La lettre juridique n°373 du 26 novembre 2009 : Collectivités territoriales

[Jurisprudence] L'arbitrage, par le juge administratif, entre intérêt général et propriété privée dans le domaine des mesures de police visant la prévention des catastrophes naturelles

Réf. : CE 4° et 5° s-s-r., 21 octobre 2009, n° 310470, Mme Roger (N° Lexbase : A2535EMT)

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 07 Octobre 2010

Si l'Etat joue un rôle central en matière de prévention des risques naturels, le maire dispose de pouvoirs de police importants dans le domaine de la sécurité et de l'environnement, en application des articles L. 2212-2 (N° Lexbase : L3470ICI) et suivants du Code général des collectivités territoriales (1). Ainsi, si la police de la navigation, la police de la conservation et la police des eaux relèvent du préfet, le maire retrouve sa compétence pour la police des inondations (2). A ce titre, et en cas de danger grave ou imminent, le maire a le pouvoir de prescrire l'exécution des mesures de sûreté exigées par les circonstances (3). C'est à l'occasion de la prise de l'une de ses mesures que les faits de l'espèce vont témoigner de l'importance et de l'intensité du contrôle du juge administratif en la matière. Par arrêté du 5 mai 2003, le maire de Collias (Gard) a interdit, en attente d'une acquisition amiable de la commune, et dans le cadre des pouvoirs de police générale qu'il tient de l'article L. 2212-2 précité, l'occupation d'un ancien moulin à eau. L'immeuble étant situé à proximité du confluent du Gardon et de l'Alzon, en zone R1, où les constructions nouvelles sont normalement interdites par le plan de prévention des risques naturels approuvé le 2 février 1998 par le préfet du Gard, celui-ci était exposé à des risques en cas de crues exceptionnelles et simultanées de ces deux cours d'eau. Cet arrêté était, plus précisément, fondé sur des motifs tirés de l'ampleur des inondations qui avaient affecté la commune en 2002, et des dégâts causés, à cette occasion, à la propriété de la requérante. La propriétaire a déféré l'arrêté litigieux devant le tribunal administratif de Montpellier, qui a rejeté son recours par un jugement du 18 octobre 2005. Selon le juge, l'intéressée n'était pas fondée à soutenir que la commune aurait eu pour but d'acquérir sa propriété et que, notamment, la fixation par le service des domaines de la valeur du bien à 270 000 euros justifiait d'un intérêt financier supposé de ladite commune. L'arrêté a bien été pris dans un but d'intérêt général afin d'assurer la sécurité des personnes et des biens dans la zone concernée. Le détournement de pouvoir allégué par la requérante n'est donc pas établi par les pièces du dossier. Saisie à son tour, la cour administrative d'appel de Marseille (4) confirme la décision des premiers juges en affirmant qu'"eu égard à la gravité des risques encourus, le maire, alerté sur la volonté de Mme X de réintégrer les lieux par sa déclaration de travaux pour la réfection de la toiture déposée en mairie le 3 mars 2003, n'a pas, en l'espèce, commis d'erreur d'appréciation". Les circonstances que le moulin, construit au quatorzième siècle, aurait subi de multiples crues sans dégâts majeurs, que la culture du risque serait bien intégrée par les riverains résidant en zone R1, que des camping-cars seraient autorisés à stationner dans cette zone, et que des moulins y auraient été réhabilités et seraient occupés en tant que résidence principale sont, à les supposer même établies, sans incidences sur la légalité de l'arrêté attaqué.

