Le Quotidien du 2 avril 2025

Le Quotidien

Électoral

[Point de vue...] Réflexions sur une réserve d’interprétation méconnue, une proportionnalité ignorée et des électeurs en colère

Lecture: 13 min

N2003B3L

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/117583302-edition-du-02042025#article-492003
Copier

par Jean Pierre Camby, docteur en droit et Jean Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Le 02 Avril 2025

Mots clés : assistants parlementaires • détournements de fonds publics • probité des élus • exécution provisoire • inéligibilité

Le 31 mars 2025, le tribunal correctionnel de Paris a largement confirmé les réquisitions du parquet en date du 13 novembre 2024 : contre Marine Le Pen, quatre ans de prison, dont deux avec sursis, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire ; des peines semblables contre les vingt-six autres prévenus, dont Louis Aliot, maire de Perpignan ; une amende de deux millions d’euros contre le parti lui-même.


 

S’agissant de l’exécution provisoire de l’inéligibilité, cette sévérité contraste avec la position prise par le Conseil constitutionnel trois jours auparavant [1]. Cette décision du Conseil a pu être diversement interprétée, les uns niant son incidence sur l’affaire des eurodéputés du RN, les autres insistant au contraire sur le lien entre les deux affaires, tout en soulignant la prudence et la finesse d’analyse du Conseil constitutionnel. Ces divergences d’interprétation s’expliquent si on veut bien tenir compte de ce qui était à juger de part et d’autre. Il n’en reste pas moins  que la réserve d’ interprétation émise par le Conseil a été méconnue par le juge pénal.

I. L’objet de la QPC   

« Les dispositions contestées [2]…. en tant qu'elles s'appliquent à des élus ayant fait l'objet d'une condamnation pénale déclarée exécutoire par provision sur le fondement de l'article 471 du Code de procédure pénale, alors que cette sanction n'est pas devenue définitive », soulèvent une question présentant un caractère sérieux, avait estimé le Conseil d’État en renvoyant la question au Conseil en décembre 2024.

Étaient contestés deux articles du Code électoral portant l’un sur l’inéligibilité aux élections municipales des individus privés d’éligibilité, l’autre sur sa conséquence : la déchéance immédiate du mandat en cours.  « Les dispositions en cause ne portent pas sur l'éligibilité à une élection présidentielle » nous dit-on.  

Toutefois, pour mesurer la portée de la décision du Conseil constitutionnel du 28 mars, et les incidences qu’elle aurait dû avoir sur la décision rendue trois jours plus tard par le tribunal judiciaire de Paris, on ne peut se borner à ce constat. Ce qui est essentiellement en jeu, depuis les réquisitions rendues dans l’affaire de l’emploi des assistants de députés européens du Rassemblement national , c’est l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité. Lorsque celle-ci est prononcée par le juge, en application de l’article 471 (quatrième alinéa) du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7652LP4 [3], elle est d’effet immédiat : l’intéressé ne peut plus se porter candidat à une élection et ses mandats électoraux (autres que parlementaires), s’il en exerce, sont interrompus. Et ce, alors même qu’il n’est pas définitivement jugé. Le droit d’éligibilité et le droit au recours en sont nécessairement affectés.

Le Conseil constitutionnel intègre dans son contrôle la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à la loi [4]. À cet égard, le Conseil d’État juge qu’ « il résulte de ces dispositions que, dès lors qu'un conseiller municipal ou un membre de l'organe délibérant d'un établissement public de coopération intercommunale se trouve, pour une cause survenue postérieurement à son élection, privé du droit électoral en vertu d'une condamnation devenue définitive ou d'une condamnation dont le juge pénal a décidé l'exécution provisoire, le préfet est tenu de le déclarer démissionnaire d'office » [5].

La question de l’inéligibilité d’un élu municipal avec exécution provisoire est donc surplombée par celle, plus générale, du prononcé d’une mesure d’exécution provisoire d’inéligibilité, qui s’articule avec celle de la déchéance immédiate du mandat. Ces deux questions touchent tous les mandats, avec cette différence que la déchéance du mandat parlementaire n’est, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, jamais prononcée avant condamnation définitive [6].

La question posée au Conseil par la QPC soulevée par l’élu mahorais était de savoir si l’exécution provisoire d’une inéligibilité était conforme à la nature des mandats politiques – et plus particulièrement à la liberté de l’électeur. Était d’abord en cause la possibilité, pour le juge pénal, de suspendre « immédiatement » l’exercice d’un mandat, alors que l’inéligibilité prononcée n’est pas définitive. Mais, au-delà de l’effet immédiat de l’inéligibilité sur l’exercice du mandat, se posait la question de son incidence sur la possibilité de se présenter à une élection future. L’effet immédiat de l’inéligibilité résulte en effet, que ce soit pour la poursuite du mandat ou pour le droit de se présenter à une élection, des dispositions combinées de l’article 131-26-2 du Code pénal N° Lexbase : L8084MAN (issu de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique N° Lexbase : L6340MSM, dite « Sapin 2 »), qui punit le détournement de fonds publics de la peine complémentaire « automatique » d’inéligibilité, et de l’article 471 du Code de procédure pénale, qui permet de donner un effet immédiat aux peines complémentaires.

Comment ignorer que, si, au terme de la procédure, la peine d’inéligibilité est annulée, son exécution provisoire, en interdisant une candidature,  aura entraîné des effets irrémédiables sur les candidatures en présence et donc sur la liberté de l’électeur ?

La question posée au Conseil avait donc une portée dépassant celle du sort des mandats en cours des élus municipaux.  Elle concernait notamment l’élection présidentielle. La loi organique du 6 novembre 1962, relative à l’élection présidentielle N° Lexbase : L5341AGW, prévoit en effet qu’une personne inéligible ne peut concourir à cette élection. Elle le fait par renvoi à l’article L. 199 du Code électoral N° Lexbase : L7941I7A, aux termes duquel : « Sont inéligibles les personnes désignées à l'article L. 6 et celles privées de leur droit d'éligibilité par décision judiciaire en application des lois qui autorisent cette privation. »

II. La décision n° 2024-1129 QPC du 28 mars 2025

Le Conseil devait se prononcer sur l’exécution provisoire de l’inéligibilité et non pas seulement sur l’interruption immédiate du mandat à laquelle elle conduit. Il était appelé à le faire au regard « notamment du droit d'éligibilité, garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'article 3 de la Constitution ».

