La lettre juridique n°485 du 17 mai 2012

La lettre juridique - Édition n°485

Éditorial

Le nouveau Garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés est arrivé ! Qualités requises et urgence de la situation...

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N2002BTC

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Souhaitons la bienvenue en l'hôtel de Bourvallais à notre nouveau Garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés : Madame Christiane Taubira !

Succédant à un ecclésiastique, frère Guérin, à un juriste, Guillaume de Nogaret, à un médecin, Adam Fumée, à un ambassadeur, Jean de Ganay, à un magistrat et néanmoins avocat, Guillaume Poyet, à un chevalier, François de Montholon, à un surintendant des finances, Pomponne de Bellièvre, à un parlementaire, Mathieu Molé, à un janséniste, Henri François d'Aguesseau, à un révolutionnaire avocat, Marguerite-Louis-François Duport-Dutertre, à un procureur général, Joseph Corbin, à un Bâtonnier, Jean Ernoul, à un historien, Albert de Broglie, à un journaliste, Henri Brisson, à un prix Nobel de la paix, Léon Bourgeois, à un clerc de notaire, Antonin Dubost, au fondateur et premier président de la Ligue française des droits de l'Homme, Ludovic Trarieux, à un avoué, Gustave Lhopiteau, à un écrivain, chansonnier et publiciste, Lucien Hubert, à un résistant, François de Menthon, à un Professeur de droit, Pierre-Henri Teitgen, à un notaire, Emile Hugues, à un général de brigade aérienne, Edouard Corniglion-Molinier, à un représentant de commerce, Edmond Michelet, à un Haut fonctionnaire, Bernard Chenot, à un Professeur de philosophie, Jean Lecanuet et à une auditrice et contrôleuse de gestion, Rachida Dati, c'est un peu des mânes de ses prédécesseurs auxquels la nouvelle locataire de la place Vendôme devra faire appel pour poursuivre une délicate mission, l'amélioration du service public de la Justice, avec l'assentiment des professionnels du droit, tout en n'omettant pas qu'elle est le dépositaire d'une fonction régalienne de l'Etat. Ce sont toutes ces compétences professionnelles des Chanceliers et Gardes des Sceaux passés, que l'on espère trouver en sa personne, car les attentes des justiciables et des professionnels du droit sont nombreuses et certaines sont prégnantes. Il faut, de suite, aller au chevet d'une justice malade, trouver une nouvelle foi, s'interroger sur l'essence et la métaphysique de la justice, avoir un sens aigu de la diplomatie, de la gestion et de l'économie. Il faut savoir entraîner une lourde administration au service d'une ambition retrouvée. Il faut connaître les arcanes du pouvoir, des corps constitués, tout en comprenant les nécessités de tous les professionnels du droit et de la justice. Il faut être un brin révolutionnaire et résister aux conventions, tout en s'inscrivant dans une histoire de la Chancellerie pleine d'us et de coutumes.

Christiane Taubira est, désormais, gardienne du Grand Sceau de France représentant la Liberté sous les traits de Junon assise, coiffée d'une couronne de lauriers radiée à sept pointes. Il est donc peu de dire que c'est à son engagement pour la défense des libertés fondamentales que l'on jugera, en premier lieu, son action.

Les chantiers sont multiples : la transition vers un Parquet indépendant de l'exécutif ; la promotion et le développement des modes alternatifs de règlement des différends ; le regroupement au sein d'une même juridiction des contentieux de même domaine ; le renforcement du secret professionnel de l'avocat et le renforcement de la protection des sources pour les journalistes ; un meilleur traitement des personnes détenues ou emprisonnées et en faveur des modes alternatifs aux peines d'emprisonnement ; la suppression des peines-planchers ; l'instauration d'une TVA réduite pour les honoraires d'avocats ; une réforme en profondeur de l'aide juridictionnelle ; sans compter, une nouvelle réforme de la garde à vue et l'amélioration des conditions carcérales (67 161 "candidats" pour un parc pénitentiaire de 57 243 places opérationnelles !).

Alors, pour reprendre la formule usuelle du directeur des Affaires civiles et du Sceau : "qu'il plaise au ministre de bien vouloir apposer le Grand Sceau de la République française" sur l'ensemble de ces réformes tant attendues, qui assureront, demain, une justice indépendante et efficace, une justice accessible et en phase avec la société.

L'esquive est interdite -René Charles de Maupeou fut Chancelier, un seul jour, le 15 septembre 1768-, la durée sera son atout -contrairement à Jean de Marigny, évêque de Beauvais, qui fut Garde des Sceaux deux mois en 1329-.

Le nouveau ministre de la Justice a beau avoir été diplômé d'économie et d'agro-alimentaire et Professeur de sciences économiques, c'est à l'écoute des professionnels du droit (magistrats, avocats, notaires) qu'elle évitera la comparaison avec Pierre Arpaillange. Elle pourra bien rendre la justice sous un chêne, si elle le veut, pourvu qu'elle ne la rende pas comme un gland (tribute to André Santini) !

Reste qu'en légende circulaire du Grand Sceau dont elle a la garde, il est écrit "République française, démocratique, une et indivisible" : pour une militante indépendantiste, adepte des lois mémorielles aujourd'hui controversées, l'affaire semble curieusement engagée...

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Avocats/Déontologie

[Jurisprudence] Motus ou bouche déliée : de l'application stricte de l'immunité du prétoire

Réf. : Cass. civ. 3, 3 mai 2012, n° 11-14.964, FS-P+B (N° Lexbase : A6619IKD) et Cass. civ. 1, 4 mai 2012, n° 11-30.193, FS-P+B+I (N° Lexbase : A6570IKK)

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N1859BTZ

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 30 Mai 2012

"Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire". Ces propos apocryphes de Voltaire, dont on fait souvent mention lorsqu'il s'agit d'évoquer la défense absolue de la liberté d'expression, peuvent assurément servir d'épitaphe à tous les "défenseurs de Calas" du monde. Toutefois, ce droit fondamental que l'on ne saurait dénier aux avocats n'en demeure pas moins circonscrit à la plaidoirie et à la défense des justiciables. En aucun cas, elle ne permet l'outrage, l'injure et la diffamation. Tel est le rappel opéré par la Cour de cassation les 3 et 4 mai 2012.
Dans une décision rendue le 3 mai 2012, la troisième chambre civile de la Cour de cassation (Cass. civ. 3, 3 mai 2012, n° 11-14.964, FS-P+B) a infirmé l'arrêt condamnant un avocat à verser des dommages et intérêts au titre du préjudice moral occasionné par ses conclusions en défense, la cour d'appel ayant retenu que la référence dans ces écrits à un suicide était étrangère au débat concernant les travaux à réaliser dans un immeuble et présentait un caractère infamant pour l'ayant droit de la victime et en avait déduit, à tort, que celui-ci était fondé à demander réparation de son préjudice moral en application des dispositions de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ). L'arrêt est censuré par la Cour suprême qui retient que l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L7589AIW) était seul applicable en l'espèce. Le lendemain, la première chambre civile de la Haute juridiction énonçait que, si l'avocat bénéficie d'une liberté d'expression, qui n'est pas absolue, celle-ci ne s'étend pas aux propos violents prononcés à l'encontre d'un magistrat et qui expriment une animosité personnelle et une mise en cause de l'intégrité morale de ce dernier (Cass. civ. 1, 4 mai 2012, n° 11-30.193, FS-P+B+I).

Ces deux arrêts, rendus coup sur coup, s'inscrivent assurément dans un courant jurisprudentiel, désormais constant, visant à encadrer strictement la liberté d'expression des avocats, eu égard à leur qualité d'auxiliaire de justice et aux principes déontologiques qui animent leur mission et leurs actions (I). En effet, si une certaine liberté est admise aux fins d'assurer la défense de leurs clients (II), en dehors des prétoires, la liberté d'expression des avocats est bien souvent temporisée, confrontée aux règles de la publicité et à l'interdiction du démarchage, confrontée aux principes essentiels de délicatesse, de dignité et au secret professionnel (III).

I - Une liberté d'expression sous surveillance

Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres afférents aux libertés fondamentales, la tonalité est donnée par la Cour européenne des droits de l'Homme, au regard de l'article 10 de la Convention (N° Lexbase : L4743AQQ). L'arrêt ayant posé les jalons supranationaux d'une restriction de la liberté d'expression des avocats n'est pas très ancien ; il a été rendu le 20 mai 1998, dans l'affaire "Schöpfer c/ Suisse" (CEDH, 20 mai 1998, Req. 56/1997/840/1046 N° Lexbase : A7417AWM).

Aux termes de cet arrêt, la Cour énonce que "le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l'administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux [...] ; l'action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un Etat de droit, a besoin de la confiance du public. Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d'eux qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci". Ainsi, comme le précise Michel Verpeaux, dans La liberté d'expression dans les jurisprudences constitutionnelles et conventionnelles internationales (Editions du Conseil de l'Europe, 2009), "la Cour n'eut pas de mal à reconnaître l'existence d'une ingérence, prévue par la loi et poursuivant un but légitime de l'article 10, paragraphe 2, à savoir la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire". Aussi, même si "la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats, qui ont certes le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice", les limites liées à leurs fonctions ne sauraient leur permettre ce genre de comportements.

Cette jurisprudence a, dès lors, été plusieurs fois confirmée. Ainsi, aux termes d'un arrêt rendu le 21 mars 2002 (CEDH, 21 mars 2002, Req. 31611/96 N° Lexbase : A1016GNX), la Cour retient que l'"on peut attendre [des avocats] qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci". La Cour a précisé dans la même décision qu'"il va sans dire également que la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats qui ont certes le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites. A cet égard, il convient de tenir compte de l'équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d'être informé sur les questions qui touchent au bon fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d'une bonne administration de la justice et la dignité de la fonction d'avocat" (dans le même sens, CEDH, 20 avril 2004, Req. 60115/00 N° Lexbase : A8913DBQ ; CEDH, 13 décembre 2007, Req. 35865/04 N° Lexbase : A0600D3M).

Mais, il ne faut pas croire que les juges strasbourgeois dénient toute liberté d'expression aux avocats. Bien au contraire, dans une décision rendue le 29 mars 2011 (CEDH, 29 mars 2011, Req. 1529/08 N° Lexbase : A3991HKZ), la Cour rappelait que "la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice" (dans le même sens, CEDH, 11 février 2010, Req. 49330/07 N° Lexbase : A7450ERD).

Inutile, donc, de s'attarder sur l'influence de cette évolution de la jurisprudence européenne auprès des cours nationales étrangères ; Michel Verpeaux cite, à cette occasion, deux décisions : l'une autrichienne (AUT-2002-1-001 - a) Autriche / b) Cour constitutionnelle / c) / d) 26 02-2002 / e) B 137/01 / f) / g) / h) Codices (allemand)), qui retient que la liberté d'expression de l'avocat dans l'exercice de sa profession doit être conçue comme un cas particulièrement qualifié de cette liberté fondamentale ou, pour ainsi dire, comme un cas dans lequel la liberté d'expression est renforcée par ses liens immédiats avec l'effectivité d'un autre droit fondamental ; l'autre espagnole (ESP-1996-3-025 - a) Espagne / b) Tribunal constitutionnel / c) Première chambre / d) 15-10-1996 / e) 157/1996 / f) / g) Boletín oficial del Estado (Journal officiel), 267, 05-11-1996, 43-48 / h), qui insiste sur la "liberté d'expression de plaidoirie" et l'étend à tout acte entrant dans le cadre de la défense des intérêts du client.

Mais les tribunaux français ne sont pas en reste. La Cour de cassation est très claire sur la question : les propos adressés ad hominem et manifestant exclusivement une animosité personnelle, sans traduire une idée, une opinion ou une information susceptible d'alimenter une réflexion ou un débat d'intérêt général, ne relèvent pas de la protection du droit à la liberté d'expression prévue par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. De tels propos tenus par un avocat sont constitutifs d'un manquement à la délicatesse et entrent comme tels dans les prévisions des textes régissant spécialement la discipline de la profession (Cass. civ. 1, 28 mars 2008, n° 05-18.598, F-D N° Lexbase : A6003D7H).

Et, dans un arrêt du 14 octobre 2010 (Cass. civ. 1, 14 octobre 2010, n° 09-16.495, F-D N° Lexbase : A8644GBR), la première chambre civile de la Cour de cassation a tenu à rappeler que, si l'avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d'expression n'est pas absolue car sujette à des restrictions qu'impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d'autrui et la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire (dans le même sens, Cass. crim., 16 novembre 1999, n° 97-84.035, rejet N° Lexbase : A4605CU4).

C'est cette position qu'a réédité la Haute juridiction, le 4 mai 2012. En l'espèce, dans son édition du 23 au 29 juillet 2009, l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur a publié un article intitulé "gang des barbares - la botte de X" citant les propos de l'avocat qualifiant Me Y, avocat général en charge de cette affaire criminelle, de "traître génétique" en référence au passé de collaborateur du père de celui-ci, condamné à la Libération. Une procédure disciplinaire a été engagée à l'encontre de Me X. Pour renvoyer ce dernier des fins de la poursuite, la cour d'appel de Paris retient qu'en raison des circonstances particulières de l'affaire, les propos violents de l'avocat ne constituaient pas un manquement à l'honneur, à la délicatesse et à la modération, puisqu'il s'agissait d'une réplique à une intervention de l'avocat général (CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 24 mars 2011, n° 10/20346 N° Lexbase : A7966HRH). L'arrêt sera censuré par la Cour de cassation au visa des articles 15 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 (N° Lexbase : L6025IGA) et 183 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié (N° Lexbase : L8168AID), ensemble les articles 6 (N° Lexbase : L7558AIR) et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. En effet, si l'avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d'expression, qui n'est pas absolue car sujette à des restrictions qu'impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d'autrui et la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire, ne s'étend pas aux propos violents qui, exprimant une animosité dirigée personnellement contre le magistrat concerné, mis en cause dans son intégrité morale, et non une contestation des prises de position critiquables de ce dernier, constituent un manquement au principe essentiel de délicatesse qui s'impose à l'avocat en toutes circonstances.

"L'opinion indélicate exprimée par l'avocat offense son destinataire en dehors de tout débat judiciaire. Si la liberté d'expression de l'avocat devant un tribunal ou une cour est une garantie essentielle dans une société démocratique et permet d'assurer le respect du contradictoire, elle n'autorise pas les débordements sanctionnés. Extérieurs à un argumentaire de défense, tenus ad hominem et devant des confrères probablement mal à l'aise de la situation, ces propos jetaient l'opprobre sur l'individu magistrat", avait pu souligner José Lefebvre, in Liberté de parole des avocats et ses limites, à propos de l'arrêt du 28 mars 2008.

Et, l'on se souvient également de cet arrêt en date du 3 décembre 2002, par lequel la Chambre criminelle de la Cour de cassation confirmait la décision des juges du fond, qui avait déclaré une avocate coupable du délit de diffamation (Cass. crim., 3 décembre 2002, n° 01-85.466, F-P+F N° Lexbase : A5171A4B). En l'espèce, l'avocate avait, dans un communiqué de presse, comparé la lutte anti-terroriste actuelle aux méthodes employées par la Gestapo et la Milice. Les premiers juges, saisis par une plainte du ministre de l'Intérieur, avaient reconnu le caractère diffamatoire de tels propos. La Chambre criminelle refusa, dans un premier temps, de considérer que ces propos tombaient sous le coup de l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Dans un second temps, elle retenait que l'avocate, en s'exprimant ainsi, avait agi de façon partiale et vindicative, sans la moindre prudence ou modération. Elle précisa que lorsqu'il ne bénéficie pas de l'immunité prévue par l'article 41 précité, l'avocat qui s'exprime au nom de son client n'est pas dispensé de la prudence et de la circonspection nécessaires à l'admission de la bonne foi. Elle ajouta que, si la liberté d'expression est garantie par l'article 10 de la CESDH, son exercice peut être soumis à des restrictions : tel est l'objet de l'article 30 de la loi de 1881, qui édicte une sanction nécessaire à la défense de l'ordre et à la protection de la réputation des administrations publiques, en l'espèce la police nationale.

II - Une liberté d'expression au service de la défense des intérêts des clients

Seul le débat judiciaire permet donc à l'avocat de recouvrer la plénitude de sa liberté d'expression. L'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 dispose, en effet, que ne donnent lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux. Néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, peuvent prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêt. Et, les faits diffamatoires étrangers à la cause pourront donner ouverture, soit à l'action publique, soit à l'action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l'action civile des tiers. Ce sont ces dispositions que la Cour de cassation appliquent dans son arrêt du 4 mai 2012.

La cour d'appel de Dijon (CA Dijon, 15 décembre 1998, n° 98/00779 N° Lexbase : A5543DHR) avait pu ainsi énoncer que l'avocat bénéficie de l'immunité de l'article 41 de la loi de 1881 lorsque ces propos s'inscrivent dans son plaidoyer développé aux fins d'éviter, en l'espèce, tout renvoi de l'affaire à une date ultérieure sur des éléments de fait et de droit. L'avocat peut et doit tout dire dans l'intérêt de son client, même s'il n'a pas le droit d'injurier, d'outrager ou de diffamer. L'expression "justice honteuse" apparaissait dans le contexte non pas comme une expression outrageante et constitutive d'un jugement de portée générale, mais comme la conclusion impuissante d'un raisonnement constatant l'impossibilité dans laquelle se trouvait l'avocat de faire entendre une cause dont il était fondé à penser qu'elle était juste.

Aux termes d'un arrêt rendu le 11 février 2010 (Cass. civ. 1, 11 février 2010, n ° 08-21.742, FS-D N° Lexbase : A7735ERW), la Cour de cassation considérait que les juges du fond n'avaient fait qu'appliquer l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 en invoquant la démonstration faite en termes mesurés à l'appui d'une demande reconventionnelle formée, en rapport avec cette demande et pouvant apparaître nécessaire au succès des prétentions ; dès lors le seul motif que l'action en rescision pour lésion a été déclarée recevable ne pouvait démontrer le caractère familier et outrageant de l'argumentation en défense.

L'une des affaires les plus emblématiques sur la question de la liberté de plaidoirie eut trait aux poursuites engagées à l'encontre du Bâtonnier Georges-André Hoarau, au sujet du MBA de Rachida Dati, alors ministre de la Justice. "Tout avocat est libre. Si les avocats ont des comptes à rendre sur les arguments des plaidoiries, où va-t-on ? Où est la liberté de la défense ?" interpellait ainsi Me Hoarau. Le 3 octobre 2008, le tribunal correctionnel de Saint-Pierre-de-La-Réunion avait, dès lors, jugé irrecevables les poursuites engagées contre le Bâtonnier de Saint-Pierre, pour diffamation envers le Garde des Sceaux. Le tribunal n'avait pas estimé que les propos tenus étaient "extérieurs à la cause jugée".

