La lettre juridique n°488 du 7 juin 2012 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] L'espérance légitime d'obtenir un crédit d'impôt ne peut être remise en cause par une loi rétroactive motivée par le désir de lutter contre les "effets d'aubaine" que ce crédit offrait aux entreprises

Réf. : CE 3° 8° 9° et 10° s-s-r., 9 mai 2012, n° 308996, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1790ILU)

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[Jurisprudence] L'espérance légitime d'obtenir un crédit d'impôt ne peut être remise en cause par une loi rétroactive motivée par le désir de lutter contre les "effets d'aubaine" que ce crédit offrait aux entreprises. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/6404902-jurisprudence-lesperance-legitime-dobtenir-un-credit-dimpot-ne-peut-etre-remise-en-cause-par-une-loi
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par Thibaut Massart, Professeur à l'Université Paris-Dauphine, Directeur du Master Fiscalité de l'entreprise

le 07 Juin 2012

Le phénomène de "fondamentalisation du droit" provoque un déclin de l'acte de Gouvernement et offre aux contribuables de nouveaux moyens pour lutter contre l'instabilité grandissante de la politique fiscale. Les avantages fiscaux s'évaporant au rythme débridé des lois de finances rectificatives, la tentation est effectivement grande de soutenir que ces avantages fiscaux sont des droits acquis que le législateur ne peut remettre en cause. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (CESDH) est, dès lors, de plus en plus fréquemment sollicitée pour contester la disparition, parfois rétroactive, des mesures d'incitation fiscale. Par un important arrêt du 9 mai 2012, le Conseil d'Etat confirme l'efficacité d'une telle action, tout en l'enserrant dans des limites strictes. Les magistrats doivent, d'abord, s'assurer que la loi fiscale incriminée porte atteinte au droit de propriété du contribuable garanti par la CESDH. Il leur faut, ensuite, vérifier que cette atteinte au droit de propriété, à la supposer établie, ne peut être justifiée par des motifs d'intérêt général. Dans cette affaire, la loi du 30 décembre 1997, de finances pour 1998 (N° Lexbase : L6930HU9) avait institué un crédit d'impôt imputable sur la contribution de 10 % sur l'impôt sur les sociétés, à raison des variations d'effectifs constatées au cours des années 1998 à 2000. Une société entendait bénéficier de ce crédit d'impôt au titre des trente emplois créés au cours de l'année 1999. Malheureusement, la loi du 30 décembre 1999, de finances pour 2000 (N° Lexbase : L1726IRD), entrée en vigueur le 2 janvier 2000, avait supprimé le bénéfice de ce crédit d'impôt pour les créations d'emplois intervenues au cours de l'année 1999. Au vu de ce texte, l'administration fiscale avait refusé à la société le bénéfice du crédit d'impôt. Le tribunal administratif de Strasbourg avait également rejeté la demande de la société tendant à la décharge de la cotisation supplémentaire de contribution de 10 % sur l'impôt sur les sociétés. Cependant, la cour administrative d'appel de Nancy, par un arrêt du 28 juin 2007, avait infirmé ce jugement et fait droit à la demande en décharge présentée par la société (CAA Nancy, 2ème ch., 28 juin 2007, n° 05NC00580, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2486DXD). Saisi d'un pourvoi formé par le ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique, le Conseil d'Etat confirma la décision d'appel par le présent arrêt.

