La lettre juridique n°907 du 26 mai 2022 : Responsabilité pénale

[Jurisprudence] De l’élargissement infondé de la responsabilité pénale des personnes morales

Réf. : Cass. crim., 15 février 2022, n° 20-81.450, FP-B N° Lexbase : A24777N3

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par Marc Segonds, Agrégé des facultés de droit, Directeur du Master 2 Droit pénal des affaires publiques et privées et du DU Compliance officer, IRDEIC, Université Toulouse-Capitole

le 08 Juin 2022

Mots-clés : responsabilité pénale du décideur • autonomie de la responsabilité pénale des personnes morales • responsabilité pénale du fait d’autrui

La Haute juridiction estime justifiée la décision par laquelle les juges du fond ont considéré que, si la faute initiale a été matériellement commise par un ou plusieurs salariés de la société, qui seuls pouvaient en répondre sur le plan pénal, sa conjugaison avec la seconde visite supposée corriger toute malfaçon affectant le chantier caractérise un manque de professionnalisme et d’organisation de la société imputable à son gérant, de nature à engager la responsabilité pénale de cette dernière. Ce faisant, l’élargissement des conditions de fond d’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales qu’induit ce nouveau principe de solution, présente le risque de l’avènement d’une responsabilité pénale du fait d’autrui et institutionnelle, bien peu conforme à l’économie de l’article 121-2 du Code pénal.


Particulièrement sibyllins, les termes de l’article 121-2 du Code pénal N° Lexbase : L3167HPY sont l’objet de controverses alimentées tant par la doctrine que la jurisprudence. Conforme à la mission doctrinale, ces controverses se doivent de trouver dans la jurisprudence, non point un terreau fertile, mais des réponses conformes – à tout le moins – au principe de la légalité.

Alors que les termes de l’article 121-2 du Code pénal n’ont jamais consacré que la théorie de la responsabilité par représentation, nombre d’arrêts se sont autorisés à fournir une lecture de l’article 121-2 du Code pénal qui donnait à penser que « les personnes morales, à l’exclusion de l’État, sont pénalement responsables », alors que ledit article – il est vrai que les écrits sont parfois têtus – n’en a jamais disposé ainsi, se contentant d’instituer la responsabilité pénale des personnes morales, à l’exclusion de l’État, à raison « des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants ». Cette première controverse écartée [1], une deuxième controverse est née tenant à la nécessité d’identifier les organes ou représentants de la personne morale poursuivie, nécessité commandée par le principe de la légalité et les termes mêmes de l’article 121-2 du Code pénal. Cette nécessité a pourtant été écartée par la Chambre criminelle, avant que cette dernière renonce à faire de la responsabilité pénale des personnes morales une responsabilité quasi-automatique et ce, au grand dam de – trop – nombreux juges du fond ainsi qu’en témoignent les très nombreuses censures prononcées par la Haute juridiction consécutivement à son revirement [2]. En se contentant de rappeler une troisième controverse relative, quant à elle, à la reconnaissance de la délégation de pouvoir « de fait » permettant l’imputation facilitée de la personne morale [3], les conditions d’engagement de la responsabilité pénale de la personne morale semblent encore devoir souffrir d’un assouplissement, ainsi qu’en témoigne un arrêt du 15 février 2022, rendu en plénière de chambre [4].

En l’espèce, à la suite de l’effondrement du toit-terrasse d’un magasin, occasionnant des blessures à plusieurs clients présents à l’intérieur [5], deux sociétés sont poursuivies et condamnées.