La propriétaire se pourvoit en cassation contre l'arrêt ainsi rendu par la cour administrative d'appel de Marseille et obtient, assez paradoxalement, gain de cause, en dernier recours. Le Conseil d'Etat accueillant la requête en estimant qu'il n'appartenait pas au maire "de prendre une mesure permanente et définitive privant la propriétaire actuelle de l'usage de son bien en interdisant toute occupation de l'immeuble dans l'attente d'une éventuelle acquisition amiable par la commune", tout en précisant ce qu'il était en mesure d'accomplir dans l'exercice de ces pouvoirs de police. En l'occurrence, il pouvait demander au préfet d'engager la procédure d'expropriation prévue à l'article L. 561-1 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L1719DKU) s'il estimait que les conditions en étaient réunies. Il pouvait, également, en vertu des pouvoirs de police générale qu'il tient des dispositions des articles L. 2212-2 et L. 2212-4 du Code général des collectivités territoriales, prendre des mesures temporaires ou limitées de prévention ou de sauvegarde, mais en aucun cas la mesure décidée.

L'arrêt rendu en l'espèce par le Conseil d'Etat illustre la tendance récente du juge administratif à rechercher, ici dans le domaine singulier de l'exercice des mesures de police visant la prévention des catastrophes naturelles, l'équilibre entre intérêt général et intérêts particuliers, mouvement dans lequel le Conseil se montre particulièrement soucieux des atteintes croissantes à la propriété privée. N'étant pas le juge attitré de la protection de la propriété privée, son contrôle ne cesse de s'étendre en la matière, notamment sous l'influence des jurisprudences conventionnelles et constitutionnelles faisant du juge administratif un gardien du droit de propriété au même titre que le juge judiciaire, que l'on conçoive celui-ci, comme en l'espèce, sous l'angle de la libre disposition de ses biens, ou qu'on lui donne d'autres dimensions. Dans son contrôle, le juge administratif n'est pas dépourvu de moyens de protéger le droit de propriété, notamment grâce à l'intensité du contrôle qu'il peut développer en la matière, celui-ci s'analysant en un contrôle normal et "maximum" de la mesure de police prise pour limiter le droit de propriété par rapport aux motifs nécessitant cette mesure. Ce contrôle oblige les maires à prendre les mesures de police en parfaite adéquation avec les motifs de la décision ce qui peut, en un certain sens, être jugé excessif vis-à-vis de la charge et des responsabilités qui pèsent sur les maires en matière de protection de la sécurité et de l'environnement. Au final, la décision du Conseil d'Etat reflète l'attitude particulièrement soucieuse du juge quant aux atteintes croissantes à la propriété privée (I), tout comme son attitude particulièrement rigoureuse dans le contrôle de l'exercice des pouvoirs de police du maire (II).

I - Un juge particulièrement soucieux des atteintes croissantes à la propriété privée

Dans l'arrêt d'espèce, et dans sa recherche de l'équilibre entre l'intérêt général et les intérêts particuliers, l'on peut dire que le juge suprême se montre particulièrement soucieux du respect du droit de propriété, au détriment de la reconnaissance et de la difficulté d'action de certains maires pour faire face à leur charge et à leur responsabilité en matière de prévention des catastrophes naturelles. Ce faisant, il assimile le respect du droit de propriété à une liberté fondamentale (A), tout en le faisant correspondre à l'un de ses attributs, en l'occurrence la liberté de disposer de son bien (B).

A - Le droit de propriété entendu comme liberté fondamentale

Le droit de propriété n'a jamais, jusqu'à une période récente, été caractérisé comme une liberté. Les textes fondamentaux n'emploient jamais le terme de "liberté", l'adverbe "librement" ou l'adjectif "libre" (5). Dans l'esprit des juridictions judiciaires, repris par des nombreux auteurs, le droit de propriété se distinguait des libertés de manière presque évidente, les modalités d'appréciation du juge judiciaire apparaissant assez différentes dans ces deux hypothèses. Ainsi, le droit de propriété est susceptible de limites au nom de l'intérêt général, il n'est donc pas un droit absolu. En ce sens, il ne peut plus être perçu de la même manière qu'il y a deux siècles, car il a perdu son caractère inviolable et sacré. S'il n'est guère contestable que le champ d'application du droit de propriété a été élargi, il est aussi évident que ce droit a subi de nombreuses atteintes. Du fait que l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) n'envisage le droit de propriété que sous le seul angle de la répartition des compétences normatives entre le législateur et le pouvoir réglementaire, certains auteurs avaient cru en déduire que ce droit n'avait pas de reconnaissance constitutionnelle, seul le législateur pouvant l'aménager, au point de pouvoir, dans l'absolu, le supprimer, le "régime de propriété" ne signifiant pas obligatoirement que le droit de propriété existait. L'idée selon laquelle le droit de propriété n'était pas un droit fondamental était soutenue jusqu'en 1982 (6). La doctrine (7) s'appuyait aussi sur le droit comparé, en utilisant les exemples de l'Italie et de l'Allemagne, pour proclamer que le droit de propriété avait désormais une fonction sociale, et qu'il ne pouvait plus être considéré comme un droit (8).