Mais, à l'inverse, pour écarter l'exception d'immunité juridictionnelle invoquée par le demandeur et fondée sur l'article 41, alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881, la Haute juridiction rappelait, le 10 novembre 2009 (Cass. crim., 10 novembre 2009, n° 05-82.901, F-D N° Lexbase : A1619ENB), que le fait de rendre publique la démarche entreprise par des avocats auprès du Garde des Sceaux, dans le but d'obtenir l'ouverture d'une enquête de l'inspection générale des services judiciaires sur les dysfonctionnements imputés aux deux juges d'instruction initialement chargés de la procédure, ne constitue pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature et ne se rattache pas à un débat mettant en oeuvre l'exercice des droits de la défense devant une juridiction.

Et, pour déclarer le prévenu coupable du délit de complicité de diffamation publique envers un fonctionnaire public et écarter ses conclusions qui invoquait l'immunité instituée par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 en faisant valoir que les propos lui étant imputés n'étaient que la reproduction, par la presse, de l'une de ses plaidoiries, la cour d'appel énumère et analyse les éléments dont elle déduit, à raison, que l'article incriminé, publié presque un mois après les débats judiciaires et plus d'une semaine après le prononcé du jugement, n'est pas un compte-rendu d'audience au sens dudit article (Cass. crim., 28 novembre 2006, n° 05-85.085, F-P+F N° Lexbase : A9196DSE). En effet, la mise en jeu de "l'immunité du prétoire" suppose que les écrits aient été produits devant une juridiction (Cass. civ. 1, 25 mai 2005, n° 03-17.514, FS-P N° Lexbase : A4183DIR).

Au final, l'immunité accordée aux discours prononcés et aux écrits produits devant les tribunaux par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881, destinée à garantir aussi bien la liberté de la défense que la sincérité des auditions, est applicable, sauf le cas où ils sont étrangers à la cause, aux propos tenus devant les juridictions d'instruction comme de jugement ; ne constituent pas des tribunaux au sens de ce texte les commissions d'enquête parlementaires précise un arrêt de la Cour de cassation rendu le 23 novembre 2004 (Cass. civ. 1, 23 novembre 2004, n° 02-13.293, FS-P+B N° Lexbase : A0247DEU)

III - Une liberté d'expression contrainte par la déontologie

La délicatesse est l'un des principes essentiels de la profession d'avocat (décret n° 2005-790, art. 3 ; RIN, art. 1.3 N° Lexbase : L4063IP8).

D'abord, le Conseil d'Etat a jugé que l'obligation impartie à l'avocat de respecter les principes de délicatesse et de modération ne saurait être regardée comme incompatible avec le droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, lequel autorise, d'ailleurs, les restrictions qu'impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d'autrui et la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire (CE 1° et 6° s-s-r., 15 novembre 2006, n° 283475 N° Lexbase : A3585DSL).

Ensuite, en dehors du prétoire, l'avocat n'est pas protégé par l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Le principe a été mainte et mainte fois rappelé par la Cour de cassation, notamment le 5 avril 2012 (Cass. civ. 1, 5 avril 2012, n° 11-11.044, FS-P+B+I N° Lexbase : A1218IIX ; lire Cédric Tahri, Retour sur l'immunité de parole de l'avocat, Lexbase Hebdo n° 121 du 17 mai 2012 - édition professions N° Lexbase : N1919BTA). En l'espèce, chargé de la défense des intérêts des parents d'un mineur tué par un gendarme au cours d'une poursuite consécutive à un cambriolage, Me O., avocat, avait été cité devant le conseil de discipline du ressort de la cour d'appel de Montpellier pour avoir, à l'issue de l'audience, fait la déclaration suivante au journaliste d'une station de radio l'interrogeant sur l'acquittement rendu : "J'ai toujours su qu'il était possible. Un jury blanc, exclusivement blanc où les communautés ne sont pas toutes représentées, avec il faut bien le dire une accusation extrêmement molle, des débats dirigés de manière extrêmement orientée. La voie de l'acquittement était une voie royalement ouverte. Ce n'est pas une surprise". La cour d'appel de Montpellier avait jugé que les faits reprochés constituaient un manquement à la délicatesse et à la modération et l'a sanctionné (CA Montpellier, 1ère ch., AS, 17 décembre 2010, n° 10/04734 N° Lexbase : A7162GNL). Me O. s'était pourvu en cassation. En vain. En effet, la Haute juridiction rappelait, ainsi, qu'en dehors du prétoire, l'avocat n'est pas protégé par l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Dès lors, la cour d'appel a estimé, à bon droit, que les propos poursuivis présentaient une connotation raciale jetant l'opprobre sur les jurés et la suspicion sur leur probité, caractérisant ainsi un manquement aux devoirs de modération et de délicatesse. Partant en prononçant à l'encontre de l'avocat un simple avertissement, elle a légalement justifié sa décision.

Enfin, les dispositions la loi sur la liberté de la presse concernant l'immunité du prétoire ne sont pas applicables en matière disciplinaire (Cass. crim., 16 novembre 1999, n° 97-84.035, inédit N° Lexbase : A4605CU4 ; Cass. civ. 1, 16 décembre 2003, n° 03-13.353, FS-P N° Lexbase : A5236DA8 ; CA Bastia, 30 août 2010, n° 10/00280 N° Lexbase : A2857E8C). Dans son arrêt du 14 octobre 2010, la première chambre civile de la Cour de cassation confirmait cette jurisprudence (Cass. civ. 1, 14 octobre 2010, n° 09-16.495, F-D, précité). En l'espèce, la cour d'appel avait constaté que les propos incriminés n'avaient pas simplement pour objet de critiquer la conduite de la procédure d'instruction et de contester la valeur des déclarations faites par le suspect au cours des interrogatoires menés en exécution de la commission rogatoire internationale délivrée par les juges d'instruction français, mais mettaient personnellement en cause ces magistrats dans leur intégrité morale, leur reprochant d'avoir délibérément favorisé l'usage de la torture et de s'être ainsi rendus activement complices des mauvais traitements infligés par les enquêteurs syriens. Ayant relevé que ces graves accusations étaient aussi inutiles au regard des intérêts du client que gratuites, puisque les magistrats, dans le compte-rendu de leur mission à Damas, avaient décrit les difficultés rencontrées auprès des autorités syriennes, opposées à ce qu'ils assistent aux interrogatoires, elle en a justement déduit que les propos litigieux ne relevaient pas de la protection de la liberté d'expression, mais constituaient un manquement à l'honneur et à la délicatesse. Par ces motifs, qui ne manifestent aucune partialité et en l'absence de toute violation du principe de la présomption d'innocence, elle a légalement justifié sa décision infligeant à l'avocat un simple blâme assorti d'une inéligibilité temporaire aux fonctions de membre des organismes et conseils professionnels.

Par ailleurs, le principe de dignité interdit à l'avocat de solliciter la générosité du public, en jouant de la musique dans les rues et sur les marchés en dehors de toute organisation officielle ; la liberté d'expression n'étant pas invocable en la matière (CA Bordeaux, 1ère ch., sect. A, 3 juin 2003, n° 02/06127 N° Lexbase : A6032C8W).

Au chapitre de la publicité et du démarchage, la liberté d'expression ne permet pas à l'avocat de se libérer des contraintes réglementaires et déontologiques. D'abord, le règlement intérieur d'un barreau peut déterminer les mentions obligatoires et autorisées sur le papier à lettre, excluant toute autre indication, et en particulier l'indication du nom des juristes non avocats travaillant pour le cabinet, sans contrevenir à la liberté d'expression de l'avocat (Cass. civ. 1, 9 novembre 2004, n° 02-19.868, F-D N° Lexbase : A8433DDP). Ensuite, l'arrêt, qui a caractérisé le démarchage au sens de l'article 66-4 de la loi du 31 décembre 1971 (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 N° Lexbase : L6343AGZ), a justifié sa décision sans méconnaître l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, la restriction apportée par la législation précitée à la liberté d'expression constituant une mesure nécessaire pour garantir l'autorité et l'impartialité de l'institution judiciaire (CA Toulouse, 1ère ch., sect. 1, 2 février 2010, n° 09/00331 N° Lexbase : A9842EWG).

C'est une jurisprudence ancienne, puisqu'en 1981 la Cour pouvait déjà juger que l'interdiction faite à un avocat de "participer à une émission radiophonique ou télévisée qu'avec l'accord préalable du Bâtonnier", le fait de soumettre à une même autorisation la faculté, pour un avocat, de procéder à une déclaration ou manifestation publique relative à un procès en cours, ne portaient aucune atteinte au libre exercice des droits que les avocats tiennent de la loi du 31 décembre 1971 et du décret du 9 juin 1972 (désormais, décret du 27 novembre 1991 précité) qui définissent leur mission et leurs prérogatives (Cass. civ. 1, 24 mars 1981, n° 79-14.765, publié N° Lexbase : A8086CIC).

Enfin, il existe un principe général de secret professionnel, commandé par l'impérieuse nécessité de protéger la confiance nécessaire à la représentation des intérêts du client de l'avocat, inscrit à l'article 66-5 de la loi de 1971. Et, bien que la Haute juridiction avait pu juger qu'une avocate qui a accordé des entretiens à plusieurs organes de presse sur le contenu d'un rapport d'expertise judiciaire remis au juge d'instruction est, ainsi, coupable du chef de violation du secret professionnel (Cass. crim., 28 octobre 2008, n° 08-81.432, F-P+F N° Lexbase : A1727EBL), la Cour européenne a estimé que la condamnation de cette avocate, qui s'exprimait en sa qualité pour la défense de l'intérêt de ses clients, était contraire au droit à la liberté d'expression, tel que défini par l'article 10 de la Convention (CEDH, 15 décembre 2011, Req. 28198 /09 N° Lexbase : A6142IAQ). En l'espèce, les juges strasbourgeois ont constaté que la requérante avait été déclarée coupable de violation du secret professionnel pour avoir divulgué à la presse le contenu d'un rapport d'expertise remis au juge dans le cadre d'une information judiciaire ouverte pour homicide involontaire. Les juridictions du fond l'avaient dispensée de peine. La Cour relevait que cette ingérence était prévue par la loi, qui dispose que l'avocat, en toute matière, ne doit commettre aucune divulgation contrevenant au secret professionnel et doit respecter le secret de l'instruction. L'avocat doit s'abstenir de communiquer, sauf à son client, et pour les besoins de sa défense, des renseignements extraits du dossier ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une information en cours. La Cour relevait, également, que la requérante n'avait pas été sanctionnée pour avoir divulgué le rapport d'expertise aux médias, mais pour avoir divulgué des informations qui y étaient contenues. Elle constatait que la presse était déjà en possession de tout ou partie du rapport lorsque les journalistes l'ont interrogé. Le quotidien Le Parisien avait publié un article qui précédait l'entretien avec la requérante et dans lequel les conclusions du rapport d'expertise en question étaient explicitement résumées : les effets indésirables du vaccin, le nombre de victimes, le comportement des pouvoirs publics, des fabricants du vaccin et de l'Agence du médicament. De plus, d'autres médias avaient couvert cette information et publié des extraits du rapport. Dès lors, la Cour estima que les déclarations de la requérante à la presse s'inscrivaient dans le cadre d'un débat d'intérêt général, que les faits concernaient directement une question de santé publique, c'est-à-dire intéressant l'opinion publique elle-même. La précision est importante car la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou des questions d'intérêt général. En outre, dans un contexte médiatique, la divulgation d'informations peut répondre au droit du public de recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires. Cependant, la Cour précisa que la connaissance publique de faits couverts par le secret professionnel, qui porte atteinte à leur confidentialité, ne décharge pas l'avocat de son devoir de prudence à l'égard du secret de l'instruction en cours. Cela étant précisé, les juges strasbourgeois estiment qu'au regard des circonstances de l'espèce, la protection des informations confidentielles ne pouvait constituer un motif suffisant pour déclarer la requérante coupable de violation du secret professionnel. En effet, ils considèrent que la protection de la liberté d'expression d'un avocat doit prendre en compte l'exception qui prévoit que l'exercice des droits de la défense peut rendre nécessaire la violation du secret professionnel.

Et, Michel Bénichou de relever, sur son blog (lire Avocats : secret professionnel et liberté d'expression), les circonstances exceptionnelles de cette affaire : "dans le choc entre le secret professionnel et la liberté d'expression, ne risque-t-on pas de voir diminuer ce secret dans des conditions drastiques ? L'exercice des droits de la défense permet-il de violer le secret professionnel en toutes circonstances ? Assurément pas, dit la Cour européenne !".

Etrangement, ce n'est pas parce que l'avocat serait un "sous-citoyen" qu'il ne disposerait pas d'une liberté d'expression absolue, mais, au contraire, eu égard à son rôle déterminant dans l'organisation et la crédibilité de la justice, que ses droits s'en trouvent temporisés. Finalement, il retrouve une liberté quasi-totale, en dehors des cas d'outrage, d'injure et de diffamation, au sein des prétoires : "la plume est serve mais la parole est libre". Reste à la jurisprudence française de digérer cet arrêt de la Cour européenne du 15 décembre 2011, qui met tout de même à mal un principe que l'on croyait peu ou prou absolu : le secret professionnel. Mais, la défense de deux privilèges contraires, attachés on ne peut mieux à la profession d'avocat, n'est jamais chose aisée...

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Baux d'habitation

[Jurisprudence] La responsabilité d'un bailleur de locaux à usage d'habitation à l'occasion d'une régularisation de charges

Réf. : Cass. civ. 3, 21 mars 2012, n° 11-14.174, FS-P+B (N° Lexbase : A4075IGZ)

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N1921BTC

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par Jean-Philippe Confino, Avocat associé au barreau de Paris, Cabinet Confino

Le 17 Mai 2012

Le fait, pour un bailleur de locaux à usage d'habitation, d'effectuer un rappel de charges sur cinq ans peut être considéré comme fautif, et l'exposer à d'importants dommages et intérêts au profit de son locataire, lorsque le montant des provisions payées par ce dernier se révèle très inférieur à celui des charges réellement dues. Tel est le sens de la solution consacrée par un arrêt rendu le 21 mars 2012 par la troisième chambre civile de la Cour de cassation. Si la solution n'est pas totalement nouvelle, elle n'en demeure pas moins intéressante.

D'une part, elle constitue une pierre de plus dans l'édifice jurisprudentiel destiné à encadrer le droit pour un bailleur de facturer des provisions sur charges et de procéder à leur régularisation dans la limite de cinq années ; elle entérine à ce titre au plus haut degré juridictionnel une solution déjà appliquée par les juridictions du fond, mais dont la portée pourrait cependant prochainement être remise en cause par le législateur (I).

D'autre part, elle est particulièrement remarquable au regard du montant de la condamnation qui a été prononcée par la cour d'appel à l'encontre du bailleur, et qui se trouve approuvée par la Cour de cassation, puisque le bailleur a dû payer à titre de dommages et intérêts... une somme supérieure à celle dont il était lui-même créancier ! La portée d'une telle solution doit tout de même être relativisée au regard des circonstances tout à fait particulières de l'espèce (II).

I - Le droit de facturer des provisions sur charges et de procéder à des rappels après régularisation

"En l'état de l'obligation légale d'une régularisation annuelle de charges pesant sur le bailleur", une cour d'appel "a pu retenir [...] que la réclamation présentée sur une période écoulée de cinq ans, de plus du triple de la somme provisionnée, si elle était juridiquement recevable et exacte dans son calcul était, dans ce cas, déloyale et brutale et constitutive d'une faute dans l'exécution du contrat, et en déduire que [le bailleur] avait, par son comportement, engagé sa responsabilité envers la locataire".

C'est en ces termes que la Cour de cassation a approuvé une cour d'appel (CA Rouen, ch. de proximité, 6 janvier 2011, n° 10/01274 N° Lexbase : A0161GRE) d'avoir condamné un bailleur à payer au profit de son locataire, des dommages et intérêts pour avoir appelé des provisions sur charges trois fois moins élevées que leur montant réel, et d'avoir procédé à leur régularisation sur une période écoulée de cinq ans.

  • Le droit d'appeler des provisions sur charges

Le droit d'appeler des provisions sur charges locatives n'est pas absolu : il est strictement encadré par l'article 23 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 (N° Lexbase : L4399AHE), qui oblige notamment le bailleur à accomplir en contrepartie un certain nombre de formalités et d'actes de nature à justifier les sommes appelées par provisions.

Sans aborder exhaustivement la question des conditions de facturation de provisions sur charges locatives, il convient néanmoins de rappeler que tout bailleur de locaux à usage d'habitation a l'obligation de :

- procéder à des régularisations sur charges au moins une fois par an ;
- justifier les demandes de provisions par "la communication des résultats antérieurs arrêtés lors de la précédente régularisation et, lorsque l'immeuble est soumis au statut de la copropriété ou lorsque le bailleur est une personne morale, par le budget prévisionnel" (cf. loi du 6 juillet 1989, art. 23).

Dès lors, il incombe à tout bailleur de locaux à usage d'habitation l'obligation particulière de n'appeler des provisions que strictement et régulièrement justifiées par les dépenses réelles.

A ce titre, il a maintes fois été jugé qu'un bailleur n'est pas fondé à conserver les provisions sur charges qu'il a perçues, s'il ne peut justifier de la réalité de sa propre dépense (Cass. civ. 3, 18 juin 2002, n° 01-01.856, F-D N° Lexbase : A9410AY8 ; Cass. civ. 3, 13 juillet 2005, n° 04.10-152, FS-D N° Lexbase : A9294DI3). Il doit donc être condamné à rembourser l'intégralité des charges perçues sans justification ; et son éventuel administrateur de biens, professionnel de l'immobilier, engage en outre sa responsabilité pour la faute délictuelle qu'il commet à l'égard du locataire en appelant des provisions non justifiées (CA Paris, 1ère ch., sect. 2, 27 octobre 2000, n° 99/00268).

Le preneur doit cependant dans cette hypothèse continuer à s'acquitter des provisions sur charges ultérieures, nonobstant l'incapacité du bailleur de justifier des charges du passé (Cass. civ. 3, 29 avril 2009, n° 08-11.332, FS-D N° Lexbase : A6486EGC), contrairement à ce que certaines juridictions du fond avaient estimé (CA Paris, 6ème ch., sect. C, 20 mars 2007, n° 05/09544 N° Lexbase : A1812DWZ).

Le juge conserve toutefois le pouvoir réduire le montant de la provision sur charges, s'il se révèle excessif (Cass. civ. 3, 18 juin 2002, n° 01-01.856 N° Lexbase : A9410AY8, Administrer, avril 2003, p. 46), solution qui peut paraître surprenante puisque force est de constater, à la lecture de l'article 23 de la loi du 6 juillet 1989, qu'il n'existe aucune obligation expresse pour le bailleur de "calibrer" ses appels de charges au plus près de la dépense réelle ; pèse seulement sur lui l'obligation de :

- justifier les charges réelles, de telle sorte que le locataire soit en mesure de vérifier que le bailleur ne lui a pas facturé davantage que ce qu'il a lui-même payé ;
- et procéder à une "régularisation au moins annuelle", afin de permettre au locataire d'effectuer cette vérification régulièrement.