La première, gestionnaire du magasin, a ainsi été déclarée coupable, d’une part, du délit de blessures involontaires suivies d’une incapacité supérieure à trois mois et, d’autre part, du délit de blessures involontaires suivies d’une incapacité n’excédant pas trois mois. Pour ce faire, les juges du fond avaient en particulier relevé qu’en ne prenant pas la mesure du danger dont ils avaient connaissance, et en n’entretenant pas le toit de manière suffisante, les co-gérants de la société, incontestablement organes de celle-ci et agissant dans son intérêt et pour son compte, en voulant lui faire économiser le coût d’un contrat d’entretien, avaient commis une faute qui a contribué à la réalisation du dommage. Ce raisonnement a reçu l’approbation de la Haute juridiction – en dépit de la confusion opérée entre la négligence et son mobile (économique) –, estimant que les juges du fond avaient justifié leur décision en considérant notamment qu’une négligence des gérants, organes de la personne morale agissant pour le compte de celle-ci, dans l’entretien de la toiture et l’enlèvement des végétaux, était en lien de causalité certain avec le dommage.

La seconde, auteur de travaux sur le toit du magasin, a également été déclarée coupable de blessures involontaires. La société considérée s’est vue reprocher, d’une part, d’avoir obturé deux exutoires, les salariés de l’entreprise ayant oublié de les rouvrir à la fin du chantier et, d’autre part, intervenant pour une visite d’étanchéité, de ne pas avoir corrigé les malfaçons. De la sorte, les juges du fond ont estimé que « ces fautes conjuguées ont contribué à maintenir sur le toit une nappe d’eau importante qui ne pouvait s’échapper et dont le poids excessif a provoqué l’effondrement » pour en conclure que « si la faute initiale a été matériellement commise par un ou plusieurs salariés de la société, qui seuls pouvaient en répondre sur le plan pénal, sa conjugaison avec la seconde visite supposée corriger toute malfaçon affectant le chantier caractérise un manque de professionnalisme et d’organisation de la société imputable à son gérant, de nature à engager la responsabilité pénale de cette dernière ». Pareil raisonnement a reçu l’approbation de la Chambre criminelle, cette dernière estimant justifiée la décision de la cour d’appel en faisant valoir qu’en se prononçant ainsi, « elle a caractérisé, sans insuffisance ni contradiction, une faute en lien de causalité certain avec l’accident commise par le gérant, organe de la société, agissant pour le compte de celle-ci ». Or, le raisonnement suivi par les juges du fond, en dépit de son approbation par les juges du droit, présente un double risque : le risque avéré, d’une responsabilité pénale du fait d’autrui (I) et le risque latent, autrement plus redoutable, d’une responsabilité pénale du fait de l’institution (II).

I. Le risque avéré d’une responsabilité pénale du fait d’autrui

Aussi imprécis qu’ils soient, les termes de l’article 121-2 du Code pénal font référence, non point aux infractions commises par la personne morale, mais aux infractions commises par ses organes ou représentants.

Or, s’agissant des infractions d’affaires, sont commises par ses organes ou représentants, non seulement les infractions matériellement commises mais aussi les infractions intellectuellement commises et, spécifiquement, les infractions que les organes ou représentants ont laissé commettre par les préposés placés sous leur surveillance. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un élargissement des conditions d’imputation des infractions commises aux personnes morales, mais uniquement du point de rencontre entre la responsabilité pénale des personnes morales et la responsabilité pénale des décideurs, personnes physiques [6].

S’il n’est plus question désormais de conclure à la consécration d’une responsabilité pénale du fait d’autrui des décideurs personnes physiques – puisque loin de n’être qu’une responsabilité objective, la responsabilité desdits décideurs ne peut être effectivement engagée qu’à raison d’une faute dans l’exercice de leurs pouvoirs de direction et de surveillance – , le raisonnement adopté par les juges du fond et approuvé par la Haute juridiction revient à faire de la responsabilité pénale des personnes morales une véritable responsabilité du fait d’autrui.

En effet, les faits de l’espèce, loin d’être circonscrits aux infractions d’affaires, intéressent des infractions de droit commun – les atteintes involontaires à l’intégrité de la personne – et la solution retenue par les juges du fond ne manifeste donc point la rencontre de la responsabilité pénale des personnes morales et de la responsabilité pénale de principe des décideurs mais une mutation ou, plus exactement, une véritable extension de la responsabilité pénale des personnes morales et, donc une violation de l’article 121-2 du Code pénal ainsi qu’a tenté de le faire valoir, en vain, l’auteur du pourvoi.

