Lexbase Fiscal n°599 du 29 janvier 2015 : Fiscalité des particuliers

[Jurisprudence] La rétroactivité fiscale : derniers petits pas avant le grand saut ?

Réf. : Cons. const., décision n° 2014-435 QPC du 5 décembre 2014 (N° Lexbase : A8231M4M)

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N5695BUH

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par Thibaut Massart, Professeur, Directeur du Master 2 fiscalité de l'entreprise de l'Université Paris-Dauphine, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 17 Mars 2015

1 - La décision du Conseil constitutionnel en date du 5 décembre 2014 (n° 2014-435 QPC) marque une étape importante dans l'encadrement de la rétroactivité des lois fiscales (1). Selon le Conseil, la protection constitutionnelle ne concerne plus seulement les "situations légalement acquises", mais aussi les "effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations". En l'espèce la contribution exceptionnelle sur le hauts revenus, entrée en vigueur à compter de l'imposition des revenus de 2011, ne peut donc pas s'appliquer aux revenus de capitaux mobiliers de 2011 soumis au prélèvement libératoire de l'impôt sur le revenu, dans la mesure où les contribuables ayant perçu en 2011 des revenus soumis à ces prélèvements libératoires pouvaient légitimement attendre de l'application de ce régime légal d'imposition d'être, sous réserve de l'acquittement des autres impôts alors existants, libérés de l'impôt au titre de ces revenus. A travers cette décision, le Conseil entend résolument limiter les marges de manoeuvre du législateur lorsqu'il souhaite remettre en cause les effets que les contribuables peuvent légitimement attendre de l'application de certains régimes favorables, à l'instar du régime des prélèvements libératoires. 2 - Dans cette affaire, une personne physique a été soumise, au titre des revenus qu'il a perçus en 2011, à l'impôt sur le revenu et à la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus (CEHR). C'est l'article 2 de la loi n° 2011-1977 du 28 décembre 2011, de finances pour 2012 (N° Lexbase : L4993IRD), qui a institué cette CEHR à la charge des contribuables passibles de l'impôt sur le revenu (CGI, art. 223 sexies N° Lexbase : L1152ITT). Cette contribution s'applique à partir d'un revenu fiscal de référence (RFR). Or, l'assiette du RFR est plus large que celle de l'impôt sur le revenu, car le RFR s'entend "du montant net des revenus et plus-values retenus pour l'établissement de l'impôt sur le revenu, majoré de certaines charges déductibles du revenu imposable constituant des dépenses d'ordre personnel, de certains revenus et profits exonérés d'impôt sur le revenu ou faisant l'objet d'un report ou d'un sursis d'imposition, de certains abattements appliqués pour la détermination du revenu catégoriel et des revenus et profits soumis aux prélèvements ou versements libératoires" (CGI, art. 1417 N° Lexbase : L4049I3D). Ainsi, le RFR intègre tous les revenus (de placements financiers, de plus-values) soumis sur option ou de plein droit à un prélèvement libératoire.

Le 7 janvier 2014, le contribuable a demandé à l'administration fiscale la restitution de sa cotisation de CEHR en soutenant que l'application des dispositions de l'article 223 sexies du CGI au titre de l'année 2011 mettait en cause de manière rétroactive le caractère libératoire des prélèvements forfaitaires déjà acquittés sur les revenus du patrimoine. Le 17 janvier 2014, l'administration fiscale a rejeté sa réclamation.

3 - Le 11 février 2014, le contribuable a saisi le tribunal administratif (TA) de Cergy-Pontoise d'une requête tendant à la restitution de la cotisation de CEHR à laquelle il a été assujetti au titre de l'année 2011. A cette occasion, il a demandé au TA de transmettre au Conseil d'Etat une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article 223 sexies du CGI. Par un jugement du 4 juillet 2014, le TA a décidé de transmettre cette QPC au Conseil d'Etat (TA Cergy-Pontoise, 4 juillet 2014, n° 1401466 N° Lexbase : A2312MYB).

4 - Dans sa décision en date du 2 octobre 2014 (CE 3° et 8° s-s-r., 2 octobre 2014, n° 382284, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7807MXG), le Conseil d'Etat a précisé qu'en contestant la conformité à la Constitution des dispositions de l'article 223 sexies du CGI "en tant qu'elles sont applicables aux revenus de capitaux mobiliers perçus par les contribuables au cours de l'année 2011 et au titre desquels ceux-ci ont acquitté un prélèvement forfaitaire libératoire, le requérant doit être regardé comme mettant en cause, non l'article 223 sexies lui-même, mais le III de l'article 2 de la loi de finances pour 2012 en vertu duquel les nouvelles dispositions de l'article 223 sexies sont applicables à compter de l'imposition des revenus de l'année 2011". Il a donc décidé de renvoyer au Conseil constitutionnel la QPC portant sur les dispositions du paragraphe III de l'article 2 de la loi de finances pour 2012. La question posée au Conseil concernait ainsi uniquement le caractère rétroactif de la loi instaurant le CEHR.

5 - Le requérant soutenait qu'en assujettissant à la CEHR des revenus qui avaient supporté, antérieurement à la publication de la loi du 28 décembre 2011, un prélèvement forfaitaire libératoire au titre de l'imposition des revenus, les dispositions du paragraphe III de l'article 2 de cette loi méconnaissaient la garantie des droits proclamée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1363A9D). En outre, il faisait valoir que ces dispositions ignoraient le principe d'égalité devant la loi.