Il paraît cependant logique, à la lumière des deux obligations précitées, de permettre à un juge de réduire pour l'avenir le montant des provisions sur charges, afin d'empêcher un bailleur de facturer des provisions excessives (quand bien même ce denier restituerait au bout du compte l'excédent perçu) : les preneurs ne sont en effet pas là pour permettre à leur bailleur de "faire de la trésorerie".

- L'intérêt de l'arrêt commenté est de traiter l'hypothèse exactement inverse de celle qui précède, c'est-à-dire celle dans laquelle le bailleur se trouve, après avoir facturé des provisions inférieures à celles qu'il aurait pu exiger, au regard de la dépense réelle qu'il a lui-même supportée.

A ce titre, le sens de l'arrêt est très clair : le fait de facturer des provisions insuffisantes à couvrir la dépense réelle peut constituer une faute de la part du bailleur de nature à engager sa responsabilité à l'égard de son locataire. La Cour de cassation va jusqu'à approuver la cour d'appel d'avoir au cas d'espèce qualifié "d'abusive et brutale" la demande de régularisation à laquelle le bailleur avait procédé...

Cette solution peut être discutée puisqu'il est constant que, pendant toute la période où le preneur a "bénéficié" de provisions réduites, sa trésorerie en a été améliorée au détriment direct de celle du bailleur.

Mais il ne fait pas de doute non plus que, sauf à ce que la distorsion entre le montant des provisions sur charges et celui des charges réellement dues soit parfaitement connue du preneur, ce dernier pourra se trouver en sérieuse difficulté le jour où le bailleur effectuera son rappel de charges. Surtout si ce rappel s'effectue sur une période de plusieurs années.

En outre, le fait de pouvoir estimer avec précision le montant total des loyers, charges et autres accessoires dus en vertu bail, est essentiel pour tout locataire. Non seulement parce que la "dépense locative" constitue bien souvent la première dépense d'un ménage, mais encore parce que, juridiquement, le paiement des loyers constitue l'une des deux obligations principales de tout preneur (C. civ., art. 1728 N° Lexbase : L1850AB7).

C'est la raison pour laquelle le fait pour le bailleur de déterminer les provisions sur charges au plus près de la dépense finale, peut et doit être regardé comme une obligation.

C'est en tout cas le sens de cet arrêt, par lequel pour la première fois, à notre connaissance, la Cour de cassation consacre une solution jurisprudentielle adoptée par la cour d'appel de Paris (v. par exemple : CA Paris, 6ème ch., sect. C, 29 octobre 2003, n° 2002/20651 N° Lexbase : A5967DAA ; CA Paris, 6ème ch., sect. B, 26 juin 2008, n° 2006/06352 N° Lexbase : A4781D9X).

Bien que ni la Cour de cassation, ni aucune des juridictions du fond qui avaient précédemment adopté cette solution (y compris la cour d'appel de Rouen dont l'arrêt se trouve désormais approuvé) n'aient rendu leur décision au visa d'un quelconque article, c'est, à notre avis, sur le fondement des règles générales de la responsabilité contractuelle, et particulièrement de l'obligation générale de bonne foi contractuelle (C. civ., art. 1134 N° Lexbase : L1234ABC), que la condamnation a pu être prononcée, pour au moins deux raisons.

D'une part, l'obligation de calibrer au plus juste le montant des provisions sur charges ne résulte pas expressément de l'article 23 de la loi de 1989, comme cela a déjà été indiqué.

D'autre part, comme l'a rappelé le ministre de l'Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement à l'occasion d'une question qui lui était précisément posée dans un cas comme celui de l'espèce, les obligations pesant sur le bailleur en vertu dudit article ne sont assorties d'aucune sanction particulière (QE n° 108788, réponse publiée au JOAN du 17 avril 2007, page 3779 N° Lexbase : L1625ITD).

C'est la raison pour laquelle, pour toute solution à ce type de situation, le ministre s'est contenté de rappeler celle dégagée par la cour d'appel de Paris dans son arrêt précité du 29 octobre 2003, solution aujourd'hui consacrée au plus haut degré de l'ordre juridictionnel judiciaire.

  • Le droit de procéder à des rappels de charges sur cinq ans

Le fait de condamner un bailleur à payer des dommages et intérêts pour avoir procédé à un rappel de charges sur cinq ans, ne le prive-t-il de facto du droit, qui lui est par ailleurs reconnu, de procéder à ce rappel ?

Autrement dit, n'est-ce pas une façon de ruiner la substance des droits contractuels du bailleur, en violation de l'article 1134 du Code civil ?

Et n'est-ce pas une contradiction flagrante que d'affirmer, d'une part, qu'un bailleur dispose du droit procéder à un rappel de charges, et de le condamner d'autre part à des dommages et intérêts dès lors qu'il exerce ce droit ?

C'est ce que soutenait le demandeur au pourvoi, à qui une réponse négative a finalement été apportée.

Et cela n'est pas surprenant.

Comme tout droit, celui de procéder à la régularisation de ses charges est susceptible de dégénérer en abus, lui-même susceptible d'ouvrir droit à réparation, et même si le montant de la réparation allouée est tel que le droit du créancier s'en trouve, en pratique, annihilé.

Mais il faudra encore que le locataire prouve non seulement le principe, mais également le quantum de son préjudice ; à défaut de quoi, il ne suffit pas, en l'état de la jurisprudence et de la législation actuelles, de constater que la régularisation est tardive, voire qu'elle s'effectue sur cinq ans, pour priver le bailleur de son droit à paiement de son rappel de charges, comme l'avait précédemment rappelé à la Cour de cassation au visa des articles 23 de la loi de 1989 et 2277 du Code civil (N° Lexbase : L7196IAR) (Cass. civ. 3, 27 mai 2003, n° 02-12.253, F-P+B N° Lexbase : A6883CK7).

Sur un plan juridique, le fait que le bailleur soit dans ce cas recevable et fondé à exiger le paiement du solde de ses charges nonobstant l'inaccomplissement des formalités précitées, renseigne sur la nature de celles-ci : elles ne constituent pas une condition du droit d'appeler des provisions sur charges locatives, mais une contrepartie à caractère obligatoire.

Leur non-respect explique, donc, que le bailleur soit tout à la fois fondé à réclamer le paiement de sa créance, et reconnu responsable d'une faute de nature contractuelle, engageant sa responsabilité sur le fondement des articles 1134 et 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT).

Signalons qu'un projet de loi de "protection des consommateurs", adopté en première lecture par l'Assemblée nationale le 11 octobre 2011, pourrait cependant bien mettre un terme à cette solution, puisqu'il y est prévu de modifier l'article 23 de la loi de 1989, de manière à interdire au bailleur, en cas de défaut de régularisation avant le terme de la deuxième année civile suivant l'année de conclusion du contrat ou suivant la dernière régularisation, d'exiger le paiement des arriérés de charges pour l'année écoulée (Dalloz Actualité, 14 octobre 2011, obs. Fleuriot).

Si le projet était adopté par le Sénat, c'est alors la portée même de cet arrêt qui en serait réduite, puisqu'alors, contrairement à ce qui a été statué au cas d'espèce, le bailleur ne serait tout simplement plus en droit de réclamer le solde de ses charges locatives, faute d'avoir respecté les formalités prévues à l'article 23 de la loi du 6 juillet 1989 en sa nouvelle rédaction.

En l'état, il faut en tout cas admettre qu'il y est autorisé, mais qu'il risque de devoir indemniser son locataire en fonction du préjudice qu'il lui aura fait subir.

Et l'un des apports de cet arrêt est d'admettre que ce préjudice puisse être à peu près équivalent au montant réclamé par le bailleur.

II - La responsabilité du bailleur et le préjudice du locataire pouvant résulter d'une méconnaissance des règles applicables aux régularisations de charges

- A la lecture de l'arrêt commenté, on constate d'emblée que l'attendu duquel se dégage la solution n'est pas un attendu de principe.

D'une part, la Haute juridiction a approuvé la cour d'appel d'avoir statué comme elle l'a fait "dans ce cas" ; d'autre part, l'expression très sobre "a pu retenir", démontre que le contrôle exercé au cas présent par la Cour de cassation sur la motivation de l'arrêt d'appel, s'est voulu restreint.

Quant au montant lui-même de la condamnation prononcée contre le bailleur, la Cour de cassation rappelle sans surprise qu'il relève du pouvoir souverain des juges du fond.

La portée de l'arrêt est donc limitée aux stricts faits de l'espèce, dont le particularisme et la nature rendent bien aventureuse toute entreprise consistant à vouloir dégager de la décision rendue par la Cour de cassation, un principe clair en matière de préjudice subi.

On ne peut cependant pas s'empêcher d'être frappé de constater que la Cour de cassation a approuvé une solution extrêmement sévère pour le bailleur... puisqu'il a finalement été condamné à payer, à titre de dommages et intérêts, davantage que ce que son locataire lui devait !

Il faut cependant raison garder.

- En l'espèce, ni l'une ni l'autre des obligations précitées pensant sur le bailleur (régularisation au moins annuelle des charges locatives, et justification des provisions appelées par la communication des résultats de l'année précédente) n'avaient été respectées par lui.

On ajoutera que parmi les obligations pesant sur tout bailleur qui facture des provisions sur charges, il existe celle posée par l'article 23, alinéa 4, de la loi du 6 juillet 1989 qui dispose : "un mois avant cette régularisation, le bailleur communique au locataire le décompte par nature de charges ainsi que, dans les immeubles collectifs, le mode de répartition entre les locataires. Durant un mois à compter de l'envoi de ce décompte, les pièces justificatives sont tenues à la disposition du locataire".

C'est sans doute la raison pour laquelle la cour d'appel avait, au cas présent, souligné en outre que le bailleur avait initialement présenté sa demande "sans aucun justificatif".

Mais ce reproche n'a finalement pas été repris par la Cour de cassation, parmi ceux qu'elle a extraits de l'arrêt pour en justifier la solution, puisqu'il est jugé de longue date qu'un bailleur peut toujours justifier les charges appelées en cours d'instance (pour un exemple à titre incident : Cass. civ. 3, 1er avril 2009, n° 08-14.854, FS-P+B N° Lexbase : A5279EEA).

Mais il y avait davantage, et l'examen des faits de l'espèce permet de s'en convaincre.

Par acte du 27 février 2002, le bailleur avait consenti un bail portant sur des locaux d'habitation, au profit d'une femme alors âgée de 87 ans, moyennant un loyer mensuel de 610 euros en principal, outre 77 euros de provisions sur charges locatives.

La cour d'appel a pris le soin de relever que, plus d'un an après la conclusion du bail, la locataire (par l'intermédiaire de ses enfants) s'était inquiétée auprès de son bailleur de n'avoir reçu aucun récapitulatif, débiteur ou créditeur, de sa situation locative.

Aucune réponse n'ayant été apportée par le bailleur, la locataire a réitéré sa demande d'information deux ans après la prise d'effet du bail, mais toujours en vain.

Ces premières circonstances en disent déjà assez long sur la façon dont chacune des parties envisageait les rapports contractuels, et ont fait dire en tout cas à la cour d'appel que "loin de se refuser à payer les charges réellement dues pour la location, [la locataire] s'était justement inquiétée du calcul des charges et avait réclamé au bailleur de lui faire parvenir le décompte exact des charges".

La condamnation du bailleur était en tout cas déjà vraisemblable, car ses fautes étaient certaines et le préjudice du locataire au moins certain dans son principe.

Quatre ans plus tard, un différend à propos d'un rappel d'indexation naît entre les parties, à l'occasion duquel la cour d'appel relève qu'après avoir réclamé à sa locataire (alors âgée tout de même de 93 ans) des sommes parfaitement indues au titre de l'indexation, le bailleur va expressément maintenir la provision de ses charges à 77 euros par mois.

Ce n'est que plus d'un an plus tard encore, que le bailleur va pour la première fois procéder à un rappel de charges à hauteur de 6 860,30 euros (soit quand même l'équivalent d'un an de loyers), et faire délivrer à sa locataire dans la foulée un commandement de payer avant de porter ses demandes au plan judiciaire.

Le contraste entre le comportement de la locataire et celui du bailleur, dans l'exécution de leur convention, était, il faut le reconnaître, assez saisissant.

- Saisie par le bailleur sur appel d'une décision du tribunal de grande instance de Dieppe en date du 11 mars 2010, la cour d'appel de Rouen va essentiellement retenir que :

- la demande du bailleur était intervenue "sans aucune explication", après sept ans de relation locative, et de vaines demandes d'explication de la part du locataire ;
- la réclamation du bailleur portait sur cinq années écoulées ;
- et révélait que les charges réellement dues par la locataire étaient trois fois plus élevées que le montant de la provision !

On précisera qu'en plus de tout cela, la locataire était décédée en cours d'instance à l'âge de 94 ans, circonstance dont la cour d'appel n'a certes pas tiré de conséquence juridique (autrement que sur un plan procédural), mais qui n'a, vraisemblablement, pas joué en faveur du bailleur, d'un point de vue psychologique tout au moins.

Voilà qui faisait beaucoup, du moins au goût des magistrats de la cour d'appel à qui, dès lors, la demande du bailleur est apparue "déloyale et brutale", au point de le condamner à des dommages et intérêts d'un montant (10 000 euros) supérieur à celui du rappel de charges auquel la locataire a, pour sa part, été condamnée (9 470,45 euros) !

L'intérêt de l'arrêt commenté réside ainsi également dans le montant de la condamnation qui a été prononcée contre le bailleur, qui relève du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond, mais qui se trouve tout de même implicitement validé par la Cour de cassation.

Auparavant, les montants des condamnations prononcées n'avaient aucune commune mesure. A titre d'exemple, dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 26 juin 2008 précité, le rappel des charges avait porté sur une somme de 4 270,54 euros ; mais "la sous-évaluation de la provision mensuelle pour charges et l'absence de régularisation annuelle [qui] n'ont pas permis à [la locataire] d'estimer le montant exact qu'elle devrait à ce titre, la rendant débitrice d'une somme importante sans avoir pu le prévoir" n'avait donné lieu qu'à une condamnation de 500 euros...

Un montant sans rapport aucun avec celui qui a été mis à la charge du bailleur au cas d'espèce !

Certes, la solution doit être relativisée au regard des autres fautes commises par ailleurs par le bailleur, étrangères à la problématique qui nous concerne, et qui ont justifié pour partie le montant de sa condamnation.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Cour de cassation a précisé in fine : "Ayant constaté [...] que l'immeuble comportait une cave qui n'avait jamais été mise à disposition de la locataire, et retenu qu'il en était résulté un préjudice pour la locataire, la cour d'appel [...] n'a pas porté atteinte à la substance des droits et obligations des parties, [et] a souverainement apprécié le montant des différents chefs de préjudice".

Pour autant, le préjudice qui peut résulter de l'absence de mise à disposition d'une cave ne peut être que réduit.

En sorte que le bailleur a bel et bien été de facto privé de presque toute sa créance de rappel de charges.

Et à relire l'arrêt d'appel, l'on constate que cette solution a été adoptée davantage en raison des fautes commises par le bailleur, et reprises par la cour de cassation dans son arrêt de rejet... qu'en raison du préjudice subi par le preneur, sur lequel pas un mot de motivation n'a été dit par la cour d'appel !

N'était-ce pas la meilleure façon d'anticiper le projet de loi qui, précisément, empêchera -s'il est adopté- les bailleurs de procéder à des rappels de charges lorsqu'ils se seront abstenus de procéder à leur régularisation dans les formes et délais de l'article 23 de la loi du 6 juillet 1989 ?

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Entreprises en difficulté

[Chronique] Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté - Mai 2012

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N1896BTE

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par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis et Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var

Le 17 Mai 2012

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique de Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises et Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon, retraçant l'essentiel de l'actualité juridique rendue en matière de procédures collectives. Ce mois-ci, les auteurs ont choisi de s'arrêter sur deux arrêts rendus par la Cour de cassation. Dans le premier arrêt, en date du 11 avril 2012, commenté par Emmanuelle Le Corre-Broly, la Chambre commerciale se prononce sur les conséquences de la poursuite de la relation contractuelle nonobstant la résiliation de plein droit du contrat en cours. Enfin, dans le second arrêt, en date du 11 avril 2012, sélectionné par le Professeur Pierre-Michel Le Corre, la deuxième chambre civile juge que la condamnation à combler l'insuffisance d'actif du dirigeant d'une société n'exclut pas en soi qu'il bénéficie des mesures de traitement du surendettement
  • Le contrat "résilié-continué" : conséquences de la poursuite de la relation contractuelle nonobstant la résiliation de plein droit du contrat en cours (Cass. com., 11 avril 2012, n° 10-20.505, FS-P+B N° Lexbase : A5891IIZ)

La Chambre commerciale de la Cour de cassation a, le 11 avril 2012, rendu un arrêt particulièrement intéressant sur les conséquences de la poursuite de la relation contractuelle nonobstant la résiliation de plein droit du contrat en cours. L'intérêt de cet arrêt est souligné par la publication qui en sera faite au Bulletin.

En l'espèce, régie par la législation antérieure à celle du 26 juillet 2005 (loi n° 2005-845 N° Lexbase : L5150HGT entrée en vigueur le 1er janvier 2006), un praticien médical était lié depuis de nombreuses années à une clinique par un contrat d'exercice au sein de celle-ci. Le 5 septembre 2005, la clinique a été mise en redressement judiciaire et un administrateur judiciaire a été désigné. Le 4 octobre 2005, le praticien médical a mis en demeure l'administrateur de se prononcer sur la poursuite de son contrat d'exercice. L'administrateur avait obtenu, par ordonnance du 27 octobre 2005, une prorogation du délai de réponse jusqu'au 30 novembre 2005. Ce n'est cependant que le 20 décembre 2005 que l'administrateur judiciaire a informé le praticien que les repreneurs de la clinique n'envisageaient pas la poursuite de son contrat d'exercice, de sorte que celui-ci serait résilié avec effet au 1er janvier 2006. Le praticien cocontractant a alors assigné la clinique devant le tribunal de commerce pour que soit prononcée la résiliation judiciaire de son contrat d'exercice, non cédé dans le plan de cession, et afin que soit fixée sa créance indemnitaire postérieure fondée sur l'application des dispositions de l'ancien article L. 621-32 du Code de commerce (N° Lexbase : L6884AIS) applicable à la cause.

La cour d'appel de Pau (11 mai 2010) a fait droit à cette demande et condamné la clinique au paiement des indemnités de rupture au profit du praticien médical. Par l'arrêt rapporté, la Chambre commerciale de la Cour de cassation rejette le pourvoi en énonçant que "ayant constaté que, postérieurement à la résiliation du contrat de plein droit au 30 novembre 2005, date d'expiration du délai imparti au liquidateur pour opter pour la continuation du contrat d'exercice liant la clinique à M. M [le praticien médical], ce dernier avait continué à travailler dans la clinique dans les mêmes conditions, qu'il s'agisse de son activité de praticien ou des honoraires qui lui ont été versés, c'est dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation de la volonté des parties, rendue nécessaire par l'absence d'expression écrite de celle-ci, que la cour d'appel a retenu que ce nouveau contrat d'exercice avait le même contenu que le contrat précédent, et en a déduit que sa résiliation était soumise aux dispositions de l'article 17 de la convention d'exercice soumettant la rupture par l'une ou l'autre des parties à un préavis d'un an, et la rupture à l'initiative de la clinique au versement d'une indemnité égale à une annuité d'honoraires, quelles que soient les circonstances entourant la rupture et ses conséquences".