En admettant que « si la faute initiale a été matériellement commise par un ou plusieurs salariés de la société, qui seuls pouvaient en répondre sur le plan pénal », la cour d’appel de Grenoble n’a fait que rappeler que les modes de participation aux infractions de droit commun s’apprécient selon les règles de droit commun et qu’elles ne sont pas éligibles à la responsabilité pénale de principe des décideurs qui n’intéressent, depuis son origine, que les infractions d’affaires. Malgré tout, les juges du fond se sont autorisés à considérer que « sa conjugaison avec la seconde visite supposée corriger toute malfaçon affectant le chantier caractérise un manque de professionnalisme et d’organisation de la société » pour en conclure que ce manque est « imputable à son gérant […], de nature à engager la responsabilité pénale de cette dernière ».

Dès son origine, pareil mécanisme d’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales a été envisagé par la doctrine mais uniquement à propos des infractions d’affaires et non point des infractions de droit commun. Ainsi, une doctrine particulièrement autorisée avait en son temps souligné qu’ « en France, il n’a jamais été envisagé ouvertement d’étendre aux employés la mise en cause des personnes morales, réservée d’abord aux organes de celle-ci (avant-projets 1978, 1983) puis aux  organes ou représentants» [7]. Et le même auteur de faire valoir, à juste titre, qu’ « une conception plus large paraît donc exclue. Sauf à transposer aux personnes morales la jurisprudence sur la responsabilité du  « décideur » ; ce qui impliquerait une scission entre l’élément moral de l’infraction (la faute), commise par l’organe ou représentant et imputée comme telle à la personne morale, et l’élément matériel (l’acte au sens large), accompli par un employé, pour le compte de celle-ci » [8]. De façon prémonitoire, il en était conclu que « si cette transposition était retenue, la responsabilité pénale de la personne morale pourrait se voir engagée par le comportement matériel d’un simple employé, mais à la condition que la faute relève d’un organe ou d’un représentant »  [9].

En définitive, au travers de la référence à un manque de professionnalisme et d’organisation de la société, semble poindre un manquement à une obligation de surveillance imputable au gérant, lequel manquement permettrait d’engager la responsabilité pénale de la personne morale à raison d’une infraction – indépendamment de son appartenance au droit commun ou aux affaires – commise par l’un de ses préposés. De sorte que l’on ne peut que déplorer que le Rubicon de la responsabilité pénale du fait d’autrui ait été ainsi franchi, là où la responsabilité doit demeurer éminemment rétributive et donc uniquement personnelle.

II. Le risque latent d’une responsabilité pénale du fait de l’institution

La décision des juges du fond, justifiée selon la Chambre criminelle, présente au surplus le risque de l’avènement d’une responsabilité « institutionnelle » que l’infirmation d’une responsabilité autonome semblait pourtant avoir jugulé. En tout état de cause le raisonnement retenu ne convainc guère et ce, pour deux raisons.

Première raison. Plutôt que de faire référence à un manquement au devoir de surveillance qui seul aurait pu être en cause, il est fait référence à un manque de professionnalisme et d’organisation, référence surprenante puisque seule à même de caractériser, non point la faute en tant que telle, mais davantage sa gravité, de sorte qu’il ne paraît pas possible de voir véritablement dans cette mention de l’arrêt la caractérisation de la faute commise par le gérant de la société [10].