Ce n'est plus en ce sens que le droit de propriété est perçu aujourd'hui. Il y a, incontestablement, un changement profond de perspective qui trouve son fondement, ou son explication, dans plusieurs séries d'arguments qui amènent à penser que le droit de propriété est un droit aussi fondamental que les "véritables libertés". Dans la continuité d'une jurisprudence inaugurée par sa décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, relative à la loi de nationalisation (N° Lexbase : A8037ACN) (9), le Conseil constitutionnel affirme bien la pleine valeur constitutionnelle du droit de propriété, tout en prévoyant qu'il ne peut s'agir d'un droit absolu mais, même confronté à une autre norme constitutionnelle, les limitations au droit de propriété ne doivent pas en dénaturer le sens et la portée. En ce sens, il réhabilite l'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1366A9H) (10), en précisant que la Déclaration a placé "au même rang" le droit de propriété et les autres dispositions (considérant n° 16). S'il est "naturel" de considérer la liberté comme un droit, il doit en être de même pour le droit de propriété.

Du côté du juge administratif, la notion de "liberté fondamentale" était déjà présente dans la jurisprudence grâce à la théorie de la voie de fait, mais elle a pris un essor tout particulier avec la loi du 30 juin 2000, organisant la procédure de référé liberté pour la protection des "libertés fondamentales" (11). La question des contours de celle-ci s'étant immédiatement posée, s'agissant, plus spécialement, du droit de propriété, il apparaissait logique, notamment pour le professeur René Chapus (12), que le droit de propriété fasse partie des libertés fondamentales au sens de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (13), et le Conseil d'Etat n'a pas attendu longtemps pour considérer que le droit de propriété rentrait dans la catégorie des "libertés fondamentales", dans les premières ordonnances faisant application du référé-liberté (14).

Restait la question de la compétence. Il a longtemps régné une véritable tradition ayant la force d'une coutume, de niveau quasi-constitutionnelle, selon laquelle le juge administratif ne pouvait être compétent pour protéger le droit de propriété (15). Or, en réalité, aucun texte n'attribue une quelconque compétence spécifique en matière de droit de propriété. Comme le note Michel Verpeaux, "sans doute était-il évident qu'il ne pouvait s'agir que du juge judiciaire. Celui-ci n'a en, réalité, s'agissant des actes ou des faits de l'administration, qu'une compétence relativement limitée. Celle du juge administratif a eu tendance à se développer" (16).

B - La correspondance entre le droit de propriété et la liberté de disposer de son bien

L'assimilation entre droit de propriété et libre disposition de ses biens s'est faite progressivement. L'expression "libre disposition des biens" a d'abord été tout simplement absente des décisions de la juridiction administrative. La notion de "disposition des biens" n'est pas étrangère au juge de l'excès de pouvoir, mais il n'est point question de "libre disposition des biens", et encore moins d'une liberté de disposer de ses biens comme employé dans son acceptation civiliste et patrimoniale. L'on parle, alors, de disposition d'un bien comme d'une composante du droit de propriété, ce qui conduit le juge administratif à se montrer à tout le moins circonspect dans un registre du droit qu'il sait régi par le principe selon lequel le juge judiciaire est gardien de la propriété privée et de la liberté individuelle.

