La lettre juridique n°373 du 26 novembre 2009 : Éditorial

Une victoire à la Pyrrhus ou le chemin de croix de la laïcité

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


La nuit du 26 novembre 2012 : sueur froide ! Dans un cauchemar sur fond de lutte contre le temps ou, plus exactement, contre une nouvelle forme du virus H1N1, à bout souffle, nous nous trouvons complètement perdu dans les rues, en quête, en vain, d'une pharmacie pour acheter un remède du docteur Esculape... Point de croix verte à l'horizon...

Mais, n'allons pas trop vite en besogne ; car, au commencement était le verbe.

3 novembre 2009. Ce qu'il y a de palpitant avec le droit supranational et, notamment, avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, c'est que, lorsqu'elle ne s'invite pas dans l'actualité, dans le cadre de débats houleux comme celui sur le régime de la garde à vue et sur la présence de l'avocat dès la première heure -en contrariété avec les prescriptions gouvernementales en cours d'étude-, ses décisions s'invitent, alors, dans un cadre qui apparaît comparativement presque apaisé, vu moindre écho médiatique : celui de la laïcité (bien que le débat ressurgisse à l'occasion d'une lycéenne venue écouter, le 12 novembre dernier, les parlementaires vêtue d'un hidjab, certains députés réclamant une modification du règlement pour interdire le port des signes religieux dans l'enceinte du Palais Bourbon).

Le sujet est éminemment épineux, tant il est trop souvent obscurci par les passions ; et l'on se souviendra que des croisades à la loi de 1905, en passant par la Saint-Barthélemy et par la tradition anticléricale littéraire et politique française, les rapports entre l'Etat et la Religion sont de ceux qu'il convient, en général, de ne pas évoquer, sauf à craindre l'ire de tel ou untel qui se sentira troublé dans sa liberté de conscience.

Pourtant, sans aller jusqu'à étudier la métaphysique et, plus particulièrement, l'ontologie de la laïcité, il n'est pas inintéressant, lorsque la Cour européenne des droits de l'Homme, dans un arrêt rendu le 3 novembre 2009, conclut à la restriction à l'exercice de la liberté de conscience du fait de la présence de crucifix dans les salles de classe italiennes, comme une évidence, de se poser une série de questions, à l'apparence toute aussi évidente : est-ce, là, le combat moderne de la laïcité ? Quels sont les contours de l'enseignement du fait religieux à l'école ? Quelle est la place de l'iconographie religieuse au XXIème siècle, en Europe ?

A lire l'arrêt rendu, une mère de famille alléguait que l'exposition de la Croix dans les salles de classe de l'école publique fréquentée par ses enfants était une ingérence incompatible avec la liberté de conviction et de religion, ainsi qu'avec le droit à une éducation et un enseignement conformes à ses convictions religieuses et philosophiques. Et, pour les juges de Strasbourg, la présence du crucifix dans les salles de classe italiennes est l'héritage d'une conception confessionnelle de l'Etat qui se heurte, aujourd'hui, au devoir de laïcité de celui-ci, et peut méconnaître les droits protégés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH). L'Etat accorderait, ainsi, à la religion catholique une position privilégiée qui se traduirait par une ingérence étatique dans le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Le Gouvernement italien aura beau clamer que cette présence possède, également, une signification éthique, compréhensible et appréciable indépendamment de l'adhésion à la tradition religieuse ou historique, cette position selon laquelle la Croix serait parfaitement compatible avec la laïcité ne va pas être suivie par les juges européens, qui feront droit à la demande de la parente d'élève.

Nul, de bon sens, ne viendra, ici, remettre en cause le principe de laïcité, notamment, dans le cadre scolaire, et surtout pas en France : quand en Italie se pose la question de la présence d'une croix, symbole du christianisme (pour les non-initiés), dans les salles de classe, la France interdit, d'ores et déjà, les signes religieux ostensibles dans l'enceinte des établissements scolaires publics. Mais, restons humbles : la dichotomie a, sans doute, une origine très historique ; elle est probablement due au fait que "Rome" ait quitté Avignon pour réintégrer les bords du Tibre, voilà bien longtemps (le 17 janvier 1377), et que, sauf à reprocher à la France, la défense des Etats pontificaux sous Charlemagne, Napoléon III, à la faveur du Risorgimento, aura lavé l'affront d'un pouvoir spirituel prétendant exercer, également, un pouvoir temporel.