Seconde raison. Il est fait état du manque de professionnalisme et d’organisation de la société. C’est là, à l’égard de l’article 121-2 du Code pénal, la marque d’une inversion de logique à laquelle il n’est pas possible de souscrire. En faisant référence aux infractions commises par les organes ou représentants de la personne morale, il convient d’établir, dans un premier temps, par qui l’infraction a été commise, ce qui implique de procéder à l’identification des représentants ou des organes en cause, pour, dans un second temps, procéder à l’imputation de la responsabilité pénale à la personne morale concernée dès lors que l’infraction a été commise pour son compte. En l’occurrence, le manque de professionnalisme et d’organisation – faute diffuse s’il en est…–  a, d’abord, été retenu à l’endroit de la société pour, ensuite, considérer que l’infraction en cause était imputable à son gérant pour, enfin…, retenir la responsabilité pénale de la société elle-même. La responsabilité dont il s’agit n’est plus seulement une responsabilité de conséquence, mais une responsabilité alors liée aux dysfonctionnements de la personne morale et donc, peu ou prou, une responsabilité institutionnelle.

Aux risques attachés au raisonnement adopté par les juges du fond, procédant d’une dénaturation de l’article 121-2 du Code pénal, s’ajoute une autre prise de risque, que l’on espère sans lendemain, alors qu’elle s’est inscrite dans une proposition de loi visant à élargir les termes de l’article 121-2 du Code pénal, dont il résulte que « les personnes morales sont également responsables pénalement lorsque le défaut de surveillance de leur part a conduit à la commission d’une ou plusieurs infractions par l’un de leurs salariés » [11]. Ces dispositions, pour le moins singulières, ne peuvent pas se réclamer du droit européen lequel limite le défaut de surveillance à l’hypothèse d’une infraction commise au bénéfice de la personne morale [12]. Ainsi conçue par le législateur français, pareille responsabilité de la perosnne morale serait dotée de frontières infinies, y compris lorsque l’infraction a été commise par l’un de leurs salariés, au détriment de la personne morale ! Pouvoir faire d’une victime un auteur,… ou le comble du raisonnement juridique.

À retenir : un manque de professionnalisme et d’organisation de la société imputable à son gérant est de nature à engager la responsabilité pénale de la personne morale en présence d’atteintes involontaires à la personne.
 

[1] B. de Lamy, M. Segonds, Responsabilité pénale des personnes morales, JCl. Pénal des Affaires, Fasc. 7, n° 46.

[2] Not. Cass. crim., 30 mars 2016, n° 14-85.008, F-D N° Lexbase : A1672RBK : Dr. pén., 2016, n° 11, chron. 11, n° 1.

[3] Cass. crim., 7 janvier 2020, n° 18-87.027, F-D N° Lexbase : A47273AC : Dr. pén., 2020, n° 11, chron. 11, n° 2.

[4] Cass. crim., 15 février 2022, n° 20-81.450, FP-B N° Lexbase : A24777N3.

[5] Avis de M. Lemoine, Avocat général, 15 février 2022 [en ligne].

[6] M. Segonds, La responsabilité pénale des personnes morales en droit pénal économique… ou la tentation de l’exhumation de la peine par l’effigie, Le droit pénal économique : Un droit pénal très spécial ?, Cujas, 2018, p. 65, 68.

[7] M. Delmas-Marty, Les conditions de fond de mise en jeu de la responsabilité pénale, La responsabilité pénale des personnes morales, Dalloz, 1993, p. 301.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Compar., avis M. Lemoine Avocat général, op. cit., p. 7.

[11] Proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la corruption n° 4586, du 19 octobre 2021 [en ligne].

[12] Décision-cadre n° 2003/568/JAI, du Conseil, du 22 juillet 2003 relative à la lutte contre la corruption dans le secteur privé, art. 5 [en ligne] : « chaque État membre prend les mesures nécessaires pour qu'une personne morale puisse être tenue pour responsable lorsque le défaut de surveillance ou de contrôle de la part d'une personne physique, agissant soit individuellement, soit en tant que membre d'un organe de la personne morale, qui exerce un pouvoir de direction en son sein a rendu possible la commission de l'infraction au bénéfice de ladite personne morale par une personne soumise à son autorité ».

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