Les principes généraux du droit pénal ne sont pas principalement en jeu dans la QPC, puisque c’est l’exécution de la peine qui est en cause, et non sa nécessité ou sa proportionnalité.

Après avoir rappelé que l’individualisation de la peine d’inéligibilité était assurée, le Conseil écarte sans ménagement l’argument, avancé lors de l’audience, selon lequel le prononcé de l’exécution provisoire ne serait pas assorti de garanties suffisantes : « le juge décide si la peine doit être assortie de l’exécution provisoire à la suite d’un débat contradictoire au cours duquel la personne peut présenter ses moyens de défense, notamment par le dépôt de conclusions, et faire valoir sa situation» .

On en arrive ensuite au cœur de la décision. Il tient dans une réserve d’interprétation explicite, de portée « directive » : « Sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure (l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ».

Cette réserve une fois émise, le Conseil se prononce sur la déchéance du mandat, qui, pour être immédiate, ne prive pas de voie de recours : « l ’intéressé peut former contre l’arrêté prononçant la démission d’office une réclamation devant le tribunal administratif ainsi qu’un recours devant le Conseil d’État. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence constante du Conseil d’État que cette réclamation a pour effet de suspendre l’exécution de l’arrêté ».

Preuve que la décision ne s’intéresse pas qu’au mandat municipal, il est également répondu au fait que la déchéance immédiate ne s’applique pas au mandat parlementaire. La différence de traitement est justifiée : « au regard de leur situation particulière et des prérogatives qu’ils tiennent de la Constitution, les membres du Parlement se trouvent dans une situation différente de celle des conseillers municipaux ».

Il résulte en outre de ses termes mêmes que la réserve d’interprétation s’applique non seulement aux mandats en cours, mais encore aux élections futures. Quel sens aurait sinon la référence à la liberté des électeurs ?

Conformément à sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel ne censure pas, dans son principe, l’exécution provisoire de l’inéligibilité. Cette mesure, considère-t-il, a pour objet de prévenir la récidive, de garantir la bonne exécution des décisions de justice et de contribuer à « renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants ». Mais il assortit cette bénédiction d’une forte réserve d’interprétation. Celle-ci est explicite et porte, de façon générale, sur l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité.

Quelle est  la valeur d’une telle réserve  au regard de la décision du juge pénal ? Dans la thèse qu’il  consacre au sujet  en 1998 , Alexandre Viala observe que « le juge ordinaire est alors tenu par des règles éthiques et des principes d’action bien déterminés dont le contenu ne renvoie pas à sa seule conscience. Ces règles servent d’étalon fixe et extérieur à l’interprète pour dégager la signification d’une règle de droit » [7]. Il ne s’agit, ajoute-t-il, que d’un « rétrécissement de la marge de subjectivité du juge ordinaire qui ne peut que dédramatiser son choix : l’embarras du choix du juge est moindre, sa discrétionnalité réduite, sa responsabilité sociale atténuée et la gravité de sa fonction minimisée » [8].

III. La décision du tribunal correctionnel de Paris du 31 mars 2025

Pourquoi les commentateurs (à commencer par l’AFP) ont-ils autant nié le lien entre la QPC jugée le 28 mars par le Conseil constitutionnel et le jugement rendu trois jours plus tard par le tribunal correctionnel ? Et pourquoi ont-ils autant minimisé la réserve, pourtant claire, du Conseil sur la nécessité, pour l’exécution provisoire d’une  inéligibilité, de ne pas emporter de conséquences excessives sur la liberté de l’électeur et les mandats en cours? Il résulte pourtant de ses termes mêmes que, en se référant à la liberté des électeurs, la réserve s’applique non seulement aux mandats en cours, mais encore à toutes les élections futures. 

Comment expliquer ce déni du lien entre les deux affaires? Incompréhension ? Mauvaise grille de lecture soufflée aux organes de presse ? Information puisée auprès d’ « experts » s’enferrant dans une analyse à courte vue ? Volonté de soutenir par avance l’autorité judiciaire quelle que soit sa décision ? Souhait de voir le tribunal interdire la candidature de Marine Le Pen à la prochaine présidentielle? Un peu de tout cela à la fois ? Toujours est-il que le juge pénal a pu se sentir encouragé à ne pas en tenir compte.

La réserve émise le 28 mars 2025 par le Conseil est-elle impérative ou seulement « persuasive » ? On peut en discuter. En tout état de cause, qu’il s’agisse des assistants des eurodéputés du RN ou de futures autres affaires du même type, le juge pénal doit se demander si l’exécution provisoire de l’inéligibilité n’emporte pas de conséquences disproportionnées sur la liberté de l’électeur aux prochaines élections. Éluder cette question le 31 mars revenait à ignorer la réserve d’interprétation et, ce faisant, à méconnaître l’autorité conférée par l’article 62 de la Constitution N° Lexbase : L0891AHH à la chose jugée par le Conseil constitutionnel.  

La décision QPC du 28 mars 2025 devrait pourtant conduire le juge pénal à plus de retenue dans les affaires impliquant des élus, alors surtout que prononcer l’inéligibilité avec exécution provisoire semble devenu un réflexe, au nom du « devoir d’exemplarité [9].

Sur un sujet aussi sensible que celui de la participation de Marine Le Pen à la prochaine élection présidentielle, qui conditionne la suite de sa carrière et le devenir de son parti, le  tribunal judiciaire de Paris a choisi d’entrer en conflit avec le Conseil constitutionnel. Il a en outre pris le risque de frustrer et d’indigner une partie importante de ce « peuple français » au nom duquel il statue. Comment ne pas voir que les conséquences d’une décision aussi clivante que celle qu’il a prise peuvent être délétères sur le climat politique de ce pays ?  Comment ne pas comprendre que l’émotion provoquée par cette décision va nourrir la révolte contre l’État de droit et ceux qui doivent en être les garants  ?

