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N9871BTR
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
Le 28 Janvier 2014
Caroline Lantero : La Convention du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés (N° Lexbase : L6810BHP), dite Convention de Genève, donne une définition du réfugié, mais reste assez peu directive sur le statut juridique et personnel proprement dit du réfugié, renvoyant aux organismes étatiques de détermination du statut (en France, l'OFPRA) le soin de reconnaître la qualité de réfugié, et aux législateurs de leur élaborer un statut (en France, une carte de résident de dix ans, voir C. entr. séj. étrang. et asile, art. L. 314-1 N° Lexbase : L5730G4Y et suivants). Au sens de la Convention de Genève, une personne a la qualité de réfugié lorsqu'elle "craint avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques" et qu'elle "se trouve hors du pays dont elle a la nationalité" et ne veut ou ne peut se réclamer de la protection de ce pays. Pour entrer dans la définition, il faut donc établir une crainte à la fois personnelle et raisonnable (concept éminemment subjectif) de persécution (dont la Convention de Genève ne donne pas de définition) en raison de motifs limitativement énumérés, dont la fameuse "appartenance à un groupe social", très difficile à définir.
On peut prendre pour acquis que la Convention de Genève ne concerne pas les personnes déplacées au sein de leur propre pays, les personnes parfois qualifiées de "réfugiés économiques" ou de "réfugiés écologiques". On relève, également, que dans le cadre communautaire, plusieurs instruments normatifs sont venus préciser la définition du réfugié. C'est le cas, notamment, et surtout de la Directive (CE) 2004/83 du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié (N° Lexbase : L7972GTG), dite Directive "Qualification", aujourd'hui refondue par la Directive "Qualification II" (Directive (UE) 2011/95 du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 N° Lexbase : L8922IRU), entrée en vigueur le 22 décembre 2013.
Ces précisions ne sont pas toujours des garanties supplémentaires de la protection des réfugiés.
Lexbase : Existe-t-il une volonté de "mettre à distance" cette Convention pour affaiblir ce statut ?
Caroline Lantero : Le discours des autorités politiques des Etats occidentaux révèlent parfois une mentalité d'assiégés, avec force chiffres indiquant toujours une augmentation de la demande d'asile et, plus généralement, une pression migratoire incontrôlable. En pratique, si nous prenons l'année 2012, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Refugiés (HCR) a recensé neuf millions de réfugiés dans le monde, pour 900 000 demandes d'asile dont un peu moins de 300 000 enregistrées dans l'Union Européenne dont 55 000 enregistrées en France. En chiffres toujours, le Pakistan et l'Iran sont depuis plus de dix ans les pays les plus accueillants avec, pour l'année 2012, respectivement 1,6 millions et 860 000 réfugiés chacun sur leur territoire. La demande est forte, il ne faut pas le nier. Mais elle ne mérite pas la sémantique habituelle et étrangement très aquatique relative aux déferlements, flots, afflux, torrents, vannes ouvertes, débordements, etc..
Les Etats occidentaux sont parallèlement confrontés à leurs propres engagements en matière de droits fondamentaux, et n'entendent pas frontalement les renier. La France notamment, qui est un Etat de droit et se revendique historiquement "terre d'asile", ne reviendra jamais sur son attachement politique et juridique à la Convention de Genève, pas davantage que les autres Etats signataires de ce texte.
Une stratégie d'évitement a donc été mise en place au cours des dix dernières années et consiste, non pas à violer directement la Convention de Genève, mais à s'organiser pour ne pas avoir à l'appliquer : soit en désignant les candidats à l'asile comme de "faux réfugiés", qui par définition n'entrent pas dans son champ d'application, soit en empêchant les réfugiés de venir, lesquels ne pourront logiquement pas déposer de demande d'asile. La première méthode avance masquée et est essentiellement discursive. La seconde est, en revanche, normativement bien rodée. Elle s'illustre par une multitude de mesures prises au niveau européen ou national, telles que la désignation de pays tiers sûrs ou de pays d'origine sûrs en provenance desquels les candidats à l'asile seront disqualifiés, l'instauration extensive de visas et de visas de transit aéroportuaire qui empêchent les candidats à l'asile de venir, voire de faire escale en France, l'interception en mer, les accords de réadmission avec des Etats en périphérie de l'Union européenne, la responsabilité des transporteurs, le développement de nouvelles définitions de la protection internationale, la rendant "temporaire" ou "subsidiaire", etc..
Lexbase : Le juge administratif français, en tant qu'émanation de l'Etat de droit, a-t-il pleinement joué son rôle de protecteur du réfugié ?
Caroline Lantero : En France, le rôle du juge de l'asile est endossé par la Cour nationale du droit d'asile (en appel des décisions de l'OFPRA, qui n'est pas une juridiction) et par le Conseil d'Etat en cassation. Les juges administratifs du fond (tribunaux administratifs et cour administratives d'appel) n'interviennent pas dans les questions de reconnaissance du statut de réfugié mais dans celles des refus de titre, obligation de quitter le territoire, mesures d'éloignement et décisions fixant le pays de renvoi. Pour répondre à la question, on peut dire que le juge de l'asile français a joué son rôle de protecteur de réfugié autant que son office lui permettait. Il a protégé la Convention de Genève, d'une part, et le réfugié, d'autre part.
Il a protégé la Convention de Genève par son contrôle de la conventionalité des lois, des règlements et des décisions, ce qui lui a permis de maintenir le texte international au coeur de ses décisions, d'en préserver autant que possible la lettre, et même l'esprit en allant jusqu'à isoler des principes généraux du droit propres au droit des réfugiés, comme en consacrant le principe de non-refoulement, inscrit à l'article 33, qui vise les réfugiés dont le pays d'origine réclameraient l'extradition (1). Comme, encore, en consacrant l'application du principe de l'unité familiale à la reconnaissance du statut de réfugié au conjoint (2), avec une solution constante et étendue depuis à l'enfant mineur ou à l'ascendant incapable, mais qui vient d'être limitée s'agissant des parents d'un enfant réfugié (3). Il a consacré la possibilité de reconnaître le statut à un enfant né en dehors du pays dont il a la nationalité (4).
Il a été vigilant sur toute tentative de recourir à un asile discrétionnaire (notamment à l'époque de "l'asile territorial" instauré par la loi n° 98-349 du 11 mai 1998, relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile N° Lexbase : L9660A9N, et supprimé par la loi n° 2003-1176 du 10 décembre 2003, modifiant la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952 relative au droit d'asile N° Lexbase : L9630DLA), concept tendant à faire du droit d'asile une question de souveraineté de l'Etat et non de protection de l'individu et à rechercher des alternatives à la Convention de Genève (5). Il a également rejeté la notion d'"asile interne" jusqu'à ce que celui-ci soit consacré par la Directive "Qualification" de 2004 (6). Il a estimé que le demandeur d'asile devait être autorisé à demeurer provisoirement sur le territoire du pays auquel il demandait le statut de réfugié (7), jusqu'à ce que la réglementation communautaire "Dublin" (Règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003, établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des Etats membres par un ressortissant d'un pays tiers N° Lexbase : L9626A9E) remette en cause ce principe.
