La lettre juridique n°367 du 15 octobre 2009 : Interprofessionnalité

[Le point sur...] Quels rapprochements pour les professions de juriste d'entreprise et d'avocat ? - Etat des lieux

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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

le 03 Mars 2011

Le rapprochement des professions juridiques ne fait pas seulement polémique en France. Qu'il s'agisse des Etats dont le droit est issu de la common law ou de ceux dont le droit est d'inspiration continentale, tous sont contraints de se poser la question de ce rapprochement, eu égard à l'explosion de la concurrence du "marché du droit". La nature des difficultés diffère, cependant ; et, notamment, en fonction de la diversité des professions à unir. Quand, en Grande-Bretagne, le débat porte sur la fusion de deux statuts, le solicitor et le barrister, en France, il s'agit de rapprocher les professions de juriste d'entreprise, d'avoué, de conseil en propriété intellectuelle, d'avocat et de notaire. Et puisque la tâche n'est pas suffisamment complexe, la réflexion s'étend aux experts-comptables, qui, indéniablement, ont acquis au fil des années, une certaine technicité juridique.
Le rapport de la commission "Darrois" comporte des préconisations sur ces problématiques : notamment, la fusion des professions de notaire et d'avocat est rejetée, au grand bonheur des premiers, mais, au prix de la création de l'acte d'avocat et du statut d'avocat en entreprise. Ce lot de consolation est jugé plutôt satisfaisant par les avocats et scandaleux par les notaires et les juristes, qui craignent de voir leur champ de compétence envahi (respectivement, l'acte authentique et les monopoles, pour les uns, et l'entreprise, pour les autres). L'inquiétude des juristes est d'autant plus grande qu'ils jugent le rapport "Darrois" laconique sur la question de leur avenir, traduisant, à leurs yeux, le manque d'intérêt et le peu de cas réservé à leur profession. Si la nécessité d'un rapprochement entre les juristes et les avocats est indéniable, celui-ci n'est pas du tout envisagé de la même façon, selon le côté duquel on se trouve : grossièrement, une grande partie des avocats ne souhaite pas voir les juristes accéder à l'avocature, quand ces derniers réclament une possibilité d'accéder plus largement à la profession d'avocat, tout en conservant leur singularité. Comment concilier des intérêts si divergents ? Qui seront les laissés-pour-compte ? Les juristes d'entreprises sont-ils réellement menacés ?

Pour appréhender au mieux les différents enjeux, Lexbase Hebdo - édition professions a dressé l'état des lieux des rapprochements existants et à venir entre les avocats et les juristes d'entreprise, Sont successivement analysés la création du statut d'avocat en entreprise (I), l'avenir de la passerelle existante permettant au juriste de devenir avocat (II) et l'accession par le juriste au statut d'avocat en entreprise (III) (lire, également, Quels rapprochements pour les professions de juriste d'entreprise et d'avocat ? Questions à Vincent Malige, General Counsel, Scor SE, Lexbase Hebdo n° 3 du 15 octobre 2009 - édition professions N° Lexbase : N0938BMP).

I - Rapprochement de l'avocat et de l'entreprise : champ actuel d'intervention de l'avocat au sein de l'entreprise et perspectives

En France, la profession d'avocat a, toujours, été conçue comme "extérieure" à l'entreprise : l'avocat a pour mission la défense des intérêts de son client en toute indépendance. C'est au nom de cette dernière, qu'il a été choisi de réduire au minimum les liens pouvant exister entre un avocat et une entreprise : l'avocat ne peut pas bénéficier d'un contrat de travail au sein d'une société autre que celle ayant pour objet l'exercice de sa profession et il est soumis à de nombreuses interdictions strictes quant à l'exercice des mandats sociaux. Aujourd'hui, si un avocat souhaite rejoindre une entreprise, il est "omis" du barreau, son statut étant, en quelque sorte, mis entre parenthèse.

Néanmoins, la société change et les mentalités évoluent. La profession a pris conscience des inconvénients d'une telle exclusion et souhaite, naturellement, investir ce nouveau terrain, à l'image de ce qui existe dans les systèmes juridiques étrangers. Et bien que les avocats souffrent, encore, de certains préjugés ("empêcheurs de tourner en rond", "annonciateurs de contentieux"...) (1), la porte semble sur le point de s'ouvrir. Le rapport de la commission "Darrois" propose la création du statut d'avocat en entreprise, qui s'inspire, fortement, de la conception anglo-saxonne (il n'existe pas de distinction statutaire ni sémantique entre le lawyer exerçant en cabinet et celui exerçant en entreprise).

Dans les grandes lignes, le statut serait ouvert à tout juriste titulaire du certificat d'aptitude à la profession d'avocat (CAPA), qui souhaiterait travailler en tant que salarié au sein d'une entreprise, le maintien du statut d'avocat étant subordonné au consentement de l'employeur. L'avocat en entreprise n'aurait pas la possibilité de plaider pour le compte de son entreprise et ne pourrait pas développer une activité libérale avec une clientèle personnelle.