6 - Si le Conseil constitutionnel juge que la disposition contestée prévoyant l'application rétroactive de la contribution sur les très hauts revenus aux revenus de capitaux mobiliers perçus par les contribuables au cours de l'année 2011 est conforme à la Constitution, il soulève cependant une réserve d'interprétation. En effet, en incluant dans l'assiette de la CEHR les revenus perçus en 2011 et n'ayant pas fait l'objet d'un prélèvement libératoire de l'impôt sur le revenu, le législateur n'a pas méconnu la garantie des droits proclamée par l'article 16 de la Déclaration de 1789. En revanche, le Conseil relève que la CEHR était rendue applicable aux revenus perçus en 2011 et soumis aux prélèvements libératoires. Or, les contribuables ayant perçu en 2011 des revenus soumis à ces prélèvements libératoires pouvaient légitimement attendre de l'application de ce régime légal d'imposition d'être, sous réserve de l'acquittement des autres impôts alors existants, libérés de l'impôt au titre de ces revenus. Par là même, le législateur a remis en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus par les contribuables de l'application du régime des prélèvements libératoires.

Pour le Conseil, la volonté du législateur d'augmenter les recettes fiscales ne constitue d'ailleurs pas un motif d'intérêt général suffisant pour mettre en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus d'une imposition à laquelle le législateur avait conféré un caractère libératoire pour l'année 2011.

7 - Au cas présent, le Conseil constitutionnel s'insère dans une série de décisions visant à restreindre la rétroactivité des dispositions fiscales (2). Ce mouvement progressif entamé par le Conseil constitutionnel depuis 1998 (3) obéit à la méthode des petits pas, traditionnelle en jurisprudence. Nous assistons cependant à une accélération de cette évolution, au moment même où le législateur s'interroge sur l'opportunité d'accomplir un grand saut en matière de rétroactivité fiscale. En effet, le ministre des Finances vient de présenter le 1er décembre 2014 une Charte sur la nouvelle gouvernance fiscale (4). Dans ce document figurent de nouvelles directives visant à sécuriser l'environnement fiscal des entreprises. En particulier, la "grande rétroactivité fiscale" serait fortement encadrée, tandis que la "petite rétroactivité fiscale", également qualifiée de rétrospectivité, serait radicalement abolie. Est-ce enfin le grand saut tant attendu, la fin de la rétroactivité fiscale ? Aucune date n'est malheureusement précisée pour l'application effective des nouveaux principes posés par la Charte. Aussi, la lente oeuvre de la jurisprudence est des plus salutaires pour maintenir une pression constante sur le Gouvernement et le Parlement.

Même si le Conseil constitutionnel semble faire un pas chassé en matière de "petite rétroactivité fiscale" (II), sa jurisprudence progresse d'un pas assuré pour limiter la "grande rétroactivité fiscale" (I).

I - Un petit pas assuré contre la "grande rétroactivité fiscale"

8 - Le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence a priori bien établie à propos de la "grande rétroactivité fiscale". Cette "grande rétroactivité fiscale" n'est autre que la rétroactivité juridique des normes fiscales. Elle désigne le fait qu'une loi fiscale dispose non seulement pour l'avenir, mais également pour le passé. La loi fiscale "juridiquement" rétroactive s'applique à des faits générateurs d'imposition qui sont déjà intervenus quand elle entre en vigueur. Dans cette catégorie de rétroactivité, on trouve par exemple les lois de validation qui ont pour objet de valider de manière rétroactive une disposition remise en cause par le juge. Se rattachent également à cette catégorie les lois interprétatives qui visent à clarifier le sens d'une disposition déjà en vigueur et présentent, de fait, au même titre qu'une décision juridictionnelle, un caractère rétroactif. Enfin, figurent dans cette catégorie les lois rétroactives remontant jusqu'à la date de l'annonce d'un dispositif antérieur au vote de la loi.

9 - En ce qui concerne la "grande rétroactivité fiscale", l'article 2 du Code civil (N° Lexbase : L2227AB4) pose certes le principe selon lequel la loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a pas d'effet rétroactif. Toutefois, la simple valeur législative du principe de non rétroactivité, confirmée par le Conseil constitutionnel, ne permet pas de l'imposer au législateur. Le Conseil constitutionnel juge qu'il est loisible au législateur d'adopter des dispositions fiscales rétroactives dès lors qu'il ne prive pas de garanties légales des exigences constitutionnelles, que le législateur ne peut porter aux situations légalement acquises une atteinte qui ne serait pas justifiée par un motif d'intérêt général suffisant. Ainsi, dans sa décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, sur la loi de finances pour 2006, le Conseil a jugé "qu'il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ; que, ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ; qu'en particulier, il méconnaîtrait la garantie des droits proclamés par l'article 16 de la Déclaration de 1789 s'il portait aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt général suffisant".

10 - La décision du 5 décembre 2014 renforce la protection constitutionnelle des contribuables, car ce ne sont plus seulement les situations légalement acquises qui sont protégées, mais aussi les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations. Cette évolution traduit la volonté du Conseil constitutionnel de se mettre au diapason des nouvelles normes internationales en matière de rétroactivité des lois fiscales.

A - La protection constitutionnelle sous la pression internationale

11 - Le législateur ayant une fâcheuse tendance à abuser de la rétroactivité des dispositions fiscales, les contribuables se sont tournés vers les juges et les Sages. S'est ainsi développée une jurisprudence de plus en plus abondante émanant tout à la fois de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat. C'est précisément à partir de la CEDH qu'est né un nouveau principe en matière de rétroactivité des normes fiscales (5).

12 - L'article 1er du Premier protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9), intitulé "protection de la propriété", dispose, que "toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes". Il s'agit d'une disposition pour le moins elliptique qui garantit "en substance le droit de propriété" tout en autorisant expressément les Etats à prélever des impôts. A la lecture de ce texte, il pourrait être soutenu que les Etats sont totalement libres de déterminer leurs politiques fiscales dans la mesure où certains auteurs n'hésitent pas à affirmer qu'il "n'y a pas de société libre sans impôt, car l'impôt est, en définitive, la sauvegarde de la propriété privée" (6).