Il a également protégé le réfugié en lui reconnaissant le bénéfice de textes, procédures et principes au-delà de la Convention de Genève, comme en érigeant le droit de solliciter le statut de réfugié au rang des libertés fondamentales visées dans le cadre du référé-liberté de l'article L. 521-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3057ALS) (8). Comme en appliquant régulièrement les stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales au bénéfice du demandeur d'asile, notamment ses articles 3 (N° Lexbase : L4764AQI) et 8 (N° Lexbase : L4798AQR).
Il n'a en revanche, on le voit, pas pu faire grand chose contre certains textes communautaires et on peut, en outre, s'interroger sur le renouvellement de son attachement à l'esprit de la Convention de Genève lorsque le Conseil d'Etat décide de ne pas accorder le bénéfice du principe de l'unité familiale et la reconnaissance du statut aux parents de jeunes fillettes exposées aux mutilations sexuelles qui, elles, se voient reconnaître le statut (9).
Lexbase : Que vous inspirent les récentes décisions de la CJUE concernant l'octroi ou le refus du bénéfice de ce statut à certaines personnes (concernant les personnes homosexuelles ou suspectées de terrorisme par exemple) ?
Caroline Lantero : Lorsqu'elle est saisie de questions préjudicielles par les juridictions nationales, la Cour de justice de l'Union européenne est sollicitée pour apporter un éclairage sur les dispositions du droit communautaire primaire (dont la Charte des droits fondamentaux N° Lexbase : L8117ANX) ou dérivé (dont les Directives). A l'occasion de questions portant sur la Directive "Qualification" du 29 avril 2004, la Cour a estimé que les dispositions correspondent, en substance, à celle de la Convention de Genève et n'hésite pas à apporter ses éclairages sur ladite Convention. Dans un arrêt du 9 novembre 2010 (10), la Cour devait se prononcer sur les clauses d'exclusion du statut de réfugié et indiquer si un demandeur d'asile appartenant à une organisation terroriste était susceptible d'être ipso facto exclu du bénéfice du statut. Par une interprétation tout à fait téléologique de la Convention de Genève, la Cour a répondu que non, en rappelant que l'exclusion du statut suppose, en premier lieu, l'examen de l'éligibilité au statut, puis l'évaluation individuelle de faits précis (et non pas allégués par une liste) susceptibles d'être qualifiés de crimes graves de droit commun et d'exclure le demandeur du bénéfice du statut. Rien ne saurait mieux coller au texte international, n'était-ce l'interprétation qu'en donne le HCR depuis des décennies.
La Cour s'est donc positionnée comme un organe juridictionnel propre à renforcer le respect de la Convention de Genève. Mais, lorsque la Directive communautaire ne reprend pas véritablement la substance de la Convention de Genève, la position de la Cour de justice s'en éloigne nécessairement.
Ainsi, dans un arrêt très récent du 7 novembre 2013 (11), elle s'est prononcée sur un autre élément de la définition du réfugié avec la question de "l'appartenance à un certain groupe social" des personnes homosexuelles comme motif de persécution de ces personnes. Dans sa réponse, elle resserre son interprétation sur les dispositions de la Directive et s'éloigne de l'esprit de la Convention de Genève. A première vue, cet arrêt est protecteur puisque la Cour reconnaît les homosexuels comme susceptibles de composer un groupe social au sens de la Directive et d'être persécutées à ce titre. Mais la Directive exige que la reconnaissance d'un groupe soit subordonnée à deux conditions cumulatives : le partage d'une caractéristique innée ou essentielle pour l'identité et la perception sociale extérieure de ce groupe. Certes, la Convention de Genève n'avait pas précisé la définition du groupe social, et la Directive a utilisé les brèches en posant des conditions strictes.
La Cour précise que l'indice de l'existence d'un tel groupe social réside, en l'espèce, dans la pénalisation de l'homosexualité dans le pays d'origine, ce qui doit, à mon sens, impérativement rester un indice et non une condition, qui ne ressort nullement de l'esprit de la Convention de Genève laquelle ne prévoit pas non plus que la définition du groupe social dépende de la persécution dont il peut faire l'objet. Plus stricte encore, la Cour estime que la répression pénale de l'homosexualité n'est pas nécessairement constitutive d'une persécution tant qu'elle n'est pas effectivement appliquée et refuse d'exporter les standards communautaires de la protection des droits fondamentaux au-delà des frontières de l'Union.
La Cour ne peut donc pas protéger la Convention de Genève des rétrécissements de protection introduits par la Directive "Qualification".
(1) CE, Ass., 1er avril 1988, n° 85234, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7654AP8), Rec. p. 135.
(2) CE, Ass., 2 décembre 1994, n° 112842, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4039ASE), Rec. p. 523.
(3) CE 2° et 7° s-s-r., 20 novembre 2013, n° 368676, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8364KPH).
(4) CE, Ass., 21 décembre 2012, n° 332491, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1333IZE).
(5) CE 1° et 2° s-s-r., 26 janvier 2000, n° 201020 et 202537, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7665B8E).
(6) CE, 28 décembre 2001, n° 223266, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9580AX4) ; CE 3° s-s., 28 décembre 2001, n° 230477, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9467AXW).
(7) CE, Ass., 13 décembre 1991, publiés au recueil Lebon, n° 120560 (N° Lexbase : A0112ARL) et n° 119996 (N° Lexbase : A0111ARK).
(8) CE référé, 12 janvier 2001, n° 229039, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2611ATU).
(9) CE, Ass., 21 décembre 2012, n° 332492, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1334IZG) ; CE, avis, 20 novembre 2013, n° 368676, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8364KPH).
(10) CJUE, 9 novembre 2010, aff. C-57/09 et C-101/09 (N° Lexbase : A2076GEM).
(11) CJUE, 7 novembre 2013, aff. jointes C-199/12, C-200/12, C-201/12 (N° Lexbase : A1423KPE).