Pour autant, qu'il nous soit permis de penser que cette histoire de crucifix dans les salles de classe italiennes, qui enseignent assez peu Voltaire et Diderot à vrai dire, nous laisse un goût amer quant à l'urgence d'un nouvel ordre laïc fondé sur un véritable équilibre avec la tradition religieuse. Loin de nous tout propos à la faveur d'une théorie du complot ou d'un lobbysme religieux omniprésent et transcendant notre société -et nous reprenons Racine à notre compte, "sur la voûte des cieux notre histoire est écrite"- mais, à écarter de notre vue les symboles religieux, avec autant de ferveur qu'on croirait presque à l'émergence d'une nouvelle foi, le laïcisme qui, comme de nombreux mots au suffixe en "isme", appelle souvent à la prudence, on en viendrait presque à croire que là est le principal combat de la laïcité et que, finalement, la liberté de conscience, telle Janus, si elle oblige à ne pas heurter la foi individuelle des uns et l'absence de foi des autres, oblige, également, à ce que l'on n'attente pas au très fond de notre âme collective et, plus singulièrement, aux influences religieuses rampantes de certains de nos régimes juridiques en vigueur et, plus étonnement, de certaines nouvelles normes.

La semaine dernière, nous nous étions fait l'écho de la forte inspiration canonique des dispositions régissant l'adoption en France, depuis le Pape Nicolas 1er (celui du IXème siècle s'entend) ; est-il encore utile de rappeler l'influence de la religion dans le débat sur l'interruption volontaire de grossesse, 70 ans après la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat ; son influence dans le débat sur le Pacs, sur la recherche médicale et embryonnaire ; son influence dans le débat sur la responsabilité médicale et la perte d'une chance au regard du handicap, etc. ? Alors, lorsque le Conseil constitutionnel retoque un ensemble de dispositions de la loi n° 2009-1255 du 19 octobre 2009, tendant à favoriser l'accès au crédit des petites et moyennes entreprises et à améliorer le fonctionnement des marchés financiers permettant d'adapter le droit du financement à la finance islamique, on s'étonnera, ou pas, d'ailleurs, qu'il le fasse en arguant... du seul cavalier législatif. En effet, l'article 16 complétait l'article 2011 du Code civil afin d'adapter le régime de la fiducie pour permettre l'émission, en France, d'instruments financiers conformes aux principes de la finance islamique, c'est-à-dire l'émission de sukuk (obligations islamiques permettant de contourner l'interdiction religieuse du versement d'intérêts). Cette censure n'était, toutefois, que technique, le Conseil constitutionnel ne s'opposant pas, sur le fond, à l'idée de modifier le Code civil pour favoriser la finance islamique. Il n'y a, alors, qu'à se souvenir des dispositions, dans le même sens, adoptées et non contestées, de la loi de modernisation de l'économie de 2008. Enfin, rappelons au demeurant qu'en la matière, la jurisprudence n'est pas en reste : le Conseil d'Etat a bien, le 6 avril 2001, validé les lois du 17 octobre 1919 et du 1er juin 1924 qui font obligation aux pouvoirs publics d'Alsace-Moselle d'instituer un enseignement religieux dans toutes les écoles primaires publiques et dans tous les établissements publics du second degré des départements concernés ; ces lois ne contrevenant ni au principe de laïcité institué postérieurement par les Constitutions de 1946 et de 1958, ni à l'article 9 de la CESDH, les parents des élèves étant libres de faire assister leurs enfants à cet enseignement.