13 - En réalité, la Cour EDH adopte une autre interprétation de l'article 1er du Premier protocole en posant que la faculté de prélever des impôts se présente comme une exception à un principe général, celui du droit fondamental au respect de la propriété. En conséquence, une loi fiscale, dès lors qu'elle porte atteinte au droit de propriété, n'est conforme à la Convention EDH qu'à la condition de ménager un juste équilibre entre l'atteinte portée à ces droits et les impérieux motifs d'intérêt général susceptibles de la justifier. Encore faut-il cependant préalablement identifier un bien et démontrer que la loi incriminée porte atteinte à la propriété de ce bien.

14 - Or, la Cour EDH a développé une conception très large de la notion de bien en y incluant "l'espérance légitime d'obtenir une somme d'argent" (7). En effet, si l'article 1er du Premier protocole évoque le "droit au respect de ses biens", il ne définit nullement ce qu'est un bien. La Cour EDH a pu en profiter pour développer une notion originale qui bouscule les classifications traditionnelles assises sur la distinction entre les droits réels et les droits personnels. Elle a développé une conception très extensive de la notion de bien et en a fait une notion volontairement autonome par rapport aux qualifications internes. La Cour pose son propre critère de protection de l'intérêt pour qu'il accède au rang de droit, et donc de bien, peu important qu'il soit en contrariété avec le droit interne, et ignoré par la Convention. Cette construction aboutit à faire rentrer dans la catégorie de biens les créances certaines, mais aussi les créances qui constituent une "espérance légitime pour celui qui les détient".

15 - Il est ainsi aujourd'hui admis qu'une créance fiscale constitue un bien au sens de l'article 1er du Premier protocole (8), y compris lorsqu'elle n'est pas certaine (9). La Cour qualifie de bien la créance qui n'a été ni constatée ni liquidée par une décision judiciaire lorsque celui qui la détient a une "espérance légitime" de voir cette créance se concrétiser.

Si une loi supprime cet espoir légitime d'obtenir une créance, elle porte atteinte à la propriété d'un bien au sens de l'article 1er du Premier protocole.

Le Conseil d'Etat, admettant l'action correctrice de la CEDH, et désireux de prévenir autant que possible les divergences d'interprétation, adopte une lecture similaire (10).

16 - Alors qu'il souhaite emboiter le pas de cette marche en avant, le Conseil constitutionnel se heurte à une difficulté technique tenant à sa compétence d'attribution. En effet, le Conseil ne peut exercer que les seules compétences qui lui sont expressément attribuées par la Constitution. En vertu de l'article 61 de la Constitution (N° Lexbase : L0890AHG), le Conseil doit seulement vérifier que la disposition législative contestée est conforme ou non à la Constitution ou porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Le contrôle de la loi par référence directe aux normes internationales (le "contrôle de conventionalité") et à l'ordre juridique communautaire n'est pas admis. Or, l'on assiste aujourd'hui à une montée en puissance des contrôles externes, notamment celui de la Cour européenne des droits de l'Homme et celui de la Cour de justice de l'Union européenne, dans des domaines nouveaux qui, jusqu'à présent, relevaient des seules juridictions nationales. Il ne fait aucun doute que le rapprochement et l'intégration progressive des législations protectrices des droits et libertés dans les Etats de l'Union européenne et les Etats membres du Conseil de l'Europe imposeront, à un moment ou à un autre, la question de la place des Constitutions nationales dans le droit positif. Tirant les conséquences de la montée en puissance de l'ordre juridique communautaire, le Conseil constitutionnel a d'ailleurs récemment contribué à sa reconnaissance dans la Constitution (11). Toutefois, si le Conseil constitutionnel désire également se rapprocher de la jurisprudence de la Cour EDH en matière de loi fiscale rétroactive, il préfère conserver son indépendance vis-à-vis des normes internationales. Et tout l'art du Conseil consiste à adapter en droit français des principes nés en droit international (12).

17 - C'est dans ce contexte que la décision du 5 décembre 2014 confirme l'évolution de la jurisprudence du Conseil relative à la garantie des droits en reconnaissant une protection constitutionnelle non seulement aux "situations légalement acquises", mais aussi aux "effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations". La notion d'espérance légitime n'est pas loin, même si le terme est remplacé par celui "attente légitime", et même si la notion de bien est également évacuée du raisonnement mené par les Sages.

B - La protection constitutionnelle des attentes légitimes du contribuable

18 - Dans le cinquième considérant de la décision du 5 décembre 2014, le Conseil constitutionnel affirme : "Considérant qu'il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ; que, ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ; qu'en particulier, il ne saurait, sans motif d'intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations".

19 - Une telle extension peut se justifier dès lors que l'on cherche à déterminer ce qu'est une situation juridique acquise. Il semble que deux hypothèses se présentent. Dans la première, la situation juridique peut être considérée comme une situation acquise dès que l'Etat a une dette contre le contribuable. Or, l'Etat a une dette contre le contribuable dès qu'il existe un fait générateur de l'impôt, c'est-à-dire un acte juridique ou l'événement qui fait naitre la dette fiscale. Mais il existe aussi une autre hypothèse, celle où le contribuable qui possède une créance contre l'Etat, par exemple avec un crédit d'impôt. Ces deux hypothèses se rejoignent dès lors que l'on considère qu'un contribuable ayant été imposé possède contre l'Etat une créance particulière correspondant à l'espérance légitime ou à l'attente légitime de ne plus être imposé.