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Réf. : CJUE, 16 janvier 2014, aff. C-423/12 (N° Lexbase : A8071KT4)
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N0341BU8
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Le 25 Janvier 2014
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Réf. : CJUE, 16 janvier 2014, aff. C-378/12 (N° Lexbase : A8069KTZ) et aff. C-400/12 (N° Lexbase : A8070KT3)
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N0340BU7
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Le 24 Janvier 2014
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Réf. : CAA Lyon, 3ème ch., 7 janvier 2014, n° 12LY02451, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A8476KT4)
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N0342BU9
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Le 23 Janvier 2014
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N0308BUX
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par Manuel Carius, Maître de conférences à l'Université de Poitiers et avocat à la cour
Le 23 Janvier 2014
L'arrêt n° 365155 du 6 décembre 2013 vient rénover les conditions de l'indemnisation du préjudice subi par un agent public dont l'éviction du service a été jugée illégale. La solution apportée à ce problème n'avait que peu évolué depuis près de quatre-vingts ans ; c'est pourquoi on ne peut que se réjouir du rééquilibrage auquel procède la décision commentée.
Les faits à l'origine du litige étaient tout à fait simples. La requérante avait contesté avec succès la décision d'une commune d'Ajaccio mettant fin à son détachement. Forte de ce jugement, elle a -toute illégalité constituant une faute-, recherché la condamnation de la commune à l'indemniser du préjudice que cette éviction lui avait occasionné. En appel, la cour administrative de Marseille a admis le principe de l'indemnisation et liquidé son montant la somme de 22 286 euros, dont 19 000 euros au titre du préjudice subi par la requérante du fait de la perte de primes liées à l'exercice effectif des fonctions qui étaient les siennes à la commune, outre 3 000 euros au titre de son préjudice moral. L'arrêt du 6 décembre 2013 rejette le pourvoi de la commune. Ce faisant, il étend les possibilités d'indemnisation offertes aux agents illégalement évincés, spécialement au regard du droit au versement des primes accessoires au traitement.
Jusqu'à présent (1), les règles applicables à la matière étaient, pour l'essentiel, fixées par la jurisprudence "Deberles" (2). Selon cet arrêt, si l'agent illégalement évincé ne peut prétendre, en l'absence de service fait, aux rémunérations qu'il aurait dû ou pu percevoir durant la période où il a été illégalement écarté du service ou des fonctions litigieuses, il peut néanmoins réclamer une indemnité à l'administration, en réparation du préjudice causé par l'illégalité fautive de l'éviction. Ainsi, le lucrum cessans est constitué par une somme correspondant à la rémunération (nette (3)) perdue durant la période d'éviction, à laquelle pourra être associée la réparation du préjudice moral, ainsi que des troubles dans les conditions d'existence (4). Par ailleurs, il est de l'office du juge de prendre en considération l'importance respective des irrégularités entachant la décision d'éviction et des fautes ou insuffisances relevées à la charge de l'agent évincé (5), mais également de déduire le montant des rémunérations perçues par l'agent lorsqu'il a été écarté du service (6).
La question de l'indemnisation à hauteur du montant des primes et indemnités accessoires que l'agent n'a pu percevoir pendant la période d'éviction a donné lieu à des réponses jurisprudentielles nuancées, ce que l'arrêt du 6 décembre 2013 vient clarifier. L'intégration de l'indemnité de résidence ainsi que du supplément familial de traitement dans les bases de liquidation du préjudice ne crée pas de difficulté, tant ces éléments sont liés au traitement principal lui-même (7). Il en va de même pour toutes les sommes, quelle que soit leur appellation, qui seront considérées comme un supplément de traitement, rémunérant une "fonction fixe et permanente" (8), et non comme une indemnité liée à l'exercice des fonctions (9). Dans les autres cas, l'agent n'ayant pas été en fonction, la jurisprudence considérait qu'il ne pouvait prétendre au bénéfice d'une indemnisation représentative du montant d'une somme que, par définition, il ne pouvait obtenir (10). La solution pouvait apparaître sévère, dès lors que l'éviction du service avait été imposée à l'agent de manière illégale. De plus, l'arrêt "Stilinovic", rendu en 2008, a pu être jugé comme marquant le début d'une évolution (11).
La décision rapportée prend position de manière tout à fait claire. Le Conseil d'Etat indique "qu'en vertu des principes généraux qui régissent la responsabilité de la puissance publique, un agent public irrégulièrement évincé a droit à la réparation intégrale du préjudice qu'il a effectivement subi du fait de la mesure illégalement prise à son encontre ; que sont ainsi indemnisables les préjudices de toute nature avec lesquels l'illégalité commise présente, compte tenu de l'importance respective de cette illégalité et des fautes relevées à l'encontre de l'intéressé, un lien direct de causalité ; que, pour l'évaluation du montant de l'indemnité due, doit être prise en compte la perte du traitement ainsi que celle des primes et indemnités dont l'intéressé avait, pour la période en cause, une chance sérieuse de bénéficier, à l'exception de celles qui, eu égard à leur nature, à leur objet et aux conditions dans lesquelles elles sont versées, sont seulement destinées à compenser des frais, charges ou contraintes liés à l'exercice effectif des fonctions".
La réparation à laquelle l'agent a droit ne se limite plus à une sorte de substitut au traitement manqué, mais elle doit correspondre au principe de la réparation in integrum. A l'instar de l'argument développé par le commissaire du Gouvernement Aguila dans l'affaire "Stilinovic", l'indemnisation de primes non perçues doit être regardée à l'aune de la perte de chance de les recevoir. Désormais, il convient de s'assurer de ce que la prime escomptée n'est pas de nature compensatrice d'une charge assumée par l'agent au titre de l'exercice de ses fonctions. Dans cette hypothèse, elle n'entrera pas en ligne de compte dans la liquidation du préjudice, dès lors que l'agent n'a pas subi la contrainte que l'indemnité était censée venir compenser (12). En revanche, quand bien même elle serait conditionnée à l'exercice effectif des fonctions, une prime peut donner lieu à indemnisation dès lors que l'agent disposait de chances sérieuses de la percevoir. En l'espèce, le Conseil d'Etat retient que ni l'indemnité d'exercice des missions de préfecture, ni l'indemnité forfaitaire pour travaux supplémentaires (13) n'ont pour objet de compenser des frais, charges ou contraintes liés à l'exercice effectif des fonctions. Par suite, la cour administrative d'appel de Marseille n'a donc pas commis d'erreur de droit en recherchant, pour évaluer le montant de la somme due à l'intéressée si celle-ci aurait eu, en l'absence de la décision qui a mis fin illégalement à son détachement, une chance sérieuse de continuer à bénéficier de ces indemnités, au taux qu'elle percevait avant cette mesure.
On notera, enfin, que l'arrêt du 6 décembre 2013 est en cohérence avec les décisions récentes qui assurent le versement d'indemnité accessoires à des agents, même en l'absence d'exercice des fonctions (14).
Dans son arrêt n° 359753 du 4 décembre 2013, le Conseil d'Etat procède à une extension du contrôle de cassation dans le domaine des changements d'affectation des fonctionnaires. Plus précisément, il ressort de cette décision que, désormais, la Haute juridiction exerce un contrôle de qualification juridique sur la question de savoir si une décision fait grief et est, en conséquence, susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir.