Le débat portait sur l'application au cas de l'espèce de l'article 1er du Premier protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9). Cet article, intitulé "protection de la propriété", stipule que "toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes". Cette disposition elliptique garantit "en substance le droit de propriété" (CEDH, 13 juin 1979, Req. 6833/74, Série A, n° 31 N° Lexbase : A8858DMZ), tout en autorisant expressément les Etats à prélever des impôts. A la lecture de ce texte, il pourrait être soutenu que les Etats sont totalement libres de déterminer leurs politiques fiscales dans la mesure où certains auteurs n'hésitent pas à affirmer qu'il "n'y a pas de société libre sans impôt car l'impôt est, en définitive, la sauvegarde de la propriété privée" (P. Beltrame, La fiscalité en France, Hachette, 18ème éd., p. 141). En réalité, la CEDH adopte une autre interprétation de l'article 1er du Premier protocole, en posant que la faculté de prélever des impôts, se présente comme une exception à un principe général, celui du droit fondamental au respect de la propriété. En conséquence, une loi fiscale, dès lors qu'elle porte atteinte au droit de propriété, n'est conforme à la CESDH qu'à la condition de ménager un juste équilibre entre l'atteinte portée à ces droits et les impérieux motifs d'intérêt général susceptibles de la justifier (CEDH, 14 février 2006, Req. 67847/01 N° Lexbase : A8583DMT ; JCP éd. G, 2006, II, 10171 ; RJDA, 11/2006, n° 1193). Cependant, encore faut-il, préalablement, identifier un bien et démontrer que la loi incriminée porte atteinte à la propriété de ce bien. Or la CEDH a développé une conception très large de la notion de bien en y incluant "l'espérance légitime d'obtenir une somme d'argent" (E. J. Van Brustem, Les lois rétroactives et la CESDH - à la recherche de l'équilibre entre l'espérance légitime du contribuable et l'ingérence du législateur en raison d'impérieux motifs d'intérêt général ; Dr. fisc., 2009, n° 25, étude 373). Si une loi supprime cet espoir légitime d'obtenir une créance, elle porte atteinte à la propriété d'un bien au sens de l'article 1er du Premier protocole. Le Conseil d'Etat, admettant l'action correctrice de la CEDH et désireux de prévenir autant que possible les divergences d'interprétation, adopte une lecture similaire, même si des nuances transparaissent dans la présente décision. Dans cette affaire, le Conseil d'Etat cherchait à déterminer si l'abrogation du crédit d'impôt pouvait être analysée comme la suppression d'une espérance légitime d'obtenir une somme d'argent, et si cette atteinte au droit de propriété était justifiée par des motifs d'intérêt général suffisants.

I - La suppression de l'espérance légitime d'obtenir le crédit d'impôt

Après avoir rappelé les origines de la notion d'"espérance légitime", nous mettrons en relief les critères développés en l'espèce par le Conseil d'Etat pour apprécier la légitimité de l'espérance d'obtenir un crédit d'impôt.

A - L'espérance légitime comme bien

Si l'article 1er du Premier protocole évoque le "droit au respect de ses biens", il ne définit nullement ce qu'est un bien. La CEDH a pu en profiter pour développer une notion originale qui bouscule les classifications traditionnelles assises sur la distinction entre les droits réels et les droits personnels.

Elle a développé une conception très extensive de la notion de "bien" et en avait fait une notion volontairement autonome par rapport aux qualifications internes. Dans son arrêt du 23 février 1995 (CEDH, 23 février 1995, Req. 43/1993/438/517, série A, n° 306-B N° Lexbase : A6648AW7), la Cour déclare que "la notion de biens' de l'article 1 du Premier Protocole a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des droits de propriété' et donc pour des biens' aux fins de cette disposition". En d'autres termes, la Cour pose son propre critère de protection de l'intérêt pour qu'il accède au rang de droit, et donc de bien, peu important qu'il soit en contrariété avec le droit interne, et ignoré par la Convention. Cette construction aboutit à faire entrer dans la catégorie de biens les créances certaines, mais aussi les créances qui constituent une "espérance légitime pour celui qui les détient" (CEDH, Grande chambre, 6 octobre 2005, Req. 11810/03 N° Lexbase : A6794DKT et Req. 1513/03 N° Lexbase : A6795DKU ; Rec. CEDH, 2005, IX ; JCP éd. A, 2006, 1021, obs. C. Gauthier ; JCP éd. G, 2006, II, 10061, note A. Zollinger ; JCP éd. G, 2006, 1109, chron. F. Sudre ; JCP G, 2007, 1 137, obs. C Byk).