20 - Cette extension a d'ailleurs déjà été entreprise par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013 (N° Lexbase : A6536KRI). On notera d'ailleurs que le cinquième considérant de la décision du 5 décembre 2014 reprend au mot près le quatorzième considérant de la décision du 19 décembre 2013. Soulignons également que, dans cette dernière affaire, les parlementaires requérants faisaient valoir que les dispositions de l'article 8 de la LFSS pour 2014 (loi n° 2013-1203 du 23 décembre 2013 N° Lexbase : L6939IYN) relatives à la modification des taux de prélèvements sociaux applicables aux produits de certains contrats d'assurance-vie instauraient une imposition rétroactive, méconnaissant par là même les exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789. En effet, avant l'entrée en vigueur de l'article 8 de la LFSS pour 2014, les produits d'épargne non soumis à l'IR étaient soumis à des taux "historiques" annuels. Plus précisément, l'assiette taxable était divisée en fractions selon les périodes d'acquisition des produits, avec application à chaque fraction du taux des prélèvements sociaux en vigueur lors de la période correspondante. Or, le Conseil constitutionnel a relevé que les dispositions contestées entendaient mettre fin à l'application des taux "historiques" de prélèvements sociaux à certains produits de placement pour lesquels le contribuable avait respecté une certaine durée de conservation prévue par le législateur. Le Conseil constitutionnel en a déduit que "les contribuables ayant respecté cette durée de conservation pouvaient légitimement attendre l'application d'un régime particulier d'imposition lié au respect de cette durée légale". Le Conseil constitutionnel avait donc formulé une réserve selon laquelle le législateur ne saurait remettre en cause l'application des taux "historiques" de prélèvements sociaux pour les produits acquis ou constatés pendant la durée légale de détention du contrat d'assurance-vie.

21 - Dans la décision du 5 décembre 2014, la difficulté provenait des revenus soumis à prélèvement libératoire. En effet, le Conseil constitutionnel relève que le paragraphe I de l'article 2 de la loi du 28 décembre 2011 est applicable à compter de l'imposition des revenus de l'année 2011, et que le A du paragraphe III du même article a pour objet d'inclure dans l'assiette de la CEHR tant les revenus entrant dans l'assiette de l'impôt sur le revenu que les autres revenus entrant dans la définition du revenu fiscal de référence, et, notamment, les revenus de capitaux mobiliers pour lesquels les prélèvements libératoires de l'impôt sur le revenu prévus au paragraphe I de l'article 117 quater (N° Lexbase : L0091IWB) et au paragraphe I de l'article 125 A (N° Lexbase : L9928IWM) du CGI dans leur rédaction applicable en 2011 ont été opérés au cours de cette année 2011 (cons. 7).

22 - Cette question des prélèvements libératoires n'était pas nouvelle. Lors de la loi de finances pour 2013 (loi n° 2012-1509 du 29 décembre 2012 N° Lexbase : L7971IUR), le paragraphe IV de l'article 9 transformait a posteriori un prélèvement libératoire de l'IR en simple acompte sur la cotisation d'IR. Il faut se souvenir de la passe d'armes lors des débats parlementaires (13) entre Gilles Carrez, président de la commission des finances et Jérôme Cahuzac, alors ministre délégué au Budget, à propos de cette "innovation" fiscale. Gilles Carrez soutenait qu'il lui semblait délicat de revenir sur un impôt payé, à moins de porter atteinte au droit des biens. Jérôme Cahuzac lui rétorquait qu'il fallait distinguer les taux forfaitaires libératoires et les taux forfaitaires non libératoires. Mais saisi par un groupe de parlementaires, le Conseil constitutionnel avait donné raison à Gilles Carrez et censuré la disposition litigieuse (14).

23 - La situation était différente avec la CEHR, car cette contribution exceptionnelle ne remettait pas en cause le fait que les revenus soumis à ce prélèvement libératoire étaient effectivement libérés de l'IR au titre de l'année 2011 : ils se voyaient seulement soumis à une nouvelle imposition, non encore instituée par le législateur à la date à laquelle ces revenus étaient soumis au prélèvement libératoire.

Le problème était donc celui de revenus soumis à prélèvement libératoire et pour lesquels les contribuables pouvaient légitimement attendre de l'application de ce régime légal d'imposition d'être libérés de l'impôt au titre de ces revenus.

Mais, de manière très curieuse, le neuvième considérant de la décision du 5 décembre 2014 n'est pas exactement formulé de cette manière. Il est indiqué que les contribuables "pouvaient légitimement attendre de l'application de ce régime légal d'imposition d'être, sous réserve de l'acquittement des autres impôts alors existants, libérés de l'impôt au titre de ces revenus".

En effet, même en optant pour un prélèvement libératoire de l'IR, les contribuables ne s'étaient pas pour autant libérés de toute autre imposition existante pesant sur ces revenus. Ils devaient également s'acquitter de la CSG, de la CRDS et des autres contributions sociales portant sur les revenus du patrimoine et les produits de placement. Ils ne pouvaient ainsi prétendre qu'en optant pour le prélèvement libératoire, ils étaient entièrement libérés de toute imposition. La décision du Conseil constitutionnel est ainsi d'autant plus remarquable que l'attente légitime des contribuables ayant opté pour le prélèvement libératoire ne portait pas sur le montant de la créance fiscale qui était très incertaine au moment de l'option, mais uniquement sur l'espoir qu'aucun impôt nouveau ne serait créé.