Puis, c'est le Conseil constitutionnel qui, dans sa décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998 (17), à propos de la procédure obligeant le créancier à acquérir un bien à un prix qui peut lui être imposé, sauf à renoncer à ses droits, a estimé que la privation du libre consentement, qui doit présider à l'acquisition de la propriété, est indissociable de l'exercice de disposer librement de son patrimoine, qui est, lui-même, un attribut essentiel du droit de propriété. Le libre consentement qui doit présider à l'acquisition de la propriété est, en effet, indissociable de l'exercice du droit de disposer librement de son patrimoine, celui-ci étant "un attribut essentiel du droit de propriété".

Mais, c'est surtout au juge administratif du référé que nous devons d'avoir introduit le concept de "libre disposition des biens", dans les premières ordonnances faisant application du référé-liberté à l'occasion de l'application de l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT). Qu'il s'agisse de la décision d'apposer des scellés sur un bâtiment dont l'entreprise est propriétaire (affaire "Société Lidl", précitée), de l'immobilisation de trois autobus exploités irrégulièrement (affaire "Belrose", précitée), ou de l'abattage d'un troupeau de bovins qui "supprime la libre disposition de ses biens" (affaire "Ploquin", précitée), le juge des référés a, à chaque fois, précisé que c'était en raison de ses effets sur la libre disposition du bâtiment, des autobus ou du troupeau dont les requérants étaient propriétaires, que les décisions portaient atteinte à une liberté fondamentale. Un lien est, ainsi, directement opéré entre la situation d'un "propriétaire" et la libre disposition des biens, comme si être propriétaire signifiait principalement avoir la libre disposition de ses biens.

Le juge administratif dispose de nombreux moyens pour protéger le droit de propriété et cette liberté de disposer de son bien contre les empiètements de la puissance publique. La procédure de référé est l'un de ses moyens, mais c'est surtout par référence au juge européen que le Conseil d'Etat a pu développer un régime de protection des biens. Suivant les stipulations de l'article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L1625AZ9), "toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens". En consacrant, par une série d'arrêts de principe, l'effet direct en droit interne de ces stipulations (18), puis en veillant à ce que l'interprétation qui en serait donnée soit aussi peu éloignée que possible de la jurisprudence élaborée par la Cour européenne de Strasbourg, chaque fois, du moins, que celle-ci serait fixée de manière suffisamment stable (19), le Conseil d'Etat a ouvert un champ d'investigation considérable à la protection des biens des personnes privées, dans le même temps où le juge administratif recherchait, par une série de réformes législatives d'envergure, à se doter des moyens d'assurer l'effectivité de cette protection (20).

L'on sait en effet que depuis la jurisprudence "Sporrong et Lönnroth" (21), le juge de Strasbourg considère tout à fait légitime l'interférence des pouvoirs publics dans l'usage des biens, mais à l'exception des situations où la personne privée se voit imposer une charge disproportionnée, auquel cas la rupture du juste équilibre entre intérêt général et respect du droit privé donne lieu à l'indemnisation des conséquences dommageables des mesures légales. Si elle n'est pas présente dans l'arrêt "Mme Roger contre Commune de Collias", la CESDH et son protocole additionnel n'étant pas au nombre des textes visés par le Conseil d'Etat, la déférence du juge à l'endroit de cette jurisprudence transparaît à travers l'arrêt d'espèce même si, en matière de police administrative, le Conseil a, néanmoins, développé déjà très en avant son contrôle quant à la proportionnalité de la mesure prise. Le présent arrêt est, encore, une illustration de sa capacité à aller très loin dans le contrôle de la mesure de police, fut-ce au détriment des difficultés qu'éprouvent les maires pour faire face à leurs responsabilités.