Déjà ici incertaine par sa finalité (prévenir la récidive ? assurer un bon fonctionnement de la justice ?), l’exécution provisoire de l’inéligibilité est  en porte-à-faux manifeste avec la réserve d’interprétation. Elle va  en effet à l’encontre de la « liberté de l’électeur», essentielle à la démocratie, que cette réserve  vise précisément à garantir.

En décidant d’exclure de l’élection présidentielle une de ses candidates de premier plan , le tribunal correctionnel de Paris s’est placé dans une position intenable : celle d’arbitre de la compétition électorale.  


[1] Cons. const., décision n° 2025-1129 QPC, du 28 mars 2025 N° Lexbase : A50490CY.

[2] Selon l’article L. 230 du Code électoral N° Lexbase : L0449IZN : « Ne peuvent être conseillers municipaux : / 1 ° Les individus privés du droit électoral (...) ». Selon l’article L. 236 du même code N° Lexbase : L2591AA9 : « Tout conseiller municipal qui, pour une cause survenue postérieurement à son élection, se trouve dans un des cas d'inéligibilité prévus par les articles L. 230, L. 231 et L. 232 est immédiatement déclaré démissionnaire par le préfet, sauf réclamation au tribunal administratif dans les dix jours de la notification, et sauf recours au Conseil d'État, conformément aux articles L. 249 et L. 250 ».

[3] « Les sanctions pénales prononcées en application des articles 131-4-1 à 131-11 et 132-25 à 132-70 du Code pénal peuvent être déclarées exécutoires par provision ».

[4] Cons. const., décision  n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010. P. Deumier, L'interprétation de la loi : quel statut ? quelles interprétations ? quel(s) juge(s) ? quelles limites ? RTDciv. : revue trimestrielle de droit civil, janvier-mars 2011, n° 1, p. 90-96. D. Rousseau, L'art italien au Conseil constitutionnel : les décisions des 6 et 14 octobre 2010, La Gazette du Palais, 27 octobre 2010, n° 293-294, p. 12-15

[5] CE, 29 mai 2024 n° 492285 N° Lexbase : A99565D4.

[6] Cons. const., décision n° 2022-27 D du 16 juin 2022 N° Lexbase : A500677K

[7] Les réserves d’interprétation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ , 1998 , 235

[8] Idem, p. 263

[9] J.-E. Schoettl, Le Figaro, 29 mars 2025.

newsid:492003

Fiscalité du patrimoine

[Podcast] Transmettre son patrimoine immobilier grâce au "Family buy-out"

Lecture: 1 min

N1973B3H

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/117583302-edition-du-02042025#article-491973
Copier

Le 16 Avril 2025

Vous êtes propriétaire d’un patrimoine immobilier conséquent et souhaitez anticiper sa transmission ? Découvrez l’opération de vente à soi-même (Family Buy-Out), un montage juridique et fiscal efficace pour optimiser la succession et préserver l’héritage familial. Retrouvez les conseils de Charles Callaud, avocat associé, Ravet.

► Retrouvez cette intervention sur Spotify, Apple, Deezer, et Youtube.

newsid:491973

Libertés publiques

[Questions à...] Des crèches de la nativité dans la rue, une application plus souple du principe de laïcité ? Questions à Chloé Schmidt-Sarels, avocate au barreau de Lille

Réf. : TA Amiens, 27 février 2025, n° 2404899 N° Lexbase : A47390AR

Lecture: 8 min

N1957B3U

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/117583302-edition-du-02042025#article-491957
Copier

Le 28 Juillet 2025

Mots clés : religion • prosélytisme • laïcité • liberté de conscience • cathédrale

Dans un jugement rendu le 27 février 2025, le tribunal administratif d’Amiens indique qu’une crèche de la nativité installée dans la rue peut être une solution plus aisée à mettre en place que dans un édifice public, le contrôle du juge étant ici limité à « l’existence ou non d’un « acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse ». Son caractère festif résulte alors directement et suffisamment de son lieu et sa période d’installation et son emplacement dans la perspective de la cathédrale d’Amiens ne posent pas non plus de difficultés. Pour faire le point sur cette décision originale, Lexbase a interrogé Chloé Schmidt-Sarels, avocate au barreau de Lille*.


 

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les points essentiels sur le droit propre aux crèches de la nativité ?

Chloé Schmidt-Sarels : Les crèches de la nativité, tradition de la religion catholique qui s’est sécularisée tant elle est devenue populaire, font l’objet d’un contentieux récurrent depuis une dizaine d’années devant le juge administratif.

Si leur installation n’est évidemment jamais remise en cause au sein des églises et édifices du culte, il en va différemment lorsqu’elles sont installées dans l’espace public ou dans l’enceinte d’un bâtiment public, notamment au siège d’une collectivité territoriale.

Deux articles de la loi du 9 décembre 1905, concernant la séparation des Eglises et de l’État N° Lexbase : L0978HDL, peuvent nous éclairer :

l’article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public » ;

et l’article 28 : « Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

Le principe de laïcité est repris à l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 N° Lexbase : L1277A98 :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée ».

Ainsi, selon le Conseil d’État, si la loi du 9 décembre 1905, qui a pour objet d'assurer la neutralité des personnes publiques à l'égard des cultes, s'oppose à l'installation par celles-ci, dans un emplacement public, d'un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d'un culte ou marquant une préférence religieuse, elle prévoit cependant des exceptions à cette interdiction.

Lexbase : Comment le juge administratif s'est-il positionné sur le sujet ?

Chloé Schmidt-Sarels : La position de la Haute Juridiction s’agissant de l’installation des crèches en dehors des édifices du culte résulte de sa décision, rendue en assemblée le 9 novembre 2016, « Fédération de la libre pensée de la Vendée » [1] :

« Une crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations. Il s'agit en effet d'une scène qui fait partie de l'iconographie chrétienne et qui, par là, présente un caractère religieux. Mais il s'agit aussi d'un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d'année.