Le Conseil a donc jugé "qu'en appliquant cette nouvelle contribution aux revenus ayant fait l'objet de ces prélèvements libératoires de l'impôt sur le revenu, le législateur a remis en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus par les contribuables de l'application du régime des prélèvements libératoires" (cons. 9). Une telle remise en cause des effets pouvant être légitimement attendus de l'application du régime des prélèvements libératoires n'était susceptible, en toute hypothèse, d'être relevée qu'au titre des revenus soumis à prélèvement libératoire pour l'année 2011, antérieurement à l'instauration, par la loi du 28 décembre 2011 de finances pour 2012, de la CEHR. A l'inverse, les contribuables optant pour le prélèvement libératoire de l'IR au titre de certains revenus pour l'année 2012 ne pouvaient qu'attendre légitimement que ces prélèvements seraient libératoires puisqu'ils devaient s'acquitter des autres impositions existantes pesant sur ces revenus à cette date, dont la CEHR nouvellement instituée.

24 - Conformément à son approche traditionnelle, dès lors que le Conseil constitutionnel constate qu'une disposition législative porte atteinte aux exigences résultant de l'article 16 de la Déclaration de 1789, le Conseil devait vérifier si un motif d'intérêt général suffisant justifiait cette atteinte.

De jurisprudence constante, le Conseil considère que la volonté du législateur d'augmenter les recettes fiscales ne constituait pas un tel motif (cons. 10) (15). De façon similaire au raisonnement retenu dans sa décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013, le Conseil a formulé une réserve d'interprétation: "les mots : à compter de l'imposition des revenus de l'année 2011 et' figurant à la première phrase du A du paragraphe III de l'article 2 de la loi du 28 décembre 2011 ne sauraient, sans porter une atteinte injustifiée à la garantie des droits proclamée par l'article 16 de la Déclaration de 1789, être interprétés comme permettant d'inclure dans l'assiette de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus due au titre des revenus de l'année 2011 les revenus de capitaux mobiliers soumis aux prélèvements libératoires de l'impôt sur le revenu prévus au paragraphe I de l'article 117 quater et au paragraphe I de l'article 125 A du code général des impôts" (cons. 10). En faisant référence aux prélèvements libératoires prévus au paragraphe I de l'article 117 quater et au paragraphe I de l'article 125 A du CGI (et non aux revenus mentionnés à ces articles), le Conseil émet donc une réserve qui s'applique non seulement aux revenus mentionnés à ces articles, mais par exemple également aux revenus mentionnés à l'article 125-0 A du CGI (N° Lexbase : L4643I74), dès lors que ceux-ci font l'objet, en vertu du paragraphe II de cet article, du prélèvement libératoire prévu au paragraphe I de l'article 125 A (16).

25 - Si cette décision marque un pas volontaire contre la grande rétroactivité fiscale, elle déçoit en matière de petite rétroactivité.

II - Un grand pas chassé contre la petite rétroactivité fiscale

26 - Le Conseil constitutionnel semble distinguer deux formes de rétroactivités avec une grande et une petite. En réalité, il n'existe pas deux formes de rétroactivité, mais trois.

Pour reprendre la classification retenue par le rapport Maître Bruno Gibert en 2004 intitulé "Améliorer la sécurité du droit fiscal pour renforcer l'attractivité du territoire", trois types de rétroactivité pourraient effectivement être identifiés : la rétroactivité juridique, la rétroactivité économique et la rétrospectivité de la loi de finances.

La rétroactivité "juridique" n'est autre que la grande rétroactivité.

La rétroactivité peut être qualifiée d'économique dans l'hypothèse où la loi, même si elle ne dispose pas pour le passé, mais seulement pour l'avenir, est susceptible de modifier le traitement fiscal d'opérations en cours. Ainsi, l'abrogation anticipée d'une exonération fiscale ou d'un régime fiscal favorable, lorsqu'elle n'entraîne pas de rappel de taxe, n'est pas juridiquement rétroactive, mais produit des effets analogues à ceux d'un dispositif juridiquement rétroactif dans la mesure où elle modifie les fondements des calculs microéconomiques d'emploi, de production et d'investissement que des contribuables ont effectués dans le passé.

Enfin, la "petite rétroactivité fiscale" concerne les dispositions des lois de finances applicables à l'impôt sur le revenu et à l'impôt sur les sociétés. Ces dispositions présentent juridiquement un effet rétrospectif et non à proprement parler rétroactif dans la mesure où elles s'appliquent à des impositions dont le fait générateur intervient postérieurement à la publication de la loi de finances. En effet, le fait générateur de l'impôt est réputé être fixé, en matière d'IS, au jour de la clôture de l'exercice et, en matière d'IR, au dernier jour de l'année civile de réalisation ou de mise à disposition des revenus. Le fait générateur de l'impôt intervient donc toujours le 31 décembre pour les personnes physiques et le plus généralement également pour les personnes morales soumises à l'IS, puisque la plupart des sociétés clôturent leur exercice à la fin de l'année civile. Les dispositions fiscales adoptées en fin d'année, généralement dans la loi de finances pour l'année suivante, n'ont pas juridiquement d'effet rétroactif, dès lors que, publiées en principe entre le 28 et le 30 décembre, elles entrent en vigueur un instant de raison avant le jour auquel est fixé le fait générateur de l'impôt. La doctrine a également qualifié cette caractéristique d'application des lois de finances dans le temps de "petite rétroactivité" (17). Soulignons que certains auteurs rangent cette petite rétroactivité parmi les rétroactivités économiques puisqu'il n'y a pas à proprement parler de rétroactivité de la loi de finances (18).

27 - De ce fait, le Conseil constitutionnel adopte une approche radicalement différente entre la "grande" et la "petite" rétroactivité fiscale.

En cas de "grande" rétroactivité, la disposition législative fiscale est, en principe, contraire à la Constitution, sauf si elle ne porte pas atteinte à une situation juridique acquise ou à une attente légitime du contribuable, ou est justifiée par un motif d'intérêt général suffisant.