II - Un juge particulièrement sévère dans le contrôle de l'exercice des pouvoirs de police du maire

En matière de police municipale, le maire a, dans la plupart des cas, le pouvoir, non seulement de déterminer les désordres à éviter, mais, également, de fixer les mesures à prendre pour ce faire. Il dispose, ainsi, d'un large pouvoir dans la définition du contenu de la mesure de police. Toutefois, ce pouvoir n'est pas illimité. La mesure de police ne doit, en effet, limiter les droits fondamentaux que lorsque l'ordre public l'exige et dans l'exacte mesure nécessitée par les différents intérêts en cause. Toute mesure de police doit donc déterminer des restrictions qui tentent de réaliser au mieux ces impératifs. C'est en ce sens que l'on peut dire que le contrôle du juge est particulièrement rigoureux ce dont témoigne, une fois de plus, l'arrêt d'espèce. Le juge se livre à un contrôle normal classique de l'adéquation de la décision aux motifs (A), allant même jusqu'à préciser les mesures adéquates à prendre en pareille circonstance, pour rechercher et préciser la parfaite adéquation de la mesure prise aux circonstances de l'espèce (B).

A - Un contrôle normal classique de l'adéquation de la décision aux motifs

Le contrôle normal est, dans certains cas, notamment en matière de décisions administratives prises au titre de la police administrative, d'autant plus poussé que le juge, afin d'assurer la protection des libertés consacrées par les textes, le met en cause au moyen d'un rapport de proportionnalité. Après avoir constaté que l'auteur de l'acte a correctement qualifié le fait, par exemple, comme en l'espèce, un risque d'inondation susceptible de procurer un danger pour la sécurité publique, le juge subordonne la légalité de la décision de police à ce que le contenu de celle-ci (par exemple, en l'espèce, une interdiction) soit, également, déterminé en établissant une proportion entre cette interdiction et l'atteinte, ainsi, portée à un droit ou à une liberté garantie par la règle de droit, et en recherchant, in fine, si l'on ne pouvait pas atteindre le même but (en l'espèce, la protection de la sécurité publique) en donnant, à la décision, un autre contenu, et en prenant les mesures matérielles adéquates pour concilier l'ordre et la liberté (22). En un mot, la mesure administrative sera considérée comme violant la règle de droit si elle n'est pas dans son contenu proportionnée au but recherché et impose des sujétions qui ne sont donc pas justifiables (23). Ceci montre, si besoin était, les précautions qu'il faut prendre quant à l'intensité du contrôle appréciée par rapport aux domaines de l'action administrative. En effet, en matière de police administrative, l'on rencontre des îlots, de plus en plus importants, où le juge n'hésite pas à mettre en oeuvre un contrôle de proportionnalité qui bride sérieusement l'action administrative, afin que celle-ci ne porte pas des atteintes injustifiées aux libertés consacrées par la loi. C'est particulièrement le cas en matière de police des inondations, où la responsabilité des communes est souvent engagée pour non-respect du principe de précaution ou des obligations en matière de police de sécurité.

L'autorité municipale peut d'abord agir, avant même l'inondation, en prenant les mesures de prévention nécessaires comme l'élaboration d'un plan de défense contre les inondations (24), mais la présence d'un plan de prévention des risques ne dispense pas le maire de prendre les mesures adéquates pour faire face à un danger grave ou imminent. Ainsi, celui-ci doit faire usage de ses pouvoirs de police générale pour interdire le camping dans les zones inondables (25). Par exemple, dans l'affaire de la catastrophe du Grand-Bornand, où l'inondation du camping avait provoqué la mort de 23 personnes en juillet 1987, le juge relève une faute lourde du maire pour ne pas avoir prescrit de mesure de précaution, alors que les prévisions météorologiques avaient annoncé des orages violents et que les sols étaient saturés d'eau par les pluviosités intenses des semaines précédentes (26). De plus, selon le Conseil d'Etat, "la circonstance que le retard apporté à la délimitation des zones exposées aux risques naturels engage la responsabilité de l'Etat [...] n'est pas de nature à exonérer la commune de la responsabilité qu'elle encourt du fait de ses obligations en matière de police de la sécurité" (27).