Eu égard à cette pluralité de significations, l'installation d'une crèche de Noël, à titre temporaire, à l'initiative d'une personne publique, dans un emplacement public, n'est légalement possible que lorsqu'elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d'un culte ou marquer une préférence religieuse.

Pour porter cette dernière appréciation, il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de cette installation, de l'existence ou de l'absence d'usages locaux, mais aussi du lieu de cette installation. À cet égard, la situation est différente, selon qu'il s'agit d'un bâtiment public, siège d'une collectivité publique ou d'un service public, ou d'un autre emplacement public ».

Le Conseil d’État va donc tenir compte de différents paramètres, y compris les usages locaux. Mais surtout, et c’est ce critère qui vient clarifier la solution retenue, la Haute juridiction va également distinguer selon que la crèche est installée dans l'enceinte d’un bâtiment public, siège d'une collectivité publique ou d'un service public ou dans un autre emplacement public.

Sur l’installation d’une crèche dans un bâtiment public, toujours selon le même arrêt :

«  le fait pour une personne publique de procéder à l'installation d'une crèche de Noël ne peut, en l'absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques. »

Le critère déterminant pour l’installation d’une crèche, par exemple au siège d’une collectivité, réside donc dans l’existence de « circonstances locales particulières » permettant de reconnaître à ladite crèche un « caractère culturel, artistique ou festif ».

Deux jurisprudences peuvent l’illustrer.

Dans une première affaire [2], le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes avait fait exposer deux grands décors de crèches dans le hall de l’hôtel de Région, visible depuis l’extérieur.

Le juge a relevé que ces décors présentaient les métiers d'art et les traditions santonnières régionales, réalisés par des artisans régionaux.

L’exposition présentait aussi quatre vitrines de crèches réalisées par des maîtres artisans et créateurs de santons régionaux.

L'installation comprenait également des panneaux illustrant le travail du santonnier à travers les étapes de la fabrication d'un santon et plusieurs ateliers ont été organisés pour la découverte des métiers d'art, à destination, en particulier, des enfants.

Le juge a enfin relevé que ces crèches étaient destinées, comme la Région l’indiquait, à rendre hommage au savoir-faire et aux traditions des maîtres-santonniers régionaux.

Partant, le juge a considéré que ces crèches ne présentaient pas un caractère cultuel mais bien un caractère culturel et qu’elle pouvait en conséquence être légalement installées dans l’enceinte de l’hôtel de Région, bâtiment public siège d’une collectivité publique.

Dans une seconde affaire [3], le maire de Beaucaire avait fait installer une crèche dans le hall de l’hôtel de ville, ce qu’il faisait depuis 2014.

Or le juge ayant relevé que cette installation, selon les termes de la jurisprudence du Conseil d’État, ne reposait pas sur des circonstances particulières, a logiquement considéré que la crèche ne pouvait légalement pas être installée dans l’enceinte de la mairie, bâtiment public siège d’une collectivité publique.  Notons que la notion d’usages locaux n’est plus réellement mobilisable depuis l’arrêt de principe du Conseil d’État de 2016, celle-ci s’effaçant devant le critère du lieu de l’installation et donc la nécessité de faire état de circonstances particulières.

Partant, le juge administratif a enjoint au maire de Beaucaire de retirer la crèche de Noël installée sous l’escalier d’honneur de l’hôtel de ville dans un délai de 48 heures à compter de la notification de la présente ordonnance et sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard.

Les conséquences sont lourdes pour la commune qui n’a pas déféré à l’injonction du tribunal administratif de Nîmes en maintenant en place la crèche.

En effet, par ordonnance du 7 février 2025 [4], la commune de Beaucaire a été condamnée au paiement d’une somme de 103 000 euros au titre de la liquidation de l’astreinte prononcée à son encontre.

Sur l’installation d’une crèche dans les autres emplacements publics, toujours « Fédération de la libre pensée de la Vendée », «  eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d'année notamment sur la voie publique, l'installation à cette occasion d'une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu'elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse. »

Lexbase : La décision du tribunal administratif d'Amiens est originale en ce qu'elle porte sur un espace extérieur. Pouvez-vous nous la détailler ?

Chloé Schmidt-Sarels : Sur ce point, la décision du tribunal administratif d’Amiens constitue une fidèle application de la jurisprudence du Conseil d’État, lequel limite son contrôle à l’existence ou non d’un « acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse ».

Au cas d’espèce, le juge a relevé que la crèche litigieuse avait été installée sur l'espace piétonnier de la voirie publique, pour la période des fêtes de fin d'année, à proximité immédiate de la rue où se tient le marché de Noël.

Dans ces conditions, en l’absence d’acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse, comme l’a relevé le juge, ce dernier a logiquement considéré que la crèche pouvait légalement être installée dans l’espace public.

Lexbase : Peut-on la relier avec d'autres décisions rendues en la matière ?

Chloé Schmidt-Sarels : À ma connaissance, il s’agit de la première décision rendue au sujet d’une crèche installée dans l’espace public, du moins postérieurement à l’arrêt du Conseil d’État de 2016.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] CE, Ass., 9 novembre 2016, n° 395223 et n° 395122 N° Lexbase : A0618SGY.

[2] TA Lyon, 22 novembre 2018, n° 1709278 N° Lexbase : A1454YPK.

[3] TA Nîmes, 20 décembre 2024, n° 2404766 N° Lexbase : A11030CT.

[4] TA Nîmes, 7 février 2025, n° 2500194 N° Lexbase : A11396UQ.

newsid:491957

Licenciement

[Commentaire] L’appréciation de la réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité d’une entreprise visant à prévenir des difficultés économiques à venir

Réf. : Cass. soc., 12 mars 2025, n° 23-22.756, FS-B N° Lexbase : A524164U

Lecture: 17 min

N2000B3H

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/117583302-edition-du-02042025#article-492000
Copier

par Gwenola Bargain, Maîtresse de conférences, Directrice du Master Droit de l’entreprise à l’Université de Tours, IRJI EA 7496

Le 01 Avril 2025

Mot clefs : licenciement pour motif économique • sauvegarde de la compétitivité • contrôle du juge • difficultés économiques à venir • parts de marché

Une réorganisation de l’entreprise constitue un motif de licenciement si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe dont elle relève, en prévenant des difficultés économiques à venir et leurs conséquences sur l'emploi.


