Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 2 novembre 2015, n° 373896, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5802NUG)
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par Mathilde Kernéis-Cardinet, docteur en droit public, chercheur associé au CUREJ, Université de Rouen
le 03 Décembre 2015
Saisi par la commune, le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt de la cour et a statué au fond. Il a estimé, d'une part, que la parcelle ne pouvait être affectée aux besoins de la circulation terrestre, écartant dès lors la qualification de dépendance du domaine public routier puis, d'autre part, que la dépendance n'appartenait pas au domaine public en vertu des critères classiques. Cette décision revient ainsi sur la définition du domaine public routier et elle vérifie scrupuleusement l'existence des critères posés par la loi.
I - L'affectation aux besoins de la circulation terrestre, critère du domaine public routier
Tant le juge d'appel que le juge de cassation utilisent les articles L. 2111-14 du Code général de la propriété des personnes (N° Lexbase : L4514IQA) et L. 111-1 du Code la voirie routière (N° Lexbase : L8207KG3). Selon ces dispositions, c'est l'affectation aux "besoins de la circulation terrestre" (hors voies ferrées) qui constitue le critère du domaine public routier. Aussi, c'est leur appréciation des faits qui va diverger.
A - L'insuffisance de l'accessibilité au public
La cour administrative d'appel relevait d'abord, au soutien de sa qualification, que la parcelle était située dans le prolongement des trottoirs. Elle notait, ensuite, "qu'en dépit d'une planéité imparfaite, elle ne comportait aucun obstacle majeur à la déambulation des piétons". L'accessibilité au public constituait donc, pour elle, un élément concourrant à la qualification d'une affectation à la circulation terrestre.
Or, selon le Conseil d'Etat, cette accessibilité est insuffisante, la cour aurait dû rechercher sur la commune avait affecté la parcelle aux besoins de la circulation terrestre. D'aucune manière la circonstance qu'elle était "accessible au public" ne pouvait suffire à une telle qualification. Il oppose ainsi la volonté d'affectation de la collectivité avec un accès "subi" à la parcelle. Une telle décision doit être mise en parallèle avec les propos de Christine Maugüe, lorsque cette dernière, s'agissant de l'affectation à l'usage direct du public, expliquait qu'une "simple ouverture au public ne saurait certainement se confondre avec une telle affectation" (2).
La jurisprudence va d'ailleurs dans ce sens. La cour administrative d'appel de Nantes a ainsi décidé que la circonstance qu'un terrain non aménagé à cet effet soit utilisé pour le stationnement de véhicules et permette l'accès à la cour commune de plusieurs immeubles ne suffit pas à lui conférer le caractère d'une voie affectée à la circulation générale dépendant du domaine public routier (3). De même, la cour administrative d'appel de Lyon a jugé que le chemin longeant les murs extérieurs d'une église n'était pas affecté à la circulation publique eu égard à la configuration des lieux, l'état d'entretien des parcelles concernées et le mode de desserte des fonds riverains (4). Ou encore, selon la cour administrative d'appel de Marseille, un chemin ne desservant que quelques parcelles et se terminant en impasse aboutissant à un rocher très pentu n'est pas affecté aux besoins de la circulation terrestre (5).
L'affectation aux besoins de la circulation terrestre devrait au contraire impliquer une aisance de passage, une continuité de la voie, une véritable utilisation et non simplement une accessibilité. Aussi, les juges du fond avaient également justifié la qualification retenue par la destination future de cet emplacement tel qu'il ressortait d'un projet de la commune, selon la théorie du domaine public virtuel.