Quant à la "petite" rétroactivité, elle est par principe conforme la Constitution, sans exception.

La décision du 5 décembre 2014 confirme la conformité constitutionnelle de la petite rétroactivité fiscale, alors même que cette dernière est au coeur d'une violente tourmente.

A - La conformité constitutionnelle de la petite rétroactivité fiscale

28 - Dans sa décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012, le Conseil constitutionnel a confirmé sa jurisprudence selon laquelle la "petite rétroactivité" fiscale ne porte atteinte à aucune exigence constitutionnelle. Le Conseil estime que cette "petite rétroactivité" est inhérente à des impositions acquittées en année N+1 sur des revenus ou des produits réalisés en année N. Par suite, il juge que la modification, en fin d'année N, des règles applicables aux impôts qui seront dus en N+1 au titre des revenus perçus au cours de l'année N, ne porte pas atteinte à des situations légalement acquises.

29 - Dans sa décision du 5 décembre 2014, le Conseil constitutionnel analyse les dispositions du paragraphe I de l'article 2 de la loi du 28 décembre 2011, qui ont pour objet d'instituer une CEHR pour relever que cette contribution s'applique tant à des revenus ayant fait l'objet d'un prélèvement libératoire qu'à des revenus n'ayant pas fait l'objet d'un tel prélèvement.

Or, pour les revenus n'ayant pas fait l'objet d'un prélèvement libératoire, la situation ressemble à une petite rétroactivité fiscale. En effet, la CEHR "est déclarée, contrôlée et recouvrée selon les mêmes règles et sous les mêmes garanties et sanctions qu'en matière d'impôt sur le revenu". Le Bulletin officiel des Finances publiques précise que "l'assiette de la contribution est déterminée par les services de la Direction générale des finances publiques, l'année qui suit celle de la perception des revenus, à partir des éléments figurant sur la déclaration d'ensemble des revenus".

Le Conseil constitutionnel en déduit "qu'en incluant dans l'assiette de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus les revenus perçus en 2011 et n'ayant pas fait l'objet d'un prélèvement libératoire de l'impôt sur le revenu, le législateur n'a pas méconnu la garantie des droits proclamée par l'article 16 de la Déclaration de 1789" (cons. 8). Il en résulte que "les dispositions contestées, qui ne sont contraires ni au principe d'égalité ni à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution" (cons. 11). En définitive, le Conseil a jugé, sous la réserve énoncée au considérant 10, les mots : "à compter de l'imposition des revenus de l'année 2011 et" figurant à la première phrase du A du paragraphe III de l'article 2 de la loi 28 décembre 2011 de finances pour 2012 conformes à la Constitution.

30 - Par là même, le Conseil conforte sa jurisprudence antérieure qui prône la conformité constitutionnelle et inconditionnelle de la "petite rétroactivité fiscale". Or, cette dernière fait justement l'objet de toutes les critiques.

B - La petite rétroactivité fiscale au coeur de la tourmente

31 - L'application dans le temps de la loi fiscale est évidemment déroutante pour les contribuables, puisque ces derniers ont assez naturellement tendance à considérer que ce sont les dispositions en vigueur à la date de réalisation effective du revenu qui doivent être prises en considération pour déterminer le régime fiscal qui leur sera applicable.

Cette situation entraîne au moins deux effets pervers. D'une part, elle altère l'esprit d'entreprise des contribuables : si l'environnement juridique de l'entreprise ou du patrimoine devient instable, toute prévision tend à devenir impossible et les agents économiques ne sont plus encouragés à développer leurs activités. Lorsqu'une entreprise souhaite investir, elle doit décider dans un environnement économique déjà incertain. Ajouter une incertitude fiscale rend la décision encore plus difficile à prendre.

D'autre part, l'utilisation intempestive de la rétroactivité affaiblit la crédibilité et l'efficacité de la politique fiscale. En effet, les contribuables sont moins réceptifs aux incitations fiscales de l'Etat dès lors que celles-ci peuvent être effacées ou remises en cause après quelques années. Il sera souligné par comparaison que le Luxembourg n'a changé ses règles fiscales que deux fois en 10 ans, et ce dans un sens généralement favorable aux entreprises. En France, les entreprises subissent une forte instabilité législative couplée à une rétroactivité des plus préjudiciables.

32 - Le législateur est parfaitement conscient du manque d'attractivité économique du territoire qui en résulte.

Plusieurs rapports, en 2004 sous la plume de Bruno Gibert (19), puis en 2008 sous celle d'Olivier Fouquet (20), avaient parfaitement mis en exergue les effets néfastes de la rétroactivité de la loi fiscale. Ces rapports proposaient différentes réformes destinées à améliorer la sécurité juridique en matière fiscale pour renforcer l'attractivité de la France.

Plusieurs propositions de loi organique ont d'ailleurs été soumises au Parlement afin de limiter la rétroactivité en matière fiscale. Malheureusement, aucune n'a été adoptée. Dernièrement, le 6 juin 2013, l'Assemblée nationale a rejeté deux propositions de loi visant à encadrer la rétroactivité des lois fiscales (proposition n° 567 du 19 juin 2012 et proposition n° 568 du 19 juin 2012). La première proposition était une loi constitutionnelle, la seconde une loi organique, déposées par plusieurs députés de l'opposition en décembre 2012.

Ni les changements de majorité politique, ni même l'accession à des fonctions politiques de tout premier plan des promoteurs de ces textes n'ont conduit à une remise en cause de la rétroactivité, petite ou grande, de la loi fiscale.

Dans ce paysage lunaire, l'annonce d'une Charte sur la nouvelle gouvernance fiscale par le ministre des Finances le 1er décembre 2014 se présente comme un signal positif (21). En effet, si cette Charte n'interdit pas les mesures fiscales rétroactives, elle vise tout de même à les encadrer et à mettre un terme à la petite rétroactivité. Ce document n'a malheureusement qu'une valeur juridique très limitée, et nous sommes très loin d'une loi organique.

33 - La frilosité du législateur à adopter de grands principes s'explique par le tiraillement auquel il se trouve confronté.

Interrogé sur la question de la rétroactivité des lois fiscales, Gilles Carrez vient de préciser au cours d'une conférence organisée en janvier 2015 à l'Université Paris II que la rétroactivité est parfois indispensable pour le législateur (22). Il en serait ainsi en matière immobilière où, pour ne pas paralyser le marché, la loi serait applicable, non à la date de sa promulgation, mais à la date de l'annonce de la réforme par le Gouvernement. La création de niches fiscales imposerait également une certaine rapidité, et, par conséquent, la mise en place de la mesure avant même son vote par les assemblées parlementaires. D'après le rapport Gibert précité, les dispositions fiscales rétroactives seraient en effet loin d'être systématiquement défavorables au contribuable puisque sur les 308 dispositions rétroactives répertoriées entre 1982 et 1999, 211 ont été favorables aux contribuables. La rétroactivité jouerait donc au bénéfice direct du contribuable dans près de 70 % des cas.

En dehors de ces situations, le législateur éviterait d'adopter des mesures rétroactives pour ne pas pénaliser l'initiative économique. Mais Gilles Carrez reconnait que le législateur est tout de même souvent tenté de prendre, pour des raisons purement budgétaires, des mesures qui rapportent immédiatement des recettes supplémentaires pour les caisses de l'Etat. La "petite" rétroactivité serait donc loin d'être enterrée. D'autant que cette hausse des recettes engendrée par la "petite" rétroactivité ne serait en réalité qu'une illusion qui pousserait le législateur à pratiquer une forme de cavalerie. En effet, l'impôt sur les sociétés dû au titre d'un exercice est payé pendant cet exercice sous forme d'acomptes. L'année suivante, l'entreprise paye la hausse de l'impôt de l'année précédente et subit une hausse des acomptes. Il y a donc pour l'année N+1 un doublement du surcroit de recettes qui disparaît dès l'année N+2. Devant cette "perte" de recettes, le législateur serait alors tenté de promulguer de nouvelles mesures rétrospectives, d'autant que les entreprises mettraient 18 mois pour s'adapter aux évolutions fiscales et modifier leur stratégie.

34 - Il convient de souligner que le Conseil d'Etat, dont la jurisprudence est à l'origine même de la petite rétroactivité (23), vient précisément d'écarter cette "petite" rétroactivité de la loi de finances au nom de l'espérance légitime dans un arrêt du 9 mai 2012 (24). Il s'agit d'une décision dont l'importance est confirmée par la résurgence de la formation de plénière fiscale. Comme le souligne Julien Boucher dans ses conclusions, il serait aisé d'estimer que, dans le cas particulier des lois rétrospectives, le fait générateur n'étant pas intervenu, les mesures ne peuvent pas être regardées comme constituant une base suffisante permettant de fonder une espérance légitime de bénéficier des règles d'assiette de l'IS existant au cours de l'année, mais abrogées antérieurement à la survenance du fait générateur. Pourtant, le Conseil d'Etat a admis l'espérance légitime, relevant que le dispositif était fixé dès l'entrée en application de la loi et que la volonté du législateur de le maintenir sur une période déterminée était clairement définie. Cette décision ne constituait qu'une remise en cause très circonscrite de la théorie de la petite rétroactivité. Elle illustrait, néanmoins, de manière remarquable, la fonction régulatrice du juge de l'impôt : là où ni les propositions soumises au législateur ni les nombreux rapports émanant de personnalités qualifiées n'avaient en définitive abouti à corriger certains des excès de la "petite" rétroactivité, le juge de l'impôt pouvait atténuer la brutalité de cette théorie dans les cas les plus choquants, en particulier ceux dans lesquels le législateur a lui-même conféré une certaine stabilité aux dispositifs fiscaux en leur fixant une durée limitée dans le temps (25).

35 - Au final, davantage que la lutte contre la rétroactivité fiscale, les agents économiques attendent surtout une stabilité des règles fiscales. En décembre 2014, le Président de la République française a promis une pause fiscale pour l'année à venir. Une telle annonce est du coup susceptible de créer une attente légitime chez les contribuables. Or, le Conseil constitutionnel, par la décision du 5 décembre 2014, vient précisément de juger que les attentes légitimes des contribuables doivent être constitutionnellement protégées...