La diffusion de nouvelles modalités de restructurations dans le droit du travail contemporain n’a pas fait disparaître du paysage contentieux les licenciements s’appuyant sur des réorganisations mises en œuvre pour sauvegarder la compétitivité de l’entreprise [1]. Trente ans après sa création prétorienne [2], la formulation de cette cause économique de licenciement a à peine évolué. Tout au plus a-t-elle été consacrée à l’article L. 1233-3 du Code du travail N° Lexbase : L1446LKR, issu de la loi du 8 août 2016 N° Lexbase : L8436K9C.

C’est encore sous l’empire du fondement prétorien que ce motif de licenciement a été avancé en l’espèce par la société Laboratoires Arkopharma, filiale du groupe Arkopharma exerçant dans le domaine de la vente de compléments alimentaires et de produits phytosanitaires, pour mettre fin au contrat de travail de plusieurs salariés. Arguant d’une menace pesant sur la compétitivité du secteur d’activité résultant d’une baisse de ses parts de marché, la société a proposé plusieurs modifications de contrat de travail aux salariés attachés commerciaux, portant sur leur rémunération et leur répartition géographique. 37 salariés ayant refusé cette proposition, la société a adopté un plan de sauvegarde de l’emploi, conduisant au licenciement pour motif économique de 23 salariés, le 18 novembre 2016.

Contestant la cause réelle et sérieuse de leur licenciement et sollicitant la réparation de plusieurs préjudices, les salariés ont saisi la juridiction prud’homale qui leur a donné gain de cause. Statuant en appel de la société, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a, le 29 septembre 2023, infirmé le jugement et jugé les licenciements fondés sur une cause réelle et sérieuse. Cette décision est attaquée par les salariés, lesquels font valoir, dans le premier moyen de leur pourvoi [3], que l’existence d’une menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise n’est pas établie au jour du prononcé du licenciement compte tenu de l’amélioration de la situation économique de l’entreprise. Ils reprochent également aux juges du fond de ne pas avoir contrôlé l’adéquation des mesures mises en œuvre dans le cadre de la réorganisation avec la situation économique de l’entreprise.

La Cour de cassation rejette le pourvoi, en confortant l’appréciation des juges du fond, lesquels ont valablement pu déduire de leur constatation l’existence d’une menace sérieuse pesant sur la compétitivité du secteur d’activité du groupe auquel appartenait l’entreprise de nature à justifier sa réorganisation pour prévenir des difficultés économiques à venir. Rappelant qu’il n’appartient pas au juge de se substituer à l’employeur quant aux choix de gestion mis en œuvre dans le cadre de la réorganisation, la Cour de cassation exerce ici un contrôle très restreint laissant aux juges du fond l’appréciation souveraine des éléments de preuve démontrant une menace sérieuse sur la compétitivité. Cette solution classique, au vu de la jurisprudence antérieure, soulève plusieurs interrogations relatives aux éléments permettant de caractériser l’existence d’une menace justifiant une réorganisation mise en œuvre pour prévenir des difficultés à venir (I.) ainsi qu’en ce qui concerne l’office du juge dans le contrôle de cette cause économique (II.).

I. La caractérisation de l’existence d’une menace pesant sur la compétitivité en l’absence de difficultés économiques

Depuis presque vingt ans, la Chambre sociale de la Cour de cassation admet qu’une réorganisation de l’entreprise puisse être effectuée pour sauvegarder sa compétitivité en l’absence de difficultés économiques [4]. Elle rappelle régulièrement que « la nécessité de sauvegarder la compétitivité n’est pas subordonnée à l’existence de difficultés économiques à la date du licenciement » [5] ou encore qu’une réorganisation peut valablement être mise en œuvre « afin d’anticiper des difficultés économiques prévisibles » [6]. L’arrêt du 12 mars 2025 s’inscrit dans la continuité de ces solutions, réitérant à son tour qu’une réorganisation de l’entreprise constitue un motif de licenciement « si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe dont elle relève, en prévenant des difficultés économiques à venir et leurs conséquences sur l’emploi ». Encore faut-il pouvoir démontrer l’existence d’une menace pesant sur la compétitivité et établir son caractère suffisamment sérieux pour justifier la nécessité de la réorganisation.

Si le contrôle opéré par la Cour de cassation implique que soit démontrée l’existence d’une menace réelle pesant sur la compétitivité, l’exigence se révèle relativement souple dès lors que la Cour s’en remet au pouvoir souverain des juges du fond dans l’appréciation des éléments de preuve permettant d’établir l’importance de la menace. Il n’est alors pas toujours évident de saisir quels indices pourront suffire à établir l’existence de celle-ci et à rendre compte de sa matérialité et de son actualité. Si le contrôle de la réalité de la menace n’implique pas de passer au crible l’ensemble des indicateurs de performance de la société, il ne peut pour autant s’agir de s’appuyer sur des « motifs d’ordre général », faisant simplement référence à une concurrence accrue ou encore à une nécessité de revoir les orientations stratégiques [7]. Il ne s’agit pas non plus d’établir l’existence de difficultés économiques à la date du licenciement, mais bien de démontrer une évolution du contexte concurrentiel défavorable à l’entreprise et la nécessité de sa réorganisation. Les juges du fond qui auront pu se contenter, pour écarter l’existence d’une menace, de relever des indicateurs comptables et financiers ne traduisant pas de perte de performance, sans établir que la situation concurrentielle de l’entreprise ne l’exposait pas à une menace pesant sur sa compétitivité, s’exposent à la censure [8]

Il reste que les éléments de preuve de l’existence de la menace doivent permettre d’écarter toute suspicion de réorganisation en vue du seul maintien de la rentabilité [9]. C’est alors notamment à partir de la considération d’indicateurs internes à l’entreprise que les juges pourront, par exemple, constater que « l’érosion du chiffre d’affaires, compensée par des résultats comptables en hausse était insuffisante pour justifier de l’existence des risques économiques anticipés par l’employeur » et ainsi conclure que l’entreprise avait pour objectif de privilégier son niveau de rentabilité [10]. Cette quête éventuelle de rentabilité ne peut se détecter qu’au regard de la mise en relation entre les indicateurs internes et la situation marchande de l’entreprise [11]. La vigilance est donc de mise quant à la situation économique et financière de celle-ci. Tel était précisément l’argument du pourvoi qui mettait en exergue un certain nombre d’indicateurs pouvant mettre en doute l’actualité de la menace pesant sur la compétitivité. Il s’appuyait, pour cela, sur le constat qu’à la date des licenciements, la société avait affiché une croissance supérieure de 10 % à celle du marché et qu’elle réalisait un gain de parts de marché en pharmacie en volume et en valeur par rapport à 2014 avec une rentabilité d’exploitation et une capacité d’autofinancement également en augmentation.

