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par Jules Bellaiche, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 28 Janvier 2016
L'attitude des autorités, dans un sens large, a évolué en faveur de la lutte contre la fraude fiscale ces dernières années par la mise en place de mesures.
Ainsi, à l'instar de nombreux Etats, la France a progressivement durci sa législation en matière de lutte contre l'évasion fiscale. En première ligne, sont naturellement visés les prix de transfert. Les flux financiers entre des sociétés d'un même groupe représentent en effet des enjeux financiers considérables. De nombreuses mesures visent donc à faciliter l'analyse de ces flux par l'administration fiscale.
Un premier palier décisif a été franchi début 2010 : la France impose alors à certaines sociétés de tenir à disposition de l'administration une documentation permettant de justifier leur politique de prix de transfert en cas de contrôle fiscal.
Fin 2013, le dispositif de lutte contre l'évasion fiscale était à nouveau renforcé avec l'instauration d'une obligation de déclaration annuelle. Doivent être communiquées à l'administration diverses informations portant sur l'activité du groupe, les actifs incorporels exploités et méthodes de prix de transfert appliquées à chaque transaction impliquant la société déclarante.
Enfin, en novembre 2015, à la suite des travaux de l'OCDE sur les actions BEPS (Base erosion and profit shifting), les députés ont adopté, dans le cadre de la loi de finances pour 2016 (loi n° 2015-1785 du 29 décembre 2015 N° Lexbase : L2719KWM), une nouvelle mesure sur le reporting pays par pays. Cette mesure doit permettre à l'administration fiscale française de disposer d'informations sur les bénéfices de toutes les entités d'un groupe consolidé pour mieux cibler les contrôles fiscaux sur les sociétés dites à risque.
L'Union européenne participe également activement au même mouvement, par exemple par le plan d'action publié en juin 2015 où la Commission européenne reprend et complète les changements prônés par l'OCDE (v. nos obs. N° Lexbase : N8077BUP). Cette instance utilise aussi le moyen de l'aide d'Etat pour sanctionner sans attendre les Etats membres qui ont mis en place sans la prévenir des régimes fiscaux considérés comme "trop généreux". Ainsi, le 11 janvier 2016, la Belgique a été sanctionnée en raison des avantages fiscaux sélectifs octroyés au titre de son régime d'exonération des bénéfices excédentaires (v. nos obs. N° Lexbase : N0927BWA). En conséquence, l'Etat belge aura l'obligation de demander aux sociétés ayant bénéficié de la mesure déclarée illégale la restitution avec intérêts de l'avantage ainsi obtenu.
Le Conseil d'Etat a également contribué a cette tendance, notamment via une décision rendue le 9 novembre 2015 (CE 9° et 10° s-s-r., 9 novembre 2015, n° 371132, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A3594NWZ). Pour la Haute juridiction, en vue de l'objectif et du but de la Convention fiscale franco-espagnole du 10 octobre 1995 (N° Lexbase : L6689BH9), un fonds de pension exonéré d'impôt en Espagne ne pouvait bénéficier des avantages prévus par la Convention. Si la Convention a pour principal objet d'éliminer la double imposition, cela signifie qu'a contrario, elle ne peut aboutir à une double exonération. Cependant, cette décision soulève certaines problématiques, notamment le fait que le Conseil ait recherché "l'esprit" des dispositions de la Convention, et non l'application de la lettre. Or, l'esprit de ce type de convention est la commune intention des Etats à signer un accord. Au cas présent, l'entreprise espagnole concernée se retrouve imposable en France alors qu'elle n'a commis aucun abus ou n'a tenté d'éluder l'impôt dans aucun des deux Etats. Il n'est donc pas certain que cette décision soit la commune intention des parties.
Ce nouvel environnement, ce changement de paradigme, peut laisser craindre la paralysie des dirigeants qui, lorsqu'il s'agira de structurer un projet national ou international au travers la fiscalité, réfléchiront à deux fois avant de s'engager.
