La lettre juridique n°907 du 26 mai 2022 : Entreprises en difficulté

[Jurisprudence] La résidence principale insaisissable et le divorce de l’entrepreneur individuel

Réf. : Cass. com., 18 mai 2022, n° 20-22.768, F-B N° Lexbase : A33857XN

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par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université Côte d'Azur, Directeur du Master 2 Administration et liquidation des entreprises en difficulté de la Faculté de droit de Nice, Membre CERDP (EA 1201)

le 26 Août 2022

Mots-clés : liquidation judiciaire • immeuble légalement insaisissable • débiteur ayant quitté son logement avant l’ouverture de sa procédure collective à la suite d’une ordonnance de non-conciliation préalable au divorce • saisissabilité de l’immeuble (oui) • possibilité de vente par le liquidateur (oui)

Lorsque, dès avant l’ouverture de sa procédure collective, l’entrepreneur individuel a quitté son logement d’habitation, l’immeuble a perdu son statut d’insaisissabilité et peut donc être réalisé par le liquidateur.


 

Petit à petit, l’oiseau jurisprudentiel construit le nid juridique de l’insaisissabilité légale de la résidence principale. Une nouvelle question est aujourd’hui réglée par l’arrêt sous commentaire : celle du statut de l’immeuble quitté par l’entrepreneur individuel ou en l’occurrence chassé de son logement, avant l’ouverture de sa procédure collective. L’épouse, restée dans les lieux, se trouva certes bien pourvue, mais se retrouva cependant vite dépourvue : enfin sans toi, mon coiffeur, ouf, mais sans toit aussi, zut !

M. K, coiffeur, a été mis en redressement judiciaire en 2016, puis en liquidation judiciaires en 2017. Par une ordonnance du 9 juillet 2019, le juge-commissaire a autorisé le liquidateur à procéder à la vente aux enchères publiques d'un bien immobilier appartenant au débiteur et à son épouse, Mme X, dont cette dernière avait la jouissance exclusive depuis une ordonnance de non-conciliation du 19 juillet 2010 rendue au cours de la procédure de divorce des deux époux. Mme X a fait appel de l'ordonnance du juge-commissaire.

La cour d’appel de Lyon, saisie sur recours contre l’ordonnance du juge-commissaire statuant sur la demande de réalisation de ce bien immobilier, a dénié au liquidateur la possibilité de vendre ledit bien au motif que la décision judiciaire attribuant la jouissance exclusive de la résidence de la famille à Mme X est sans effet sur les droits de M. K sur le bien et sur son insaisissabilité légale.

La question posée à la Cour de cassation est très simple dans son énoncé : la maison, qui n’est plus occupée par l’entrepreneur individuel avant l’ouverture de sa procédure collective, constitue-t-elle encore sa résidence principale insaisissable ?

Ainsi formulée, la réponse ne peut guère faire de doute et logiquement la Cour de cassation, faisant droit au pourvoi, va casser l’arrêt de la cour d’appel en énonçant que « lorsque, au cours de la procédure de divorce de deux époux dont l'un exerce une activité indépendante, le juge aux affaires familiales a ordonné leur résidence séparée et attribué au conjoint de l'entrepreneur la jouissance du logement familial, la résidence principale de l'entrepreneur, à l'égard duquel a été ouverte postérieurement une procédure collective, n'est plus située dans l'immeuble appartenant aux deux époux dans lequel se trouvait le logement du ménage. Les droits qu'il détient sur ce bien ne sont donc plus de droit insaisissables par les créanciers dont les droits naissent à l'occasion de son activité professionnelle ».