Il apparaît cependant que le contrôle des juges, quant à la démonstration de l’existence de la menace, tend dans certains cas à se focaliser sur le seul positionnement marchand de l’entreprise, indépendamment de la situation financière de celle-ci ou, à l’inverse, à privilégier cette dernière au détriment de son positionnement concurrentiel [12]. Si, conceptuellement, les deux peuvent sembler se distinguer aisément, l’appréhension tangible d’une tendance de marché et de l’actualité d’une menace, en l’absence de difficultés économiques, n’est pas d’une évidente simplicité en l’absence de référence aux indicateurs internes à l’entreprise. Dans l’idéal, comme l’a mis en exergue un auteur, le contrôle du motif de la réorganisation effectuée pour sauvegarder la compétitivité devrait être double : « une analyse, dans l’ordre externe, de la concurrence et du positionnement sur le marché, complétée par un examen, dans l’ordre interne, des indicateurs comptables et financiers aptes à exprimer une éventuelle dégradation de la performance de l'entreprise » [13]. Le constat est cependant celui d’un curseur pointé dans des directions variables, au gré des éléments probatoires dont disposent les juges [14]. Dans la présente affaire, la cour d’appel avait ainsi estimé que la société « démontre par des éléments concrets et objectifs l’existence au moment des faits objets du litige, d’une menace pesant sur la compétitivité du groupe liée à un affaiblissement de positionnement sur son marché principal sans qu'il soit nécessaire d’effectuer le constat concomitamment d’une dégradation de sa performance économique interne par l’analyse de ses indicateurs comptables et financiers » [15]. Cette motivation ne sera pas démentie par la Cour de cassation.

Rappelons que lorsque l’entreprise appartient à un groupe, l’appréciation de la menace se réalise à l’échelle du secteur d’activité [16]. La démonstration de la perte de compétitivité conduira à rechercher, en général, la dépendance de l’activité de l’entreprise au regard du secteur considéré et à analyser le positionnement des autres filiales du groupe sur celui-ci. Par le passé, les juges ont pu relever, à ce titre, le « rythme de croissance du marché européen des écrans plats de télévision » [17], « la rétractation du marché du tabac » [18], ou encore « la réduction du marché de l’enveloppe » [19], comme autant d’éléments traduisant une situation concurrentielle dégradée. La réalité de la menace a pu aussi être établie au regard de « tendances structurelles », traduisant une rétractation du marché européen et une baisse de la consommation [20]. Telle est ici également la motivation des juges du fond, lesquels se fondent exclusivement sur des éléments probatoires, s’articulant autour de l’analyse de la situation marchande de l’entreprise et du secteur d’activité du groupe auquel elle appartient. Appréciée en l’espèce au regard de la concurrence sur le secteur de la vente de compléments alimentaires et de produit phytosanitaire, les juges du fond retiennent l’existence d’une menace matérialisée par une perte « significative » de parts de marché en France sur la période considérée et par l’impossibilité pour les filiales européennes de compenser cette baisse en raison de leur diminution d’activité. La réalisation d’une part importante du chiffre d’affaires du groupe dans ce domaine d’activité impliquant une certaine dépendance à celui-ci.

Si l’existence de la menace est jugée établie à la lumière de cette seule évaluation marchande, la nécessité de la réorganisation devrait cependant être soumise à un contrôle instrumental, mettant en relation les moyens mis en œuvre et les fins poursuivies. Telle n’est pourtant pas l’exigence de la Cour de cassation.

II. Un contrôle limité à la démonstration de l’existence d’une menace sérieuse ou l’absence d’évaluation instrumentale de la réorganisation

Il est admis depuis le fameux arrêt « SAT » du 8 décembre 2000, que le juge ne peut contrôler le choix effectué par l’employeur entre les solutions possibles d’une réorganisation visant à faire face à la menace pesant sur la compétitivité [21]. S’il appartient au juge de contrôler la nécessité de la réorganisation effectuée, il ne peut se substituer à l’employeur quant aux choix qu’il effectue dans la mise en œuvre de celle-ci. Sans revenir sur les racines constitutionnelles de cette limitation du contrôle judiciaire [22], rappelons simplement qu’il ne peut être exigé de l’employeur qu’il ait à démontrer que la réorganisation constitue une mesure indispensable à la sauvegarde de sa compétitivité. Seule brèche dans le contrôle opéré de la décision de réorganisation : celle de la faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise, susceptible dès lors de priver de cause réelle et sérieuse le licenciement [23]. En l’espèce, les facteurs ayant pu conduire à la décision de réorganisation restent extérieurs à cette dimension fautive des choix de gestion. Parmi les éléments probants, ont été retenues plusieurs causes témoignant de décisions stratégiques dans un contexte d’intensification de la concurrence : la « sous-performance d’activité », « l’absence de lancement de nouveaux produits » ou encore le « manque d’adaptation » sont autant de raisons légitimes, aux yeux des juges, d’établir, dans le cas présent, l’existence d’une menace sérieuse pesant sur la compétitivité.