Inversement, le maire peut prendre toutes les mesures qu'appellent les circonstances. Il peut, ainsi, ordonner, afin de détourner les eaux, la mise ne place d'un barrage et la destruction, au droit d'une propriété riveraine, d'un pan de murette le bordant sans commettre, ce faisant, de faute de nature à engager, le cas échéant, la responsabilité de la commune (28). Il doit, encore, s'assurer que les élèves d'un collège d'enseignement secondaire ne le quitteront pas pour rejoindre leur domicile, dès lors que le service de ramassage scolaire est interrompu compte tenu de pluies diluviennes rendant la circulation impraticable. S'il ne le fait pas, il commet une faute de nature à engager la responsabilité de la commune (29). L'appréciation de l'adéquation de la mesure aux motifs de la décision n'est pas chose aisée pour l'autorité municipale, d'autant plus que le juge recherche le caractère parfait de l'adéquation.

B - Un contrôle poussé dans la recherche de la parfaite adéquation de la mesure prise aux circonstances de l'espèce

Toute mesure de police doit concilier au mieux les impératifs de sécurité publique et l'atteinte aux droits fondamentaux. La conséquence la plus immédiate de cette règle de la parfaite adéquation de la mesure prise aux circonstances de l'espèce est, d'abord, que la mesure de police doit être la mesure la moins contraignante possible pour prévenir efficacement le trouble à l'ordre public. Si ce n'est pas le cas, elle est illégale puisqu'elle restreint inutilement les droits fondamentaux. En d'autres termes, si, en présence d'un même danger pour l'ordre public, plusieurs mesures également efficaces sont concevables, devront être préférées celles qui portent le moins atteinte à la liberté des administrés. L'autorité de police doit donc s'assurer qu'une autre mesure, moins contraignante que celle qu'elle entend prendre, n'est pas aussi efficace. C'est en ce sens que le Conseil d'Etat précise, en l'espèce, ce que le maire était en mesure d'accomplir dans l'exercice de ces pouvoirs de police. En l'occurrence, il pouvait demander au préfet d'engager la procédure d'expropriation prévue à l'article L. 561-1 du Code de l'environnement s'il estimait que les conditions en étaient réunies. Il pouvait, également, en vertu des pouvoirs de police générale qu'il tient des dispositions des articles L. 2212-2 et L. 2212-4 du Code général des collectivités territoriales, prendre des mesures temporaires ou limitées de prévention ou de sauvegarde, mais en aucun cas la mesure décidée.

De même, une interdiction ne saurait avoir un champ d'application matériel, temporel ou territorial étendu alors que les exigences de la protection de l'ordre public ne la justifie qu'en ce qui concerne une activité déterminée, un laps de temps déterminé ou un lieu déterminé. Cela conduit à l'idée qu'il existe une présomption d'illégalité des interdictions générales et absolues, car leur étendue tend à prouver que le maire n'a pas tenu compte des circonstances de fait. Ainsi, les décisions jurisprudentielles censurant des interdictions générales et absolues sont légion, la décision d'espèce s'ajoutant à cette longue liste, estimant qu'il n'appartenait pas au maire "de prendre une mesure permanente et définitive privant la propriétaire actuelle de l'usage de son bien en interdisant toute occupation de l'immeuble dans l'attente d'une éventuelle acquisition amiable par la commune".