Le rapport "Darrois" préconise que l'avocat en entreprise puisse bénéficier de la confidentialité des correspondances échangées entre avocats et d'un legal privelege, notion spécifique aux systèmes de common law, qui désigne le droit d'un client ayant reçu un avis juridique d'un avocat de refuser de produire tout document contenant cet avis dans le cadre d'une procédure judiciaire, civile ou pénale, ou d'une procédure administrative. Il s'agit, donc, d'un secret appartenant au client, celui-ci pouvant, de façon discrétionnaire, décider de révéler à des tiers le contenu de la consultation qui lui a été délivrée.

La réflexion est, maintenant, engagée sur les détails de ce nouveau statut et chacun apporte sa contribution. Par exemple, le Conseil de l'ordre des avocats du barreau de Paris a, dans sa séance du 21 juillet 2009, voté une résolution qui tend à conserver autant que faire se peut, les conditions actuelles de l'exercice de la profession d'avocat. Il préconise, notamment, de soumettre l'avocat "aux principes essentiels de la profession d'avocat, au secret professionnel, à la confidentialité des correspondances entre avocats, au conflit d'intérêts et plus généralement à toutes les dispositions légales, réglementaires et déontologiques régissant la profession d'avocat sous réserves des dérogations spécifiques pouvant régir l'exercice en entreprise" (2).

II - Rapprochement juriste d'entreprise/avocat : la passerelle et son devenir

Il existe un système actuel de "passerelle" fixé à l'article 98, 5°, du décret du 27 novembre 1991 (3). Il prévoit une dispense de la formation théorique et pratique et du CAPA pour les juristes d'entreprise justifiant de huit ans au moins de pratique professionnelle au sein du service juridique d'une ou plusieurs entreprises. La jurisprudence a précisé le régime : le candidat doit être titulaire de la maîtrise en droit ou d'un diplôme reconnu comme équivalent pour l'exercice de la profession d'avocat (l'exigence du diplôme n'étant requise qu'au moment de l'inscription au barreau, peu importe que l'activité juridique ait été effectuée avant l'obtention de ce dernier) (4) et justifier de huit années d'expérience professionnelle acquises dans le service juridique d'une ou plusieurs entreprises (5), y compris l'expérience professionnelle acquise à l'étranger.

Les candidats sont inscrits pendant une période d'un an sur la liste du stage (6). Le juriste d'entreprise doit présenter sa demande d'inscription au Conseil de l'ordre du barreau choisi, qui peut la refuser, la décision étant alors susceptible d'être déférée devant la cour d'appel.

La passerelle est jugée inadaptée par de nombreux juristes pour qui les conditions fixées sont trop sévères. Ils souhaitent, notamment, voire diminuée l'exigence des huit années de pratique professionnelle. Leur intégration comme avocat est d'autant moins évidente, qu'ils sont, également, confrontés à la logique de business development des associés des cabinets d'avocats, soucieux que leurs collaborateurs et futurs associés aient développé au préalable un portefeuille de clients.

En outre, la question se pose de son maintien, le rapport "Darrois" s'étant gardé de soulever ce point. La passerelle perdurera-t-elle ? Rien n'est moins sûr. Surtout, si l'on regarde de près la position de l'Association française des juristes d'entreprise (AFJE) sur le rapport "Darrois" (7). Le premier groupement représentant la profession de juriste demande le maintien de la passerelle existante jusqu'à ce que soit instituée l'école commune des professions du droit (préconisée par le rapport "Darrois"), laissant présager l'émergence d'une unique profession d'avocat, à qui il serait laissé le choix de l'exercice en cabinet ou en entreprise (8). Ainsi, dans l'hypothèse où la profession de juriste perdurerait aux côtés de l'avocat en entreprise -ce qui n'est pas certain-, les juristes n'auraient, alors, plus la possibilité d'accéder au titre d'avocat libéral.

III - Accession du juriste d'entreprise au statut d'avocat en entreprise

Le rapport "Darrois" envisage la situation des juristes d'entreprise actuellement en poste. Il préconise d'ouvrir le statut d'avocat en entreprise à "l'ensemble des juristes d'entreprises actuellement en exercice", sous réserve de répondre aux critères actuels définis par la jurisprudence de la Cour de cassation élaborée à partir du dispositif de "passerelle" (cf. II.). Ce bénéfice serait ouvert pendant une période transitoire de huit ans, l'admission d'un juriste d'entreprise au barreau étant subordonné au consentement de l'employeur. Mais, le rapport ne prévoit rien quant au devenir des juristes qui ne souhaiteraient pas ou ne pourraient pas accéder au statut d'avocat en entreprise. Des questions subsistent : ceux-ci auraient-ils toujours leur place au sein de la société et quelle serait-elle ? Seraient-ils nécessairement placés, dans l'échelle hiérarchique, sous l'avocat en entreprise ? En pratique, un employeur ne préférerait-t-il pas toujours un avocat ?