Quatre intéressantes questions sont abordées dans cet arrêt.

La première intéresse les conséquences de l'expiration du délai de réponse prorogé faisant suite à une mise en demeure d'avoir à opter sur la poursuite du contrat. En l'espèce, l'administrateur judiciaire, mis en demeure d'avoir à opter sur la poursuite du contrat, avait obtenu, à l'intérieur du délai d'un mois de la réception de cette mise en demeure, une ordonnance de prorogation du délai de réponse jusqu'au 30 novembre 2005. Cependant, ce n'est que le 20 décembre 2005 que l'administrateur avait informé le cocontractant de ce que son contrat d'exercice serait résilié au 1er janvier 2006 dans la mesure où les repreneurs n'envisageaient pas la poursuite de son contrat. Aux termes des dispositions de l'ancien article L. 621-28, alinéa 1er (N° Lexbase : L6880AIN), applicable en la cause, "le contrat est résilié de plein droit après une mise en demeure adressée à l'administrateur restée plus d'un mois sans réponse. Avant l'expiration de ce délai, le juge-commissaire peut impartir à l'administrateur un délai plus court ou lui accorder une prolongation, qui ne peut excéder deux mois, pour prendre parti". Il résulte de cette disposition, désormais contenue à l'article L. 622-13 III 1° (N° Lexbase : L3352IC7), depuis la loi de sauvegarde modifiée par l'ordonnance du 18 décembre 2008 (N° Lexbase : L2777ICT), que l'expiration du délai de prorogation marque, en l'absence de réponse de l'administrateur, la résiliation de plein droit du contrat. Cette résiliation légale de plein droit ne peut en aucun cas être tenue en échec, par exemple par le maintien de relations entre les parties. Ce maintien de relations ne peut donc exister que sur le fondement d'un nouveau contrat (v. infra). En conséquence, en l'espèce, c'est bien au 30 novembre 2005 que s'était trouvé résilié le contrat d'exercice qui liait le médecin à la clinique au jour du jugement d'ouverture.

Que se passe-t-il cependant -et c'est là la deuxième question abordée par l'arrêt- si le cocontractant continue, en accord tacite ou expresse avec l'administrateur judiciaire, à fournir une prestation après la date de résiliation de plein droit du contrat ? En l'espèce, alors que le contrat s'était trouvé résilié de plein droit au 30 novembre 2005, l'administrateur judiciaire avait informé le cocontractant que son contrat d'exercice serait résilié avec effet au 1er janvier 2006, c'est-à-dire au lendemain de l'homologation du plan de cession ne prévoyant pas la cession judiciaire du contrat en cause. Puisque le contrat d'origine s'était trouvé résilié de plein droit à l'expiration du délai imparti à l'administrateur pour se prononcer sur la poursuite du contrat, les juges du fond ont considéré qu'un nouveau contrat d'exercice ayant le même contenu que le contrat précédent avait pris naissance. En l'occurrence, la reconnaissance par l'administrateur judiciaire de l'existence d'une nouvelle convention d'exercice ayant commencé à courir à compter du 1er décembre 2005 résultait du courrier de résiliation du contrat d'exercice par lettre recommandée du 20 décembre 2005, soit postérieurement à la résiliation de plein droit du contrat initial. Le cheminement suivi par les juges du fond est d'une logique implacable : puisque le contrat initial s'était trouvé résilié de plein droit au 30 novembre 2005 (date d'expiration du délai prorogé pour opter sur la poursuite du contrat en cours), le contrat dont l'administrateur judiciaire sollicitait la résiliation en décembre 2005 ne pouvait être qu'un nouveau contrat.

Ce constat, qui a vocation à être identiquement fait sous l'empire de la loi de sauvegarde des entreprises, est d'importance car, en pratique, il est classique que des relations contractuelles soient maintenues postérieurement à la date de résiliation de plein droit du contrat. Au regard de la solution adoptée en l'espèce, il faut considérer que, dans ces hypothèses, un nouveau contrat lie alors les parties et que les créances qui naîtront de ce contrat seront nées régulièrement dès lors qu'elles le seront dans le respect des règles de l'administration contrôlée. Tel était le cas en l'espèce puisque c'est l'administrateur judiciaire lui-même qui, en sollicitant la résiliation du contrat au 20 décembre 2005, date à laquelle le contrat initial était d'ores et déjà résilié, avait implicitement mais nécessairement affirmé qu'un nouveau contrat avait été mis en place. Ainsi, dans la mesure où le médecin "avait continué à travailler dans la clinique dans les mêmes conditions, qu'il s'agisse de son activité de praticien ou des honoraires qui ont été versés", la cour d'appel a souverainement apprécié la volonté des parties et retenu qu'un nouveau contrat d'exercice avait pris effet. La Chambre commerciale constate que c'est dans l'exercice de ce pouvoir souverain d'appréciation de la volonté des parties, rendue nécessaire par l'absence d'expression écrite de celle-ci, que la cour d'appel avait "retenu que ce nouveau contrat d'exercice avait le même contenu que le contrat précédent, et en a déduit que sa résiliation était soumise aux dispositions de l'article 17 de la convention d'exercice soumettant la rupture par l'une ou l'autre des parties à un préavis d'un an, et la rupture à l'initiative de la clinique au versement d'une indemnité égale à une annuité d'honoraires, quelles que soient les circonstances entourant la rupture et ses conséquences".

Une troisième question surgissait alors : quelle allait alors être la conséquence de la résiliation de ce nouveau contrat conclu postérieurement à l'ouverture de la procédure collective ? En d'autres termes, les indemnités découlant de la résiliation de ce contrat doivent-elles avoir le même sort que celles issues du contrat initial en cours au jour du jugement d'ouverture, c'est-à-dire doivent-elles être déclarées au passif ou, au contraire, doivent-elles être réglées à leur échéance en leur qualité de créances postérieures au jugement d'ouverture en application de l'ancien article L. 621-32 applicable en la cause?

Cette question est particulièrement importante au regard des conséquences financières qu'elle peut impliquer pour l'entreprise en difficulté : en l'espèce, la cour d'appel avait condamné la clinique à payer au praticien médical une coquette somme de 311 637,67 euros au titre de l'indemnité de préavis et la même somme correspondant au montant de l'indemnité de rupture du nouveau contrat. Cette décision de condamnation n'est pas censurée par la Chambre commerciale qui rejette le pourvoi formé à l'encontre de l'arrêt d'appel. Il en résulte que les créances d'indemnités résultant de la résiliation d'un contrat conclu -en l'espèce tacitement- après l'ouverture de la procédure collective ne répondent pas au même régime que les indemnités du contrat en cours au jour du jugement d'ouverture. Il est très largement préférable pour le cocontractant dont le contrat est résilié d'être lié au débiteur par un contrat conclu après jugement d'ouverture. En effet, en tant que créances postérieures, les créances d'indemnités issues du contrat conclu postérieurement au jugement d'ouverture pourront faire l'objet d'une décision de condamnation au paiement à l'encontre du débiteur. En revanche, les créances issues de la résiliation d'un contrat en cours au jour du jugement d'ouverture ne peuvent donner lieu qu'à une déclaration au passif, tant sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985 (loi n° 85-98 N° Lexbase : L4126BMR) réformée par celle du 10 juin 1994 (loi n° 94-475 N° Lexbase : L9127AG7 ; cf. C. com., art. L. 621-28, anc.) que sous celui de la loi de sauvegarde des entreprises (C. com., art. L. 622-3).

Une question se pose cependant sous l'empire de la loi de sauvegarde des entreprises dans la mesure où, depuis le 1er janvier 2006, pour être éligibles au traitement préférentiel -et donc être réglées à leur échéance ou à défaut par privilège- les créances postérieures doivent répondre aux critères téléologiques posés à l'article L. 622-17 (N° Lexbase : L3493ICD) : elles doivent être nées "pour les besoins du déroulement de la procédure ou de la période d'observation, ou en contrepartie d'une prestation fournie au débiteur pendant cette période" (1). Or, de toute évidence, les créances indemnitaires issues de la résiliation d'un contrat ne répondent pas à ce critère téléologique de sorte que, sous l'empire de la loi de sauvegarde des entreprises, le paiement de ces créances ne pourra pas être ordonné. Elles auront vocation à être déclarées au passif dans le délai particulier posé par l'article R. 622-22 (N° Lexbase : L0894HZ7), c'est-à-dire celui de deux mois à compter de l'exigibilité de la créance.

Le quatrième point abordé par cet arrêt est celui de la conséquence de l'absence de cession d'un contrat en cours au jour de l'adoption du plan de cession. L'absence de cession judiciaire du contrat dans le cadre du plan n'emporte pas sa résiliation de plein droit. La solution est valable tant pour le contrat en cours au jour du jugement d'ouverture que pour celui qui, comme en l'espèce, est conclu après l'ouverture de la procédure collective. En conséquence, pour que la résiliation intervienne, il est nécessaire qu'elle soit demandée à l'initiative du cocontractant. Dès lors, il est tout à fait logique qu'en l'espèce le cocontractant ait assigné le débiteur pour que soit prononcée la résiliation judiciaire de son contrat d'exercice, non cédé dans le plan de cession. Sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985, cette demande devait être portée devant le tribunal et non devant le juge-commissaire. Il semble qu'il doive en être toujours de même sous l'empire de la législation actuelle. Certes, les nouvelles dispositions de l'article L. 622-13, IV du Code de commerce issues de l'ordonnance du 18 décembre 2008 prévoient que "la résiliation est prononcée par le juge-commissaire si elle est nécessaire à la sauvegarde du débiteur et ne porte pas une atteinte excessive aux intérêts du cocontractant". Cependant, cette disposition concerne la résiliation d'un contrat en cours au jour du jugement d'ouverture (et non pas celle du contrat conclu après jugement d'ouverture) sollicitée à l'initiative de l'administrateur (et non à celle du cocontractant) dans les hypothèses où la résiliation n'intervient pas de plein droit. Il semble donc que, même sous l'empire de la loi de sauvegarde, le tribunal de droit commun soit compétent pour connaître de la demande de résiliation présentée par le cocontractant dans ce cadre.

Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon

  • Le domaine subjectif de la procédure de surendettement des particuliers : la situation particulière du dirigeant fautif (Cass. civ. 2, 12 avril 2012, n° 11-10.228, F-P+B N° Lexbase : A5855IIP)

L'occasion nous est donnée avec cet arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation de tenter de faire le point sur le domaine d'application, quant aux personnes, de la procédure de surendettement des particuliers, qui, au regard du droit des entreprises en difficulté, se détermine par contrepoint, la personne éligible aux premières procédures ne l'étant pas aux secondes.

Des études fouillées ont été consacrées à cette question de la détermination des personnes éligibles aux procédures collectives et aux procédures de surendettement des particuliers (2). On sait d'abord que la personne morale de droit privé n'est pas éligible aux procédures de surendettement des particuliers, celles-ci étant réservées aux seules personnes physiques. On sait ensuite que le professionnel indépendant ne peut, pendant l'exercice de sa profession, bénéficier de la procédure de surendettement. La solution vaut pour tous les professionnels indépendants, qu'ils soient commerçants, artisans, agriculteurs ou professionnels libéraux.

La règle doit être étendue à l'auto-entrepreneur (3), quelle que soit l'importance de l'activité déployée dans le cadre de ce statut, et quels que soient également les revenus perçus au titre de cette activité. En effet, l'auto-entrepreneur bénéficie des procédures collectives réservées aux professionnels.

Le professionnel indépendant peut, s'il est retiré, bénéficier des procédures de surendettement, dans des conditions différentes selon que l'on est avant ou depuis la loi de sauvegarde des entreprises. Avant cette loi, le professionnel relevant des procédures collectives ne pouvait bénéficier de la législation sur le surendettement que passé le délai d'un an à compter de la cessation de son activité et, pour l'ancien commerçant, passé le délai d'un an à compter de sa radiation du registre du commerce et des sociétés et à condition que son surendettement soit caractérisé par des dettes non professionnelles. Depuis la loi de sauvegarde des entreprises et la suppression du délai d'un an à compter de la cessation d'activité pour saisir le tribunal aux fins d'ouverture d'une procédure collective, il faut se demander si l'impossibilité dans laquelle se trouve le professionnel retiré de rembourser son passif, résulte de dettes non professionnelles ou résulte, au moins pour partie, de dettes professionnelles, nées au titre d'une activité professionnelle indépendante antérieure.
Dans le premier cas, c'est-à-dire si le surendettement est constitué uniquement de dettes non professionnelles, l'intéressé relève de la procédure de surendettement. Dans le second cas, c'est-à-dire si le surendettement provient au moins pour partie de dettes professionnelles antérieures à son retrait, l'intéressé ne relève plus des dispositions du Code de la consommation, mais de celles du Code de commerce : il est éligible aux procédures collectives des professionnels (4). La solution subsiste pour un ancien professionnel libéral même si la cessation d'activité est antérieure au 1er janvier 2006, la cour d'appel, saisie d'un recours contre les recommandations de la commission devant se placer au jour où elle se prononce sur le recours pour apprécier la situation (5).

La création de l'entrepreneur individuel à responsabilité par la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 (N° Lexbase : L5476IMR) et l'adaptation du droit des entreprises en difficulté à ce type d'entrepreneur par l'ordonnance n° 2010-1512 du 9 décembre 2010 (N° Lexbase : L8794INZ) conduit à rendre possible l'ouverture d'une procédure par patrimoine. Cette démultiplication des procédures emporte une autre conséquence, prise en compte par l'ordonnance du 9 décembre 2010 (art. 9). La personne exploitant une EIRL peut bénéficier de la procédure de surendettement au titre de son patrimoine non affecté (C. consom., art. L. 333-7, al. 2, nouv. N° Lexbase : L9077INI), ce qui ne sera pas sans provoquer des difficultés si une procédure collective est également ouverte (6). Dans les départements de l'Alsace-Moselle, elle peut bénéficier de la procédure d'insolvabilité notoire (C. com., art. L. 670-1, nouv. N° Lexbase : L3240IQ3).

Pour que la procédure de surendettement trouve application au bénéfice d'une personne éligible aux procédures collectives, il faudra que le surendettement soit caractérisé par des dettes contractées au titre de son patrimoine non affecté et, en outre, que ses dettes ne soient pas de nature professionnelle. Si le patrimoine non affecté abrite une activité rendant l'intéressé éligible aux procédures collectives, il cesse d'être éligible, au titre du patrimoine non affecté, aux procédures de surendettement (7).

Les dettes contractées dans le cadre de la création ou de l'exploitation de l'EIRL, non seulement ne seront pas prises en compte pour apprécier l'état de surendettement, mais encore ne seront pas traitées dans le plan conventionnel ou judiciaire de la procédure de surendettement, ou encore dans le cadre de la procédure de rétablissement personnel. Ainsi, la personne physique éligible aux procédures collectives du livre VI du Code de commerce est également éligible, au titre de son patrimoine non affecté, aux procédures de surendettement. En outre, les procédures peuvent se combiner, puisqu'il s'agit de traiter des passifs inclus dans des patrimoines différents.

Le dirigeant d'une société déclarée en redressement ou en liquidation judiciaire ou sous sauvegarde n'est pas, en cette qualité, éligible aux procédures collectives. Par voie de conséquence, il peut prétendre à l'application des règles du surendettement (8). Précisons à cet égard que, jusqu'à la loi de modernisation de l'économie n° 2008-776 du 4 août 2008 (9), le cautionnement donné en garantie des engagements de la société qu'il dirige ne pouvait caractériser le surendettement du dirigeant. L'article 14 de la loi de modernisation de l'économie permet, en modifiant l'article L. 330-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L9799INA), d'intégrer le cautionnement professionnel, dans les dettes susceptibles de caractériser le surendettement. Un sort particulier était fait à la dette de cautionnement du dirigeant social. Non seulement, cette dette pourra entrer en ligne de compte dans l'appréciation du surendettement, mais encore elle pourra être traitée dans le cadre de la procédure de surendettement, comme une dette non professionnelle.

L'intérêt de l'arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 12 avril 2012 est de s'intéresser au cas particulier du dirigeant de personne morale condamné à combler l'insuffisance d'actif de la société débitrice. Bénéficie t-il encore de la loi sur le surendettement des particuliers ?

Les juges du fond s'étaient mépris, apparemment sur la nature de la sanction prononcée à l'encontre du dirigeant. En effet, pour confirmer la décision du juge de l'exécution, la cour d'appel avait retenu que l'intéressé était dirigeant d'une société, qui faisait l'objet d'une liquidation judiciaire et dans le cadre de laquelle une extension du passif avait été prononcée. Au prétexte que le dirigeant avait ainsi connu une "extension du passif", la procédure de surendettement lui avait été refusée. L'ambiguïté tenait à cette expression d' "extension du passif" employée par les juges du fond. On connaît l'extension de procédure pour confusion des patrimoines ou fictivité. On connaissait, pour les procédures ouvertes avant le 1er janvier 2006, le redressement ou la liquidation judiciaire à titre personnel, que la pratique qualifiait abusivement d'extension de procédure. On connaît, pour les procédures ouvertes entre le 1er janvier 2006 et le 14 février 2009, la sanction de l'obligation aux dettes sociales, qui permet de mettre à charge du dirigeant le passif de la personne morale. Mais on ne connaît pas l'extension de passif.

La Cour de cassation, après avoir relevé que les pièces du dossier ne faisaient pas état d'une extension de procédure, mais d'une condamnation à combler l'insuffisance d'actif, juge que la condamnation à combler l'insuffisance d'actif "n'exclut pas en soi le bénéfice des mesures de traitement du surendettement". Le principe est donc clair : le dirigeant condamné à combler l'insuffisance d'actif n'est pas exclu des procédures de surendettement. La solution ne peut être discutée. Il n'était pas possible d'interdire à une personne, qui relève par principe des procédures de surendettement, le bénéfice de telles mesures, faute de texte contraire, créant une exception.
Pour autant, il faut remarquer la réserve introduite par la Cour de cassation. La condamnation à combler le passif n'exclut pas "en soi" le bénéfice du surendettement. Cette précision nous semble permettre d'introduire la réserve suivante.

Tout d'abord, il semble difficile de considérer que la dette de condamnation à combler l'insuffisance d'actif soit de nature extra professionnelle. Il s'agit d'une dette professionnelle, qui ne doit donc pas, en tant que telle, entrer en ligne de compte dans l'appréciation du surendettement. Compte tenu de cette précision, la tentation qui aurait pu gagner l'esprit du juge de l'exécution de ne pas ouvrir la procédure de surendettement à ce dirigeant fautif, par ce qu'il aurait été de mauvaise foi, doit être combattue. En effet, dès lors que la dette est exclue de l'appréciation du surendettement, la question de savoir si cette dette a démontré une mauvaise foi du dirigeant ne se pose plus.
En revanche, si le surendettement est constitué à partir de dettes qui font abstraction de la condamnation à combler l'insuffisance d'actif, la procédure de surendettement pourra être ouverte et rien n'interdira alors, à notre sens, faute de disposition contraire dans la législation, de la traiter dans le cadre de la procédure de surendettement comme toutes les autres dettes.