En l'espèce, un agent de France Télécom avait formé un pourvoi à l'encontre d'un jugement du tribunal administratif d'Orléans ayant rejeté une requête visant à faire annuler la décision de lui confier de nouvelles fonctions. Le jugement avait rejeté la requête pour irrecevabilité au motif qu'eu égard à ses conséquences, la décision attaquée constituait une simple mesure d'ordre intérieur ne faisant pas grief. Le jugement a été annulé par le Conseil d'Etat, après que celui-ci a estimé que le tribunal avait commis une erreur dans la qualification juridique des faits. L'affaire est donc renvoyée devant le même tribunal.
Au plan de la procédure contentieuse, cette décision marque l'abandon de la jurisprudence "Blain" du 3 octobre 2001 (15), suivant laquelle les juridictions du fond portaient une appréciation souveraine sur le point de savoir si un changement d'affectation était susceptible de faire grief. Ainsi, seule la dénaturation des pièces du dossier était de nature à justifier la cassation.
Cette position est révolue. L'évolution qui résulte de l'arrêt du 4 décembre 2013 apparaît utile dès lors qu'elle va certainement permettre d'unifier la jurisprudence applicable à la matière. Les changements d'affectation relèvent du pouvoir d'organisation du service et, en tant que tels, ils constituent des mesures d'ordre intérieur ne faisant pas grief (16). Les recours contentieux formés par les agents seront donc irrecevables, à moins que les droits qu'ils tiennent de leur statut soient atteints ou que leur situation financière ou professionnelle se trouve modifiée (17). Il appartient donc au juge administratif de vérifier, à ce titre, si l'agent subit une diminution de ses attributions ou de ses responsabilités professionnelles. Le critère tiré de la diminution des attributions suffit à rendre recevable le recours de l'agent. En jugeant en ce sens, le Conseil d'Etat semble assouplir la position adoptée dans un arrêt du 6 mai 2009 (18), et revenir à une orientation plus classique de la jurisprudence (19). Le critère de la diminution des attributions peut prêter à discussion et il est heureux que le Conseil d'Etat ait décidé d'accroître son contrôle. Dans l'arrêt commenté, le Conseil relève que les nouvelles missions confiées à l'agent n'entraînaient plus aucun déplacement sur les chantiers et n'impliquaient plus ni la réalisation de projets de génie civil, ni de contact avec des agents ou élus des collectivités territoriales. Par suite, le tribunal aurait dû juger la requête recevable. Comparativement, a été déclaré irrecevable le recours contre une décision affectant le directeur d'un restaurant universitaire à la direction d'une résidence universitaire (20) ou à la mutation d'un agent d'un secrétariat à un autre, sans modification géographique (21).
Le droit de grève des fonctionnaires est, à l'instar de celui des salariés du secteur privé, consacré par l'alinéa 7 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Ce texte précise, toutefois, qu'il s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. Le célèbre arrêt "Dehaene" (22) a admis, pour sa part, que le législateur ou, le cas échéant, les chefs de service disposent du pouvoir de fixer les limites au droit de grève qu'imposent la sauvegarde de l'intérêt général et le bon fonctionnement des services publics. Ces données n'ont pas été remises en cause par l'entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958, le Conseil constitutionnel assurant que "la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d'apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d'assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d'un principe de valeur constitutionnelle" (23). S'agissant des fonctionnaires titulaires, le titre I du statut général de la fonction publique (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L6938AG3) rappelle -en son article 10- la règle posée par l'alinéa 7 du préambule de la Constitution de 1946.
L'exercice -licite- du droit de grève par un fonctionnaire emporte une conséquence financière. Faute d'avoir occupé ses fonctions, l'agent ne pourra obtenir le versement de son traitement. Le principe de cette retenue pour absence de service fait ressort des dispositions de l'article 20 du titre I du statut général des fonctionnaires, suivant lequel "les fonctionnaires ont droit, après service fait (24), à une rémunération comprenant le traitement, l'indemnité de résidence, le supplément familial de traitement ainsi que les indemnités instituées par un texte législatif ou réglementaire". La question de la liquidation des retenues pour service non fait est sensible. Elle s'articule au travers de dispositions législatives -sans pour autant qu'il y ait harmonisation entre les différentes branches de la fonction publique- et une importante jurisprudence (25). L'affaire jugée par le Conseil d'Etat le 4 décembre 2013 se rapporte à la situation d'un fonctionnaire de Météo-France, établissement public administratif sous la tutelle du ministère du Développement durable, soumis aux dispositions applicables aux agents titulaires de l'Etat.
Le litige était né de la présence de l'agent en question dans un "piquet" de grève, le 17 octobre 2008, alors que, ce jour-là, ledit agent bénéficiait d'une journée de récupération qui lui avait été accordée par son chef de service. L'administration ayant décidé de procéder à une retenue sur traitement, l'agent a contesté cette décision devant la juridiction administrative.
Pour confirmer le jugement du tribunal administratif de Marseille qui a rejeté la requête, le Conseil d'Etat fait application des évolutions les plus récentes de sa jurisprudence en la matière. En premier lieu, il rappelle les modalités de calcul de la base de liquidation de la retenue, à savoir le "trentième indivisible". Cette base résulte des dispositions combinées de l'article 4 de la loi de finances rectificative n° 61-825 du 29 juillet 1961 (N° Lexbase : L1164G8M), complété par la loi n° 77-826 du 22 juillet 1977, et de l'article 1er du décret 62-765 du 6 juillet 1962, portant règlement sur la comptabilité publique en ce qui concerne la liquidation des traitements des personnels de l'Etat (N° Lexbase : L7201G89).
En application de ces textes, l'arrêt du 4 décembre 2013 indique que "l'absence de service fait, due en particulier à la participation à une grève, pendant une fraction quelconque de la journée, donne lieu à une retenue dont le montant est égal à la fraction du traitement frappé d'indivisibilité, c'est-à-dire au trentième de la rémunération mensuelle ; qu'en outre, eu égard au caractère mensuel et forfaitaire du traitement tel que défini à l'article 1er du décret du 6 juillet 1962, le décompte des retenues à opérer sur le traitement mensuel d'un agent public s'élève, en principe, à autant de trentièmes qu'il y a de journées où cette absence de service fait a été constatée, même si, durant certaines de ces journées, cet agent n'avait aucun service à accomplir". Cette formulation est classique (26).