Il semble que l'on s'oriente vers une profession juridique unique au sein de l'entreprise, celle d'avocat en entreprise. Dès lors, les protections revendiquées par les juristes doivent s'inscrire dans la création de ce nouveau statut. Concrètement, les mesures proposées pour préserver les juristes actuellement en poste de toute discrimination tiennent à ce que :

- la période transitoire prévue par le rapport "Darrois" débute à compter de l'institution de l'école commune aux professionnels du droit et des diplômes qu'elle délivrera ;

- avant le début de cette période, la passerelle existante soit maintenue ;

- les juristes titulaires d'un diplôme reconnu comme au moins équivalent du CAPA (dont la liste reste à déterminer) puissent accéder au statut d'avocat en entreprise, sans être soumis à la condition de durée d'expérience de la passerelle ;

-et, pour les autres, la durée d'expérience professionnelle requise pour le bénéfice de la passerelle soit ramenée à trois ans ;

Enfin, l'AFJE revendique le bénéfice d'un legal privilège à la française au profit de tout avocat en entreprise, quelle que soit son origine (entreprise ou cabinet) et refuse que l'employeur ait son mot à dire dans la procédure d'obtention du nouveau statut, qui reste attaché à la personne.

Certains juristes redoutent, donc, l'instauration d'un système, en ce qu'il pourrait remettre en cause leur place au sein de l'entreprise ou les y confiner. Les dents de certains avocats grincent également, à l'évocation de la création du statut d'avocat en entreprise. Ainsi, pour l'heure, son avenir reste incertain. Préconisé par le rapport "Darrois", il devrait, toutefois, revenir prochainement sur le devant de la scène : le Président de la République ayant chargé le Garde des Sceaux d'engager une concertation en vue de lui formuler des propositions, d'ici la fin de l'année 2009, sur les suites à donner au rapport, ceci, dans le cadre d'une réforme des professions du droit à intervenir début 2010. Mais, si Nicolas Sarkozy s'est déclaré favorable à l'acte d'avocat, il n'a pas inscrit le statut d'avocat en entreprise dans la liste de ses priorités.


(1) Jean-Michel Darrois l'a fortement illustré lors de son discours introductif de l'Assemblée générale extraordinaire du CNB du 25 septembre 2009.
(2) L'avocat en entreprise serait dispensé, s'il le souhaite, des missions d'aide juridictionnelle et de commissions d'office. Inscrit sur la liste spéciale des avocats en entreprise du barreau, iI participerait aux assemblées générales de l'ordre avec voix délibérative et bénéficierait du droit de vote. Il serait éligible à l'élection du Bâtonnier, des membres du Conseil de l'ordre et des membres du CNB. Il s'acquitterait des cotisations de l'ordre, de celles du CNB, celles-ci pouvant, également, être prises en charge par l'employeur. Il serait tenu au paiement des primes dues au titre des assurances collectives souscrites par l'ordre. Enfin, son contrat de travail serait régi par le droit du travail et la convention collective de l'employeur, pour toutes les dispositions autres que celles instaurées par la loi, le décret ou le règlement intérieur national (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8). Il bénéficierait, notamment, du droit du licenciement.
(3) Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat, art. 98 (N° Lexbase : L0281A9B).
(4) Cf. Cass. civ. 1, 31 mars 1998, n° 95-18.398, Ordre des avocats au barreau de Beauvais c/ M. Coiffin (N° Lexbase : A6384CKN).
(5) Concernant les conditions de diplôme, cf. Cass. civ. 1, 31 mars 1998, n° 95-18.398, Ordre des avocats au barreau de Beauvais c/ M. Coiffin, précité, qui précise que l'exigence du diplôme n'est requise qu'au moment de l'inscription au barreau, peu importe que l'activité juridique ait été effectuée avant l'obtention de ce dernier ; concernant les conditions d'expérience professionnelle, cf. Cass. civ. 1, 26 janvier 1999, n° 96-14.188, Conseil de l'Ordre des avocats au Barreau de Nantes c/ Mme Françoise Hessin (N° Lexbase : A3247AYW), qui indique que le juriste doit travailler au sein d'un service spécialisé d'une ou plusieurs entreprises quand bien même il serait le seul employé de ce service juridique.
(6) Le juriste est inscrit sur la liste du stage et est soumis aux obligations qui en résultent, à l'exception de la participation aux travaux de la conférence du stage et de l'accomplissement d'un travail effectif à finalité pédagogique dans le cadre d'un contrat de collaboration. Il participe, en outre, "aux travaux du stage comportant notamment un enseignement des règles, usages et pratique de la profession, organisé par le Centre" (cf. décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat, art. 77-1° N° Lexbase : L8168AID).
(7) Lire Position de l'AFJE sur le rapport "Darrois", Lexbase Hebdo n° 1 du 1er octobre 2009 - édition professions (N° Lexbase : N9395BLK).
(8) Notamment, "l'AFE demande [...], dans l'état actuel des diplômes sanctionnant les études juridiques, [le] maintien pour les juristes d'entreprise du principe de la passerelle pour leur permettre d'accéder au statut d'avocat exerçant en mode libéral").

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