La seule exclusion intéressant le dirigeant fautif concerne le dirigeant frappé de faillite personnelle (10). Cette dernière restriction est d'ailleurs curieuse, car cela revient à placer sur un même plan les procédures du livre VI du Code de commerce avec des mesures d'élimination de la vie des affaires, qui n'ont absolument pas le même objet.

Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises


(1) Cette disposition de la sauvegarde est applicable en redressement par renvoi. En liquidation judiciaire, l'article L. 641-13 (N° Lexbase : L3405IC4) précise que la créance postérieure doit, pour être éligible au traitement préférentiel, être née "pour les besoins du déroulement de la procédure ou du maintien provisoire de l'activité autorisé en application de l'article L. 641-10 (N° Lexbase : L5799ICR) ou en contrepartie d'une prestation fournie au débiteur pendant ce maintien de l'activité".
(2) C. Régnaut-Moutier et J. Vallansan, Faillite des entreprises et surendettement des particuliers - Etude comparative et prospective, in Mél. Héron, LGDJ, 2008, p. 444 ; Salhi, La répartition des procédures de surendettement et des procédures collectives d'entreprises, Rev. proc. coll., juillet/août 2009, étude 17, p. 16.
(3) En ce sens, F. Vauvillé, Brèves observations sur le passif de l'auto-entrepreneur, Rev. proc. coll., 2010/1, §3, p. 17 et s., sp. p. 19.
(4) Cass. civ. 2, 2 juill. 2009, n° 07-17.211,F-D (N° Lexbase : A9363EAZ), D., 2009, AJ, 1965, note A. Lienhard, Dr. et patr., 2010, n° 196, p. 92, note F. Macorig-Vénier ; Cass. civ. 2, 6 mai 2010, n° 09-15.106, F-D (N° Lexbase : A0797EXS), Act. proc. coll., 2010/10, n° 142, Dr. et patr., 2010, n° 196, p. 92, note F. Macorig-Vénier ; Cass. com., 17 mai 2011, n° 10-13.460, F-P+B+I (N° Lexbase : A2867HRM), D., 2011, actu 1407, note A. Lienhard, Gaz. pal., 9 juillet 2011, n° 189, p. 16, note F. Reille, Rev. sociétés, septembre 2011, p. 519, note Ph. Roussel Galle, Act. proc. coll., 2011/11, comm. 162, note P. Cagnoli, BJE septembre/octobre 2011, comm. 120, p. 240, note N. Taglarino-Vignal, Rev. proc. coll., novembre 2011, comm. 212, note Ch. Lebel.
(5) Cass. com., 17 mai 2011, n° 10-13.460, F-P+B+I, préc. et les obs. préc..
(6) C. Régnaut-Moutier, EIRL : adaptation de la règle [faillite sur faillite ne vaut], Rev. proc. coll., mars/avril 2011, dossier 18, p. 82.
(7) Rapport au Président de la République sur l'ordonnance n° 2010-1512 du 9 décembre 2010.
(8) Cass. civ. 2, 21 janvier 2010, n° 08-19.984, F-P+B (N° Lexbase : A4641EQX), Bull. civ. II, n° 20; D., 2010, AJ, 321, note A. Lienhard, JCP éd. E, 2010, 1357, note Ch. Lebel ; JCP éd. E chron. 1296, n° 2, note Ph. Pétel, Rev. proc. coll., 2010/2, comm. 38, p. 32, note S. Gjidara-Decaix, Rev. proc. coll., 2010/4, §149, p. 43, note B. Saintourens, Dr. et patr., 2010, no 196, p. 93, note F. Macorig-Vénier, Bull. Joly sociétés, 2010, p. 567, §117, note P. Rubellin, Defrénois, 2010, chron. 39138, p. 1472, note D. Gibirila ; Cass. com., 26 mai 2010, n° 09-10.178, F-D (N° Lexbase : A7244EXL), Gaz. Pal. éd. sp. Droit des entreprises en difficulté, 2 et 3 juillet 2010, n° 183 et 184, p. 20, note F. Reille, Rev. sociétés, 2010. 406, obs. Ph. Roussel Galle.
(9) Loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (N° Lexbase : L7358IAR), JORF du 5 août 2008, p. 12471.
(10) Cass. civ. 2, 8 juillet 2004, n° 02-04.212, F-P+B (N° Lexbase : A0183DD7), Bull. civ. II, n° 386 ; RJ com., 2005/5, p. 448, note J.-P. Sortais.

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Procédures fiscales

[Chronique] Chronique procédures fiscales - Mai 2012

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N1907BTS

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par Thierry Lambert, Professeur à Aix Marseille Université

Le 17 Mai 2012

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose de retrouver la chronique d'actualités en procédures fiscales réalisée par Thierry Lambert, Professeur à Aix Marseille Université. Cette chronique traite, tout d'abord, d'une décision rendue par le Conseil d'Etat le 28 mars 2012, relative à la question de l'inopposabilité d'un contrat de répartition de la charge de l'impôt entre ses parties à l'administration fiscale. En effet, les cocontractants ne peuvent opposer à l'administration fiscale le contrat qui les lie et redistribue la charge de l'impôt entre eux, en contradiction avec la loi (CE 10° et 9° s-s-r., 28 mars 2012, n° 320570, publié au recueil Lebon). Ensuite, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 4 avril 2012, fixe le point de départ du délai de prescription décennale appliqué à l'agrément donné pour la déduction des investissements outre-mer afférents à un bateau destiné à la location touristique. Ce délai court à compter du jour du fait générateur de l'impôt (CE 10° et 9° s-s-r., 4 avril 2012, n° 326760, publié au recueil Lebon). Enfin, au travers d'un arrêt rendu le 3 avril 2012, la Chambre commerciale de la Cour de cassation donne des exemples d'indices permettant de fonder une présomption d'échapper à l'impôt en France, nécessaire à la demande d'une ordonnance de visite et saisies (Cass. com., 3 avril 2012, trois arrêts, n° 11-15.325, n° 11-15.327 et n° 11-15.329, F-D).
  • Inopposabilité d'un contrat de répartition de la charge de l'impôt entre ses parties à l'administration fiscale : le contrat est la loi des parties, pas de l'Etat ! (CE 10° et 9° s-s-r., 28 mars 2012, n° 320570, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7571IGI)

Par un acte sous seing privé, un couple a acheté la totalité des parts d'une société en nom collectif qui exploitait un supermarché, et qui étaient détenues par une société anonyme et un autre couple. Les comptes n'étant pas approuvés, il était précisé dans l'acte de cession que les cessionnaires n'auraient pas droit aux bénéfices de l'exercice en cours, ceux-ci restant acquis aux cédants. L'acte a été enregistré à la recette des impôts avant la clôture de l'exercice de la société en nom collectif.

Les cédants ont déclaré les bénéfices de cet exercice au titre de leurs revenus de l'année, et les cessionnaires n'ont déclaré aucun revenu perçu de la société en nom collectif. L'administration a soutenu que les bénéfices de la société devaient être imposés entre les mains des cessionnaires, seuls associés à la clôture de l'exercice de la société en nom collectif.

Le régime fiscal des sociétés de personnes, relevant de l'impôt sur le revenu, a parfois été vu par les meilleurs auteurs comme un "sac d'embrouilles" (M. Cozian, A.-S. Peignelin, Un "sac d'embrouilles" : le régime fiscal des sociétés de personnes relevant de l'impôt sur le revenu, Droit fiscal, 1994, pp. 205 - 214).

C'est au niveau de la société de personnes qu'est déterminé et vérifié le résultat imposable. Par conséquent, c'est avec elle qu'est menée la procédure d'imposition (CE 8° et 3° s-s-r., 1er mars 2000, n° 181665, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9255AGU, Bulletin des conclusions fiscales, 2000, 4, comm. 50, concl. Arrighi de Casanova).

Par un jugement du 15 juin 2006, le tribunal administratif a fait droit à la demande de décharge des contribuables (TA Poitiers, 15 juin 2006, n° 0501824 N° Lexbase : A8279EL9). La cour administrative d'appel a annulé, le 11 juillet 2008, la décision des premiers juges (CAA Bordeaux, 5ème ch., 11 juillet 2008, n° 06BX02144, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6067EAX). L'imposition étant remise à la charge des contribuables, ces derniers se sont pourvus en cassation.

Les bénéfices des sociétés de personnes sont soumis à l'impôt sur le revenu entre les mains des associés présents à la clôture de l'exercice, qui sont réputés avoir personnellement réalisé chacun une part des bénéfices à raison de leurs droits dans la société à cette date (CGI, art. 8 N° Lexbase : L5706IRR et 12 N° Lexbase : L1047HLD). Si ces droits sont, sauf stipulation contraire, ceux qui résultent du pacte social, il en va différemment dans le cas où un acte, ou une convention, passé avant la clôture de l'exercice, a pour effet de conférer aux associés des droits dans les bénéfices sociaux diffèrent de ceux qui résulteraient de la seule application du pacte social. Dans cette hypothèse, les bases d'imposition doivent tenir compte des règles de répartition des bénéfices résultant de cet acte ou de cette convention.

Le principe fixé par l'article 8 du CGI veut que chaque associé d'une société de personnes doit être regardé comme ayant acquis, dès la date de clôture de l'exercice, la part des résultats sociaux à laquelle lui donnent droit les règles de répartition définies par le pacte social en vigueur à cette date. La modification des règles de répartition intervenue après cette date est inopposable à l'administration (CAA Nancy, 2ème ch., 12 octobre 1995, n° 94NC01627, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6426BG4, Droit fiscal, 1996, comm. 580). En revanche, il y a lieu de tenir compte d'une convention, passée avant la clôture de l'exercice, qui a pour effet de conférer aux associés des droits dans les bénéfices sociaux différents de ceux qui résulteraient de la seule application du pacte social (CE 3° s-s., 17 avril 2008, n° 279274, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9475D73, RJF, 2008, 8 - 9, comm. 977, lire N° Lexbase : N7914BET).

Dès la clôture de chaque exercice, les associés d'une société de personnes sont regardés comme ayant acquis la part des bénéfices sociaux à laquelle ils ont droit, même si à cette date ils ne l'ont pas encore effectivement appréhendée (CE, 6 mars 1991, n° 67790, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9307AQR, Droit fiscal 1992, comm. 2291).

Il n'en reste pas moins que la portée d'un tel acte, ou convention, ne peut affecter la règle en vertu de laquelle sont seuls redevables de l'impôt dû sur les résultats de l'exercice les associés présents dans la société à la clôture de l'exercice.

Par sa décision, le Conseil d'Etat affirme que l'acte de cession n'a qu'un effet contractuel entre les parties et ne peut pas influer sur la détermination des redevables de l'impôt. En conséquence, les cessionnaires sont redevables de l'impôt et ne peuvent pas opposer à l'administration un contrat prévoyant le contraire.

Cette décision est l'occasion d'apporter deux précisions.

La première tient au fait que, lorsque les droits sociaux ont été cédés sous condition résolutoire, la résolution intervenant après la clôture de l'exercice ne remet pas en cause la répartition fiscale des résultats (QE n° 30720 de Mme Pérol-Dumont Marie-Françoise, JOAN du 31 mai 1999, p. 3239, réponse publ. le 19 juillet 1999, p. 4433, 11ème législature N° Lexbase : L1456BCW).

La seconde est relative à l'hypothèse où une convention qui, en cas de cession de parts en cours d'exercice, attribue à l'associé sortant une fraction des bénéfices de l'exercice, sans modifier la date de clôture dudit exercice, ne constitue pas une modification du pacte social autorisant une répartition des bénéfices autre que celle résultant du droit des associés à la clôture de l'exercice (CAA Bordeaux, 4ème ch., 28 décembre 2006, n° 04BX00488 et n° 04BX00598, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4327DUS, RJF, 2007, 6, comm. 717, lire N° Lexbase : N5649BBT).

  • Le délai de prescription de dix ans, qui court à compter du jour du fait générateur de l'impôt, s'applique à l'agrément donné pour la déduction des investissements outre-mer afférents à un bateau destiné à la location touristique (CE 10° et 9° s-s-r., 4 avril 2012, n° 326760, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6447IHA)

Dans cette affaire, un contribuable a fait l'acquisition d'un catamaran destiné à la location touristique en Guadeloupe. Sur le fondement de l'article III ter de l'article 238 bis HA du CGI (N° Lexbase : L4829HLG), il avait obtenu de l'administration fiscale un agrément lui permettant d'imputer sur son revenu de l'année 1993, le prix d'acquisition de ce bateau. Lorsque les investissements étaient réalisés sur ce territoire et dans certains secteurs, notamment le transport, la navigation de plaisance ou la réhabilitation d'hôtel, un agrément était nécessaire.

A la suite de contrôles effectués en 1996 et 1997, l'administration a constaté que la condition d'exploitation effective du navire pendant une durée de cinq ans n'avait pas été respectée. Le 11 juin 2004, elle a procédé au retrait d'agrément puis, le 4 août 2004, à la réintégration, dans le revenu imposable de 1993, de la déduction qui avait été accordée au contribuable.

Le non-respect des engagements entraîne le retrait de l'agrément et la déchéance des avantages fiscaux qui y sont attachés. Avant de procéder au retrait, l'administration doit mettre le contribuable en mesure de présenter des observations. La décision de retrait doit être motivée.

Quand un recours est dirigé contre le retrait d'un agrément, le juge contrôle la légalité des conditions posées par l'administration lors de l'octroi de cet agrément (CE 9° et 10° s-s-r., 21 avril 2000, n° 182106, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9259AGZ, RJF, 2000, 6, comm. 763). La décision de retrait d'un agrément peut être contestée par voie d'exception d'illégalité, à l'appui d'une demande en décharge des impositions qui en découlent.

Le ministre s'est pourvu en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel, rendu le 2 février 2009, qui a prononcé la décharge totale des compléments d'impôt sur le revenu et de contributions sociales résultant de cette réintégration, au motif qu'elle n'avait pas pu intervenir à bon droit après l'expiration du délai de prescription fixé par l'article L. 186 du LPF (CAA Nantes, 1ère ch., 2 février 2009, n° 08NT00497, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2240EIS, Droit fiscal, 2009, 47, comm. 554).

En l'espèce, le Conseil d'Etat rappelle quelques principes énoncés par le LPF.

D'abord, les omissions totales ou partielles constatées dans l'assiette de l'impôt, les insuffisances, les inexactitudes ou les erreurs d'imposition, peuvent être réparées par l'administration dans les conditions et dans les délais prévus aux articles L. 169 (N° Lexbase : L5755IRL) à L. 189 (N° Lexbase : L8757G8T), sauf dispositions contraires du CGI (LPF, art. L. 168 N° Lexbase : L8487AE3).

Ensuite, l'article L. 186 du LPF (N° Lexbase : L8360AED), dans sa rédaction applicable à l'imposition litigieuse, dispose que, dans tous les cas où il n'est pas prévu un délai de prescription plus court, le droit de reprise de l'administration s'exerce pendant dix ans à partir du jour du fait générateur de l'impôt. La prescription visée par cette disposition a une portée générale qui s'étend, notamment, aux conséquences des retraits d'agréments. Le délai de prescription court à partir de la date du fait qui a donné naissance à l'avantage fiscal sur lequel s'exerce le droit de répétition.

Enfin, l'article 1756 du CGI, alors applicable (N° Lexbase : L4326HM8), prévoyait que, lorsque les engagements souscrits en vue d'obtenir un agrément administratif ne sont pas exécutés, ou lorsque les conditions auxquelles l'octroi de ce dernier a été subordonné ne sont pas remplies, cette inexécution entraîne le retrait d'agrément et les personnes physiques ou morales, de ce fait, sont déchues des avantages fiscaux qui leur avaient été accordés. Les impôts dont ils avaient été dispensés deviennent immédiatement exigibles.

Le point de départ du délai de reprise par l'administration des impositions redevenues exigibles, du fait du retrait de l'agrément, est le jour du fait générateur de l'impôt, qui se situe, concernant l'impôt sur le revenu, le 31 décembre de l'année au titre de laquelle l'imposition est due. En conséquence, dans l'affaire qui nous occupe, le délai de reprise de l'administration courait à compter du 31 décembre 1993, et non de la date à laquelle l'administration a eu connaissance du non respect des engagements auxquels le bénéfice de l'agrément était subordonné.

A l'occasion de cette affaire, le Conseil rappelle que la prescription est interrompue par une proposition de redressement (aujourd'hui proposition de rectification), par la déclaration ou la notification d'un procès-verbal, de même que par tout acte comportant reconnaissance de la part des contribuables et par tous les autres actes interruptifs de prescription (LPF, art. L. 189). L'administration a adressé au contribuable un courrier, en date du 27 mai 2003, qui n'est pas de nature à interrompre la prescription.

Dans ces conditions, c'est à bon droit que le pourvoi du ministre a été rejeté.

Par trois arrêts rendus le même jour, la Cour de cassation se prononce sur les indices qui ont permis à l'administration de fonder une présomption de fraude fiscale selon laquelle une banque aurait échappé à l'impôt en France, ce qui était de nature à justifier que le juge des libertés et de la détention délivre à l'administration une ordonnance l'autorisant à effectuer des visites et saisies sur le fondement de l'article L. 16 B du LPF (N° Lexbase : L2813IPU).

Par deux ordonnances rendues le 19 juillet 2010, le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris et celui de Bobigny ont délivré des ordonnances autorisant les agents de l'administration fiscale à effectuer des visites et des saisies en vue de rechercher la preuve de la fraude fiscale d'une société de droit suisse exerçant une activité de banque. Le premier président de la cour d'appel, le 29 mars 2011, a confirmé la régularité de procédure (CA Paris, Pôle 5, 7ème ch., 29 mars 2011, n° 10/16554 N° Lexbase : A1656HMB). La société a interjeté appel des ordonnances.

Les faits sont relativement complexes.

En l'espèce, une banque suisse est à l'origine de la création d'un fonds, Sicav enregistrée au Luxembourg et dont la gestion est assurée par une société à Luxembourg, laquelle l'avait désignée comme sous-gestionnaire pour quinze compartiments de la Sicav, dont quatorze commercialisés en France. En France, le distributeur du fonds était une société française et le correspondant centralisateur de ce fonds une banque française.

A la date du 12 mai 2010, le fonds faisait partie de la liste des produits européens autorisés en France mais, ni la société suisse ni la société luxembourgeoise ne figuraient sur la liste publiée par le Comité des établissements de crédit et des entreprises d'investissement, des prestataires de services d'investissement habilités à exercer en France. La société suisse avait employé une personne physique, alors domiciliée à Paris, en qualité de vendeur en France pour le département du fonds du 1er septembre 2004 au 17 juillet 2009, elle disposait ainsi d'un représentant juridique ayant pouvoir de l'engager dans la négociation et la signature de contrats de commercialisation sur le territoire français de fonds de placement. Deux autres commerciaux, résidents de France, exerçant sur le territoire national, ont également été employés.