Ainsi, il est aujourd'hui admis qu'une créance fiscale constitue un "bien" au sens de l'article 1er du Premier protocole (CEDH, 23 octobre 1990, Req. 17/1989/177/233 N° Lexbase : A6337AWM ; Rec. CEDH, 1990, A-187 ; CE Ass., avis, 12 avril 2002, n° 239693, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6303AY4 ; Dr. fisc. 2002, n° 26, comm. 555, concl. F. Séners, note B. Boutemy et E. Meier ; RJF, 2002, n° 673, chron. L. Olléon, p. 447 ; BDCF, 2002, n° 83, concl. F. Séners ; RJF, 6/2002, n° 673, chron. L. Olléon, p. 447 ; BGFE, 2002, n° 3, p. 11, obs. J.-L. Pierre), y compris lorsqu'elle n'est pas certaine. La Cour qualifie de "bien" la créance qui n'a été ni constatée, ni liquidée par une décision judiciaire, lorsque celui qui la détient a une "espérance légitime" de voir cette créance se concrétiser (CEDH, 20 novembre 1995, Req. 17849/91 N° Lexbase : A8772IMT ; Rec. CEDH, 1995, série A n° 332 ; RTD civ., 1996, p. 1018, obs. J.-P. Marguénaud). A travers cette notion, inspirée du concept de droit allemand de "confiance légitime", la Cour tend à protéger les droits à valeur patrimoniale de leur remise en cause rétroactive par le législateur (Concl. C. Legras sous CE, 9° et 10° s-s-r., 21 oct. 2011, n° 314767, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8315HYM ; Dr. Fisc., n° 50, 15 décembre 2011, comm. 630 ; on ajoutera, par ailleurs, que la notion d'"espérance légitime" n'est pas sans rappeler la distinction ancienne entre les "droits acquis" et les "simples expectatives" développée pour répondre à la question de l'application des lois dans le temps). Il faut, cependant, qu'existe en droit interne une base suffisante pour faire naître cette valeur patrimoniale (CEDH, 28 septembre 2004, Req. 44912/98, § 54 N° Lexbase : A4295DDG ; JCP éd. G, 2005, I, 103, obs. F. Sudre ; a contrario, CEDH, 2 mars 2005, Req. 71916/01). Il a ainsi été jugé qu'une créance sur l'Etat en raison de la TVA indûment versée devait s'analyser en une valeur patrimoniale et revêtait le caractère d'un bien, son remboursement reposant sur une "espérance légitime" (CEDH, 16 avril 2002, Req. 36677/97 N° Lexbase : A5395AYH ; Rec. CEDH, 2002, III, § 48 ; Europe 2002, comm. 309, obs. F. Berrod et V. Lechevallier ; RD publ., 2003-3, p. 689, chron. H. Surrel ; CEDH, 22 juillet 2003, Req. 49217/99 N° Lexbase : A2321C9T).

Le Conseil d'Etat a également consacré cette notion dans une décision du 19 novembre 2008 (CE 8° et 3° s-s-r., 19 novembre 2008, n° 292948, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3127EBG ; Dr. fisc., 2009, n° 6 comm. 179, concl. N. Escaut, note P. Fumenier ; RJF, 2/2009, n° 186 ; BDCF, 2/2009, n° 25, concl. N. Escaut). Mais qu'est-ce qu'une "espérance légitime" d'obtenir une somme d'argent ? C'est à cette question que le Conseil d'Etat tente de répondre dans cette affaire.

B - Les critères d'appréciation de la légitimité de l'espérance d'obtenir un crédit d'impôt

Il est certain que le droit à la restitution d'un crédit d'impôt est un "bien" au sens de l'article 1er du Premier protocole (V. en ce sens, CEDH, 3 juillet 2003, Req. 38746/97 N° Lexbase : A0425C9M ; RJF, 12/2003, n° 1476). Le Conseil d'Etat a fait la même analyse dans une décision du 31 juillet 2009 (CE 9° et 10° s-s-r., 31 juillet 2009, n° 316525, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1346EK3 et CE 9° et 10° s-s-r., 31 juillet 2009, deux arrêts, n° 324925 et n° 325172 , inédits au recueil Lebon N° Lexbase : A1401EK4 ; Dr. fisc., 2009, n° 47, comm. 549, concl. P. Collin, note M. Guichard et R. Grau ; RJF, 11/2009, n° 992). On rappellera également que la notion d'"espérance légitime" a été appliquée à l'avoir fiscal (CE 8° et 3° s-s-r., 2 juin 2010, n° 318014, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2044EYD ; concl. N. Escaut, Dr. fisc., 2010, n° 29, comm. 428).

La présente décision apporte des éclaircissements importants sur les critères pour apprécier la légitimité de l'espérance d'obtenir le crédit d'impôt. La durée limitée du dispositif et la soudaineté de son abrogation sont deux éléments pertinents à prendre en compte.