L'agent de Météo-France cherchait toutefois à obtenir le bénéfice de l'assouplissement résultant de l'arrêt "Morand" du 27 juin 2008 (27) (préc.). Par cette décision, le Conseil d'Etat a admis que "l'application des règles de décompte des retenues sur le traitement mensuel de l'agent en grève ne saurait porter atteinte à son droit au congé annuel lorsque cet agent a été au préalable autorisé par le chef de service à prendre ses congés au cours d'une période déterminée". Ainsi, bien qu'il se soit associé à un mouvement de grève, le fonctionnaire ne pourra se voir infliger une retenue pour les journées qui, bien qu'incluses dans la période de grève, correspondent à des congés annuels dûment autorisés. Dans l'affaire jugée le 4 décembre 2013, le Conseil d'Etat refuse d'étendre cette exception aux journées de récupération. En l'espèce, le requérant avait été autorisé par son chef de service à récupérer la journée du 17 octobre 2008 ; il n'avait donc aucun service à accomplir ce jour-là et avait décidé de participer à un "piquet" de grève bloquant l'accès à l'entrée du service. Conformément à la jurisprudence "Omont" du 7 juillet 1978 (28) (préc.), l'absence d'obligation de service n'induit pas l'impossibilité d'une absence de service fait.
Ce faisant, le Conseil d'Etat marque le caractère spécifique des congés annuels, qui constituent un véritable droit pour les fonctionnaires (29) et dont la jurisprudence de la CJUE précise qu'ils revêtent une "importance particulière" (30) en droit social communautaire. Il complète également la jurisprudence "Morand" en indiquant que les congés annuels demeurent rémunérés à condition qu'ils aient été autorisés préalablement au dépôt d'un préavis de grève et non simplement avant le début du mouvement social.
(1) Voir, J. Berthoud, Chances d'indemnisation et bases d'évaluation du préjudice résultant d'une éviction illégale : AJFP, 2013, p. 235.
(2) CE, Ass., 7 avril 1933, n° 04711, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4938B7Z), p. 439, RD publ., 1933, p. 624, concl. Parodi, GAJA, 19ème éd., 2013, n° 43.
(3) CE 7° et 10° s-s-r., 7 octobre 1998, n° 186909, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8447ASN).
(4) CE, S., 18 juillet 2008, n° 304962, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7353D99), Rec. 306, AJDA, 2008, p. 1906, concl. Y. Aguila, AJFP, 2009, p. 137, note R. Fontier.
(5) CE, S., 6 novembre 2002, n° 227147, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7481A3H), AJDA, 2002, p. 1440, chron. F. Donnat et D. Casas ; CE 3° et 8° s-s-r., 20 décembre 2000, n° 189264, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4130B8H).
(6) CE, Ass., 7 juillet 1989, n° 56627, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1691AQP).
(7) Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires, art. 20.
(8) D. Botteghi, conclusions sur CE 2° et 7° s-s-r., 10 juin 2011, n° 326870, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5425HT4), AJDA, 2011, p. 1901.
(9) CE 3° et 5° s-s-r., 19 juin 1992, n° 102443, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7108ARP).
(10) CE, S., 24 juin 1977, n° 93480, 93481 et n° 93482, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6733B8U), Rec. 294.
(11) D. Botteghi, conclusions précitées.
(12) Voir CE 2° et 7° s-s-r., 10 juin 2011, n° 335142, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6476HTZ), AJDA, 2011, p. 1901, concl. Botteghi.
(13) Dans l'arrêt "Guisset" précité (CE, S., 6 novembre 2002, n° 227147, publié au recueil Lebon), l'indemnité pour travaux supplémentaires avait été exclue de la base de liquidation du préjudice.
(14) CE, S., 27 juin 2012, n° 344801, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0737IRQ), Rec. 316 (représentant syndical bénéficiant d'une décharge totale de service) ; CE 9° et 10° s-s-r., 26 juin 2007, n° 281061, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7069DTY) (refus illégal de verser la nouvelle bonification indiciaire à un agent pouvant y prétendre).
(15) CE 3° et 8° s-s-r., 3 octobre 2001, n° 215340, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4415AWG).
(16) CE 1° et 6° s-s-r., 17 décembre 2008, n° 294362, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8813EBZ), AJDA, 2009, p. 1504, note Deliancourt ; CE 4° et 5° s-s-r., 19 octobre 2005, n° 269334, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0057DLP), Rec. 691.
(17) CE 1° et 6° s-s-r., 4 février 2011, n° 335098, mentionné aux tables du Lebon (N° Lexbase : A2645GRE) (perte de la nouvelle bonification indiciaire).
(18) CE 1° et 6° s-s-r., 6 mai 2009, n° 304977, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A7715EGT), AJDA, 2009, p. 1510.
(19) CE 2° et 6° s-s-r., 5 avril 1991, n° 96513, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0303ARN), Rec., 999, AJDA, 1991, p. 509, chron. C. Maugüé et R. Schwartz ; CE 1° et 4° s-s-r., 10 février 1978, n° 06426, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A4513AIY).
(20) CE 2° et 6° s-s-r., 18 mars 1996, n° 141089, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8134ANL).
(21) CE 2° et 6° s-s-r., 8 mars 1999, n° 171341, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4742AXW).
(22) CE, Ass., 7 juillet 1950, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5106B7A), Rec. 426, RDP, 1950, p. 691, concl. Gazier, GAJA.
(23) Cons. const., décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979 (N° Lexbase : A7991ACX), Rec. 33 ; Cons. const., décision n° 2007-556 DC du 16 août 2007 (N° Lexbase : A6455DXD), RFDA, 2007, p. 1284, note T. Rambaud et A. Roblot-Rozier.
(24) C'est nous qui soulignons.
(25) Voir H. Muscat, Les retenues sur traitement pour fait de grève ou l'hétérogénéité anachronique d'un régime juridique, JCP éd. A, 2010, n° 2300.
(26) CE 1° et 4° s-s-r., 7 juillet 1978, n° 3918, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5124AIM), Rec. 304 ; CE 1° et 6° s-s-r., 27 juin 2008, n° 305350 (N° Lexbase : A3556D9L), Rec. 250, JCP éd. A, 2008, act. 612, AJDA, 2008, p. 1667, note P. Soubirous ; CE 1° et 6° s-s-r., 7 avril 2010, n° 320538, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5677EUS) ; CE 2° s-s., 24 juin 2011, n° 336908, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3531HUC).
(27) Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, portant droits et obligations des fonctionnaires, art. 21.
(28) CJUE, 20 janvier 2009, aff. C-350/06 (N° Lexbase : A3596EC8) ; CJUE, 24 janvier 2012, aff. C 282/10 (N° Lexbase : A2471IB7).