La dernière conséquence de la règle de la parfaite adéquation des mesures de police aux circonstances de l'affaire est qu'une telle mesure doit être exactement proportionnée aux intérêts en cause. La règle de la proportionnalité permet, dans la recherche de la mesure la plus adaptée aux circonstances de l'espèce, d'aller encore plus loin que la règle du choix de la mesure la moins contraignante possible. Une véritable protection de l'ordre public ne peut, dans la plupart des cas, se faire qu'en multipliant les interdictions. Autant une telle attitude est légitime lorsque le danger pour l'ordre public est grand, autant l'on peut la trouver excessive lorsqu'il s'agit d'un péril mineur qui peut souffrir, dans sa protection, quelques défauts. D'où une nouvelle règle qui atténue les effets mécaniques trop rigoureux de la règle précédente, la règle de la proportionnalité qui oblige le maire à "doser" les sacrifices, à concilier les intérêts en présence en lui interdisant de prescrire une mesure de police imposant aux administrés une charge ou un sacrifice que ne justifierait pas, en équité, la valeur ou l'importance de l'intérêt général qu'il s'agit de protéger. Reste à savoir quels sont les intérêts que l'autorité de police doit concilier, pondérer, et mettre en balance. Plus le législateur serait intervenu pour protéger une liberté, plus les droits de l'autorité de police seraient réduits et, en sens inverse, moins le législateur se serait préoccupé de la garantie d'un droit fondamental, moins l'action de l'autorité de police serait limitée. Si l'on pouvait penser que, relativement à la question du droit de propriété, la liberté de l'autorité de police était assez importante, l'arrêt d'espèce permet, en définitive, de relever que les pouvoirs de l'autorité de police, quand est en cause cette nouvelle forme de liberté fondamentale qu'est le droit de propriété, sont plus que limités.