Sur un autre chapitre et à la lumière de cet arrêt du 3 novembre 2009, une question récurrente nous taraude : la neutralité de l'Etat implique-t-elle un silence total sur le fait religieux dans le cadre de l'enseignement, ou bien signifie-t-elle que le fait religieux doit être traité à l'école, avec un maximum d'objectivité ? A lire Jean-Claude Ricci, Directeur de l'Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, si enseigner le fait religieux n'est pas un exercice facile, encore faut-il bien prendre l'exacte mesure de la difficulté et de ses motifs. Tout d'abord, c'est un enseignement qui se situe dans un cadre fortement connoté, ensuite le matériau "religieux" ne s'offre pas de la même manière que d'autres matériaux, à l'action pédagogique de l'enseignant.... Et, le crucifix fait évidemment parti de ces "matériaux-symboles" qui, s'il n'est pas obligatoire de le clouer au frontispice de l'école, il est difficile de le dissocier aussi bien de l'enseignement du fait religieux, que de l'enseignement de l'Histoire ou de la culture. Imagine t'on les "clercs de la laïcité" -excusez l'antinomie- supprimer les reproductions du Portement de Croix de Jérôme Bosch, du Christ sur la Croix de Vélazquez, de La Descente de Croix de Rembrandt ou de La Déposition du Caravage, des salles de cours ou des espaces publics ? Imagine-t-on écarter Bach de Dieu, ou l'inverse tant on ne sait plus lequel des deux magnifie l'autre !

Enfin, si après l'émoi provoqué par la régie publicitaire de la RATP autour des affiches du film Coco avant Chanel, l'Autorité de régulation professionnelle de publicité s'est finalement prononcée sur la possibilité de faire apparaître des cigarettes sur des affiches, sous certaines conditions, il convient de ne pas oublier qu'après la "pipe de Tati", c'est fut "clope de Delon", pour promouvoir un célèbre parfum, qui fut gommée des espaces publicitaires. Et, déjà, en 2005, la cigarette de Jean-Paul Sartre avait disparu d'une affiche de la Bibliothèque nationale de France, comme celle d'André Malraux, en 1996, d'un timbre de la Poste. Au nom de la lutte contre un autre "opium" du peuple, ne verra-t-on pas le crucifix disparaître de l'espace public, sinon des écrans ? Exit le "Christ ventriloque" dans les inénarrables Don Camillo, des fêtes de fin d'année, au nom de la liberté de conscience de ceux qui ne sont pas adeptes de la religion en cause -mais qui n'ont d'autre choix que de visionner la série franco-italienne au regard du désert audiovisuel ambiant- ? Plus sérieusement, quid des affiches en faveur d'une exposition d'art du Quattrocento ? Quid de la calotte du Cardinal-Duc exposée en peinture dans les couloirs de La Sorbonne, sans parler de la coupole ornée d'une croix au sommet du bâtiment symbole de l'éclairage des consciences ? Ces questions ne sont pas empiriques : que l'on se souvienne que la Croix-Rouge qui, pour officier en terre musulmane, a dû s'adapter et prendre les oripeaux du Croissant-Rouge, l'Empire ottoman considérant, en 1876, que la Croix-Rouge était un symbole chrétien qui rappelait l'emblème des Croisés...

Quant à la croix verte qui signale les pharmacies, qui se souvient qu'elle est tirée du même symbole de protection civile et militaire porté... par les Croisés du Moyen-âge ; la couleur verte ayant été choisie parce qu'une loi de la Révolution Française attribua le vert aux collets des pharmaciens militaires ? A quand, une action contre la croix verte et le caducée polythéiste de nos pharmacies au nom de la laïcité ostensible ?

On en oublierait presque que le mot "laïc" vient du latin laicus qui signifie "commun", "du peuple", terme emprunté au grec laikos par opposition à klerikos ; le laïc désignant toute personne ni clerc, ni religieuse, mais qui appartient, cependant, à l'Eglise, c'est-à-dire qui est baptisée... Alors que la Croix, comme d'autres symboles d'autres religions, fasse partie du paysage culturel, populaire, et collectif dans un pays où réside, en son sein, l'Etat pontifical lui-même... là est-il vraiement le combat de la laïcité ? "La religion est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu'il tient pour le vrai", écrivait Hegel dans La raison dans l'histoire.

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