La société de droit suisse, qui n'était pas immatriculée au registre du commerce et des sociétés en France, était inconnue de l'administration fiscale, mais disposait en fait de trois salariés résidents fixes en France. Par conséquent, elle était présumée exercer sur le territoire national une activité de commercialisation de produits financiers sans être immatriculée et sans souscrire de déclarations fiscales.

Dans ces conditions l'administration avait des présomptions lui laissant penser que la société suisse disposait d'un établissement stable en France et qu'elle s'était délibérément soustraite à ses obligations déclaratives et comptables. Que l'administration utilise la procédure des visites et saisies (LPF, art. L. 16 B) pour établir l'existence d'un établissement stable est contesté (J.-L. Trucchi, Etablissements stables et perquisitions, de l'abstrait au concret, Bulletin fiscal Francis Lefebvre, 2010, 12, pp. 943 - 951).

La mise en oeuvre de l'article L. 16 B du LPF exige de simples présomptions, sans qu'il soit besoin de rechercher des indices précis, graves et suffisamment concordants pour faire présumer l'existence d'une fraude (Cass. com., 9 mars 2010, n° 09-13.829, F-D N° Lexbase : A1853ETS, RJF, 2010, 6, comm. 604). Autrement dit, le juge des libertés et de la détention n'est pas le juge de l'impôt et n'a pas à rechercher si les infractions sont établies, mais seulement s'il existe des présomptions de fraude justifiant la délivrance d'une ordonnance permettant à l'administration d'intervenir.

La Cour de cassation reconnaît au premier président de la cour d'appel un pouvoir souverain d'appréciation des présomptions de fraude, qui doit être concrètement motivée (Cass. com., 29 mars 2011, n° 10-30.002 et 10-30.001, F-D N° Lexbase : A4060HMC, RJF, 2011, 7, comm. 831). Mais selon une formule consacrée et retenue dans cette affaire, le premier président de la cour d'appel justifie sa décision en relevant, par des motifs propres et adaptés, les faits à partir desquels il apprécie souverainement l'existence d'une présomption de fraude et retient, sans inverser la charge de la preuve, que les griefs à l'encontre de l'ordonnance contestée ne sont pas établis (Cass. com., 14 septembre 2010, n° 09-67.404, F-P+B N° Lexbase : A5877E9K, RJF, 2011, 1, comm. 54). La Cour de cassation n'admet, comme justifiant l'infirmation des ordonnances, aucun motif pouvant être analysé par elle comme touchant au fond au regard de l'exigence de simples présomptions (Cass. com., 7 décembre 2010, n° 10-10.923, F-D N° Lexbase : A9238GM4, RJF, 2011, 5, comm. 602).

La Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la banque suisse.

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Santé

[Jurisprudence] Le Conseil constitutionnel et le harcèlement sexuel

Réf. : Cons. const., 4 mai 2012, n° 2012-240 QPC (N° Lexbase : A5658IKR)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 28 Août 2014

L'histoire retiendra sans doute que, le 4 mai 2012, le Conseil constitutionnel a abrogé l'article 222-33 du Code pénal (N° Lexbase : L5378IGB) qui réprimait le harcèlement sexuel, au nom du respect du principe de légalité qui impose au législateur de définir avec suffisamment de précision les éléments constitutifs d'une infraction pénale (I). Elle pourrait bien également se souvenir que le grand gagnant de cette procédure de QPC avait été secrétaire d'Etat au tourisme dans le Gouvernement de Jacques Chirac en 1974, nommé, faut-il le rappeler, Premier ministre par Valéry Giscard d'Estaing (tous deux membres de droit du Conseil constitutionnel, mais n'ayant pas -c'était la moindre des choses- siégé dans cette affaire). Quoi qu'il en soit, le Code pénal ressort orphelin de l'incrimination de harcèlement sexuel par cette décision, ce qui n'est pas sans poser de nombreux problèmes (II).
Résumé

L'article 222-33 du Code pénal permet que le délit de harcèlement sexuel soit punissable sans que les éléments constitutifs de l'infraction soient suffisamment définis, méconnaît ainsi le principe de légalité des délits et des peines et doit être abrogé avec effet immédiat.

Commentaire

I - L'abrogation de l'article 222-33 du Code pénal : dura lex ...

Harcèlement sexuel. C'est la loi n° 92-684 du 22 juillet 1992, portant réforme des dispositions du Code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre les personnes (N° Lexbase : L4794GU4), qui a introduit en la première incrimination de harcèlement sexuel alors défini comme "le fait de harceler autrui en usant d'ordres, de menaces ou de contraintes, dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle, par une personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions" (1). La loi n° 98-468 du 17 juin 1998, relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs (N° Lexbase : L8570AIA), allait modifié à la marge cette définition en substituant à l'expression "en usant d'ordres, de menaces ou de contraintes" les mots "en donnant des ordres, proférant des menaces, imposant des contraintes ou exerçant des pressions graves".

La loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale (N° Lexbase : L1304AW9), allait introduire l'incrimination de harcèlement moral et simplifier considérablement les éléments constitutifs du délit de harcèlement sexuel en abandonnant toute référence à l'abus d'autorité (2) et en se contentant désormais de réprimer "le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle".

Critiques doctrinales. Cette définition simplifiée, pour ne pas dire simpliste, du harcèlement sexuel, s'est immédiatement attirée les foudres de la doctrine à la fois pour des raisons purement techniques (le harcèlement se trouvait, en effet, défini de manière tautologique comme le fait de harceler, aux antipodes des exigences du principe de légalité) et pratiques, plus rien ne venant désormais distinguer une séduction un peu appuyée d'un véritable harcèlement sexuel, au risque d'assister à un déferlement d'actions pénales fantaisistes (3).

L'examen de la jurisprudence criminelle fournit de nombreux exemples de salariés poursuivis et condamnés pour des faits de harcèlement sexuels sur le lieu de travail. Ainsi, a été condamné le salarié qui demande à une collègue d'avoir des relations sexuelles avec lui et qui, malgré le refus exprimé par celle-ci de céder immédiatement à ses avances, revient à la charge plus d'une dizaine de fois en six mois ; ce harcèlement verbal s'était ici accompagné de l'envoi de post-it à connotation sexuelle explicite, ainsi que des coupures de presse dont l'une vantait les mérites d'un chocolat aphrodisiaque et l'autre faisait l'éloge de l'infidélité ; l'un de ces post-it demandait d'ailleurs à la salariée quand celle-ci comptait lui donner sa démission (4). Dans une autre affaire, tout aussi sordide, le harcèlement avait été caractérisé par de nombreux comportements déplacés : l'auteur des faits avait exercé des pressions sur la salariée pour qu'elle accepte des rencontres ou dîners à l'extérieur de l'hôpital où ils travaillaient, qu'elle lui communique ses coordonnées téléphoniques personnelles, lui tenait des propos déplacés, l'avait menacé de lui donner la fessée en assortissant ses paroles de claques sur les fesses, avait recherché à de nombreuses reprises les contacts directs avec son corps, profitant de son désarroi pour mieux la prendre dans ses bras, provoquant toutes les occasions pour se retrouver seul avec elle, soulevant son pull pour voir sa poitrine, etc. (5).

L'affaire. Dans cette affaire,le maire adjoint de Villefranche-sur-Saône et ancien secrétaire d'Etat de Valéry Giscard d'Estaing, alors âgé de 70 ans, avait été condamné le 15 mars 2011 par la cour d'appel de Lyon à trois mois de prison avec sursis, 5 000 euros d'amende, et à une interdiction d'exercer toute fonction ou emploi public pendant trois ans, pour avoir harcelé sexuellement trois de ses subordonnées des services municipaux entre 2007 et 2009, la cour ayant retenu comme éléments matériels constitutifs de l'infraction des épaules enlacées, des bises, des caresses sur les mains et les cuisses, et cela bien que les victimes aient clairement repoussé ses avances.

Le 29 février 2012, la Chambre criminelle de la Cour de cassation décidait de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité présentée tant par le prévenu que par l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail et portant sur la conformité de l'article 222-33 du Code pénal aux articles 5 (N° Lexbase : L1369A9L), 8 (N° Lexbase : L1373A9P) et 16 (N° Lexbase : L1363A9D) de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, 34 (N° Lexbase : L1294A9S) de la Constitution ainsi qu'aux principes de clarté et de précision de la loi, de prévisibilité juridique et de sécurité juridique (6). Pour la Haute juridiction, en effet, la question était sérieuse "au regard du principe de légalité des délits et des peines, en ce que la définition du harcèlement sexuel pourrait être considérée comme insuffisamment claire et précise, dès lors que le législateur s'est abstenu de définir le ou les actes qui doivent être regardés, au sens de cette qualification, comme constitutifs de harcèlement sexuel".

La censure. Dans sa décision n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012, le Conseil constitutionnel a également considéré l'argument comme pertinent et abrogé l'article 222-33 du Code pénal, au prix d'une motivation des plus lapidaires ; pour le Conseil, en effet, "l'article 222-33 du Code pénal permet que le délit de harcèlement sexuel soit punissable sans que les éléments constitutifs de l'infraction soient suffisamment définis" et méconnaît ainsi "le principe de légalité des délits et des peines" (cons. 5).

L'abrogation à effet immédiat. Après avoir rappelé que le Conseil constitutionnel tire de l'article 62 de la Constitution (N° Lexbase : L1328A93) le pouvoir de déterminer les modalités d'entrée en vigueur dans le temps de la décision d'abrogation, ainsi que ses effets individuels, le Conseil a considéré "que l'abrogation de l'article 222-33 du Code pénal prend effet à compter de la publication de la présente décision [et] qu'elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date" (cons. 7).

Une solution techniquement justifiée. Les spécialistes de ces questions ne seront pas surpris par cette décision tant les critiques et mises en garde avaient été nombreuses que le Parlement a cru venir en aide aux victimes en minimisant la définition pénale du harcèlement sexuel, au risque de porter gravement atteinte au principe de légalité. Certes, le législateur l'a fait en 2002 pour la bonne cause et pour favoriser la protection des femmes, notamment au travail, en abandonnant la référence à l'abus d'autorité qui s'opposait à la reconnaissance de harcèlements dits "horizontaux", c'est-à-dire sans lien de subordination entre l'auteur et sa victime. Certes, les juridictions du fond, sous le contrôle vigilent de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, se sont efforcées de n'entrer en condamnation que pour les faits les plus graves. Mais sur le plan des principes, et singulièrement au regard du principe de légalité dont l'importance n'est plus à rappeler dans un Etat de droit, le texte pêchait par défaut et s'exposait ainsi à la censure (7) sauf à admettre une conception très judiciaire, et finalement très lâche, du principe de légalité (8). On ne pourra d'ailleurs qu'être frappés par le soin mis en 2002 à définir précisément le harcèlement moral, ce qui a d'ailleurs permis de sauver le texte lors de son examen liminaire par le Conseil en 2002 (9), et la négligence dont le législateur a fait preuve en redéfinissant le harcèlement sexuel.

Le harcèlement sexuel doit donc être ajouté à la liste, très limitée toutefois, des incriminations pénales censurées en raison de leur absence de précision (10), quelques semaines d'ailleurs après l'abrogation, également extrêmement discutée, de l'article l'article 227-27-2 du Code pénal (N° Lexbase : L5360IGM) qui qualifiait d'incestueuses un certain nombre d'infractions "lorsqu'elles sont commises au sein de la famille sur la personne d'un mineur par un ascendant, un frère, une soeur ou par toute autre personne, y compris s'il s'agit d'un concubin ou d'un membre de la famille, ayant sur la victime une autorité de droit ou de fait", ce texte ne désignant pas "précisément les personnes qui doivent être regardées, au sens de cette qualification, comme membres de la famille" (11).

Une abrogation immédiate stricte. Alors que dans de nombreuses hypothèses le Conseil constitutionnel a assorti ses décisions d'abrogation d'un report des effets collectifs et d'aménagements individuels divers, l'abrogation de l'article 222-33 du Code pénal s'applique immédiatement, y compris au prévenu concerné, à toutes les instances n'ayant pas donné lieu à une décision devenue définitive.

La décision crée donc, à tout le moins dans le Code pénal, un vide juridique qui pourrait mettre plusieurs semaines à être comblé compte tenu du contexte électoral actuel.

La solution pourrait sembler sévère, voire être vécue comme une sorte d'encouragement donné aux harceleurs de tous poils ; elle est pourtant conforme à l'esprit de la procédure de QPC car en principe l'abrogation a vocation à bénéficier au demandeur et à s'appliquer immédiatement et ce pour préserver "l'effet utile de la question prioritaire de constitutionnalité pour le justiciable qui l'a posée" (12). Certes, le Conseil constitutionnel peut en différer les effets, au prix d'une "étude d'impact" portant sur les conséquences que pourrait entraîner l'abrogation immédiate, et laisser au Parlement le soin de prévenir tout risque de vide législatif en modifiant sa législation. Mais en l'espèce on peut admettre que le bilan cout/avantages de l'effet immédiat ne militait pas en faveur d'un report des effets, tant individuels que collectifs, de l'abrogation (13), les victimes ne se retrouvant pas démunies après celle-ci, comme nous allons le voir. On regrettera juste ici que le Conseil ne prenne pas la peine de s'expliquer sur le raisonnement qui l'a conduit à faire une application immédiate de l'abrogation.

II - L'impact de l'abrogation sur la protection des personnes en matière de harcèlement

Impact sur les procédures en cours. L'abrogation immédiate de l'article 222-33 du Code pénal va bien entendu perturber les procédures en cours, selon des modalités d'ailleurs variables. Les premiers échos procéduraux de la décision ont déjà commencé à retentir et on apprenait le 9 mai que le tribunal correctionnel de Paris avait rejeté une citation directe délivrée uniquement sur le fondement de feu l'article 222-33. Pour les enquêtes ou les instructions en cours, les plaignants et/ou le Parquet devront changer leur fusil d'épaule et viser d'autres infractions s'ils souhaitent que les actions puissent aboutir.

Impact sur le droit pénal. L'abrogation immédiate de l'article 222-33 du Code pénal porte un coup radical à la législation anti harcèlement sexuel dans le Code pénal dont il constituait l'unique texte.

Pour autant, et cela a été souligné par tous ceux qui défendent la cause des personnes harcelées sexuellement, malheureusement pour l'essentiel des femmes, d'autres textes existent qui pourront continuer à être exploités pour poursuivre et faire condamner les auteurs ; il s'agira alors de qualifier les actes de harcèlement sexuel en agression sexuelle, violences, appel téléphonique malveillant, ou encore en menaces le cas échéant (14).

Il est également possible de poursuivre le harceleur pour discrimination en se fondant sur les dispositions de l'article 225-1 du Code pénal (N° Lexbase : L3332HIA) (15). Certes, ce texte n'a pas été modifié par la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 (N° Lexbase : L8986H39) qui a introduit en matière civile la notion de "harcèlement discriminatoire", mais cette modification n'est pas nécessaire dès lors que le harcèlement sexuel s'est accompagné d'un certain nombre de brimades tangibles (refus d'accorder des congés, des demandes de changement d'heures) pour punir les personnes qui auraient refusé des avances de nature sexuelle. Malheureusement, un certain nombre de situations, qui ne pouvaient être abordées qu'au travers de la qualification de "harcèlement" (ce qui semblait être le cas précisément dans l'affaire ayant donné lieu à la décision du Conseil constitutionnel), vont passer à travers les mailles du filet.

Impact sur le droit du harcèlement. Si l'article 222-33 du Code pénal a disparu, l'incrimination pénale présente dans le Code du travail demeure. Rappelons, en effet, que l'article L. 1153-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0736H97) définit le harcèlement sexuel comme "les agissements [...] de toute personne dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle à son profit ou au profit d'un tiers" et que l'article L. 1155-2 du même code (N° Lexbase : L7221IME) punit le harcèlement sexuel d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 15 000 euros. Lorsque les faits de harcèlement sexuel relèvent du Code du travail, c'est-à-dire qu'ils concernent des salariés du secteur privé (16), ils pourront donc encore être poursuivis pénalement.

On ne se fait toutefois guère de doute sur le sort de ce texte dès lors qu'un prévenu aura soulevé devant le tribunal qui le poursuit une QPC portant sur sa constitutionnalité. Même si les définitions du Code pénal et du Code du travail ne sont pas rigoureusement identiques (le Code du travail ajoute "à son profit ou au profit d'un tiers"), elles n'en demeurent pas moins aussi imprécises quant aux agissements incriminés, ce qui les expose à subir le même sort (17). Il convient toutefois de préciser que le Code du travail a nettement distingué la définition du harcèlement sexuel (art. L. 1153-1) et sa sanction pénale (art. L. 1155-2), de telle sorte qu'une abrogation partielle de l'article L. 1155-2, en ce qu'elle incrimine pénalement le harcèlement sexuel, ne ferait pas tomber les autres dispositions du Code du travail concernant le volet civil et professionnel (obligation de prévention et de sanction, protection des acteurs, aménagement des règles de preuve).

Redéfinition du harcèlement. Il y a donc urgence à réintroduire dans le Code pénal un nouvel article 222-33, conforme aux exigences du Conseil constitutionnel, c'est-à-dire définissant les éléments constitutifs de l'infraction de manière précise.

Le plus simple serait certainement d'introduire ici la définition qu'en donne la Directive 2006/54/CE (N° Lexbase : L4210HK7) en son article art. 2 d) qui incrimine "le fait d'imposer un comportement non désiré à connotation sexuelle, physiquement, verbalement ou non verbalement, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d'une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant".

Il serait peut être plus prudent de réintroduire dans le texte une partie de la définition retirée en 2002 et qui précisait que le harcèlement se traduit par "des ordres", des "menaces", des "contraintes ou [...] pressions graves" (18), et en tenant compte notamment des éléments considérés par le Conseil comme pertinents pour définir le harcèlement, notamment le caractère répété des actes (19).

Le nouvel article 222-33 du Code pénal pourrait être rédigé ainsi : "le fait d'imposer par des agissements répétés un comportement non désiré à connotation sexuelle, en donnant des ordres, proférant des menaces, imposant des contraintes ou exerçant des pressions graves et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d'une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende ".