B - Le silence du Conseil d'Etat sur le domaine public routier virtuel
Cette théorie du domaine public virtuel, ainsi nommée par Etienne Fatôme, est apparue à la suite de l'arrêt du Conseil d'Etat "Association Eurolat et Crédit foncier de France" du 6 mai 1985. Selon cette décision, le fait qu'un terrain soit affecté à un service public et "destiné" à être aménagé à cet effet, sans que ces aménagements soient actuels, suffisait à lui appliquer les principes de la domanialité publique (6). L'application d'un tel régime à des biens qui ne répondaient pas encore aux critères du domaine public a notamment été réaffirmée dans des avis du Conseil d'Etat du 31 janvier 1995 et du 18 mai 2004. Ils précisaient alors que cette théorie s'appliquait tant s'agissant d'un bien affecté à l'usage direct du public qu'à un bien affecté à un service public dès lors que son incorporation future apparaissait "certaine" (7).
Et c'est à cette théorie que la cour administrative d'appel semble recourir en relevant que "la commune [...] avait l'intention d'aménager sur cette parcelle une placette réservée à la circulation pédestre quand bien même elle n'avait fait l'objet d'aucun classement dans la voirie municipale" et "qu'ainsi, [...] la parcelle en cause étant affectée aux besoins de la circulation terrestre doit être considérée [...] comme une dépendance du domaine public routier". Elle note d'ailleurs que des subventions avaient été sollicitées auprès de l'État, du département et de la région.
Toutefois, si elle avait voulu s'inscrire dans la théorie du domaine public virtuel, encore aurait-il fallu que la cour démontre le caractère certain de l'affectation future. En tout état de cause, la preuve de la demande de subventions n'aurait pu suffire. Une délibération dans ce sens aurait été nécessaire, tout comme la désignation d'acteurs pour effectuer les travaux (8), voire le commencement du chantier (9).
Aussi, au lieu de censurer l'appréciation faite par le juge d'appel s'agissant du domaine public virtuel, le Conseil d'Etat reste silencieux. Il ne censure cette partie de la décision qu'au motif que la cour n'aurait pas recherché si la commune avait affecté la parcelle en cause aux besoins de la circulation terrestre. Cette annulation pour erreur de droit, sans davantage de précision, peut certes englober l'utilisation de la théorie du domaine public virtuel mais rien ne l'indique expressément. D'une certaine manière, le juge pourrait se ménager ici une réserve afin que, quand le besoin se présenterait, il puisse faire ressurgir cette théorie alors même que le code général de la propriété des personnes publiques ne s'y réfère pas.
Cette décision frappe alors par son conformisme. La Haute juridiction décline un à un les différents critères qui lui permettraient, en conformité avec la loi, de déterminer si la parcelle appartient au domaine public.
II - Une vérification scrupuleuse des critères posés par la loi
Après avoir d'abord recherché si le terrain litigieux pouvait relever du domaine public routier, ce que la configuration des lieux n'aurait pas exclu, le juge administratif s'interroge sur l'appartenance de la parcelle au domaine public "général". Pour ce faire, il utilise avec précision les critères posés par le Code général de la propriété des personnes publiques.
A - L'appropriation du critère d'affectation actuelle aux "besoins de la circulation terrestre"
Le Conseil d'Etat avait déjà eu l'occasion de se référer aux articles L. 2111-14 du Code général de la propriété des personnes et L. 111-1 du Code la voirie routière et de les citer. Les vocables d'affectation "aux besoins de la circulation terrestre" ne lui étaient donc pas inconnus. Pour autant, il semble que cet arrêt soit la première décision où le Conseil d'Etat s'approprie cette terminologie, dans la justification de la nature de la dépendance.
Jusqu'à présent, pour vérifier ces conditions législatives, il avait recherché si les voies étaient ouvertes à la "circulation générale" (10) ou à la "circulation" (11). Le juge du fond et même le Tribunal des conflits faisaient d'ailleurs souvent de même (12). La condition d'"affectation aux besoins de la circulation" pourrait paraître plus restrictive que celle de "l'ouverture à la circulation". L'idée de "l'affectation aux besoins de la circulation" suppose en effet une volonté réelle de l'organe délibérant et, de plus, une appréciation des besoins de la population (13). Au contraire, "l'ouverture à la circulation" appelle plutôt un constat de fait s'agissant de l'utilisation de la voie. Aussi, au cas d'espèce, le juge constate que la commune n'avait pas affecté la parcelle aux besoins de la circulation terrestre. Il se conforme donc au critère de définition du domaine public routier posé par la loi.