1 - La durée limitée du dispositif

Le Conseil d'Etat opère une distinction nette entre les mesures fiscales adoptées sans limitation de durée et celles prévues pour des périodes déterminées. Les magistrats soulignent en l'espèce que "le législateur avait fixé dès l'institution de ce crédit d'impôt la période de trois ans durant laquelle il était possible d'escompter en bénéficier, dès lors qu'il avait prévu de solder les crédits et débits d'impôt en résultant sur l'ensemble de la période de trois ans et non au terme de chaque année ; qu'ainsi ce dispositif de crédit d'impôt était de nature à laisser espérer son application sur l'ensemble de la période prévue, contrairement à d'autres mesures fiscales adoptées sans limitation de durée". Il faut en déduire que les mesures d'incitation fiscale sans limitation de durée ne font naître aucune espérance légitime d'obtenir éternellement ces avantages et que le législateur peut, à tout moment, les remettre en cause.

La confiance légitime que les contribuables doivent avoir dans la législation fiscale milite cependant pour une protection renforcée contre les lois rétroactives. Lorsqu'un dispositif fiscal n'est apparemment pas limité dans le temps, mais produit des effets pendant une période prédéterminée -on pense par exemple aux lois "Scellier"- le contribuable a nécessairement l'espérance légitime d'obtenir tous les avantages promis (les droits acquis ?) dès l'investissement réalisé. Si le législateur peut parfaitement supprimer une "niche" fiscale pour l'avenir, la remise en cause des dispositions légales en cours d'exécution est beaucoup plus critiquable. D'ailleurs, ce dernier s'est bien gardé de modifier rétroactivement les lois "Scellier" ou "Censi-Bouvard". Il paraissait dès lors surprenant que le Gouvernement, désireux de lutter contre le chômage en instaurant une mesure fiscale incitative pour toute nouvelle embauche, reprenne les avantages fiscaux qui pouvaient paraître acquis dès la conclusion des contrats de travail.

Mais la date à prendre en compte pour apprécier l'espérance légitime est-elle celle de la promulgation de la loi établissant le crédit d'impôt ou celle des embauches ? Dans le quatrième considérant de son arrêt, le Conseil d'Etat se livre à une approche in concreto pour vérifier si le contribuable aurait pu modifier son comportement, à savoir stopper les embauches, en anticipant la remise en cause du crédit d'impôt. En l'espèce, la soudaineté de la suppression du crédit d'impôt a conforté l'espérance légitime.

2 - La soudaineté de la suppression

Le Conseil d'Etat souligne la soudaineté de l'abrogation du crédit d'impôt. Il n'y avait pas de signes avant-coureurs qui auraient pu permettre aux opérateurs économiques d'anticiper la suppression de la mesure. Les magistrats indiquent que les rapports parlementaires suggérant la remise en cause du dispositif étaient peu explicites. Aussi, la seule présence de ces rapports n'était certainement pas suffisante pour faire tomber la légitimité de l'espérance d'obtenir le crédit d'impôt revendiqué. Le contribuable pouvait arguer de son ignorance légitime de la manoeuvre qui se tramait. Comme le souligne le Conseil d'Etat, il aurait fallu que l'administration démontre que "les entreprises qui escomptaient bénéficier d'un crédit d'impôt pour les emplois créés au cours de l'année 1999 avaient été avisées de la suppression du dispositif à temps pour qu'elles puissent adapter leur comportement à cette suppression". Par quels moyens les contribuables auraient-ils pu être informés ? Par de larges mesures de publicité ou par un simple débat parlementaire ? Implicitement, le Conseil d'Etat estime qu'un débat parlementaire constitue un moyen de publicité suffisante pour faire tomber l'espérance légitime. D'ailleurs, le Conseil d'Etat retient, pour fixer le terme de l'espérance légitime, non la date de la promulgation de la loi litigieuse, à savoir le 30 décembre 1999, mais la date de son adoption, soit le 21 décembre 1999. Cette approche est relativement sévère car, si nul n'est censé ignoré la loi, les contribuables sont désormais contraints de suivre quotidiennement, en plus des évolutions de la jurisprudence (CE 9° et 10° s-s-r., 21 octobre 2011, n° 314768, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8316HYN, concl. C. Legras, note O. Fouquet ; Dr. fisc., n° 50, 15 déc. 2011, comm. 630), toutes les discussions des assemblées parlementaires.