Ce seul constat ne peut cependant garantir la finalité de la réorganisation. Il appartient en principe au juge, dans le cadre du contrôle du sérieux du motif économique du licenciement, de vérifier l’adéquation entre la situation économique de l’entreprise et les mesures affectant l’emploi ou le contrat de travail envisagées par l’employeur [24]. Une telle démarche a, par exemple, pu conduire les juges du fond à estimer qu’une proposition de modification de poste de travail n’avait pas été formulée afin de sauvegarder la compétitivité de l’entreprise, mais en raison de « la nécessité, imposée par les administrations publiques, de centraliser le service administratif » [25]. De même, il a pu être établi que « la modification du mode de rémunération des salariés procédait de la seule recherche d’une meilleure organisation » [26] et non de la nécessité de sauvegarder la compétitivité. Le contrôle de cette adéquation, s’il ne peut conduire le juge à se substituer aux choix de l’employeur, implique tout de même de s’assurer, a minima et au vu des éléments de preuve avancés, que les modalités de la réorganisation ne trouvent pas leur cause dans une autre raison que celle de la menace pesant sur la compétitivité. Si les arbitrages réalisés pour déterminer les mesures les plus adaptées dans le cadre de la réorganisation restent extérieurs au contrôle judiciaire, l’examen de l’adéquation de la réorganisation ne peut faire l’économie d’une appréciation de la situation de l’entreprise et de la finalité de l’action de réorganiser [27]. L’attention doit alors se porter sur la réorganisation elle-même, dans sa dimension organisationnelle, pour apprécier le lien avec la situation concurrentielle invoquée. Le contrôle de la nécessité de la réorganisation pourra ainsi faire « ressortir qu'elle était destinée à prévenir des difficultés économiques à venir et leurs conséquences sur l'emploi » [28].

Prenant appui sur cet argument, le pourvoi faisait valoir l’absence de lien entre les modalités de la réorganisation et le contenu de la menace justifiant celle-ci, la modification de la rémunération d’attachés commerciaux n’étant pas imposée par la dégradation du positionnement concurrentiel de l’entreprise. Une telle prétention se heurtera à la clôture du contrôle du juge qui ne peut « se substituer à l’employeur quant au choix qu’il effectue », dès lors qu’était constatée « l’existence d’une menace sérieuse pesant sur la compétitivité du secteur d’activité de nature à justifier la réorganisation pour prévenir des difficultés à venir ». La démarche n’est pas nouvelle. L’examen de la jurisprudence en la matière a pu montrer que, bien souvent, le contrôle de l’adéquation n’implique pas aux yeux des juges d’apprécier l’aptitude des moyens mis en œuvre pour atteindre la finalité poursuivie [29]. Il tend en réalité à garantir que la réorganisation n’est pas détournée de sa finalité, autrement dit qu’elle ne poursuit pas une autre finalité que celle du maintien de la compétitivité. L’appréciation vise alors plutôt à écarter l’inadéquation de la réorganisation. En l’espèce, les juges s’en tiennent à cette appréciation de la nature de la menace comme justification première et suffisante des mesures mises en œuvre sans que puisse être établie une autre raison étrangère à celle-ci. Telle est également l’approche mise en exergue par le Conseil d’Etat qui estime que, dans le cadre de l’autorisation de licenciement pour motif économique fondée sur la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise, l’administration doit s’en tenir au contrôle de la justification de la modification du contrat de travail, sans avoir à s’assurer que celle-ci est « strictement nécessaire » [30] pour réaliser l’objectif poursuivi.

Le contrôle de l’absence d’inadéquation de la réorganisation semble se confondre avec le contrôle de l’existence de la menace. La démonstration de cette menace, si elle permet d’écarter toute suspicion d’action en vue du seul maintien de la rentabilité, ne permet pourtant pas d’en déduire que les mesures décidées sont mises en œuvre pour prévenir des difficultés économiques à venir et leurs conséquences sur l’emploi. Rappelons que, dans un contexte où l’entreprise ne rencontre pas de difficultés économiques, la réorganisation n’est justifiée, en principe, qu’en raison de sa nécessité, et ce afin de prévenir des difficultés économiques à venir et leurs conséquences sur l’emploi. La formule semble se faire cependant de plus en plus vague et fluctuante, dès lors que les juges tendent parfois à considérer qu’il s’agit pour l’entreprise « d’adapter ses structures à l’évolution du marché » [31] ou encore « de préserver son équilibre financier et adapter ses effectifs » [32]. La prise en compte des conséquences sur l’emploi et le degré de prévisibilité des difficultés, finalités avancées comme justification de la nécessité de la réorganisation, semblent seulement relever d’une pétition de principe.


[1] Voir pour un bilan général, Y. Pagnerre, Le motif économique de licenciement, Lexbase Social, décembre 2022, n° 927 N° Lexbase : N3548BZG.

[2] Cass. soc., 5 avril 1995, n° 93-42.690, publié N° Lexbase : A4018AA3 ; Cass. soc., 5 avril 1995, n° 93-43.866, publié N° Lexbase : A4026AAD.

[3] Ne sont pas commentés ici le second moyen du pourvoi et la solution de la Cour de cassation portant sur le devenir des avantages en nature dans le cadre de la période du congé de reclassement dépassant la durée de préavis et justifiant la publication de l’arrêt.

[4] Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 05-40.976, FS-D N° Lexbase : A3521DMD, arrêt « Pages Jaunes ».

[5] Cass. soc., 28 septembre 2022, n° 21-13.452, F-D N° Lexbase : A07198ML.

[6] Cass. soc., 19 janvier 2022, n° 20-19.202, F-D N° Lexbase : A19367KW.

[7] Voir les différents exemples de jurisprudence en ce sens, mentionnés dans P. Morvan, Restructurations en Droit social, LexisNexis, 5ème édition, 2020, p. 633.

[8] Cass. soc., 6 septembre 2023, n° 21-24.551, F-D N° Lexbase : A13391GP.

[9] Cass. soc., 1er décembre 1999, n° 98-42.746 N° Lexbase : A4881AGU : « la cour d'appel, après avoir constaté que le chiffre d'affaire de la société était en nette progression en 1991, a retenu que la suppression des emplois permanents à laquelle elle s'était livrée répondait moins à une nécessité économique qu'à la volonté de l'employeur de privilégier le niveau de rentabilité de l'entreprise au détriment de la stabilité de l'emploi ».