II - Présentation et analyse de l'enquête réalisée par Fidal sur les prix de transfert
Que pensent les entreprises de cette évolution vers une plus grande transparence ? Pour répondre à cette question, le cabinet Fidal a interrogé plus de 200 entreprises françaises, mais également des entreprises étrangères ayant des filiales en France. Cette enquête a pour objectifs de recueillir leur perception sur la réglementation en vigueur et son efficacité, d'apprécier les pratiques lors des contrôles fiscaux diligentés en matière de prix de transfert, et de mesurer l'intérêt que portent les entreprises à la procédure d'accord préalable promue par l'administration.
S'agissant de la connaissance de cette réglementation française en matière de prix de transfert, 89 % des répondants déclarent la maîtriser parfaitement ou partiellement. Ce chiffre élevé s'explique sans doute par la typologie des entreprises ayant répondu à l'enquête (plus de la moitié d'entre elles ont un effectif supérieur à 250 salariés) et des répondants eux-mêmes qui, pour 72,5 % d'entre eux, appartiennent soit à une direction administrative et financière, soit à une direction fiscale pour les plus importantes structures. Quoi qu'il en soit, dans le contexte actuel de lutte contre l'évasion fiscale ou plus généralement de lutte contre toute optimisation fiscale agressive, il apparaît difficile pour les entreprises de faire l'impasse sur les questions relatives aux prix de transfert. Environ 80 % des répondants possèdent également une documentation formalisée afin de répondre rapidement à l'administration fiscale et devancer leurs questions.
Par ailleurs, une très grande majorité des répondants estime que la réglementation française est efficace en matière de lutte contre les transferts de bénéfices à l'étranger. Les entreprises semblent donc donner raison aux autorités françaises qui considèrent que le durcissement des obligations, notamment documentaires, mises à la charge des entreprises, contribue à freiner les velléités de transfert de bénéfices à l'étranger. Il est intéressant de constater que plus de 82 % des répondants étrangers jugent très efficace ou efficace la réglementation française contre 64 % des répondants français. Les entreprises étrangères perçoivent donc comme particulièrement coercitif le dispositif législatif mis en place en France.
Il n'en demeure pas moins qu'au global, plus d'un répondant sur cinq estime totalement inefficace la réglementation française en matière de lutte contre les bénéfices. Ce taux de réponse peut s'expliquer par la marge d'appréciation liée à toute problématique économique, et par conséquent, à toute politique menée en matière de prix de transfert.
Il s'agit sans doute de la plus grande surprise de cette enquête. Alors même que les transferts de bénéfices constituent un axe privilégié d'investigation pour l'administration fiscale, plus de 50 % des répondants déclarent avoir échappé à tout contrôle de leur politique de prix de transfert sur les cinq dernières années.
En outre, l'administration fiscale n'a pas systématiquement eu recours aux traitements informatiques qui lui offrent pourtant de larges possibilités en termes d'analyse de marges ou de flux. Plus de 46 % des répondants y ont ainsi échappé.
Par ailleurs, d'après les informations recueillis dans l'enquête, 59 % des contrôles fiscaux diligentés en prix de transfert se traduisent par une absence de notification de redressement, donc un résultat favorable, et 24 % d'entre eux donnent lieu à redressement. Ceci est notamment dû à la bonne tenue de manière générale de la documentation.
Enfin, 17 % des répondants n'ont pas souhaité se prononcer sur la question, ce qui témoigne des réticences de certaines entreprises à évoquer le sujet.
En synthèse, il ressort que bon nombre d'entreprises semble encore passer au travers des mailles du filet. Il est vrai que les ressources déployées par l'administration fiscale pour lutter contre l'évasion fiscale ne sont pas extensibles à l'infini et que les vérificateurs ne sont pas tous parfaitement aguerris pour traiter ces problématiques plus économiques que fiscales.