(1) Dr. fisc., 2014, n° 50, act. 616 ; lire aussi les commentaires sur le site du Conseil constitutionnel.
(2) Cons. const., 29 décembre 2012, décision n° 2012-661 DC (N° Lexbase : A6287IZU) ; Cons. const., 29 décembre 2012, décision n° 2012-662 DC (N° Lexbase : A6288IZW) ; Cons. cont., 29 décembre 2005, décision n° 2005-530 DC (N° Lexbase : A1204DMK) ; Cons. const., 18 décembre 2001, décision n° 2001-453 DC (N° Lexbase : A6598AXN).
(3) Cons. const., 18 décembre 1998, décision n° 98-404 DC (N° Lexbase : A8750AC3).
(4) Dr. fisc., 2014, n° 50, act. 623, voir aussi Charte sur la nouvelle gouvernance fiscale du 1er décembre 2014.
(5) E. J. Van Brustem, Les lois rétroactives et la Convention EDH - à la recherche de l'équilibre entre l'espérance légitime du contribuable et l'ingérence du législateur en raison d'impérieux motifs d'intérêt général : Dr. fisc., 2009, n° 25, étude 373.
(6) P. Beltrame, La fiscalité en France, Hachette, 18ème éd., p. 141.
(7) CEDH, 6 octobre 2005, Req. n° 11810/03 (N° Lexbase : A6794DKT) ; CEDH, 6 octobre 2005, Req. n° 1513/03 (N° Lexbase : A6795DKU) : Rec. CEDH 2005, IX ; JCP A, 2006, 1021, obs. C. Gauthier ; JCP G, 2006, II, 10 061, note A. Zollinger ; JCP G, 2006, 1 109, chron. F. Sudre ; JCP G, 2007, 1 137, obs. C Byk.
(8) CEDH, 23 octobre 1990, Req. n° 11581/85 (N° Lexbase : A6337AWM) : Rec. CEDH, 1990, A-187 ; CE, Ass. Plén., 3° s-s., 12 avril 2002, n° 239693, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6303AY4) : Dr. fisc., 2002, n° 26, comm. 555, concl. F. Séners, note B. Boutemy et E. Meier ; RJF, 2002, n° 673, chron. L. Olléon, p. 447 ; BDCF, 2002, n° 83, concl. F. Séners ; RJF, 6/2002, n° 673, chron. L. Olléon, p. 447 ; BGFE, 2002, n° 3, p. 11, obs. J.-L. Pierre.
(9) CEDH, 20 novembre 1995, Req. n° 17849/91 (N° Lexbase : A8772IMT) : Rec. CEDH, 1995, série A, n° 332 ; RTD civ., 1996, p. 1018, obs. J.-P. Marguénaud.
(10) CE, 3° et 8° s-s-r., 19 novembre 2008, n° 292948, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3127EBG) : Dr. fisc., 2009, n° 6 comm. 179, concl. N. Escaut, note P. Fumenier ; RJF, 2/2009, n° 186 ; BDCF, 2/2009, n° 25, concl. N. Escaut ; A. Marionneau, L'introduction de la notion d'espérance légitime en droit fiscal, Dr. fisc., 2014, n° 47, 631.
(11) Dans une décision du 30 novembre 2006 (Cons. const., 30 novembre 2006, décision n° 2006-543 DC N° Lexbase : A7578DSH), le Conseil constitutionnel a accompli un pas décisif fondé sur l'idée que "La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences" et que dès lors, "la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle".
(12) F. Martinet, Conseil d'Etat et Cour de cassation, juges de l'impôt : étude comparative (introduction générale et premier volet) - La fiscalité européenne et constitutionnelle, ou "la théorie des lasagnes", Dr. fisc., 2012, n° 42, 480.
(13) Séance du 19 octobre 2012, Assemblée nationale.
(14) Cons. const., 29 décembre 2012, décision n° 2012-662 DC.
(15) Cons. const., 19 décembre 2013, décision n° 2013-682 DC (N° Lexbase : A6536KRI) ; Cons. const., 29 décembre 2012, décision n° 2012-661 DC.
(16) V. Commentaire de la décision sur le site du Conseil constitutionnel.
(17) F. Douet, Les lois fiscales rétrospectives, Petites affiches, 23 octobre 1996, n° 128, p. 5.
(18) Voir aussi O. Negrin, L'application dans le temps des textes fiscaux, Thèse Aix-marseille III, 1997 ; A. Lievre-Graveraux, La rétroactivité de la loi fiscale : une nécessité en matière de procédures, Thèse Paris II, 2003.
(19) B. Gibert, Améliorer la sécurité du droit fiscal pour renforcer l'attractivité du territoire, septembre 2004, La documentation française.
(20) O. Fouquet, J. Burguburu, D. Lubek et S. Guillemain, Améliorer la sécurité juridique des relations entre l'administration fiscale et les contribuables : une nouvelle approche (rapport au ministre du Budget, des comptes publics et de la fonction publique, juin 2008) : Dr. fisc., 2008, n° 27, 403.
(21) Dr. fisc., 2014, n° 50, act. 623, voir aussi La finance au service de l'économie.
(22) Les assises du droit et de la compétitivité, 9 janvier 2015.
(23) CE, Ass. plén., 5 janvier 1962, Req. n° 46798, Rec. Lebon, p. 7, D.F., 1962, n° 7 comm. 173 et 181, JCP, 1962, II. 12 567, concl. Poussière, AJDA, 1962, p. 507 et s., note R. Drago ; CE, Ass. plén., 18 mars 1988, req. n° 73693 (N° Lexbase : A6595APX), Rec. Lebon, p. 126 et s., DF, 1988, n° 41 comm. 1883, concl. B. Martin Laprade, RJF, 5/88, n° 627 chron., M. Liébert-Champagne, p. 303 et s..
(24) CE 3°, 8°, 9° et 10° s-s-r., 9 mai 2012, n° 308996, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1790ILU) : Dr. fisc., 2012, n° 26, comm. 355, note S. Vailhen ; RJF, 7/2012, n° 786, concl. J. Boucher, p. 595 ; nos obs., L'espérance légitime d'obtenir un crédit d'impôt ne peut être remise en cause par une loi rétroactive motivée par le désir de lutter contre les "effets d'aubaine" que ce crédit offrait aux entreprises, Lexbase Hebdo n° 488 du 7 juin 2012 - édition fiscale (N° Lexbase : N2237BTZ).
(25) S. Austry, La petite rétroactivité est-elle compatible avec la Convention européenne des droits de l'Homme ?, FR, 28/12, n° 786 ; Option finance, 18 juin 2012.

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