[10] Cass. soc., 18 octobre 2023, n° 22-10.690, F-D N° Lexbase : A22181Q9 ; Cass. soc., 19 avril 2023, n° 21-22.154, F-D N° Lexbase : A76789QG.

[11] Cass. soc., 18 octobre 2023, n° 22-10.690, préc..

[12] Cass. soc., 12 juillet 2022, n° 21-12.984, F-D N° Lexbase : A56598B9 : « En se déterminant ainsi, par des motifs tirés de l'absence de justification par l'employeur de la situation de ses concurrents évoluant sur le même secteur d'activité, impropres à écarter l'existence d'une menace sur la compétitivité du secteur d'activité du groupe, sans rechercher si la baisse de l'effectif au sein du groupe, de près de 30 % entre 2011 et 2016, et du nombre de formations réalisées, de 25 % entre 2013 et 2016, ne justifiait pas une réorganisation de l'entreprise afin d'anticiper des difficultés économiques prévisibles et d'adapter ses structures à l'évolution du marché, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ». Voir l’analyse, à ce sujet, de S. Vernac, L'appréciation d'une réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité au sein d'une filiale assurant des services support dans un groupe, RDT, 2022, p. 580.

[13] S. Vernac, L'appréciation d'une réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité au sein d'une filiale assurant des services support dans un groupe, préc..

[14] Ibid.

[15] CA Aix-en-Provence, 29 septembre 2023, n° 21/09306 N° Lexbase : A802514Y.

[16] Sur cette notion, voir M. Kocher, Le secteur d’activité du groupe, trente ans après, Lexbase Social, mars 2025, n° 1010 N° Lexbase : N1802B37.

[17] Cass. soc., 5 juin 2012, n° 11-21.110, F-D N° Lexbase : A3779INB.

[18] Cass. soc., 19 janvier 2022, n° 19-24.913, F-D N° Lexbase : A19367KW.

[19] Cass. soc., 27 mars 2012, n° 11-14.223, FS-P+B N° Lexbase : A0019IH8.

[20] Cass. soc., 19 janvier 2022, n° 20-19.202, F-D N° Lexbase : A19367KW.

[21] Ass. plén., 8 décembre 2000, n° 97-44.219 N° Lexbase : A0328AUP.

[22] Cons. const., décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 N° Lexbase : A7587AXB.

[23] Cass. soc., 4 novembre 2020, n° 18-23.029, FS-P+B=R+I N° Lexbase : A518733I. Voir T. Sachs, La prise en compte de la faute de l'employeur à l'origine de la cause économique : une avancée en trompe-l’œil, RDT, 2021, p. 50.

[24] Formule encore reprise récemment : « s'il incombe au juge, tenu d'apprécier le caractère réel et sérieux du motif économique du licenciement, de vérifier l'adéquation entre la situation économique de l'entreprise et les mesures affectant l'emploi ou le contrat de travail envisagées par l'employeur, il ne lui appartient pas de contrôler les choix de gestion de ce dernier et leurs conséquences sur l'entreprise quand ils ne sont pas dus à une faute » (Cass. soc., 22 novembre 2023, n° 22-19.589, FS-D N° Lexbase : A358114E).

[25] Cass. soc., 23 octobre 2024, n° 23-15.196, F-D N° Lexbase : A28926C4.

[26] Cass. soc., 30 novembre 1999, n° 97-41.008, inédit N° Lexbase : A6719C7Y.

[27] Sur ce point, voir T. Sachs, La raison économique en droit du travail, LGDJ, 2013.

[28] Cass. soc., 29 janvier 2008, n° 06-44.131, F-D N° Lexbase : A6070D4L.

[29] v. T. Sachs, La raison économique en droit du travail, op. cit..

[30] CE, 15 novembre 2022, n° 449317, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A13048TH.

[31] Par exemple, Cass. soc., 19 avril 2023, n° 22-12.223, F-D N° Lexbase : A78989QL.

[32] Cass. soc., 6 septembre 2023, n° 21-24.551, F-D N° Lexbase : A13391GP.

newsid:492000

Urbanisme

[Dépêches] Notification de la décision de préemption : le notaire doit être regardé comme ayant reçu mandat dès la signature de la déclaration d'intention d'aliéner

Réf. : CE, 1°-4° ch. réunies, 7 mars 2025, n° 495227, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A664163D

Lecture: 2 min

N2001B3I

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/117583302-edition-du-02042025#article-492001
Copier

par Yann Le Foll

Le 04 Avril 2025

Le notaire du vendeur du bien objet de la préemption doit être regardé comme ayant reçu mandat dès la signature de la déclaration d'intention d'aliéner.

Rappelons qu’il résulte des termes de l'article L. 213-2 du Code de l'urbanisme N° Lexbase : L0202LNS, dans sa rédaction notamment issue de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 du 24 mars 2014 N° Lexbase : L6496MSE, que la décision du titulaire du droit de préemption d'acquérir un bien doit faire l'objet d'une publication.

Elle doit être notifiée à la fois au vendeur du bien objet de la préemption et à son notaire ainsi que, le cas échéant, à la personne mentionnée dans la déclaration d'intention d'aliéner (DIA) qui avait l'intention d'acquérir le bien.

Toutefois, ces dispositions ne font pas obstacle à ce que le vendeur donne mandat à un tiers pour recevoir cette notification pour son compte.

La signature de la DIA par le notaire établit, en principe, en l'absence d'expression d'une volonté contraire du vendeur, le mandat confié par le vendeur au notaire pour l'ensemble de la procédure se rapportant à l'exercice du droit de préemption mentionné à l'article L. 213-2 du Code de l'urbanisme et, à ce titre, en particulier, pour la notification éventuelle de la décision du titulaire du droit de préemption.

La notification au notaire de la décision de la commune de préempter le bien a donc fait courir à leur encontre le délai de recours contentieux contre cette décision.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE, Le droit de préemption urbain, Le contenu de la déclaration d'intention d'aliéner, in Droit de l’urbanisme (dir. A. Le Gall), Lexbase N° Lexbase : E4502E7U.

 

newsid:492001

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus