cause du licenciement".

Cette solution est parfaitement conforme au principe de distinction entre le fond (la justification) et la forme (la procédure du plan de sauvegarde de l'emploi) et doit être approuvée.

II - Le respect heureusement orthodoxe de la distinction entre fond et forme

Une solution prévisible. Selon le communiqué relatif à l'arrêt publié sur le site internet de la Cour de cassation (6), la Chambre sociale de la Cour de cassation se situe ici "dans la ligne de nombreux précédents" et la délimitation ainsi opérée "du champ de la nullité résulte de la prise en compte de la volonté du législateur".

La solution était, en effet, éminemment prévisible compte tenu des termes mêmes des précédentes décisions rendues par la Cour de cassation en la matière.

Si on sait, depuis l'arrêt "Siétam", qu'il y a lieu d'assimiler à l'absence de présentation du plan l'insuffisance de celui-ci (7) et que la nullité du plan entraîne celle des licenciements prononcés dans son prolongement (8), on sait également que la Cour de cassation s'est efforcée de circonscrire étroitement les cas de nullité du plan aux seules hypothèses expressément visées par le texte, excluant que cette sanction radicale puisse s'appliquer à des "simples irrégularités" procédurales (9), à "l'absence d'information du salarié en temps utile sur les diverses mesures contenues dans le plan de sauvegarde de l'emploi [qui le] prive celui-ci de toute pertinence" (10), au défaut d'affichage du plan social dans les conditions prévues par l'article L. 1233-49 du Code du travail (N° Lexbase : L1212H9R) (11), ou au non-respect de "l'engagement unilatéral [...] de limiter le nombre de licenciements pendant une période déterminée [...] si le plan comporte des mesures d'accompagnement suffisantes". Dans toutes ces affaires où la Cour de cassation a refusé de prononcer la nullité des licenciements, l'argumentation est toujours la même et la Haute juridiction affirme "que seule l'absence ou l'insuffisance du plan de sauvegarde de l'emploi entraîne la nullité de la procédure de licenciement". Les salariés pourront donc "uniquement" obtenir la suspension de la procédure "si celle-ci n'est pas terminée", ainsi que la réparation du préjudice subi (13).

S'agissant singulièrement de l'absence de motif économique ou du caractère insuffisant des motifs invoqués par l'employeur, les salariés pourront obtenir l'indemnité sanctionnant l'absence de cause réelle et sérieuse (14). La même solution a été retenue s'agissant de la méconnaissance de l'obligation individuelle de reclassement (15).

En affirmant, dans cet arrêt "Vivéo", que "seule l'absence ou l'insuffisance du plan de sauvegarde de l'emploi soumis aux représentants du personnel entraîne la nullité de la procédure de licenciement pour motif économique", la Cour de cassation ne dit donc pas autre chose.

Une solution justifiée en droit. La Cour de cassation ne s'est pas ici uniquement contentée de reprendre sa jurisprudence antérieure ; elle livre, en effet, un élément de justification supplémentaire : "la procédure de licenciement ne peut être annulée en considération de la cause économique de licenciement, la validité du plan étant indépendante de la cause du licenciement".

On ne pourra qu'être d'accord avec cette affirmation (16).

La distinction du motif du licenciement et de la validité de la procédure de licenciement est au coeur du droit du licenciement économique depuis toujours. On en voudra pour preuve que jusqu'à la recodification du Code du travail intervenue en 2007, les règles relatives à la justification du licenciement (i.e. à la cause réelle et sérieuse) et celle de la validité de la procédure du licenciement pour motif économique, singulièrement celle du plan de sauvegarde de l'emploi figuraient dans des livres distincts du Code du travail. Depuis 2007, et pour des raisons pédagogiques, l'exigence de justification a été reprise dans le chapitre consacré au licenciement pour motif économique, où elle coexiste avec le régime procédural (17), mais dans des sections clairement distinctes.

Cette différence de nature entre la justification et la forme exclut donc d'étendre les sanctions de l'une à l'autre. Or, un simple regard sur l'article L. 1235-10 du Code du travail suffira à s'en convaincre : c'est bien l'obligation de présenter aux représentants du personnel un plan de reclassement qui est sanctionnée, et non l'obligation de justifier les licenciements ou de reclasser individuellement les salariés.

Certes, la Cour de cassation a, depuis 2001 (18), ouvert une brèche dans le principe selon lequel il n'y a pas de "nullité sans texte", auquel s'est d'ailleurs référé le Conseil constitutionnel en 2002 lors de l'examen de la loi de modernisation sociale (19), lorsque le licenciement porte atteinte à une liberté fondamentale d'un salarié. On sait, toutefois, que la Cour de cassation n'a consacré depuis qu'un seul cas de nullité "virtuelle" et encore pour assurer l'effectivité de la protection d'une liberté individuelle, la "liberté fondamentale de la défense" (20). En refusant de consacrer une nouvelle hypothèse de nullité, que celle-ci soit fondée sur une interprétation extensive de l'article L. 1235-10 du Code du travail, ou sur la nécessité de sanctionner efficacement les atteintes aux libertés, la Cour de cassation montre aussi qu'elle n'entend pas se laisser déborder par des initiatives venant des juridictions du fond.

La vraie fausse question de l'opportunité et de la cohérence du régime du licenciement. Ce n'est pas parce qu'on constate que la solution est conforme à la doctrine de la Cour de cassation et que l'interprétation de l'article L.1235-10 est fidèle à sa lettre et à son esprit qu'il est interdit de s'interroger sur l'opportunité de l'absence de nullité des licenciements, dans cette hypothèse, de chercher, avec d'autres, les moyens d'y parvenir (21), ainsi que sur la cohérence d'ensemble du régime des sanctions dans le droit du licenciement.

Bien entendu, il pourrait sembler préférable, en terme d'efficacité des sanctions, de privilégier la nullité sur la simple indemnisation car le marteau sera toujours plus efficace pour écraser la mouche que la tapette. Bien entendu, on s'étonnera que le législateur protège finalement mieux les prérogatives des comités d'entreprise, et leur droit à consultation, que celles des salariés et leur droit à la justification du licenciement.

Tout cela est parfaitement juste, mais ce n'est pas à la Cour de cassation qu'il appartient de construire le régime du licenciement, mais au Législateur et aux partenaires sociaux, et on ne pourra que se féliciter de la modestie du rôle de la Haute juridiction en cette occasion.

La vraie question de la cohérence de la politique jurisprudentielle de la Cour de cassation. Si la question de la cohérence globale du droit du licenciement excède très largement le cadre du débat portant sur l'interprétation de l'article L. 1235-10 du Code du travail, celle relative à la cohérence dans la politique jurisprudentielle de la Cour de cassation est tout à fait d'actualité, car il s'agit ici de se pencher sur la marge interprétative que se reconnaît la Haute juridiction dans l'application du Code du travail.

A première vue, il n'y a ici rien à redire car, comme cela a été souligné par la Cour elle-même au travers son communiqué de presse, la solution s'insère harmonieusement dans la jurisprudence existante relative au régime du plan de sauvegarde de l'emploi.

Reste que la fermeté affichée ici dans la séparation des questions de fond (la justification) et procédurales (la mise en place du plan de sauvegarde de l'emploi) tranche singulièrement avec d'autres contentieux dans lesquels les frontières sont moins étanches et la Haute juridiction plus encline à privilégier l'efficacité de la sanction sur la rectitude du raisonnement. Faut-il rappeler les principales "audaces" de la Haute juridiction qui a, pour commencer, tiré de l'ancien article L. 321-4-1 du Code du travail (N° Lexbase : L8926G7Q), siège historique du plan de sauvegarde de l'employeur, le principe selon lequel la nullité de la "procédure" entraîne celle des licenciements (22) ? Faut-il rappeler l'antique jurisprudence qui veut que l'insuffisance de motivation de la lettre de licenciement prive celui-ci de cause réelle et sérieuse (23), tout comme la non-consultation d'une instance conventionnelle destinée à donner un simple avis sur la justification du licenciement (24) ? Faut-il, enfin, passer sous silence la jurisprudence initiée en 2001 par laquelle la Haute juridiction s'autorise à consacrer de nouveau cas de nullité des licenciements pour sanctionner la violation d'une liberté fondamentale (25) ?

Dans toutes ces affaires, la Haute juridiction a choisi de sauter allégrement la frontière qui sépare le fond de la procédure et ce pour rendre les sanctions plus efficaces. Ne pourrait-on pas, dès lors, attendre de la Cour de cassation qu'elle s'en tienne, autant qu'il est possible, à l'interprétation stricte de la loi, ailleurs comme ici, et qu'elle revienne sur certaines de ces interprétations, laissant alors au législateur assumer les responsabilités qui sont, ou devraient être, les siennes ?


(1) Sur ce phénomène : F. Champeaux et S. Foulon, Dernier recours, Seuil, 2012, p. 304.
(2) CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 12 mai 2011, n° 11/01547 (N° Lexbase : A5778HRG) ; V. les obs. Affaire "Vivéo" : quelles conséquences pour l'absence de motif économique d'un projet de licenciement collectif ? Questions à Maître Claire Fougea, Lexbase Hebdo n° 477 du 15 mars 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N0746BTS) ; F. Champeaux, SSL, 2011, n° 1493.
(3) Parmi les nombreux commentaires, G. Couturier, Nullités du licenciement : les audaces de la Cour d'appel de Paris, SSL, 2011, n° 1509 ; A. Lyon-Caen, Dr. ouvr., 2011, p. 537 ; P. Lokiec, PSE. De l'inexistence... ; TGI Nanterre, 21 octobre 2011, n° 11/7214, 11/7607 (N° Lexbase : A1706H4X) ; SSL, 2011, n° 1511 ; SSL, 2012, p. 1532 ; S. Béal, L'arrêt "Vivéo" ou la dernière étape d'une trilogie infernale !, JCP éd. S, 2012, n° 1065 ; C. Fougea, Nullité de la consultation du CE en raison du défaut de cause économique, JCP éd. S, 2011, n° 1389 ; B. Boubli, Gaz. Pal., 17 décembre 2011, n° 351, p. 20 ; CA Reims, ch. civ., 3 janvier 2012, n? 11/00 337 (N° Lexbase : A9340H8G), G. Auzero, A la recherche d'un fondement juridique à la nullité de la procédure de licenciement pour défaut de motif économique, Lexbase Hebdo n° 469 du 19 janvier 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N9719BSR).
(4) Compte tenu de la manière dont l'arrêt répond au problème posé (distinction du motif et de la procédure, infra) il importe peu ici de distinguer le défaut de motif économique (le motif invoqué n'est pas économique, il est par exemple purement financier) et l'absence de cause réelle et sérieuse (le licenciement repose sur des difficultés économiques mais celles-ci ne sont pas suffisamment sérieuses pour justifier le licenciement) puisque dans l'un et l'autre cas la sanction n'atteindra pas le plan de sauvegarde de l'emploi.
(5) Sur cet épisode, F. Champeaux, SSL, 2012, n° 1529.
(6) Communiqué de la Cour de cassation, relatif à l'arrêt du 3 mai 2012 n° 11-20.741 de la Chambre sociale.
(7) Cass. soc., 16 avril 1996, n° 93-15.417 (N° Lexbase : A3972AAD).
(8) Cass. soc., 13 février 1997, n° 96-41.874 (N° Lexbase : A4174AAT), P.-H. Antonmattei, La nullité du licenciement pour motif économique consécutive à la nullité du plan social, RJS, 1997, p. 155 ; M.-F. Bied-Charenton, La réintégration... à grands pas...?, Dr. ouvr., 1996, p. 293 ; B. Bossu, La sanction d'un plan social non conforme aux dispositions légales, Dr. soc., 1996, p. 383 ; G. Couturier et J. Pelissier, Nullité du plan social, SSL, n° 829, 3 mars 1997 ; G. Couturier, La théorie de la nullité dans la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation, Mélanges J. Ghestin, LGDJ, 2001, p. 273, spéc., p. 284-285 ; T. Grumbach, Encore une fois sur les arrêts La Samaritaine, Dr. soc., 1997, p. 331 ; P. de Caigny, Insuffisance du plan social, nullité de la procédure et nullité des licenciements, Dr. soc., 1997, p. 249.
(9) Cass. soc., 11 janvier 2007, n° 05-10.350, FS-P+B (N° Lexbase : A4802DTZ), V. les obs. Ch. Willmann Licenciement économique collectif : régime des sanctions pour irrégularité de procédure consultative, Lexbase Hebdo n° 245 du 25 janvier 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N8135A98).
(10) Cass. soc., 25 juin 2008, n° 07-41.065, F-P+B (N° Lexbase : A3739D9D), V. les obs. S. Martin-Cuenot, Sanction de l'information tardive des salariés sur le contenu du plan de sauvegarde de l'emploi , Lexbase Hebdo n° 313 du 17 juillet 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N6486BGC).
(11) Cass. soc., 9 mai 2000, n° 98-20.588 ((N° Lexbase : A9368AT7), G. Couturier, Dr. soc., 2000, 789.
(12) Cass. soc., 25 novembre 2003, n° 01-17.501, publié (N° Lexbase : A2101DA3) ; J. Savatier, Dr. soc., 2004, p. 166 ; J. Mestre et B. Fages, RTD civ., 2004, p. 733-734. Dans le même sens : CA Aix-en-Provence, 18ème ch., 7 septembre 2010, n° 08/19698 (N° Lexbase : A8669E8L).
(13) Cass. soc., 9 mai 2000, préc. ; Cass. soc., 11 janvier 2007, préc. ; Cass. soc., 25 juin 2008, préc. ; Cass. soc., 25 novembre 2003, préc..
(14) Cass. soc., 17 mars 1999, n° 97-40.515 (N° Lexbase : A4688AGQ).
(15) Cass. soc., 26 février 2003, n° 01-41.030, F-P (N° Lexbase : A2923A7E).
(16) Même les auteurs qui avaient proposé des solutions pour priver d'effet dans cette hypothèse les licenciements avaient souligné que la thèse de la nullité ne pouvait être sérieusement défendue : ainsi P. Lokiec, préc..
(17) C. trav., art. L. 1233-2 (N° Lexbase : L8307IAW).
(18) Cass. soc., 13 mars 2001, n° 99-45.735 (N° Lexbase : A0149ATP), C. Roy-Loustaunau, Dr. soc., 2001, p. 1117.
(19) Cons. constit., décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 (N° Lexbase : A7588AXC), X. Prétot, Dr. soc., 2002, p. 244 ; J.-E. Ray, Liaisons sociales Magazine, mai 2002, n° 32, p. 56 ; Dr. ouvrier, 2002, n° 642, p. 44, B. Mathieu, p. 161, chron. G. Lyon-Caen ; P.-H. Antonmattéi, RJC, 2002, p. 115.
(20) Cass. soc., 28 mars 2006, n° 04-41.695, FS-P+B (N° Lexbase : A8616DNG) ; v. nos obs., Chaud et froid sur la protection du principe "à travail égal, salaire égal", Lexbase Hebdo n° 295 du 6 mars 2008 - édition sociale et les décisions citées (N° Lexbase : N3474BEE).
(21) P. Lokiec, préc. ; G. Auzero, préc..
(22) Jurisprudence "La Samaritaine" (Cass. soc., 13 février 1997, n° 96-41.874 et n° 96-41.875 N° Lexbase : A4174AAT), extrêmement discutée à l'époque. Lire ainsi l'échange (préc.) entre G. Couturier et J. Pélissier dans les colonnes de la SSL où se dessinait nettement l'opposition des logiques.
(23) Cass. soc., 9 avril 1987, n° 83-45.425, publié (N° Lexbase : A7343AA9) : Bull. civ. V, n° 201.
(24) Cass. soc., 23 mars 1999, n° 97-40.412, publié, (N° Lexbase : A3552AU4) : Dr. soc., 1999, p. 634, obs. J. Savatier.
(25) Cass. soc., 13 mars 2001, préc..

Décision

Cass. soc., 3 mai 2012, n° 11-20.741, arrêt n° 1299, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5065IKS)

Cassation : CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 12 mai 2011, n° 11/01547 (N° Lexbase : N0746BTS

Texte visé : article L. 1235-10 du Code du travail (N° Lexbase : L6214ISX)

Mots clef : licenciement pour motif économique ; plan de sauvegarde de l'emploi ; nullité ; défaut de motif

Liens base : (N° Lexbase : E9332ESG)

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