(1) J. Pralus-Dupuy, Le harcèlement sexuel, ALD, 1993, p. 53.
(2) MM. Philippe Nauche et Gérard Terrier, Rapport fait au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales sur le projet de loi de modernisation sociale, Assemblée nationale, XIème législature, n° 3385, 14 novembre 2001 : il s'agissait de "mettre en cohérence avec les dispositions relatives au harcèlement moral celles relatives au harcèlement sexuel. Le harcèlement sexuel est actuellement limité aux agissements d'un supérieur hiérarchique. Cette condition restrictive est supprimée. Le Sénat a adopté cet article en complétant de façon tout à fait pertinente la mise en cohérence proposée de l'article L. 122-46 du Code du travail (N° Lexbase : L5584ACS) par la suppression de la référence à l'abus d'autorité dans le statut général de la fonction publique et le Code pénal [...]".
(3) Pour une vive critique de l'abandon de la définition antérieure, et des excès qu'elle pourrait autoriser : P. Conte, Une nouvelle fleur de légistique : le crime en boutons. A propos de la nouvelle définition du harcèlement sexuel, JCP éd. G, 2002, act. 320 ; D. Roets, L'inquiétante métamorphose du délit de harcèlement sexuel, D., 2002, p. 2059.
(4) Cass. crim., 18 janvier 2011, n° 10-82.435, F-D (N° Lexbase : A1697GX7).
(5) Cass. crim., 4 janvier 2011, n° 10-84.078, F-D (N° Lexbase : A8617GQ9).
(6) Cass. QPC, 29 février 2012, n° 11-85.377 (N° Lexbase : A9053IDN) : "l'article 222-33 du Code pénal est-il contraire aux articles 5, 8 et 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, 34 de la Constitution ainsi qu'aux principes de clarté et de précision de la loi, de prévisibilité juridique et de sécurité juridique, en ce qu'il punit le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle sans définir les éléments constitutifs de ce délit ?".
(7) P. Mistretta, préc, § 12 : "on sait que le principe de la légalité est la clé de voûte sur laquelle repose l'essentiel de la construction du droit pénal. Mais face aux exigences de la délinquance du XXe siècle, le droit pénal a su évoluer pour donner au principe davantage de souplesse afin de servir les intérêts répressifs sans pour autant porter atteinte à la sécurité juridique que le juge parvient toujours à préserver (Y. Mayaud, Droit pénal général, 2004, coll. Droit fondamental, PUF, n° 30 et s. p. 36 et s. ; D. Rebut, Le principe de la légalité des délits et des peines, in Libertés et droits fondamentaux, 9ème édition, 2003, Dalloz, p. 509). L'incrimination de type ouvert participe à cette adaptation du droit. Il s'agit d'infractions définies en des termes si larges qu'elles se prêtent à des applications presque sans limites. Le délit de harcèlement sexuel est assurément de cette veine, on pourrait même le qualifier d'incrimination 'découverte' tant l'ouverture de la matérialité du délit est béante".
(8) P. Mistretta, préc..
(9) Décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale (N° Lexbase : A7588AXC). C'est pourquoi une QPC a été déclarée irrecevable concernant le harcèlement moral : Cass. crim., 7 juin 2011, n° 11-90.041, F-D (N° Lexbase : A8464HTN).
(10) Après les "diligences appropriées" (décision n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000, Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication N° Lexbase : A9054AGG, cons. 61).
(11) Décision n° 2011-222 QPC du 17 février 2012 (N° Lexbase : A5831ICX).
(12) Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, Loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution (N° Lexbase : A3193EPX), cons. 17.
(13) Dans la décision concernant les infractions réputées incestueuses (préc.), le Conseil constitutionnel avait même prévu l'effacement de la condamnation du casier judiciaire (cons. 6), ce qui n'a pas été prévu ici s'agissant des condamnations de harcèlement sexuel déjà prononcées.
(14) Sur ce qui apparaissait avant l'abrogation comme un concours de qualifications, P. Mistretta, préc., n° 32 s..
(15) P. Mistretta, préc., n° 34.
(16) Dans l'affaire ayant donné lieu à la décision du Conseil constitutionnel, il s'agissait de fonctionnaires territoriaux, échappant donc au code du travail. Dans la fonction publique, le harcèlement sexuel n'est donc plus incriminé pénalement.
(17) C'est d'ailleurs ce qu'indique très clairement le commentaire aux Cahiers : "si ces dispositions ne sont pas contestées, elles sont nécessairement liées au sort de la QPC puisque leur contenu est proche de celui de la disposition contestée".
(18) Préc..
(19) Ainsi, dans le commentaire aux Cahiers concernant la comparaison avec la définition du harcèlement moral : "qui est plus précise puisqu'elle suppose en particulier de caractériser des agissements répétés".

Décision

Cons. const., 4 mai 2012, n° 2012-240 QPC (N° Lexbase : A5658IKR)

Texte abrogé : C. pén., art. 222-33 (N° Lexbase : L5378IGB)

Mots-clés : harcèlement sexuel, principe de légalité

Liens base : (N° Lexbase : E2918ETA)

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Urbanisme

[Jurisprudence] Chronique de droit de l'urbanisme - Mai 2012

Lecture: 22 min

N1861BT4

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par Arnaud Le Gall, Maître de conférences à l'Université de Caen

Le 17 Mai 2012

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver cette semaine la chronique de droit de l'urbanisme d'Arnaud Le Gall, Maître de conférences à l'Université de Caen. Le premier arrêt commenté précise les règles de constructibilité limitée applicables en zone de montagne (CE 9° et 10° s-s-r., 16 avril 2012, n° 323555, mentionné aux tables du recueil Lebon). La deuxième décision étudiée précise, notamment, les obligations des documents d'urbanisme au regard de la protection des zones de montagne (CE 1° et 6° s-s-r., 24 avril 2012, n° 346439, mentionné aux tables du recueil Lebon). Les juges du Palais-Royal nous rappellent, en dernier lieu, la distinction entre les équipements publics et les équipements propres à un aménagement (CE 3° et 8° s-s-r., 24 avril 2012, n° 340954, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • Précisions relatives aux règles de constructibilité limitée applicables en zone de montagne (CE 9° et 10° s-s-r., 16 avril 2012, n° 323555, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1308IKN)

L'arrêt n° 323555 du 16 avril 2012 est venu rappeler la hiérarchie des normes en matière de constructibilité limitée en zone de montagne. Le préfet de Corse du sud avait opposé un certificat d'urbanisme négatif à une demande visant à la réalisation d'un lotissement de seize habitations sur le territoire d'une commune dépourvue de PLU et située en zone de montagne. Le certificat était fondé sur les règles de constructibilité limitée prévues aux articles L. 111-1-2 (N° Lexbase : L9149IMS) et L. 145-3-III (N° Lexbase : L5826HD7) du Code de l'urbanisme. L'annulation de ce premier certificat avait conduit le préfet, destinataire d'une injonction, à prendre un second certificat, tout aussi négatif que le premier, fondé sur les mêmes textes et qui avait été également annulé par le tribunal administratif. L'appel formé contre le jugement annulant le premier certificat avait amené la cour administrative d'appel (1) à censurer le jugement. En revanche, elle avait rejeté l'appel formé dans le cadre du second contentieux. Le Conseil d'Etat s'est donc trouvé saisi d'un pourvoi présenté par le pétitionnaire dans le cadre du contentieux du premier certificat et d'un pourvoi présenté par le ministre de l'Ecologie dans le cadre du second certificat.

1 - Quelques rappels de procédure

Le Conseil d'Etat apporte quelques précisions procédurales. D'une part, une fois n'est pas coutume, il censure les deux arrêts d'appel sur le fondement de la dénaturation. Souvent invoqué, le moyen est rarement admis. En l'occurrence, le premier arrêt relevait les écritures du requérant pour affirmer que la parcelle, assiette du projet, se situait à plus de cent mètres des quelques bâtiments existants à proximité. Le requérant avait pourtant soutenu que cette distance était nettement inférieure à cent mètres. La censure est un peu surprenante. Le Conseil d'Etat est, le plus souvent, fort peu sensible à ce type de moyen particulièrement factuel et qui repose sur une appréciation littérale des écrits produits en appel.

La seconde dénaturation est plus classique. La cour administrative d'appel avait commis l'erreur d'affirmer que le ministre fondait exclusivement son recours sur la violation des dispositions de l'article L. 111-1-2 du Code de l'urbanisme, alors qu'il avait, également, invoqué la violation de l'article L. 145-3-III. La dénaturation était plus évidente. Toutefois, il est fort probable qu'elle n'a été censurée par le juge de cassation uniquement parce que celui-ci avait décidé d'expliciter les rapports existants entre ces deux articles du Code de l'urbanisme.

D'autre part, l'arrêt rappelle la portée des dispositions de l'article R. 600-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L7749HZZ), qui impose à l'auteur d'un recours en matière d'urbanisme, de notifier celui-ci à l'auteur de l'acte et au bénéficiaire de l'autorisation. Cette notification est destinée à réduire le volume du contentieux, mais cet objectif est purement théorique. Outre la mansuétude dont font preuve certains tribunaux qui interprètent très libéralement les conditions d'application de ce texte, les greffes demandent systématiquement, dans le délai de quinze jours dans lequel il faut procéder à cette notification, d'en apporter la preuve. Autant dire que peu de recours sont rejetés comme irrecevables sur ce fondement.

Le Conseil rappelle, sans surprise que les certificats d'urbanisme négatifs "n'entrent donc pas dans le champ d'application de l'article R. 600-1 du Code de l'urbanisme". En effet, la mention relative aux certificats d'urbanisme "n'a pas entendu viser, conformément à l'objectif de sécurité juridique poursuivi par le décret, les certificats d'urbanisme négatifs qui ne confèrent aucun droit à leur titulaire". Ce faisant, le Conseil reprend donc la motivation de son avis du 1er avril 2010 (2) dans lequel il précisait la portée de l'article R. 600-1 à l'égard des certificats d'urbanisme. Cet avis énonce "qu'en mentionnant les certificats d'urbanisme, le décret, conformément à l'objectif de sécurité juridique qu'il poursuit, n'a pas entendu viser les certificats d'urbanisme négatifs qui ne confèrent aucun droit à leur titulaire et n'entrent donc pas dans le champ d'application de l'article R. 600-1 du Code de l'urbanisme. En revanche, l'objectif de sécurité juridique doit bénéficier à l'auteur de la décision et au titulaire du certificat d'urbanisme et justifie que l'auteur de la décision et, s'il y a lieu, le titulaire du certificat, soient informés dans tous les cas par la procédure prévue à l'article R. 600-1 du Code de l'urbanisme de l'existence d'un recours contentieux contre les autres certificats d'urbanisme". Le Conseil d'Etat écarte donc la fin de non-recevoir soulevée par le particulier du fait de l'absence de notification du pourvoi déposé par le ministre.

2 - Les dispositions applicables à la constructibilité limitée en zone de montagne

La règle de la constructibilité limitée pour les communes ne disposant pas d'un PLU est déclinée à plusieurs reprises dans le Code de l'urbanisme. Au titre des règles générales de l'urbanisme, l'article L. 111-1-2 énumère de manière limitative les hypothèses qui permettent de déroger à cette règle en dehors des parties actuellement urbanisées d'une commune. Le Conseil d'Etat en profite pour rappeler qu'il s'agit bien d'une énumération limitative. La jurisprudence considère, en effet, qu'en dehors de ces hypothèses, l'administration est en situation de compétence liée pour rejeter toutes les demandes d'autorisation d'occupation du sol (3).

Dans les zones de montagne, la constructibilité limitée est prévue par l'article L. 145-3-III. Cet article prévoit que l'urbanisation doit se réaliser en continuité avec les bourgs, villages, hameaux, groupes de constructions traditionnelles ou d'habitations existants. Toutefois, plusieurs dérogations à cette règle sont prévues : peuvent, ainsi, être autorisées des constructions qui ne sont pas situées en continuité de l'existant "si la commune ne subit pas de pression foncière due au développement démographique ou à la construction de résidences secondaires et si la dérogation envisagée est compatible avec les objectifs de protection des terres agricoles, pastorales et forestières et avec la préservation des paysages et milieux caractéristiques du patrimoine naturel". Cette dérogation est accordée dans les conditions prévues au 4° de l'article L. 111-1-2, lequel impose une délibération motivée du conseil municipal permettant d'établir que le projet répond à l'intérêt communal.

L'imbrication de ces dispositions ne simplifie pas la situation. Témoin de cette incertitude, le certificat négatif délivré au pétitionnaire était fondé simultanément sur les deux articles. L'administration n'avait manifestement pas été en mesure de déterminer avec précision quel texte devait être appliqué et avait préféré invoquer les deux fondements possibles de sa décision, laissant, ainsi, au juge le soin de dire si seul l'un d'entre eux pouvait légalement fonder le certificat, ou si ce dernier devait reposer sur le cumul de ces deux dispositions.

Le Conseil d'Etat a saisi l'occasion pour clarifier la situation. Il précise ici que les dispositions de l'article L. 145-3-III "régissent entièrement la situation des communes classées en zone de montagne pour l'application de la règle de constructibilité limitée, qu'elles soient ou non dotées de plan d'urbanisme, à l'exclusion des dispositions prévues à l'article L. 111-1-2 régissant la situation des communes non dotées d'un plan d'occupation des sols ou d'un document d'urbanisme en tenant lieu". En zone de montagne, la règle de la constructibilité limitée, ainsi que les dérogations susceptibles d'y être apportées sont donc régies exclusivement par l'article L. 145-3-III. Les dispositions de l'article L. 111-1-2 ne peuvent donc être invoquées ou fonder légalement une décision. La précision ainsi apportée clarifie les champs d'application respectifs de deux articles : L. 145-3-III concerne de manière globale les zones de montagne, tandis que L. 111-1-2 ne concerne que les communes situées hors de ces zones et non dotées d'un PLU ou d'une carte communale.

Statuant au fond, le Conseil en profite pour fixer des critères d'appréciation des conditions posées par l'article L. 145-3-III. Il relève que la parcelle de 41 180 m² d'assiette du projet est située à une centaine de mètres des constructions existantes qui sont éparses et ne constituent pas un hameau ou un groupe de construction au sens du texte. Il note, également, que cette parcelle présente un caractère naturel marqué, du fait, notamment, de sa continuité avec de vastes étendues naturelles. L'objectif de protection du patrimoine naturel prévaut donc sur toute autre considération, notamment le fait que la parcelle soit partiellement viabilisée, qu'elle soit longée par un chemin vicinal, ou qu'elle supporte déjà une construction dont on peut, d'ailleurs, subodorer qu'elle est assez ancienne, étant donné qu'il s'agit d'une chapelle. Le requérant n'ayant pas demandé à bénéficier de l'exception à la règle de continuité avec le bâti existant, les critères de dérogation à la règle de constructibilité limitée prévus par l'article L. 145-3-III n'ont pas à être examinés. Après avoir relevé, sans surprise, que le fait que des autorisations de construire aient été délivrées ultérieurement est dépourvu d'influence sur la légalité des certificats négatifs, le Conseil annule l'ensemble des décisions rendues par les juges du fond dans cette affaire.

  • Les obligations afférentes aux documents d'urbanisme au regard de la protection des zones de montagne (CE 1° et 6° s-s-r., 24 avril 2012, n° 346439, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4188IKC)

Après avoir échoué, il y a plus de vingt ans, à faire obstacle à la création d'une station de pompage sur le site du lac de Sainte-Croix, l'association intercommunale et interdépartementale pour la protection du lac de Sainte-Croix vient de réussir à faire annuler la décision de création d'un camping et de caravanage susceptible d'accueillir trois cent personnes. Le maire de la commune voisine avait accordé cette autorisation afin de limiter le camping sauvage. Le tribunal administratif et la cour administrative d'appel (4) avaient rejeté le recours en annulation intenté par l'association. Le Conseil d'Etat y fait droit et apporte d'utiles précisions tant sur les dispositions de l'article L. 145-3-II du Code de l'urbanisme, que sur l'office du juge.

1 - Des précisions sur le régime de l'article L. 145-3-II du Code de l'urbanisme

Selon les termes de l'article L. 145-3-II du Code de l'urbanisme, dans sa version applicable au litige "les documents et décisions relatifs à l'occupation des sols comportent les dispositions propres à préserver les espaces, paysages et milieux caractéristiques du patrimoine naturel et culturel montagnard". Une jurisprudence assez fournie est venue apporter plusieurs précisions intéressantes au sujet de l'article L. 145-3, lequel a pour objet, dans ses diverses dispositions, de garantir la protection des zones de montagne.

Ces précisions concernent, d'une part, le contentieux administratif. Les décisions du préfet en matière de réfection des chalets d'alpage ou de bâtiments d'estive sont, ainsi, susceptibles d'un appel devant la cour administrative d'appel, même lorsque la décision préfectorale a été prise dans le cadre de l'instruction, par le maire, d'une déclaration de travaux exemptés de permis de construire (5). Par ailleurs, il faut noter que l'arrêté interministériel qui procède au classement d'une commune, ou d'une partie de commune, en zone de montagne n'a pas un caractère réglementaire. On ne peut donc utilement exciper de l'illégalité d'un tel arrêté pour soutenir que les dispositions de l'article L. 145-3 ne sont pas applicables (6).

La jurisprudence a, d'autre part, fixé le champ d'application de cet article. Le Conseil d'Etat a, tout d'abord, précisé que les dispositions de l'article L. 145-3 du Code de l'urbanisme n'interdisent pas tout développement de l'urbanisation (7). Il a ensuite indiqué que ces dispositions ne sont applicables qu'aux opérations d'urbanisation. En conséquence, la réalisation d'une station de pompage n'est pas constitutive d'une telle opération (8). Il faut, enfin, relever qu'il n'est pas nécessaire qu'un secteur compris dans le champ d'application de l'article L. 145-3-II fasse partie d'un parc national ou d'une réserve naturelle pour être regardé comme un espace, paysage et milieu caractéristique du patrimoine naturel et culturel montagnard au sens de ces dispositions (9).

La décision du 24 avril 2012 vient apporter une précision nouvelle d'ordre général qui est susceptible d'emporter des conséquences immédiates sur les documents d'urbanisme des communes classées en zone de montagne. En effet, les dispositions de l'article L. 145-3-I imposent déjà aux auteurs des documents de planification locale de prendre les mesures nécessaires. Le Conseil d'Etat a délimité les conditions de compatibilité des projets d'urbanisme avec les dispositions de cet article. Plusieurs décisions traduisent l'existence d'un contrôle de compatibilité entre les procédures de révision ou de modification des plans locaux d'urbanisme ou des postes et les exigences du I de l'article L. 145-3. Il a, ainsi, été jugé qu'une prairie de fauche d'une superficie de 4 300 m² située à proximité immédiate d'un village peut être classée en emplacement réservé en vue de la création d'un parking, compte tenu de l'existence, dans la commune, d'un millier d'hectares de prairies de fauche destinées à l'élevage ovin (10). De même, le Conseil a considéré que la Charte du parc naturel régional des volcans d'Auvergne n'a pas méconnu l'article L. 145-3, en ce que ce document prévoit que l'urbanisation doit se faire en continuité avec les bourgs, villages et hameaux existants et que des zones d'urbanisation nouvelles ne peuvent être créées que par exception et doivent, alors, être intégrées à l'environnement (11).

En revanche, la portée exacte du II de l'article L. 145-3 demeurait incertaine. La cour administrative d'appel n'avait, d'ailleurs, pas statué directement sur cette question, se limitant à apprécier sommairement la compatibilité du projet avec l'objectif de protection des zones de montagne. Le Conseil d'Etat donne une portée bien supérieure à ces dispositions en affirmant que, "pour satisfaire à cette exigence de compatibilité, les documents et décisions [en question] doivent comporter des dispositions de nature à concilier l'occupation du sol projetée et les aménagements s'y rapportant avec l'exigence de préservation de l'environnement montagnard prévue par la loi".