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Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 15 janvier 2014, n° 362495, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5407KTG)
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Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 15 janvier 2014, n° 362495, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5407KTG)
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
Le 23 Janvier 2014
L'on voit donc que la définition donnée par la décision rapportée fait largement écho à celle qu'a retenue le législateur en 2012. Dans l'arrêt rapporté, la cour administrative d'appel de Douai (CAA Douai, 3ème ch., 28 juin 2012, n° 11DA00971, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7492ITN) a relevé qu'il ressortait des pièces du dossier et notamment des différents témoignages d'agents ayant côtoyé M. X dans ses fonctions de chef d'équipe que ce dernier s'était comporté de manière très familière avec plusieurs agents féminins placés sous son autorité. Le rapport du médecin de prévention, établi dans le cadre de la procédure d'enquête, fait état de la souffrance de l'intéressée, ainsi que du malaise de deux anciennes guichetières, ayant subi les mêmes comportements lors de leur prise de fonction dans ce bureau de poste. En particulier, l'un de ces agents, affecté au guichet, avait fait l'objet d'attentions particulières et subi des propos et des gestes déplacés et réitérés malgré ses refus, sur une période de plus de dix ans, qui n'avait été interrompue que par un congé parental pris par cet agent. Elle ne pouvait donc juger, sans commettre une erreur de qualification juridique, que quoique fautifs, ces faits, dont elle estimait la réalité établie, n'étaient pas constitutifs de harcèlement sexuel. Ceux-ci étant de nature à justifier une sanction disciplinaire, et compte tenu de la position hiérarchique de la personne mise en cause, de la gravité des faits commis et de leur réitération, la sanction d'exclusion temporaire de fonctions pour une durée de deux années, proposée à l'unanimité du conseil de discipline, n'était pas, selon le Conseil d'Etat, disproportionnée.
Dans un arrêt rendu le 30 décembre 2011 et cette fois-ci dans le cadre d'une affaire de harcèlement moral (CE 2° et 7° s-s-r., 30 décembre 2011, n° 332366, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6830IBL), la Haute juridiction administrative avait souligné que le juge de cassation exerce un contrôle de qualification juridique des faits sur la notion de harcèlement moral au regard du cadre normal du pouvoir d'organisation du service. Elle avait ainsi estimé "que, pour être qualifiés de harcèlement moral, de tels faits répétés doivent excéder les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique [...] dès lors qu'elle n'excède pas ces limites, une simple diminution des attributions justifiée par l'intérêt du service, en raison d'une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n'est pas constitutive de harcèlement moral". L'on peut rappeler que l'introduction de la notion de harcèlement moral dans le droit de la fonction publique remonte à la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale (N° Lexbase : L1304AW9), qui vise plus généralement le harcèlement au travail et le punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende (C. pen., art. 222-33-2 N° Lexbase : L1594AZ3). Elle a introduit dans le titre I du statut général (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, précitée) un article 6 quinquies qui prévoit qu'"aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". Ces textes transposent la Directive (CE) 2000/78 du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement dans le travail (N° Lexbase : L3822AU4).
La qualification de harcèlement moral additionne trois composantes définies à l'article 6 quinquies précité : "des agissements répétés", "la dégradation des conditions de travail" et, en substance, l'atteinte à l'intégrité de la personne. Il appartient donc au requérant de situer précisément l'apparition des faits reprochés puis leur répétition sur une période donnée. Il faut que la date de départ de ces faits (voire de fin) soit la plus clairement déterminable. Il est fréquent de relever dans différentes espèces que le juge prend soin de préciser que la situation endurée par l'agent a commencé avec une mutation, et s'est terminée par un placement de l'agent en congé de maladie (CAA Nancy, 2 août 2007, n° 06NC01324, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7304DXS). La répétition des situations problématiques doit, également, être démontrée. Dans l'intervalle de temps délimité, il appartient ensuite au requérant de faire état des faits de harcèlement. Il se dégage de la jurisprudence administrative un début de typologie de faits de harcèlement qui ne sont pas conformes au standard "des bonnes conditions de travail" :
- la dégradation des moyens matériels, comme le retrait injustifié d'instrument de musique à un professeur de musique (CAA Nancy, 3ème ch., 15 novembre 2007, n° 06NC00990, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6452DZY), ou la dégradation des locaux (en particulier du bureau) dans lesquels est installée la victime. Sur ce point, le juge est sensible à la preuve du déplacement de la victime dans d'autres locaux, surtout si ceux-ci sont plus petits, en moins bon état, sans équipement, etc.
- la diminution des tâches confiées, qui peut d'abord être qualitative, c'est-à-dire lorsqu'elle constitue en fait une rétrogradation de fonctions. C'est le cas de l'agent, précédemment chef du service communication, qui est soudainement muté à des tâches d'exécutant au sein du service jeunesse-emploi-sport (CAA Nancy, 2 août 2007, n° 06NC01324, précité). La dégradation est, également, quantitative : dans un arrêt particulièrement éclairant à cet égard, la cour administrative d'appel de Bordeaux constate, pour engager la responsabilité de l'administration, deux phases successives dans la dégradation (CAA Bordeaux, 2ème ch., 2 décembre 2008, n° 07BX01070 N° Lexbase : A9948ELZ) : tout d'abord, une privation pure et simple des fonctions, puis, malgré la réaffectation de la victime à de nouvelles tâches, un amoindrissement persistant par rapport à l'état initial de sa situation dans la commune (1).
II - Plus récemment, le juge administratif a petit à petit épousé la position du juge judiciaire sur la charge de la preuve. Depuis l'arrêt "Montaut" (CE, S., 11 juillet 2011, n° 321225, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0246HWZ), la charge de la preuve d'un harcèlement ne pèse plus entièrement sur la victime. Elle n'a plus qu'à faire présumer l'existence de tels faits pour que la charge de la preuve du contraire pèse sur l'administration. La victime peut alors demander réparation à son administration ou à l'auteur des faits, un comportement vexatoire de l'administration à l'encontre d'un agent sur une longue durée constituant une faute de nature à engager la responsabilité de l'administration (CE 2° et 7° s-s-r., 24 novembre 2006, n° 256313, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7586DSR). Dans la décision du 11 juillet 2011, le Conseil d'Etat avait repris sa jurisprudence "Perreux" (CE Ass., 30 octobre 2009, n° 298348, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6040EMN) relative aux hypothèses de discrimination en l'assouplissant puisque, dans ce cas précis, il était dit pour droit que le juge ne peut prendre en compte le comportement de la victime pour l'exonérer de sa responsabilité, le Conseil épousant ainsi une position similaire de la Cour de cassation, concernant l'absence de caractère exonératoire d'une faute de la victime en cas de faute inexcusable de l'employeur (Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A9600DPA). En relevant, dans son arrêt attaqué (CAA Nantes, 4ème ch., 13 juin 2008, n° 07NT02298 N° Lexbase : A4456EHI), qu'en raison de son comportement, l'intéressée avait largement contribué à la dégradation des conditions de travail dont elle se plaint et que ce comportement était de nature à exonérer la commune de sa responsabilité, la cour administrative d'appel avait donc commis une erreur de droit.