En outre, il vérifie si la commune a affecté le bien à cette utilité et non si elle allait l'y affecter. En cela, le Conseil d'Etat ne tente pas de vérifier si le bien devait être soumis aux principes de la domanialité publique en vertu de la théorie du domaine public virtuel. Cette théorie est d'ailleurs absente du Code général de la propriété des personnes publiques. Si le Conseil d'Etat estime qu'un tel domaine public virtuel "survit" lorsqu'il s'est constitué avant l'entrée en vigueur du code (14), on ne sait pas encore s'il peut s'en constituer après. Bien que le rapport remis au Président de la République à l'occasion de l'entrée en vigueur du code s'y oppose (15), la doctrine s'interroge (16).
Par ailleurs, sans pour autant relever du domaine public routier, avec son régime spécifique (contravention de voirie routière dont la compétence revient au juge judiciaire (17), possibilité du régime d'indivision (18), application du Code de la route...), la dépendance litigieuse qui jouxtait la voie publique aurait bien pu relever du domaine public "général" en vertu des critères classiques.
B - Le recours aux critères classiques de la domanialité publique
Sans grande nouveauté, le Conseil d'Etat vérifie d'abord un à un si les critères alternatifs de l'affectation à l'usage direct du public et de l'affectation à un service public avec aménagement indispensable sont remplis. Il constate alors que, quand bien même des piétons ont pu occasionnellement emprunter la parcelle, cette dernière n'a pas été affectée par la commune à l'usage direct du public. En outre, la collectivité ne l'a pas davantage affectée à un service public, ni n'y a effectué un quelconque aménagement.
La définition classique n'étant pas remplie, le juge administratif s'interroge ensuite sur son hypothétique nature d'accessoire d'une dépendance du domaine public, tel que le prévoit l'article L. 2111-2 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L4506IQX).
La cour administrative d'appel avait en effet indiqué que le terrain devait être considéré "comme une dépendance du domaine public routier [...] dont elle constitu[ait] l'accessoire". Or, la formule de la cour était incorrecte. Soit la parcelle devait être ainsi qualifiée en vertu de son affectation -ce que le juge avait d'abord perçu-, soit en vertu de la théorie de l'accessoire, mais non sur les deux fondements. Le juge de cassation avait d'ailleurs censuré la décision, au motif notamment que la cour n'avait pas recherché si la parcelle était indissociable du bien relevant du domaine public routier.
L'article L. 2111-2 du Code général de la propriété des personnes publiques pose deux conditions à la reconnaissance d'un bien comme accessoire d'une dépendance du domaine public : un lien physique et un lien fonctionnel. Aussi, après avoir constaté que le terrain ne constituait pas un accessoire indissociable d'un bien du domaine public, le Conseil d'Etat a jugé qu'il appartenait au domaine privé de la commune et qu'un tel contentieux relevait dès lors de la compétence du juge judiciaire.
(1) CAA Nancy, 1ère ch., 10 octobre 2013, n° 12NC01558 (N° Lexbase : A9203MLG). Voir également CE, 4 avril 2014, n° 373947 (N° Lexbase : A6456MIX), qui rejette la demande de sursis à exécution présentée par la commune.
(2) C. Maugüe, Frontières de la domanialité publique, JCP éd. A, 2006, n° 1245.
(3) CAA Nantes, 2ème ch., 11 juin 1997, n° 95NT01112 (N° Lexbase : A2305BHT).
(4) CAA Lyon, 4ème ch., 1er juillet 2010, n° 08LY01329 (N° Lexbase : A9788E7N).