(1) Selon cet article, "la police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : [...] le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux, ainsi que les pollutions de toute nature, tels que les incendies, les inondations, les ruptures de digues, les éboulements de terre ou de rochers, les avalanches ou autres accidents naturels, les maladies épidémiques ou contagieuses, les épizooties, de pourvoir d'urgence à toutes les mesures d'assistance et de secours et, s'il y a lieu, de provoquer l'intervention de l'administration supérieure [...]".
(2) Cf. CE 22 juin 1987, n° 62567, Ville de Rennes c/ Mme Le Lan (N° Lexbase : A5279AP9), Rec. CE, p. 223, LPA, 1987, 26 octobre, note F. Moderne, AJDA, 1988, p. 65, note J. Moreau, D. 1988, somm. n°163, obs. F. Moderne et O. Bon.
(3) CGCT, art. L. 2212-4 (N° Lexbase : L8694AAA).
(4) CAA Marseille, 5ème ch., 10 septembre 2007, n° 06MA00010, Mme Roger (N° Lexbase : A6102DYN).
(5) Cf. l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1364A9E), selon lequel "la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité", et l'article 544 du Code civil (N° Lexbase : L3118AB4), qui dispose que "la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements".
(6) Voir, en ce sens, M. Verpeaux, Le juge administratif, gardien du droit de propriété, RFDA, 2003, p. 1096 et s..
(7) Voir, par exemple, la présentation qu'en fait R. Savy, La Constitution des juges, D., 1983, chron. p. 105, et la réponse de J.-L. Mestre, Le Conseil constitutionnel, la liberté d'entreprendre et la propriété, D., 1984, chron. p. 1.
(8) Cf. l'article 14, alinéa 2, de la loi fondamentale allemande qui affirme que "l'usage de la propriété doit, en même temps, contribuer au bien public", et l'article 42 de la Constitution italienne qui dispose que la loi peut déterminer les limites de la propriété privée "dans le but d'assurer sa fonction sociale et de la rendre accessible à tous".
(9) Rec. CC, p. 18, JO, 17 janvier 1982, p. 299.
(10) Aux termes de cet article, "le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression".
(11) Loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives (N° Lexbase : L0703AIU), JO, 1er juillet 2000, p. 9948.
(12) Cf. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n° 1599, 9ème éd., 2001.
(13) Selon lequel : "Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures".
(14) Cf. CE, réf., 23 mars 2001, n° 231559, Société Lidl (N° Lexbase : A2635ATR) ; CE, 9 avril 2001, n° 232208, Belrose (N° Lexbase : A3639ATX) ; CE, 1er juin 2001, n° 234321, Ploquin (N° Lexbase : A7172ATS).
(15) Pour un rappel de cette tradition, inscrite en jurisprudence, voir J. Trémeau, Le référé-liberté, instrument de protection du droit de propriété, AJDA, 2003, p. 653.
(16) M. Verpeaux, Le juge administratif, gardien du droit de propriété, op. cit.
(17) Cons. const., décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998, Loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions (N° Lexbase : A8749ACZ), Rec. CC, p. 276, JO, 31 juillet 1998, p. 11710.
(18) Cf. CE sect., 3 juill. 1998, n° 158592, Bitouzet (N° Lexbase : A2355B7D), Rec. CE, p. 288, AJDA, 1998, p. 570, chron. F. Raynaud et P. Fombeur, dans lequel il fut jugé que l'article L. 160-5 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L7364ACQ), lu à la lueur de l'article 1er du Protocole additionnel de la CESDH, ne fait nullement obstacle à ce qu'un propriétaire prétende à obtenir réparation du préjudice consécutif à l'institution d'une servitude "dans le cas exceptionnel où [...] ce propriétaire supporte une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi". Ce même raisonnement sera repris ultérieurement dans l'arrêt "Société d'aménagement des coteaux de Saint-Blaine" (CE, sect., 29 décembre 2004, n° 257804 N° Lexbase : A2308DGL, Rec. CE, p. 478, AJDA, 2005, p. 423, chron. C. Landais et F. Lenica), et, plus récemment, dans l'arrêt "M. Mielle" (CE, 27 juin 2007, n° 280693 N° Lexbase : A9608DWR, AJDA, 2007, p. 1328), tous deux relatifs à l'interprétation de la même disposition du Code de l'urbanisme.
(19) Voir, en ce sens, CE, Ass., 5 mars 1999, n° 194658, Rouquette et autres (N° Lexbase : A4008AXQ).
(20) Voir, notamment, la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives, précitée, ou encore la loi n° 95-125 du 8 février 1995, relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative sur les pouvoirs d'injonction du juge administratif (N° Lexbase : L1139ATD), JO, 9 février 1995, p. 2175.
(21) CEDH, 23 septembre 1982, Req. 7151/75, Sporrong et Lönnroth (N° Lexbase : A5103AYN), série A, n° 52.
(22) Voir la décision de principe : CE 19 mai 1933, n° 17413, Benjamin et syndicat d'initiative de Nevers (N° Lexbase : A3106B8K), Rec. CE, p. 541, S. 1934, 3, p. I, concl. Michel, note Mestre, D., 1939, 3, p. 54, concl. Michel, GAJA, n° 47.
(23) CE, 25 janvier 1989, n° 64296, Ministre du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle c/ Société Industrielle Teinture et Apprêts (SITA) (N° Lexbase : A1768AQK), Rec. CE, p. 960, Dr. soc. 1990, p. 201, concl. de Clausade ; CE, 12 juin 1987, n° 72388, Société Gantois (N° Lexbase : A3374APN), Rec. CE, p. 208, AJDA, 1987, p. 462, chron. Azibert et de Boisdeffre.
(24) CE, 31 mars 1965, n° 61280, Consorts Peydessus c/ Commune de Loudenvielle (N° Lexbase : A1225B9A), Rec. CE, p. 212.
(25) CE, 31 janvier 1997, n° 156276, Société Camping Les Clos (N° Lexbase : A8018ADC).
(26) CAA Lyon, 2ème ch., 13 mai 1997, n° 94LY00923, Balusson, Mutuelle du Mans IARD (N° Lexbase : A0651BG9), DA, 1997, chron. n° 14.
(27) CE, 14 mars 1986, n° 96272, Commune de Val d'Isère c/ Bové et autres (N° Lexbase : A7680AME), JCP éd. G, 1986, II, n° 20670, concl. Lasserre, obs. F. Moderne.
(28) CE, 31 mars 1965, Consorts Peydessus c/ Commune de Loudenvielle, op. cit..
(29) CE, 14 mai 1986, n° 45296, Commune de Cilaos (N° Lexbase : A4961AMP), Rec. CE, Tables, p. 426, AJDA, 1986, p. 466, note L. Richer, D., 1987, somm. n° 115, obs. F. Moderne et P. Bon.

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