Concernant les relations de travail dans les entreprises privées, la Chambre sociale de la Cour de cassation indique que le harcèlement moral n'est pas une simple dégradation des relations de travail, même si l'état de santé du salarié se trouve atteint ; les faits doivent mettre en évidence un comportement de l'employeur qui a pour conséquence des atteintes à la dignité du salarié (Cass. soc., 30 avril 2009, n° 07-43.219, FS-P+B (N° Lexbase : A6456EG9). Il est désormais également bien établi que le salarié n'aura qu'à fournir, à l'appui de sa demande, des éléments laissant présumer l'existence du harcèlement moral, à charge pour l'employeur de démontrer que ces éléments ne sont pas constitutifs de harcèlement, et que les décisions qu'il a prises sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement (C. trav., art. L. 1154-1 N° Lexbase : L0747H9K) (2). La Cour de cassation, petit à petit, affine ce régime juridique du partage de la preuve entre le salarié et l'employeur en matière de harcèlement moral. Il n'est pas aisé pour l'employeur de combattre la présomption de l'existence du harcèlement. En effet, il sera difficile à l'employeur d'établir matériellement l'existence de faits objectifs à l'origine de ses décisions, démontrant l'absence de harcèlement moral. Un arrêt de la Chambre sociale rendu le 6 janvier 2011 en est un exemple (Cass. soc., 6 janvier 2011, n° 08-43.279, F-D N° Lexbase : A9639GPP). Les juges du droit écartent la qualification "d'éléments objectifs étrangers à tout harcèlement" concernant les erreurs commises par l'employeur. En effet, il ne peut renverser la présomption de harcèlement moral en invoquant que les actes litigieux ont pour origine des erreurs de sa part (en l'espèce, des défaillances concernant la gestion du contrat de travail du salarié), et ce, même s'il a ensuite pris la peine de les corriger effectivement. En revanche, l'employeur qui rapporte que les faits invoqués par un salarié ne sont pas constitutifs de harcèlement et que les décisions prises à l'encontre du salarié étaient justifiées par ses insuffisances et son attitude, apporte des éléments objectifs qui permettent de combattre la présomption de harcèlement (Cass. soc., 6 janvier 2011, n° 09-71.045, F-D N° Lexbase : A9811GP3).
L'apport de l'arrêt rendu le 15 janvier 2014 pourra donc s'articuler avec les apports antérieurs de la jurisprudence issus de faits de harcèlement moral, pour une protection adéquate de l'agent public et une optimisation de ses conditions de travail.
(1) Lire Comment identifier l'existence du harcèlement moral d'un fonctionnaire ? - Questions à Shirley Leturcq, avocate au barreau de Marseille, Lexbase Hebdo n° 213 du 8 septembre 2011 - édition publique (N° Lexbase : N7524BSH).
(2) Lire A. Lafon, Libres propos sur l'actualité jurisprudentielle du harcèlement moral, Lexbase Hebdo n° 428 du 15 février 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N4867BRP).
Décision
CE 2° et 7° s-s-r., 15 janvier 2014, n° 362495, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5407KTG) Censure (CAA Douai, 3ème ch., 28 juin 2012, n° 11DA00971, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7492ITN) Lien base : (N° Lexbase : E9790EPB) |
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Réf. : CE, S., 17 janvier 2014, n° 352710, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8078KTD)
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Le 23 Janvier 2014
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Réf. : Décret n° 2014-33 du 14 janvier 2014 (N° Lexbase : L2262IZS)
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Le 28 Janvier 2014
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Réf. : Communiqué du conseil des ministres du 15 janvier 2014
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Le 17 Janvier 2014
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Réf. : Décret n° 2014-34 du 16 janvier 2014, relatif à la prévention des conflits d'intérêts dans l'exercice des fonctions ministérielles (N° Lexbase : L2340IZP)
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Le 29 Janvier 2014
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Réf. : CE 4° et 5° s-s-r., 13 janvier 2014, n° 372804, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8110KTK)
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Le 30 Janvier 2014
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Réf. : CE 4° et 5° s-s-r., 18 décembre 2013, n° 363126, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7969KSX)
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par Victoire de Bary, Avocat Associé, Océan Avocats AARPI
Le 23 Janvier 2014
I - Le principe de la responsabilité de l'Etat
La jurisprudence "Couitéas" (2), qui constitue la première jurisprudence retenant la responsabilité sans faute de l'administration du fait de la rupture de l'égalité devant les charges publiques, trouve souvent à s'appliquer en cas de défaut de concours de la force publique pour assurer l'exécution d'une décision de justice. Dans ce cadre, les juges considèrent que, quand bien même l'exécution de la décision risquerait de troubler gravement l'ordre public, ce qui rendrait le refus de concours légal, le préjudice qui en résulte crée une rupture de l'égalité devant les charges publiques.
Le juge administratif considère, en effet, que la puissance publique peut légalement faire supporter, au nom de l'intérêt général, des charges particulières à certains membres de la collectivité. Toutefois, le principe d'égalité devant les charges publiques, tiré de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, justifie qu'une compensation leur soit accordée.
Pour que cette compensation leur soit allouée, le dommage doit être anormal et spécial, c'est-à-dire qu'il doit atteindre un certain degré d'importance et ne concerner que certains membres de la collectivité. Dans l'hypothèse d'un refus de concours de la force publique en matière d'expulsion, le préjudice est anormal au-delà d'un certain délai puisqu'une décision de justice exécutoire doit être exécutée. Le préjudice est également spécial dès lors que seul le bénéficiaire de la décision de justice en est victime.
Une décision légale pouvant engager la responsabilité de l'Etat, il est logique qu'il résulte d'une jurisprudence constante des juridictions administratives que la responsabilité de l'Etat est engagée lorsque l'assistance des forces de police pour assurer l'exécution d'une décision de justice est refusée "sans motif valablement tiré des nécessités de l'ordre public" (3). En effet, faute de motif tiré des nécessités de l'ordre public (ce qui est nécessairement le cas d'un refus implicite), le refus est nécessairement illégal, ne serait-ce qu'en raison de son absence de motivation.
Face à la position constante du juge administratif, la loi a consacré le principe même de cette responsabilité. Ainsi, l'article 16 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991, portant réforme des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L9124AGZ) -aujourd'hui codifié à l'article L. 153-1 du Code des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L5830IRD)- prévoit que "l'Etat est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l'Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation".
II - Les conditions d'engagement de cette responsabilité
D'un point de vue pratique, la responsabilité de l'Etat est engagée à compter de l'expiration du délai de deux mois donné au préfet pour déférer à la réquisition d'avoir à prêter le concours de la force publique.