(5) CAA Marseille, 7ème ch., 21 février 2011, n° 09MA00950 (N° Lexbase : A8432HQD).
(6) CE, 6 mai 1985, n° 41589, n° 41699 (N° Lexbase : A3186AMX), AJDA, 1985, II, 620, note Fatôme et Moreau.
(7) CE, 31 janvier 1995, avis n° 356960 (N° Lexbase : A2713NY7), EDCE, 1995, n° 45, AJDA, 1997, p. 126, note Fatôme et Terneyre ; CE, 18 mai 2004, avis n° 370169 (N° Lexbase : A0930IDS), EDCE, 2005, p. 185, note Fatôme, A propos de l'incorporation au domaine public, AJDA, 2006, p. 292.
(8) Voir en ce sens CE, 1er février 1995, n° 127969 (N° Lexbase : A2506AN7).
(9) Voir en ce sens CAA Paris, 4ème ch., 27 septembre 2001, n° 00PA01633 (N° Lexbase : A7768NXY), RFDA, 2003, p. 67, note Marcus et Perrin.
(10) CE, 10 avril 2002, n° 234777 (N° Lexbase : A5759AYX).
(11) CE, 17 mai 2013, n° 361492 (N° Lexbase : A5406KDL).
(12) Sur la condition d'"ouverture à la circulation générale", voir notamment CAA Marseille, 7ème ch., 21 janvier 2010, n° 08MA02122 (N° Lexbase : A6387ESD) ; sur la condition d'"ouverture à la circulation publique", voir notamment T. confl., 8 décembre 2014, n° C3971 (N° Lexbase : A6237M77), CAA Nancy, 1ère ch., 15 décembre 2011, n° 11NC01211 (N° Lexbase : A9538IBU), CAA Marseille, 7ème ch., 24 septembre 2013, n° 11MA03166 (N° Lexbase : A6928ML8), CAA Marseille, 7ème ch., 7 juillet 2015, n° 13MA04863 (N° Lexbase : A7221NQI) ; sur la condition d'"ouverture à la circulation des piétons", voir notamment T. confl., 13 avril 2015, n° C3999 (N° Lexbase : A9550NGS).
(13) Le juge du fond vérifiait parfois simplement le critère de l'"affectation à la circulation générale", voir notamment CAA Nancy, 1ère ch., 23 janvier 2014, n° 13NC00548 (N° Lexbase : A1809MMX), CAA Marseille, 7ème ch., 19 mai 2015, n° 13MA00140(N° Lexbase : A6310NQR) ; sur "l'affectation à la circulation publique", voir notamment CAA Lyon, 4ème ch., 1er juillet 2010, n° 08LY01329 (N° Lexbase : A9788E7N), CAA Marseille, 7ème ch., 2 octobre 2012, n° 10MA03289 (N° Lexbase : A3646IUL).
(14) CE, 8 avril 2013, n° 363738 (N° Lexbase : A7216KBU).
(15) Rapport au Président de la République relatif à l'ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006, relative à la partie législative du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L3736HI9), JO du 22 avril 2006, p. 6016, où l'on peut lire : "cette définition prive d'effet la théorie de la domanialité publique virtuelle".
(16) Selon C. Maugüe, "c'est vrai que le texte ne l'écarte pas non plus noir sur blanc" (Frontières de la domanialité publique, préc.). Voir aussi J.-M. Auby, P. Bon et alli, Droit administratif des biens, Dalloz, 2008, p. 49 : "le texte lui-même ne prodigue pas de certitude" ou encore N. Foulquier, Droit administratif des biens, Lexisnexis, 2011, p. 48 : "aucune disposition n'impose d'attendre que [l'aménagement] soit achevé".
(17) C. voirie routière, art. L. 116-1 (N° Lexbase : L1695AEI).
(18) C. voirie routière, art. L. 141-5 (N° Lexbase : L1655AEZ).
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