Pour résumer, l'espérance légitime débute dès l'entrée en vigueur du dispositif et s'éteint dès l'adoption de la loi le supprimant. Si cette loi a un effet rétroactif, elle porte nécessairement atteinte au droit de propriété du contribuable. L'administration peut cependant démontrer que cette atteinte à un droit garanti par la Convention est justifiée par des motifs d'intérêt général.

II - La suppression disproportionnée de l'espérance légitime d'obtenir le crédit d'impôt

Si le législateur peut supprimer, fusse de manière rétroactive, l'espérance légitime d'obtenir un crédit d'impôt, c'est à la condition de justifier d'un équilibre entre l'atteinte à la propriété de ce "bien" et les motifs d'intérêt général susceptibles de la justifier. L'invocation d'un "effet d'aubaine" que le crédit d'impôt en question offrait aux entreprises n'est pas un motif d'intérêt général suffisant pour justifier une telle atteinte.

A - La recherche d'un équilibre entre l'atteinte au droit de propriété et les motifs d'intérêt général

Interprétant l'article 1er du Premier protocole, la Cour de Luxembourg estime qu'une atteinte au droit de propriété peut être justifiée par "des impérieux motifs d'intérêt général". Cette notion classique s'applique à différentes dispositions de la CESDH, tel l'article 6, relatif au droit à un procès équitable (N° Lexbase : L7558AIR).

Une divergence d'interprétation portant sur l'article 1er du Premier protocole est cependant apparue entre la Cour et le Conseil d'Etat (CE Ass., 27 mai 2005, n° 277975, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4113DI8 ; Rec. CE, 2005, p. 212 ; JCP éd. A, 2005, 1252 ; AJDA, 2005, p.1455, chron. C. Landais et F. Lenica ; AJDA, 2005, p. 1455 ; RFDA, 2005, p. 1003, concl. C. Devys). Ce dernier n'exige pas qu'une loi rétroactive portant atteinte au droit de propriété poursuive d'"impérieux motifs d'intérêt général". Le Conseil d'Etat juge que seuls des motifs d'intérêt général "suffisants" sont requis dans cette situation. Cette approche a, pour elle, la rédaction de l'article 1er du Premier protocole. En effet, le texte indique que "nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique". Il n'est nullement fait mention "d'impérieux motifs d'intérêt général". Par ailleurs, le droit de prélever des impôts est expressément reconnu comme un droit appartenant aux Etats et comme une exception du droit de propriété garanti par la CEDH.

La Cour de Strasbourg continue cependant à prendre le contre-pied de cette position, en maintenant son exigence d'impérieux motifs d'intérêt général pour admettre la conventionalité d'une atteinte rétroactive à un bien protégé par les stipulations de l'article 1er du Premier protocole, en se fondant exclusivement sur le principe de "prééminence du droit", qu'elle affirme inhérent à l'ensemble des articles de la Convention (CEDH, 9 janvier 2007, Req. 31501/03 et s., préc. ; CEDH, 19 juin 2008, Req. 12045/06 N° Lexbase : A2007D99 ; CEDH, 14 février 2006, Req. 67847/01 N° Lexbase : A8583DMT ; JCP éd. G, 2006, II, 10171 ; RJDA, 11/2006, n° 1193 ; E. J. Van Brustem, Les lois rétroactives et la Convention EDH - à la recherche de l'équilibre entre l'espérance légitime du contribuable et l'ingérence du législateur en raison d'impérieux motifs d'intérêt général, précité ; Dr. fisc., 2009, n° 25, étude 373).

La position du Conseil d'Etat se révèle d'autant plus isolée que la Cour de cassation retient l'analyse de la CEDH (Cass. soc., 28 mars 2006, n° 04-16.558, FS-P+B N° Lexbase : A8569DNP ; JCP éd. E, 2006, 1781 ; JCP éd. G, 2006, IV, 1977 ; RJS, 6/2006, n° 765).