L'exigence imposée par le texte concerne donc les décisions individuelles mais, également, les documents d'urbanisme. La conséquence en est très concrète : un tel acte qui ne contiendrait pas expressément des dispositions de nature à concilier l'occupation du sol avec la préservation de l'environnement montagnard serait illégal. Il appartient donc aux collectivités d'analyser soigneusement leurs documents d'urbanisme afin d'en vérifier la conformité aux exigences de l'article L. 145-3.

Mais l'exigence posée par l'arrêt du 24 avril 2010 ne s'arrête pas là. En effet, alors que la cour administrative d'appel s'était limitée à vérifier l'absence d'incompatibilité entre le projet et le respect de ces exigences, et que le texte impose une exigence de compatibilité qui pourrait être appréciée de manière négative, comme traduisant l'absence d'atteinte à la préservation des espaces montagnards, le Conseil d'Etat impose, désormais, un rapport de compatibilité positif. Pour être légal, la décision ou l'acte d'urbanisme ne doivent pas se limiter à ne pas porter atteinte à la protection du patrimoine naturel et culturel. Ils doivent comporter les dispositions nécessaires qui permettent de concilier cette protection avec le projet ou avec l'occupation prévue. Cette exigence n'est pas surprenante pour les documents d'urbanisme. Etant donnée leur nature de documents de planification, il n'est pas étonnant qu'on leur impose de prévoir des considérations précises relatives au parti de développement ou, par exemple, au zonage.

En revanche, l'exigence est plus sérieuse pour les actes individuels. Il est courant que les autorisations d'urbanisme soient dans l'obligation de prévoir des prescriptions spéciales en application de dispositions législatives particulières. Toutefois, ces prescriptions ne sont pas nécessairement automatiques. L'architecte des bâtiments de France, par exemple, n'est pas tenu d'imposer des prescriptions, dès lors qu'il estime que le projet respecte les exigences afférentes à sa localisation dans le périmètre de protection des monuments historiques. L'arrêt du 24 avril 2012 oblige, désormais, dans les zones de montagne, une conciliation explicite et normative entre les autorisations individuelles et la préservation de l'environnement montagnard.

2 - Des précisions concernant le contrôle du juge

Après avoir explicité la portée exacte de l'obligation faite aux documents d'urbanisme par l'article L. 145-3 II, le Conseil d'Etat censure l'arrêt d'appel. La cour administrative d'appel avait jugé que, "par elle-même, l'autorisation d'aménager un camping sur le site [...] était de nature à diminuer les atteintes portées à ce site par la pratique préexistante du camping sauvage' et à assurer ainsi la compatibilité entre l'occupation du sol projetée et l'exigence de préservation de l'environnement montagnard". Cette appréciation était, au premier abord, assez logique. La Cour a considéré l'objet de la décision contestée, à savoir la création du camping, était motivé par le souci d'offrir une solution au camping sauvage. En vertu du principe selon lequel il est préférable d'encadrer ce qu'on ne peut empêcher, le maire avait décidé de créer le terrain afin de limiter les effets du camping sauvage. La solution était séduisante dans son principe.

Toutefois, elle ne constitue pas, en elle-même une réponse au problème qu'elle prétend résoudre. En effet, rien ne permet d'affirmer que l'ouverture d'un camping officiel réduira les effets du camping sauvage. Ce qui relève du bon sens est, en réalité, une réflexion primaire dont les effets peuvent être résolument opposés à ceux recherchés. Il est courant de constater que la réalisation d'aménagements publics divers provoque, non seulement, des effets d'aubaine imprévus, mais ne résout que partiellement, voire très peu, les problèmes auxquels leur construction était censée répondre. En l'occurrence, il est bien évident que la sociologie du campeur sauvage n'est évidemment pas identique à celle du campeur adepte des terrains présentant tous les avantages d'un établissement officiel. Aussi bien, la création du camping aura inéluctablement pour effet d'accroître sensiblement la fréquentation du site, sans pour autant diminuer de manière sensible le stationnement illégal. La présence du terrain attirera les campeurs respectueux des règlements et n'incitera pas les habitués du camping sauvage à s'y rendre. Au total, le site continuera de subir les dégradations causées par ces deux catégories, auxquelles il faudra ajouter les destructions et aménagements modernes causés par la création de l'installation municipale.

La cour administrative d'appel en est pourtant restée à ce niveau de réflexion quasi-tautologique en affirmant que le projet présentait un intérêt général qui répondait parfaitement, du fait de la nature même de l'aménagement prévu, à l'intérêt général poursuivi par l'article L. 145-3-II et résidant dans la préservation des espaces montagnards. Ce faisant, elle a porté une analyse absolument théorique sur l'affaire qui lui était soumise. Il faut noter que ce type de raisonnement est assez surprenant de la part du juge administratif. Il est, en effet, courant de relever dans les dossiers préalables aux enquêtes publiques élaborés par les bureaux d'étude une confusion permanente entre l'intérêt général intrinsèque d'un projet et son utilité publique, telle que l'entend la jurisprudence administrative. Un projet d'aménagement poursuivi par une personne publique répond (presque) toujours à un but d'intérêt général, ce qui ne signifie pas pour autant que le bilan coût/avantages de l'opération soit positif. Il est plus rare que le juge adopte ce genre de raisonnement.

Le Conseil d'Etat censure donc cette analyse en rappelant aux juges du fond la nature exacte du contrôle qu'ils doivent exercer sur ce type de décision. Ce contrôle ne se limite pas au seul intérêt général du projet. Ayant rappelé qu'une décision d'occupation des sols doit impérativement comporter des dispositions conciliant le projet avec la préservation de l'environnement montagnard, le Conseil d'Etat traduit donc cette exigence en termes de contrôle juridictionnel. Il énonce que le juge aurait dû "rechercher si l'insertion du projet dans le site était, en elle-même, de nature à préserver l'environnement montagnard protégé par la loi". Ce faisant, le Conseil d'Etat impose au juge du fond de procéder à une appréciation très concrète du projet. Il convient de prendre en compte la nature même du projet, mais le juge doit, également, apprécier l'ensemble des mesures de compensation prévues afin de vérifier si elles sont, en elles-mêmes et dans leurs effets, suffisantes pour préserver l'environnement montagnard.

On constate que le Conseil d'Etat n'exige pas seulement l'appréciation des mesures de compensation des effets négatifs du projet. Il convient d'analyser chacune de ces mesures prises individuellement mais aussi de les apprécier dans leur ensemble pour vérifier que l'objectif de préservation est bien respecté. Le projet ne doit donc pas seulement être compatible avec cet objectif mais les mesures d'insertion doivent avoir pour objet même de poursuivre cet objectif de préservation, et pas uniquement de compenser les aspects négatifs du projet. Les conséquences de cet arrêt sont importantes. L'autorisation administrative ne peut être justifiée par la seule poursuite d'un intérêt général qui est toujours présent. Le juge, pour sa part, doit exercer un contrôle très poussé sur le projet et ses mesures d'insertion, contrôle qui dépasse celui du bilan appliqué à l'utilité publique.

Il reste à l'association requérante à démontrer en quoi les mesures d'insertion ne répondent pas aux exigences ainsi définies par le Conseil d'Etat. On pourra aussi lui suggérer d'approfondir, en amont, la question même de l'intérêt général du projet. Le contentieux est, en effet, renvoyé devant la cour administrative d'appel de Marseille, le Conseil n'ayant pas jugé utile de statuer au fond malgré les dispositions de l'article L. 821-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3298ALQ).

  • Rappel de la distinction entre les équipements publics et les équipements propres à un aménagement (CE 3° et 8° s-s-r., 24 avril 2012, n° 340954, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4171IKP)

Avant que le législateur ne vienne y mettre un peu d'ordre, le domaine des participations d'urbanisme était particulièrement riche et varié. L'invention à peu près inépuisable des intervenants privés, jointe à celle des élus locaux, permettait de découvrir de nombreuses solutions assez originales, subies par les aménageurs ou suggérées par eux dans le cadre de transactions parfois assez douteuses. Ces habitudes n'ont, certes, pas entièrement disparu. Toutefois, le Code de l'urbanisme a rationalisé ces participations. Le législateur a progressivement réformé la fiscalité de l'urbanisme vers plus de simplicité. Dernière réforme en date, la taxe d'aménagement, entrée en vigueur au 1er mars 2012, destinée à se substituer intégralement à la plupart des autres participations qui devraient disparaître définitivement en 2015.

1 - Equipements publics et équipements propres aux lotissements : deux notions distinctes

A l'occasion de la censure d'une contradiction de motifs commise par l'arrêt d'appel (12), le Conseil d'Etat a rappelé la distinction entre ces deux notions. Il convient de souligner, qu'une fois n'est pas coutume, le juge de cassation a fait droit au moyen tiré de la contradiction de motifs. Le moyen est fréquemment invoqué mais rarement admis. Il est, en effet, très souvent invoqué à l'appui d'une insuffisance de motivation ou d'une erreur de droit et c'est le plus souvent l'un de ces deux motifs que le Conseil d'Etat retient pour fonder sa décision de cassation, ce qui explique que la contradiction de motifs soit rarement retenue en tant que telle. Il faut, également, rappeler qu'il s'agit d'un moyen de légalité interne : il est relatif, non à pas un défaut de motivation, mais au bien-fondé de l'arrêt.

En l'espèce, une commune avait délivré une autorisation de lotir à une SARL et mis à sa charge la réalisation de travaux destinés à éviter les inondations sur le terrain faisant l'objet de l'autorisation. Celui-ci, situé en aval d'un bassin versant, était traversé par un fossé destiné à permettre l'écoulement des eaux. Toutefois, ce fossé avait manifestement une fâcheuse tendance à déborder en cas de fortes pluies, inondant ainsi le terrain d'assiette du projet. Les travaux imposés par la commune à l'aménageur, d'un montant de plus de 42 000 euros, consistaient dans le comblement du fossé et la réalisation d'une canalisation souterraine.

Invoquant les dispositions de l'article L. 332-30 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L2426IEL), qui limite expressément les participations exigibles à celle prévues par le code, la société réclamait le remboursement du coût des travaux. La réponse de la cour administrative d'appel était effectivement entachée d'une contradiction de motifs tellement évidente qu'elle en était surprenante. Le juge d'appel avait simultanément répondu, dans deux considérants quasi successifs, d'un côté, que le fossé relevait de la catégorie des équipements publics prévus à l'article L. 311-4 (N° Lexbase : L1514IPR) et que la participation exigée ne pouvait donc suivre le régime de répétition des versements indus de l'article L. 332-30 et, d'un autre côté, que le busage et le déplacement de ce fossé devaient être regardés comme ayant le caractère d'un équipement propre au lotissement au sens des dispositions de l'article L. 332-6 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L1513IPQ). Le Conseil d'Etat ne pouvait que censurer une telle contradiction, la qualification d'équipement public adoptée par la cour administrative d'appel n'étant pas un motif surabondant puisque le juge d'appel s'était fondé sur cette première qualification juridique pour écarter le régime juridique applicable aux participations sans cause. Le Conseil d'Etat rappelle donc que "les deux notions n'ont ni le même objet, ni la même portée" et censure l'arrêt.

2 - La distinction entre équipements publics et équipements propres

La distinction entre équipements publics et équipements propres s'appuyant sur des éléments factuels, il est difficile d'en donner un critère fiable. La répartition entre les deux catégories est si délicate que le Conseil d'Etat s'est réservé le soin d'en contrôler la qualification juridique en cassation, au lieu d'en laisser le soin à l'appréciation souveraine des juges du fond. Les travaux se rattachant aux équipements propres doivent avoir un objet essentiellement tourné vers la réalisation de l'aménagement. En revanche, les équipements publics sont susceptibles de répondre à un besoin plus général. S'ils sont réalisés à l'occasion de l'aménagement, ils n'en conservent pas moins une finalité au moins partiellement distincte. Dans un arrêt du 29 octobre 1997, le Conseil d'Etat avait ainsi jugé qu'il ressortait "des constatations effectuées par les juges du fond que les voies sont affectées à la circulation générale et ne sont pas principalement destinées à la desserte du lotissement [...] ainsi, en en déduisant qu'elles constituaient, non un équipement propre au lotissement, mais un équipement public, la cour administrative d'appel n'a pas entaché son arrêt d'une qualification juridiquement erronée" (13).

L'objet des équipements propres est centré sur la réalisation de l'aménagement. C'est le cas d'une station de relèvement construite par la commune pour répondre aux besoins d'assainissement d'un lotissement. Le fait qu'elle desserve, également, un autre lotissement, construit par un tiers, ne lui retire pas cette qualification (14). C'est également le cas de travaux de raccordement des habitations du lotissement aux réseaux de gaz d'électricité et de télécommunication (15). Dans une espèce assez similaire à l'arrêt commenté, le Conseil d'Etat a aussi retenu la qualification d'équipements propres pour des travaux d'évacuation des eaux réalisés dans le seul but d'assurer la constructibilité des parcelles (16). Il en va de même pour des travaux de raccordement à l'égout effectués, non dans l'intérêt général des habitants de la commune ou du quartier, mais exclusivement dans l'intérêt et pour la desserte directe des habitants de la construction envisagée (17).

En revanche, le juge reconnaît la qualification d'équipements publics dès que l'objet des travaux dépasse le seul intérêt de l'aménagement. C'est le cas de travaux d'élargissement et d'assainissement d'un chemin rural desservant un lotissement mais reliant, également, entre elles deux voies publiques de la commune et étant, de ce fait, utilisé dans l'intérêt général des habitants de la commune (18). Sont également partie intégrante des réseaux publics les collecteurs implantés sous la voie publique et destinés à acheminer les eaux usées jusqu'aux collecteurs publics existants (19). De même, une conduite longue de cinquante mètres environ placée dans l'emprise d'une rue, jusqu'au réseau gravitaire, située après un branchement particulier et implantée dans l'emprise d'une voie communale classée et dont il est constant qu'elle peut recevoir d'autres branchements particuliers, revêt le caractère d'un ouvrage public (20).

En l'espèce, la solution adoptée par le Conseil d'Etat se situe dans la lignée de la jurisprudence antérieure. A l'issue d'une appréciation on ne peut plus concrète, le Conseil opte pour la qualification d'équipements propres. Il relève, en effet, "qu'avant la réalisation des travaux prescrits par la commune, un fossé d'écoulement des eaux pluviales traversait les parcelles situées dans le périmètre du futur lotissement et permettait l'évacuation de ces eaux du bassin versant situé en amont [...] la situation géographique du terrain l'exposait en cas de forte pluie à des inondations provoquées par le débordement du fossé [...] la mise en place d'une canalisation sous le terrain et la suppression du fossé ont eu pour objet de permettre la constructibilité des parcelles comprises dans le terrain d'assiette du lotissement".

Il apparaît donc très clairement que le fossé ne répondait pas à un besoin d'intérêt général dès lors qu'il avait pour objet de récupérer les eaux provenant d'un fonds voisin manifestement privé. Le Conseil d'Etat s'appuie, également, sur le fait que les travaux de comblement et de busage imposés à l'aménageur étaient indispensables pour garantir la viabilité du terrain. Ces deux éléments essentiels permettent de constater que le fossé, avant et après travaux, ne répond pas à un besoin public clairement identifié mais, qu'au contraire, son objet répond essentiellement aux besoins de l'opération prévue. En effet, tant l'évacuation des eaux du fonds servant que l'assainissement du terrain d'assiette sur projet sont indispensables à la réalisation de ce dernier. Le Conseil peut donc en conclure que, "dès lors, alors même que la canalisation traversait seulement le terrain sans le desservir et qu'elle contribuait à l'évacuation des eaux pluviales en provenance de terrains situés en amont du projet, c'est à tort que le tribunal administratif de Nîmes a regardé ces travaux comme ne constituant pas un équipement propre au lotissement au sens des dispositions de l'article L. 332-6 du Code de l'urbanisme".

On relèvera que le Conseil d'Etat profite de la conclusion de son raisonnement pour apporter une précision d'ordre général supplémentaire afin d'aider à la distinction entre équipements publics et équipements propres. Cette dernière catégorie ne comprend pas uniquement les travaux intrinsèquement nécessaires à la réalisation de l'aménagement. Celui-ci est, en effet, intégré dans son environnement et les travaux qui, sans répondre à un besoin d'intérêt général évident, lui permettent de s'intégrer à cet environnement doivent être qualifiés d'équipements propres, alors même qu'ils n'ont pas pour objet de le desservir. C'est bien le cas des travaux portant sur le fossé en question. La notion d'équipement propre ne doit donc pas s'entendre exclusivement comme recouvrant les travaux physiquement indispensables à l'aménagement. Elle comprend aussi les travaux privés qui relient ce dernier à son environnement immédiat. La décision de première instance est donc annulée et la demande de restitution de la participation présentée par la société est rejetée.


(1) CAA Marseille, 1ère ch., 23 octobre 2008, n° 07MA02225, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4287EBE).
(2) CE 1° et 6° s-s-r., 1er avril 2010, n° 334113, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4208EUE).
(3) CE 7° et 10° s-s-r., 19 novembre 1993, n° 125030, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1182AN4).
(4) CAA Marseille, 12 février 2010, n° 07MA04526, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4229IKT).
(5) CE 1° s-s., 7 mai 2010, n° 325729, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1165EXG).
(6) CE 6° s-s., 10 mai 2007, n° 272288, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1224DWA).
(7) CE 1° et 4° s-s-r., 7 décembre 1990, n° 110508, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A8663AQW).
(8) CE 2° et 6° s-s-r., 14 octobre 1991, n° 109208, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2375ARE).
(9) CE 9° et 10° s-s-r., 9 juin 2004, n° 254691, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0971D3D).
(10) CE 8° et 9° s-s-r., 10 juin 1998, n° 168718, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7347ASW).
(11) CE 1° et 6° s-s-r., 29 avril 2009, n° 293896, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6396EGY).
(12) CAA Marseille, 1ère ch., 23 avril 2010, n° 08MA01173, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A8826EWS).
(13) CE 3° et 5° s-s-r., 29 octobre 1997, n° 158494, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4581ASH).
(14) CE, S., 18 mars 1983, n° 34130, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7991ALK).
(15) CE 3° et 5° s-s-r., 25 mars 1977, n° 94963 et n° 95049, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7110B8T).
(16) CE, 24 mai 1991, n° 84023, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1728ARG).
(17) CE 1° et 10° s-s-r., 28 avril 1989, n° 43054, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1934AQP).
(18) CE 3° et 5° s-s-r., 25 mars 1977, n° 94963 et n° 95049, publié au recueil Lebon, préc..
(19) CE 3° et 10° s-s-r., 17 mai 1989, n° 83613, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3249AQE).
(20) CAA Bordeaux, 2ème ch., 29 juillet 1993, n° 92BX00964, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7616BES).

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