S'agissant des difficultés rencontrées en pratique par les entreprises sondées, les répondants, dans leur grande majorité (64 %), relèvent la quantité d'informations demandées par l'administration, ce qui est confirmé par les conseils de ces entreprises. La seconde difficulté mise en avant diffère selon leur nationalité. 43 % des répondants étrangers soulignent la durée du contrôle fiscal (dans se nombreux Etats, les entreprises tentent de trouver rapidement un accord avec l'administration). Cette difficulté n'est relevée qu'en quatrième position des répondants français habitués aux contrôles fiscaux qui s'éternisent. 35 % des répondants français déclarent avoir été confrontés à une méconnaissance de leur secteur d'activité par l'inspecteur en charge du contrôle. Sont ensuite citées les difficultés rencontrées pour récupérer les informations auprès du groupe et de la maison mère, l'ancienneté des informations demandées par l'inspecteur en charge du contrôle, et l'absence de documentation disponible en matière de prix de transfert.
Si plus de la moitié des entreprises ont échappé à un contrôle relatif aux prix de transfert, il est peu probable que cette situation dure dans un futur proche en raison des travaux BEPS. Toutefois, alors que 89 % des sociétés françaises déclarent connaître parfaitement ou partiellement la réglementation française, elles sont très peu nombreuses à s'intéresser en détail aux travaux de l'OCDE sur le projet BEPS. En effet, 37 % des répondants français indiquent ne pas les suivre du tout et 17 % d'entre eux ne les suivent que très rarement. Il est vrai que les recommandations de l'OCDE n'ont pas force de loi et il est souvent difficile pour les entreprises d'en mesurer la réelle portée dans les faits.
Cependant, certaines mesures ont d'ores et déjà trouvé leur traduction en droit français, à l'instar de la déclaration pays par pays qui rentrera prochainement en vigueur.
De plus, l'OCDE a publié un nouveau manuel sur l'évaluation des risques liés aux prix de transfert qui rassemble les procédures, les méthodes et pratiques récentes afin de fournir aux administrations fiscales un outil d'évaluation des risques leur permettant de cibler leurs contrôles fiscaux. Ces informations se retrouvent dans la déclaration 2257 que de nombreuses entreprises sont amenées à remplir.
Promue par Bercy et centralisée au niveau de la Mission d'expertise juridique et économique internationale (MEJEI), la procédure d'accord préalable en matière de prix de transfert est connue par environ 56 % des répondants.
En revanche, cette procédure est loin de susciter un engouement puisque 80 % des répondants, qu'ils soient français ou étrangers, déclarent ne pas envisager de conclure un tel accord. Les raisons invoquées sont multiples. La communication de trop d'informations à l'administration fiscale pour 36 % des répondants, le coût et la durée d'une telle procédure pour 27 % des répondants, et la taille des entreprises ciblées, 35 % des répondants considérant qu'elle ne concerne que les grandes entreprises.
Le degré de protection qu'offrirait cette proc"dure n'est salué que par 29 % des répondants français qui estiment qu'elle permettrait de réduire les risques de redressements, contre 57 % pour les répondants étrangers sans doute plus enclin à solliciter des "tax rulings".
Ce taux est surprenant au regard des avantages, notamment une importante sécurité juridique, que présente une procédure d'accord préalable en matière de prix de transfert dans l'environnement coercitif et incertain actuel. Cette procédure devrait donc être promue par l'administration fiscale, ce que soulignent un quart des répondants.
Pour conclure, de nombreuses entreprises ont bien compris que l'étau des administrations fiscales sur la question des prix de transfert, et plus largement, sur toute forme d'optimisation n'est pas prêt de se desserrer. Les autres, et en particuliers celles qui déclarent ne pas posséder de documentation, disposent de peu de temps pour s'organiser. Car il est une certitude : il leur sera de plus en plus difficile de suivre cet adage qui veut qu'il faille vivre caché pour vivre heureux.
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