En matière d'expulsion d'occupants de logements à usage d'habitation, les dispositions du Code des procédures civiles d'exécution imposent au titulaire du titre d'expulsion de faire délivrer aux occupants un commandement de quitter les lieux sous deux mois.
En effet, l'article L. 412-1 du Code des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L5898IRU) prévoit que, "si l'expulsion porte sur un local affecté à l'habitation principale de la personne expulsée ou de tout occupant de son chef, elle ne peut avoir lieu qu'à l'expiration d'un délai de deux mois qui suit le commandement [...]". De plus, et en application de l'article L. 412-5 du même code (N° Lexbase : L5902IRZ), "dès le commandement d'avoir à libérer les locaux, l'huissier de justice chargé de l'exécution de la mesure d'expulsion en informe le représentant de l'Etat dans le département en vue de la prise en compte de la demande de relogement de l'occupant dans le cadre du plan départemental d'action pour le logement des personnes défavorisées [...] A défaut, le délai avant l'expiration duquel l'expulsion ne peut avoir lieu est suspendu".
Dans ces conditions, ce n'est qu'à l'expiration d'un délai de deux mois à compter de la dénonciation à la préfecture qu'il est possible de solliciter le concours de la force publique, le préfet disposant alors d'un délai de deux mois pour faire connaître sa position sur une expulsion forcée.
III - Les apports de l'arrêt du 18 décembre 2013
Jusqu'à l'arrêt n° 363126 du 18 décembre 2013, le Conseil d'Etat considérait que la demande de concours de la force publique qui intervenait prématurément n'était pas valable. Ainsi, tout huissier sollicitant le concours de la force publique alors que le commandement de quitter les lieux signifié à l'occupant n'avait pas été dénoncé à la préfecture depuis au moins deux mois voyait sa demande considérée comme non valable et devait donc la réitérer.
C'est ainsi que, dans un arrêt du 18 février 2010 (4), le Conseil d'Etat a rappelé que, le concours de la force publique ne pouvant être légalement accordé avant l'expiration du délai de deux mois qui suit la notification au préfet du commandement d'avoir à quitter les lieux antérieurement signifié à l'occupant : "le préfet saisi d'une demande de concours moins de deux mois avant l'expiration de ce délai [...] est légalement fondé à la rejeter en raison de son caractère prématuré [...] il appartient alors à l'huissier de renouveler sa demande à l'expiration du délai de deux mois suivant la notification du commandement" (5).
Par son arrêt du 18 décembre 2013, le Conseil d'Etat a renversé cette jurisprudence. Il indique que la demande de concours de la force publique, formulée prématurément au regard des règles applicables en ce domaine, est valable, ses effets en étant seuls retardés. Dans l'affaire portée à l'attention de la juridiction suprême, il s'agissait de mettre à exécution la décision autorisant l'expulsion d'occupants d'un logement à usage d'habitation.
Malheureusement, la demande de concours de la force publique était intervenue trois jours avant l'expiration du délai de deux mois à compter de la dénonciation au préfet du commandement de quitter les lieux. Se fondant sur la jurisprudence bien établie en cette matière, le tribunal administratif de Melun avait considéré cette première demande comme n'étant pas valable et avait donc retenu que l'Etat n'avait engagé sa responsabilité qu'à compter de l'expiration du délai de deux mois suivant l'itérative réquisition.
Dans sa décision, le Conseil d'Etat retient que "le concours de la force publique ne peut être légalement accordé avant l'expiration d'un délai de deux mois à compter de la réception par le préfet du commandement d'avoir à quitter les lieux antérieurement signifié à l'occupant ; que le préfet saisi d'une demande de concours avant l'expiration de ce délai, qu'il doit mettre à profit pour tenter de trouver une solution de relogement de l'occupant [...] est légalement fondé à la rejeter, par une décision qui ne saurait engager la responsabilité de l'Etat, en raison de son caractère prématuré ; que, toutefois, lorsque, à la date d'expiration du délai, la demande n'a pas été rejetée pour ce motif par une décision expresse notifiée à l'huissier, le préfet doit être regardé comme valablement saisi à cette date ; qu'il dispose alors d'un délai de deux mois pour se prononcer sur la demande ; que son refus exprès, ou le refus implicite né à l'expiration de ce délai, est de nature à engager la responsabilité de l'Etat".
Par conséquent, lorsque le préfet est saisi d'une demande de concours de la force publique avant l'expiration du délai de deux mois suivant la dénonciation du commandement de quitter les lieux antérieurement signifié aux occupants, deux solutions s'offrent à lui :
- ne pas répondre dans le délai de deux mois qui lui est imparti pour ce faire, auquel cas la responsabilité de l'Etat sera considérée comme engagée immédiatement à compter du 1er jour suivant l'expiration du délai de deux mois consécutif à la dénonciation du commandement ;
- prendre une décision explicite de rejet, fondée sur le caractère prématuré de la demande, et la notifier à l'huissier, lui imposant ainsi de formuler une nouvelle demande de concours de la force publique lorsque le délai sera arrivé à son terme.
Dans ce deuxième cas, toute décision de rejet opposée à la demande prématurée serait illégale si elle n'était pas fondée sur le caractère prématuré. Notons que le préfet dispose d'un délai de deux mois pour refuser le concours demandé prématurément. Ainsi, dans la situation dont avait à connaître le Conseil d'Etat, l'intervention d'une décision de rejet fondée sur le caractère prématuré de la demande de concours aurait eu pour conséquence de retarder la date à compter de laquelle la responsabilité de l'Etat était engagée de plus de trois mois.
L'objectif de cette jurisprudence est donc clairement de protéger les deniers publics en ouvrant une possibilité de retarder l'engagement de la responsabilité de l'Etat, ce qui imposera toutefois aux préfectures de répondre de façon explicite aux demandes formulées prématurément.
(1) CE, S., 30 novembre 1923, n° 38284, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0959B9E), GAJA.
(2) CE, S., 30 novembre 1923, n° 38284, publié au recueil Lebon, préc..
(3) Voir, par exemple, CE 2° et 6° s-s-r., 20 mars 1985, n° 46731, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3144AME).
(4) CE 4° et 5° s-s-r., 18 février 2010, n° 316987, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0230ESC).
(5) Voir, également, CE 5° s-s., 8 octobre 2010, n° 328646, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3532GBG).
Décision
CE 4° et 5° s-s-r., 18 décembre 2013, n° 363126, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7969KSX) Censure (TA Melun, 28 juin 2012, n° 1001075/4) Lien base (N° Lexbase : E3796EU7) |
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Réf. : TA Paris, 17 décembre 2013, n° 1217943 (N° Lexbase : A6534KRG)
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Le 24 Janvier 2014
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