Comme le soulignait Claire Legras, rapporteur public dans l'affaire précitée du 21 octobre 2011, il semblait, dans ces conditions, "difficile de maintenir la jurisprudence qui exige seulement un motif d'intérêt général d'une ampleur suffisante, à l'évidence plus facile à reconnaître qu'un intérêt général impérieux". Mais la présente décision confirme la position originale du Conseil d'Etat. Il en ressort que les stipulations de l'article 1er du Premier protocole à la CESDH ne font pas obstacle à ce que le législateur adopte de nouvelles dispositions remettant en cause, fût-ce de manière rétroactive, des droits découlant des lois en vigueur, dès lors que l'atteinte portée à ces droits est justifiée par un motif d'intérêt général suffisant.

Mais qu'est-ce qu'un motif d'intérêt général suffisant ? La réponse apportée par le Conseil d'Etat dans cette affaire est précise et rassurera ceux qui craignaient que cette exigence ne devienne qu'une pure formule de style.

B - A la recherche d'un motif d'intérêt général suffisant

Au titre des motifs d'intérêt général, les enjeux financiers, en particulier la perte de recettes fiscales, ont déjà été regardés comme un motif, qui plus est impérieux, de nature à justifier la rétroactivité de la loi. Une décision du Conseil d'Etat a ainsi jugé justifiée par d'impérieux motifs d'intérêt général une validation législative susceptible d'avoir sur les finances de la Sécurité sociale une incidence de l'ordre de 500 millions d'euros, tout en relevant aussi la nature des vices qui faisaient l'objet de la validation et les inconvénients d'ordre pratique qu'elle permet d'éviter (CE 1° et 6° s-s-r., 23 juin 2004, n° 257797, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7808DC8 ; Rec. CE, 2004, p. 256 ; RD sanit. soc., 2004, p. 914 à 928, note J. Peigné).

Si l'importance des enjeux financiers doit être regardée comme un motif suffisant de nature à justifier la rétroactivité de la loi, la question se pose néanmoins de savoir si un motif financier permet, à lui seul, de justifier une intervention législative rétroactive, ou s'il a besoin d'être étayé par d'autres justifications. La Cour de Strasbourg juge qu'en principe, un motif financier ne permet pas à lui seul de justifier une intervention législative rétroactive (CEDH, Grande chambre, 28 octobre 1999, Req. 24846/94 et Req. 34165/96 à Req. 34173/96 [GC] N° Lexbase : A7567AW8 ; Rec. CEDH, 1999, VII ; RJF, 1/2000, n° 140 ; CEDH, 2ème sect., 9 janv. 2007, Req. 31501/03 et s. N° Lexbase : A3743DTS). La présente décision semble se situer dans ce courant, puisque le Conseil d'Etat évoque clairement "les motifs d'intérêt général" que l'administration fait valoir. En l'espèce, ces motifs consistaient, d'une part, en un "effet d'aubaine" que le crédit d'impôt offrait aux entreprises, et, d'autre part, l'augmentation corrélative des recettes budgétaires résultant de la suppression rétroactive de cette dépense fiscale.

Toutefois, le Conseil d'Etat contrôle soigneusement ces deux affirmations.

Les Hauts magistrats reprochent l'imprécision du premier argument, qui ne repose sur aucune étude précise montrant l'ampleur et la nature des "effets d'aubaine". Toute "niche fiscale" génère nécessairement des effets d'aubaine. Il faut toutefois souligner qu'il n'est pas facile de mesurer un "effet d'aubaine", c'est-à-dire déterminer le nombre d'employeurs qui auraient, de toutes les manières, embauché du personnel même si l'avantage fiscal n'avait pas été accordé.

Le Conseil d'Etat en vient ensuite à vérifier l'argument purement financier, dans la mesure où l'effet d'aubaine est une forme de déperdition de l'argent public, le crédit d'impôt ayant pu être économisé sans que le volume des embauches soit modifié. Les Hauts magistrats se livrent à une analyse précise des dépenses publiques consacrées à la création d'emploi, pour mettre en avant la faible part du coût de la mesure fiscale (1 milliard sur 350 milliards de francs, c'est-à-dire 152 449 017,24 sur 53 357 156 033,10 milliards d'euros) et l'absence de dérive dans les prévisions.

Cette analyse circonstanciée rassurera pour partie ceux qui s'inquiétaient de la suppression de l'"impérieux motif d'intérêt général" au profit du "simple" motif d'intérêt général.

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