L’article L. 526-1, alinéa 1, du Code de commerce N° Lexbase : L3662MBA prévoit que « Par dérogation aux articles 2284 N° Lexbase : L1112HIZ et 2285 N° Lexbase : L1113HI3 du Code civil, les droits d'une personne physique immatriculée à un registre de publicité légale à caractère professionnel ou exerçant une activité professionnelle agricole ou indépendante sur l'immeuble où est fixée sa résidence principale sont de droit insaisissables par les créanciers dont les droits naissent à l'occasion de l'activité professionnelle de la personne ». Il résulte donc clairement du texte que l’insaisissabilité de l’immeuble suppose que la résidence principale de l’entrepreneur individuel y soit fixée. Si l’intéressé n’a plus sa résidence principale dans cet immeuble, ce dernier devient saisissable. Le but de la loi n’est pas de protéger en lui-même l’immeuble d’habitation, comme cela est le cas de l’article 215 du Code civil N° Lexbase : L2383ABU. La loi poursuit une volonté de protection exclusivement orientée vers l’entrepreneur individuel ; le mécanisme est donc conçu pour le protéger lui et non pour protéger sa famille. Par conséquent, si sa résidence principale change, l’immeuble devient saisissable, et le reste de la famille risque par conséquent de s’en trouver délogé.

La solution posée par la Cour de cassation est donc aussi logique que prévisible. Si l’entrepreneur individuel veut faire échapper l’immeuble à la procédure collective, il aura compris qu’il doit y demeurer et s’organiser pour cela, le temps de sa procédure collective. Encore faut-il cependant qu’il en ait le choix et qu’une décision ne lui soit pas imposée comme en l’espèce par un juge aux affaires familiales. Le conjoint doit comprendre où se trouvent ses intérêts : qu’il se sépare de son « futur ex-conjoint », et il va se retrouver dehors pour avoir voulu profiter seul du logement.

Le juge aux affaires familiales et éventuellement l’avocat, conscients des enjeux, auraient pu aussi éviter cela. Encore eût-il fallu qu’ils maîtrisent le droit des entreprises en difficulté, ce qui n’est pas toujours le cas, des avocats ou juges pouvant exercer leur art sans avoir rencontré sur leur parcours universitaire le droit des entreprises en difficulté, matière devenue facultative dans certaines facultés, comme si l’on pouvait croire que, sur son parcours, on ne la rencontrera pas. Quand on est professionnel du droit, on ne prend pas rendez-vous avec le droit des entreprises en difficulté : il s’impose à nous qu’on le veuille ou non, quelle que soit notre spécialité ! Pardon pour ce petit ex cursus !

La solution ici posée par la Cour de cassation ne peut souffrir la contestation lorsque la procédure collective est postérieure au départ de l’entrepreneur individuel du logement assurant sa résidence principale. En effet, l’immeuble était devenu saisissable dès avant l’ouverture de la procédure collective. L’effet réel de la procédure collective va donc permettre de l’englober dans les actifs réalisables de la liquidation judiciaire. Saisissable par tous les créanciers de l’entrepreneur individuel, l’immeuble est devenu un élément du gage commun, ce qui explique qu’il puisse être vendu par le liquidateur. 

La question non tranchée pour l’heure se pose de savoir ce qu’il advient lorsque, en cours de procédure collective, l’immeuble cesse d’être la résidence principale du professionnel indépendant. Reste-t-il en dehors du gage commun ou y entre-t-il ? En d’autres termes, la question doit-elle être uniquement appréciée au jour de l’ouverture de la procédure collective [1] ? La réponse nous semble commander par l’effet réel de la procédure collective, lequel s’apprécie au jour de l’ouverture de la procédure collective. Par conséquent, le bien insaisissable au jour de l’ouverture de la procédure collective le demeure le temps de celle-ci.

Ce raisonnement en termes d’effet réel de la procédure collective pour déterminer la saisissabilité ou l’insaisissabilité du bien est appliqué en jurisprudence. Si la procédure collective, fût-ce un redressement judiciaire, voire une sauvegarde, a été ouverte avant l’entrée en vigueur de la loi « Macron » (loi n° 2015-990, du 6 août 2015 N° Lexbase : L4876KEC), l’immeuble assurant la résidence principale est saisi par l’effet réel de cette procédure collective. Il est par conséquent appréhendé dans le gage commun des créanciers, ce qui autorise sa vente dans le cadre de la liquidation judiciaire par le liquidateur [2]. Que décider s’il y a résolution du plan et ouverture d’une nouvelle procédure collective après l’entrée en vigueur de la loi « Macron » ? Le débiteur, par l’adoption du plan, est redevenu maître de ses droits. L’effet réel de la procédure collective ne joue plus et, par conséquent, l’immeuble peut se voir appliquer le régime de l’insaisissabilité légale. C’est la solution justement retenue par une cour d’appel [3].

Ces deux arrêts permettent de comprendre que pour déterminer si l’immeuble est ou non saisissable, on se place à l’ouverture de la procédure collective, son statut ne pouvant ensuite évoluer.

Terminons en rappelant également que la cessation d’activité de l’entrepreneur individuel reste sans effet sur l’insaisissabilité de l’immeuble. La Cour de cassation a statué en ce sens à propos d’une déclaration notariée d’insaisissabilité, mais les termes du débat sont identiques pour l’insaisissabilité légale. On aurait pu penser que si l’activité de l’entrepreneur cessait, l’insaisissabilité devait également disparaître. Ce n’est pas la solution adoptée par la Cour de cassation : les effets de l’insaisissabilité légale subsistent aussi longtemps que les droits des créanciers auxquels elle est opposable ne sont pas éteints, sauf renonciation du déclarant lui-même, de sorte que la cessation de son activité professionnelle ne met pas fin, par elle-même, aux effets de l’insaisissabilité, dès lors qu’il existe encore au moins un créancier auquel l’insaisissabilité est opposable. En conséquence, le liquidateur ne peut saisir l’immeuble au motif de la cessation d’activité du débiteur [4].

Les questions autour de l’insaisissabilité légale de la résidence principale sont encore nombreuses et la récente loi sur le statut de l’entrepreneur individuel du 14 février 2022 (loi n° 2022-172 N° Lexbase : L3215MBP) pourrait d’ailleurs être un terreau fertile pour les faire naître.

 

[1] Pour l’affirmative : M. Cazajus M. et B. Saintourens, La perte de qualification de résidence principale en cours de procédure collective : incidence sur l’insaisissabilité, Bull. Joly Entrep. en diff. mars/avril 2020, p. 61. Pour la négative : F. Pérochon, Le traitement des sûretés réelles dans les procédures collectives, Bull. Joly Entrep. en diff., septembre/octobre 2019, n° 117e9, p. 72, n° 33.

[2] Cass. com., 29 mai 2019, n° 18-16.097, F-D N° Lexbase : A1071ZDZ, Rev. sociétés, 2019, 557, note L.-C. Henry ; Rev. proc. coll., mai/juin 2020, comm. 90, note C. Lisanti – Cass. com., 8 décembre 2021, n° 21-16.852, F-D, QPC N° Lexbase : A85677EZ.

[3] CA Paris, 4-8, 5 septembre 2019, n° 19/01158 N° Lexbase : A4893ZM8, Gaz. Pal., 14 janvier 2020, n° 2, p. 60, note B. Ferrari ; P.-M. Le Corre, Lexbase Affaires, octobre 2019, n° 610 N° Lexbase : N0775BYD.

[4] Cass. com., 17 novembre 2021, n° 20-20-821, FS-P+B N° Lexbase : A94657B8, Dalloz Actu, 1er décembre 2021, obs. B. Ferrari ; Bull. Joly Entrep. en diff.,  janvier/février 2022, 200j4, p.12, note V. Martineau-Bourgninaud ; Act. proc. coll., 2022/1, comm. 8, note F. Petit ; Rev. proc. coll., 2022/1, comm. 6 note F. Reille ; P.-M. Le Corre, Lexbase Affaires, décembre 2021, n° 698 N° Lexbase : N9714BYG.

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